Veillée tardive [PV Esméralde]

Sujet: Veillée tardive [PV Esméralde] Lun 9 Jan - 12:19

" ...Et c'est ainsi que leurs chemins se séparèrent, l'un partit retrouver les siens en Argyrei, quant à l'autre, nul ne sait vraiment ce qu'il advint de lui, peut-être un jour trouva-t-il le chemin vers les Cieux, peut-être... "

Ran'käa cessa de ronronner et bailla silencieusement. Sa queue balaya le sol avec une impatience inhabituelle, sans doute estimait-elle qu'il était l'heure pour l'auditoire de se retirer et de les abandonner, sa compagne et elle, à un repos bien mérité. En près de deux jours, leurs pas les avaient menées de la cité céleste de Cimmerium jusqu'aux gorges de Paramis. Elles avaient suivi le cours du fleuve à longues enjambées pour combler le retard qu'augurait l'absence de Küu't. Une fois encore, l'étalon avait crut bon de leur fausser compagnie alors même qu'ils devaient rallier Hellas avant la nouvelle lune. Là-bas, les attendait une lointaine connaissance qui les avait priés de bien vouloir participer au mariage de sa fille aînée. Bien qu'Alix n'ait pas pour habitude d'accéder aux demandes de ce genre, elle avait fait une exception; en de nombreuses occasions, l'homme avait su lui prouver sa générosité: elle lui devait bien ça.
A la nuit tombée, elles s'étaient éloignées des gorges pour rallier un hameau paisible qu'Alix avait déjà traversé, presque cinq années auparavant. Leur arrivée avait fait grand bruit dans le village car rares étaient les conteurs qui osaient quitter le giron prolifique des grandes cités. Le sourire d'Alix avait ravit les plus jeunes, et la douceur de sa compagne avait finit par les amadouer. Ils formaient désormais un cercle autour des deux nouvelles venues, et les yeux emplis d'étoiles, ils ne bronchaient pas malgré l'heure tardive. Leurs parents debout, en retrait, n'osaient pas non plus rompre la magie de l'instant tant la légende qui venait de leur être conter leur rappelait les souvenirs d'une Istheria lointaine.

Finalement, ce fut Alix qui, la première, se leva. Ran'käa fit de même, et les paupières mi-closes, elle frotta son museau sur la jambe de la jeune femme.
" Les enfants?... Je crois qu'il est l'heure pour vous d'aller rejoindre votre lit. Et qui sait, nos deux héros apparaîtront-ils peut-être dans vos rêves. "

Quelques uns ronchonnèrent à l'idée de quitter la conteuse, mais la plupart finirent par se frotter les yeux et conclurent qu'il était bel et bien l'heure de dormir. La poignée de gamins se leva d'un même élan, et sous la surveillance étroite de leurs mères, ils regagnèrent le toit protecteur de leurs chaumières. Les hommes et les plus vieux resserrèrent le cercle autour de la conteuse et sortirent de quoi manger et boire. Le pain passa de main en main, et un bol atterrit sous le nez de la conteuse. Comprenant que la veillée venait à peine de commencer, et ne pouvant refuser l'aide offerte par une main hospitalière, Alix lança un regard vers l'once. Celle-ci avait déjà comprit, elle s'allongea à ses côtés et posa la tête sur ses pattes. Ses paupières fermées, sa vigilance ne décrut pas pour autant comme le prouvaient les mouvements discrets de ses oreilles.
Machinalement, les doigts d'Alix glissèrent dans la fourrure soyeuse de l'animal et vinrent gratter l'arrière de son crâne. Ran'käa n'irait chasser que plus tard dans la nuit, lorsqu'elle saurait sa compagne parfaitement en sécurité avec les villageois.
Alix remercia ses hôtes, et chercha du regard un visage familier dans l'assemblée.

" Il y a cinq ans de cela, l'un d'entre vous m'accueillit sous son toit avec chaleur et m'offrit une gourde que j'ai malheureusement perdue aux cours de mes voyages, mais je ne le vois pas parmi vous. Le sage Tylbion aurait-il déjà passé de vie à trépas? "

Le silence se fit autour d'elle. Nul n'osait lever les yeux pour croiser son regard. Alix perçut leur embarras et s'excusa platement, mais le mal était fait, et à moins que quelqu'un ne rompit la glace, le reste du repas se passerait dans le silence le plus total.

Le Domaine de l’Epine… Elle aimait cet endroit plus que tout autre. De la forêt luxuriante aux arômes d’humus et de mousses, aux collines recouvertes d’herbes folles et de fleurs sauvages. Des prairies où courraient les moutons rappelant sa prime enfance, aux arpents de champs savamment cultivés et aux vergers gorgés de fruits durant la belle saison. Des quelques petits hameaux et villages dispersés sur ses Terres, aux gens simples mais accueillants dont elle avait la responsabilité. Ici, la nature tantôt sauvage, tantôt domptée vibrait d’une énergie apaisante. Ici, loin du tumulte de la Capitale et de ses intrigues, elle se sentait libre et sereine, affranchie de ses obligations et des contraintes de son rang. Ici elle pouvait tout simplement être Esméralde, sans aucun artifice, sans aucun mensonge, sans aucun faux-semblant.

Fuir l’agitation d’Eridania n’était pas en soi une bonne méthode, et elle en avait pleinement conscience, mais les derniers événements la poussaient à prendre du recul. Un instant oublier le Prince, dont la colère ne s’était amenuisée depuis l’esclandre au Palais lors du Bal Masqué, oublier Ision, dont le spectre hantait invariablement son esprit. Juste pour se ressourcer auprès de personnes dont la seule préoccupation n’était pas de savoir si oui ou non, la couleur de leur mantel s’accordait parfaitement à celle de leur chapeau ou s’ils parviendraient à soutirer quelques informations sur les derniers marchés lucratifs.

Réclamée au Hameau des Hurle-vents - ainsi nommé en raison des deux moulins jumeaux dont les ailes battus sous le vent, hululaient curieusement – par ses métayers, pour des raisons d’intendances, elle se décida à partager avec eux cette journée, d’un quotidien modeste et sobre en contradiction avec sa vie mondaine usuelle. Un retour aux sources … en quelque sorte. Voilà ce qui expliquait, en partie, sa présence parmi les villageois.

La Dame se mêlait à eux avec une parfaite aisance, qui révélait certainement davantage sur elle qu’on aurait pu le penser de prime abord. Elle se prêtait aux différentes taches, sans évoquer son statut, sans manières, juste avec une simplicité qui faisait oublier son rang. Elle ne se sentait pas gênée de partager avec eux leur travail, de mettre la main à la patte. En vérité, elle trouvait cette initiative salutaire, cela lui rappelait à la fois de bon souvenirs d’une vie d’antan et lui vidait un esprit trop préoccupé . Elle appréciait d’autant plus la fin de cette journée, qu’elle goutait à présent, la présence d’une conteuse de grands chemins.

S’il n’était pas rare d’assister aux récitals de quelques troubadours dans la capitale, les amuseurs arpentant les routes de campagne restaient rares. Aussi, toute la petite communauté du Hameau écouta d’un silence attentif, les histoires de la jeune femme jusqu’à ce que les enfants aillent se glisser entre les couvertures chaudes de leurs lits. La véritable veillée commençait maintenant… Le pain passait de main en main, les bols d’une soupe fumante et odorante atterrissaient miraculeusement devant chacun. Les discussions fusaient entre les rires, les taquineries et une gorgée de potage.

" Il y a cinq ans de cela, l'un d'entre vous m'accueillit sous son toit avec chaleur et m'offrit une gourde que j'ai malheureusement perdue aux cours de mes voyages, mais je ne le vois pas parmi vous. Le sage Tylbion aurait-il déjà passé de vie à trépas?"

Le silence se fit. Les femmes qui jusqu’à présent servaient les hommes et les anciens, dans un ballet rythmé se figèrent. Les regards devenaient fuyants, tous gardaient le nez dans l’assiette sans véritablement offrir une réponse à la conteuse. La gaité ambiante s’était envolée.

« Non, il est encore de ce monde mais vous ne le trouverez pas ici. »

Une voix de velours, une voix féminine, une voix qui dénotait sans conteste une éducation plus poussée que les villageois. Esméralde s’avança vers le cercle pour devenir le centre de l’attention générale. Il est vrai qu’avec cette robe ordinaire en lin bleu, un tablier noué à sa taille elle ne ressemblait pas vraiment à une Dame. Pourtant, son port altier, sa grâce éthérée, son regard d’ébène soulignaient son appartenance à la noblesse. Elle s’avança vers la conteuse et la salua.

« Je suis Esméralde… Si le sort de cet homme vous importe tant, je vous propose que nous en discutions à l’extérieur. Qu’en pensez-vous ? »

Déjà l’atmosphère se détendait, soulagée de cette proposition, de toutes évidences.

" Non, il est encore de ce monde mais vous ne le trouverez pas ici. "

Dès l'instant où ces mots furent prononcés, Alix sut qu'ils ne sortaient pas de la bouche d'une quelconque villageoise. Lorsqu'elle croisa le regard d'ébène de celle qui avait prit la parole, elle la reconnut. Non qu'elle l'ait déjà croisé au cours de ses multiples voyages, mais par son port altier et sa grâce, elle signifiait son appartenance à la Noblesse. La maîtresse des lieux se prénommait Esméralde de l'Epine, ce ne pouvait-être qu'elle.
On percevait chez les hommes comme chez les femmes qui l'entourait le respect profond qu'il lui vouait. Leurs regards soulignaient combien elle était à leurs yeux un être bon et bienveillant. Et pour avoir parcouru Istheria dans tous les sens, la conteuse savait qu'un tel comportement, presque admiratif, n'avait plus lieu d'être sur de trop nombreux domaines.

" Je suis Esméralde… Si le sort de cet homme vous importe tant, je vous propose que nous en discutions à l’extérieur. Qu’en pensez-vous ? "

La première à répondre, bien qu'en silence, fût Ran'käa. Sa queue battit l'air avec nervosité lorsqu'elle étira ses membres fatigués, la tension palpable sur la place du village l'empêchait de somnoler en paix, et elle souhaitait plus que tout quitter cette assemblée morose. Alix suivit le mouvement et quitta sa position en tailleur pour se lever. La lueur des torches aidant, sa haute stature rendait la jeune femme plus imposante qu'elle ne l'aurait souhaité. Il y avait quelque chose d'insidieusement guerrier dans sa silhouette que seul son visage légèrement enfantin et son sourire paisible parvenait à estomper.
Du bout de l'index, elle gratta discrètement le front de l'once. Par là même, elle lui demandait de rester ici, avec les villageois, et le reste de ses affaires. Car bien qu'habituée à la solitude, Alix connaissait les règles de la bienséance, et il aurait été malvenu d'abandonner ainsi des hôtes aussi polis et serviables que ceux qui l'avaient accueillie ici. Ran'käa tiqua, sa moustache frémit, mais elle se rassit, cette fois uniquement sur son derrière et elle garda l'oeil ouvert.

" Je vous suis... "

Quelques uns s'écartèrent pour laisser sortir les deux femmes. Mais ce ne fut que lorsque la tenture qui barrait l'entrée masqua de nouveau la lueur des torches que les villageois reprirent leur discussion. La froideur et le malaise qui s'étaient installé n'avait manifestement plus lieu d'être dès l'instant que celle qui en était à l'origine quittait les murs. Alix poussa un soupir léger, navrée d'avoir gâcher une soirée aussi agréable et reposante à la fois. Mais tels étaient les conséquences d'une vie de solitude, des mots déplacés pouvaient parvenir aux oreilles de tous sans que le mal n'ait été sa volonté première. Elle comprenait...

" Excusez-moi d'avoir rompu le charme de cette veillée. J'ai parlé sans savoir, et ne voulait rien d'autre que prendre des nouvelles d'une connaissance qui sût, autrefois, être bienveillante à mon égard... Quoiqu'il se soit passé, et si cela n'a rien de trop indiscret, j'aimerais apprendre ce qu'il est advenu de Tylbion. "

Alix avait pesé ses mots pour tâcher de ne pas mettre son hôte dans une situation fragile, une nouvelle fois. Elle s'inquiétait réellement du sort de cet homme et les réactions précédentes ne l'avaient pas rassurée...

« Ne vous reprochez rien. »

Esméralde détacha le tablier soulignant ses hanches. Visiblement la perturbation des villageois n’avait contaminé la Dame des lieux dont le visage lisse d’émotions se para d’un sourire chaleureux. Sa voix velours rappelait les flambées d’hivers, et ses yeux sombres se posèrent sur la jeune femme, brillant d’une lueur étrange.

« Ne prenez pas ombrage de leurs attitudes, ce sont des gens modestes à la vie simples, ils n’aiment pas ressasser des événements malheureux. »

Sous la voûte sombre et scintillante, la sylphide entreprit quelques pas, autant pour s’éloigner des habitations que pour gouter au calme nocturne.

« Avez-vous rencontré sa petite-fille, Eleor lorsque vous êtes venue la dernière fois ? Elle était son unique parent, et, certains diront non sans jalousie, qu’il l’aimait et la choyait beaucoup trop. La vérité je crois, c’est qu’il chérissait en elle autant la personne qu’elle devenait que celle qu’elle lui rappelait. Sa fille n’a pas survécut à l’accouchement et il reportait toute sa tendresse sur l’enfant. »

La Dame s’enfonçait avec sa compagne sur le chemin serpentant vers la colline aux deux moulins jumeaux. La lune offrait ses rondeurs auréolée d’une lueur diaphane, blafarde, permettant aux deux femmes de poursuivre cette promenade sans le feu d’une torche. Le silence de la nuit s’enroulait autour d’elles comme un cocon, bercé par le crissement de leurs pas et la buée de leurs souffles.

« Les gens d’ici, par bien des aspects se nourrissent de superstitions. Vous voyez cet étrange bosquet formant une demi-arche ? » demanda Esméralde de l’Epine en désignant un recoin de forêt à la forme insolite. Les frondaisons, véritable océan d’ombres miroitantes et d’argent bruissaient langoureusement sous les caresses du vent.

« Ils l’appellent le Repère aux Fays . Un lieu chargé d’histoires anciennes et de légendes angoissantes. Des contes qui ne dépareilleraient pas dans votre répertoire, j’en suis persuadée. En tout cas, chacun d’entre eux s’évertue à ne jamais trop s’en approcher. La saison dernière Eleor s’est engouffrée dans ce bois, peut-être par curiosité mais je ne peux l’assurer. L’un des fermiers dont le champ jouxte cet endroit l’a retrouvée, allongée parmi les vagues de blés mûrs, une couronne de violettes sur le front, les yeux clos à jamais. »

Elles arrivaient en haut de la colline. Les voiles des moulins chantaient lugubrement, accompagnant d’une touche morbide le récit de la Sylphide. En contrebas, les lumières du hameau dansaient indifférentes à la beauté nocturne qui les entouraient, mais Esméralde, les prunelles pétillantes fixaient la direction opposée, celle du bosquet.

« Les villageois ont conclu à la manifestation malveillante des habitantes imaginaires de ces arbres. Et Tylbion, à l’annonce de cette perte, a sentit son cœur se briser en millier d’éclats, alors que son âme se desséchait jusqu’à détruire toute raison. La folie s’est emparée de lui, tel un linceul sur son chagrin inconsolable. »

La Dame de l’Epine arrêta sa marche devant une pierre dressée. Elles avaient redescendu la colline tout en devisant et maintenant devant-elles apparaissait le fameux Repère des Fays. Une légère buée s’évanouissait de leurs lèvres à chaque mot.

« Il demeure là où elle a perdue la vie, hantant ce coin de forêt… en ermite, en vieux fou. Les villageois lui apportent chaque soir un morceau de pain, du fromage et un peu d’eau… mais ne restent jamais pour discuter. D’ailleurs je doute qu’il le souhaite. »

Alix ne l’avait peut-être pas remarqué, mais Esméralde n’était pas venue les mains vides. Sur la pierre, elle déposa son offrande.

« Nous pourrions l’attendre… votre présence saurait peut-être stimuler une étincelle de sa raison… si vous le permettez bien sûr »

La conteuse se retint de rappeler à son hôte qu'elle faisait également partie de ces gens modestes à la vie simple. Elle allait souvent au travers d'Istheria, les poches vides et le coeur empli d'un bonheur humble que lui procurait la compagnie de personnes de petites naissances comme les villageois de ce jour-là. Elle connaissait leurs habitudes bien mieux que celles de leur riches voisins. Et elle continuait d'accorder à leurs réactions parfois excessives, mais ô combien naturelles, davantage de crédit qu'à n'importe quelle autre.

Leurs pas les éloignaient du village, tandis qu'Alix écoutait avec attention le récit de Dame des lieux.
La voix suave de son hôte ainsi que ses mots soigneusement choisis l'étonnèrent, Esméralde aurait pu être conteuse dans une autre vie. Elle avait le sourire et la chaleur, le ton et la fermeté. Sous ses paroles, le décor alentours prenait une toute autre signification. La nuit s'éclairait d'une lumière nouvelle qui n'avait sans doute plus grand chose à voir avec l'astre lunaire. Et bien qu'elle ait emprunté ce chemin bien des années auparavant, le Repère aux Fays auréolé d'inconnu, endossa un habit vierge sur lequel fut brodé l'histoire de Tylbion et d'Eleor.
Le grincement lugubre des moulins sortit Alix de sa rêverie. Elles avaient redescendu la colline et se tenait désormais devant le lieu du malheur. Lorsque son hôte se tut pour déposer sur la pierre, son offrande, un morceau de pain et du fromage, la conteuse regretta de n'avoir rien à offrir.

" Nous pourrions l’attendre… votre présence saurait peut-être stimuler une étincelle de sa raison… si vous le permettez bien sûr. "

" Je dois bien cela à un homme qui sût m'accueillir sans détour et avec la gentillesse propre aux êtres naturellement bons. "

Et disant ces quelques mots, elle s'approcha de la pierre aux offrandes. L'herbe avait presque complètement disparu alentours, ce qui signifiait sans doute que les villageois malgré leurs superstitions avaient été nombreux à subvenir aux besoins du vieux Tylbion. Un sourire passager illumina le visage d'Alix puis elle s'accroupit à côté de la pierre, et y déposa à son tour quelque chose. La gourde aux trois quarts pleine émit un léger clapotis. Ce n'était certes pas un objet d'une grande beauté, mais tout voyageur se devait d'en posséder une de la sorte. Elle était en peau de veau et avait déjà survécu pendant presque une année entière aux errances de la jeune femme. Elle l'avait acheté en Noathis peu après avoir perdu celle que lui avait offerte le vieux sage. Ainsi, elle voulait le remercier à sa manière.
Certes, elle devrait s'en procurer une nouvelle au cours de son trajet vers Hellas, mais cela lui importait peu en comparaison avec l'éventualité de combler la dette qu'elle avait envers Tylbion. Le souvenir du vieil homme était précis dans sa mémoire. Elle revoyait aussi bien sa barbe que le sourire paternel masqué par la grisaille, et puis ses yeux d'un vert bleuté à nul autre pareil, au coin desquels de fines rides rappelait sa gaieté permanente.

Le vent fit siffler la futaie, et les arbres semblèrent s'écarter lorsque parut devant eux l'ermite. Il ne ressemblait plus en rien à l'image qu'elle en avait. Même ses yeux avait perdu leur éclat, et sa barbe, désormais blanche, n'occultait plus un sourire, mais des joues creuses et fatiguées. Il allait en haillons et l'on voyait ses jambes frêles et tremblantes, griffées par les ronces et autres nombreux pièges des sous-bois.
Les apercevant, Esméralde et elle, il faillit rebrousser chemin, mais, ni tout à fait humain, ni tout à fait animal, il s'enhardit jusqu'à la pierre où l'attendait ses offrandes. Sans un mot, il porta le fromage à ses lèvres et glissa le morceau de pain sous ses fripes. Puis, alors qu'il allait attraper la courroie de la gourde et s'en aller, il stoppa net son geste. Son menton se leva vers les deux jeunes femmes. Il était petit, et courbé sous le poids du malheur, aussi, elles le dépassaient de presque une tête l'une comme l'autre. Dans ses yeux, une lueur scintilla comme s'il venait de comprendre quelque chose, et de sa voix chevrotante il articula quelques mots à l'intention de la conteuse:
" Eleor... Est-ce bien... toi? "

Tristesse mêlée d’un espoir fébrile, fragile et un peu fou. Illusion née de son esprit meurtrit, sublimée par les rayons d’une lune cruelle dont les ombres projetaient sur la conteuse, les traits d’une défunte. Le vieil homme décharné s’en abreuvait, ivre de ce mensonge pervers. Il porta la main à sa poitrine, son esprit encore alerte n’osant totalement s’abimer dans cette rêverie.

« Ma chérie, tu es revenue… »

De chevrotante, elle devint assurée, cette voix éraillée, usée des cris et des hurlements nocturnes, accusations inutiles aux Fays du bosquet. Sa face dévorée de crasse s’autorisa un sourire grinçant.

« Elles ne t’ont donc pas emporté, ces maudites … »

La confiance de ces mots perça l’écrin glacé du cœur de la Sylphide. Figées, les sentiments de la Dame ne s’exposèrent, demeurant sous un masque lisse et impassible, témoins silencieux de son âme peinée. Annoncer la méprise, Esméralde ne pouvait s’y résoudre. Depuis aussi longtemps qu’elle se souvenait, depuis aussi longtemps qu’il avait perdu la raison, jamais il ne s’était autant laisser approcher.

« Tylbion ? » demanda la dame dans un souffle.

Ses prunelles abandonnèrent, emplies de regrets, le profil de la conteuse pour fustiger sa compagne. Le feu de la colère et des reproches déforma sa bouche d’un rictus dément. Il hérissa sur elle, un doigt noueux

« Tout ça est de ton fait ! Sorcière ! Qu’as-tu fait pour sauver mon Eleor ! » A ce nom il se retourna vers Alix, sa vindicte envolée. « Viens mon Eleor, viens là que je t’embrasse »

Esméralde sans se départir de son calme hivernal, supporta sans férir les accusations acérées du pauvre fou. Lui reprochait-il son ignorance des événements ou son refus de brûler le bosquet des Fays ? Un peu des deux, un peu plus. L’image de la jeune fille allongée sur son lit de blé se rappela à sa mémoire. Elle voyait ses cheveux ornées d’une couronne de fleurs, ses paupières closes, sa bouche ourlée d’un délicat sourire, ses mains jointes sur sa poitrine serrant une pierre d’obsidienne dans une attitude théâtrale. Connaissant les habitants du village, la dame n’avait vu là que l’œuvre de leurs superstitions. Erreur ?

Les bras décharnés du vieil homme se tendirent vers la jeune femme, appelant contre son cœur l’illusion de sa petite fille. Sans attendre qu’elle s’élance ou proteste, il s’avança suffisamment pour la serrer contre lui, une larme brillant au coin de l’œil

" Ma chérie, tu es revenue... "

Les mots du vieil homme avait jaillit plus vite qu'on aurait pu le croire pour quelqu'un d'aussi usé par les années. Alix mit un certain temps avant de comprendre ce qu'il se passait. Assez pour que Tylbion s'enfonce un peu plus dans son délire.
La dame des lieux ne voulait manifestement pas sortir de cette impasse trop vite de peur de le brusquer. Mais lorsqu'elle tenta de s'immiscer dans la folie de l'ermite, les traits de celui-ci se déformèrent sous le coup de la colère et il la menaça de son doigt décharné en l'invectivant. Puis il passa d'un visage à un autre, l'humeur versatile, et tendit les bras vers la conteuse. Avant que cette dernière n'ait pu esquisser un geste, il la serrait déjà contre lui.

Alix sentit le rouge lui monter aux joues. Il s'agissait d'une réaction instinctive. Le contact physique avec autrui ne faisait pas partie de ses habitudes. Les premières secondes, bras ballants, elle ne sut quoi faire. Puis le bon-sens lui revint. Le vieux fou la prenait pour une autre, ce n'était pas elle qu'il serrait ainsi contre son coeur, mais le fantôme d'une défunte, une illusion délicate dont il lui avait donné les traits.
Comme Esméralde auparavant, la conteuse ne pouvait se résoudre à repousser Tylbion avec rudesse. Le choc aurait été trop violent, et il n'aurait fait que s'embourber davantage encore dans la folie. Aussi, prit-elle le parti de refermer, à son tour, ses bras autour des frêles épaules qui se pressaient contre elle. Sa tête s'inclina pour poser son menton sur le sommet du crâne chauve et tendrement, elle enlaça le vieillard. Le regard gris de la jeune femme fixa le vide, car elle savait que s'il croisait celui de la dame des lieux, elle ne pourrait s'adonner à une telle démonstration d'affection. Se savoir observée la mettait quelque peu mal à l'aise...

" Tylbion... "
Elle poussa un soupir léger.
" Pourquoi accuser ainsi la maîtresse des lieux? "

La jeune femme avait parlé avec une voix douce et calme, tandis que peu à peu elle se dégageait de l'étreinte du vieil homme. Il fallait amener ce dernier à sortir par lui-même de l'illusion dans laquelle il s'était enfermé. Du moins était-ce la seule solution qui paraissait acceptable aux yeux de la conteuse.
Elle rebondit ainsi sur les invectives de l'ermite, alors même qu'elle cherchait des yeux un soutien auprès de sa compagne. Esméralde ne s'était pas départie de son masque de marbre, comme à l'accoutumée. Lors de son passage cinq années plus tôt, le vieux sage Tylbion lui-même, avait vanté la capacité de la dame à encaisser les pires évènements avec un calme olympien. Ses dires trouvaient là leur parfaite illustration.

L'intéressé leva le regard vers Alix. Il était vide et sans expression comme si les mots n'avaient pas encore fait leur chemin jusqu'aux dernières étincelles de lucidité de son cerveau. La jeune femme effaça du revers de la main la larme sur la joue mangée de barbe et rajouta dans un murmure:
" Comment est-ce possible... Tylbion... "

« Elle ne t’a pas protégé. Elle savait. Elle n’a rien fait. Vous auriez pu la sauver... vous auriez pu retrouver ceux qui lui ont fait du mal ! »

Brisée et cassante comme le verre, la voix abimée du vieillard pénétra le cœur de la Dame, écharde de glace dans un écrin de pierre. Ses accusations brûlantes d’une colère contenue par la présence chérie et illusoire de la disparue, ressemblaient aux divagations folles d’une âme en peine. L’étaient-elles réellement ? Oracle. Ainsi on la nommait parfois, Visionnaire naviguant sur les fleuves du temps jusqu’aux rivages lointains des futurs probables et des passés avérés. Sans doute, l’ancien s’imaginait-il qu’elle pouvait changer le cours des évènements d’un mouvement de main ou d’une parole sage. Esméralde de l’Epine possédait ce pouvoir, mais pas celui d’être omniprésente, omnipotente. Un privilège des dieux dont nul autre n’avait la jouissance. Il croyait qu’elle savait ce qui adviendrait d’Eleor, la vérité différait. La Dame en ignorait tout, parce que son esprit tendu vers d’autres horizons, s’était fermé à cette onde. Elle n’en éprouvait aucune honte, juste l’imperceptible chagrin de supporter une faute qu’elle ne méritait.

« Vous vous méprenez. »

Une modulation compatissante se logea dans ses quelques mots pourtant glacés. La Dame hésitait sur le chemin où elle devait s’engager. La voix de sa raison susurrait à son esprit, d’ouvrir les yeux du vieillard sur Alix, qu’il ne se trompe davantage en brisant les derniers morceaux de sa lucidité. L’autre lui suppliait de rien en faire.

« Alix n’est pas Eléor, Tylbion. Rien ni personne ne vous la ramènera »

Esméralde s’approcha, sa démarche flottante lui donnait un air fantomatique dans cette nuit auréolée d’une lune parfaite. Ses doigts papillonnèrent sur le bras du vieil homme, froid et fins comme une porcelaine précieuse. Et parce qu’elle était Sylphide, un peu rancunière, un peu cruelle en son cœur d’hiver, elle les entraina l’un et l’autre dans les turpitudes du temps. Sous ses illusions terriblement réelles, le passé reprenait vie, à nouveau.

La saison chaude. Le soleil brillant sur les champs avec l’ardeur de sa maturité. La caresse chaleureuse de ses rayons sur la peau, l’odeur des fleurs, le bourdonnement des abeilles et au loin le bosquet, ilot émeraude au milieu d’une mer de blés. Les sensations, les effluves, les bruits parvenaient avec netteté au travers des méandres du temps, aux travers des yeux d’Eléor. Comme un jeu pervers, Alix, Tylbion et Esméralde revivaient les derniers instants de la douce demoiselle, ils en devenaient les avatars, impuissants et spectateurs. Irrésistiblement, ils sentirent l’attirance magnétique, inévitable qui s’emparait du corps juvénile. Ils captèrent, subirent le regard curieux dont elle effleurait le lieu maudit. Et sans qu’ils puissent intervenir, ils se dirigèrent eux aussi vers la source de cet intérêt aussi soudain qu’inattendu. Leurs pas couchaient les blés, leurs yeux fixaient, indolents, les frondaisons bruissantes des arbres.

Ils entraient.