L'ignorance est la plus belle des vertus.

Dès lors qu'il sut que son apprentissage était terminé, il fit préparer ses bagages avant de se rendre compte qu'il n'avait rien de particulier à emporter. Le religieux avait quitté sa prison dorée aux vitraux multicolores avec ce qu'il avait sur le dos, prétendant n'avoir besoin de rien de plus. Il jugeait inutile de se charger outre-mesure. Virgo était allé jusqu'à refuser l'escorte qu'on lui proposait et ce en dépit des avertissements des autres prêtres. Beaucoup pensaient déjà que le jeune homme était inconscient et à présent ils osaient dire qu'il se montrait particulièrement fou et suicidaire. Le Syliméa s'entêtait et avait même prétexté qu'un envoyé des dieux n'avait nullement besoin de provisions, ni même de boulets pour le ralentir. Il avait offusqué certains de ses camarades, mais satisfaire l'ego de ses confrères n'était pas intéressant à ses yeux.

Épris d'une liberté toute nouvelle, il s'était lancé à l'aventure sans même prendre une monture. Pour dire vrai, l'enfant de Kesha savait pertinemment que l'animal aurait été plus handicapant qu'autre chose. Non... Il en aurait fait son repas dès qu'il aurait quitté la civilisation, c'était évident. Inutile de gâcher un cheval inutilement alors qu'il trouverait du gibier durant son périple. Dans le pire des cas, les rumeurs prétendaient que les plaines regorgeaient de magie. Virgo pourrait peut-être emprunter un peu de l'aura des dieux pour subsister, si c'était bien le cas. Dès lors qu'il avait entamé sa marche, il s'était montré attentif à tout ce qui l'entourait et scrutait le paysage avec une attention toute particulière. Il respirait chaque odeur et écoutait chaque son comme s'il les découvrait.

Trop enthousiaste pour dormir, au départ, il passa la moitié de sa première nuit à marcher et l'autre à somnoler sur le tronc noueux d'un arbre. Les étoiles et les trois lunes lui avaient porté compagnie jusqu'à ce qu'il ne s'endorme quelques heures avant de reprendre sa marche au petit matin. La saison se voulait particulièrement douce et le ciel était clair, parsemé de quelques nuages blancs. Les deux soleils brillaient, faisant progressivement renaître la végétation des vastes plaines tandis que la faune donnait naissances à de nouvelles proies en devenir. Le prédateur affichait une figure particulièrement joviale, même après s'être éloigné du sentier qu'il suivait. Plutôt optimiste, il ne demandait pas son chemin aux personnes qu'il pouvait croiser. Le Syliméa irait là où ses pas le guideraient.

Après quelques minutes d'errance, il s'était finalement arrêté. Virgo s'était ensuite accroupi, intrigué par ce qu'il avait sous les yeux. Un véritable parterre de fleurs aussi rouges que le sang. Lorsqu'il voulut en toucher les pétales, attiré par la curiosité de cette découverte, le Gélovigien se rendit compte qu'ils étaient étrangement fins et fragiles. À peine avait-il effleuré le joyau floral que la corolle s'était fendue en deux. D'un mouvement du pouce et de l'index, il avait cueilli la plante abîmée avant de se relever. L'enfant de Kesha resta contemplatif durant quelques minutes avant de la porter sous ses narines. Elle ne dégageait aucun parfum particulier. Celle-ci lui rappelait pourtant les légendes que l'on comptait à propos de ces plaines. Cette terre avait peut-être bien accueilli le sang de grands combattants en son sein. Il reprit sa route avec le sourire aux lèvres, gardant la fleur entre ses doigts.

Lorsque Kalysta avait du se trouver une occupation un peu plus « respectable » que celle qu’elle avait au sein des nérozias, la jeune femme avait décidé de devenir une messagère. Une idée un peu bizarre mais qui se justifiait grandement. Déjà, le jeune esprit libre qu’elle était pouvait enfin pleinement assouvir ses besoins d’aventures, de découvertes et, surtout, de grands espaces. Chaque nouveau client était une nouvelle excuse pour découvrir ce monde duquel on l’avait coupée de force. Chaque lettre offrait un nouvel éventail de possibilités. La poussière de la route sur ses vêtements, le pas léger et le ciel au-dessus de sa tête, la syliméa se sentait plus libre et heureuse que jamais.

Certes, elle ne deviendrait jamais riche, en espèce sonnante et trébuchante, mais ces derniers mois avaient certainement été enrichissants pour elle. Le peu de messages qu’elle avait à porter suffisaient à sa survie, elle n’avait pas besoin de plus. De toute façon, elle n’aurait pas pu… Pour gagner plus, elle devrait travailler plus. Or pour travailler plus, elle devrait aller à plus d’endroits. Et pour aller à plus d’endroits, elle devait posséder un autre moyen de transport que ses deux jambes. Donc une monture. Or toutes les montures avaient cela de commun, elles étaient des animaux… Inutile de rappeler que sa nature profonde de prédatrice la rendait terriblement populaire auprès de cette catégorie du vivant.

Cela devenait d’ailleurs un peu frustrant. Nombre de ses nouvelles connaissances, certains étant même devenus des amis, possédaient un ou deux compagnons à poils ou à plumes. Un cheval, un rat, un chat, un animal qui lui était fidèle. Un compagnon qui évitait la solitude… Personnellement, Kaly aussi aurait aimé avoir un petit compagnon, un être vivant qui ne la craindrait pas, ne se méfierait pas d’elle, l’aimerait pour ce qu’elle. Quelque chose qui était finalement totalement hors du royaume du possible pour elle. Même les personnes dont elle était le plus proche ne connaissaient pas sa vraie nature. Et même si elle ne jouait pas la comédie, qu’elle était sincère avec eux, la jeune femme savait que si elle dévoilait son vrai visage, les conséquences seraient douloureuses. Physiquement et moralement…

Malgré cela, la messagère se considérait heureuse. Libre d’aller où elle voulait, de faire ce qu’elle voulait et de côtoyer qui elle voulait. Du moment qu’il ne s’agissait pas de sylphides. Et sa dernière mission en date la menait vers Hesperia, en passant par les plaines. Ce n’était pas vraiment son coin préféré, elle appréciait maintenant le couvert de la foret ou les falaises coupantes du bord de mer, mais il n’y avait rien d’insurmontable. Les routes et les environs étaient, relativement, sûrs. Elle eut un ricanement pour elle-même en songeant qu’un autre jour pouvait potentiellement l’envoyer sur ces mêmes routes pour les rendre moins sûres…

Kalysta finit par s’éloigner des sentiers battus, prenant l’un des raccourcis qu’elle avait appris à connaître au court de ses errances. Cela lui permettrait de gagner du temps et, surtout, la mènerait vers une clairière tout à fait accueillante quand il était question de s’arrêter pour la nuit. Sauf que sur le chemin elle se retrouva nez à nez avec un immense parterre de fleurs rouges. Parterre présentement observé par quelqu’un. Un jeune homme… Elle qui pensait être une des rares à connaître ce détour…

La nérozia aurait pu continuer sa route sans se faire remarquer, elle en avait les capacités et l’espace n’était pas une denrée rare… Mais il y avait quelque chose chez Virgo qui l’intriguait sans qu’elle ne parvienne exactement à mettre le doigt dessus. Alors au lieu de disparaître, la jeune femme se dirigea vers lui sans chercher à être plus silencieuse que nécessaire. Elle glissa même le foulard qu’elle avait toujours en bas du visage autour de son cou pour avoir l’air moins menaçante. Non pas que le visage qu’elle affichait puisse faire peur, elle avait soigneusement pris son apparence « classique », mais les gens pouvaient parfois mal réagir quand ils se retrouvaient brusquement face à une personne masquée, habillée de cuir noir et portant ostensiblement ses armes…

-Bonjour… ? Herboriste ou perdu ?

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D'un mouvement lent et calculé, Virgo fit demi-tour. Ses yeux s'étaient rapidement posés sur la demoiselle. Ses iris semblaient aussi rougis que la fleur qu'il tenait dans la main. Le prédateur avait entendu quelqu'un s'approcher sans même se douter que cette personne s'arrêterait. Il restait silencieux et immobile tandis qu'il poursuivait son observation sans timidité. Il constata qu'elle était armée et ne le cachait pas. L'insouciant ne sembla pas s'en formaliser. Un assassin n'aurait sûrement pas engagé la conversation et qui aurait trouvé un quelconque intérêt dans sa mort ? Malgré cela, le prêtre ressentait une étrange sensation. Par le passé, il avait ressenti quelque chose de ce type bien que la situation se présentait différemment. Cette-fois, le Syliméa savait que son interlocutrice n'était pas une Sylphide. Il s'agissait pour lui d'une certitude encore inexplicable.

- Bon-jour !

Il avait insisté sur les syllabes avec une voix mélodieuse. Un sourire enfantin vint étirer les commissures de ses lèvres tandis que l'enfant de Kesha tendait sa main libre d'un mouvement élégant. Il ne savait pas vraiment comment saluer les inconnus, mais ce geste lui vint d'instinct. Le prêtre s'attendait à ce qu'elle en fasse de même avant de se rendre compte qu'elle ne connaissait peut-être cette singulière salutation. Pour cette raison, il replaça le bras le long de son corps. Le jeune homme n'avait pas l'air particulièrement menaçant sous ses airs frivoles et son attitude mutine. Le gélovigien passait certainement pour une proie facile, mais il s'en moquait.

- Beaucoup se penseraient perdus, pour ma part j'estime qu'il m'est impossible de m'égarer. Je n'emprunte aucun chemin et n'use d'aucune carte. Je n'ai d'autre destination que le lieu où me porteront mes pas.

Comme à son habitude, le serviteur de la plus belle des divinités s'exprimait avec douceur et un certain détachement, sans que cela ne paraisse froid pour autant. L’ecclésiaste n'était pas un être hautain et savait se montrer humble. Virgo n'estima pas nécessaire d'ajouter qu'il était convaincu que Kesha elle-même guidait ses pas. Lorsqu'il pensait être la marionnette d'une divinité il se sentait rassuré. À ses yeux, cela signifiait qu'il n'était plus seul et que plus jamais il ne le serait. Le monde qu'il découvrait lui faisait petit à petit occulter les horreurs du passé. Ils étaient autrefois ses seuls souvenirs et le seul lien qui lui restait avec le monde extérieur. Pour cette raison, il devait prendre garde et ne pas se dévoiler, pas tant qu'il ignorait encore tant de choses sur ce monde.

Tandis qu'il s'enfonçait dans les méandres de sa psyché, le Syliméa se rendit compte que sa réponse était incomplète.

- L'herboristerie est un talent qui m'est inconnu, mais il me serait probablement utile. Actuellement, je ne suis qu'un pauvre esthète vois-tu ?

Le tutoiement lui était venu naturellement, il observa toutefois la réaction de son interlocutrice afin de savoir si elle avait été surprise ou non par cette familiarité peu commune. Ils ne se connaissaient pas, mais les formalités importaient peu. Avant même qu'elle n'ait le temps de répondre à cette question rhétorique, Virgo leva brièvement l'index. Il venait de se rendre compte qu'il ne s'était pas présenté. D'un mouvement délicat il fit un pas en arrière. L'insouciant fit alors une révérence parodique, s'inclinant légèrement devant Kalysta.

- Virgo Dohaeris, prêtre de Kesha, à ton service !

Il relevait alors la tête, affichant un sourire mutin qui dévoilait de longues canines effilées. Le gélovigien ne s'était pas fourvoyé lorsqu'il avait quitté le Haut Monastère. Ce voyage promettait d'être amusant. S'il ne se trompait pas, le prédateur faisait face à une personne qui appartenait au même peuple que lui. Il n'en avait encore jamais croisé et affichait un regard particulièrement curieux. Les siens savaient se montrer particulièrement discrets et insaisissables. Pourtant Kalysta était là. Le Syliméa brûlait d'envie de tout lui révéler dans l'instant, mais jugea moins risqué d'attendre qu'elle ne le découvre par ses propres moyens.

Pour le moment, il ignorait encore tout d'elle, y compris son identité. Virgo se devait d'être prudent, l'avenir de toute une race était en jeu.

- Et toi, qu'est-ce qui t'amène ici ?

Visiblement l’inconnu ne semblait pas traumatisé de se retrouver brusquement nez à nez avec une parfaite inconnue dans un endroit relativement isolé. La jeune femme eut un sourire en coin, ce n’était pas plus mal… Elle était du genre relativement sociale et elle n’aimait devoir systématiquement montrer patte blanche. Surtout que dans son cas cela revenait presque systématiquement à mentir. Les quelques rares personnes qui s’étaient montrées ouvertes et, relativement, accueillantes dès le début faisait partie des très rares êtres vivants qu’elle considérait comme des amis. Autant dire qu’ils n’étaient vraiment pas nombreux…

Par contre elle était presque choquée par la scène… Elle ne savait pas s’il en avait conscience mais il donnait presque l’impression d’avoir sauté d’une de ces chansons de geste ou de fin’amor. Son coté innocent, son visage et le parterre de fleurs, cela faisait très poétique. Et surréaliste. Si la jeune femme n’avait jamais cherché à charmer quiconque et ne se souciait guère de son apparence, au deçà de certains éléments pratiques, elle se sentit un peu décontenancée. Un peu comme si elle devait s’excuser d’être commune et dramatiquement couverte de poussière…

Ce sentiment fit qu’elle rate l’occasion de lui serrer la main… Accessoirement, c’était un geste qu’elle essayait d’éviter avec les étrangers. Le mouvement était un peu trop dangereux à ses yeux. Cela la rapprochait un peu trop de l’autre, suffisamment pour qu’il puisse la regarder dans les yeux justement. Et si sa prise se resserrait sur sa main, il pouvait très bien l’immobiliser suffisamment longtemps pour qu’elle puisse se trahir. Elle préférait donc passer pour une malotrue que d’éveiller un peu trop la curiosité…

Kalysta fronça légèrement les sourcils en entendant ses propos, un frisson désagréable lui passant le long de l’échine. C’était la première fois qu’elle entendait quelqu’un dire cela. Mais d’un autre coté, ce n’était pas la première fois qu’elle entendait quelqu’un s’exprimer ainsi. Il lui fallut quelques instants pour mettre le doigt sur ce qui la gênait, sur la personne à laquelle Virgo lui faisait penser. Sans le savoir, certainement… Le visage d’une très jeune fille, presque une enfant, s’imposa à ses yeux, associé à une voix fluette et un discours qui lui avait fait dramatiquement grincer des dents. La syliméa espérait vraiment que le jeune gélovigien n’était pas comme cette fanatique…

Le tutoiement ne la déragea pas véritablement… De toute façon elle n’était ni assez âgée, ni assez connue pour nécessiter ce genre de formalités. Et puis il y avait un petit quelque chose chez le prêtre qui la poussait à se détendre. Même si elle ne l’était jamais complètement. Elle ne parvenait pas à identifier ce qui provoquait cela chez elle alors qu’elle ne l’avait jamais rencontré. Mais était-ce vraiment le cas ? Il y avait comme une espèce de familiarité de son coté, qui la poussait à une décontraction qu’elle ne connaissait guère. Certains parlent parfois d’atomes crochus. Mais c’était encore plus que cela. C’était plus instinctif. Viscéral même…

Virgo fut tout pardonné d’être un prêtre, après tout elle connaissait au moins une prêtresse qui était tout à fait fréquentable et qui ne cherchait pas à la convertir de force toutes les trente secondes, grâce à un simple sourire. Un doute traversça brusquement son esprit alors que ses yeux s’agrandissaient légèrement, bien moins gardés qu’auparavant… Un éclair de compréhension passa dans le regard de la jeune femme alors qu’elle se détachait de l’arbre contre lequel elle s’était appuyée, se redressant significativement. Et si…

-Un prêtre de Kesha… ? Cela te va bien.

La nérozia se rapprocha finalement de lui, même si ce n’était que de quelques pas, le détaillant des pieds à la tête de façon nettement moins discrète qu’auparavant. S’il était bel et bien ce qu’elle soupçonnait, soit l’un des siens, alors… Elle savait que d’autres qu’elle étaient sortis, au moins l’un d’entre eux était devenu tristement célèbre, mais elle n’avait encore croisé personne. Théoriquement, Kaly savait qu’elle n’était pas vraiment seule mais entre un savoir empirique et une preuve vivante, le fossé était énorme. Elle avait l’impression qu’un poids qu’elle n’avait pas conscience de porter venait brusquement de disparaître…

-Kalysta Elyomare, messagère. Mais pas des dieux…

Elle lui renvoya un sourire en coin, un brin taquin, et tout aussi pointu que le sien. Un simple détail rapidement adaptable avec leurs capacités après tout…

-Je cherchais à rallier la capitale initialement mais j’ai trouvé mieux à faire finalement .

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Évidemment, Virgo était parfaitement inconscient qu'il semblait tout droit sortir d'une sérénade d'amour courtois. Cependant, sa vénération pour Kesha voulait qu'il soit galant. À son insu, il était le prétendant de toutes les dames et de nombreux hommes. Son attitude se voulait plaisante, charmante parfois même presque envoûtante et toute aussi troublante. Le religieux désirait ardemment attirer l'attention de la divinité à laquelle il vouait une admiration sans bornes. Pour cette raison, il avait tendance à se comporter comme la déesse elle-même, tout du moins s'inspirait-il des légendes poétiques qui faisaient l'éloge de la grâce et la magnificence de sa divine libératrice.

L'esprit de son ancien hôte était doté de nombreuses connaissances à ce sujet et ce fut ainsi que l'éducation du parasite s'était faite. Il avait pioché dans ce savoir pour se construire et grandir, la dépouillant de sa psyché. L'art de plaire, de séduire, mais aussi celui de guérir les maux et d'apaiser les esprits, voilà tout ce dont il avait eu besoin pour mener une véritable existence. Ensuite, il avait quitté son cocon avant de le dévorer. Même si le syliméa n'avait pas spécialement aimé le goût de la chair de la prêtresse, il n'avait laissé que ses os en offrande aux dieux. Elle était celle qui lui avait permis de vivre et le nouveau-né avait trouvé tout naturel de lui rendre cet hommage.

La première remarque de son interlocutrice résonna pour lui comme un doux compliment et le visage du syliméa s'illumina un peu plus. Ce n'était pas la première fois qu'il entendait cela, mais dès qu'on le lui disait, il avait l'impression de s'approcher un peu plus de son but. Le gélovigien ne s'était pas vraiment demandé si Kalysta croyait en la déesse ou non. Il y avait des choses bien plus intrigantes chez cette jeune femme. D'autant plus qu'elle s'approchait de lui et l'observait. Virgo n'en parut pas dérangé. Pour dire vrai, il se fichait des regards insistants et curieux, allant parfois jusqu'à les provoquer. D'une certaine façon et même s'il ne se l'avouait pas totalement, il appréciait particulièrement cela.

Son interlocutrice s'était présentée en tant que messagère, ce qui fit hocher la tête du prêtre. La demoiselle avait, elle aussi, choisi de prendre la route et de parcourir le monde. Elle en avait d'ailleurs fait son métier. Cela lui fit penser que son métier lui permettait d'obtenir certaines informations sur ce monde. Il s'agissait d'un choix intelligent, selon lui, même si le pèlerin ne partagea pas oralement son opinion. Le jeune homme était bien trop occupé à la regarder pour dire quoi que ce soit de toute façon. Cependant, il en vint à se demander s'il n'était pas trop fatigant pour elle de voyager sans monture et si cela ne la privait pas des clients les plus pressés. De ce qu'il constatait, elle parcourait les vastes plaines de la même façon que lui, à pied.

Il n'était pas encore allé à Hesperia et n'en connaissait que ce qu'on lui en avait conté. Virgo aurait peut-être l'occasion d'y aller, peut-être même que la capitale ne se trouvait pas loin ? Il s'agissait là d'un nouveau lieu qu'il pourrait découvrir, un nouveau terrain de chasse pour le prédateur qu'il était. Ce monde l'intriguait et cette ville connue de tous ne pouvait demeurer inconnue pour lui. Il n'eut pas l'occasion de lui demander, autre chose vint titiller sa curiosité. Le sourire qu'elle lui rendit l'intrigua et le conforta dans son ressenti. Elle ne faisait pas partie du peuple sylphide, le syliméa pouvait faire confiance à son instinct.

L’ecclésiaste lâcha un doux rire sibyllin avant d'entamer un nouveau sujet sur un ton énigmatique.

- Hé hé ! Qui aurait cru que je ferais face à quelqu'un comme toi aussi rapidement.

De ce qu'il avait entendu, l'émissaire de sa race ne s'était pas montré vraiment sain d'esprit. Virgo espérait néanmoins qu'être enfermés durant de nombreux éons n'avait pas changé tous les siens en âmes vengeresses. Kalysta était la première des siens qu'il rencontrait, elle n'avait pas l'air particulièrement folle.

- Je suppose que les animaux ne t'apprécient pas beaucoup non plus...

Cette remarque, accompagnée d'un sourire, le fit probablement passer pour quelqu'un de particulièrement insouciant. En réalité, il avait de nombreuses questions de ce genre et le syliméa brûlait d'envie de les poser. Beaucoup d'entre elles concernaient les habitudes alimentaires, mais aussi son avis sur la civilisation actuelle.

- Tu as goûté beaucoup de viandes différentes ? Laquelle tu préfères ?

On pouvait aisément constater la curiosité qui transparaissait à travers ses propos. Il se fichait bien de passer pour un véritable goinfre ou même une personne immature. Virgo aurait tout le temps de se montrer plus sage lorsqu'il aurait plus d'expérience. Il se rendit compte qu'il n'avait pas posé la question essentielle.

- Et... Euh... Tu as rencontré certains des nôtres ?

Qui l’aurait cru, n’est-ce pas ? La jeune femme avait eu quelques maigres contacts avec les siens mais aucun d’eux n’était incarné à ce moment-là. Et depuis… Elle avait constaté que leur présence était pratiquement inexistante. Hormis quelques rumeurs concernant le seul membre de leur espèce ayant fait une entrée fracassante dans le domaine public, la jeune femme n’avait pas du tout entendu parler des syliméas. Après avoir été témoin des récents événements, elle savait que les personnes foulant désormais cette terre étaient tout à fait apte à se lancer dans une croisade contre ce qu’elles estimaient comme néfastes. Pourtant, personne n’était venu à leur recherche, personne n’avait pointé du doigt les croque-mitaines qu’ils étaient comme des réalités. Cela voulait dire deux choses. Soit les siens étaient excessivement prudents et discrets, soit très peu d’entre eux avaient en fait survécu à cet emprisonnement…

-Qui l’eut cru en effet…

La messagère eut un sourire un peu crispé, plus à cause des pensées peu réjouissantes qu’elle avait que parce qu’elle n’appréciait pas la situation. Car, au contraire, elle était vraiment heureuse de savoir qu’elle n’était finalement pas si seule qu’elle ne le pensait. Elle ne savait rien de Virgo pour l’instant, il pouvait lui aussi avoir fort mal réagi à son enfermement, perdant la raison ou nourrissant une soif de vengeance peu compatible avec la chance de vivre librement qu’ils avaient aujourd’hui… Mais elle s’en fichait, pour l’instant, elle préférait rester positive et remercia le destin silencieusement…

La nérozia afficha un sourire en coin en entendant sa remarque. Elle ne savait pas vraiment si les réactions des animaux se différenciaient en intensité d’un syliméa à l’autre mais si elle se basait sur sa seule personne, ce que disait le prêtre était un doux euphémisme. Ce n’était pas que les animaux ne les aimaient pas, c’était pire. Instinctivement, ils savaient exactement ce qu’ils étaient. Des prédateurs particulièrement dangereux se situant largement au-dessus d’eux dans la chaîne alimentaire. C’était une peur panique et instinctive qui s’emparait alors d’eux, déclenchant une réaction de « fuir ou se battre ». L’option de la fuite était celle prise la plupart du temps, parfois saupoudrée d’un peu de poudre aux yeux avec dos ronds, poils hérissés et dents exposées… Mais d’autres réagissaient très mal à cette peur. Ces derniers attaquaient aveuglément. C’était de ceux là dont ils devaient se méfier… Malheureusement la plupart des compagnons animaux agissaient ainsi, cherchant à défendre un maître bien aimé qui n’était pas forcément en danger.

-C’est une façon délicate de dire ça.

La jeune femme se rapprochant encore de Virgo, marchant lentement autour de lui. Le mouvement aurait pu paraître menaçant mais il s’agissait surtout de curiosité… Cela se voyait à sa façon de détailler son congénère, essayant de déterminer les caractéristiques de son apparence, cherchant à déterminer quels étaient les traits qu’il prenait le plus naturellement… Son observation s’arrêta finalement au bout de quelques tours pour pouvoir regarder plus précisément ses yeux. Elle savait que c’était ce qui les trahissait le plus mais elle n’avait encore jamais vraiment expérimenté la chose de première main. Pour cela il aurait fallu qu’elle reste à fixer un miroir pendant de longs moments et elle n’avait certainement pas la patience de le faire. Et puis c’était toujours mieux sur quelqu’un d’autre… D’ailleurs c’était peut-être la première fois qu’elle se permettait de regarder quelqu’un dans les yeux pour de bon… Jusqu’à maintenant c’était quelque chose qu’elle évitait soigneusement. Mais, pour une rare fois dans sa vie, elle ne craignait rien…

-J’ai eu pas mal de repas oui… J’ai pas de préférence de type… Mais je suis plutôt viande cuite. Et pas une avec qui j’ai parlé avant…

Penchant un peu la tête de coté, Kalysta l’interrogea du regard, jaugeant de sa réaction. Les syliméas étaient profondément carnassiers. Ils restaient des prédateurs… Mais la jeune femme essayait de se détacher de cette nature. On pouvait aimer la viande sans pour autant se jeter à la gorge de son voisin. Or ce n’était pas forcément la façon de penser de tous et elle préférait savoir à qui elle avait à faire sur la matière.

-Pas vraiment non. Moins d’incarnés que je pensais en tous cas. D’un autre coté on peut pas vraiment dire qu’on ait eu bonne presse. On est peut-être plus nombreux mais la discrétion est de mise de nos jours…

Son propre regard changea de couleurs, passant d’un bleu très sombre à un violet vibrant avant de se stabiliser pour une couleur à nouveau sombre, proche du noir. Cela donnait un peu l’impression d’observer une pierre précieuse qui venait juste de refléter un rayon de soleil dévoilant toute une palette de couleurs avant de redevenir « normale ».

-Et toi ? Tu as des contacts avec d’autres ?

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Virgo se contenta de rire aux paroles de Kalysta. Il tentait toujours d'éviter les animaux, parce qu'il savait bien ce que cela pouvait provoquer. Les bêtes ne pouvaient lutter contre leurs instincts. Leur nature les poussait à s'éloigner de lui ou à l'attaquer. Cela dépendait des situations, certains tentaient simplement de protéger leur territoire ou leurs petits face à un prédateur tandis que d'autres prenaient simplement la fuite. La cruauté du règne animale voulait que le meilleur survive en se nourrissant des plus faibles. Le syliméa représentait, à sa façon, la quintessence de l'instinct de prédation. Il avait toutefois affiché une certaine surprise en apprenant que son interlocutrice aimait plutôt la viande cuite.

- Je suppose que les goûts peuvent varier comme chez les autres ! Pour ma part, je n'ai pas vraiment apprécié mon premier repas. Je ne suis pas certain que les êtres capables de communiquer avec moi soient vraiment de la nourriture. Je préfère chasser une proie capable de se défendre sans supplier pour sa vie. Crue ou cuite, ça n'a pas d'importance, tant que personne ne me voit manger.

Le jeune homme parlait une légèreté qui démontrait à quel point tout ceci était naturel pour lui. Lorsqu'il avait vu le jour, il lui avait fallu se nourrir de tout ce qu'il avait pu trouver. Le corps de son hôte et la viande laissée en offrande n'avaient pas suffi et il avait fui le temple à la recherche d'autres victuailles. Les animaux qu'il avait pu trouver, aux abords de la cité des glace, avaient faits de parfaits plats durant quelques jours avant qu'il ne rejoigne concrètement la civilisation. Tout cela lui fit d'ailleurs penser qu'il avait un peu faim.

Le prêtre affichait alors une moue boudeuse et répondit finalement à la question de Kalysta.

-Tu es la première que je croise.

Les syliméas avaient vraiment une forte tendance à se faire discrets. Virgo comprenait toutefois cela. Lui-même avait dû prendre un certain temps pour s'adapter et tenter de mener une vie ordinaire. Parfois, il se demandait comment ses parents auraient vécu la situation. Leur condition d'esclave leur avait empêché de découvrir ce monde. Pour eux, la liberté était un rêve pour lequel il avait fallu se battre. Tout s'était alors transformé en cauchemar. Les enfants avaient dû vivre prisonniers, avec pour seul souvenir le massacre de leurs parents. Cette non-vie avait sûrement été un enfer pour beaucoup d'entre eux et chacun partageait un peu la même souffrance avec tous les membres de la race encore en vie.

Cela ne faisait donc aucun doute pour lui, les syliméas ne se montreraient pas aussi aisément. Sa rencontre avec Kalysta était la preuve flagrante que même le hasard pouvait parfois réunir deux êtres qui ne devraient pas exister. D'autres, comme eux, parcouraient sûrement ces terres en quête de liberté ou à la recherche d'une quelconque famille. Ceux-ci tâchaient cependant de rester discrets.Les siens avaient traversé beaucoup d'épreuves avant de pouvoir enfin vivre comme bon leur semblait. Beaucoup d'entre eux s'étaient même sacrifiés pour atteindre ce but. Le religieux ne voulait pas déshonorer ses ancêtres, sa famille et ceux qui éprouvaient avant de mourir ce désir de vivre libre.

- Je comprends leurs sentiments, mais je sais aussi que la peur est une entrave bien plus efficace que les prisons dans lesquelles nous nous sommes retrouvés enfermés. Si nous vivons sans cesse dans la crainte d'être découverts, alors nous ne vivrons pas totalement.

Virgo s'était exprimé avec une certaine conviction. Sa moue boudeuse avait laissé place à un sourire rempli d'espoir. Ses iris changeaient progressivement de teinte, passant du doré au grenat, sans même qu'il ne s'en rende compte. À vrai dire, il se moquait bien de ce changement, le syliméa n'avait pas à se cacher lorsqu'il était en présence d'un membre de sa propre race. Il pouvait être véritablement lui-même. Malgré cela, son apparence n'avait pas changé pour autant. Le jeune homme n'avait pas honte de ce qu'il était, mais ce physique qu'il arborait lui plaisait assez.

- Malgré le tapage provoqué par l'un des nôtres, personne n'est certain de ce que nous sommes ni même que nous existons, y compris nos chers cousins.

Même s'il avait essayé de paraître le plus froid possible, on ressentait une petite partie de la haine qu'il éprouvait à leur égard. Il lui suffisait généralement de parler d'eux ou de penser à eux pour gâcher un peu sa bonne humeur. Autrefois, les sylphides avaient remporté une bataille, à présent ils perdaient la guerre. Ils avaient fait beaucoup d'erreurs, allant même jusqu'à faire disparaître leurs cousins de l'histoire. Plus personne ne soupçonnait vraiment l'existence des syliméas. Une question restait cependant sans réponse.

- Que penses-tu qu'il adviendrait de nous s'ils venaient à savoir ?

Kalysta fronça le nez en se souvenant de son tout premier repas... Ce n'était pas une expérience qu'elle était pressée de refaire. Ce côté primal et viscéral n'était pas vraiment quelque chose avec lequel elle était à l'aise. Probablement parce qu'elle n'appréciait pas quand elle ne se contrôlait pas. Il était tellement facile de se laisser faire et d'écouter ses bas instincts, de n'être qu'un simple prédateur. Mais la jeune femme préférait ne pas se laisser définir par ses pulsions. Cela sous-entendait se fondre dans la masse, embrasser certains comportements. Ainsi, même si son régime restait principalement carné, la nérozia s'était habituée à une ingestion plus « civilisée »... Car même si on pouvait manger de la viande crue sans ressembler à un sauvage sortant de sa grotte et prêt à se jeter à la première gorge venue, ce genre de comportement alimentaire ne manquait pas de provoquer le malaise chez les témoins. Malaise qui conduisait à des questions gênantes... Et c'était exactement ce que la jeune femme essayait d'éviter à tous prix.

-Je suppose qu'on s'habitue à tout...

Elle eut un rapide sourire crispé, à peine convaincue par sa propre sentence. Non, décidément, il y avait bien des choses auxquelles la syliméa ne s’habituerait jamais. Virgo confirma toutefois sa suspicion, lui non plus n'avait pas vraiment croisé d'autre compatriotes. Pour ne pas dire aucun... La jeune femme ne perdait pas pour autant espoir au sujet de ses frères et sœurs. Etant donnée la situation, et la façon déplorable dont ils s'étaient rappelés au monde, le secret était une nécessité absolue. Une question de survie à ce niveau... Ils ne pouvaient vraiment pas se permettre d'afficher leur race. Non seulement certains les connaissaient encore comme des espèces de croquemitaines dont il fallait absolument se débarrasser mais d'autres ne parviendraient jamais à voir au-delà de leur mode d'existence. Ce meurtre originel, tragique mais nécessaire, ne serait pas aisément pardonné. Ce qui était terriblement hypocrite à ses yeux quand on considérait la façon dont les autres races coexistaient.

Et ce qui s'était passé récemment, avec cette foutue maladie, en était un parfait exemple. Inconscience et bêtise avaient presque mis les terres à feu et à sang. Mais elle se garderait bien d'approcher le délicat topique de la religion et de son effet, néfaste, sur les foules avec un croyant. Même s'il appartenait à la même ethnie mal-aimée qu'elle... Individuellement, et s'ils n'étaient pas trop butés, les croyants étaient tout à fait tolérables. Elle n'avait rien de particulier contre eux du moment qu'ils ne cherchaient pas à la convertir... Mais en foule... Elle ne cachait pas qu'elle en avait carrément peur. Les gens cessaient alors de réfléchir et se contentaient de suivre aveuglément un vague concept, une parole, souvent délivrée par le plus illuminé d'entre eux. Et la plupart du temps il s'agissait d'une personne qui n'avait rien de charitable.

-Ouaip... Pour l'instant on a évité la grande chasse au sorcière. Quitte à faire, je voudrai bien que ça continue comme ça, je n'ai aucune envie de subir un second génocide.

La jeune femme haussa les épaules... Cela ne l'empêchait pas d'être recherchée pour une toute autre raison maintenant... Mais avoir sa tête mise à prix pour ses actions et convictions avait quelque chose de rafraîchissant par rapport au simple fait d'être née avec le mauvais bagage génétique. Et ce n'était pas comme si les sylphides allaient assumer cela d'ailleurs...

-Si on oublie cette peur, on finira forcément par se faire prendre. Et c'est pas la nôtre qui peut poser problème... C'est la leur. Parce qu'ils auront toujours besoin d'un monstre sous leur lit et qu'on a tendance à naturellement occuper ce rôle quand ils comprennent ce qu'on est vraiment...

Kalysta ricana, un son sans joie, plus froid qu'autre chose. Elle ne se faisait vraiment aucune illusion sur la réaction des gens s'ils venaient à apprendre qu'une race ancienne, parasitant et dévorant leur hôte, avait été relâchée dans le monde. Non seulement de vieilles peurs allaient renaître mais la paranoïa risquait de devenir à la mode. Et ils étaient bien capables de leur mettre sur le dos, alors qu'ils n'en étaient en rien responsables, toutes sortes de calamités...

-Qu'est-ce qu'ils feront s'ils découvrent qu'on existe vraiment ? Et qu'on est libre ? Ils auront peur... Ils vont chercher à en apprendre plus. La plupart des contes de grand-mère vont ressortir des placards, les morts bizarres ou les disparitions seront mieux observées. Ils chercheront ensuite à trouver un moyen de nous identifier à coup sûr... Quant à nous accepter...

Ce serait utopique que leur existence soit acceptée soit anicroches. Un beau rêve qu'elle aimerait bien vivre mais elle était encore un peu trop cynique pour cela... Certains individus allaient probablement les accepter, jugeant leurs actions plutôt que leur naissance. Mais les masses... ?

-Je dirai que tout dépendra, au final, de nos cousins. Car c'est eux qui ont écrit l'histoire, c'est vers leur vérité que les autres se tourneront. S'ils ont apprit de leurs erreurs et ne sont plus les êtres égoïstes et cruels qu'ils étaient, nous avons nos chances. Sinon...

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Kit par Sighild

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