♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦

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Les Rumeurs

_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
_ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose".
_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦

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MessageSujet: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeDim 21 Sep - 16:05


Dame de Cœur et Dame de Pique

Elerinna . Léogan . Irina


Les soleils jumeaux étaient bas et le ciel s'embrasait des dernières lueurs de la journée, cédant lentement leurs droits à la fraîcheur du soir. La saison clémente de Langdum allait bientôt laisser sa place elle aussi, jusqu'à être remplacée par les pluies mornes et le froid qui s'installerait toujours plus dominateur, comme chaque année. C'est avec une certaine mélancolie qu'Irina avait retrouvé les maisons basses du nord, prisonnières du temps dans leurs robes de marbre et recouvertes de leurs coiffes sombres. L'apaisement l'avait gagnée pendant les retrouvailles avec les paysages teintés d'une laiteuse pureté, maculés de la neige éternelle qui jamais ne quittait les sommets. Son voyage avait été relativement calme bien qu'il lui ait semblé interminable, et son bon sens lui dicta de prendre quelques jours pour récupérer. Son arrivée s'était néanmoins faite avec discrétion, et la calèche qu'elle avait empruntée avait franchi les allées de pierre de Hellas sans qu'elle ait été vue par quiconque.
D'aucuns affirmeraient qu'elle avait tenu à maintenir le secret sur le retour à sa ville de naissance, mais cela serait peu proche de la réalité. L’apparat et le paraître n'étaient pas vraiment ses préoccupations premières. Elle laissait volontiers d'autres se soucier de ce genre de tours futiles à sa place. De son côté, elle préférait ce concentrer sur ce qui comptait vraiment. Le bien être de son fils Aemyn et de ses rares proches, la chaleur d'un bon feu, ses recherches, son ordre.
Lorsque pour la première fois de la journée, elle avait mis un pied dehors, Irina n'avait pas tardé à couvrir sa tête de sa capuche, peu désireuse de devoir s'arrêter des dizaines de fois entre le pas de sa porte et les marches du temple. Des affaires on ne peut plus urgentes l'appelaient, et l'occasion de discuter avec les habitants qui la reconnaîtraient immédiatement se présenterait forcément... Plus tard. Pour l'instant elle ne voulait pas être dérangée. Cheminant d'un pas pressé et incisif, la demoiselle releva les pans de sa robe blanche afin de ne pas la tâcher dans les immondices qui pavaient encore certaines rues moins bien fréquentées. Pour une fois elle s'était même accordée un peu de zèle sur son apparence, allant jusqu'à relever ses cheveux ardents dans une coiffe simple, qui révélait la finesse de ses traits de femme-enfant. Ses pommettes naturellement rosies lui donnaient un air de jeunesse subtile et intouchable, bien que son uniforme de prêtresse de premier ordre soit un rappel immanquable de sa fonction. Les dorures sobres sur le tissu blanc donnaient une touche d'élégance à sa silhouette, qui épousant ses courbes plus généreuses depuis la maternité, rappelaient qu'en dépit de sa jeunesse apparente, elle n'était plus une petite fille.

Ses yeux se portèrent au loin vers les hauteurs familières du temple de Kesha. Elle soupira profondément et son expiration s'envola sans un bruit, dans un minuscule nuage de fumée. C'était une fin de journée comme tant d'autres, un crépuscule pastel banal dans les contrées de Cimméria, bien que ce dernier soit secrètement enveloppé de mille promesses de velours. Ce jour allait être décisif pour beaucoup et comme dans bien des cas, probablement décidé par seulement une poignée. En vérité elle n'avait pas la moindre idée de ce qui ressortirait du conseil auquel elle s'apprêtait à assister, et au milieu de l'imbroglio politique, des alliances douteuses et autres murmures éphémères comme des courants d'air, une seule chose était sûre : beaucoup de choses étaient en jeu. D'une simple décision découleraient beaucoup de changements, bons comme mauvais, et il était sûr que ces derniers n'étaient nullement sous son contrôle. Pour cette raison, et parce qu'elle détestait être dépendante de facteurs externes, Irina était prise d'un mauvais pressentiment qui malgré tous ses efforts, ne la quittait pas.
Son ventre était noué et lui faisait presque mal... Ce n'était pas de la peur, ce n'était pas vraiment de la nervosité non plus. Plutôt un sentiment proche de l'impatience et beaucoup d'anticipation. Elle espérait de tout cœur que suite à cette réunion justice serait faite. Elle espérait qu'enfin les efforts surhumains qu'elle avait ébauchés toutes ces années fleurissent enfin et permettent un nouveau départ, plus sain et plus honnête. Ce serait le moment de montrer que ce n'était pas la haine qui la poussait vers l'avant, le moment de prouver que c'était l'urgence de construire et non de détruire qui lui avait fait s'embarquer dans cette lutte intestine, ayant basculé de guerre froide en guerre ouverte depuis des années déjà. Et c'était précisément pour trancher dans ce combat qui n'avait que trop duré que le conseil allait se réunir.

Sans un bruit, Irina franchit le seuil de la demeure qui avait toujours été son seul toit, se découvrant de sa capuche une fois qu'elle passa l'orée des halls de prière. Plusieurs personnes la reconnurent néanmoins sans aucune difficulté, et elle fut bien obligée de leur répondre par un bref signe de tête. Ce n'était pas très poli mais aujourd'hui ils sauraient s'en contenter. La rouquine franchit les couloirs de marbre en direction de la salle du conseil, muette. Elle fut surprise de voir que deux soldats gardaient les lourdes portes d'airain travaillé, tenues grandes ouvertes en attendant que toutes les prêtresses de premier ordre ainsi que les doyennes s'installent. La pièce en elle-même n'était qu'une simple antichambre claire, éclairée par les spectres fins et colorés des vitraux. Un mur retenait pourtant les regards, empêchant que le cœur sacré de la salle des rituels soient dévoilé au public. Par ailleurs il y avait peu de chances que des personnes non habilitées approchent, la surveillance étant resserrée en présence de tant de religieuses à la position importante. Rien d'exceptionnel pendant une réunion c'est vrai, seulement c'était sans doute là le résidu traumatique de l'expérience qui avait déjà failli venir à bout de l'Ordre par le passé.
Irina prit place sur le siège qui lui était prédestiné à côté de Kennosha, qui la salua lors de son arrivée. Cela faisait des mois qu'elle n'avait pas pu être présente, entre la panique causée par le myste, les affres de la Sarnahroa et sa grossesse difficile, les événements n'avaient pas été cléments. Oh bien sûr ce n'était pas un secret qu'elle abhorrait perdre son temps lors de conseils qui s'éternisaient au soir pendant de longues heures, pour finalement ne pas faire avancer les choses. Irina avait toujours été une femme de terrain plutôt qu'une femme de politique ou de cérémonies, une prêtresse difficile et peu sociable, qui préférait largement se taire et laisser ses actes faire preuve de foi. Néanmoins ce n'était pas son genre de se dérober aux moments les plus importants, ce qui expliquait pourquoi elle avait fait son retour depuis quelques jours, en vue d'assister à cette convocation exceptionnelle.

La salle était plongée dans un calme troublant constitué de quelques murmures discrets, qui n'étaient sans doute pas étrangers à la raison de leur présence. Car c'était bien de ça qu'il était question : une convocation visant à faire le point sur la situation de l'Ordre, au vu des soulèvements populaires qui avaient bien failli virer aux émeutes, comme c'était arrivé à Hespéria. Bien entendu ce n'était pas le seul sujet qui serait abordé, et cette fois la séance serait présidée par Lyrië, la plus influente des doyennes, qui trouvaient en elle une porte parole aussi importante que la Grande Prêtresse, bien qu'elle n'ait évidemment plus le pouvoir décisionnaire. En tout cas les femmes jeunes et moins jeunes discutaient par petits groupes, parlaient à voix basse sur bien des sujets, qui allaient certainement de leur réunion inattendue, au retour d'Irina après tant de mois, et sûrement autour de pas mal de spéculation sur la raison de l'annonce des doyennes. Au final, à part les concernées les autres présentes étaient tenues dans l'attente et la curiosité, craignant et anticipant ce qui allait venir.
Irina se faisait l'impression d'observer une meute de rapaces prêts à fondre sur la moindre once de chair fraîche, dès que l'une de celles qui étaient censées être leurs consœurs seraient en position de faiblesse. Elle les voyait déjà susurrer tour à tour, comme pour faire des paris sur le nom de la prochaine victime du courroux des anciennes. C'était comme si l'ordre était l'arène où se produisait nombre de gladiatrices, et que toutes s'installaient confortablement en espérant qu'elles seraient le public et non la bête jetée sur scène. Ces nombreux sourires faux lui donnaient des nausées, et le dégoût prenait presque la saveur de cendres dans sa bouche. La jeune femme ne prit pas la peine de jouer la comédie, et maintint plutôt une expression calme et impénétrable. Tout dans ses gestes jusqu'à sa démarche était digne et discret, l'intérêt suppléant toute trace de nervosité. Sans un bruit elle s'installa au premier rang, entre Kennosha et Clypsène Marn, une ancienne.

Ses yeux se portèrent sur la trentaine de sièges qui étaient disposés en cercles concentriques, tout autour du bassin cérémonial. L'eau cristalline qui vibrait parfois était illuminée par la lumière lunaire, la pièce étant ouverte en son centre dans un atrium recouvrable qui recueillait l'eau de pluie pendant la belle saison. Néanmoins il était traditionnellement gardé ouvert lors des réunions, en une allégorie de la lumière de Kesha qui se voulait toujours présente. Levant les yeux vers le ciel, Irina se demanda un instant ce que la déesse pensait de tout ceci. Aurait-elle honte de voir ce qu'était devenu son culte, ou plutôt, celles qui le menaient ? Il y avait de quoi. Elle soupira pour s'aider à patienter, resserra sa cape sur ses épaules pâles, puis murmura une prière, pleine d'espoir qu'un jour peut-être, elles parviennent à trouver la rédemption.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeMer 24 Sep - 18:14

BAM BAM.

Ca cognait dur, dans sa cervelle, lorsque la belle sindarin s'éveilla au petit matin. Une torpeur sanguine lui vrillait les tempes, s'enfonçait âcrement dans son crâne, lui martelait des bruits sourds sans aucun sens. Et le mal, rampant, vicieux, insoutenable, ne cessait de se rappeler à elle ,sitôt qu'elle avait trouvé une position un peu plus confortable, ayant profité d'un coin d'oreiller plus frais ou d'une accalmie opportune de son corps plein de rage et d'amertume.
Peut-être même avait elle front brûlant, bouillant de fièvre alors qu'elle ne cessait de réfléchir à l'urgence désespérée de sa situation.

BAM. BAM.

Et Ca ne cessait d'empirer, seconde après seconde, depuis son réveil. Ca s'enfonçait dans son crâne, ça faisait siffler ses oreilles, brûler ses yeux clos qu'elle avait peine à ouvrir; ça s'étendait même jusque sa nuque et se ramifiait jusqu'à ses omoplates par traits de foudre douloureux: Elerinna ne voyait pas d’échappatoire à sa situation. Elle avait beau retourner la situation dans tous les sens, inventer les plans les plus fous, essayer de se souvenir du moindre détail, rien n'y faisait: elle se voyait déjà déchue, bannie, ou pire encore, morte. La belle Sindarin, frémissante, s'imaginait déjà, les yeux révulsés, les lèvres closes, le teint cireux, les membres plus rigides que des buches assemblées les unes aux autres, et la chose lui paraissait si terrible qu'elle en défaillait presque; mais, par un irrésistible effort de sa volonté, elle parvenait à ne point céder au désespoir.

BAM BAM.

Il y'avait quelques jours, on l'avait informé qu'elle était convoqué par la conseil des prêtresses afin d'y rendre des comptes. Elle devait être confronté à Irina qui l'accusait de luxure, de vices insensés, d'immoralité, et de mille autres méchancetés. Le chose était ironique; dans toute cette mascarade, il y'avait avant tout la volonté farouche de se venger d'elle, de la faire chûter, de la jeter à bas et de violer son âme comme elle l'avait fait avec celle d'Alana.

BAM BAM.

Elerinna ouvrit les yeux, malgré la douleur, mais elle ne put s'empêcher de grimacer. Quelle âme que cette Irina! Et quelle sotte elle était, elle, toute Grande-Prêtresse qu'elle était! Elle l'avait laissé batifoler à son aise, l'avait laissé ourdir ses complots, jouer à ses petits jeux qu'ele trouvait amusant à regarder; elle l'avait laissé complaisamment travailler à sa chûte en croyant naïvement qu'elle n'y parviendrait pas, et que, au besoin, il serait toujours temps d'intervenir. Même elle s'était pris d'une sorte d'affection pour elle, comme on a pour ces gens qui n'abandonnent jamais la lutte, lorsque celle-ci semble être terminée pour jamais! Ah quelle idiote!
Soudainement envahit d'un sourd sentiment de révolte, Elerinne se redressa brutalement. Un fracassant coup de poignard vint se ficher en crissant dans son crâne douloureux. La souffrance devint presque insupportable et elle dut à nouveau fermer les yeux. La belle sindarin s'efforça de respirer calmement; bientôt, la douleur s'atténua. Alors, elle s'autorisa à ouvrir de nouveau les yeux, puis, elle se leva. Le mal s'accentua légèrement, mais ne la terrassa pas. Elerinna, raffermie, résolut de ne pas sombrer dans le désespoir, dans cette abîme triste qui engloutit tout lorsqu'elle n'est pas au service de la grandeur humaine; Il lui sembla soudainement qu'il lui était encore possible de sauver sa place -et sa tête-; peut-être même sauverait-elle son âme? Quoiqu'il en fût, elle résolut de ne point laisser Irina la jeter à bas de la sorte.
Elle tâcha de s'habiller, faisant fi de ses mains qui tremblaient nerveusement et de son coeur qui batifolait parfois dans sa poitrine, comme un fou. Lorsqu'elle eut enfilé une robe de mousseline blanche aux jupons légèrement bouffants et qui lui faisait la taille fine, elle débroussailla ses cheveux à l'aide d'une brosse, puis les peigna. Puis elle se maquilla et se poudra; Lorsque toute trace d'affliction fut effacée de son visage, elle quitta sa chambre, qu'elle referma soigneusement. Son crâne lui faisait toujours aussi mal, mais une énergie nouvelle la soutenait. La belle sindarin traversa les galeries qui menaient à la salle du conseil d'un pas digne, la tête haute, le regard plein d'orgueil. Elle poussa la porte du conseil sans frémir, et s'y avança vivement.
Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, toutes les têtes se tournèrent vers elle; on chuchota beaucoup, comme pour commenter un évènement d'un importance capitale mais qu'on devait garder secret. Elerinna n'eut pas de peine à deviner les propos qui devaient s'y tenir: les quelques prêtresses encore fidèles devaient espérer quelque miracle; les autres médire de sa personne.
La belle sindarin s'avança parmi elles, affichant une moue contrite et détachée. Elle traversa la pièce, superbement, dans une attitude de dédain et de souverain mépris. Lorsqu'elle parvint au niveau d'Irina, installée au premier rang, elle la toisa sans pitié, et lui sussura mielleusement:

-Te revoilà parmi nous, ma chère. Je ne doutais pas que que tu serai là assurément, et avec beaucoup d'aplomb.


Elle laissa planer un silence, puis laissa tomber :

- N'est-ce pas un jour de fête lorsque le conseil se réunit? Je ne doute pas que tu dois être exquisement ravie de tout le faste que tu vas pouvoir enfin déployer.

Puis elle se pencha légèrement vers elle et acheva:

- Je n'en attends pas moi de toi. Tâche d'être à la hauteur, cette fois-ci.


Puis, d'un hautain mouvement de tête, elle tourna les talons et alla rejoindre sa place.


Dernière édition par Elerinna Lanetae le Mar 18 Nov - 14:14, édité 1 fois
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeSam 27 Sep - 0:54

« Je veux sortir, pourquoi ne m'aides-tu pas?
‒ Je ne peux pas. Je t'en prie, comprends que je ne peux pas, et arrête de me supplier.
Ce n'est pas vrai. Tu ne veux pas. Tu pourrais mais tu ne veux pas. Tu veux seulement t'échapper d'ici, c'est tout ce dont tu te préoccupes. As-tu seulement conscience que tu ne feras que te fuir toi-même et que tu t'emporteras partout où tu iras ? C'est absurde. Alors que si tu me laissais sortir... »

Léogan remua dans le lit, en chiffonnant ses draps entre ses mains. Il ne se sentait pas complètement endormi, il ne rêvait pas ; mais il n’était pas éveillé non plus. C'était encore la même vision, la même que toutes les nuits précédentes où il s'était laissé aller au sommeil, la même qui revenait sans cesse depuis un mois maintenant.
Quand il dormait, le serpent immense le regardait, regardait en lui et à travers lui, avec d’immenses yeux cuivrés aussi larges que des roues de voiture. Il roulait des yeux, et les couleurs dansaient autour de leurs vastes pupilles ovales. Il ne pouvait détourner le regard, il ne pouvait se libérer du rêve ni se réveiller. Le serpent était emprisonné sous le vaste dôme du temple de Kesha et lui était emprisonné dans le serpent. Parfois il avait l'impression d'être enlacé entre ses lourds anneaux jusqu'à se sentir étranglé, parfois il ne savait plus vraiment s'il se tenait bien quelque part, ou s'il avait disparu – mais toujours le serpent le regardait. Il n'y avait nulle lumière. Léogan ignorait comment il pouvait reconnaître les couleurs des yeux et des écailles de l'occupant massif du dôme, ni le dôme lui-même – son regard avait peut-être habitué aux ténèbres ou peut-être qu'il avait été là depuis toujours.
Les larges fenêtres du temple étaient condamnées. Léogan avait bien tenté d'en ouvrir une, il s'était écorché les mains à arracher les clous et les planches, mais une fois qu'il avait réussi à ouvrir les vitres, les volets avaient été impossibles à pousser. Sous les injonctions répétées du serpent, il s'était échiné pour les ouvrir, et il n'avait réussi qu'à causer un éboulement monstrueux dans le dôme, comme si tout le poids de la terre reposait dessus – et à cet instant, il avait eu l'intuition incompréhensible mais infaillible de se trouver à la prison d'Umbriel.

« Je t'en prie. Il faut que je sois libre. Ce sera aussi bien pour toi que pour moi. Ouvre seulement les volets, Léogan et laisse entrer la lumière. Je m'occuperai du reste. Cela suffira à ce que je sorte.
‒ Tu ne comprends pas, gémit-il dans son sommeil. Les volets sont enterrés, le dôme est enterré. Tout est enfoui, à présent. La terre nous recouvre, les arbres y poussent. Le soleil ne brillera plus jamais dans cette salle.
Alors détruis le dôme ! Détruis-le, que t'en coûtera-t-il ?
‒ C'est impossible. Si je le détruis, que crois-tu qu'il arriverait ? Il s'effondrerait sur nous et si nous ne mourons pas, nous serions ensevelis plus profondément. »

Il se tordit de douleur tandis que le serpent resserrait cruellement son emprise.

« Cela m'est égal ! Prends le risque, fais ce qu'il y a à faire ! Je pourrais t’aider à trouver un moyen. » Puis la voix se fit enjôleuse. « Je pourrais te rendre puissant et éternel, je pourrais te révéler les secrets de l'univers. Plus personne n'aura d'emprise sur toi. Ce sera comme autrefois, quand tu avais le pouvoir de tout vaincre et de tout conquérir, ce sera comme ces années à Canopée où tu avais le sentiment de dominer le monde – mais cette fois-ci, ce ne sera pas une illusion. »

Sa tête remua sur les oreillers humides de sueur.

« Non. Tu me submergerais, je me noierais. Cela ne nous avancerait à rien. Pour moi, ce serait la folie. Ne me tente pas. »

Impossible de lui faire comprendre.

« Je suis ton ami. Ton ami. Je désire de toutes mes forces te délivrer mais je ne peux pas le faire seul.
‒ Tôt ou tard, je trouverai un moyen, murmura-t-il d'une voix étouffée. Sois patient. Je t’en supplie. Sois patient.
La faim ne connaît pas la patience. La folie ne connaît pas la patience. Elles sont inexorables, tu le sais mieux que personne, Léogan ! Léogan, pourquoi ne puis-je te faire comprendre les conséquences de ta cruauté ? Tu es en train de nous détruire tous les deux, à jamais. Laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir !
‒ Je ne peux pas ! » rugit-il.

Il ouvrit les yeux dans sa chambre obscure et s'assit brutalement dans son lit en haletant comme un lutteur. Ses yeux écarquillés allèrent de droite à gauche pour distinguer quelque part l'ombre horrifiante du serpent mais il réalisa bientôt qu'il n'était plus sous le dôme enterré. Il déglutit péniblement et posa ses mains moites sur ses tempes qui palpitaient contre son crâne et le resserraient comme dans un étau.
Il était entortillé dans les draps humides de sueur qui l’entravaient comme un linceul. Il se dégagea avec panique et fit quelques pas en titubant un peu, nu au milieu de la pièce. L’air de la nuit qui pénétrait par la fenêtre ouverte rafraîchissait son corps brûlant. Il passa la main dans ses cheveux épais et bouclés et les redressa pour les laisser sécher.
Dehors, il faisait encore nuit ; il ne devait pas être plus de trois ou quatre heures du matin. Il ne savait plus très bien pourquoi il avait laissé cette fenêtre ouverte, le vent glacial avait mis un désordre monstrueux dans la pièce. Les papiers qu'il avait laissés en plan sur le petit bureau avant de s'effondrer sur son lit comme une loque avaient volé dans toute la pièce, sous les meubles et dans ses draps, jusqu'à former une descente de lit frissonnante. Encore oppressé, la gorge nouée, il s'essuya le visage d'un revers de la main et se trouva soudain d'une stupidité prodigieuse. Ce n'était qu'un cauchemar et il s'en réveillait aussi terrifié qu'un enfant de dix ans. Parfois il avait l'impression qu'il ne grandirait jamais et cela l'agaçait lui-même.

Il referma la fenêtre, tressaillit sous la morsure du froid et s'habilla d'une chemise pour descendre au rez-de-chaussée et faire un feu, afin de chauffer un baquet d'eau et prendre un bain. Il réveilla Mejaÿ, le guépard qui dormait d'un sommeil pesant devant sa porte comme un gros chat contrarié, et l'animal le suivit dans les escaliers avec l'espoir instinctif de recevoir une pitance dans la cuisine.
Léogan était fatigué. Il avait tenté de régénérer ses forces magiquement, après avoir travaillé jusque tard dans la nuit, mais le vrai sommeil avait profité de son immobilité et de la douceur chaude des draps pour avoir raison de ses insomnies habituelles. Il n'avait pas dormi longtemps, cependant.
Mejaÿ sentit le léger agacement dans la main de son maître lorsqu'il lui caressa la tête et s'en inquiéta à sa manière. Il entra en louvoyant dans son esprit et vint se frotter à ses pensées en même temps qu'il se coulait souplement entre ses jambes. Léogan, surpris, réalisa difficilement ce qui lui arrivait et, après un lourd temps de latence, réussit à sourire vaguement.

Il se prépara dans le silence. Bientôt, vêtu d'une tunique de lin qu'il avait refermé avec une ceinture de tissu rouge, d'un de ses habituels pantalons amples et noirs, la main refermée nerveusement sur son médaillon en bronze, il commença à faire les cent pas à travers toute la maison, désœuvré, se répétant inlassablement les tâches dont il devait s'occuper urgemment avant le conseil qui aurait lieu ce soir.
Oh si cela n'avait tenu qu'à lui, il se serait aussitôt précipité au temple et commencé à contrarier le monde entier pour organiser la sécurité comme il le souhaitait au lieu de rester ici et de se laisser aller pitoyablement au mélodrame. Il n'avait déjà pas assez de temps pour agir et il était encore forcé d'attendre le lever du jour et des hommes pour travailler – une dernière fois, une dernière fois sans doute... – à la survie et à la protection d'Elerinna. Il lui donnerait encore un jour et une nuit. Un jour et une nuit. Pas davantage.

Il décida d'aller calmer ses nerfs à vif dans son bureau, où il s'installa en équilibre sur sa chaise, les pieds sur la table, pour tracer au pinceau un maillage resserré de tatouages noirs sur sa main gauche, qui lui fit comme un gant d'arabesques luisantes. Cela lui occupa l'esprit pendant une bonne heure, puis il s'impatienta, passa son manteau de cuir habituel et usé sur ses épaules et sortit dans la nuit enneigée d'Hellas.

***

« Rien à signaler ?
‒ Rien du tout. On s'ennuierait presque. »

Léogan adressa un sourire amer à Arthwÿs, qui venait de monter les escaliers du chemin de ronde pour le rejoindre et qui s'était planté au garde à vous avant de s'approcher d'une démarche plus amicale, qui lui donnait des airs de jouvenceau timide à son premier bal.
La journée avait été longue et glaciale. Mejaÿ, qui avait senti l'humeur chaotique de son maître, l'avait suivi de l'aube au crépuscule, malgré sa répugnance innée pour le climat cimmérien. Il était encore là, assis sur un créneau d'un air un peu plus morose, cependant, tandis qu'il balançait sa queue dans le vide, et observait avec Léogan les landes pâles et désertiques qui s'étendaient du pied des murailles d'Hellas jusqu'à perte de vue. Quelques conifères décharnés levaient leurs épines vers le ciel rougeoyant, en se chargeant d'un manteau de neige toujours plus épais, à mesure que le soleil déclinait et que la nuit posait sa main glaciale sur Cimméria.

Ce moment de calme et de silence, Léogan le vivait avec angoisse. Il avait passé la journée à courir de tous les côtés en ville pour organiser la sécurité du conseil – il s'était pris de bec avec la doyenne pendant un moment au temple, qu'il avait dû réveiller aux aurores afin de ne pas manquer l'heure de l'audience qu'il avait demandée avec Oria Val'rielan, son homologue, au général de l'armée cimmérienne, et puis il avait fallu organiser minutieusement les patrouilles en ville et les tours de garde au temple en prévision du conseil exceptionnel des prêtresses.
Il ne savait rien du détail de cette réunion. Il se doutait seulement, après avoir discuté discrètement avec Elerinna au détour d'un couloir quelques jours plus tôt, qu'elle déciderait de leur avenir à tous les deux. Il ne lui avait rien dit du trouble vertigineux qui l'avait ébranlé à cette nouvelle – mais depuis combien de temps attendait-il qu'enfin les pièces ne bougent à Hellas ? Depuis combien de temps se disait-il « c'est pour bientôt, patience... » ? Combien de temps avaient-ils souffert tous les deux de l'inertie de leurs plans et des intrigues insignifiantes qui se jouaient autour d'eux ou qu'ils devaient jouer eux-mêmes pour conserver des appuis solides à la tête d'Hellas ? Il ne parvenait pas à déterminer le moment où son espoir de nouveau colonel avait fini par sombrer dans un défaitisme sombre, qu'il avait toujours tâché de dissimuler aux yeux d'Elerinna. Cela faisait longtemps. Très longtemps.

La conscience que tout se jouerait ce soir là avait hâté sa réflexion avec une efficacité qui tenait presque de l'euphorie. Tandis qu'Elerinna avait passé ses journées à tourner en rond au temple comme un fauve dans sa cage, à penser, à penser sans cesse, à rejeter chacun des plans qu'elle instiguait et à désespérer, Léogan s'était appliqué à lui préparer une voie de repli stratégique au cas où elle aurait eu à quitter la ville, qu'il avait tracée hors de la surveillance de ses propres troupes, il avait loué un bateau au port pour lui permettre de quitter le pays au besoin, et surtout, il avait placé minutieusement les trois-cents hommes qu'il avait sous son commandement dans un maillage complexe qui ne laisserait de marge d'action ni au Maire, ni aux ennemis qu'il pensait s'être faits en rendant visite à Torenheim dans la prison des déments.
Ce matin-là, il avait recueilli l'aval du général pour faire prévaloir, jusqu'à nouvel ordre, l'emplacement de ses troupes sur celui des hommes du Maire. La garde prétoriale était sur le qui-vive au temple depuis quelques mois déjà. La surveillance avait été encore renforcée et surtout, les soldats du temple couvraient, pour ce soir-là au moins, toute l'étendue de la cité, du nord jusqu'au sud, en îlots épars reliés par des renforts du corps territorial.
Ce privilège que Léogan avait réussi à tirer du général était en grande partie dû aux quelques missions que les deux corps avaient accomplies main dans la main au cours de l'année, et qui leur avaient garanti l'un à l'autre assez de confiance pour se permettre de contrarier le Maire par leur association, quoi que certains officiers fussent acquis à la cause de Bellicio.
Le général avait su, quant à lui, rester impartial – ce qui par ailleurs, venant de la troisième autorité du pays, qui avait le pouvoir des armes, était assez rassurant pour l'équilibre du pays. Léogan lui avait expliqué ce qu'il savait de la situation avec honnêteté, il l'avait averti des bouleversements politiques qui seraient occasionnés si l'affaire venait à échapper à leur contrôle, et au bout de deux heures de discussion où ils avaient surtout déterminé la logistique de leurs troupes, l'homme lui avait été acquis.

Soudain, Arthwÿs toussota avec gêne. Léogan, arraché à ses pensées, tressaillit et se retourna vers son lieutenant, qui s'était campé près de lui, ses cheveux blancs rebattus par le vent qui fouettait le rempart, les mains rangées derrière son dos.

« On s'ennuierait presque. Non ? insista-t-il d'un ton enjoué qui ne lui allait pas – mais qui avait le mérite de vouloir détendre l'atmosphère.
‒ Je ne sais pas, répondit lentement Léogan, d'une voix hachée. Cette ville a toujours été trop calme. Ce n'est pas parce qu'il n'y a rien à signaler que rien ne se trame, murmura-t-il, les yeux perdus dans le vague, avant de laisser flotter un silence pensif. Il se peut qu'avant la fin de la nuit je ne parte d'ici, Arthwÿs.
‒ Il n'y a pas de raison que vous soyez démis de vos fonctions, colonel, c'est absurde.
‒ Il n'y a pas de raison que je les conserve si Elerinna Lanetae est destituée, lieutenant, rétorqua Léogan avec agacement, au formalisme guindé de son subordonné.
‒ Vous ne pouvez pas partir comme ça. » dit subitement Arthwÿs, d'un ton buté.

Léogan se retourna vers lui avec surprise et haussa un sourcil sceptique.

« Et pourquoi, je vous prie ?
‒ Vous n'en avez pas le droit.
‒ Qui me l'interdirait ? Qui pourrait m'en empêcher ? Vous peut-être ? demanda-t-il, un rictus désobligeant sur les lèvres.
‒ Vous avez occupé le même poste à Hellas pendant cinquante ans, croyez-vous que cela n'ait affecté personne d'autre qu'Elerinna Lanetae ? »

D'aussi loin qu'il se souvenait, il n'avait jamais vu son lieutenant lui adresser de reproches aussi incisifs, ni d'éclat aussi emporté luire dans son regard, quoi qu'il se tînt encore droit dans ses bottes comme au défilé. Arthwÿs était un homme exceptionnellement humble, discret et discipliné. Il avait eu beau tenter de faire germer quelques graines de révoltes en lui pendant toutes ces années, cet homme avait toujours su rester imperturbable et égal à lui-même.
Quelque part, Léogan pensait qu'il choisissait bien mal son moment pour vider son sac... Mais s'il se trouvait enfin les tripes de le faire, il méritait bien toute l'entièreté de son attention. Les sourcils froncés, appuyé sur le rempart avec souci, il regarda son lieutenant en biais et l'interrogea lentement :

« ...qu'est-ce que vous essayez de me dire, Arthwÿs ?
‒ Vous ne pouvez pas faire comme si rien ne s'était passé et disparaître, voilà ce que je veux vous dire, rétorqua-t-il avec agacement.
‒ Ah oui ?
‒ Vous ne pensez qu'à elle, cracha-t-il, en se tournant complètement vers son supérieur, le dos plus voûté que d'usage, le visage crispé. Que va-t-il advenir de moi, quand vous serez parti ?
‒ Eh bien, tiqua Léogan, avec un haussement d'épaules, vous...
‒ Vous n'avez donc pas conscience que vos actes ou vos décisions insouciantes produisent des conséquences autour de vous ? coupa aussitôt Arthwÿs. Si vous ne m'aviez pas accepté en tant que lieutenant sous votre commandement, j'aurais mariné dans la lie des seconde-classes jusqu'à la fin de mes jours – et si vous aviez été de ceux qui ne tolèrent pas l'existence de ma race, j'aurais sans doute dû quitter les rangs de l'armée et même Cimméria pour pouvoir travailler honnêtement à nouveau. Alors, Monsieur, je vous repose la question : qu'est-ce que vous avez prévu qu'il se passe pour moi si vous décidez de démissionner ce soir ? Qu'est-ce qu'il me restera à faire ? Quitter mes fonctions ? Reconnaître publiquement ma tare avant qu'un autre colonel ne la repère et ne la dénonce au tout Hellas ? Roy Arthwÿs est un Lhurgoyf, et il s'est accaparé le titre de lieutenant pendant un demi-siècle au nez et à la barbe de Cimméria !
‒ Fermez-la, Roy, espèce d'abruti ! »

Léogan lui avait violemment attrapé l'épaule et jetait désormais sur le chemin de ronde un regard inquiet. Il n'y avait personne, heureusement. Il se retourna vers son soldat avec colère. Ce n'était pourtant pas son genre de faire des scènes. Il avait un rictus amer sur les lèvres et avait baissé la tête. Ses mèches blanches, appesanties par l'humidité, se plaquaient pitoyablement sur son front.

« Qu'est-ce que ça peut faire maintenant ? lâcha-t-il, d'une voix serrée.
‒ Écoutez, soupira Léogan, avant de poursuivre maladroitement, une main toujours posée sur son épaule, qu'il tapota sans certitude, comme à un enfant qu'on voudrait rassurer, je ne peux plus rien pour vous, mon vieux. Je vous aime bien, mais je ne vais pas rester à un poste dont je n'ai jamais voulu un siècle de plus pour vous faire plaisir. Vous en avez vécues des plus dures que celle-là.
‒ Alors c'est tout ? fit sèchement Arthwÿs en relevant son visage.
‒ C'est tout. » conclut Léogan du même ton, en croisant le regard froid de son lieutenant.

Il laissa tomber son bras de l'épaule du Lhurgoyf et se retourna presque mécaniquement vers la plaine enneigée que surplombaient les remparts. Un silence gêné plana entre eux pendant quelques secondes.

« Très bien. Quels sont vos ordres pour le reste de la soirée, colonel ? demanda Arthwÿs, regagnant son ton convenu avec un naturel désarmant.
‒ Vous allez me suivre, commença Léogan, en tentant de mimer la nonchalance de son mieux, on va aller glander entre deux portes, Roy, et essayer d'entendre ce qui se passe de l'autre côté pour pouvoir faire notre job comme il le faudrait. Rien qui ne change de d'habitude, au demeurant. Et essayez de vous habituer à ne plus m'appeler colonel.
‒ Rien n'est joué encore, Monsieur.
‒ ...en effet. » concéda Léogan avec lassitude.

Dans la matinée, Léogan avait fait face à Lyrië, la doyenne à qui on avait octroyé le droit de présider au conseil et qui lui avait très catégoriquement interdit l'accès à la salle, à lui et ainsi qu'à ses hommes, tout en le chargeant de garantir à elle et à ses sœurs « la sécurité la plus hermétique que la garde puisse fournir ». Évidemment, cela n'avait pas manqué d'exaspérer le colonel qui lui avait rappelé aussi sec qu'il n'avait d'ordre à recevoir que de la grande-prêtresse – argument dont il avait usage d'habitude mais qui était sans doute fort mal choisi pour l'occasion. La vieille chouette n'avait rien voulu entendre. « Nous saurons nous passer de vos services si vous ne vous pliez pas à nos conditions. »
Ha oui, mais c'était bien sûr !
Elerinna n'exerçait même plus d'influence directe sur les hommes qu'elle avait nommés pour protéger l'Ordre. Si la situation n'avait pas été aussi grave, il se serait moqué de cette harpie, il lui aurait dit « ah c'est comme ça ? », et il les aurait laissées jacasser et médire entre péronnelles sans la moindre surveillance. Mais il ne pouvait pas se le permettre. Le danger pouvait aussi bien venir de dehors, désormais. Depuis sa visite à Umbriel, n'importe quel terroriste pouvait se pointer à Cimméria, profiter de la moindre faille de la garde et tuer Elerinna en lui plantant un simple couteau dans le dos. Il n'avait pas fait l'effort de renforcer la sécurité au temple, de suivre la grande-prêtresse comme son ombre pendant des jours, d'exercer une vigilance constante à toute heure pour en arriver là. Et c'était sans compter les agents du Maire, qui devaient sûrement être sur le qui-vive depuis quelques jours.
Il avait bien tenté d'avancer d'autres arguments. « Comment vous voulez que je fasse mon travail correctement quand, avec les tensions qu'il y a actuellement au temple, vous avez autant à craindre d'une attaque de l'extérieur que d'une sédition au cœur du conseil ? » Mais il n'y avait eu moyen de la faire céder. Il paraissait déjà absurde à Lyrië de devoir parlementer avec un homme sur une affaire qui selon son point de vue ne concernait que les prêtresses, alors elle n'avait sans doute pas pris la peine de considérer que Léogan connaissait assez de secrets de l'Ordre et avait déjà suffisamment œuvré de concert avec Elerinna pour ne pas être traité comme un simple soldat dont on attend qu'une obéissance immédiate et sans questionnement. Et si d'aventure elle avait examiné ce point-là avec assez de souci, elle avait dû en désapprouver la légitimité – il avait déjà bien assez de chance d'être toléré, lui et sa masculinité importune, en tant que militaire haut-gradé au temple de Kesha, aussi pouvait-il au moins avoir la bienséance de ne pas en rajouter.
Bref, elle avait claqué la porte au nez de Léogan, le renvoyant de bon matin à la supervision de ses patrouilles.
Vieille chouette rétrograde, bigote arriérée, réactionnaire demeurée. Il était fini le temps où les malheureuses prêtresses de Cimméria étaient violées par des soldats barbares qui faisaient irruption sur les pierres blanches et sacrées de leur temple. Elles avaient décidé de saisir les armes – elles n'avaient pas attendu bien longtemps pour avoir l'idée de retourner leurs couteaux contre leurs paires. Qui incarnait le vrai danger dans le sanctuaire de Kesha ? Le militaire en armure qu'on laissait à la porte ou la prêtresse en robe de cérémonie qu'on faisait entrer ?

S'il y avait bien une chose au monde que Léogan détestait, après être contraint d'exécuter un travail qui ne lui inspirait aucune sympathie, c'était d'être contraint de le faire et en même temps contrarié systématiquement dans son efficacité. Et ce qui contrariait Léogan, il se chargeait de le rendre contrariant pour tous avec une délectation infinie. Elle voulait que ça se passe par en dessous ? Fort bien ! A sa guise.

Désormais, Léo traînait Arthwÿs derrière son pas vif et résolu, dans les rues froides de Hellas, le visage sombre, les yeux luisants comme des charbons ardents, Mejaÿ sur ses talons. Elles avaient dû commencer à s'assembler au temple, ce serait trop bête de rater le spectacle.

Il avait peut-être été trop habitué dans sa jeunesse à obtenir ce qu'il voulait, d'une seule sommation, d'un mot, d'un claquement de doigt. Commander avait été pour lui un droit de naissance et il avait été habitué très tôt à décider du sort de chacun. Autrefois, on lui avait donné le privilège de diriger le monde, les mers montaient quand il le demandait, le vent tournait lorsqu'il en donnait l'ordre et il n'avait à contempler que de la peur dans les yeux de ses ennemis. Et puis, tout s'était brutalement effondré. Il était sorti de son rêve. Il y avait eu ce moment où les clefs du monde avaient été entre ses mains, où il aurait pu tout vaincre et tout contrôler, et la minute suivante, les murs se refermaient sur lui, et il découvrait que les châteaux et les domaines des Grands dont il était ne reposaient que sur des piliers de sel et des piliers de sable. Tout s'était effondré.
Mais peu importait. Il avait toujours fait ce qu'il voulait. Ce n'était pas parce qu'il était tombé et qu'il marchait désormais dans la fange des rues qui auraient pu lui appartenir qu'on l'empêcherait d'agir selon sa volonté. Aux gens qui comme lui autrefois n'avaient pas seulement l'idée qu'on pouvait se dresser contre leurs désirs, il montrait que toute leur autorité bien-pensante ne reposait pas sur des piliers plus solides. Tout pouvait être détruit, tout pouvait s'anéantir, ce qui était né de la poussière retournerait à la poussière. Cela, il l'avait appris péniblement. Il l'avait bien retenu. Et c'était mieux ainsi. Il préférait cette place-là à celle d'une marionnette de dirigeant suspendue au bout d'un fil. Oh, si c'était cela, diriger le monde, qui voudrait encore être roi ?
Elerinna n'avait jamais appris cette leçon-là. Elle n'était pas encore tombée, les piliers de ses châteaux et de ses domaines ne s'étaient pas effondrés, elle n'avait pas encore foulé des terres qu'elle n'avait pensées ne pouvoir conquérir – il avait fait partie des nombreuses personnes à la protéger de ces déboires. Ce soir-là, elle aurait soudain cette douloureuse révélation. Elle avait pourtant fréquenté de très près, pendant des années, un homme à qui c'était arrivé ; en avait-elle eu conscience ? Qu'en avait-elle appris ?

Roy Arthwÿs n'avait pas besoin de lire dans les pensées de son supérieur pour savoir quelle fournaise de nerfs, de fluide et de sang tempêtait sous son crâne. Il savait très exactement ce que Léogan attendait de lui et il marchait derrière lui sans ciller, ses yeux gris pleins d'une froide intransigeance. Il avait accepté son destin aussi subitement qu'il s'en était révolté. Il n'y avait rien d'autre à faire après tout, plus qu'à obéir aux derniers ordres d'un homme qui l'avait couvert pendant un demi-siècle – il le lui devait bien, et surtout, s'il ne tenait pas son poste près de lui, tout pourrait dégénérer et sauter en une seule soirée de révolte. Arthwÿs avait vécu dans la misère trop longtemps pour accepter d'y retourner par un simple jeu de circonstances, de mécanismes mal réglés ou de caprices humains qu'ils n'auraient pas été capables de prévoir.
Il savait bien que Léogan n'aimait pas voir les choses échapper à son contrôle, que cela lui arrivait souvent cependant, mais il savait aussi qu'il parvenait toujours à reprendre les choses en main, d'une manière souvent déloyale, mais incontestable. Et il savait qu'en l'occurrence, tout reposait sur lui, ce soir. Léogan s'était occupé de quadriller la ville, c'était à lui de fermer étroitement la grille au conseil – et tout se passerait bien.
Et près de lui, Léogan avançait, la main posée sur la garde de son épée longue, et ne cessait de marmonner la même chose, les yeux brillants d'une euphorie bizarre qui se mêlait à la colère et à l'angoisse.

« C'est tant mieux. Tant mieux. Jusque là on ne m'avait pas offert d'en arriver à de telles extrémités. Que ce soit ce soir... Encore mieux ! »

Ils arrivèrent au temple d'un pas égal et décidé. Léogan salua ses hommes d'un signe bref et les prêtresses qu'il croisa d'un hochement de tête sans davantage de cérémonie. Elles devaient avoir senti que les effectifs de la garde avaient été renforcés, que la surveillance était plus resserrée que jamais – il les avait attendues chuchoter ces dernières semaines et s'interroger sur ce que signifiait ce redoublement de vigilance. Et pourtant, elles n'avaient pu voir que la part immergée de l'iceberg. Le général avait clairement fait comprendre à Léogan que ce devait rester une affaire entre militaires, et que nulle autorité politique ne devait être avertie de leur collaboration – et c'était une précaution dont il comprenait parfaitement l'enjeu. Et pour dire tout à fait la vérité, il jubilait d'avoir su se former une autorité indépendante au nez et à la barbe de Lyrië et des doyennes.
Ils traversèrent les couloirs de marbre et entrèrent ensemble dans l'antichambre. Une rumeur bourdonnait de l'autre côté de la porte à double-battant, encore ouverte sur la salle des rituels où les dernières prêtresses entraient d'un pas pressé. A l'intérieur, Léogan avait une perspective directe sur Lyrië, qui attendait près de la fontaine que ses sœurs se fussent toutes installées. Elle remarqua assez rapidement qu'elle était observée et lança un regard noir à Léogan, qui haussa des sourcils narquoisement. Qu'est-ce qu'elle croyait ? Qu'il attendrait sagement dans son bureau qu'on vînt gracieusement lui rapporter la décision du conseil ?

Un peu par provocation, un peu par nécessité, il s'avança dans l'encadrement de la porte et s'appuya  insolemment sur l'un de ses battants. Il considéra cette assemblée de rapaces d'un œil lourd et tout à coup, rencontra la taille svelte et la silhouette souple d'Irina, enveloppée dans sa cape au premier rang. Le trouble le happa tout entier. Il espéra faire passer son sursaut pour de la surprise et tenta de ne pas observer directement la jeune femme, mais il ne put s'empêcher de tenter de croiser son regard. Elle avait relevé ses cheveux auburn sur sa nuque, quelques mèches flamboyaient sur son front, et son visage était clair, hors du temps. La grâce de son contour était fragile, mais la force de ses yeux verts, hypnotiques, venimeux, incisifs, lui défendaient de croire qu'elle était irréelle. Léogan tenta de se détacher de sa beauté étrange et fit dériver son regard sur les cercles concentriques où papillonnaient les prêtresses, qui ne le retinrent pas et qui ne remportaient d'ailleurs qu'un vague mépris de sa part, et à plusieurs reprises, il s'attacha encore à Irina dont les yeux effrayants de franchise perçaient toujours sur son visage. Une crainte délicieuse passa en frissonnant sur l'échine de Léogan et lui retourna le ventre. Un sourire imperceptible glissa sur ses lèvres comme une ombre et il se rappela soudain où il se trouvait. Elle était d'un calme olympien. Elle savait très bien ce qui l'attendait, que rien ne s'arrangerait pour elle, elle ne doutait pas qu'elle restait encore une créature de sang et de sable en prenant la place de sa rivale. Et elle avançait droit devant elle sur un sol mouvant, le menton levé avec une assurance mystérieuse et cette noirceur secrète dans ses sourires.
Cela faisait quelques semaines qu'il ne l'avait pas vue – et il avait ressenti la même impatience de la revoir que s'il s'était passé des mois. Il s'était retenu d'aller lui rendre visite quand il avait su qu'elle était de retour à Hellas, davantage par précaution que par principe. Rien ne l'aurait empêché de la revoir, ainsi qu'Aemyn dont il était presque tombé aussi amoureux que de sa mère, s'il n'y avait pas eu le procès et la menace que leur relation ne jouât en sa défaveur. Pourtant, il n'approuvait pas sa décision, en vérité. Il n'avait rien fait pour l'empêcher d'atteindre ses objectifs, mais il ne l'y avait pas aidée non plus – il n'avait jamais voulu qu'elle devînt grande-prêtresse, c'était une perspective qui le laissait amer et sceptique, qui lui inspirait une angoisse dont il lui avait déjà parlé et qu'il tentait de museler au fond de lui.

A force de tenter d'échapper à l'attraction venimeuse qu'Irina exerçait sur lui, il finit par apercevoir Elerinna, au milieu de ses consœurs, et toute la gravité de sa situation lui revint à l'esprit. Il la regardait qui s'était assise en tentant de garder toute sa contenance et l'illusion que son orgueil était intact, sur un siège qu'on avait avancé pour l'occasion. Léogan ressentit un malaise étrange à cette vision-là, il prit une profonde inspiration. Bien sûr, il était d'usage que la grande-prêtresse occupât une place de choix parmi ses sœurs, mais cette fois-ci, c'était différent, il le sentait avec une terreur froide qui remontait comme un fantôme de ses souvenirs. Ce n'était pas un conseil, c'était un procès – et Elerinna en était l'accusée, comme cela s'était passé autrefois à Canopée pour lui, quand il avait perdu tout le soutien des Lanetae. Il la fixa d'un regard farouche. C'était comme le miroir de ce qu'il avait été jadis. Elle était pâle comme la mort, sous son maquillage artificieux, dans sa mousseline blanche dont elle se drapait comme un spectre d'élégance. Ses yeux étaient pleins de morgue, mais aussi de défiance, d'attente et de péril, tandis qu'il le voyait autour d'elle – il n'y avait nulle peur dans les yeux de ses ennemies. Léogan connaissait bien les procès de ce genre. C'étaient ces moments où on avait senti que l'autorité qu'on avait choisie, soutenue, favorisée pour des motifs nombreux et inavoués, n'était plus bonne qu'à jeter comme un mouchoir qu'on aurait usagé, et où la défense était vaine car l'issue était déjà déterminée. C'était fini.
Devait-elle voir en lui le reflet de ce qu'elle serait, si le jour se levait demain pour elle ? Un être sans espoir ni rêve, sans foi ni valeur, rempli d'un ressentiment brutal pour le monde entier, une ombre cousue d'échecs et recousue d'humiliation – rien d'autre qu'une créature vide et furieuse qui n'aurait plus jamais sa place nulle part et qui se laissait aller à ses élans les plus primaires, qui fumait, buvait, fuyait égoïstement et ne dormait plus que pour rêver de tentations infâmes. Cette idée qu'elle pût devenir aussi minable qu'il l'était aujourd'hui le transissait de dégoût. Elerinna, c'était la noblesse, l'orgueil et la beauté idéale qu'il avait perdus. Elle était son âme, il était sa main, son épée et son bouclier ; mais il ne voulait pas devenir son miroir.
Il ne le supporterait pas, si l'histoire venait encore à se répéter, ce serait l'échec de trop. Il ne pouvait pas se permettre de la perdre.
Mais cette fois-ci, il était prêt. Tout avait été calculé, tout avait été cadenassé, aucune mauvaise surprise ne viendrait compromettre ses plans.

Les yeux durs et luisants comme deux gouttes de métal, il sortit de la salle en reculant d'un pas et posa ses mains sur les battants de la double-porte. Le feu qui incendiait sa poitrine rejaillit dans son regard quand il croisa celui d'Elerinna. Il la fixa sans s'en cacher, il lui offrit toute sa résolution, tout le dévouement dont était capable un émissaire qui l'avait suivie pendant cinquante ans dans un pays étranger pour le conquérir, et ce fut sa pensée qu'Arthwÿs, derrière lui, transmit à l'esprit de la belle Sindarine.

« Je suis derrière cette porte avec Arthwÿs. Mais les verrous ne sont rien. Si tu sens la moindre menace, je le saurai. Ce n'est pas une porte ni une vieille chouette qui m'empêcheront d'intervenir. Je suis là. »

Il cilla légèrement, sentant sa pensée lui échapper, et le contact doux et triste de celles d'Elerinna. Il avait souvent communiqué avec elle par le biais d'Arthwÿs, elle ne devait pas être décontenancée de la magie qui avait opéré en ce court instant. Léogan prit une profonde inspiration, se détourna d'elle et referma lentement la double-porte sur le conseil des prêtresses. Au dernier moment, son regard glissa discrètement sur Irina et sa vision fugitive, un peu coupable, mais si troublante, révolta son cœur et l'ébranla d'un puissant afflux sanguin. C'était pour bientôt. Il l'avait tant répété, cent fois il lui avait dit de patienter, qu'il finirait par reconnaître l'opportunité un jour, qu'il gagnerait leur pari, enfin, mais il n'avait su lui dire quand ni comment. C'était arrivé. C'était pour ce soir.

Les portes étaient fermées. Léogan était encore planté devant, dans un état indescriptible, l'esprit secoué dans un chaos d'émotions et de jugements contradictoires. En vérité, il devait s'avouer qu'il ne savait plus très bien où il en était... Parfois, quand il s'abandonnait à la réflexion, il se faisait l'impression de s'être égaré au milieu d'une forêt dense sans carte ni repère.
Mais tu sais comment te tirer d'affaire dans ce genre de circonstances, pas vrai, Léo ? Tu te rappelles la jungle d'Ilani. Tu n'avais pas perdu ton bon sens. Tu as marché tout droit sans hésiter, sans tergiverser sur les chemins qu'il fallait emprunter, tu as seulement marché droit devant toi. Tu as marché sur des lieues mais tu en es naturellement sorti.
Il ne devait pas se laisser aller à l'angoisse. Il s'en tiendrait à ce qui avait été prévu. C'était simple, il n'y avait qu'à agir, il n'avait qu'à marcher droit devant lui jusqu'à regagner l'air libre.
Il hocha la tête gravement et se retourna vers le lieutenant Arthwÿs, qui s'appuyait sur la garde de son épée longue, l'air aussi infaillible que d'usage.

« Vous êtes la dernière escorte de ces dames, Roy, plaisanta Léogan, d'un ton qu'il espérait léger. Ma dernière carte. Je n'ai plus rien à jouer maintenant, alors je compte sur vous. Soyez vigilant. »

Le Lhurgoyf lui adressa un regard rassurant et acquiesça d'un signe de tête. Léogan ôta nonchalamment ses gants, les fourra dans sa poche et ouvrit les passants de son manteau. La lumière de la lune qui filtrait à travers les vitraux colorés chatoyait spectralement dans l'antichambre. Il en observa les moindres réfractions d'un œil absorbé et oublia peu à peu de penser, jusqu'à ressentir tout à coup une migraine violente et le besoin tout aussi incisif de rouler une cigarette et de fumer. Exaspéré contre lui-même, il secoua la tête vigoureusement et enfonça ses mains dans ses poches.
Il fit quelques pas au milieu de l'antichambre, tandis que son jeune guépard, fatigué par le froid de Hellas, était allé s'allonger sur le pas de la porte, et il s'efforça de recompter les effectifs des soldats qu'il avait assignés aux patrouilles en ville, sur les chemins de rondes et au temple, pour oublier qu'il était encore coincé entre deux portes et qu'au fond... Au fond, il n'y avait rien qu'il pouvait faire désormais, sinon prendre patience, attendre, attendre encore, toujours, et espérer.
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeMer 22 Oct - 21:50



Dame de Cœur et Dame de Pique

Elerinna . Léogan . Irina

Tout ça n’était qu’une mascarade obtuse, une scénette improvisée où toutes les actrices se bousculaient sans aucun remords, se tirant dans les pattes dans le fol espoir d’obtenir un peu plus de lumière. Ce n’était qu’un cirque pitoyable où les pantomimes se suivaient encore et encore sans jamais se rassembler, dans une valse aérienne et intemporelle qui ne cessait de les user toujours un peu plus. Parfois, quand elle était ainsi confrontée à la dure réalité de ces manœuvres détournées et habiles, Irina était emplie d’une lassitude éreintante qui semblait peser dans son regard et voûter ses épaules. Néanmoins, et parce qu’elle connaissait par cœur les dégâts malsains que pouvait causer un spectacle d’une telle envergure, son dos semblait souvent se redresser dans une pointe de défi électrisant, la menant vers l’avant plus fortement que ne le pourrait jamais la foi seule. Tel le roseau qui s’était jadis courbé sous l’enfer du désert, la prêtresse se laissait ployer sous les bourrasques sifflantes qui fustigeaient le paysage religieux et politique, avec l’assurance tranquille de celle qui sait qu’elle ne rompra pas au premier coup de vent.
Et justement des tempêtes, elle en avait déjà connues beaucoup en seulement une demi existence de Terran. Un condensé de vécu qui l’avait déjà menée à la maternité dans des circonstances bien particulières, qui avaient certainement beaucoup fait jaser parmi le nid de commères rampantes qui constituaient l’assemblée. Encore qu’il n’y ait théoriquement pas de quoi être le centre des attentions, puisque avoir un enfant d’un homme honnête n’avait pas de quoi nourrir les ragots pendant bien longtemps. C’était bien moins croustillant que les histoires que l’on prêtait à la majorité des présentes, et sûrement aussi moins fantasques que les rumeurs qui circulaient au sujet de la grande prêtresse. Car derrière cette apparence sophistiquée, cette coquetterie à la pointe de la mode, les vestales de Kesha semblaient se livrer à un drôle de concours à la plus compromise. Or en cette ligue corrompue comme en bien d’autres domaines, Elerinna était la chef de file avec pas mal d’avance.

Avec une mine impassible comme à son habitude, Irina se tenait droite sur sa chaise, ses mains posées sur ses cuisses recouvertes du blanc de son uniforme. Les quelques dorures pinçant le tissu créaient de minuscules vagues soyeuses, tandis que la cape sombre qui l’avait protégée du froid recouvrait ses épaules pâles. Sa robe cintrée à manches longues n’était pas différente de celle qu’elle avait toujours portées dans l’exercice de ses fonctions, si ce n’est peut-être qu’elle avait été ajustée pour mieux convenir à ses nouvelles formes. Néanmoins le décolleté qu’elle arborait était plutôt conservateur, et la longueur de ses jupons ne laissait pas le moindre doute quant à la nature modeste et pragmatique de son point de vue. Irina n’avait jamais souffert de ne pas se parer comme une guirlande des fêtes de nouvelle année, et ça n’allait pas changer maintenant. Seule sa coiffure plus féminine et la lueur dans son regard de jade laissait transparaitre un changement radical dans sa posture, plus déterminée que jamais.
Elle qui avait toujours abhorré ce genre de réunions dont elle n’avait jamais vu l’intérêt les avait fuies autant qu’elle avait pu, laissant volontiers ses consœurs débattre pendant de métaphysique, de politique et de théologie pendant des heures. Ce genre de rassemblements n’était pas pour elle, Irina en avait toujours été persuadée. Sa place était sur le terrain, dans le vif du sujet, noyée par le concret et la violence de ses aberrations quotidiennes. Ceci étant dit, son expression était emplie d’une déception presque ennuyée qu’elle ne prenait même pas la peine de cacher. L’avantage d’avoir un caractère difficile c’était que tout le monde était déjà au courant de son côté asocial et irritable, ce qui lui évitait de devoir se plier à mille courbettes machinales et creuses. Etait-elle de mauvaise humeur pour autant ? Pas le moins du monde. Non, du moins pas encore. Seulement comme à peu près tout le monde présent à ce conseil, elle sentait la tension latente qui flottait dans l’air comme un épais nuage invisible. L’orage éclaterait bien assez tôt, il n’y avait pas marge à en douter.

Et comme pour confirmer ses certitudes, la souveraine incontestée de ces lieux sacrés fit son entrée, l’air digne et la tête haute. Le visage de la rouquine sembla enfin sortir de son état de permanente page vierge pour finalement s’animer d’un sourire mutin et imperceptible, qui pliait à peine la commissure de ses lèvres vermeilles. Voilà donc la princière et très réputée Elerinna, la reine aux mille masques, la Bouche de Kesha, tantôt cruelle marionnettiste pour les uns tantôt messie salvatrice pour d’autres. Le centre de toutes les conversations et de tous les regards, soit la seule place qui paraisse appropriée à une personnalité aussi nombriliste que la sienne. Étrange qu’elle ne paraisse pas satisfaite à ce sujet, car ses traits de poupée centenaire semblaient figés dans la contrariété retenue de quelqu’un qui se sent piégé. Oui, c’était bien ça. Peut-être son imagination lui jouait-elle des tours, mais sa rivale semblait emplie de la même panique insidieuse qu’un gibier fuyant, qui se sait traqué par une horde de poursuivants. Dommage qu’elle ait perdu toute capacité de sympathiser une once que ce fut avec des personnages aussi éminemment détestables. D’un haussement d’épaules, elle ne lui accorda pas plus qu’un bref regard, ne se sentant pas menacée ou dans l’obligation de prouver quoi que ce soit… Ce qui visiblement n’était pas une manifestation du bon sens de la partie adverse. Un silence de mort s’était fait dans l’assemblée, comme si toute l’audience s’était soudainement arrêtée devant le premier tour d’un combat qui allait probablement devenir féroce et acharné. Toutefois le frottement des lourdes soieries de la sindarine trahit sa trajectoire déviant de celle de son siège, ce qui permit à Irina de ne pas être étonnée par son initiative. Le chant d’une sirène… Avec sa mélodieuse exhortation à la haine, ses doucereuses notes de mépris feint et cette partition meurtrière d’une légion d’avenirs. Combien de personnes n’avait-elle pas déjà brisées, sans même s’en rendre compte ? Il était très difficile de faire la distinction entre son ambition démesurée et son inconscience égoïste.

Quoi qu’il en soit même si ce choix s’avérait plutôt surprenant dans ce qui était l’habituelle palette de comportements d’Elerinna, ce qui n’en était pas moins… étrange. Ferait-elle preuve de courage pour la première fois de sa longue et glorieuse existence ? Oh de grâce, un peu de sérieux. Il fallait bien ménager sa crédibilité tant qu’il lui en restait encore. Elle avait toujours préféré rester dans le déni solennel de la véracité de leurs différences devenues rivalité et guerre froide, et voilà que désormais elle se lançait dans une provocation aussi risible que sans portée. Si ça n’avait pas sonné aussi pitoyable, cela aurait peut-être réussi à toucher une corde sensible. Mais pour cela il faudrait déjà qu’elles existent. Comme pour la narguer, Irina lui sourit paisiblement, ne prenant même pas la peine de reculer quand bien même sa seule présence, son seul parfum criant la richesse et la séduction lui donnent envie de prendre ses distances de peur d’être contaminée. Sur le même ton elle lui répondit alors, pernicieuse.

« Je ne raterais ça pour rien au monde, vous le savez bien… éminence. »

La tutoyer ? Non, sûrement pas. Ne disait-on pas qu’on ne mélange pas torchons et serviettes, après tout ? Irina prit une profonde et lente inspiration, laissant Elerinna déverser tout son fiel tout en rétorquant de son habituel sarcasme. Elle pouvait l’injurier et la diffamer autant qu’il lui plairait, elle pourrait essayer de la trainer dans la boue avec toutes les cartes qu’elle tenait dans ses manches, tout cela lui était bien égal. Chaque petite goutte venimeuse qui quittait ses lippes désirables n’était qu’un délicieux nectar donc elle s’abreuverait sans vergogne. En réalité plus elle lutterait et plus les choses seraient intéressantes. Plus elle se montrerait une adversaire à sa taille et plus il serait plaisant de l’écraser. Mais pour que ses assauts soient pris au sérieux, il faudrait déjà qu’elle fasse mieux que ça. D’un sourire amusé, la Vipère se contenta donc de croiser une jambe sur l’autre, observant Elerinna comme on regarde un enfant capricieux piquer une autre crise. Il fallait bien qu’elle ignore l’envie de lui arracher les yeux, d’une façon ou d’une autre. Elle soupira. De la condescendance suintait de son expression toujours aussi détendue, tandis que les présentes s’interrogeaient concernant la phrase prononcée par la haute autorité des lieux. Du faste ? Une nouvelle ronde de murmures se fit entendre en fond. De quoi parlait-elle ?

« Oh je pensais que vous me connaissiez mieux que ça. Contrairement à certaines personnes, le faste ne m’intéresse absolument pas. C’est monotone, futile et vide. »

…Comme vous. Elle ne l’avait pas dit, mais l’audience semblait avoir compris le message, ce qui ne fit qu’intensifier les discussions basses qui fusaient de tous les côtés. Apparemment toutes ces apprenties hyènes allaient avoir un duel à la hauteur de leurs attentes. Encore un peu et elles ouvriraient des paris pour déterminer la gagnante. Irina manqua de lever les yeux au ciel d’un air déconfit, et se retint de justesse. Néanmoins ses paupières se fermèrent à moitié dans une mine blasée, tandis qu’elle s’appuya sur son accoudoir pour poser son visage sur sa paume ouverte. Oh mince, son altesse n’avait pas encore fini de jouer les mégères. Irina dodelina tristement de la tête et couvrit sa bouche d’où allait s’échapper un bâillement. Ces attaques puériles la fatiguaient presque autant que les sermons de Clypsène. Et encore, ces derniers avaient au moins l’avantage d’être utiles. L’espace d’un instant, Irina pondéra l’idée de tout simplement ignorer cette remarque absurde, mais finalement l’envie de remettre les faits sur la table fut plus forte.

« Si j’en juge ce que j’ai entendu concernant le sujet principal de la réunion d’aujourd’hui, c’est vous qui devriez-vous soucier d’être à la hauteur de votre poste… ma chère. »

Cette femme n’était même pas capable d’énoncer ces sous-entendus ridicules à voix haute. Craignait-elle d’enflammer le débat avant l’heure, ou peut-être de voir ses partisans conspirer une autre tentative de meurtre pour s’arroger les faveurs sacrées de leur maîtresse adorée ? Oh par pitié ! Il fallait qu’elle redescende sur terre et quitte enfin ses délires romanesques de chevalerie et d’amour soudain, ainsi que ses frasques de victime consentie pourchassée par de vilaines créatures assoiffées de sang. Là il s’agissait de la vraie vie, celle où les gens mourraient tous les jours dans les rues de Hellas, gisant de froid et de faim comme durant presque toutes les saisons froides que ce monde avait connues. Mais ce monde-là, le connaissait-elle seulement ? Depuis quand n’avait-elle pas quitté sa satanée tour d’ivoire où n’existaient que les contes pour enfants et autres grossières stupidités ? Elle n’avait pas levé le petit doigt pour le peuple de Cimméria depuis des lustres, et elle se permettait de lui exiger de se montrer ‘à la hauteur’. Ça devait être une blague, sans nul doute. Oui, ça ne pouvait être que ça.
Laissant l’idole de porcelaine retrouver son siège de l’autre côté du cercle, Irina attendait avec lassitude que la doyenne Lyrië prenne enfin la parole. Peu disposée à accorder plus d’importance à ce bref échange, ou même aux nombreuses paires d’yeux braqués sur elle, la jeune femme entreprit de discuter de banalités avec Clypsène, puis de s’enquérir sur la santé de Kennocha, qu’elle n’avait pas vu depuis de longs mois. Ne prenant même pas la peine de regarder de l’autre côté de la fontaine illuminée par la lumière des lunes jumelles, Irina discuta jusqu’à ce qu’enfin résonne le carillon d’argent agité par les mains fines de la seule prêtresse encore debout, se tenant très droite derrière le pupitre en cerisier qui marquait la position de la personne présidant la séance du conseil. Le silence se fit alors en quelques secondes à peine, comme si contrairement à d’habitude les participantes n’attendaient que ça. Lyrië toussota alors pour prendre la parole, tandis que son apprentie, une des rares prêtresses de second ordre présentes, vint lui apporter un rouleau de parchemin qu’elle décacheta rapidement et posa sur son pupitre.


« Tout d’abord bonsoir mes sœurs, et soyez les bienvenues à cette deuxième assemblée exceptionnelle du mois de Cladil. Je suis heureuse de voir que toutes les conviées sont présentes, et en bonne santé grâce à Kesha. »

S’en suivit alors l’habituelle prière d’introduction, que toutes les dames et demoiselles scandèrent en chœur jusqu’à ce qu’enfin un silence rituel envahisse la salle, ou seul un clapotis se faisait entendre depuis la fontaine. Les vitraux reflétaient plusieurs spectres colorés sur les dalles grises du marbre, dessinant des drôles de figures. Irina glissa une œillade suspecte envers les portes de la pièce, son bracelet d’Héphaestus vibrant doucement et l’alertant quand à au moins deux paires d’oreilles indiscrètes. Un qui utilisait la télépathie et l’autre qui s’en servait comme d’un vecteur indirect. Autant dire que cela réveilla sa méfiance jamais trop profondément endormie, pour lui rappeler que malgré ce qui semblait être une procédure avantageuse, le danger n’était jamais trop loin. De ses yeux perçants elle guetta toute activité suspecte dans les environs, mais n’ayant malheureusement pas le moindre indice en visuel, elle devait se contenter d’être patiente. Autant dire que cela ne lui plaisait pas le moins du monde. L’espace d’un instant il lui sembla reconnaître une silhouette familière et pourtant toujours si différente dans ce contexte de tension de plus en plus prononcée. Son cœur sauta un battement, et la fit déglutir péniblement. Était-ce bien lui, ou bien son esprit s’amusait-il à lui jouer des tours, comme pour la distraire de la mission déjà fort complexe qui lui revenait ? Soudainement plus nerveuse, elle se redressa un peu tout en continuant de répondre à ce début de cérémonie mené par la doyenne. Ensuite lorsque les cantiques se turent et que le silence commença à se faire pesant, cette dernière reprit enfin.

« La réunion qui nous amène ici aujourd’hui est, comme pas mal d’entre vous semblent déjà l’avoir compris ou déduit, assez inhabituelle. L’heure est grave et la situation est très sérieuse. Il en va de la survie et de la pérennité de l’ordre, et c’est justement pour cette raison que je vous demanderai votre entière collaboration, sans détours ni retenue. De ce fait, je ne vais pas attendre plus longtemps avant d’ouvrir la séance sur la problématique qui se doit d’être abordée le plus rapidement possible, en voie de trouver une solution équitable et adéquate. Puisse Kesha faire lumière sur la vérité, et nous accorder son jugement le plus juste. » Couplé à l’ombre triste qui défila dans ses yeux, cela sonnait soudainement fataliste, voir même fatigué. Cela faisait des années qu’Irina la connaissait, et pourtant jamais elle ne l’avait vue paraître aussi vulnérable et presque hésitante. Néanmoins cet instant ne dura pas, et Lyrië reprit sa posture habituelle comme si de rien n’était. C’était un sacrée teigne, une conservatrice bourrue et pleine de principes désuets, mais elle avait de la poigne et de la classe. Peu de femmes arrivaient à maintenir une aussi bonne réputation auprès des fidèles tout en gardant une relative indépendance envers les diverses puissances, c’était admirable à son âge il fallait au moins lui accorder ça. La vieille dame prit une grande inspiration et glissa ses lunettes sur le bout de son nez, avant de parcourir le parchemin du regard. Le tenant de ses mains ridées, elle continua d’un ton solennel et parfaitement distinct qui montrait qu’elle avait l’habitude de s’exprimer en public.

« Nous sommes ici réunies aujourd’hui dans le but d’éclaircir plusieurs accusations graves contre notre honorable Grande Prêtresse ici présente, dame Elerinna Lanetae.» Bien entendu elle voulut poursuivre son explication, mais l’auditoire s’était déjà enflammé à cette seule déclaration. Peu étonnant, en réalité… si l’on prenait en compte les enjeux potentiels d’une réunion d’une telle gravité. « Mesdames, un peu de tenue, s’il vous plaît. » Elle leva une main pour exiger le silence mais ne l’obtenant pas pinça ses lèvres dans une moue agacée. Hélas l’émoi provoqué la força à jouer à nouveau de son carillon pour ne pas devoir hausser le ton, ce qui serait de fait fort vulgaire pour quelqu’un de sa trempe. « Ces accusations ont déjà fait l’objet d’une enquête préliminaire, qui a évidemment déterminé que les faits sont suffisamment cohérents pour qu’elles fassent l’objet d’une mise au clair en présence du cercle supérieur. »

Le cercle supérieur, soit les prêtresses de deuxième et premier ordre. Les strates dominantes de l’ordre, donc. Autant dire que les choses étaient traitées avec un grand sérieux, et qu’en ayant choisi Lyrië prendre les devants, les anciennes avaient cherché à opérer da la façon la plus objective et neutre qui soit. Le but premier était de préserver une certaine discrétion, mais hélas il était quasiment impossible d’y arriver dans les faits, étant donné le nombre de personnes qui devaient être présentes. Tout événement était d’un secret relatif chez les prêtresses, comme dans la plupart des milieux. Nouveau toussotement, empli d’une gêne presque étouffante cette fois. C’était comme si la doyenne ne croyait pas à la longueur de la liste qu’elle s’apprêtait à lire, bien qu’elle l’ait évidemment déjà consultée. Le regard rivé sur son bout de papier, elle lisait l’air désolé.

« Manquement à votre devoir de Haut Prêtresse de Kesha en ne présidant plus aux cérémonies officielles. Perte de la foi des fidèles en ne défendant plus les intérêts de l’ordre, et surtout celui de ceux qui le prient. Abandon de plus de 90 mille pèlerins à leur sort, ce qui les amena à être boutés hors de la ville par le maire Bellicio, alors que selon nos sources un compromis aurait pu être trouvé pour aider ces miséreux. Selon les rapports des prêtres de Delil, de la prêtresse Dranis et Lehoia et les données du rapport fourni par l’ordre Eclari, environ 68 mille personnes ont succombé suite au manque de soins, à l’hypothermie et à la famine. » Son ton se fit plus traînant et lourd, comme s’il lui en coûtait de lire à voix haute. Les murmures reprirent plus discrètement pour commenter, bien qu’ils viennent à se taire lorsque l’auditoire se rendit compte que ce n’était que le début. Choquées, les plus proches alliées d’Elerinna en restaient bouche bée, sans savoir quel crédit prêter à ces dires.

« Le conseil vous accuse également de vous être rendue coupable d’hérésie en ayant donné lieu à des rendez-vous secrets et moralement condamnables dans l’enceinte même de ce temple, avec une jeune fille manifestement mineure du nom de Luxis. Nous avons été incapables de localiser la concernée à ce jour, mais espérons au moins obtenir des explications de votre part. Avant de poursuivre, je souhaiterais donc vous laisser l’occasion de vous exprimer et de vous disculper, dame Lanetae.» Silence de mort dans la salle… Le public s’était entièrement tourné vers la sindarine, attendant qu’elle riposte avec sa verve habituelle. Néanmoins parmi ce grand cercle en attente, Irina avait du mal à cacher le plaisir malsain qui dansait dans ses yeux. Que commence le plus grand numéro des dernières décennies...

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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeJeu 13 Nov - 19:38

Ca ne l'amusait pas, Elerinna, toute cette mascarade. Même, ça lui collait des migraines et des pensées pas follement jolies. C'était à se jeter du haut d'une bonne vieille tour bien solide, ces salamalecs qui se disaient, tout de même comme ça, sur son compte, et sur celui de l'ordre, de son importance déclinante, des futilités excentriques et inutiles que déployaient la Grande-Prêtresse; vraiment, c'était à se fracasser la tête contre un mur! Est-ce qu'elles n'avaient pas autre chose à fiche, foutre dieu, toutes ces donzelles mal fagotées, l'oeil sévère comme une épine, la mine hautaine, les fesses bien guindées et le dos droit comme une planche? Même leur rire était des petits rires de pucelles effarouchées.
A la vérité, la moitié d'entre elles étaient dépucelées depuis longtemps, et ne demandait pas leur reste quand on leur parlait d'une petite sauterie. Même que ça se savait bien, dans les murs de l'ordre, et que le peuple en parlait beaucoup, à mots couverts, ça oui! Quant à l'autre moitié, c'était, pour la plupart, des malchanceuses aigries, sans beauté, ou bien des fanatiques convaincues que leur petite morale obséquieuse et leur sens de la justice prévalait sur tous les autres, et qu'il aurait bien fallu l'imposer. Oui monsieur! A coup d'inspection et d'endoctrinement par dessus le marché: oui monsieur! Y'a que comme ça que le peuple marche droit.
Celles-là, c'étaient les pires. Convaincues qu'elles étaient de leur bon droit, c'était les plus hargneuses, en plus d'être pudibondes. Souvent, elles avaient un ton de voix grêle, et très aigüe, tranchant comme un rasoir, et qui faisait très mal aux oreilles; elle n'arrêtait pas de bavasser, de babiller, parlant très vite de leur petite voix horrible, qui était comme un pépiement énervé d'oiseau mal plumé. Le pire, surement, c'était qu'il fallait les écouter jusqu'au bout. Car ces demoiselles ne toléraient pas qu'on leur coupassent la parole. Elle se sentait trahi jusqu'à la moelle, ou bien profondément blessée partant de complaisance à les humilier: Car enfin, on ne les écoutait pas! -D'ailleurs, on ne les écoutait jamais-. Et c'était dingue, tout de même, de ne pas écouter des petits cul serrés babiller méchamment comme ça! Enfin tout de même!
Le pire, dans tout ça, c'est que certaine était fort belle. Et de surcroit, parfois même intelligente.
Tout le problème d'Irina était là.
Tout de même, Elerinna l'aimait bien, malgré tout. C'est à dire qu'elle n'avait rien contre elle. C'était une femme honnête et droite comme il y'en avait partout, bien qu'elle s'amusât à se croire indépendante et tourmentée parce qu'elle commettait des petits délits qu'elle devait se reprocher des heures durant, arguant contre elle-même que 'c'était pour la bonne cause'. Alors si c'était pour la bonne cause, bon dieu, il n'y avait pas à discuter: il ne fallait pas culpabiliser! Même qu'on pouvait torturer des gens pour cela, tout à fait diligemment, et avec le sourire avec ça! Après tout, c'était pour la bonne cause.
Pendant ce temps, la bonne femme s'était mise à baragouiner toutes les raisons qui démontraient combien la situation était grave, et qu'il était exponentiellement important d'adopter une air contrit. Elerinna lui trouva l'air las et fatigué. Il fallait dire que, toute cette agitation, ça devait user sec ses vieux nerfs et secouer sa bonne vieille carcasse branlante qui passait de plus en plus de temps à opiner du chef les yeux vide, ces derniers mois. Son visage rance, asséché par les ans, avait des rides nouvelles et peu enviables. Ca commençait à sentir le décati et le marbre noir à plein nez.
Quant à Irina, voilà qu'elle avait les yeux plein des petites haines revanchardes qui font les plus mauvaises guerres! Ca, on pouvait être sûr que ça n'allait pas manquer: elle irait jusqu'au bout de sa satisfaction de juste.
Lorsqu'on l'invita à s'exprimer, Elerinna se leva. Elle avait l'air d'une dame dans sa robe, ainsi parée, parfumée, l'oeil perçant et l'allure fier. Ca oui, elle avait fier allure!

- Qu'il est doux, lança-t-elle, d'être ainsi menée à confesse à l'heure  du souper!

Une bonne moitié de l'assemblée s'esclaffa, tandis que l'autre émettait des borborygmes révoltés.

-Néanmoins, continua-t-elle en grande Dame, il est de mon devoir de répondre à vos accusation; et je tâcherai de le faire promptement. C'est ce que vous voulez toute, n'est-ce pas?

D'être pris à parti, comme ça, ça a surpris tout le monde, et personne n'a réagi. Elerinna en profita pour poursuivre:

-On m'accuse de ne pas présider les cérémonies officielles et de ne pas défendre les intérêts de l'ordre, mais le caisses sont pleine d'or; notre situation diplomatique ne cesse de s'améliorer, et vous n'êtes pas sans savoir que l'ordre jouit d'un poids politique non négligeable au sein de Hellas, désormais.
Partout, on nous respecte, on nous écoute, et on accueille les nôtres à grand renfort de présents et de respect. L'influence de l'ordre n'a cessé de croitre, au point même de contenir les velléités égotistes du maire. Et vous appelez cela ne pas défendre les intérêts de l'ordre? Ma foi, mesdames, si c'est le cas, je suis coupable et je le reconnais: même plus: je le revendique!


Elle marqua un pause, et toisa l'assemblée, médusée, captivée, qui buvait sans broncher ses paroles comme du miel. Elle fit quelque pas, et ajouta, le visage contrit:

-Et de ce fait, mesdames, il est vrai que je manque parfois à mes devoirs. Mais croyez-vous que je puisse présider à toutes les cérémonies, lorsque je suis en affaire, ou lorsque je lie, à l'extérieur, quelques alliances avantageuses qui renforcent notre crédit et notre poids au sein de Cimméria? Etes-vous vous même irréprochables d'ailleurs? Il est aisé de juger; mais combien il est ardu de comprendre! Voyez plutôt la puissance de l'ordre avant de vous livrer au calcul exact de secondes que je passe à fouler le sol du temple.
Quant à cette accusation qui veut m'avoir fait abandonner quelques quatre vingt dix mille pèlerins à leur sort, je ne la renie pas non plus. Mais j'accuse ceux qui la profère de ne pas mentionner la raison de la chose. Savez-vous que ces pèlerins véhiculaient en leur sein une épidémie impossible à endiguer ? A votre avis, combien d'entre nous seraient morts en tentant de les sauver ? Serait-ce soixante-huit mille pèlerins, ou la moitié de notre ordre, les trois quart de la population en plus des pèlerins? Auriez-vous mieux agi, vous, dans 'intérêt de l'ordre et du peuple? Ne jugez pas sans savoir, cela serait trop facile: j'appelle cela de la calomnie et de la manipulation. Et ceux qui en sont responsable sont plus coupable que moi. Eux qui, vraisemblablement, étaient à même de réagir, pourquoi n'ont-ils rien fait? Pourquoi se ont-ils retranchés chez eux, cherchant à m'accuser de lâcheté, alors qu'ils tremblaient bien à l'abri?
Et quand bien même ont-ils agi, je vous le demande encore: devait-on sacrifier au moins le double d'individus afin de sauver une infime proportion de pèlerins, mettant la population, et l'ordre en grand danger?


Ces mots là captivèrent d'autant plus l'assemblée que, tout ce baratin, ça paraissait rudement vrai. Mais la Grande prêtresse n'en avait pas terminé, ça non:

-Et concernant cette histoire d'hérésie, ma foi, il ne me semblait pas qu'aimer soit une si grande et triste affaire. N'avez-vous jamais aimé vous-même? Je sais d'ailleurs que certaines d'entre nous ont même consacré leur amour de manière bien plus impie que moi, et ont même enfreint leur voeux! Voeux que, je le rappelle, je n'ai jamais contracté...

Alors là, ce fut un vrai tohu-bohu, un ramdam du tonnerre. On tempêta beaucoup, on questionna, un hurla, on s'enroua la voix à force de débâttre. Pendant ce temps-là, Elerinna jetait des regards entendus et furtifs à Irina.Même que parfois, elle s'amusait à lui sourir, comme pour la complimenter. Mais Irina, elle, ça ne la faisait pas rire. Mais alors pas du tout.


Dernière édition par Elerinna Lanetae le Mar 18 Nov - 14:15, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeSam 15 Nov - 1:21


Nord-Est de Hellas, village d'Inoa, deux heures plus tôt.

Le commandant Faéris Lanetae, fils de Nyméria N'rod et de Jill Lanetae, cousin de la grande-prêtresse par son père, n'avait jamais imaginé à quel point le froid pouvait être mordant pendant la mauvaise saison à Cimméria ; et en des circonstances telles qu'une campagne militaire de longue haleine, il s'avouait en silence que cela lui coûterait peut-être davantage qu'une petite fluxion de poitrine. Il resserra son manteau de fourrure par-dessus son armure de plaques, appuya sur les étriers de son cheval et lança un regard soucieux sur la masse grouillante de guerriers qui envahissaient le petit village de pêcheurs comme l'eau d'un fleuve en crue qui déborde et avale impitoyablement les ouvrages des hommes – ses troupes. Quinze mille mercenaires et soldats sindarins que Rash Lanetae, patriarche de la famille, lui avait confiés à lui – ô gloire – pour mener à bien la première phase des opérations – la plus honorable, certainement – qui consistait à s'emparer d'un village cimmérien par une escarmouche, de piller des vivres, de réquisitionner des logements et de massacrer tout habitant qui aurait le front d'opposer de la résistance à si noble entreprise. Merci pour lui.

Pour l'instant, tout s'était déroulé sans dommage, ce qui tenait sans doute d'une bonne grâce de la fortune quand on réalisait la distance qu'avait dû parcourir le menu bataillon de Canopée jusqu'à Inoa, sans éveiller la suspicion des cités de Cebrenia et sans passer les frontières du grand pays d'Eridania ; ils avaient d'abord dû progresser à l'ouest, à l'orée de la Vallée d'Hillem, jusqu'aux cascades nébuleuses et puis il avait fallu bifurquer vers l'ouest à flanc de montagne, parce qu'après tout, on finirait sans doute par se demander ce que toutes ses troupes aux étendards des Lanetae fabriquaient en prenant la direction de Cimméria. Certains esprits agiles auraient pu en tirer des conclusions fort dommageables.
Bref, Faéris avait bien tenté de fragmenter les cohortes de son armée hétéroclite sur le chemin pour ne pas trop attirer l'attention des badauds, des villageois et des autorités étrangères, mais les lourds convois qui transportaient les machines de siège en pièces détachées avaient souvent été couverts de regards incompréhensifs. Cette semaine de voyage n'avaient donc pas été de tout repos, et quand ils avaient fini de passer les cols étroits et tortueux des montagnes, il avait fallu prendre d'Inoa pour établir un point de support aux actions qu'il dirigerait ensuite sur Hellas.

Cela faisait plus d'une dizaine d'heures que ses troupes s'étaient emparées du petit village, qui n'avait pas eu les moyens de résister. D'après ce que Faéris avait pu en voir, la population y était plutôt miséreuse et ne comptait que quelques familles de pêcheurs, de chasseurs et de rares soldats qui n'avaient apparemment d'autre mission que de maintenir l'ordre dans cette insignifiante société humaine. Quelques maisons avaient brûlé et la neige qui tombait drue depuis le début de la journée avait recouvert leurs ruines fumantes. Les habitants qui n'avaient pas été simplement tués n'avaient de toute façon pas pu prendre la fuite : la montagne et la mer leur coupaient la route. Faéris les avait mis à contribution pour préparer sa marche sur Hellas : il avait mis la main sur les réserves de vivres et de fourrures qu'on avait stockées pour la saison froide, puis sur deux moras de l'armée cimmérienne dont il prévoyait qu'ils leur seraient utiles quelques heures plus tard.
Ses hommes, quant à eux, s'occupaient activement de monter les engins de siège, balistes et trébuchets, de couper les quelques conifères décharnés qui bordaient la côte et de tailler des béliers. Les préparations voyaient bientôt leur fin et dans les heures qui suivraient, quatorze mille neuf cent hommes se présenteraient aux portes d'Hellas pour retenir la chute d'Elerinna Lanetae.
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeDim 23 Nov - 23:45


Dame de Cœur et Dame de Pique

Elerinna . Léogan . Irina

Irina tapotait nerveusement des doigts sur sa cuisse, calmant comme elle pouvait les pulsions féroces qui lui donnaient envie de régler cette discussion ridicule de la façon la plus radicale et définitive qui soit. Son visage faussement concentré était en réalité absorbé par des visions oniriques de ce qu’elle désirait plus que tout, de tous ces vieux fantasmes sanglants qu’elle avait contenus des années durant sans jamais avoir l’occasion de les concrétiser. Pourtant seule Kesha savait à quel point tout cela n’avait rien de lascif ou de sensuel, car en ces rêveries il n’y avait nulle place pour la mièvrerie dégoulinante de la très noble posture princière. Tout n’était que chaos et violence dans son esprit embrouillé par le ressentiment viscéral d’Exanimis, s’ajoutant sans cesse au sien. Mais au milieu de tout cela le chef d’accusations se prolongeait, tandis que Lyrië descendait la liste qui continuait encore et encore, dans une litanie monotone.
Certaines mines rêveuses et parfois ennuyées semblaient indifférentes à tout ce qui se passait là, comme si discuter du prix de leur dernière robe était plus important que le sort de leur grande prêtresse. Cela en disait sûrement long sur le manque de cohésion de l’ordre, qui avec le temps était devenu un ramassis d’étrangères nageant au gré de leurs ambitions contraires. Les demoiselles faisant preuve d’autant de détachement et de bon sens étaient néanmoins peu nombreuses. La majeure partie des présentes restait alerte et attentive à tout ce qui se passait, guettant le moindre regard et la moindre phrase qui pourrait révéler l’issue de cette réunion. Tantôt par souci et pitoyable dévotion, tantôt par espoir muet et sadique de voir Elerinna plonger ; les visages se tournaient d’un pôle à l’autre, dans l’expectative que la situation se dénoue enfin. Seulement ce n’était apparemment pas pour tout de suite, car la belle sindarine venait à peine de prendre la parole, nappée dans son port altier et défiant. Oh, l’égérie avait si belle allure… mais croyait-elle vraiment que l’élégance lui procurerait la crédibilité et la compétence qui lui faisaient défaut ? Grands dieux, un si grand âge devrait pourtant être incompatible avec une telle bêtise.

La voix mesurée et suave d’Elerinna s’éleva entre les murs de la salle du conseil, et chacune des prêtresses se redressa de quelques centimètres. À l’inverse Irina ne bougea pas d’un poil, trop agacée par sa rivale dont la seule vue lui donnait des nausées. Tant d’égoïsme et de mauvaise foi compactés en une si frêle personne, cela avait de quoi laisser pantois. Non qu’elle continue de s’en étonner, après autant d’années à constater avec dépit la négligence dont faisait preuve cette femme. Sa tentative douteuse de plaisanterie lui fit d’ailleurs lever les yeux au ciel, dans une expression très claire de ce qu’elle pensait de cette introduction pathétique. Au fur et à mesure elle ne prenait même plus la peine de dissimuler ce qu’elle pensait, car depuis le début elle était persuadée qu’en cette soirée tous les masques seraient arrachés, de gré ou de force. La serpentine glissa une œillade suspecte vers les lourdes portes d’airain, ne sentant plus la moindre trace de magie. Quiconque avait essayé de les espionner avait fini par se raviser. Tant mieux, car elle avait déjà de quoi se faire des cheveux blancs avec les inepties qui se faisaient entendre dans cette salle.
Agir en grande dame ? C’est qu’elle y croyait, à ces simagrées de lunatique ? Oh mais oui, c’était terriblement important de se montrer pimpante et coquette, de s’arroger tous les compliments de l’assemblée, de toute façon désireuse de faire écho aux tonnes de fleurs qu’elle se jetait, tel un miroir déformé lui renvoyant toujours une image parfaite. Peut-être avait-elle besoin de cela, de toute cette flatterie creuse et répétée pour se persuader qu’elle valait quelque chose. Pas sûr que cela suffise à se mentir à ce point, mais là encore… sans doute Irina sous-estimait-elle un des rares talents innés de sa rivale. Si seulement elle pouvait plaider son innocence avec la moitié de cet acharnement, elle aurait peut-être une chance. Peut-être. Le jour où elle saurait réellement assumer ses fautes et prendre ses responsabilités, plutôt que de les fuir d’une pirouette peu subtile. Assez grossière en tout cas pour que d’autres sceptiques la remarquent. Sœur Hillia, une Yorka faisant partie de la trésorerie releva les faits, qui n’étaient pas vraiment un secret, d’ailleurs. Ses cheveux tirés en un grand chignon lui donnaient un air sévère, mais cela n’en retirait rien à son professionnalisme méthodique.

« Vous n’avez sans doute pas encore eu le temps de lire mes nombreux rapports, dame Lanetae. Cela fait maintenant plusieurs mois que nos caisses ne sont plus pleines, tel que vous semblez le penser. L’épidémie a non seulement coûté très cher à notre institution, mais elle a eu des conséquences désastreuses sur nos sources de revenus. Entre nos commerces qui ont du mal à régler leurs dettes, le peuple qui est sans le sou pour acheter les biens de première nécessité que nous leur vendons, et les dons extérieurs qui sont fortement compromis, nous ne pouvons continuer à prétendre bénéficier de la même prospérité d’autrefois. C’est pour cette raison que j’ai émis une série de mesures d’urgence visant à stabiliser notre situation financière. »

Digne et très sérieuse, la quarantenaire à la chevelure d’un plumage bleuté se rassit une fois son intervention terminée. Visiblement elle avait choisi la prudence et préférait rester neutre en attendant de savoir ce dont il en retournait, ce qui la poussait à éclaircir le groupe concernant l’état des finances de Cimméria. Ce n’était pas encore catastrophique, mais cela pourrait le devenir si rien n’était fait. En bref, cela signifiait qu’elles ne pourraient éternellement garder ce rythme insouciant, à dépenser sans compter comme si de rien n’était. Autrement la réalité les rattraperait, et les résultats seraient d’autant plus difficiles à gérer. Ça n’en était pas à un stade alarmant, étant donné que les prêtresses étaient habituées à la vie frugale du nord, menée par la cadence des saisons et des prières. Néanmoins bien que le sujet soit on ne peut plus sérieux, ce n’était pas ce qui les amenait là aujourd’hui. Lyrië recadra donc calmement pour revenir au sujet de départ.

« Merci bien pour ces précisions, ma sœur. Mais n’oublions pas, nous sommes ici pour débattre des fautes que j’ai évoquées plus tôt. »

Une vague de murmures en tout genre reprit de plus belle, chaque fois que la grande prêtresse prenait une pause entre deux répliques. Impossible de discerner les propos des unes et des autres, tout n’était qu’un brouillard confus de méfiance, de protestations scandalisées et des bavardages confus. Au milieu de ce bourdonnement incessant, Irina soupira. Ces pies intenables et surtout ce discours fuyant et risible réveillaient une migraine au fond de son crâne, ce qui la rendait encore moins agréable que d’habitude. Fulminant intérieurement, Irina brûlait de se lever et de soulever la légion d’incohérences, de sophismes et autres dérobades dans cette oraison minable. Elle s’était attendue à quelque chose qui aurait plus de prestance, plus de sens, plus de contenu. Car toutes ces plaintes gauches lui faisaient l’effet d’un texte brouillon où tous les mots auraient été balancés sans ordre ou logique. Elerinna se contentait de brasser de l’air, à défaut de mieux. Elle agitait follement ses pupilles de victime virginale, faisait sa plus belle moue de donzelle à sauver, pinçant ses lèvres adorables en espérant attendrir l’auditoire. Sa fausse revendication de culpabilité eut alors raison de la patience de la rouquine, qui frappa du poing sur l’accoudoir de son siège, faisant sursauter la pauvre Kennosha.

« Il suffit ! » Un silence de mort se fit dans la salle, et tous les regards surpris se tournèrent en sa direction. La tension qui régnait dans l’air était évidente depuis longtemps, mais il n’en restait pas moins exceptionnel qu’Irina prenne la parole, surtout de façon aussi abrupte. Lyrië la fusilla d’ailleurs du regard, lui intimant silencieusement de se contrôler. Bien entendu il n’avait initialement jamais été question d’intervenir dans ce débat qui se suffisait pour démontrer l’imbécilité développée et irrécupérable de celle qui était leur meneuse. Seulement l’entendre sans cesse se dédouaner sur ces ‘autres’ invisibles et abstraits, l’écouter déblatérer ces concepts abscons visant seulement à détourner ce qu’on lui reprochait, ça la rendait malade. « Il est temps que vous arrêtiez de tourner autour du pot, que vous cessiez cette récitation d’enfant de dix ans. ‘Ce n’est pas moi, ce sont les autres ! ’ Mais oui, ce sont toujours les autres. Ces mêmes autres qui se sont saignés des années durant pour exaucer chacun de vos caprices de diva d’opérette ! » Se redressant légèrement, elle repoussa la cape qu’elle avait gardée sur les épaules. Les prêtresses n’eurent même pas le temps de parler entre elles, trop choquées de ce ton qui avait clairement rompu avec la demi-mesure qui avait été tacitement adoptée jusque-là.

« Sœur Dranis, veuillez soigner votre langage. » Lyrië recadra tout de même, la toisant d’un air qui lui annonçait qu’elle ne tolérerait pas une seconde dérive de vocabulaire. « Ceci étant dit, si vous faites preuve de mesure, vous êtes autorisée à poursuivre. »

Comme si elle allait se gêner. « Vous parlez d’alliances cérémonieuses, de traités diplomatiques, et de ne sais-je encore quelles balivernes destinées à nous aveugler, comme vous savez si bien le faire. Où sont-ils actuellement, comment se traduisent-ils ces avantages politiques ? L’ascendant sur Bellicio a sans doute jadis été réel, mais maintenant... il ne reste rien. Vous prétendez l’avoir neutralisé, mais avez-vous seulement mis un seul pied en dehors du quartier du temple, dernièrement ? Parce que pour quelqu’un de si perspicace, vous me semblez particulièrement obtuse. Même moi qui suis rentrée depuis quelques jours seulement, l’ai remarqué. N’importe laquelle de nos sœurs ici présentes pourra confirmer que les rues sont plus dangereuses que jamais, et qu’en plus de la criminalité, désormais les luttes intestines de la garde germent partout. Alors puisque vous êtes si sûre de vous et de la lutte que vous menez en notre nom, j’aimerais voir une preuve concrète et récente de vos alliances diplomatiques ! »

Et encore cela venait à limiter les relations politiques à l’interne d’Hellas, ce qui était on ne peut plus réducteur. Mais ce point-là, elle le discuterait plus tard. Agitant la main d’une expression condescendante, la rouquine ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin. Ses homologues semblaient fascinées par le combat qui se tissait devant leurs yeux, ce qui ne l’amusait pas du tout. Toutefois puisque personne ne semblait avoir le courage de tenir tête à cette pimbêche sylvestre, Irina acceptait de se dévouer pour la bonne cause. Une cause qui lui faisait bouillir les veines avec plus d’efficacité encore que les murmures d’Exanimis n’attisaient ses envies de meurtre. D’ailleurs, à l’appel des personnes qui avaient eu les moyens de réagir, Irina rit tout bas et se leva finalement, la tête haute.

« Non seulement il était possible de réagir mais nous l’avons fait, sœur Lehoia et moi. Nous avons tout abandonné pour faire ce pourquoi l’ordre existe et grâce à la déesse nous sommes encore là pour raconter cette histoire. C’est par révolte envers vos mesures et par désespoir de ne rien pouvoir faire que nous sommes parties en pèlerinage au temple de Delil. Suite à notre survie nous n’avons exigé ni privilèges ni gloire d’aucune sorte, en dépit des risques encourus. Avec l’aide d’une poignée de survivants nous avons conçu le remède à la Sarnahroa, et ainsi sauvé une partie des réfugiés qui ont été chassés de leurs foyers. J’ai même interdit que ce dernier soit mis en vente, car ce n’était pas par cupidité que j’ai risqué ma vie et celle de mon fils à naître. Vous qui êtes restée terrée derrière votre bureau tout le long de cette épreuve, ou festoyant jusqu’à matin à ces réceptions mondaines et frivoles, osez donc me dire en face qu’il était impossible d’agir, qu’il était impossible de défendre leurs droits et leurs vies ! » Reprenant son souffle, elle ne cachait pas l’indignation d’avoir dû elle aussi quitter sa ville natale, enceinte jusqu’au cou, afin de faire ce qu’elle croyait juste. « Nous sommes la preuve vivante que c’est faux ! Et vous… vous êtes justement de ces lâches qui se sont retranchés chez eux, sans avoir levé le petit doigt pour arranger le sort de ces gens. C’est parce que cette ville n’a que des figures de proue vacillantes et corrompues que je ne suis pas étonnée que les réfugiés qui pourtant aimaient leur pays, aient refusé d’y remettre les pieds ! »

Debout et le regard assuré, Irina n’avait pas grand-chose à envier à Elerinna. Sans doute avait-elle un style moins soigné et tape à l’œil, tout en simplicité et en modestie… Seulement son audace et sa détermination compensaient partiellement la finesse des traits sindarins. Depuis l’adolescence elle avait toujours été femme de terrain et génie de la médecine, mais désormais elle était aussi mère de famille et incarnation des valeurs oubliées depuis un peu trop longtemps. Certaines continuaient de la détester cordialement et elle ne s’en offusquait pas, néanmoins ce qui était sûr c’est qu’il devenait de plus en plus compliqué d’ignorer ce qu’elle avait accompli. Et en cela, qu’elles soient toutes deux moralement condamnables ou pas, Elerinna avait un grand coche de retard. Une chose qu’Irina ne manquerait pas de marteler, à coup de données tangibles et aisément vérifiables.

« Concernant cette jeune Luxis… Verna de son prénom… J’ignore tout ce que le conseil a pu constater, ou du bon fondement de ses constatations. J’imagine toutefois que ces accusations graves ne sont pas portées sans raison, et comme notre chère grande prêtresse ne dément pas, j’en déduis qu’il s’agit de la vérité. Enfin… pour en revenir à du concret… ce nom de Luxis ne m’est pas inconnu. Comme vous le savez, les émeutes qui ont eu lieu suite à l’apparition du myste ont semé le trouble à travers le monde. On m’a en effet permis de me reposer en Eridania afin d’accoucher dans les meilleures conditions, ce qui m’a tenue écartée de notre temple pendant de nombreux mois. Ce conseil dispose des rapports réguliers que j’ai écrits, et ils ont donc trace de ce que j’ai pu faire par et pour l’ordre. Quoi qu’il en soit pendant ce supposé hiatus qui n’en a eu au final que le nom, j’ai eu le déplaisir de rencontrer cette adolescente, que je confirme être mineure d’apparence, au temple d’Aléa. En effet, et bien que je ne l’aie jamais vue de ma vie avant ce jour-là, elle a proféré des menaces contre ma vie et celle de l’enfant que je portais, de façon complètement gratuite. Si vous voulez confirmer mes dires, il n’y a rien de plus facile. Il nous suffit de convier le soldat Havelle et le soldat Bashere, présents sur les lieux au moment des faits. »

L’audience sembla pensive tout à coup, sommant d’une part l’aveu à moitié consenti d’Elerinna et l’altercation colportée par sa Némésis. C’était comme si petit à petit les pièces trouvaient leurs places, dessinant un champ de bataille qui paraissait de plus en plus défavorable à la blanche colombe. D’ailleurs Lyrië montrait une expression toujours plus sombre, l’œil vif et perçant ne ratant aucun détail. Ce qu’elle ne tarda pas à faire savoir. Petit à petit elle perdait de sa langue de bois pour réprimander sa benjamine, estimant inacceptable cette nonchalance d’Elerinna.

« Dame Lanetae, d’une part je vous serais grée de cesser de faire mention à d’autres personnes et leurs manquements éventuels. Si des consœurs ont mal agi, elles feront l’objet d’une enquête disciplinaire ultérieure. C’est bien de vos agissements que nous discutons pendant cette séance, alors j’aimerais autant qu’on ne s’en écarte pas. Vous n’êtes pas sans savoir que tout membre de l’ordre, quelle que soit sa position ou son ancienneté, est passible de sanctions en cas de fautes qui le justifient. Vous n'êtes donc ici qu'une prêtresse comme n'importe laquelle d'entre nous. D’autre part il ne s’agit pas juste ‘de cette histoire d’hérésie’. Nous attendons davantage de bon sens de quelqu’un de votre trempe. Les faits qui vous sont imputés sont très sérieux donc faites preuve d’un minimum de respect envers le conseil ici réuni. » Le ton était plus coupant cette fois, comme à peu près à chaque fois qu’elle avait à présider à une réunion un peu trop houleuse. Son expression était moins fatiguée et plus vive, comme à chaque fois qu’elle était mise dos au mur. C’était grâce à cette ténacité indécrottable qu’elle en était arrivée aussi loin. Il était clair qu’elle n’aimait pas être contrainte à tenir le mauvais rôle, mais elle ne semblait pas non plus s’embarrasser de trop de scrupules. Il fallait bien que quelqu’un s’y colle. « Ma question sera simple concernant ce dernier point, au-delà des justifications sentimentales que vous pouvez donner, et qui ne nous regardent ni intéressent en rien. Avez-vous bien donné rendez-vous à Verna Luxis au sein de ce temple, dans le cadre d’une relation amoureuse ? Avez-vous comme je l’ai énoncé, donné lieu à des rapports charnels sous le toit sacré dé Kesha, oui ou non ? »

Nouveau silence sépulcral, entre les vagues sourires parfois ébauchés par le minois de porcelaine d’Elerinna, qui déclenchait la tête des mauvais jours chez la doyenne qui présidait. C’étaient les provocations d’un vermisseau agonisant et pathétique, qui ne pouvait s’empêcher de continuer à cracher du venin, jusque dans le trépas. Non, il n’y avait rien dans cette situation, qui puisse être curieux ou hilarant aux yeux d’Irina. Seulement les frasques d’une femme creuse et superficielle, une pomme à la peau délicieusement rouge et brillante dont l’intérieur était pourri jusqu’au trognon. Un bel emballage, trompeur et capable de faire illusion… Qui bientôt ne serait plus qu’une page tournée des prêtresses de Cimméria.


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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeLun 1 Déc - 18:42

« Vous n’avez sans doute pas encore eu le temps de lire mes nombreux rapports..."

Il lui fut difficile d'en entendre davantage. Tout cela n'était qu'un tissu de mensonges et d'absurdités; et d'ailleurs, ça ne s'arrêtait pas. Pire, ça lui pleuvait dessus, sans s'arrêter. A peine avait-elle le temps de respirer qu'on lui en balançait encore plein la figure. A la vas-y que je te pousse, en veux-tu, en voilà, hop! On lui pissait à la figure sans que ça s'arrête, et sans vergogne, sans remords, rien de ce qui peut avoir trait à la culpabilité, ça non! Il fallait dire qu'elle était douée pour ça, la jeune dame! Ca ne s'arrêtait pas de sortir de sa bouche, comme du poison, ou comme les entourloupes d'une prostituée.
'Entre nos commerces qui ont du mal à régler leurs dettes, le peuple qui est sans le sous pour acheter les biens de première nécessité que nous leur vendons ...' qu'on lui gueulait dessus!
Bien entendu, c'était de sa faute, à elle. Ah il fallait l'entendre beugler ces :

'Il est temps que vous arrêtiez de tourner autour du pot!'

ou encore ces 'Je ne sais-je encore quelles balivernes destinées à nous aveugler, comme vous savez si bien le faire!'

Ponctués par des 'Merci bien pour ces précisions, ma sœur.'

Que la doyenne lui susurrait à l'oreille avec un œil suintant la bienveillance aveugle et l'obéissance absurde. On aurait des clameurs de mise à mort, comme dans les théâtres antiques. On l'accusait, on la calomniait, on la mettait en faute, volontairement, sans remord, sans conscience, et elle devait faire basse figure; c'était son rôle, désormais, cette jeune louve avait décidé qu'on devait lui faire la peau, et alors, docilement, on la lui faisait, et on suçait aussi ses os, jusqu'à la moëlle comme ça, simplement, par effet de groupe. Et à peu près en face d'elle, elle la voyait, l'usurpatrice, jeter toute son énergie et toute sa verve dans le combat. Elle semblait remplie d'une farouche justice, d'une idée pleine de grandeur, et d'un courroux terrible.

Mais sans doute était-elle de mauvaise soi. Comme l'avait ajouté la doyenne, remplie de sagesse et de bonne volonté : 'Mais n’oublions pas, nous sommes ici pour débattre '. Ah ça, débattre, elles savaient toutes y faire! Et ça jacassait dans tous les coins, ça babillait, ça faisait des airs entendus, ça rentrait le menton en clignant très fort des yeux, comme une chouette, en disant des 'oh oui! oh oui! C'est terrible tout ça! et des 'Ca alors! JE n'au jamais imaginé ça!'. Ou alors, ça faisait l'étonnée, ou la surprise pudibonde, figée dans une attitude furieuse et horrifiée qui était comme une grimace d'orgasme douloureux, rigide et stupide. Franchement, tout ça ne sentait pas la rose.
Alors, comme il le fallait bien, elle se leva pour se défendre. Mais qu'avait-elle à dire? Elle commença par démentir toutes ces rumeurs inquisitrices qui voulaient absolument qu'elle couchât avec une demoiselle. Après tout, cela ne regardait personne, excepté, peut-être, son entrejambe. Et encore.

-Toute ces rumeurs sont ridicules, dit-elle d'une voie forte et calme, comme quelqu'un qui n'a plus rien à perdre. Quelqu'un a-t-il une preuve formelle de cette accusation? Quelqu'un peut-il démontrer, sans mentir que j'ai eu quelques rapports intimes avec cette... jeune personne? (elle avait agité la main d'un air dédaigneux en prononçant ces dernières paroles).

Personne n'osa répondre; son adversaire tapotait nerveusement sur les accoudoirs de son siège; ça faisait un potin d'enfer.

-Alors cessons ces enfantillages, je vous prie, poursuivit-elle. J'admets avoir discuté avec cette jeune demoiselle, et je l'admets sans honte. Ne peut-on dialoguer que dans la luxure? Il faudrait, à mon avis, avoir un esprit troublé par de bien nombreux vices pour parvenir à cette conclusion.

Elle appuya son discours d'un coup d'oeil méprisant à son interlocutrice implicite.
Quelle prétentieuse! Elle la regardait avec ses yeux plein de fureur et de défi. Pour sur, tout ça, ça ne la faisait pas rigoler.

Debout, elle gesticulait comme les autres, et tâchait de survivre dans l'arène. Ca non plus, décidément, ça ne sentait pas bon.

Enfin, vint la question de la politique. On avait déjà tout dit à ce sujet, rabâché cent fois la chose; mais il fallait en remettre une couche. C'eut été dommage de gâcher un tel merdier. En plus d'en avoir mis partout, il fallait bien qu'on se battît avec, afin que tout cela n'eut pas été tout à fait inutile. Comme dans la plupart des actions humaines, ce qui comptait, c'était de mener quelque chose jusqu'au bout; la vérité, dans tout ça, on s'en fichait pas mal.
De toute façon, c'était toujours la même chose. L'influence de l'ordre avait reculé, la situation ne cessait de se détériorer, les rues n'étaient plus sûres, les prix trops chers, les commerçants mécontents, les sœurs acariâtres.
C'était tout de même évident. Et elle était là, debout, à se défendre dignement, férocement même, avec la vigueur tenace des âmes déçues par les mesquineries sociales et les règlements de compte à n'en plus finir.

Aussi, elle répondit ce qu'elle put, tâchant de se montrer pleine d'assurance:

- Mes sœurs, on m'accuse de bien des maux! Mais, ce qu'on omet de vous dire, c'est que c'est sous l'influence des doyennes que l'ordre à du faire des concessions. J'ai toujours désiré que l'ordre prospère, et qu'il agisse par lui-même; mais on m'a répondu qu'il ne fallait pas faire d'imprudence et ne pas compromettre les affaires de l'ordre dans des affaires externes qui pourraient se révéler dangereuse. Et pourtant, mes sœurs, j'ai continué à tenter d'agir, par moi-même. Pourriez-vous me contredire, doyennes? Oseriez-vous mentir à toutes nos sœurs, en affirmant que l'ordre est moins fort par ma faute, alors que c'est vous, depuis longtemps, qui balancez de l'immobilisme le plus complet au pusillanimes le plus absurde!

Elle toisa son accusatrice, qui frémissait sur son siège, elle le voyait bien, et lança à toute volée:

Avant de juger d'un acte, ne faut-il pas en connaître l'origine et la fin? Et pourtant, me voici accusée, sans l'un, ni l'autre; est-ce cela la justice? Peut-on croire plus longtemps ceux qui profèrent de telles condamnations et omettent d'en fournir les tenants et les aboutissants? Vous voilà juge, mes soeurs, et en toute justice, cette fois. Quant à moi, je peux démontrer ce que j'avance, et témoin à l'appui.

Puis, il lui fallut se rasseoir, sur le bois dur et froid de sa chaise spartiate et attendre que le cirque recommença. Alana tâcha d'être digne et fière en s'asseyant.
Elerinna, elle, en de semblables circonstances, s'assit presque de la même manière, en peut-être plus vaniteuse, et après avoir tenu, contre de semblables accusations un semblable discours, elle fixa Irina sans discontinuer, comme Alana la fixait elle, avec ses grands yeux remplis d'intelligence et qui voyait clair dans toute cette mascarade humaine.
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeSam 6 Déc - 3:07

Elerinna n'avait rien répondu aux paroles que Léogan lui avait adressées par télépathie. Il finit par s'en inquiéter un peu, mais Arthwÿs lui assura avec flegme que la dame avait bien reçu le message, qu'il faisait ça tous les jours et qu'il n'avait plus échoué à réaliser des échanges de pensées à travers une porte depuis sa tendre enfance. Un peu rembruni, Léogan avait tout de même fini par s'en accommoder. Après tout, ce n'était plus de paroles de réconfort, dont elle avait besoin désormais, mais plutôt d'idées concrètes d'argumentation qu'il fut d'ailleurs fort tenté de lui glisser à mesure que le conseil avançait.
Évidemment, tout cela ne constituait qu'une mascarade mal dissimulée qui menait tout droit à l'éviction en bonne et due forme de la grande-prêtresse, ni plus ni moins, ce n'était un secret pour personne. Cela faisait des mois qu'il guettait qu'une sarabande de ce genre ait lieu, maintenant que c'était en route, il n'y avait plus qu'à écouter les litanies d'arguments qu'on avait trouvées – souvent à fort bon droit, en effet – et qui trouvaient ici le moment très opportun d'être ânonnées quand à d'autres on les aurait tues.
Pendant un long moment, il crut qu'Irina ne prendrait pas la parole. Il savait qu'elle répugnait à ces démonstrations de rhétorique en public et qu'elle préférait, et de loin, écouter ce qu'on disait avec lassitude, et ne marquer son refus qu'aux occasions où il était nécessaire – quand elle ne séchait pas tout simplement ce genre de réunions. Un sourire sardonique passa sur son visage. Ha, quand elle endosserait la robe de grande-prêtresse et qu'elle serait obligée de présider aux cérémonies tambour battant, de réciter des prières et d'exhorter ses fidèles, ce serait cocasse à observer...
Quant à Elerinna, elle faisait ce qu'elle savait le mieux faire en public : elle se donnait en spectacle, et il entendait d'ici ses petites partisanes se gausser comme des oies à ses plaisanteries précieuses, qui ne lui donnèrent à lui pas la moindre envie de sourire. Oh il comprenait qu'elle regarde ce simili procès avec une négligence désinvolte – après tout, n'était-il pas perdu d'avance ? – mais d'aussi loin que remontaient ses souvenirs, les manières qu'elle affectait devant son public l'avaient toujours sincèrement rebuté. Mais au-delà de ces simples amphigourismes stylistiques, quelque chose le laissait perplexe dans sa façon de mener son discours. Elerinna ne choisissait pas entre le repli dédaigneux et le combat. Parfois, elle éludait simplement des questions cruciales qui auraient pu la mener à être accusée d'hérésie, parfois elle bataillait à coups de discours grandiloquents sur l'amour, la justice et l'immobilisme politique, et souvent, malheureusement, elle parlait de faits qui n'avaient plus cours ou ne rétorquait rien de précis aux accusations très concrètes qu'on lui faisait. Léogan n'était pas très sensible à la beauté de son discours, qui devait sans doute en hypnotiser plus d'une dans la salle des rituels, et grimaçait à chaque faux pas qu'elle faisait et qu'elle tentait de dissimuler dans ses jupons bouffants.

Et puis, tout à coup, sans doute parce qu'elle n'y tenait plus, Irina prit la parole. Léogan, qui s'était juré devant l’Éternel depuis quelques années déjà d'être témoin de leurs joutes verbales, se sentit tout à coup comme un spectateur lésé devant l'absurdité du combat. C'était comme si elle avait décidé de venir écraser une fourmi avec un marteau de combat. Une chose l'arrêta cependant au milieu de ce massacre méthodique et lui traversa l'échine comme une décharge. Cette misérable sotte embourgeoisée de Verna avait menacé Irina et son fils ?! Quand, comment ? Ce ne pouvait être que pendant les mois de grossesse de la jeune femme, où il l'avait perdue de vue, et où... Oh s'il n'y avait pas encore de motif suffisant pour lui arracher la tête, à celle-là, maintenant, c'était chose faite...
Considérablement distrait par cette révélation, et aussi parce que le reste ne revêtait plus soudain qu'une importance secondaire, Léogan rumina pendant quelques minutes avant d'entendre son nom prononcé par Elerinna, de l'autre côté de la porte.

Il leva la tête vers Arthwÿs et échangea avec lui un regard suprêmement étonné. Sommée de délivrer plus de précisions par Lyrië, Elerinna annonça que concernant l'insécurité grandissante dans les rues d'Hellas, elle s'en était occupée personnellement et pouvait à ce titre faire appel à un témoin qui saurait rassurer l'assemblée de ces problèmes de violence qui s'étaient multipliés depuis quelques semaines dans les bas-quartiers.
Léogan était estomaqué. Qu'elle tire la couverture sur elle quand il avait supervisé et fait tout le travail, il pouvait le concevoir – après tout, malgré l'affection qu'elle lui portait et son grade prestigieux de colonel, il était un larbin parmi d'autres – mais qu'elle lui demande de le manifester à vive voix devant l'assemblée, c'était trop fort. Son premier réflexe fut de se retourner vers la porte du couloir et il songea à vider les lieux sans tarder, mais quand une prêtresse entra dans l'antichambre pour l'appeler à témoigner à travers la porte – bon dieu qu'est-ce qu'elles n'allaient pas inventer comme conneries... – il fut pris au dépourvu. Il déglutit, fit d'abord signe de façon véhémente à la prêtresse qu'il ne prononcerait pas un mot, dans la salle des rituels on commença à piaffer d'impatience, la religieuse insista à grands renforts de regards courroucés, et sans qu'il ne comprenne pourquoi ni comment, comme un acteur récalcitrant qu'on précipite sur scène, il se retrouva à énoncer stupidement son nom et son matricule à travers la porte close de l'antichambre.
On lui demanda ce qu'il avait à dire. Il resta silencieux un moment, le temps de faire un tour complet de toutes les magouilles sordides qu'il avait accomplies ces derniers jours, l'air aussi désorienté qu'un gosse de dix ans devant une difficile équation qu'un professeur proposait à la classe, et puis il finit par ouvrir la bouche. Sans qu'il n'y réfléchisse tout à fait, sa voix lui échappa dans un cynisme rocailleux et amer que toutes devaient lui reconnaître.

« On part du principe que vous assumez toutes les saloperies que le temple et la mairie se renvoient comme une balle depuis des années ou j'dois faire des ronds de jambe pour que ça passe mieux ?
‒ On part du principe que nous allons faire abstraction de toutes les... 'saloperies' que vous avez faites dans l'exercice de vos fonctions, ou bien j'invoque la cour martiale ?
‒ Eh ben, on est mal barrés, c'est moi qui vous le dis, soupira-t-il, avec une sincère lassitude. Enfin bref, finissons-en. »

Il haussa les épaules pour lui-même et s'appuya à la porte avec une moue répugnée.

« Nous avons été effectivement confrontés à une explosion de la criminalité et des violences en ville ces dernières semaines, en particulier dans les bas quartiers du temple, et il s'en est fallu de peu pour que ça ne tourne aux émeutes. J'vous fais pas d'arabesques, mais pas besoin d'être un petit génie pour comprendre que le Maire a profité allégrement des dissensions politiques du temple et de la perte d'influence de la grande-prêtresse pour mettre les pieds dans le plat. Il a liquidé pas mal de nos hommes de main dans les quartiers pauvres, et ce sont principalement ces règlements de compte qui ont causé les troubles dont nous parlons. Mais, ceci étant dit, je signalerai seulement que je... Mmh. Heum, la grande-prêtresse m'a demandé de régler ces problèmes, aujourd'hui, à l'heure qu'il est, c'est chose faite, résuma-t-il, d'une voix morne.
‒ La grande prêtresse maîtrise donc l'art de la délégation, rétorqua Lyrië aussi sec. Voilà qui nous avance grandement. Merci bien, Sire Jézékaël. »

Léogan papillonna des paupières, toujours appuyé à la porte, et se redressa un peu en fronçant les sourcils. Qu'on l'envoie paître comme un malpropre, ça, il avait l'habitude, il s'en fichait pas mal, mais ces derniers temps, il commençait à en avoir vraiment marre qu'on le prenne pour le balayeur de service à qui on demandait des comptes, mais dont on n'examinait pas les ordures de trop près, de peur de se salir les mains. Oh vraiment. Ces idiotes avaient précipité Hellas dans la plus grande fosse à purin de tous les temps et son travail, à lui, ça avait été de les sortir de la merde – c'était son boulot, et il fallait qu'il avale leurs critiques, maintenant ?
C'était magnifique. Personne dans cette sacro-sainte salle des rituels n'était au courant qu'il avait envoyé un innocent en cour martiale, utilisé la vieille chapelle d'Alana pour monter une souricière macabre, mis le feu à quelques maisons et combattu avec Igrim contre un officier de la garde municipale – qui certes avait quelques penchants pervers pour la marchandise humaine – afin de « régler ces problèmes d'insécurité », non, non ! Il avait fait son travail, c'était tant mieux, maintenant s'il pouvait se taire, ce serait plus qu'opportun ! Le problème était résolu, on ne voulait pas en savoir plus ; le détail, on le laissait dans l'arrière-boutique et la poussière, sous le tapis. Ce qui comptait, c'était la devanture.
Seulement, voilà, Léogan en avait par-dessus la tête de fermer sa gueule, de lisser le tableau et maintenant de permettre qu'on refourgue toute la responsabilité de ce qu'on arrivait plus à glisser sous le tapis sur Elerinna, quand chacune de ces bonnes femmes était aussi coupable l'une que l'autre de la dégénérescence de la cité, par hypocrisie, par ambition et par lâcheté. Si Elerinna en était le pinacle, elle n'en était pas spécifiquement la cause, c'était toute cette foutue cité, toutes ces magouilles ancestrales, tous ces gens, tous les mêmes, tous aussi méprisables que mesquins, qu'on détrônait pour rien, parce que c'était ça, la politique, ça recommençait toujours, c'était sans cesse la même histoire ! Il n'y avait nul ordre à rétablir, nul âge d'or ni grandeur à venir, nulle rédemption possible, il n'y avait rien à purifier, il n'y avait rien à sauver ici !
Léogan baissa le regard et observa ses mains tatouées. Elles étaient d'un cuivre fatigué, moucheté de brun, la pulpe de ses doigts était légèrement jaunie, comme un parchemin, et de minuscules cicatrices formaient des routes argentées sur leurs dos. Ses phalanges étaient rougies depuis sa dernière altercation, il y avait quelques jours à peine. En fait, s'il fermait les yeux et écoutait un peu la litanie organique qui jouait dans sa carcasse de Sindarin, il sentait toujours comme une douleur diffuse qui traversait ses nerfs et lui rappelait précisément l'endroit des coups qu'il avait reçus et où des armes l'avaient troué ces derniers mois. Il se sentait soudain tel qu'il était, branlant, amaigri, fatigué, abîmé, et la rage reflua à nouveau quand il pensa qu'il ne devait cet état de faiblesse insupportable qu'à ces bonnes femmes – et à Elerinna – dont il défendait l'autorité, la légitimité, l'image et la sécurité contre vents et marées, et qui n'étaient pas foutues de s'intéresser aux extrémités auxquelles la garde en était réduite pour les satisfaire – sûrement parce que la plupart d'entre eux avaient un bazar entre les jambes, et ô grands dieux, qu'ils n'étaient donc sans doute que bons à se taper dessus pour des causes qu'ils n'avaient pas besoin de comprendre !

Et puis alors, parce que tout ce gigantesque carnaval finissait par trébucher sur les costumes de ses comédiens, que les spectateurs commençaient à trouver que la diva chantait faux, que le décor derrière partait en lambeaux en laissant vomir sur scène toutes les machineries sordides des coulisses, la direction décidait de virer la prima donna à grands coups de pieds bien placés et de propulser une autre actrice sur les planches sous les vivas déchaînés du public. Lui refusait d'applaudir à cette mascarade, au plus minable, au plus misérable, au pire spectacle auquel il avait jamais... Participé. Il aurait fallu démissionner une fois pour toute, éventrer le décor, brûler le chapiteau, relâcher les lions, cramer tout le théâtre ! Et semer du sel sur toute la région pour que plus rien ni personne n'y refoute les pieds et n'y remonte ce cirque infernal ! Feu d'artifice sur la grande place, bûchers monstrueux, sable, sang, poussière, effondrement sur la terre d'un ciel en morceaux ! Ha ! Une bonne fin du monde et on n'en parlait plus.
Alors les mots s'échappèrent de ses lèvres et chaque syllabe sonna comme une injure. S'il se tenait encore devant une porte close, il avait déjà l'impression de leur faire face, de pouvoir en attraper une par le collet et cracher sur son petit minois éberlué.

« Vous pouvez également prendre en considération que vos petites magouilles à vous toutes ont considérablement miné la sécurité de la cité, reprit-il, presque aussitôt, la voix vibrante d'une violence mal contenue. Le fond du problème, il est là. Vous nous avez mis dans la merde. Vous avez affaibli l'autorité du temple en ligotant le pouvoir de la grande-prêtresse, les choses ont dégénéré, alors se plaindre de l'insécurité croissante à Hellas, c'est se foutre de la gueule du...
‒ Euh, colonel... l'interrompit une voix, derrière lui.
‒ Quoi ?! gronda Léogan en se retournant brutalement, Vous voyez pas que... »

Il ouvrit tout à coup de grands yeux. Un soldat de la garde prétoriale avait entrouvert la porte et le regardait d'un air insistant, le visage voilé par la panique.

« Major ? demanda Léogan, refroidi tout à coup. Mais qu'est-ce que vous foutez là, qu'est-ce qui se passe ? »

Il avança d'un pas vers son subordonné qui lui faisait signe de la tête de sortir de l'antichambre, s'arrêta, se retourna un bref instant vers la porte de la salle des rituels, le regard chargé de mépris, et se détourna avec un geste de dédain, laissant Arthwÿs seul face au collège de religieuses outrées et à Elerinna qui devait se mordre les doigts de ce témoignage catastrophique. La porte se referma sur lui et Mejaÿ, et son lieutenant, stoïque, resta planté dans l'antichambre sans se départir de son sang-froid. Il attendit quelques secondes, pinça ses lèvres d'un air ennuyé, puis, assuré que son supérieur ne reviendrait pas de sitôt, s'approcha de la porte de la salle des rituels, se pencha, frappa contre le battant de bois, trois coup polis.

« Pardon, ma Dame, le colonel est... Enfin, il est parti. » annonça-t-il, avec beaucoup de flegme.

Dans le couloir, Léogan qui n'attendait rien de ce procès et qui avait été bien tenté même de le foutre en l'air, écoutait son major avec préoccupation. Si on venait encore lui parler d'une énième tuerie dans les bas-quartiers...

« C'est nos hommes du chemin de ronde, colonel, chuchota le soldat, ils ont l'impression que des troupes approchent du rempart Nord-Ouest.
‒ ...quoi ?! s'étouffa Léogan, après un temps de latence. Des troupes ? Comment ça, des troupes ?
‒ Ben, des troupes quoi, une masse noire, avec des cohortes de torches, à vingt ou vingt-cinq lieues...
‒ Non mais ça veut dire quoi, qu'ils ont l'impression, on se fait attaquer, bordel, ou pas ? Les postes avancés, ils ont vu quelque chose, ils ont allumé des feux ?
‒ Du coup, vous comprenez que c'est difficile à dire, colonel, enfin c'est jamais arrivé d'mémoire d'homme, alors on se demandait si...
‒ Vous avez envoyé des éclaireurs ? l'interrompit Léogan, dont l'esprit pratique reprenait doucement le dessus.
‒ Oui, il y a dix minutes de ça, Monsieur.
‒ Bon. J'arrive. »

Il rouvrit la porte de l'antichambre et siffla entre ses dents :

« Arthwÿs... »

Le lieutenant se retourna vers lui, fronça des sourcils d'un air perplexe, puis avança d'un pas compassé pour discuter à voix basse avec Léogan.

« Une urgence, je dois partir, restez...
‒ Oui, je sais, 'restez vigilant', coupa le Lhurgoyf avec une pointe d'impatience. Vous l'avez au moins assez dit ces dernières semaines pour le reste du siècle.
‒ Et...
‒ Je vous contacte si nécessaire. Je sais ce que j'ai à faire. Allez-y. Et ne faites pas... N'importe quoi. Je vous rappelle que c'est moi qui m'occupe de votre paperasse.
‒ Faites votre malin, vous, tant que vous le pouvez encore... »

***

Appuyés au créneau, les yeux plissés pour percer la noirceur de la nuit cimmérienne, Léogan et Oria Val'Rielan, son homologue à la tête de la garde prétoriale, examinaient eux aussi la tache noire qui progressait massivement dans le désert de glace, constellée de points brillants qui faisaient en effet penser à la lumière de dizaines de torches. La situation paraissait si improbable qu'ils peinaient à penser, malgré toutes les apparences, que c'était là un amas de troupes armées et même si parfois l'acuité de la vue de Léogan ne lui laissait plus de doute, il ne pouvait pas croire qu'elles étaient là pour assaillir Hellas – qui donc et pourquoi ? Cela n'avait aucun sens. Et pourtant, qu'est-ce que des troupes aussi nombreuses viendraient faire ici, aux portes de la capitale, sans avoir pris la plus petite précaution diplomatique auprès des autorités cimmériennes, si ce n'était...
Les mines défaites et livides des éclaireurs qui les rejoignirent au pas de course sur le chemin de ronde achevèrent de lui nouer les entrailles.

« Alors ? demanda-t-il, et sa voix se serra imperceptiblement.
‒ Je... haleta un des soldats, en tentant tant bien que mal de se tenir droit comme un i et d'aligner en même temps une phrase compréhensible. Il y a... Colonels, il y a...
‒ Bon, vous la crachez votre pilule à la fin ? s'énerva Léogan, sous le regard désapprobateur d'Oria.
‒ Il y a des milliers d'hommes qui progressent vers Hellas, Monsieur, bafouilla le garde, avec des engins de siège et... Des cavaliers... De grandes bannières, un faucon noir sur fond rouge. Ils ont déjà fixé leur arrière-front.
‒ Un faucon noir sur fond rouge ? releva Oria, l'air interdit. Léogan ?
‒ Vous en êtes sûr ? »

Léogan, blême, fixait son soldat, la respiration coupée au milieu de la gorge. L'homme acquiesça fébrilement. Il se détourna lentement pour reposer son regard sur la masse noire au loin, dont il distinguait maintenant très nettement les pics, les béliers et les trébuchets dans la nuit, et plaqua ses doigts contre l'arrête de son nez, la mâchoire bloquée dans une crispation de fer. Il resta silencieux de longs instants.
Le choc le rendait incapable d'articuler quoi que ce soit. Il avait l'impression que le sol venait de se dérober sous ses pieds. Il sentait le vide glacial, sous le créneau, qui l'aspirait et l'avalait. La voix d'Oria, tendue, résonna quelque part dans les vortex de son délire trop clair, trop lumineux, trop violent, ses mots s'envolèrent, papillonnèrent autour de lui, s'emmêlèrent et se retrouvèrent hasardeusement alors qu'il tentait désespérément de s'attacher à son regard pour ne pas se laisser emporter.

« Léogan, avait-elle dit, qu'est-ce que ça signifie exactement ?
‒ C'est l'étendard des Lanetae, répondit-il, lentement, en même temps qu'une bile noire montait dans sa gorge, le faucon noir sur fond rouge, Oria. »

Et puis tout à coup, ce fut la colère qui prit le dessus, avec ce goût infâme de bile qui lui creva le palais et celui, plus métallique, du sang qui bouillonnait sous son front, dans ses yeux, dans sa bouche, qui sifflait et mettait le feu à ses tympans. Tout se détraqua subitement.

« Je... Je ne comprends pas... Pourquoi ?
‒ Et comment elle a pu faire ça sans que je m'en aperçoive. Sans que je... Bordel de merde, quels enculés. »

Quelque chose dans son crâne explosa.

« Qu'a-t-elle a l'intention de faire ? Le siège d'Hellas ? Alors qu'elle est encore en ville ? Ma parole, elle a complètement perdu la raison. »

Tremblant de rage, les bras appuyés au créneau, il n'osait pas regarder Oria. Soudain, il comprenait parfaitement tous les tenants et aboutissants de ce cirque dont il avait été la dupe ces dernières semaines et le clou du spectacle qui se jouait là était sans doute l'une des pires injures qu'on lui ait craché au visage en cinquante ans. Elle ne lui avait rien dit, Faéris lui avait menti, et ils avaient pourtant misé tous les deux sur sa servilité pour la faire évacuer d'Hellas après le procès. Oh, non, Oria, elle n'avait pas complètement perdu la raison... En réalité, elle était loin d'avoir perdu le Nord.

« Ca ne se passera pas comme ça. » vociféra-t-il, en se tournant tout à coup vers elle.

Il n'était pas question de se laisser niaisement porter par le courant. Qu'est-ce qu'ils croyaient, tous les deux, nom de dieu ?! Qu'il allait grogner un peu, comme d'habitude, et se ranger au pas malgré tout ?! C'était du délire ! Non, non...
Un rictus tordit les lèvres de Léogan, tandis qu'il observait d'un œil noir les feux d'alarme s'allumer dans la nuit.
Non. Il se rappela cette discussion qu'il avait eue avec Fenris à Tyrhénium, pendant la saison des pluies, et ce qu'il avait tiré des conseils avisés de son ami. Léogan n'était inscrit à aucun parti. Il menait le sien. Si jusqu'ici, il avait soutenu coûte que coûte Elerinna, à en oublier qu'il aurait dû d'abord servir ses propres intérêts et son propre sens des réalités, à s'en empoisonner l'esprit, à en confondre sa volonté à lui avec les rêves visionnaires qu'elle faisait et qu'elle prodiguait autour d'elle comme une pluie d'enchantements, cela devait bien finir. Elle s'en était certainement rendue compte en ne l'avertissant pas de ses projets de conquête militaire. Peut-être espérait-elle encore au fond de son cœur qu'il la suivrait finalement dans cette entreprise, l'oreille un peu basse, certes, comme un chien pris en faute, mais l’œil brillant de férocité et d'ambition, pourtant cette fois-ci, c'était aller trop loin. Pour une fois, il allait décider de ce qui se passerait maintenant à Hellas et si ça posait problème à quelqu'un et qu'un pégu venait lui barrer le passage...

« ...je m'ferais un plaisir de lui marcher dessus et de venir essuyer mes bottes sur sa figure. Mais je me torche avec, toutes ces putains de serpillières de l'humanité ! compléta-t-il, à mi-voix, la main crispée sur la garde de son épée. Je connais ces types. Je sais qui est à leur tête. J'ai fait mes classes avec ce connard. Alors je vais aller... Négocier.
‒ Négocier ?
‒ Je vais lui dire que s'il décarre pas ses troupes vite fait, mais je la lui crame, moi, son armée, et sa cousine avec, bordel de merde ! » s'écria-t-il avec un geste véhément vers les ombres qui recouvraient le désert de glace.

Oria le regarda d'un air impassible.

« Ne va pas jouer les fiers à bras, je te préviens, dit-elle. Prends au moins une armure complète. Celle que tu as récupérée à Fellel, elle ne laisse quasiment pas d'ouverture... »

L'idée traversa rapidement le cerveau de Léogan qui secoua la tête d'un air effroyablement sérieux et prit aussitôt la direction des escaliers. Oria, qui réalisa tout à coup qu'il ne parlait pas en l'air, se précipita derrière lui en l’interpellant :

«  Mais de toute façon ! Ne fais pas l'imbécile. Crois-tu qu'ils vont seulement t'écouter ? Ils ne sont pas venus jusqu'ici avec des milliers d'hommes pour repartir aussi sec parce qu'un vieux camarade perdu de vue depuis cent cinquante ans le leur demande.
‒ Ça fait quelques semaines que j'ai à nouveau contact avec les Lanetae.
‒ Qu'est-ce que ça change ?
‒ Qu'est-ce que ça change ? répéta-t-il en se tournant vers elle avec un rictus froid. Ça change que s'il y a quelqu'un dans cette foutue ville à qui ils accepteraient de parler, sauf Elerinna, c'est moi. »

Il releva le menton avec un sourire acide et se détourna à nouveau.

« Attends, Léogan ! Tu ne peux pas faire ça sans l'accord de l’État-major, tu vas...
Quel Etat-major, Oria ? Celui qui réunit le général, le maire et... Elerinna ? s'écria-t-il, au bas des escaliers, avant d'éclater d'un rire sardonique.
‒ Tu ne sais même pas exactement ce que tu veux faire ! Elle est finie, Léogan ! Elle a signé elle-même son arrêt de mort ! Tu vas faire naufrage en même temps qu'elle si tu défies l'Etat-major ! Tu dois faire un choix ! TU NE PEUX PAS SAUVER ELERINNA ET LA VILLE EN MÊME TEMPS CE SOIR LEOGAN ! REVIENS ! »

Mais il ne se retourna plus et disparut dans les rues qui menaient à la caserne. Oria se prit le visage entre les mains et massa consciencieusement les tempes.

« Stupide oreilles pointues... »

Elle réfléchit un instant, scruta le désert par-dessus la muraille et soupira profondément. Enfin, elle se redressa et se retourna vers ses officiers auxquels elle lança un regard terrible. Sa voix claire claqua comme un coup de fouet.

« Major ! Où est le général ?
‒ A la caserne, colonel Val'Rielan, tant qu'il n'a pas été prévenu... répartit aussitôt l'homme, en se mettant au garde à vous.
‒ Ne me dites pas que personne n'a eu l'idée d'aller prévenir le général ? grinça Oria.
‒ C'est-à-dire qu'avant que les éclaireurs n'aient été vérifier que...
‒ Grands dieux, le Maire sera déjà furieux de ne pas être averti immédiatement que la ville est attaquée, et vous croyez qu'il est sage que nous nous passions aussi d'informer le général ?!
‒ Non... Non, Madame, répondit-il en baissant la tête d'un air contrit.
‒ Mettez la garde en branle, major, faites allumer tous les feux d'alarme, fermez tous les accès à la ville, préparez vous à vous battre ! Je vais à la rencontre du général. »

***

Léogan avait chevauché de longues minutes dans les bourrasques pleines de neige et de grêlons que l'hiver cimmérien lui jetait au visage. Il avait perdu l'habitude de monter en armure complète – d'ailleurs il n'avait jamais apprécié porter cet ensemble de plaques cliquetantes qui lui donnait l'impression d'avoir été enfermé dans une boîte de conserve. Bien sûr, on y conservait plus d'agilité et de vitesse que le badaud ne le croyait, cela ne pesait pas si lourd pour un homme entraîné, et cela lui aurait évité d'être percé de part en part par une flèche ennemie si un imbécile avait eu l'idée de tirer sur un type qui portait le drapeau blanc, mais enfin, ça n'était pas la grande joie. L'armure de Garadhrim, cependant, qui se plaquait sur le corps de son porteur sur mesure, l'affligeait moins que ne l'auraient fait d'autres protections de ce genre. Son contact sur sa peau, à travers ses vêtements, était d'une chaleur étrange, et il se sentait presque bouillir de l'intérieur d'une énergie effroyable.
Il posa pied à terre au poste de commandement, qui avait effectivement déjà été mis sur pied, à grands renforts de tentes et de torches qui brûlaient et jetaient des éclats sans vie sur les caisses d'armes et de médications qu'on avait déchargées des chariots. Il avait traversé la masse des soldats sans encombre et pu examiner avec ressentiment les engins de siège immenses qu'on avait traînés jusqu'ici ; puis un officier qu'il avait croisé avait accepté de le mener jusqu'à la tente de Faéris Lanetae.

Il avança dans la direction qu'on lui indiquait. Il faisait froid. Et tout ce spectacle lui donnait le vertige. Il resserra sa cape noire, doublée en fourrure, dans l'ombre de laquelle vint aussitôt louvoyer son guépard, et il arriva devant la tente où tout ce beau monde devait officier au démantèlement du pays. Il grimaça un peu pour se donner courage, piétina et tira sèchement les pans de la tente en affichant son air le plus supérieur.
Il y avait là cinq gros bonnets de l'armée sindarine, qu'il aurait pu nommer si sa mémoire ne lui avait pas fait défaut et si autrefois il s'était davantage intéressé à leur identité, et surtout, une de ses vieilles connaissances de classes, Faéris Lanetae, qui présidait là à quelques planifications sur des cartes qu'Elerinna avait dû lui transmettre judicieusement quelques semaines – mois ? – plus tôt. Il se crispa de fureur et, avec un regard féroce, il lança à la cantonade d'une voix claire :

« Alors, qui est le sombre abruti que je dois féliciter pour avoir eu l'idée d'initier la première guerre sur Isthéria depuis Taulmaril et d'assiéger Hellas au début de l'hiver cimmérien ? Allez soyez pas timides.
‒ Tiens donc, qui voilà, fit Faéris, en relevant les yeux de sa cartographie. Bienvenue, Léogan.
‒ Faéris, la reine des coups de putes. J'aurais dû m'en douter. »

Les deux hommes se scrutèrent en chiens de faïence, les autres posèrent aussitôt leur main sur la garde de leurs épées avec défiance. Il y eut un long moment de silence où chacun se jaugea sans arriver à déterminer ce qu'il fallait faire et où Léogan les observa tous avec une expression d'infinie raillerie. Voyant cependant qu'il n'avait pas la bêtise de répondre à leur alarme par une autre provocation, ni par une menace, Faéris fit finalement signe à ses officiers de relâcher leurs armes.

« Laissez-nous, dit-il d'un ton égal. Je m'en occupe.
‒ Mais sire Lanetae... protesta faiblement l'un d'entre eux.
‒ Laissez-nous, j'ai dit ! »

Les officiers obéirent, la mine déconfite, et vidèrent la tente en passant devant Léogan, qui les gratifia d'un jeu de sourcils narquois. Faéris replia sa carte avec amertume et adressa une œillade mécontente à l'intrus. Il se doutait bien que celui-là n'aurait pas tardé à débouler dans sa tente avec ses grands airs – il trouvait irritant qu'il ne pouvait s'empêcher de se déplacer et de parler comme si commander était chez lui un droit de naissance ; cela avait peut-être été vrai autrefois, mais, en rejetant son passé, il aurait dû aussi se débarrasser de ses façons orgueilleuses... – mais il n'avait pas perdu de temps en vérité. Faéris sourit mauvaisement. Il avait dû paniquer, en voyant s'amasser aux portes de cette ville qu'il avait sécurisée stupidement pendant des années près du double des forces qu'elle contenait...
Cependant, Léogan ne s'offusqua manifestement pas de ce rictus.

« Alors ? releva-t-il d'un air goguenard, en s'avançant dans la tente, le nez en l'air. Ce bon vieux Rash a lâché un peu la bride ? C'est ton heure de gloire, on dirait. Dommage que ce soit à l'occasion d'une guerre dont on ne comprend même pas le motif. »

Faéris se crispa sensiblement. Il passa une main dans ses cheveux blancs – patrimoine qui le liait mieux que toute chose aux Lanetae – et pinça des lèvres.

« Le motif de cette guerre, Léogan, n'est autre que la guerre elle-même, répliqua-t-il, comme on explique à un enfant particulièrement obtus que deux et deux font quatre. Cela fait des siècles qu'Isthéria s'est coincée dans une paix pusillanime qui a contraint les hommes à l'immobilisme politique et à un conservatisme de vieux rapaces qui se partagent le monde comme ils le feraient d'une charogne.
‒ Tu m'en diras tant. On sent bien qu'Elerinna a fait de sacrés efforts pour te bourrer le mou, je dois le reconnaître.
‒ Elle disait que tu avais perdu foi, mais c'est consternant, je ne m'imaginais pas à quel point.
‒ Non mais tu sais quoi ? Ta gueule, coupa Léogan en grondant. Qu'est-ce que vous foutez là, nom de dieu ?! Vous fourrez encore votre grand nez dans des affaires qui ne vous regardent pas, ou de très loin. Je vous ai promis qu'Elerinna s'en sortirait saine et sauve ! N'était-ce pas suffisant ?! On avait convenu que vous m'attendriez à Inoa, avec une putain de garde de vingt soldats tout au plus ! Qu'est-ce que vous foutez ici, sale fils de pute ?! » cracha-t-il, enfin, en l'attrapant brutalement par le collet pour appuyer son insulte.

Faéris ne chercha pas à se dégager et regarda Léogan dans les yeux, l'expression frondeuse. Le voir enrager pour avoir été laissé pour compte dans cette affaire le remplissait d'une satisfaction qu'il ne reniait pas. Trop longtemps il avait souffert de le voir grimper les échelons de la hiérarchie avec la facilité insensée d'un gymnaste qui gravit un obstacle, alors que lui, rejeton d'un coin un peu trop obscur de la famille, n'avait eu droit qu'aux regards vaguement compatissants du patriarche tandis qu'il s'échinait à faire ses classes. Bien sûr, être témoin de la chute stupide de ce pauvre parvenu avait été une source ineffable de consolation, mais cela n'avait pas été suffisant pour compenser vingt ans de frustration, ainsi que les cinquante autres années qui avaient suivi et qui lui avaient été nécessaires pour occuper la place dont Léogan s'était accaparé en quinze ans à peine avec le soutien de Rash.

« Tu aurais fait des ennuis si tu avais su, Léogan, ne le nie pas, siffla-t-il.
‒ Sans déconner ? »

Léogan le relâcha tout à coup, avec un regard lourd de mépris. Ils se considérèrent tous deux à distance, le visage fermé et l’œil luisant de menace.

« Tu ne te rends pas compte, lâcha finalement Léogan, en secouant la tête avec incrédulité. Vous ne gagnerez pas. Je te préviens, vous n'avez aucune chance de gagner, et si vous gagniez, ça ne vous apporterait rien de toute façon. Vous allez perdre, et pour quoi ? Pour rien du tout. Des jolies paroles. Du vent. »

Au fond de lui, Faéris avait peut-être conscience d'avoir été jeté dans la fosse aux lions, ou plutôt de s'y être précipité avec ardeur comme sur la seule occasion de faire ses preuves à sa famille qui s'était présentée de toute sa vie. Et quelque part, il pensait que Léogan aurait dû le comprendre, plutôt que de l'envoyer balader avec ses allusions méprisantes et ses airs condescendants d'homme averti – il avait été forcé lui-même de montrer aux Jézékaël, il y avait bien des années maintenant, qu'il n'était pas le raté de leurs rejetons et qu'il pouvait faire honneur à leur nom. Maintenant, évidemment, il était trop tard, mais il aurait pu comprendre, il pouvait encore rallier leur cause, plutôt que de s'agiter inutilement pour un pays dont il n'avait rien à faire, une cité qu'il méprisait et des gens auxquels il n'était lié que par responsabilité vis-à-vis d'Elerinna.

« Tu ne nous rejoindras pas, alors ? » demanda-t-il, le regard chargé d'un imperceptible regret.

Léogan le fixa, plein de vertige, l'air interdit, et soupira profondément. Il avança d'un pas lent vers la sortie de la tente, dont il écarta les pans en faisant signe au jeune commandant de le suivre.

« Viens, Faéris, je vais te montrer quelque chose. »

***

Léogan posa un genou dans la neige et considéra longuement la surface gelée de l'étang, où se reflétait froidement la lumière du ciel. Il se débarrassa lentement de ses deux gantelets, sous le regard dubitatif de Faéris, et posa ses deux mains nues sur la glace. Il observa longuement son reflet qui lui renvoyait vaguement son regard noir et s'immobilisa. Son esprit était comme un lac agité par la tempête, de hautes vagues remuaient lourdement la vase au fond de son lit. Et peu à peu, les vagues devinrent moins hautes et il ne resta plus qu'un léger clapotis qu'il écoutait dans sa torpeur, puis la surface du lac en lui comme sous ses doigts, devint plate et lisse. Ses yeux, comme deux onyx brillants, regardèrent à travers la glace et il vit alors très clairement au fond de lui-même, ainsi que dans ces lacs de montagne transparents comme du cristal, où le fond semble si proche. La voix de Faéris jeta un remous désagréable sur la surface du lac.

« Qu'est-ce que tu fabriques ?
‒ La ferme, Faéris. Penche-toi, regarde. » exigea-t-il, d'une voix plus calme que d'habitude toutefois.

Il se reconcentra rapidement et doucement, insensiblement, une infinité de fils apparurent devant ses yeux et scintillèrent d'un éclat changeant, mais il en était un qui brillait avec plus de force, et ce fut celui-ci qu'il tira vers lui. Alors, sous le regard de Faéris et le sien, un des milliards de chemins d'avenir déroula une myriade de visages et d'images qui se précisèrent peu à peu dans l'eau trouble de l'étang. Faéris s'agenouilla à son tour, fasciné, et observa les visages livides, aux traits tirés, dont les lèvres criaient des prédications incompréhensibles, les yeux perçants de haine, la reine qui adjurait dignement et leur tournait le dos, les mercenaires qui rugissaient leur mécontentement, et exigeaient rétribution, les caisses vides, le ciel comme une chape de plomb sur le désert de glace, les fumées verdâtres de l'aube, le froid, la neige, oppressante, la neige, partout, Elerinna qui gisait dans la neige, face contre terre, les cheveux défaits, le feu qui grondait, qui dévorait tout, soldats hurlants, femmes, enfants, villages, chevaux, le feu qui mugissait comme un monstre des profondeurs...
Faéris se penchait encore, encore et encore au-dessus de cet abysse fumant, la glace se craquelait, ses yeux reflétaient les flammes et un éclair de lucidité lui traversa soudain l'esprit. Il se redressa brutalement et la surface de l'étang cessa tout à coup de refléter le feu et la mort. Il reprit son souffle péniblement devant Léogan qui l'observait d'un œil mystérieux et narquois.

« C'est ce qui va se passer, dit-il enfin, d'un ton pénétrant. La reine Viwien ne soutiendra pas une guerre où elle a tout à perdre et dont elle n'a pas été tenue au courant. Elle vous bannira. La richesse de votre famille se dilapidera. Alors les mercenaires vous abandonneront et vos soldats tomberont un à un. Vous mourrez tous jusqu'au dernier. »

Léogan se releva lentement, les gantelets sous le bras, et referma sa cape noire sur son armure. Il leva un regard sans illusion vers les trois lunes et poursuivit :

« En réalité, il n'y a pas besoin de recourir aux visions de l'eau pour être assuré de cet avenir-là, si tant est qu'on ait un peu de bon sens. Mais vous pouvez encore vous en préserver. Je parle de cet avenir, rectifia-t-il aussitôt avec agacement. Le bon sens, vous vous en préservez déjà assez bien tous seuls. »

Faéris plongea son visage entre ses mains pour contenir son trouble et se mura dans le silence pendant quelques instants. Puis il se releva à son tour et se dressa face à Léogan, les yeux brillants d'angoisse dans la pénombre.

« De toute façon, que veux-tu que je fasse ? murmura-t-il, sèchement. Nous ne pouvons plus faire marche arrière, maintenant. La reine n'accepterait plus de nous couvrir si nous rebroussions chemin jusqu'à Canopée... Nous sommes aux portes d'Hellas, cela n'aurait aucun sens.
‒ Pas moins que tout ce que vous avez fait jusqu'ici, t'en fais pas pour ça, rétorqua sarcastiquement Léogan, le visage toujours tourné vers la nuit et les étoiles.
‒ Bon, assez ri à mes dépends...
‒ Bizarre initiative, s'il en est. Que cherche Elerinna en fait ?
‒ Aucune importance...
‒ Une sortie dramatique ? Un suicide collectif pour des valeurs qui sont chères à son orgueil ?
‒ Passons à autre chose, que proposes-tu que je fasse ? »

Le rictus insupportable que Léogan portait habituellement sur les lèvres s'effaça et il se retourna vers Faéris pour énoncer avec gravité :

« Repliez-vous à Inoa. J'imagine que vous y avez installé votre campement. Démantelez vos forces. Ce sont des mercenaires, n'est-ce pas ?
‒ Pour la plupart, oui, acquiesça Faéris, le front plissé de souci.
‒ Bien, il sera simple de les renvoyer, conclut Léogan, aussi tranquillement que s'il parlait à l'un de ses lieutenants. Pour les malheureux que vous avez encore faits ostraciser de Canopée – vos soldats sindarins – il faudra les disperser. Avec un peu de chance, peut-être qu'ils parviendront à regagner Canopée en civils, par petits groupes, sans attirer l'attention de la reine. »

Ha, les Lanetae. Ils n'avaient pas changé, pas vrai ? Toujours à entraîner dans leurs combines de pauvres imbéciles qui n'avaient pas vu le loup et qui s'emballaient dès qu'on alignait trois phrases pleines de force et d'idéaux. Et puis, quand on n'avait plus besoin d'eux, on les laissait tomber dans le gouffre – si besoin on les poussait un peu d'ailleurs, pour que ça se fasse plus vite.

« Il faut que j'y réfléchisse... marmonna Faéris, et Léogan sortit de ses pensées pour se retourner vers lui, l'air dédaigneux.
‒ Ce n'est pas difficile à considérer, mon pauvre vieux. Je vous amène Elerinna saine et sauve à Inoa et vous tâchez de sauver vos miches. Évidemment, il ne faudra pas espérer que votre famille retrouve son prestige d'antan. Vous êtes finis.
‒ C'est toute l'affaire, reprit Faéris, l'air indigné. Nous avons tout à gagner, et plus rien à perdre.
‒ Si : la vie, répliqua sèchement Léogan, le regard sévère, et brillant d'une imperceptible lueur de satisfaction. Vous allez enfin vous traîner dans la boue, c'est votre tour. Avant de vous pencher sur des actions de cette envergure, il vous faudra sans doute apprendre que, sortis de vos soieries de théoriciens idéalistes, ce n'est pas si simple de rester en vie quand le monde entier vous hait ou est indifférent à votre sort – et qu'il n'y a pas de cause pour laquelle il est digne de mourir. On crève tous salement. C'est toujours une horreur. Toujours. »

Il soutint le regard d'acier de son interlocuteur et se détourna de lui pour commencer à longer l'étang, à la lueur des torches du campement, emmitouflé dans sa cape.

« Réfléchis vite, commandant Faéris Lanetae, lança-t-il en levant une main. Je reste dans le coin. »
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeLun 15 Déc - 19:12


Dame de Cœur et Dame de Pique

Elerinna . Léogan . Irina

Il y avait nombre de choses qu’Irina savait depuis longtemps. Tout un inventaire de possibilités qu’elle avait entrevues à l’avance, dont elle avait estimé les conséquences et les implications avec attention. Parfois elle était prise d’impressions de déjà vu assez troublantes, comme si son esprit était un cheval fou et inarrêtable, filant bien trop vite pour être suivi à l’œil nu. Dans ce bras de fer d’idéologies et de politique, elle avait souvent l’impression de jouer une partie d’échecs grandeur nature, avec ses pions, ses tactiques et ses planifications. Néanmoins les choses ne se passaient pas toujours comme elles le devraient, et tous les duels n’étaient pas toujours équitables. De ce fait il était navrant de voir qu’Elerinna, sans cesse nappée de sa suffisance vaporeuse et bouffie de sa noblesse supposée, arrivait toujours à rayonner de sourires faux et hypocrites. Entourée de cette aura de fragilité et de grande dame pleine de bonté désintéressée, elle distrayait l’assistance de sa gestuelle théâtrale et dramatique, leur faisant presque oublier pourquoi elle était là. Ce n’était que de médiocres tours de passe-passe, un écran de fumée à peine crédible avec lequel elle pensait encore les berner après tout ce temps. Quand comprendrait-elle que la seule personne qui croyait encore à ses mensonges, c’était elle-même ? Cette femme était pitoyable, tout simplement.
Seulement ressentir de l’empathie pour une personne sans honneur exigeait une grandeur d’âme qu’Irina ne possédait pas. Elle avait mieux à faire de son temps et de son énergie… ce qui ne laissait finalement qu’une conclusion logique et inéluctable. Que fait-on d’un moucheron indésirable et tenace ? On l’écrase avant qu’il ne se reproduise, voilà tout. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’encombrait plus de la plaindre. Sa mauvaise foi et son égoïsme ne lui étaient plus tolérables. Plus depuis que la terrane avait réalisé qu’il était possible de faire quelque chose, même sans détenir l’arsenal d’armes que procurait le pouvoir. Un pouvoir dont elle ne voulait aucunement, de toute façon. Que cette… chose s’étouffe donc avec, si elle y tenait tant que ça. Ce serait avec grand plaisir qu’elle la regarderait agoniser lentement, étendue dans la boue les cheveux épars et la bouche ouverte. La vision prit petit à petit forme dans sa tête, si bien qu’au lieu de ce visage parfaitement maquillé d’une innocence aussi artificielle que l’ensemble de sa personne, Irina imagina un cadavre pourrissant et défiguré.

Dans ses prunelles de jade dansa une flamme de haine si vive et profonde que nombre des présentes guettant sa réaction furent mal à l’aise. Comme de peur de réveiller le monstre tapi au fond de sa poitrine, la majorité fixa à nouveau Elerinna dans un mélange de pudeur et de peur. Sans doute cherchaient-elles à apaiser leurs consciences malmenées en compatissant avec une éternelle victime, afin de rayer une bonne action de la journée de leur liste de choses à faire. Et à ce niveau-là il était bien plus facile de voir une victime en Elerinna qu’en sa rivale de toujours, qui tenait à ne jamais donner le moindre signe de faiblesse. Et après tout n’était-ce pas normal ? Seul un perdant chercherait à se faire voir comme tel, surtout qu’en l’occurrence la sindarine n’allait rien pouvoir tirer de l’attention publique et la compassion qu’elle affectionnait tant. Il n’y avait plus lieu de plaindre une personne aussi creuse, crachant fiel et mensonges plus vite qu’elle ne battait des cils. Irina s’adossa plus confortablement contre son siège froid, regardant l’atrium d’un regard on ne peut plus ennuyé. Lyrië essayait vainement de mettre la grande prêtresse dos au mur, ce qui ne marchait que très moyennement. Et pour cause… C’était comme regarder un chasseur aguerri traquer un animal trop faible pour se débattre. Elle ne tentait même pas de vraiment se défendre, et sautillait d’aberration en aberration pour fuir désespérément. D’ailleurs quand elle balaya une fois de plus les accusations avec cette mine outrée et négligente, Irina sourit ouvertement et marmonna sans honte.

« Oui bien entendu. Et madame a ‘dialogué’ avec la moitié de la garde de notre ville, également. Mais c’est pour le bien de la nation, c’est pour l’intérêt de tous, voyons ! Quelle cruauté nous prend de l’accuser de choses aussi suggestive ment condamnables ! »

Lyrië poursuivit tout de suite pour couvrir les commentaires, bien que son regard fusille la rouquine au passage. Elle n’appréciait pas du tout ce genre d’interventions –quand bien même elle n’ait pas pris la parole- mais ne pouvait pas faire grand-chose pour arrêter le flot de critiques et autres questions qui fusaient dans tous les sens. Les religieuses étaient de plus en plus intriguées, et surtout peu convaincues par la totale absence de justifications qui leur étaient offertes. Ce n’était là qu’une vague réfutation de ce qui paraissait de plus en plus évident, ce qui faisait perdre du terrain à l’accusée. La doyenne toussota et reprit, appelant à l’intervention de deux consoeurs.

« Sœur Hillia et sœur Kenlis ont déjà témoigné sous serment avoir vu une jeune fille aux couettes rousses, d’un gabarit clairement adolescent rentrer dans vos appartements à des heures indues, pour vous rejoindre. De peur que l’inconnue ne soit venue vous faire du mal, elles ont demandé à la garde de discrètement surveiller votre porte. Au moins deux soldats présents au moment des faits peuvent appuyer leur témoignage. Désirez-vous que je les fasse répéter leur version afin de pousser la confrontation, ou voulez-vous revenir sur vos déclarations, dame Lanetae ? »

Lyrië déroula plus avant son parchemin, comme si cette partie semblait éclaircie, mais posa tout de même ses yeux perçants sur la concernée. C’était sa dernière chance de revenir sur ses dires sans se discréditer encore plus. Néanmoins dans son regard fatigué la vieille femme était déçue de voir à quel point tout cela était devenu ridicule. Pourquoi Elerinna refusait-elle obstinément toutes les portes de sorties qui lui étaient offertes ? Cela n’avait aucun sens. Pas plus que de gâcher sa carrière pour une fillette sans importance, cela dit. L’assemblée continua de murmurer à tout va sur ce qui se disait, ne comprenant pas non plus où devaient porter les sous-entendus de la grande prêtresse. D’ailleurs Irina elle-même s’amusait de la situation, ne manquant jamais de ponctuer cette opérette stupide de quelques sarcasmes.

« Bien entendu, tout cela est encore ma faute. Même écartée de Hellas pendant plusieurs mois, même en accouchant de mon seul enfant, je lui nuis encore. C’est aussi moi qui lui ai suggéré de détourner une mineure, et de la bécoter sous le toit de Kesha. Ne suis-je pas diabolique, mes sœurs ? » Tambourinant de ses ongles courts sur l’accoudoir, Irina haussa un sourcil plein d’hilarité. C’était pathétique à en pleurer. Tout bien réfléchi cette petite fête la lassait assez rapidement. Elerinna ne méritait guère plus qu’une flèche entre les deux yeux, un carreau miséricordieux qui met fin aux atroces souffrances d’un gibier mis à mal. L’euthanasie était encore trop généreuse. Et un en sens la doyenne semblait l’avoir compris. Ce fut sans pitié qu’elle coupa court à encore des excuses visant à cibler d’autres coupables.

« Tout d’abord c’est moi, en tant que porte-parole, qui vous accuse des faits ici notés. Je vous remercie donc de vous soucier de ‘mon esprit troublé par de nombreux vices’. Je peux vous garantir que ce dernier se porte très bien, et apparemment je suis toujours capable de mener cette réunion à bien en dépit de mon début de sénilité. Il faut croire que j’ai sûrement toujours plus de légitimité que la fougue de votre jeunesse. » Elle prit une pause et soupira de lassitude avant de reprendre. C’était tout de même incroyable d’être attaquée alors qu’elle était là pour présider de façon impartiale. « Ensuite contrairement à vous grande prêtresse, ce conseil s’est toujours montré capable de faire front à ce qui lui est reproché. Nul n’est parfait et exempté de fautes, cependant certaines ont la décence de ne pas fuir leurs responsabilités, chose que votre âge vénérable ne semble pas vous avoir appris. De plus si vous comptez convaincre cet auditoire que vous avez agi et surtout accompli des choses par vous-même -aussi prisonnière de nos dogmes que vous clamiez l’être- je vous invite chaleureusement à nous l’exposer. Car pour l’instant à part éluder ce qui vous a été reproché, à part rire de notre sens moral et jusqu’au bien-fondé de ce colloque, nous n’avons eu que des paroles. Des paroles, et rien de plus. » Droite comme un I, Lyrië avait perdu patience elle aussi ; même si son attitude était bien plus froide et contrôlée que celle d’Irina. En tout cas elle en avait visiblement assez de tourner autour du pot, et de toutes ces tournures de phrases dignes d’un ‘ni oui ni non’ enfantin. Il fallait y mettre fin. Rapidement. Posant une paire de lunettes sur son nez droit, la présidente de l’audience s’éclaircit la gorge. « Bien. Puisque nous sommes censées comprendre, nous attendons une explication. Mais nous reviendrons sur vos mœurs plus tard. »

Léogan reçut l’autorisation de faire son témoignage depuis l’antichambre, ce qui à défaut de tout éclaircir eut le don de perturber l’audience peu habituée à entendre une voix masculine entre ces murs. Néanmoins toutes se turent cérémonieusement, écoutant chaque parole et chaque impertinence avec intérêt. Et Irina fut parmi les plus troublées. Son faciès se referma à la première phrase du colonel, fermant hermétiquement toute émotion derrière ses longs cils roux. Elle s’était attendue à ce qu’il persiste dans sa position malgré ce qu’ils avaient vécu, mais elle ne l’aurait pas cru assez hypocrite pour défendre Elerinna sur ses décisions et ses avancées politiques. C’était… ignoble. C’était immonde et ses tripes ne firent qu’un tour à cette idée. Il avait eu le courage de plaider pour cette garce, tout en sachant ce que cela représentait non seulement pour elle, mais pour Hellas et le pays entier. Il ne se libérait pas de ses chaînes, en fait il glissait la tête sous la guillotine, et lui demandait de terminer le travail. Sombre crétin.
Son intervention ne dura pas. Au milieu de ses répliques emplies de mille griefs, il ficha le camp et laissa son second -qu’Irina identifia comme Arthwys- annoncer son départ précipité. Il ne changerait donc jamais… La serpentine dodelina de la tête d’une moue désapprobatrice où perçait la colère. Les hommes s’en furent rapidement comme ils étaient venus, et bien qu’elles entendent encore des voix confuses de l’autre côté, la discussion reprit rapidement. Plusieurs prêtresses prirent la parole pour discuter des mesures précises qui avaient été prises –ou plus souvent de celles qui ne l’avait pas été- plaidant tantôt pour la position conservatrice du conseil, tantôt pour l’esprit pseudo-révolutionnaire de la grande prêtresse. Au final après plusieurs minutes de stagnation, Lyrië reprit les commandes pour essayer de calmer le ton de la conversation de plus en plus houleuse. De son côté la duchesse de Nivéria poursuivait son monologue d’une voix lente, le menton appuyé sur sa paume. Elle avait envie de quitter cette salle elle-aussi. Pour faire quoi ? Casser la bouche de Léogan sans doute, puis qui sait…

« Coureuse de remparts. Ribaude inutile et incompétente. Raclure arrogante et égocentrique. Parasite. Manipulatrice. Profiteuse. Hypocrite. Assistée. Déchet… Tu mourras seule et abandonnée de tous. »

Irina la regardait dans les yeux, énonçant son chapelet de jurons avec conviction et lenteur, en un calme si froid que cela avait de quoi en glacer le sang. Articulant parfaitement, elle ne cherchait pas à se cacher d’Elerinna. Non en fait elle désirait qu’elle l’entende et se serve de ses oreilles sindarines au moins une fois dans sa vie misérable, ou en tout cas qu’elle saisisse clairement le message. Exanimis à son doigt brillait d’un éclat sombre, comme pour faire écho à la longue liste de modus operandi de meurtres que cette femme lui inspirait. D’ailleurs Kenosha à ses côtés semblait la surveiller du coin de l’œil, peut-être parce qu’elle ressentait quelque chose de pas très bienveillant émaner de son corps. Et pourtant s’il y avait un moment où femme et démon semblaient parfaitement d’accord, c’était là… à fantasmer sur une nuque brisée. Les pulsions sanguines battaient à sa jugulaire avec l’insistance d’une aube toujours repoussée. Mais jusque quand tiendrait-elle ? En attendant elle se satisfit du changement d’expression de son ennemie, qui voulait toujours jouer les fortes têtes dans une cour qui n’était pas de son calibre. Un dernier sursaut de courage, au milieu de toute cette lâcheté, peut-être ? Ha ha. N’importe quoi. Mais voilà qu’à nouveau Lyrië imposait le silence et reprenait d’une voix forte, ayant du mal à distinguer tout ce qui se disait à cause du bruit ambiant.

« Bien. Le débat est toujours en cours et nous ne sommes pas encore arrivées à un consensus majoritaire. De ce fait je vous propose une alternative, Dame Lanetae. Les circonstances sont sérieuses et il n’est pas question de s’éterniser pendant des heures alors que nous avons toutes des fonctions auxquelles nous devons retourner. » Elle inspira un grand coup, fouilla plusieurs choses dans ses papiers et mit le doigt sur ce qu’elle cherchait. « Article douze, alinéa trois de nos archives. En cas de fautes graves de la part d’une prêtresse, et surtout dans le cas où l’accusée ne peut être remplacée par une consœur désignée au préalable, cette dernière peut recourir aux Larmes de Kesha pour prouver son innocence devant le conseil et le reste de l’ordre. Dans le cas où le philtre tranche en sa faveur, elle sera absoute sans contestation possible et réintégrera immédiatement ses fonctions. Dans le cas de confirmation de sa culpabilité, la concernée sera tenue de démissionner et se verra ostracisée à vie pour avoir menti sous serment prêté à la déesse. » Sa voix porta contre les murs de pierre, et le silence fut mortel. « La plupart d’entre vous est trop jeune pour avoir entendu parler de cette méthode qui n’a été utilisée qu’une paire de fois dans notre histoire, notamment parce que les Larmes de Kesha sont un artefact sacré et très précieux. Quoi qu’il en soit nos écrits témoignent de leur efficacité liée aux valeurs prônées par notre déesse. Celui ou celle qui boit les Larmes et prête serment ne peut dire que la vérité pure et entière pendant au moins quelques heures. » Elle baissa les yeux quelques instants, puis fit face à Elerinna, attendant sa réponse.

« Maintenant, on va rigoler. »

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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeLun 5 Jan - 3:28

Il avait été facile de jouer au contempteur arrogant devant Faéris, d'opposer à sa noblesse la cruauté d'une rationalité si terre-à-terre et de lui rire férocement à la figure. Facile. L'art de la provocation, il sucrait son thé avec tous les matins. Mais Léogan devait bien s'avouer, tandis qu'il observait le campement des Lanetae depuis la rive opposée de l'étang gelé, que toute cette machinerie guerroyeuse qui rutilait sous leurs braseros et tous ces mercenaires et ces Sindarins en cuirasse qui s'activaient en bourdonnant comme dans une ruche, tout cela lui nouait les entrailles et lui inspirait une crainte qu'il n'aurait jamais pensée ressentir. Il n'avait jamais éprouvé de passion patriotique pour ce putain de pays fossilisé sous la glace, ni pour les gens qui y habitaient, les plus beaux pigeons du continent, les paons les plus hypocrites, les aigles les plus voraces, déguisés en de jolis rossignols – il en était même venu à les mépriser profondément. Il songea que quelques longs mois plus tôt, il aurait sans doute rendu sur le champ son tablier à Elerinna, pris ses cliques et ses claques sans scrupule et déserté la baraque. Quelques années auparavant, il aurait peut-être même rejoint Faéris et combattu avec la même colère et la même résignation désespérée, mais depuis, l'eau avait coulé sous les ponts.
Il avait beau s'examiner en lui-même, tout le temps qu'il attendit que Faéris finisse de méditer à des évidences claires comme du cristal, il ne parvenait pas à comprendre comment il en était arrivé là – pourquoi il avait si spontanément et si furieusement porté sa carcasse jusqu'ici pour négocier la paix, alors qu'au fond de lui, il ne souhaitait que la guerre pour anéantir violemment tout ce qui se trouvait là.
C'était contraire à ses plans. Voilà l'affaire. Il ne voulait pas que les choses arrivent comme Elerinna et tous les autres le prévoyaient, alors c'était à son tour de décider. Mais enfin, depuis quand ça t'intéresse, mon pauvre Léo, toutes ces conneries ? Est-ce que même ça t'intéresse vraiment ? T'as pas meilleur compte de laisser cet imbécile se casser les dents sur les remparts d'Hellas au lieu d'y risquer ta peau ? C'est quoi ton plan ? Préserver, préserver, préserver... Comme si ça t'était naturel... C'est ridicule. Hypocrite. Encore une démonstration brillante de ta débandade devant des choix que tu devras faire à un moment ou à un autre.
Mais s'il réussissait ? Si ça marchait, hein ? Si chacun rentrait chez soi, s'il garantissait la sécurité de son fils et d'Irina, s'il pouvait retourner sur la route, si ça lui rendait son âme ?
Sa pensée s'arrêta un instant. Son visage anguleux, derrière les cascades en bataille de ses cheveux noirs, se reflétait froidement dans l'étang, ses yeux sombres brillaient d'une famine animale. Ha, c'était donc cela... Il rajeunit doucement sur la glace, ses traits froncés se lissèrent, la fatigue s'effaça de ses paupières, et il se souvint confusément qu'il avait un jour été un homme heureux, il se revit deux-cents ans plus tôt, plein de puissance, d'ambition, de valeur...
Et de stupidité. Mais mon pauvre ami... Tu ne changeras donc jamais. Et tu ne vaux certainement pas mieux que cet abruti de Faéris ... Oh pitié... !
Léogan se détourna rageusement de ce maudit étang et rebroussa chemin sous une pluie de flocons, les bras croisés dans son dos, le regard vibrant de colère.

La nuit était profonde. Le vent cinglait autour de lui en emportant la neige comme des volutes de fumée glaciales, qui se prenaient dans ses cheveux et les transissaient de froid sur son crâne. Son visage se couvrait d'un givre qui lui faisait comme des aiguilles acérées piquées dans chaque pore de sa peau – avec l'habitude, il était devenu indifférent à sa morsure – mais qui capturait surtout ses cils et l'empêchait de voir clair à plus de quelques pas. Tandis qu'il avançait dans les ombres des arbres rachitiques qui bordaient le cours d'eau, les yeux rivés sur ses bottes noires qui s'enfonçaient résolument dans la neige épaisse de l'hiver, comme un spectre sombre dans sa cape qui progressait au milieu des frimas, il entendit soudain le son d'un pas et redressa la tête. Le cousin d'Elerinna venait à sa rencontre, l'air au moins aussi soucieux que lui. Léogan s'arrêta et l'attendit, en portant un regard évasif sur le campement. Faéris le rejoignit rapidement et se posta à ses côtés, sans un mot. Il croisa les bras derrière son dos et son visage se ferma hermétiquement. Son regard d'acier se posa sur Léogan et finalement, au bout de quelques longues secondes, sa voix résonna froidement entre eux.

« Nous pourrions menacer d'assiéger la ville si Elerinna n'était pas maintenue dans ses fonctions. »

Il tourna la tête vers son interlocuteur avec une extrême consternation. Faéris regardait droit devant lui, la mine indéchiffrable. Le mépris souleva le cœur de Léogan – pensait-il sérieusement ce qu'il disait ? C'était la tentative de négociation la plus pitoyable qu'il avait jamais entendue. Était-elle à ce point accrochée au pouvoir qu'elle préférait envisager de mourir ou d'en finir avec les lambeaux de crédibilité politique qui lui restaient, plutôt que de le perdre ?

« C'est pour me dire ce genre d'aberration que tu as réfléchi tout ce temps ? demanda-t-il lentement, les yeux sévères.
‒ Tu fais un drôle numéro, Léogan, de venir me fixer tes conditions – car ce sont tes conditions visiblement, tu n'as donc pas été envoyé par l’État-major...
‒ Oh, quelle perspicacité, Faéris... persifla Léogan avec un sourire railleur.
‒ Alors que je tiens des ordres de mon oncle et d'Elerinna et que je dois les mener à bien, acheva Faéris, sans se laisser démonter. C'est trop tard. Nous ne sommes que des pions. C'est déjà joué plus haut, discuter ne mènera à rien.
‒ Alors, mmh... commença Léogan avec agacement, en passant un bras sur l'épaule de Faéris et levant les yeux au ciel. Écoute, j'ai une idée, mon vieux. Et si on considérait... Pour une fois, tous les deux – comme ça, hein, pourquoi pas ? – que nous puissions être, toi et moi, deux hommes raisonnables et libres de leur choix qui ont le pouvoir d'infléchir l'avenir selon leur bon vouloir ? Nous sommes des gens d'armes, Faéris, c'est nous qui occupons le terrain, pendant que Rash, Elerinna, le Maire d'Hellas ou les doyennes du culte de Kesha n'échangent que des mots entre quatre murs. Nous avons entre nos mains les forces armées qui peuvent faire toute la différence entre un désastre... Et la préservation de nos vies, de celles de nos soldats et de milliers de civils cimmériens derrière ces murs. Tu as le pouvoir. Ce sont tes hommes. Tu en fais ce que tu veux. Il n'y a que toi ici, ce soir, pour leur donner des ordres. Est-ce que tu vas les envoyer à une mort certaine parce qu'un gros bonnet caché quelque part je ne sais où à élaborer des plans foireux sans mettre un pied sur place te le commande... Ou tu préfères pas plutôt te servir de ta putain de cervelle, pour une fois, et éviter ce massacre dont il est évident que vous ne tirerez aucun bénéfice ? »

Il tenait Faéris par l'épaule d'une poigne ferme et le regardait dans le blanc de l’œil d'un air féroce.

« D'autant que si tu échoues, on ne tournera pas longtemps autour du pot, ce sera ta faute. Ce soir tu seras un perdant ou un mutin, Faéris. Qu'est-ce que tu choisis ? demanda-t-il, avant d'esquisser un sourire mauvais. Bon si ça peut te rassurer... Étant donné votre situation, je crois que t'as une chance d'échapper à la cour martiale. Une chance !
‒ Très spirituel, rétorqua Faéris avec sécheresse. Je vois que ça te fait bien rire. Tu es bouffi de ressentiment, Léogan. Il n'y a plus que ça qui te fait vivre.
‒ Allons donc, dit-il, en levant les sourcils. Moi je trouve que je m'en sors plutôt bien, j'suis plutôt charitable, comme type. J'dis pas que je vous pardonne de bon cœur, hein, mais j'aurais pu vous laisser vous embourber dans la neige et crever ici sans bouger le petit doigt, tu sais ?
‒ Arrête ton cirque. Ce n'est pas pour nous que tu fais ça. Nous serons anéantis d'une façon ou d'une autre, tu ne me fais que m'indiquer celle qui est la plus favorable à tes intérêts.
‒ ...c'est possible, admit Léogan en plissant des yeux d'un air incertain. Alors quoi ? »

Faéris se dégagea de sa poigne et fit quelques pas vers la berge de l'étang pour réfléchir en échappant aux sarcasmes insupportables de son vieux camarade. Il garda le silence un moment, visiblement très embarrassé, avant de pousser un soupir de reddition.

« C'est d'accord. Je vais replier nos troupes à Inoa. A une condition cependant, prononça-t-il, d'un ton agressif en pivotant vers Léogan. Qu'Elerinna nous y soit amenée saine et sauve dans les délais les plus brefs. Et puisqu'apparemment nous discutons ici entre hommes de pouvoir, Léogan, c'est à toi que je la pose, cette condition. Si d'ici dix heures ma cousine n'est pas en sécurité à mes côtés, je te le ferais payer cher. Et je n'aurais pas beaucoup de scrupules à raser tous les villages misérables qui bordent vos côtes.
‒ Très bien, concéda Léogan d'une voix impassible. Je m'en charge. Et pour le démantèlement de vos troupes ?
‒ Cela, nous n'en aviserons qu'en présence d'Elerinna.
‒ Si tu ne me garantis pas que tu démantèleras tes troupes une fois à Inoa, Faéris, menaça aussitôt Léogan en s'approchant dangereusement de lui, la main sur la garde de son épée, je ne te garantis pas d'y mener ta cousine – en voilà une de condition, je te préviens...
‒ Comme si tu étais en état de poser des conditions...
‒ Je...
‒ Tu n'es rien. Tu n'as aucune autorité ici.
‒ Mais tu as vu toi-même ce qui se passera si vous... commença Léogan avec une exaspération croissante.
‒ Je l'ai vu, mais je ne poignarderai pas Elerinna dans le dos.
‒ Ha oui, mais c'est bien sûr, la loyauté, hein ? s'exclama Léogan en se redressant soudain avec un rire moqueur, avant d'afficher un rictus désabusé. Désolé, l'espace d'une seconde, je croyais m'adresser à quelqu'un d'intelligent, mais si t'en es encore à lui lécher les pompes et à attendre qu'elle te donne sa bénédiction ne serait-ce que pour respirer...
‒ Une fois qu'elle sera à mes côtés, j'essaierai de lui faire entendre raison.
‒ Ouais c'est ça, vous allez tailler le bout de gras, je vois d'ici le résultat...
‒ Marché conclu ? »

Léogan lui lança un regard furibond. C'était loin d'être suffisant. Mais il voyait bien, sur le visage altier de Faéris, qu'il ne pourrait en tirer davantage. Il considéra la main qu'il lui tendait et l'attrapa sèchement pour la serrer.

« ...marché conclu. » marmonna-t-il, sans conviction.

Faéris hocha la tête en guise de remerciement. La tension se défit doucement entre eux, quoique Léogan conservait un renfrognement manifeste sur sa figure émaciée. Il fourra ses mains dans ses poches et fronça le nez dans le froid, en envisageant de vider les lieux sans tarder.

« Tu as un plan pour faire sortir Elerinna d'Hellas ?
‒ Ha, lâcha Léogan, c'est sûr qu'avec tes dix heures et tes quinze mille hommes à nos portes, tu me facilites pas la tâche...
‒ Mais ?
‒ T'occupes pas de ça. Allez remballe tes engins et tes petits copains avant que le général décide de vous cramer la tronche, acheva-t-il avec un geste expéditif. A plus tard. »

Il prit congé aussitôt, mais la voix de Faéris l'arrêta.

« Attends, Léogan !
‒ Quoi ?
‒ Un homme qui prétend te connaître m'a demandé tout à l'heure s'il pouvait te parler en privé, révéla-t-il en désignant le campement d'un signe de tête. Il t'attend dans la tente.
‒ Qui c'est ? Je suis pas venu ici pour serrer la main à tous les types qui ont fait leurs classes avec moi.
‒ Il a dit qu'il avait un message de première importance à te transmettre.
‒ Qu'est-ce que c'est que cette histoire encore... »

Il fronça les sourcils avec inquiétude et laissa Faéris derrière lui sans un mot de plus. Il rejoignit le campement d'un pas vif, toujours escorté par son guépard qui scrutait les alentours d'un œil suspicieux. Mejaÿ s'arrêta distraitement devant la tente des officiers, et Léogan en poussa les pans afin d'y entrer. Et dans la tente, comme l'avait dit Faéris, il y avait un type qui l'attendait. Il se retourna vers lui. C'était un Sindarin, très blond, au visage long et aux yeux perçants – et tout ça n'avait pas la moindre importance, parce que Léogan était certain de ne pas le connaître. Il le fixa avec hostilité et finit par lâcher avec une moue impatiente :

« Vous êtes qui ? »

Le Sindarin battit des paupières d'un air presque courroucé.

« Juste un messager, répondit-il, calmement. Je viens de la part de votre frère.
‒ Ilyan ? Il lui est arrivé quelque chose ?
‒ Sire Daeron Jézékaël. »

Et puis ce fut au tour de Léo de battre des paupières. Un rictus vint former un pli au coin de ses lèvres.

« ...vous me faites marcher ? demanda-t-il, lentement.
‒ Pas du tout, dit-il, en ouvrant secrètement un pan de son manteau pour montrer un écusson qui figurait un soleil noir percé d'une lance.
‒ Hm. »

Léogan avisa le messager, que la table couverte de cartes séparait de lui, et avança avec méfiance, d'un pas oblique. Tout ça ne sentait pas très bon.

« Monsieur votre frère tenait à s'assurer que vous ne fassiez rien qui puisse nuire de quelque façon que ce soit à Canopée et à votre famille.
‒ J'ai été renié, déshérité, ostracisé, alors qu'est-ce que ça peut bien lui faire ?
‒ Dans des circonstances comme celles-ci, ce genre de mesures n'est jamais suffisant.
‒ Haha... ricana nerveusement Léogan, qui commençait à voir où le messager voulait en venir et qui glissait imperceptiblement sa main sur la garde de son épée courte, sous sa cape.
‒ Vous comprendrez que Canopée se trouve dans l'impasse. Les Lanetae ont pris les armes clandestinement, malgré l'interdiction formelle et les sanctions de Sa Majesté Viwien Caledor, qui n'a pu envoyer ses coursiers pour Cimméria qu'avant-hier, grâce au rapport des espions de votre frère. Malheureusement il est très improbable qu'à l'heure qu'il est, on leur fasse passer le pont levis, quoi qu'ils aient pour mission d'assurer les autorités cimmériennes du désengagement de la Reine à l'égard de cette offensive insensée, et peut-être même de leur offrir son soutien...
‒ ...je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'il veut ? Que je passe le message ? Que je collabore avec lui... ?
‒ Rien de tout cela. Votre frère vous invite très simplement à... A faire le mort, ce sont ses termes.
‒ A faire le mort ? Quoi c'est tout ?
‒ Quittez Cimméria au plus tôt et ne faites plus parler de vous. Ne vous avancez pas d'un pas dans ce conflit, ne prenez pas les armes, laissez Elerinna Lanetae où elle est. Vous ne pouvez, de toute façon, plus rien faire pour elle. Tenez, regardez. »

Le messager s'appuya sévèrement sur la table et indiqua un point sur une des cartes. Léogan fronça le nez comme un animal aux abois, fit encore quelques pas de long en large, et finalement, sous le regard insistant et lassé de son congénère, vint s'appuyer également sur la table pour examiner la carte.

« J'ai pour mission de vous mener jusqu'à ce village, à la frontière. Là des agents de votre frère tâcheront de vous faire disparaître, et je vous vois venir – non – j'entends par là vous donner une autre identité, un logement, tout l'argent que vous voulez, des vivres, et de vous permettre d'aller vivre votre existence d'égoïste et d'arriviste ailleurs. 
‒ ...haha, ricana encore Léogan, avec un vertige. Tiens, mais il en a de bonnes, celui-là, et puis... Non, mais, ceci dit, je ne l'avais pas connu si... Diplomate, depuis bien longtemps. La dernière fois...
‒ Alors, vous me suivez ? coupa sèchement le messager. Nous devons partir au plus vite.
‒ Sinon quoi ? » siffla Léogan en le regardant d'un air désabusé et moqueur.

Le Sindarin se redressa lentement, le visage froncé de dépit, et secoua la tête en soupirant, le regard posé sur son vis-à-vis comme sur un enfant turbulent qui fait trop de souci. Son regard glissa sur les cartes de Cimméria, celui de Léogan également.
D'abord, il sentit le coup venir. Un frisson lui traversa la colonne vertébrale en un éclair et, d'instinct, il s'appuya sur la table pour faire un bond en arrière, mais l'élan lui déchira les bras, la douleur lui coupa la respiration, l'éclair vrilla et lui brûla la cervelle. Il ne vit et n'entendit plus rien pendant quelques secondes, ses veines palpitaient en émeutes sur ses yeux, sur sa figure, dans son cou, le long de ses bras, et surtout dans ses putains de mains, dont les doigts se crispaient désespérément sur la table et dont les ongles s'enfonçaient dans le cuir des cartes. Il suffoqua. Ses paupières s'arrêtèrent de battre comme les ailes d'un piaf affolé et ses yeux se posèrent sur ses deux mains. Deux dagues y étaient plantées, comme dans deux bouts de viande sur l'étalage d'une boucherie, et il les regarda un instant avec effroi, comme si ces mains-là n'étaient pas à lui, avant de se tordre de douleur sur la table, en sentant les deux lames froides clouées entre ses os, qui cisaillaient ses nerfs, ses muscles et tout le bordel qu'il y avait à cisailler là-dedans – et il eut soudain envie de chialer connement en comprenant ce que ça signifiait. Seulement il ne trouva pas assez de force, ni assez de souffle pour hurler, il ne s'entendit pas articuler le moindre son, mais les mots explosèrent dans sa gorge et il éructa dans le plus grand désordre : « putaindecouillesdesamèrelachienne – aahh ! »
Sa gorge se serrait, les doigts du messager se refermèrent sur la dague fichée dans sa main gauche, il écarquilla les yeux, et le type arracha la dague. Et là, soudain, ça pissait le sang comme un feu d'artifice le jour d'une fête nationale. Il étouffa un borborygme de chien blessé et ramena la chair hachée de sa main gauche vers lui, pendant que l'autre, devant lui, où tout tanguait, sifflait et hurlait, pointait son couteau dans sa direction avec beaucoup de conviction.

« Bien. Vous n'êtes plus d'aucune utilité à personne, maintenant, conclut-il, d'une voix tranquille. Alors vous me suivez ? C'est votre dernière chance. »

Léogan déglutit et le regarda d'un œil torve.

« Allez bah vas-y viens moucheron, qu'es't'attends... » dit-il dans un grognement inintelligible.

Les genoux pliés comme s'il pouvait à tout moment choisir de s'arracher la main droite et de décamper très loin, il tenta très péniblement de refermer les doigts de sa main gauche tandis que le messager haussait des sourcils d'un air dépité. Il se pencha légèrement vers sa victime.

« Je vous croyais tout de même plus malin. »

Et tout à coup, le poing gauche de Léogan se fracassa sur sa figure, se tordit sous l'impact, explosa la pommette du messager et se disloqua dans un crissement osseux insupportable. Le type fut brutalement projeté en arrière et lui, par contre, réussit à lâcher un cri de stupeur.

« La prochaine fois, assena Léogan, en ricanant dans son délire furieux, tranche-les d'un coup net, elles te reviendront pas dans la figure, très gros tas de fumier ! »

A cet instant précis, cependant, il se dit qu'il aurait sûrement eu meilleur compte de s'arracher la dague de sa main droite pour la lui fourrer dans la bouche et lui racler le gosier, parce que maintenant, vu ce qu'il avait fait de sa main gauche, cela ne semblait plus vraiment envisageable, et que pour couronner le tout, cette enflure revenait à la charge en titubant férocement. Léogan, pauvre dégénéré, pourquoi t'as pas dégainé quand tu le pouvais ? Pourquoi tu lui as pas juste écrasé la gueule à coups d'épée, à ce salopard ? Pourquoi t'as pas juste décampé quand t'as entendu le foutu nom de Daeron, ABRUTI ! L'espace d'une seconde, Léogan, plein à ras bords de nausées, pensa tirer d'un coup sec sur sa main droite pour sauver sa peau – et cette seconde d'hésitation où il considéra avec horreur l'alternative entre crever tout de suite et anéantir son existence en s'amputant aurait sans doute été une seconde de trop, si le messager n'avait pas été arrêté net dans son élan par le poids de Mejaÿ qui avait bondi à travers les pans de la tente dans un affreux cri de gorge. Abasourdi, Léogan se figea et regarda la scène sans ciller. La vitesse du choc propulsa le type en arrière et son crâne heurta la table dans un craquement délicieux. Le fauve s'écrasa sur sa poitrine et plongea ses crocs dans sa gorge qui s'ouvrit dans un gargouillement immonde. Léogan tressaillit avec Mejaÿ quand l'odeur écœurante du sang s'engouffra dans leur palais. Le guépard, emporté par un instinct de chasse et de dévoration, fondit sur le buste de sa victime et l'éventra bruyamment. Ses pattes commencèrent à creuser dans la chair et à glisser dans les boyaux, et il s'apprêta, comme il le faisait habituellement, à s'empiffrer des entrailles de sa proie mais soudain, il releva la tête vivement et croisa le regard de son maître. Il roucoula doucement en s'écartant du cadavre et Léogan sentit les pensées de l'animal venir effleurer les siennes avec timidité.
Il était en sueur, à moitié effondré sur la table, et le sang qui pulsait à gros bouillons dans le creux de sa main le quittait en anéantissant toutes ses forces. Le guépard s'approcha curieusement et vint ronronner autour de ses jambes.

« Bien, Mejaÿ, oui, c'est bien, ça, mon gros... murmura-t-il, d'une voix faible. Allez sois sympa, viens là... Enlève ce truc de ma main... »

Les yeux d'ambre de l'animal brillèrent d'intelligence et il bondit lestement sur la table. Il passa sa langue râpeuse sur le dos de la main gauche de Léo et l'observa avec inquiétude. A force d'images suggestives qu'il s'efforçait de lui transmettre par la pensée, il parvint à concentrer le fauve sur la tâche urgente qu'il était incapable d'accomplir lui-même. Avec une habileté précautionneuse, Mejaÿ attrapa le pommeau de la dague entre ses crocs et, alors que Léogan serrait les dents et retenait son souffle, l'arracha sèchement d'entre ses os. A nouveau, un éclair lui transperça le crâne et il eut envie de hurler, mais il se contenta de mordre l'intérieur de ses joues, très fort, et de ramener ses mains, à présent libres, contre son manteau, en se demandant ce qu'il pouvait bien en faire maintenant.
Son regard erra dans la tente, désormais silencieuse, et il aurait donné n'importe quoi pour y trouver une bouteille d'alcool, pour se noyer dedans, alors qu'il fixait pathétiquement ses mains qui tremblaient devant son visage. Mejaÿ descendit de la table et alla flairer le macchabée avec intérêt, les babines retroussées, et cela réveilla un peu Léo. Il se redressa difficilement, la tête en feu, et sortit de la tente d'un pas lourd, suivi immédiatement du guépard.
Il avisa Ode d'un regard vertigineux. La neige plaquait un masque d'eau glaciale sur son visage brûlant. Il s'essuya la figure d'un coup de manche ensanglantée et respira profondément pour retrouver courage. Un pied dans l'étrier, il se soutint sur ses avant-bras pour grimper sur sa selle, et l'agitation du campement sindarin autour de lui, les yeux qui se posaient sur le spectacle qu'il leur offrait, tout cela ne sembla plus exister tandis qu'il concentrait tous ses efforts pour remonter bêtement à cheval.
Et Léo se pète la gueule. Il tente de remonter sur son cheval et de mettre les voiles, et il se pète la gueule. Léo est l'officier de l'armée le plus pitoyable qui ait jamais existé, et quelque part, Elerinna devait chialer de honte d'avoir cru que c'était une bonne idée de faire colonel ce camé-bagarreur-repris-de-justice-paumé.
Il dégringola par terre et grinça un « putain » étranglé, avant de retenter le coup. Au bout de deux ou trois essais, Léogan finit par s'effondrer sur l'encolure de sa jument, qui s'élança au galop vers les portes d'Hellas.

Sa tête roula de ses épaules et échoua lourdement dans la crinière d'Ode. La douleur lui lacérait les mains, et les bras, et la peau, et lui sciait les nerfs et les os, et il n'y voyait plus rien désormais. Ses tympans étaient écrasés par le grondement des sabots de sa jument sur le givre et la glace qui éclataient dans des bruits stridents et lui déchiraient les oreilles. Ses paupières écrasaient peu à peu la souffrance dans le mortier noir de son crâne. Il tentait tant bien que mal de s'accrocher à la douleur physique, comme à une bouée de sauvetage, pour ne pas sombrer dans les ténèbres incompréhensibles de son esprit malade, il s'accrocha à la pulsation cruelle du sang dans ses paumes, à la morsure du froid, à la migraine, atroce, qui tambourinait contre son front, à l'incendie de ses nerfs qui se bousculait dans ses bras, et puis, tout doucement, insidieusement, toute la violence de son corps qui luttait pour survivre lui parut de plus en plus lointaine, elle s'affadit tandis que ses muscles se détendaient, et qu'il se relâchait complètement, nerf par nerf, organe par organe.
Enfoncé dans une torpeur étouffante, la respiration faible, il leva tout à coup ses deux mains devant son visage. Ses yeux s'écarquillèrent et parvinrent à se fixer péniblement sur elles qui vacillaient comme des ombres sporadiques sous son regard. La faim ne connaît pas la patience. La folie ne connaît pas la patience. Elles sont inexorables. Un sang lourd, sombre et visqueux inondait ses poignets. Les plaies jumelles, nettes et précises, s'infectaient à vue d’œil, grossissaient, suppuraient en vomissant toujours du sang, ses tatouages disparurent, ses doigts se tordirent, ses mains se raidirent et devinrent noires, poisseuses et décharnées, comme celles d'un macchabée. La douleur remonta tout à coup dans ses avant-bras et explosa au milieu de son système nerveux dans un éclair de terreur. Tu es en train de nous détruire, de te détruire, tu te désagrèges peu à peu, comme une pierre friable, tu te décomposes, tu moisis et tu pourris – jusqu'à l'intérieur – et il n'y a rien que tu pourras réparer ! L'anéantissement total de ce que tu es, c'est donc ce que tu veux !
Sa respiration lui revint tout à coup, comme s'il était resté de très longues minutes en apnée, et ses yeux s'ouvrirent sur les plaies rouges de ses mains, qui lui parurent pourtant saines, à la lumière froide et perçante du ciel d'hiver. Il tourna la tête de tous les côtés, frénétiquement, la nuque couverte de sueur. Que ferait-il sans ses mains ? Il n'était bon à rien, à rien d'autre, qu'à donner des crochets du droit, fracasser des mâchoires, enfoncer son épée dans des côtes et pisser tranquillement le sang au petit matin...
Un vertige lui jeta la tête en arrière et les murailles d'Hellas tanguèrent autour de lui, cernées par les grands feux d'alarme des postes avancés, qui jetaient des lumières partout, sur son visage ébloui, sous les sabots de son cheval, sur les murs de la cité, dans la toundra, sur les flancs de la montagne, qui dansaient sur ses yeux et lui brûlaient la cervelle. Que ferait-il sans ses mains ? Il n'avait rien d'autre que son abrutissement d'homme d'action, rien d'autre ! Que fallait-il faire pour ne pas le perdre, pour ne pas se perdre, pour ne pas... ? Il ferma les yeux, emporté par le tournis nauséeux que provoquait la ronde du feu autour de lui.
C'est simple. Relâche seulement un peu la bride, mon ami, je m'occuperai du reste. Libère-moi, et je te délivrerai... Détends-toi. Doucement. Comme on s'endort... Fais ça en douceur.

« Colonel ! »

A nouveau, la carcasse de Léogan s'ébranla d'un grand soubresaut et il leva la tête d'un air hagard. Il ne reconnut pas la voix de la personne qui l'avait accosté, du haut du pont-levis. Son visage, quand il le trouva, en plissant les yeux avec une concentration surhumaine, était fantomatique et flottant, comme un masque de brume. La herse se leva, le pont-levis tomba.
Bientôt, Léogan fut emporté dans une marée de soldats qui braillaient des invectives stridentes, de longs cris de sirènes et des questions désespérées, il entendit quelques phrases, étouffées comme à travers une cloison, qui lui parvinrent à retardement, décomposées et ralenties, et il happa de l'oxygène à pleins poumons, coincé dans une foule dont il ne voyait pas les visages.

« Le général a demandé la réunion de l’État-major, le Maire l'a déjà rejoint à la caserne, ils attendent encore la Grande-Prêtresse, où est-elle ? La situation est urgente, nous avons besoin d'elle ! Les colonels de la garde municipale sont furieux, on vous cherche partout et le général réclame votre présence pour expliquer les dispositions illégitimes de la garde ce soir en ville ! Le colonel Val'rielan a gagné un peu de temps, Monsieur, mais elle n'a pas pu leur cacher que vous étiez dans le campement ennemi... Il y en a déjà qui crient au procès martial ! »

Et ça lui pleuvait dessus sans s'arrêter. Il ne savait pas bien comment il parvenait à avancer, poursuivi par l'affolement de ses hommes qui craignaient déjà de voir leur chef accusé de haute-trahison – mais ça, ça viendrait bien assez tôt, ne soyez pas si hâtifs... – et le cerveau pilonné par la douleur à grands coups réguliers, mais au bout d'un certain temps, il n'aurait su dire quand exactement, il avait semé tous ces importuns derrière lui, ou peut-être qu'ils avaient simplement décidé d'arrêter de le talonner tandis qu'il ne parvenait pas prêter la moindre attention à leurs requêtes. Ses pas le menèrent mécaniquement au temple, dont il considéra la façade d'un regard fiévreux.
Il émit un feulement rauque et abandonna Ode, qui l'avait suivi docilement jusqu'ici, sur le parvis, pour entreprendre de gravir les marches, couvert par Mejaÿ qui surveillait de près sa démarche bancroche et faiblissante.

Il n'avait pas exactement conscience de ce qu'il s'apprêtait à faire, et s'il ne se souvenait plus du moment où il l'avait déterminé très précisément, au bord de cet étang noir aux côtés de Faéris, il se s'accrochait à son plan avec une énergie désespérée, comme s'il n'avait plus que ça à faire sur terre, comme une machine essoufflée qui chemine vers sa propre destruction en faisant cliqueter ses rouages éraillés parce qu'elle n'a que ça à faire, parce que rien ne pouvait empêcher sa mécanique de fonctionner jusqu'au mauvais embrayage dans sa course détraquée qui la ferait tomber et éclater en pièces. Ses pieds s'enfoncèrent mollement dans les dalles de marbre du temple, il poussa la lourde porte en brandissant son coude et son avant-bras, la main inerte au bout de son poignet.
Il se traîna dans les couloirs déserts jusqu'à l'antichambre de la salle des rituels et passa les portes d'airain que deux gardes ouvrirent et fermèrent sur lui. Les yeux fourmillants de Léogan reconnurent vaguement la silhouette droite et rigide d'Arthwÿs, postée devant la cloison qui les séparait du conseil, sous la pluie chaotique et colorée de la lumière du ciel, qui se précipitait à travers les vitraux. Un profond soupir de soulagement lui échappa et il s'effondra contre les portes d'airain.
Arthwÿs se précipita sur lui pour le soutenir et dégagea sa cape ensanglantée de ses bras d'un geste vif. Léogan sentit ses yeux gris le percer de part en part et inciser avec panique la chair dégoûtante de ses mains. Il ne l'entendit pas poser de questions, cependant. Seulement son esprit frôler le sien avec le professionnalisme neutre et méticuleux d'un médecin qui ausculte un patient. Arthwÿs ne posait jamais de question. Ça rendait sa compagnie discrète et reposante, ça en faisait un précieux allié, ça faisait de lui un brave type, mais il était quand même perturbant de le voir toujours rappliquer aveuglément vers lui, avec une loyauté d'autant plus inexplicable que Léogan ne l'avait jamais estimée. Il considéra son lieutenant d'un œil torve, tandis qu'il commençait à lui parler de soins urgents, d'hémorragie et de soigneuses d'une voix oppressée, et puis il secoua la tête nerveusement.

Il rabattit sa cape sur ses bras et son armure argentée, qui lui pesait douloureusement sur les poumons et les échauffait d'un feu avide – il se sentait comme dans un four – et avança vers la double porte en bois, fermée sur la salle des rituels, où il ne put s'empêcher de s'écraser aussi, vidé de toutes ses forces.

« Arthwÿs, réussit-il à prononcer, lentement, d'une voix rauque et pâteuse, rendez-moi un service. Ouvrez cette porte pour moi, mettez-y un grand coup dedans, faites-moi plaisir...
‒ Colonel, répliqua-t-il, doucement, comme pour endormir un enfant fatigué et turbulent, vous devriez aller vous faire soigner, et je ne pense que ce soit bien le moment de leur voler dans les plumes, vous avez déjà semé la discorde tout à l'heure avec...
‒ Ouvrez-moi cette putain de porte, dépêchez-vous ! » explosa Léogan en se redressant tout à coup avec fureur.

Il se débattit dans les pans de sa cape pour retrouver son équilibre, tandis qu'il chancelait, et Arthwÿs le considéra avec gravité.

« Très bien. »

Sa voix lui parut lointaine, effacée à travers la fournaise de ses tympans, et son visage sévère et coupant qui lui faisait face perdit peu à peu son contour. Le vertige le secouait dans tous les sens, et de nouveau il sentit le besoin irrésistible de sombrer dans les eaux noires de l'inconscience, qui l'appelaient comme l'oasis appelle le voyageur assoiffé au milieu du désert. Qu'est-ce qu'il faisait ici ? Sa tête bascula, ses paupières se plissèrent et tout à coup, il sentit le poids des deux mains d'Arthwÿs s'abattre sur ses épaules. Il dit quelque chose.

« Ne ferme pas les yeux. »

Léogan tressaillit. Une sueur glaciale glissa sur sa nuque. Non, il ne devait pas fermer les yeux. Il respira péniblement, ses sourcils se froncèrent et il trouva au fond de ses dernières ressources la force de se tenir droit et de relâcher ses épaules sous sa cape et son armure. Son intelligence se remit en marche avec un bruit de tous les diables, dans son crâne, et roula sur sa panique, écrasa sa douleur sous ses jantes en acier acéré.
Il fallait qu'il fasse son effet, sinon cette initiative suicidaire ne servirait à rien ni à personne. Il envisagea la porte avec résolution et une étincelle carnassière s'alluma dans ses yeux noirs. Il était exactement à l'endroit où il souhaitait être. Il y était, maintenant. L'endroit précis d'Hellas qu'il souhaitait faire exploser en premier, la poudrière à brûler, épicentre de la catastrophe, détonateur de son apocalypse.
Il allait leur faire sauter leur joyeux banquet de charognards, il allait y foutre le feu. C'était le moment.
Il échangea un regard dur et irrévocable avec Arthwÿs et prit une profonde inspiration, comme un plongeur qui s'apprête à sauter du haut d'une falaise. Le Lhurgoyf acquiesça gravement et posa ses mains sur les clenches de la double porte en bois, qu'il actionna sèchement. Elle s'ouvrit grand sur la lumière éblouissante de la salle des rituels et Léogan, la figure fermée et le regard opaque avança de deux pas pour franchir l'entrée.

Sous des exclamations que son trouble ne lui permit pas de comprendre, il passa les protections magiques de la salle, qui crépitèrent autour de lui comme de l'électricité. L'armure de Garadrhim frémit presque de satisfaction sur lui et le métal exerça une pression chaleureuse sur ses vêtements. Son cœur battait à tout rompre. Il sentait la magie étinceler et glisser sur lui comme une caresse féroce qui ne peut qu'effleurer quand elle voudrait épingler et transpercer. Une délectation particulière embauma sa poitrine. Il était incapable de bien percevoir le visage des religieuses, ses yeux fixes ne voyaient plus rien, mais les cris furieux et paniqués qu'elles hurlaient lui inspiraient une satisfaction indicible – celle de transgresser tous les pouvoirs, de déclarer la guerre au monde entier et de ne plus se soumettre. Ses bottes noires de militaire – d'homme, par-dessus tout – frappèrent les dalles blanches de la salle des rituels. Les sorts de protection lui faisaient encore une cape flamboyante sur les épaules et couraient dans ses longs cheveux noirs.
Soudain, la voix de Lyrië gronda comme un coup de tonnerre au-dessus de toute l'agitation des prêtresses.

« VOUS N'AVEZ PAS LE DROIT D'ENTRER DANS LA SALLE DES RITUELS, VOUS ÊTES DANS UN LIEU SACRÉ ! SORTEZ D'ICI IMMÉDIATEMENT OU JE ME CHARGE DE VOUS METTRE DEHORS ! »

Léogan tourna lentement son regard vers elle et la dévisagea froidement. Lyrië, si c'était bien elle – il ne reconnaissait plus ses traits, il ne se souvenait plus de sa figure – avait quitté férocement l'appui de son pupitre et descendait les marches quatre à quatre pour se camper devant Léogan. Il la considéra impassiblement et un rictus prédateur se forma aux commissures de ses lèvres.

« Vous voulez essayer ? » demanda-t-il, en levant la tête légèrement, l'air provocateur.

Il n'avait aucune envie d'affronter les pouvoirs de la doyenne dans cet état, mais c'était plus fort que lui. Elle le considéra, interloquée, pendant un long moment.
La lumière était trop forte autour de lui, il s'obligeait à garder les yeux ouverts. Il les leva vers l'obscurité de la nuit, qui subsistait encore au-delà du toit ouvert. Les étoiles brillaient froidement, cela réconforta un peu Léogan, mais quand il reporta son regard sur l'assistance du conseil, il eut tout à coup la très désagréable envie de vomir. Irina devait être quelque part parmi toutes ces femmes, il frissonna un peu et cligna d'un œil un instant en plissant des sourcils pour tenter d'y voir plus clair. Une migraine atroce le percuta de plein fouet et il cessa tout à fait d'essayer de se concentrer.
Il contint la douleur en s'abandonnant quelques secondes au vertige. Pourquoi fallait-il systématiquement qu'il se heurte à ce qui était cher à Irina quand il faisait ne serait-ce qu'un pas en avant ? Pourquoi fallait-il que ce qui lui était cher à elle n'était que ce qu'il avait toujours rêvé de détruire ? Ce n'était pourtant pas ce qu'il voulait... Et que voulait-il au juste ? Tout ça ne se passait absolument pas tel qu'il l'avait souhaité. Tout le pari n'était censé conduire qu'à se libérer de cet endroit, de ces gens, de ces obligations absurdes. Pourquoi était-il forcé de la blesser si cruellement pour en arriver là ? Il serra les dents avec amertume et Lyrië finit par se racler la gorge d'impatience. Il releva soudain la tête vers elle.

« Bientôt il ne restera plus grand-chose à profaner de toute façon, si vous n'écoutez pas attentivement ce que j'ai à dire... » souffla-t-il avec lassitude.

Il fallait mener de toute façon son travail jusqu'au bout. Ses doigts effleurèrent l'intérieur de ses paumes. La douleur le raccrocha brutalement à la réalité et il rassembla méthodiquement ses pensées. Arthwÿs, derrière lui, fixait Elerinna d'un regard d'une neutralité absolue. Il projeta ses pensées droit sur elle avec une précision infaillible.

« Dame Lanetae, murmura sa voix, précautionneusement, à la surface de l'esprit acide de la Sindarine, si vous me le permettez, je crois qu'il a choisi ce moment précis pour vous donner l'opportunité de disparaître et de vider les lieux en toute discrétion. La prêtresse Igrim vous attend à cet endroit, rendez-y vous sans tarder, précisa-t-il, en faisant papillonner les images d'un itinéraire entre les pensées d'Elerinna, jusqu'à la rue de la tannerie dans les bas-quartiers du temple, où se situait un petit puits miteux où elle était censée trouver Orchid. Le colonel Jézékaël vous y rejoindra au plus vite également, il vous a tracé une route à travers les grottes de Fellel pour vous conduire au village d'Inoa. Bonne chance, ma Dame, faites attention à vous. »

Arthwÿs inclina légèrement la tête, sans expression particulière, et se rabattit de côté dans l'antichambre, toujours à l'affût des mouvements de Léogan, cependant, quoi qu'avec les protections de la salle des rituels il lui était impossible de venir à son secours s'il s'effondrait face contre terre ou si Lyrië décidait de mettre ses menaces à exécution.

« Une armée est en ce moment sur le point d'assiéger la cité, annonça Léogan, sans se préoccuper de ménager de tact ou de prévention, l'air sinistre et aussi digne qu'il pouvait l'être.
‒ Une armée ? s'étouffa Lyrië, en ouvrant de grands yeux incrédules, derrière ses lunettes. Comment donc, une armée ? L'armée de qui ?
‒ ...ça reste encore à déterminer, marmonna Léogan, après un temps de réflexion et de faiblesse. L’État-major doit se réunir, et étant donné les circonstances, il vaut sans doute mieux que vous occupiez la place de la grande-prêtresse dans cette fonction, Dame Lyrië. Le lieutenant Arthwÿs vous escortera jusqu'au bureau du général, qui vous attend déjà avec le Maire.
‒ Et comment se fait-il que le temple en soit le dernier averti, puisque tout le monde a l'air d'avoir été mis au courant suffisamment tôt pour s'être réuni ? » releva Lyrië, d'un ton acrimonieux, la mine accusatrice.

Léogan la considéra avec une froideur égale et la colère recommença à gronder au fond de son ventre. Tout ce qu'il avait fait ce soir, il l'avait fait pour eux. Il n'en avait tiré aucun bénéfice personnel, et s'il ne devait ses blessures qu'à son imprudence imbécile, il ne se les serait sans doute pas écopées s'il n'avait pas été négocier un contrat de non-agression avec les Lanetae. Son visage se fronça dans une moue de dégoût et il le tourna instinctivement vers Elerinna, toujours assise avec affectation sur son siège, dont il reconnut la haute coiffure qui tenait ses cheveux blancs dans un enchevêtrement sophistiqué, puis son front  de madone et ses deux yeux bleus, profonds, fourbes et secrets, comme l'océan. D'un regard d’écœurement appuyé, il voulut lui faire comprendre qu'il avait tiré au clair toutes ses petites manigances qu'elle avait faites sans lui et il dégagea lentement de sa cape sa main gauche, celle qui avait cogné l'émissaire de son frère en pleine figure, et dont les doigts s'étaient cassés sous l'impact, elle monta sur sa poitrine dans un signe crispé de loyauté ironique et, discrète comme une araignée sanglante, partit se terrer à nouveau dans les profondeurs noires de sa cape. Enfin, il retourna sa figure vers Lyrië et la toisa avec répugnance.

« J'ai eu un contretemps, vous m'en excuserez. »

Il eut sur le coup un haut-le-cœur difficile à contenir et un frisson glacial courut dans chacun de ses membres. Il ne tiendrait plus très longtemps. Sa pensée n'était déjà plus très claire, et quand il se tourna vers l'assemblée en levant ses sourcils et son menton de son air sarcastique habituel, quoique plus livide et plus irréfléchi que d'usage, les mots qui s'échappèrent de sa bouche, il lui sembla qu'il avait attendu toute une vie pour les prononcer – et qu'ils trouvaient leur chemin aussi sûrement qu'une rivière dans son cours, sans besoin d'y accorder de méditation particulière.

« Maintenant, j'ai certaines choses à régler, et vous m'en excuserez également, je vais vous laisser à vos misérables petites délibérations... Alors adieu ! lança-t-il, dans un grondement satisfait, en se retournant férocement vers la porte, avant de leur adresser un dernier regard et un dernier rictus absolument dégoûtés. J'espère que dans tout ça... Vous aurez au moins réussi à prendre votre pied. Parce qu'après tout, si vous n'avez pas pu trouver un tant soit peu d'amusement à batailler illusoirement dans votre grand théâtre, vous n'aurez vraiment rien gagné du tout et, ma foi, j'en s'rais presque triste pour vous. »

Il fit volte-face et, sans vérifier qu'Elerinna avait bien disparu pendant sa petite mise en scène – après tout, si elle n'était pas capable de profiter d'une telle occasion, ce n'était plus de son ressort – retraversa les champs de protection magiques avec la même désinvolture. Il échoua dans l'antichambre en chancelant, incapable de se tenir droit un instant de plus. Il n'osa pas regarder derrière lui, de peur de s'apercevoir des mares de sang qu'il avait laissées sur son passage et de réaliser l'étendue de son hémorragie. De toute façon, maintenant qu'il avait accompli sa diversion chaotique, il ne savait plus très bien ce qu'il faisait. Il tangua pathétiquement jusqu'aux portes d'airain où il s'abattit, à la limite du malaise, en appelant Arthwÿs d'une respiration sifflante.
Celui-ci était déjà occupé à informer Lyrië qu'il ne pourrait pas assurer son escorte, mais qu'il avait d'ors et déjà prévenu le major par télépathie, et que celui-ci attendait la doyenne à l'entrée du temple – et il sentit tout à coup peser sur lui toute la responsabilité de la confiance exclusive de son supérieur, qui lui donnait trois ordres contradictoires en cinq minutes, trop assommé pour réaliser qu'il n'était pas encore doté du don d'ubiquité. Il salua sobrement l'assemblée et s'en retourna rapidement vers Léogan, qu'il soutint sur son épaule en poussant de l'autre main la lourde porte d'airain qui leur barrait le passage.

Il traîna péniblement Léogan dans le couloir, dont la tête, cachée sous sa tignasse terne et en bataille, coulait sans force sur son épaule. Finalement il souffla à son lieutenant qu'il n'était plus capable de faire un pas de plus, et Arthwÿs l'aida à s'adosser contre une porte où il usa de ses dernières ressources d'énergie divine pour se débarrasser de l'armure de Garadrhim, qui se liquéfia sur lui en disparaissant, jusqu'à se solidifier sur sa main droite en un gantelet qui lui fit l'impression de lui broyer sa chair lacérée et le fit pousser un gémissement qui ressemblait à un juron étouffé.

« Enlevez-moi ça, allez-y doucement... » murmura-t-il, en tendant à l'officier sa main tremblante qu'entravait encore le gantelet de Garadrhim.

Arthwÿs prit une profonde inspiration et s'attela à la tâche en serrant à peine les dents de concentration, sous les yeux d'halluciné de Léogan, noirs, si noirs qu'on n'en distinguait plus du tout la pupille, des yeux rôdeurs, puis fixes, des yeux malades et hantés.
Sa main n'était plus qu'une plaie béante et il se demanda un instant, avec un sourire étrange, comment son sang pouvait continuer d'affluer à ce débit dans sa paume, sans s'arrêter, et combien de temps cela durerait encore. Son regard se posa finalement sur le gantelet que tenait précautionneusement Arthwÿs sans savoir qu'en faire. Un instant, il se sentit indiciblement soulagé d'en être séparé. Il lui sembla que sa tête s'était faite tout à coup plus légère, moins lourde à porter sur ses épaules, qu'enfin ses tempes n'emprisonnaient plus son crâne en vibrant d'un sang épais, visqueux, mais brutal, qui décidait de passer en force coûte que coûte et qui lui maravait le front jusqu'à éteindre toute étincelle de lucidité. Elles battirent frénétiquement, comme le cœur d'un petit animal qui vient d'échapper à la traque et qui s'immobilise enfin dans son terrier. Mais cela ne dura qu'un temps.
Son regard brillant vrilla sur le gantelet et un long frisson lui traversa toute la colonne vertébrale. Quelque chose s'éveilla dans son ventre, en emmêlant ses entrailles, et gronda sourdement. Tout le monde avait pu voir le pouvoir de l'armure, maintenant. On viendrait la lui réclamer pour l'étudier... Mais il en avait besoin. Un vertige l'assaillit et le manque creusa un trou profond au milieu de sa poitrine. Il eut la nausée.

« Rendez-le moi, Arthwÿs.
‒ Colonel, il faudrait qu'on examine ce...
‒ RENDEZ-LE MOI ! »

Arthwÿs hésita puis il eut l'air de capituler. Il aida Léogan à coincer le gantelet sous son bras et le soutint quand il comprit qu'il voulait défoncer la porte d'un grand coup de botte emporté. Avec la patience d'un porte-malade, il l'ouvrit doucement et laissa Léogan entrer en titubant, faire quelques pas dans le désordre et se retourner pour s'appuyer à l'encadrement de la porte, le visage blême et couvert d'une pellicule de sueur. Il battit des paupières difficilement et sa voix s'échappa de sa gorge dans un sifflement désagréable. Ses yeux se fixèrent sur Arthwÿs avec une intransigeance glaciale.

« Ne laissez entrer personne.
‒ Oui, Monsieur. » acquiesça le lieutenant, très droit, avec un signe de tête poli.

Une lumière de gratitude passa dans les yeux noirs de Léogan, et un sourire se dessina presque sur ses lèvres. Il referma la porte maladroitement derrière lui et laissa Arthwÿs en proie à une culpabilité grandissante.
Celui-ci s'autorisa à prendre une grande inspiration, en contemplant une dernière fois la pièce close où son supérieur s'était enfermé et puis il tourna les talons avec résolution. Il traversa le couloir d'un pas compassé et entra dans l'antichambre qu'il avait longuement gardée seul et où des flots de prêtresses se bousculaient à présent, en se disputant à vive voix ou en s'incitant mutuellement au calme avec presque autant de vacarme. Il se fraya un chemin parmi elles et porta son regard au-delà de cette marée humaine, dans la lumière de la salle des rituels, en espérant y trouver celle qu'il espérait. Sceptique, et quelque peu ennuyé, il plissa des yeux, infimement, et son esprit commença à vagabonder au-dessus de la foule, dans laquelle il s'insinuait subtilement parfois, il erra quelques temps jusqu'à tomber devant une forteresse infranchissable, devant laquelle il freina des quatre fers et s'arrêta tout à coup. Il se retourna lentement et son regard glacial se posa sur le visage fermé d'Irina Dranis, aussi pénétrant que si elle l'avait appelé au milieu de la cohue et qu'il ne voyait qu'elle désormais. Il resta perplexe un certain temps devant les remparts mentaux qu'elle dressait entre elle et lui et la scruta comme une bête curieuse. Il ne pouvait pas nier l'efficacité de ses défenses mais tout de même, dans ces circonstances, un peu de coopération aurait été bienvenue. Il eut l'air sobrement atterré et se contenta de frôler délicatement les murs de sa forteresse, presque flanqué d'un drapeau blanc, et de laisser un message courtois, mais direct.

« Pardonnez-moi mais j'ai besoin de votre aide. Il perd complètement la tête. »

***

Léogan tituba comme un ivrogne dans la salle déserte du temple où il avait décidé de s'enfermer pour une raison qu'il ne parvenait pas à comprendre lui-même. Mejaÿ s'était réfugié dans un coin de la pièce et l'observait silencieusement, tétanisé. Son crâne n'était plus qu'un champ de bataille où tout s'entre-déchirait et explosait à chaque seconde. Il cherchait furieusement à réajuster le gantelet de l'armure sur sa main droite et ne parvenait qu'à la lacérer de plus en plus salement à mesure qu'il essayait, mais il n'en avait plus rien à foutre, de sa main, de la douleur, de l'hémorragie, il avait seulement l'impression atroce qu'Arthwÿs lui avait arraché un membre en le débarrassant de l'armure, et qu'il ne pourrait pas supporter ni survivre à cette amputation un instant de plus. Alors il essayait de recoller les morceaux, n'importe comment, coûte que coûte, et il n'y arrivait pas, et il était incapable de réparer quoi que ce soit, il ne pouvait qu'éprouver ce vide terrifiant qui lui sciait la poitrine et ça le mettait hors de lui.
Il regarda autour de lui comme un animal traqué, le gantelet à moitié accroché à sa main tordue, et la brûlure de la bile monta dans sa gorge. De larges fenêtres donnaient sur le jardin paisible du temple, quelques lampes à huile étaient suspendues ça et là et brillaient en répandant de lourdes odeurs d'encens. Le calme de la pièce porta tout à coup aux nerfs de Léogan. Dans un grondement de rage, il balança son bras dans une lampe qui se décrocha et décrivit un arc de cercle flamboyant dans les airs avant de s'écraser dans un cri strident sur les dalles blanches, où elle déversa une traînée d'huile qui prit feu immédiatement.
Ce spectacle immobilisa soudain Léogan. Il contempla les flammes, le cœur battant à tout rompre, le regard vide et fixe, et il imagina l'incendie grossir, grandir, rouler en colonnes de fumée dans les couloirs du temple et tout détruire sur son passage. Une faiblesse le prit, comme une dague glaciale enfoncée dans sa poitrine, et il perdit pied. Le souffle court, les yeux piqués de taches rouges et noires, il parvint à s'écraser sur un banc de prière, où il s'effondra de tout son long. Il respira faiblement pendant de longues secondes et à nouveau, tout s'affadit et s'écrasa dans la torpeur ; il ferma les yeux.
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeVen 16 Jan - 1:32

Ca ne s'arrêtait pas de vociférer dans tous les sens. Tout ça, d'ailleurs, c'était un peu la faute de Léo. Il était entré, comme ça, l'air bravache, à son habitude, l'oeil plein de cynisme et la morgue plein la bouche; A le voir arriver, Elerinna avait eut un imperceptible sourire. Peut-être même qu'il l'avait remarqué, s'il l'avait regardé, perchée sur son estrade. Elle devait avoir l'air maligne, ça oui, dans sa robe qui la rendait semblable à elles toutes! Enfin, toujours est-il que le voir au milieu de toutes ses pimbêches, ça lui avait fait un petit quelque chose. Elle aimait le voir, entouré de toute ces rapaces bilieuses et mal fagotées. Lui, au moins, il dégageait une aura singulière, un parfum d'aventure, un reste de force et de combat, et un inimitable brin d'humour débordant de cynisme malvenu et de provocation gratuite. Le regarder défier l'ordre, à chaque fois qu'il s'y présentait, dans ses vêtements à peine propre, les cheveux en bataille, la gueule enfarinée par des nuits de veille sans fin et l'allure ennuyée, comme si il se fichait de toute cette ignoble comédie, ça n'avait pas de prix. Lui, au moins, il ne parvenait pas à rester dans l'illusion; il jouait son rôle à grand renfort de couacs et de pouets bizarres, il n'arrivait pas à garder l'air tragique qu'il faut avoir pour traverser la vie sans encombre ou afin d'y garder un air un tantinet sérieux.  En clair, il était lucide sur tout ce cirque, et il l'affichait très clairement, sans ambiguïté, plutôt fier comme Artaban. Pour autant, il ne s'en révoltait pas plus que cela; c'était peut-être son défaut.

Quoiqu'il en soi, son détachement prononcé des choses, et son humour dégoûtant, Lyrïa, elle n'avait jamais pu l'encaisser, comme bon nombre de soeurs irréprochables et bien altruistes. De celles qui vous rabachent sans arrêt les bonnes valeurs de l'ordre, et que vous font la morale avec des airs de sainte. Léo, ça l'avait toujours fait rire: il en rajoutait d'ailleurs toujours plus que de raison. Mais, au sein de l'Ordre, on s'amusait comme on peut; Elerinna, quant à elle, trouvait cela fort distrayant et le laissait donc faire sans rien dire. Parfois, pour la forme, elle faisait mine de lui faire une remontrance, ou lui faisait les gros yeux; mais, en coulisse, dans sa chambre, ils en riaient beaucoup, tous les deux, de ces frasques à lui qui n'étaient pas bien méchantes, sur le fond, mais qui étaient si drôle. Les voir, toutes ces dévergondées bien morales, faire leur mine sêche de désapprobatrice du dimanche, c'était hilarant: ils n'auraient pour rien au monde raté ça. Souvent, même, Léogan faisait exprès de faire des manières pour des broutilles: et à chaque fois ça n'y manquait pas, et elles y allaient avec leurs airs scandalisés, leurs moues sanctifiées, leurs dédains de puritaine. Pour un peu, on aurait même dit qu'elles aussi, elles en rajoutaient, exprès pour qu'on puisse se moquer d'elle. Et Léogan ne s'en privait pas. Il faisait ça très bien.

Toujours est-il qu'il était là, avec la mine des grands jours et que, rien qu'au regard que lui lança Lyrië, ça avait l'air mal engagé. Et il n'y alla pas de main morte. Ouvertement, sans remord, il a commencé a critiquer l'ordre, les prêtresses pusillanimes, leurs manières ridicules de se faire des manières pour tout, de se prendre le bec pour rien, et de chicaner sans raison. Sur le fond, il avait pas tort, Léogan! Mais alors, il y allait tellement de bon coeur, avec tant d'entrain que, ça non plus, ça n'allait pas louper, il allait se mettre tout l'ordre à dos. Mais Léo semblait s'en soucier comme d'une guigne: Ca semblait au contraire le soulager, de lâcher toute sa bile, comme ça, sans vergogne. En somme, il disait à toutes ses soeurs apothicaires que tout ce foutu merdier, finalement, elles en étaient responsable comme tout le monde, et qu'elles n'étaients ni blanches, ni absoutes de toutes responsabilité, bien au contraire. En substance, il essayait de leur remettre les pieds sur terre. Pour être vrai, ça l'était sacrément! Mais comme témoignage confirmant les dire de la grande prêtresse, ça ne valait pas grand chose.

Pendant qu'il débitait sans coup férir son joli discour, Elerinna se maudit intérieurement de l'avoir appellé. A coup sur, il n'en pouvait plus, de toutes ces salamalecs, et il en avait assez de sauver tous les coups qu'elle concoctait qui n'en finissait pas de s'accumuler: on n'en voyait jamais le bout et ça ne sentait pas la rose. La belle sindarin comprenait que ça l'agaçât; mais elle, ça n'arrangeait pas ses affaires. Mais alors pas du tout. Au contraire, même, ce témoignage qui ressemblait plus à une mise qu'en accusation qu'à une confirmation simple et formelle de la bonne foi de la Grande-prêtresse, la mettait peut être en danger: elle voyait, d'un seul coup, le peu de crédibilité qui lui restait partir en fumée. Du moins c'est ce qu'elle présumait; les réactions dans l'auditoire confirmèrent ses craintes.

Toutefois, elle n'eut pas le temps de contempler longtemps le désastre: Lyrië revenait déjà la charge. Décidément, elle n'en démordait pas, de cette jeune fille rousse. A croire que les relations entre femmes, ça leur donnait du grain à moudre: peut-être même que ça les excitaient, ces donzelles. A force de vivre entre elles, dans des moeurs austères et sordides d'asexualité, ça devait tempêter, sous leur crâne, dés qu'on parlait en peu du bas du ventre, à l'endroit où le feu sexuel vient allumer des brasiers innoportuns et difficilement contenable. Et, plus on s'abstient, plus on l'attise, le salaud: ça ne vous lâche jamais, jusqu'à ce que vous soyiez une pauvre carne désincarnée, tout juste propre à proférer des insanités et à mourir. Ce devait être le cas de Lyrië. Ou peut-être que ça la triturait un peu trop de ce côté. Allez savoir: c'était difficile à dire. Elerinna, elle, préférait la voir dévergondée: A défaut d'être forcément vrai, c'était, au moins, fort divertissant.

Tout est qu'il fallait qu'elle répondît, et dans les plus brefs délai avec ça! A force d'insister, hélas, la belle sindarin commençait à manquer de ressource. Pourquoi diable voulait-on absolument l'ennuyer avec Verna? Elle n'avait jamais empêché quiconque de faire ce qu'il souhaitait faire de son existence; elle n'avait jamais farfouiller dans le derrière des autres: pourquoi fallait-il qu'on auscultât le sien à la loupe? A force de le regarder comme ça, ils allaient finir par lui donner des ulcères! Et ça n'est vraiment pas joli, un ulcère.

- Ces témoignages, lâcha-t-elle, agacée, me paraissent plus calomnieux que véridique. Pour accéder à ma chambre, il faut traverser un antichambre. Et celui-ci n'est pas censé être visité par la garde, ni même pas les prêtresses, à moins qu'elles y soient invitées. Il faudra donc que l'on m'explique d'où proviennent ces témoignages, et de quelle façon on peut les considérer comme être absoument véridique.

L'assemblée fut interdite un instant. On ne savait plus trop quoi dire, parce que, dit comme ça, d'emblée, ça semblait plutôt vrai. D'ailleurs, c'était la vérité. Pour les avoir entendues durant leurs ébats, Verna et elle, il avait fallu qu'on les espionnât.

- En outre, ajouta-t-elle, est-il vraiment possible qu'on s'inquiétât tant de mon sort, qu'on me fit surveiller par la garde, alors que j'étais en compagnie d'une ... demoiselle? D'ordinaire, vous en conviendrez, on ne me fit pas tant d'honneur.

Mais son interlocutrice se fâchait, elle aussi, et commençait à montrer des signes qui ne trompent pas, des signes d'énervement sincère. Elle se sentait attaquée, et elle mordait à son tour, l'air pincé, le dos bien droit, les membres rigides, presques moraux, eux aussi. Devant sa mine courroucée, Elerinna faillit éclater de rire. Il y'avait de quoi.

-Le conseil! s'exclama-t-elle bruyamment. Le conseil s'est toujours cachée derrière ses prétendus vertus afin de protéger l'ordre, quoiqu'il lui en coutât! A quoi donc avez-vous fait face, mes soeurs, si ce n'est à vous-même, et à vos caractères acariâtres et billieux? Ne dites pas que vous avez affronté le monde. La plupart d'entre vous sont restées ici, à faire affaire entre elles, à chicaner, à se battre pour des insignifiances.

Elerinna n'en pouvait plus de se contenir, ça sortait de tous les côtés, par tous ses pores, sans s'arrêter. Elle en avait assez de leur pusillanimité, de leurs querelles bruyantes et intestines, de leur belle moral juteusement ingrate. Le regard de Lyrië, si remplie de lassitude et de bienveillance hautaine la dégouttait: elle préférait encore être méprisé comme le faisait Irina. Un bon vieux mépris, ça vous donne l'énergie de vous battre: la bienveillance lasse, ça endort, c'est mou, bancal, suintant le bon sentiment qui ne veut surtout pas balancer dans la haine, et qui ne sort de jamais de ces gonds, parce que tout de même ça ne fait pas bonne impression.

-Des paroles rien que des paroles, s'écria-t-elle encore, furieuse, Et que voulez-vous que je vous donne d'autres? Vous m'accusez, là, avec votre bonne foi, et vos jugements déjà faits, et vous voulez que je vous donne des actes? Qu'est-ce donc qu'un procès, Lyrië, sinon des mots? Mais vous le savez fort bien, et il n'y a pas grand chose à ajouter.

Elle tremblait, et sa voix était pleine d'émotion. Quelque part, il y'avait encore une certaine noblesse dans ses attitudes, un regain de grâce dans son langage: enfin, elle ne s'ennuyait plus. Elle pouvait à nouveau faire la farouche, la sauvage, la folle-furieuse, et se laisser dévorer par les énergies. Lorsque Irina l'insulta, elle la toisa de haut en bas avec un mépris sans pareil. Sa haine attisait en elle des forces sombres et intenses qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps: la vie l'étreignait à nouveau dans l'affrontement. A la peur que lui procurait le visage blafard et suintant la rage de sa rivale, s'alliait l'ivresse du combat, la fureur du danger; ele sentait la vie la parcourir à nouveau.

Seulement, Lyrië n'avait pas encore abattu toutes ses cartes. Le coup des larmes de Kesha, ça, elle ne l'avait pas vu venir. Elle en avait entendu parlé, vaguement, quelque fois; ou peut-être avait-elle lu quelques lignes dans un ouvrage ancien. Mais elle considérait plus cela comme un mythe que comme une réalité. Il fallait dire qu'on en faisait pas beaucoup usage, des larmes de Kesha, comme le disait Lyrië. On l'évoquait, comme une légende, les soirs d'hiver, ou durant les repas interminables, afin de divertir les apprentis. Il fallait bien les faire rêver, les pauvre: démarrer au bas de l'échelle, c'est harassant, et ça n'est pas valorisant. Particulièrement lorsqu'on est attaché au service d'une prêtresse acariâtre. Elerinna connaissait une pauvre enfant, comme ça. Karel, qu'elle s’appelait. C'était une gentille jeune fille, douce et intelligente, mais très maladroite. Ce dernier trait de caractère éclipsait tous les autres: on ne parlait ni de sa grande compassion, ni de son intelligence. Elle faisait tomber les herbes, et se trompait à coup sur dans les dosages. C'était une irresponsable sans avenir, et voilà tout.
Mais Karel ne pouvait point l'aider dans ce mauvais pas. D'ailleurs, plus personne ne le pouvait. Léogan était impuissant, et devait attendre la fin du procès on ne savait où. L'armée sindarin ne pouvait rien pour elle non plus; et elle ne croyait pas au miracle. Elle résolut de s'en remettre à la chance.

-Si cela peut calmer vos ardeurs belliqueuses, clama-t-elle d'une voix forte. J'accepte de passer l'épreuve des larmes.

Elle tentait d'avoir l'air digne et assurée; mais, en son for intérieur, elle n'en menait pas large. La belle sindarin espérait que Lyrië avait menti, ou du moins que cette histoire de larmes ne fut qu'une invention, qu'une vaste fumisterie vouée à la tromper. Hélas, elle sentait l'étau se resserrer autour d'elle et, si elle ne s'était pas maîtrisé, elle aurait suffoqué.

Lyrië fouillait dans ses papiers. Y cherchait-elle les larmes? A n'en pas douter, au moins, y cherchait-elle quelque chose qui ne lui serait pas favorable. Des yeux, Elerinna tentait de découvrir une opportunité de s'en sortir, quoiqu'il lui en coutât. Elle songea aux plans les plus incongrus, les plus incroyables; son imagination tentait de trouver une issue au mauvais pas dans lequel elle était engagée, jusqu'au cou, et qui ne cessait de s'aggravait. Jamais elle ne s'était sentie autant fragilisée dans son pouvoir; jamais elle n'avait ressentie l'effritement de son pouvoir avec tant d'acuité. C'était presque physique tant cela devenait réel; si elle n'avait point du sauver les apparences, au moins, elle aurait tempêté de toutes ses forces. Mais il n'y avait rien à faire: elle semblait condamner.

Alors, il y'eut un bruit assourdissant. Un ram dam formidable explosa à l'entrée de la pièce, comme si quelqu'un s'efforçait de passer les barrières magiques qui interdisaient l'accès de celle-ci aux civils et aux soldats. Elerinna braqua vivement son regard sur celle-ci. Léo entra, armé, recouvert d'une amure qu'elle ne lui avait jamais vu porté, et qui crépitait de toutes part. A voir, c'était impressionnant; même c'était assez inquiétant à regarder. Il venait tout de même de franchir sans difficulté les portes de la salle du conseil. Un exploit jamais réalisé à sa connaissance, et qui tenait presque du miracle. Pendant quelques instants, elle le considéra, ébahi, comme ça, comme toutes les autres. Pour une entrée fracassante, c'en était une!

Mais, Lyrië ne l'entendait pas de cette oreille. Elle vociféra, comme Elerinna ne l'avait jamais entendu vociférer. Sa voix devint suraiguë, insupportable, mais terriblement forte; elle fut presque incapable de la supporter. Un instant, elle ressentit une peur étrange lui nouer les entrailles: elle n'avait jamais craint la colère de Lyrië. Elle songeait désormais que c'était peut-être une erreur. Elle n'eut pas le temps de songer davantage. Arthwÿs effleura son esprit tourmenté et furieux qui tempêtait sous son crâne 'BOUM BOUM' en même temps que son coeur. Elle l'écouta et acquiesça, dans le silence de son esprit. Alors, tandis que la cohue battait son plein et que toutes les soeurs écoutaient, paniquée, l'oeil hagard et hargneux, la bouche tordue, l'esprit confus, ce que Léo leur débitait, Elerinna disparue silencieusement.
Furtivement, elle remonta l'allée, esquivant les soeurs qui gesticulaient, évitant celles qui faisaient de grands gestes. Elle contourna Léogan, qui tenait tête à Lyrië; mais elle n'écoutait déjà plus. Elle ne songeait qu'à fuir, désormais. Elle n'aurait pas d'autre occasions de fuir: et si on la rat rappait, elle ne donnait pas cher de sa peau. Elle-même n'en aurait pas décidé autrement si elle avait été à leur place. Cependant, alors qu'elle franchissait le seuil du conseil, elle se retourna, l'esprit acéré. Alors qu'elle regardait sa rivale, une sournoise idée vint lui chatouiller la cervelle: elle se jeta dans un alcôve sombre et cessa d'être invisible. Alors, souriant méchamment, elle effleura l'esprit  d'Irina, qu'elle avait aperçue, à l'autre bout, qui regardait Léo, assise sur sa chaise, stupidement, médusée. Cruellement, elle jouissait de la voir aussi peinée; elle ne méritait guère mieux, désormais, elle qui l'avait traînée dans la boue sans vergogne.

- Tu vois, Irina, chuchota-t-elle très doucement dans son esprit, comme un sifflement mielleux, tu as ce que tu veux: je m'en vais.

Puis, elle affirma son chuchotement insidieux:

-Mais je ne pars pas seule, vois-tu. C'est toi, ma mignonne, qui va finir toute seule, à pleurer, la fin de tes jours maudits...Toi, et toi seule! Léogan, vois-tu, viens de m'offrir l'opportunité de m'enfuir, tranquillement, sans que tu puisses rien y faire. C'est exactement ça,  ma mignonne, indécente, vipère, calomnieuse, engeance du démon, catin! Tu es impuissante désormais: tu ne peux rien y faire: je vais fuir, et tu ne vas pouvoir que constater ma disparition. Passe le bonjour pour moi à Lyrië, et mes plus sincères salutations! Je te retournerai celle de Léogan en retour, lorsque nous serons loin! '

A mesure qu'elle parlait dans son esprit, sa voix enflait, jusqu'à n'être plus qu'un gigantesque vagissement qui hurlait à plein poumon dans son esprit. Elerinna s'y donnait à coeur joie, sans coup férir, essayant de lui faire tout le mal qu'elle avait voulu lui faire. Il ne s'agissait plus de pardonner, mais d'en finir pour de bon, une bonne fois pour toute, et que tout soi dit et bien dit. Qu'il n'y ait plus rien à ajouter.

- Tu n'es qu'une petite ambitieuse, continua-t-elle. Tu te caches sous tes airs de juste, mais tu n'es qu'une conspiratrice, toi aussi, comme toutes les autres! Ce que tu viens de faire, Alana elle-même le connut. Tu ne fais que rejouer une scène mille fois jouée dans ce monde, et très mal, en plus, car tu y échoues. Vois : Je m'en vais, grâce à Léogan, et sans que tu puisses rien y faire! Quelle ironie hein? Mais ne t'inquiète pas. Je prendrai soin de lui, MOI.'

Alors, elle rompit le contact, brusquement. Sous son crâne, ça tourbillonnait furieusement. Elle se sentait emplie d'une rage incontrôlable; pour un peu, elle aurait fait demi tour et se serait ruée sur Irina, jusqu'à ce que l'une des deux soient mortes. Il n'y avait plus que ça comme solution. Il fallait un bon meurtre, pour en finir enfin.Toutefois, elle parvint à se contrôler. Il n'était pas encore temps; elle s'enfonça furtivement dans les profondeurs du temple, et redevint invisible; elle s'enfuit sans un bruit. C'était enfin fini.
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MessageSujet: Re: ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦   ♦ Dame de Cœur et Dame de Pique ♦ Icon_minitimeSam 17 Jan - 23:29


Dame de Cœur et Dame de Pique

Elerinna . Léogan . Irina

Une satisfaction vicieuse se lisait dans les coins de son rictus, tandis que de sa rage sourde Irina observait la salle. Entre les mimiques forcées et artificielles de sa Némésis et les interventions qui fusaient de tous les côtés de la salle, il y avait de quoi écrire un bouquin sur les pires interprétations théâtrales de l’histoire. Celles qui prenaient la peine de jouer le jeu s’asticotaient les mains d’une mine gênée, balayaient l’audience de leurs prunelles confuses, et évidemment ne manquaient pas de ponctuer ce grand cirque d’autres commentaires ignorants, croyant sincèrement que leurs ébauches de plaintes feraient une différence. Pourtant les personnes qui étaient le plus concernées par ce qui se passait gardaient le silence, sans doute interdites devant la tournure des choses et la mauvaise foi émérite de leur chère grande prêtresse. Enfin… de grandeur il ne restait que le nom.
A ses côtés Kennosha lui lançait des regards timides et paniqués, cherchant sans doute des réponses qu’elle ne pouvait lui donner. Du moins il lui serait impossible de faire plus clair que ce qui avait déjà été dit. Les faits avait été exposés par Lyrië et les témoins cités, avec calme et certitude, même si bien sûr la partie adverse continuait de se faire passer pour une martyr désintéressée, un bouc émissaire innocent qu’on voulait condamner à tout prix. Comme quoi l’hypocrisie, à l’exemple de la bêtise humaine, n’avait pas de limites. Aux quelques vagues protestations, se voulant irréfutables que prononça l’accusée, Irina leva les yeux au ciel d’un air ennuyé. C’était lamentable qu’elle espère retenir leur empathie de la sorte. Peut-être que les présentes auraient pris cela au sérieux, si seulement elle n’avait pas passé la moitié de cette réunion à dévaloriser les accusations d’hérésie et se moquer ouvertement de l’autorité du conseil. Et quand bien même cette créature ne croyait pas à leurs valeurs, elle aurait pu au moins avoir le bon goût et la finesse de faire semblant. Cette arrogance soudainement affichée était d’une stupidité sans limites. À quoi bon avoir passé des années à mentir, si au moment où elle avait le plus besoin d’être crédible, elle jetait tous ses efforts par la fenêtre ?

Irina reprit son sérieux, pensive. Ce n’était pas le genre d’Elerinna de faire preuve d’autant d’insouciance quant à son avenir–quand bien même elle était une actrice médiocre- surtout que l’odeur répugnante de peur fuyait à travers sa peau comme un parfum bon marché charrié par le vent. C’était tenace et mal dissimulé, à tel point que ça lui donnait envie de vomir. Même de l’autre côté de la salle cela s’amoncelait et attaquait ses narines d’une façon insupportable, planant dans sa direction et la mettant mal à l’aise. Grimaçant de dégoût, Irina se replaça sur son siège en évitant de la regarder. Avoir l’image en plus serait sûrement la goutte de trop, et même la satisfaction de la voir peiner à mentir pour sauver sa peau n’aidait pas. Se concentrant comme elle pouvait sur la voix de Lyrië, elle serra les dents.

« L’antichambre de vos appartements n’est guère surveillée par la garde, comme vous le savez sans doute. Mais le couloir et la porte qui y mènent le sont, jusqu’à preuve du contraire. Je vous soutiens donc que ces témoignages proviennent de gens respectables qui vous servent vous et cet ordre depuis des années déjà. » Son ton était conciliant mais de plus en plus glacial. Il y avait fort à parier que cette farce soit en train d’avoir raison de sa patience, et pourtant la doyenne était réputée pour ne jamais perdre son calme. « D’ordinaire vous êtes protégée des agresseurs potentiels, qu’ils soient des hommes ou des femmes. Il serait en effet bien malavisé de croire que simplement parce qu’il s’agit d’une demoiselle, elle n’aurait pas pu attenter à votre vie. »

Irina sourit en évaluant cette possibilité, se disant qu’elle se serait volontiers acquittée de cette corvée si elle en avait l’occasion, histoire d’au moins lui montrer qu’elle avait tort. Par pur service, évidemment. Mais pourquoi fallait-il qu’on lui boude toujours son plaisir ? N’y avait-il donc aucune justice en ce bas monde ? À croire que non. Elle soupira, constatant que l’auditoire partagé ne savait quoi croire. À force il était sans doute sceptique des deux théories, ce qui n’en était que plus fatiguant. D’ailleurs la présidente du conseil semblait partager sa lassitude puisqu’elle baissait les yeux sur ses parchemins, avec obstination, dans une tentative désespérée de ne pas céder aux accusations calomnieuses et fausses de celle qui n’était finalement qu’une grande prêtresse parmi d’autres, une religieuse sans valeur ni compétences magiques ou scientifiques, qui ne s’était hissée là que par la force de son verbe et rien de plus. À vrai dire à bien y réfléchir, elle se demandait encore comment il était possible qu’elle ait été choisie pour ce poste. Finalement elle fut obligée de faire face à la nouvelle pluie de reproches qui étaient prononcés, la tête haute car elle n’avait pas à rougir des choix faits, ni de la méfiance conservatrice qu’avait adopté le conseil à l’égard d’Elerinna. De fait son attitude ne faisait que leur donner raison, tout simplement. Sa voix se maintint d’un volume égal et tranchant.

« Et vous, grande dame au-dessus de toute critique, qu’avez-vous accompli pendant les dernières années ? Vous avez divisé cette ville comme elle ne l’a jamais été, vous préoccupant davantage des apparences et ce qu’on racontait à votre sujet, que de ce qui était réellement fait au jour le jour. Nous sommes acariâtres et bilieuses, vous êtes frivole, égocentrique et sans substance. Mais est-ce sur ce ton là que vous espérez nous convaincre de votre innocence ? Allons donc. » Les prêtresses ne se turent pas mais parlèrent moins fort tout à coup, abasourdies de voir leur doyenne parler sur ce ton. Une grande première… en bien des années de prière. « Des paroles, c’est exactement ce que vous rabâchez depuis le début de la séance, avec insubordination et défiance, et ce à chaque fois que vous ouvrez votre bouche. Ni moi ni nos sœurs n’ont rien à faire d’une dirigeante mielleuse pour autrui et pleine de fiel envers ses semblables. Votre ingratitude ne vous mènera nulle part, et cela l’avenir se chargera de vous le prouver. »
La colère se lisait dans ses yeux pleins de perspicacité. Piquée au vif, elle avait plaqué ses mains sur le pupitre, et usé de son pouvoir pour faire taire tout bruit dans la salle. Ainsi les religieuses ouvrirent la bouche sans qu’aucun son ne soit émis par leurs cordes vocales. Cependant cela ne dura qu’un instant, ce qui fut suffisant à faire régner un silence de mort suite au choc. « Je ne suis pas ici pour vous écouter bafouer le conseil, celui-là même qui a fait de vous ce que vous êtes. Par conséquent vu que vos réponses pertinentes vous font défaut depuis longtemps déjà, je vous prie d’accepter la porte de sortie qu’on vous laisse généreusement. »


Armée des textes d’archives et de ses lunettes, Lyrië se mit à lire à voix haute, espérant que ce dernier recours ramènerait la grande prêtresse à la raison. Une dernière chance, un dernier essai. Une tentative qui fut acceptée par la demoiselle, qui malgré une vive émotion et des nerfs éprouvés acquiesça finalement, seulement pour incendier les débats de murmures qui n’avaient jamais complètement cessé. La marée humaine sembla toutefois se tenir en haleine devant cet ultime rebondissement inespéré, qui devrait en théorie mettre fin à ce conflit de plus en plus enragé. Mais c’était sans compter sur l’irruption d’un des autres grands insolents de cette ville, Léogan Jézékaël… qui bien qu’embourbé dans la neige et le pas chancelant, était entré dans la salle sacrée avec un air de gosse fier de lui. Telle une lionne, la femme âgée déboula de son estrade, bondissant presque d’une agilité qu’elle n’avait plus, posant papiers et lunettes dans la foulée pour faire rempart de son corps et empêcher l’intrus d’aller plus loin. Furieuse, elle lui avait ordonné de sortir à plusieurs reprises, interdite qu’il ait osé interrompre le conseil à un moment aussi important. Ceci dit la fermeté dans son regard, ainsi que l’éclat de folie étrange qui y perçait la firent reculer. Il n’était pas dans son état normal. Perturbé, comme dément ou saoul, le sindarin ne semblait pas animé de la fureur rebelle habituelle. Ou du moins pas dans les mêmes proportions.
Les paroles qui s’en suivirent parurent d’ailleurs revêches et venimeuses, mais elles regorgeaient de tellement d’horreurs potentielles que personne ne l’interrompit. Par réflexe Lyrië le soutint alors brièvement, son hostilité n’allant pas jusqu’à le laisser tomber tête la première contre les dalles blanches. Elle nota alors les paumes sanguinolentes du colonel, mais n’osa lui poser plus de questions. Sur son siège Irina se redressa vivement, à la fois à la vue de Léogan qui lui donnait envie de tout plaquer ; mais surtout au crépitement de son bracelet lui qui lui indiqua la source de la magie qu’elle avait ressentie un peu plus tôt. Cet homme aux cheveux blancs, c’était lui qui avait interagi avec quelque chose à l’intérieur de cette salle. Son expression absolument hermétique ne laissa rien deviner de ses agissements, mais sa froideur ne lui disait rien qui vaille. En outre elle était trop partagée entre l’inquiétude pour les blessures qu’elle apercevait au loin, et le chaos que semaient les révélations tout juste prononcées.

« Une armée ? Comment donc, une armée ? L'armée de qui ? »
« ...ça reste encore à déterminer. »

Ça restait à déterminer… oui, et elle allait se convertir en cavalière de Sharna dans la semaine, aussi ! Choquée, elle n’en croyait pas ses oreilles. Qui d’autre pourrait avoir une armée postée là par les temps qui couraient ? Qui d’autre pouvait donc être assez abruti et assez prétentieux pour ignorer toutes les règles basiques de diplomatie ? Une seule réponse lui apparaissait vraisemblable, et il était un euphémisme de dire que ça l’horrifiait de réaliser que les choses pouvaient prendre une telle ampleur. Irina fixa sa rivale du coin de l’œil, sans le moindre doute. Une seule personne de sa connaissance avait un égo de la taille d’une armée… au sens le plus littéral qui soit. Écoutant un peu tristement ce que disait Léogan, elle eut envie de l’interrompre pour quitter les lieux sur le champ et voir tout cela de ses propres yeux. Son regard se porta vers le ciel, et elle ébaucha une brève prière. S’il y avait vraiment une armée à leurs portes, alors il leur faudrait plus que la lumière de Kesha pour éviter le pire.

Rapidement elle se leva, au même moment qu’il faisait demi-tour suivi d’un Arthwÿs désabusé. Elerinna. Elle aurait la peau de cette garce, dans ce monde ou le prochain, d’une façon ou d’une autre. Elle l’étranglerait de ses mains jusqu’à ce qu’elle exhale un dernier souffle pathétique, aussi insignifiant que son existence entière. Kennosha et Clypsène se levèrent à sa suite, craignant ce qu’elle allait faire. Mais elle ne fit rien, car son esprit barricadé derrière de hauts murs fut happé par la présence étrangère de l’officier qu’elle avait vu un peu plus tôt.

« Pardonnez-moi mais j’ai besoin de votre aide. Il perd complètement la tête. »

Engageant et débordant de politesse. Il était entré dans un coin de son esprit à pas feutrés, comme un chat qui veut rentrer chez lui sans être dérangé. En fait Irina en aurait probablement ri, si les circonstances n’étaient pas aussi dramatiques. Glissant sa cape sur ses épaules elle s’apprêtait à partir, à quitter cette réunion qui de toute façon n’irait plus nulle part en absence de la présidente qui allait endosser le rôle de grande prêtresse jusqu’à nouvel ordre De son côté Lyrië acquiesça faiblement, comprenant d’emblée la gravité de la situation qui risquait fort de s’envenimer davantage si rien n’était fait.

« Fort bien, mesdames. J’annonce au nom du conseil et de l’ordre de Cimméria qu’Elerinna Lanetae est suspendue de ses fonctions pour une durée indéterminée. Elle sera assignée à résidence dans les quartiers d’hôtes du temple, et ce jusqu’à ce que lumière soit faite sur les accusations dont elle n’a pu se disculper. Un procès sera donc mené par le tribunal de haute instance de Hellas, et une enquête sera ouverte. D’ici à la fin de la procédure je prendrai donc le relais tel que le stipule notre règlement. Comme vous l’avez toutes entendu, des affaires tout aussi graves et encore plus urgentes m’appellent ailleurs. Je vous invite vivement à retourner à vos occupations, en espérant que je vous reviendrai avec de bonnes nouvelles. Que Kesha veille sur vous. »

Irina était déjà devant les portes d’airain, lorsque par réflexe elle glissa un regard plein de rancune de l’autre côté du cercle. Mais sur le siège qui faisait plus tôt face au sien, il n’y avait rien. Il était vide, et il n’y avait nulle trace de la coiffure emberlificotée de la précieuse. Doute. Confusion. Où était-elle passée ? Ce n’était pas son genre de disparaître, d’autant plus qu’elle se faisait toujours remarquer partout où elle allait. Sourcils froncés, la rouquine observa la salle sans trouver réponse à ses interrogations. Ce fut alors une voix doucereuse et sournoise qui retentit dans son cerveau, qui semblait soudainement attirer la curiosité de tous les télépathes des environs. Elle subit donc le discours de la Dame de Cœur avec rigidité, ne prenant pas la peine de cacher la répulsion qu’elle lui suscitait. Néanmoins elle ne manqua pas de ponctuer ces piques mesquines d’un peu de vulgarité bien méritée.

« Va te faire foutre, déchet. »

Toute cette histoire, toutes ces tentatives de manipulation… Toute cette jalousie de vieille mégère qui perd pied dans un monde qui tourne trop vite… C’était ignoble. Cette catin la narguait avec conviction, lui assurant qu’elle allait prendre la fuite. Son esprit et ses tripes ne firent qu’un tour, comprenant rapidement qu’elle disait vrai au moins en ce qui concernait son échappatoire. Pour le reste… pour le reste elle ne lui fit pas le plaisir de démontrer la moindre émotion. Son for intérieur déjà protégé comme une forteresse la chassa de toutes ses forces, ses barrières spirituelles se refermèrent sur Elerinna comme un étau, cherchant à l’écraser et l’anéantir. D’ailleurs sa voix retentit en retour, forte et foudroyante.

« Tout bien réfléchi, casse-toi. Rêve donc de cette réalité qui ne peut exister que dans ta tête de lunatique. Je te laisse une avance… Considère ça comme un cadeau, chienne. Parce que quand je te retrouverai, je te tordrai le cou et te briserai. Je m’acharnerai sur ton visage si délicat jusqu’à ce que même tes amants, soit la moitié du continent, ne te reconnaisse plus. »

Une aura d’essence magique se mit à vibrer autour d’elle, d’une telle puissance brute que le sort qui scellait la salle se mit à crépiter dangereusement, jusqu’à ce que sa lumière pâle faiblisse et s’éteigne d’un coup. L’intensité de ce qui l’animait venait d’exploser le sort qui endiguait jusque-là la magie environnante, sans un seul bruit ni effort particulier. Aussi simplement qu’un barrage se ferait engloutir par des flots millénaires et courroucés, disparaissant complètement sous la violence des vagues. D’ailleurs personne ou presque ne remarqua le phénomène, telle était la confusion qui agitait le comité suite aux derniers événements. Surprises, Clypsène et Kennosha essayèrent de la rattraper. La jeune sylphide la retint alors par le bras, sentant que quelque chose n’allait pas. Irina le tira brusquement sans la regarder, restant sourde à ses appels et quittant l’antichambre à grandes foulées. Ce n’était pas le moment d’être retenue par quoi que ce soit. Ce ne serait pas supportable et elle risquerait de commettre l’irréparable. Non. Il fallait qu’elle sorte de là et qu’elle donne libre cours à tout ce qui bouillonnait à l’intérieur... et sa victime était déjà toute désignée. A défaut de trouver l’autre… catin, elle trouverait le deuxième maillon de cette chaine. Irina n’eut cependant pas besoin d’aller bien loin, car le lieutenant qui suivait Léo partout comme son ombre se présenta de lui-même.

D’un regard elle le dévisagea franchement, peu embêtée par la différence de taille qui les séparait. Son aura invisible s’étendait toujours comme une armure dissuadant quiconque de l’approcher, ce qui fit même fuir quelques consoeurs qui ne tardèrent pas à presser le pas d’une expression clairement horrifiée. Mais leur peur ne faisait que mettre de l’huile sur le feu, la terreur semée alimentant son état primaire. En revenant à l’intermédiaire pour le moins placide, Irina sourit. Lui -comme tous les autres- allait finir par comprendre qu’elle n’était pas leur égal, qu’elle n’était guère plus qu’une ombre passante qui pouvait les annihiler sans qu’ils aient le temps de comprendre. L’espace d’un instant elle fut prise de l’envie et lui éclater la figure pour montrer à ce monde en train de s’écrouler qu’ils ne pourraient jamais avoir raison du monstre qu’elle abritait. Aucun d’eux n’avait idée, aucun d’eux ne pouvait l’imaginer. Une respiration, deux respirations. Avec une volonté qu’elle ignorait posséder, la prêtresse ferma les yeux, deux orbites d’un noir sans fond et sans pupilles, qui voyaient à travers Arthwys comme dans un livre ouvert. La bête qui sommeillait là lui apparût alors clairement, mais elle ne fit aucun commentaire à ce sujet. Lui aussi avait une autre identité, plus sombre et animale, qui couvait sous son apparence impeccable. À l’intérieur Exanimis exultait, il soufflait de soulagement de pouvoir enfin cesser de se contenir. Il savourait sa liberté temporaire comme on hume une grande bouffée d’oxygène après avoir été confiné pendant trop longtemps.
La main se fit décharnée, griffue et noire sous l’épais couvert de sa cape. Elle le sentait. Elle sentait son sang bouillonner puissamment, un torrent de lave en fusion qui cautérisait toute les plaies en se déversant sans préavis. Marchant à la suite du soldat, elle perdait la boule. S’il lui avait parlé, elle n’en avait pas retenu un traître mot. Mais il était peu probable qu’il l’ait fait… après tout monsieur parfait ne faisait jamais rien qu’on ne lui ait pas ordonné. Au bout d’un moment Irina le coinça dans un couloir plaçant les deux paumes contre le mur derrière lui. Les doigts de sa main gauche ne tardèrent pas à se crisper contre la pierre qui s’effrita partiellement sous ses serres étranges.

« Je m’occupe de lui. Vous… faites en sorte que personne ne nous interrompe. Et cette catin qui lui a jadis servi de maîtresse… Elerinna. Vous avez entendu la grande prêtresse. Retrouvez-la, donnez l’alerte concernant son absence. Remuez ciel et terre, fouillez chaque maison et chaque taudis si nécessaire. Je veux sa tête ! Et sa jeune traînée de compagne aussi. Verna Luxis. Je suis sûre qu’elle ne doit pas être loin. Je les veux. Mortes ou vives peu importe. Non… Vivantes c’est mieux. Je m’occuperai personnellement de leur cas. Et vous… Si vous les aidez à nouveau je vous tue de mes mains.»

De sa main saine elle saisit le col du soldat, attirant son visage vers elle comme pour donner plus de poids à ce qu’elle disait. Pourtant il y avait là un exutoire à sa rage et non une menace directement dirigée envers le pauvre homme qui n’avait rien demandé. Pendant plusieurs secondes la serpentine se perdit dans les yeux marins qui lui faisaient face sans vraiment les voir. Et enfin d’un coup elle se dégagea et le laissa tranquille, faisant deux pas en arrière en regardant sa main comme s’il s’agissait d’un corps étranger. Cela bougeait et vivait de façon indépendante, c’était elle sans l’être. Elle déglutit, baissa le bras et prit une grande inspiration. Aemyn. Il fallait qu’elle pense à Aemyn. Confuse, elle se tourna vers la pièce d’où parvint un bruit sourd d’objet qu’on brise, dans une entrée aussi fracassante que celle de Léo dans la salle des rituels. De sa télékinésie elle avait claqué la porte qui avait presque sauté sur ses gonds, fixant Léo qui se tenait hébété au milieu de nulle part. Poings serrés, elle le fixait de ses yeux vides et affamés de violence. Acide, sa voix avait éclaté comme le tonnerre, accusatrice et sarcastique.

« Une activité fort intéressante. Vous regardez brûler cette lampe pour vous préparer à un brasier plus grand encore, qui prendra dès que la ville sera à feu et à sang ? Vous voulez de l’aide, peut-être ? » Elle sourit sans joie et s’approcha à pas silencieux et prédateurs. « Je sais que vous avez choisi votre camp. Vous l’avez fait comprendre clairement en l’aidant à s’enfuir. Alors vous partez quand la rejoindre ? J’imagine qu’elle vous attendra impatiemment, cuisses grandes ouvertes vu que c’est sa spécialité. » Un haut le corps lui traversa l’échine à cette pensée. « C’était donc pour ça tout ce charabia sur les responsabilités, la paternité et l’avenir ? Et moi qui croyais avoir déjà vu le summum de la putasserie… Je me suis rondement trompée. » Ce visage déconfit, ce sang s’écoulant de ses mains… Plus que jamais elle avait envie de lui faire mal et de le regarder souffrir lentement, afin de ne rien gâcher de cette vengeance méritée qu’il provoquait toujours davantage…

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