Des habits et des moines

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- Walter cherche de Preux chevaliers.
_ Raël veut des clients.
_ Deirdre a besoin d'employé!

Les Rumeurs

_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
_ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose".
_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 Des habits et des moines

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Anonymous Invité
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MessageSujet: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeJeu 30 Oct - 22:42

Elle ne savait pas ce qui l’avait poussée à se mettre dans une telle situation. Ou plutôt si. La seule raison qui pouvait l’exiger : la sauvegarde de sa bienfaitrice.

Dire que l’espionnage lui était étranger eut été exagéré, dire que faire le coup de poing à l’occasion, ne faisait pas aussi partie des choses qu’elle pratiquait volontiers aurait été hypocrite. Elle avait cependant l’impression de se jeter dans la gueule du loup, ironie pour celle que l’on surnommait parfois le louve de Cimméria. Le loup avait pris les traits en cette occasion du chef de la garde prétoriale. Fallait-il qu’Elerinna soit aux abois pour que la Zélos en vienne à faire alliance avec ce cynique séducteur dont la réputation n’était plus à faire…  Igrim ne pouvait cependant pas lui refuser de solides compétences sur le champ de bataille, son curriculum vitae parlait pour lui et on n’arrivait pas à ce poste par hasard et seulement en intrigant. Ceci dit, il avait été très proche de la grande prêtresse et les mauvaise slangue avaient sans doute pu à l'occasion voir dans cette relation un "léger" ascenseur social. Paradoxalement, yeux d’Orchid Orcirdr, aucun mâle ne semblait digne de la grande prêtresse et cette dernière savait mettre les bonnes personnes aux bonnes places. Pourtant, la Zélos faisait preuve de méfiance et de là à le considérer comme un traître potentiel à sa fonction, il n’y avait qu’un pas que la prêtresse franchissait allégrement. Pourtant elle devait bien en convenir, en ces heures troublées où la sécurité de la grande prêtresse ne tenait parfois qu’à un fil, il s’était jusque là montré irréprochable. En outre, Elerinna Lanetae avait insisté pour que les deux se rencontrent et fassent alliance. Le premier contact n’avait pas été très chaleureux et la glace avait eu du mal à se briser et la confiance à s’installer. Dire d’ailleurs que cette dernière faisait partie des piliers qui soutenaient leur relation était très inexact. Cependant nécessité faisant loi, ils s’étaient convaincus d’agir de concert.

En effet, les intrigues allaient bon train pour mette à mal la position de la grande prêtresse. Sœur Irina complotait depuis sa retraite n’avait jamais été aussi proche d’atteindre le but vers lequel elle semblait diriger toute son énergie : se rendre maîtresse de l’ordre et se débarrasser de la Sindarine qui l’en empêchait depuis si longtemps. Les doyennes mettait de plus en plus souvent l'autorité d'Elerinna en question et une sorte de concile (terme poli pour une réunion qui ressemblerait plus à unprocès) allait sans doute décider du sort de la grande prêtresse. Les autorités d’Hellas avaient senti le vent tourner et se montraient assez satisfaites de voir celle qui leur dictait nombre de leurs décisions se trouver en si mauvaise posture. Les réseaux des uns et des autres avaient rarement été aussi actifs, informations et rumeurs se croisaient et il était parfois difficile de démêler le vrai du faux.
Cependant, il paraissait assez clair que des agents d’Hellas avaient en leur possession ou étaient sur le point de mettre la main sur des éléments compromettants pour la  Elerinna. La menace avait été prise très au sérieux. En effet, la Zélos elle-même l’admettait bien volontiers, on n’exerce pas le pouvoir sans casser quelques œufs, même lorsque l’on est habitué à marcher dessus… Certains faits sortis de leurs contextes pouvaient fort bien passer pour de la trahison, du blasphème ou autre forfaiture.

Comme souvent, dans ce genre de cas, la grande prêtresse savait qu’elle pouvait compter sur le dévouement sans faille de la taciturne Zélos et semblait accorder assez de crédit au chef de sa garde pour leur remettre une partie de son destin. Il s’agissait donc pour eux de mettre la main sur les dits éléments avant les hommes du Maire ou de les compromettre assez pour que leurs témoignages ne soient pas plus crédibles que la monnaie frappée par un singe. Comme à l’accoutumée, les angles d’attaques étaient faciles à envisager : sexe, argent, religion étaient les trois mamelles de la corruption, réelle ou fabriquée de toute pièce. Une rumeur pouvait parfois faire l’affaire, mais les deux complices de circonstances n’en étaient pas encore là.

Il avait été facile de mettre un nom et un visage sur les officiers en charge du dossier Elerinna. La seconde étape allait être de rassembler assez d’informations sur eux pour chercher et gratter là où cela ferait le plus mal. Le premier de ces officiers était un Terran dans la force de l’âge qui avait commencé en bas de l’échelle et s’était fait une solide réputation d’intégrité et de loyauté aussi bien envers ses hommes que sa hiérarchie. Père de deux garçons et d’une fillette, il était bon époux et se consacrait entièrement à sa charge. Il se nommait Harbold Grimgel. Le prendre en défaut ne serait sans doute pas aisé, mais en cas de réussite, l’impact n’en serait que plus grand. Quant-au second il se faisait appeler Svein Herling, beaucoup plus jeune, il semblait être le complet contraire de son ainé. Solitaire, on ne lui connaissait pas de famille ni d’ami et craint de ses hommes, son seul point commun était le sacerdoce que semblait représenter son métier. Lui non plus ne semblait pas prêter le flanc à la suspicion.

La mission ne s’annonçait pas de la plus grande facilité, mais Orchid était comme un loup en chasse, elle ne renonçait pas facilement lorsqu’elle avait un objectif. Sa ténacité avait été de tout temps une de ses principales forces. Elle attendait qu’il en fût de même pour son alter égo. La difficulté était d’agir de concert mais seuls et en toute discrétion ce qui impliquait des rencontres soigneusement mises en scène et des moyens de communication sans intermédiaire, chacun d’eux pouvant être considéré comme un maillon faible.

Ce soir était leur première rencontre durant laquelle ils allaient devoir échanger les informations recueillies sur chacune de leur cible et affiner leurs stratégies. Comme tous bons comploteurs, ils se devaient de se retrouver parmi des comploteurs encore plus vils qu’eux et la taverne choisie par le chef de la garde prétorienne semblaient tenir toutes ses promesses. Nichée au plus profond des quartiers interlopes d’Hellas, rien que son nom annonçait la couleur : « Aux mains sales ». Il avait du faire référence à une époque au public de travailleurs accueilli mais il était maintenant de notoriété que les malfrats de toute sorte s’y donnaient rendez-vous. Nul besoin alors pour la Zélos de se présenter lorsqu’elle poussa la porte des lieux de sa main crasseuse. Elle avait renoncé à ses effets ordinaires bien trop luxueux pour un tel endroit. Point de cuir noir près du corps, ni de katana ouvragé. Elle se contentait ce soir de hardes élimées à la propreté plus que douteuse tout comme celle de son visage. A son dos pendait sa hache de jet et sa dague à la ceinture. Venir désarmée en un tel endroit relevait du suicide et aurait attiré autant l’attention que si elle n’avait pris aucune précaution.

La salle était encombrée plus que meublées de tables pas toujours très stables mais massives, sans doute pour éviter de se voir trop facilement projetées en cas d’altercation entre clients. D’ailleurs ces derniers étaient peu nombreux ce soir là, quatre Terrans semblaient jouer au dé à une table non loin de la cheminée où chauffait le chaudron d’un brouet incertain. Près de la porte, un Yorka apparenté félin et un Zélos sembaient pris dans une conversation des plus animées qui pouvait passer pour une querelle. Enfin sous la fenêtre, un client à la race indéfinissable était tombé dans son assiette en renversant son gobelet de bois. Son ronflement était amplifié par les bulles qu’il soulevait dans son brouet et qui croutait dans les poils de sa barbe hirsute.

Igrim avisa une table au hasard et s’assit bruyamment pour attendre son contact. Il avait beau être un militaire, elle doutait déjà qu’il soit ponctuel.
Un Zélos des plus imposants contourna le comptoir pour s’approcher  de la table. Il s’essuya les mains dans son tablier crasseux en lançant un rocailleux :

« Quelque chose ?!!! »

Igrim sortit quelques menues monnaies qu’elle lança sur la table en répondant sur le même ton.

« Cervoise ! »

Personne n’avait levé le nez de son occupation. Elle passa ses doigts dans ses cheveux pour les ébouriffer et se passa les mains sur le visage comme fatiguée après une dure journée. Celle-ci n’avait pas été de tout repos mais pas si harassante. Suivre sa proie sans se faire remarquer était pour elle une seconde nature ainsi que tendre l’oreille plutôt que de poser trop de questions. Parfois engager la conversation avec un quidam pour éviter de passer pour une espionne en chasse et prêcher le faux pour avoir le vrai était aussi dans ses compétences, sûre que son langage bourru ne la trahissait pas…

Lorsque la pinte de cervoise heurta le plateau de la table, son contact n’était toujours pas arrivé et elle trempa ses lèvres dans la mousse de la boisson dont l’amertume outrancière, lui fit plisser les narines. Elle ne s’attendait pas à un nectar de première qualité, mais tout de même… L’avantage était qu’elle mettrait un certain temps à l’avaler et aurait ainsi un prétexte pour attendre plus longtemps celui qui ne se décidait pas à montrer le bout de son nez de Sindarin
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 2 Nov - 2:52

Mois de Cladil.

Léogan leva un regard froid vers le cadavre mutilé du pendu qui se balançait à l'entrée du dock. Malmené au milieu des bourrasques qui s'élevaient de la mer en mugissant et venaient leur jeter au visage de grandes gifles d'iode et de grêlons, le corps d'Evind avait été l'objet des soins particuliers des tueurs qui avaient massacré les hommes de main qu'Elerinna payait pour quadriller la zone du port. La figure et le torse couverts d'ecchymoses et de tuméfactions, le nez défoncé, la mâchoire disloquée, le pantalon rougi depuis l'entrejambe, Evind avait aussi souffert de la perte de quelques doigts avant d'avoir été pendu aux poutres du hangar et de se vider de son sang à quelques pieds du sol, comme une carcasse de porc prête à être découpée à l'abattoir. Léogan le fixait pourtant avec une intensité glaciale. Il ne savait pas comment il avait été amené à le reconnaître. Son visage avait été comme broyé par les coups de poing, de genou et de chaussure qu'on lui avait infligés, Evind n'était plus qu'un morceau de viande sanguinolent qu'on avait exposé là en guise de provocation ou d'avertissement, c'était difficile à dire.
Quant à comprendre ce qui avait motivé la torture du patron du gang des docks, ce n'était pas un mystère et Léogan savait qu'il n'avait plus qu'à espérer qu'Evind n'avait pas chanté comme un canari pour son bon public. Il aurait aimé penser que dans ses derniers moments, le pauvre bougre avait tenu héroïquement face aux menaces et à la douleur, mais c'eût été d'un sentimentalisme idéaliste et ridicule. Il avait dû leur balancer son nom, sa couleur préférée et tout ce qu'il savait sur les lieux de rencontre du réseau clandestin d'Elerinna. Ils étaient dans un sacré merdier maintenant.

La puanteur de l'endroit était insoutenable. Le massacre avait dû avoir lieu la veille, l'entrepôt avait été fermé pendant la nuit et toute la journée, et quand Brand et Ravier avaient décidé de l'ouvrir ce soir-là, une nuée de mouches en était sortie, avec une terrible odeur de charnier, de poisson mort, d’équarrissage et de décomposition. Une dizaine de cadavres jonchaient le hangar, entre de vieilles caisses qui devaient contenir des armes avant le passage des nettoyeurs du Maire, égorgés, transpercés de part en part, le crâne fracassé et les membres tordus anarchiquement. Le travail avait été brouillon, peu hygiénique, mais rapide et efficace. Evind seul semblait avoir reçu un traitement de faveur qui avait dû occuper les uns et les autres pendant une bonne dizaine de minutes.
Léogan fit quelques pas dans l'obscurité, les mains dans les poches, et observa les corps des uns et des autres sans dire un mot. Derrière lui, Ravier, un grand homme à la peau foncée, et Brand, un petit indic du coin qui avait échappé à la tuerie, se tenaient à la porte et l'attendaient également en silence. Ce n'était pas vraiment dans les habitudes de Léogan de venir sauter à pieds joints dans la merde ou de se salir les mains en personne avec la pègre, mais l'heure était grave : il était temps de renouer avec ses travers d'autrefois. Pensif, il commença à rouler une clope avec gravité et fuma dans le dock en frissonnant dans le froid marin d'Hellas et en réfléchissant à ce qu'il convenait de faire de toute urgence. Derrière lui, finalement, Brand qui était prostré à la porte et qui avait tout à l'heure vomi toutes ses tripes sur le quai, finit par balbutier des bribes de phrases sans queue ni tête, jusqu'à parvenir à énoncer douloureusement quelques expressions de l'horreur absolue qu'il vivait.

« Quels pourris. On va les retrouver, ces enculés, on va les crever. Comment ils ont pu oser faire ça chez nous ?
– Vous ferez rien sans mon autorisation, Brand.
– Mais putain, bordel de dieux, ils ont pendu, Evind, merde ! Ils ont... Ils ont tué tout le monde !
– Je suis sur le coup. Alors tu la fermes et tu m'écoutes. Fais savoir à tous les gars du secteur du temple qu'ils doivent rester vigilants. Évitez les rassemblements, videz les hangars et les planques. Je veux plus que vous bougiez, je veux plus que vous respiriez. C'est clair ?
– Pendant combien de temps ? demanda Ravier d'un ton plus calme.
– Jusqu'à ce que j'estime que ce n'est plus nécessaire.
– Ça va être difficile de tenir les gars en laisse, colonel, vous les connaissez, ça va les enrager...
– J'en ai rien à foutre que ce soit difficile, Ravier, je veux que ce soit fait, point barre. Allez, nettoyez-moi ça fissa, personne ne doit tomber sur ce bordel.
– On fait quoi des corps ?
– Je dois vous tenir par la main comme des gosses de quatre ans, ou quoi ? Vous avez déjà fait ça, non ?
– C'est-à-dire qu'il y en a beaucoup, là, colonel, et...
– Enterrez-les, brûlez-les, foutez-les à la flotte, c'est pas les solutions qui manquent. Seulement, faites ça vite, sauf si vous avez envie de recommencer l'opération ailleurs en ville demain soir, c'est vous qui voyez. »

Léogan était dans un état de fureur indescriptible. C'était une rage glaciale et prédatrice, qui lui ouvrait grand les yeux et ralentissait effroyablement son rythme cardiaque. Il laissa un certain silence peser entre eux et se condenser presque physiquement, tandis qu'il fumait, avant de se retourner lentement, d'écraser son mégot sous sa chaussure et de regarder fixement les deux hommes. Au bout de longs instants, il laissa échapper une quinte de toux rauque du plus profond de ses bronches et sa nuque se trempa d'une sueur glaciale. Il secoua la tête avec exaspération, puis jeta un dernier regard au pendu mutilé près de lui et se détourna définitivement. Il sortit du hangar et se vida les poumons de l'air nauséabond qu'il y avait respiré, en avalant à grandes goulées l'air marin sur le quai, qui s'était sensiblement appesanti. La pluie commença à tomber. Ce furent d'abord de larges gouttes qui mouchetèrent le sol d'une ondée de gros sous, puis, sans transition, tout à coup, un déluge, un ciel d'ardoise qui s'effondre sur terre. Alors, Léogan s'approcha de Brand et de Ravier en enfonçant un peu son chapeau sur sa tête, et il éleva la voix pour mieux se faire entendre.

« Je m'occupe du problème ce soir, j'ai rendez-vous avec un contact. Je vous laisse, je vais être en retard. Ravier, restez dans le coin, j'aurais peut-être besoin de vos services. Pour le reste, faites ça bien, vu ? »

Les deux gaillards opinèrent gravement et tous les trois se séparèrent aussitôt.
Léogan quitta le port rapidement. Il marchait vite, d'une démarche compassée, avec des grandes enjambées, et commença à descendre dans les bas-quartiers du secteur du temple en roulant une autre cigarette. Ce n'était que du tabac, quoi qu'il aurait aimé brûler un peu de cindine pour soulager ses nerfs et oublier cette grippe qui lui mettait le cerveau dans les talons. Mais cela n'aurait pas été très raisonnable.
Il avait rendez-vous avec l'une des femmes de main les plus appréciées d'Elerinna dans l'ordre, qu'il avait croisée par hasard au temple à quelques reprises, avant de la rencontrer de plus près à l'occasion de cette affaire.
D'abord, la garde municipale avait effectué de grandes rafles dans les planques du réseau clandestin que la grande-prêtresse avait réussi à implanter dans le secteur de la Mairie, à grands renforts de chantage par agents interposés. Pendant longtemps, son influence sur la pègre de la capitale avait été hégémonique mais désormais que les doyennes de l'ordre de Kesha s'opposaient à la plupart de ses décisions et n'appuyaient plus son autorité – depuis quelques semaines, en effet, elles semblaient préparer une souricière de choix à la dirigeante de leur culte – Bellicio avait dû y voir l'occasion de se débarrasser de l'emprise des hommes de main d'Elerinna sur son secteur de la ville, voire même de mettre la main sur toujours plus de terrain dans les quartiers du temple. Décidément, les prêtresses n'avaient pas conscience de ce que cela signifiait de destituer Elerinna Lanetae, qui avait régné ici en maîtresse pendant cinquante ans – c'était ridicule. Ces petites querelles politiques insensées apportaient toujours avec elles leurs lots de dévastation et de misère. Et ce n'était pas elles qui devaient y faire face, mais la garde et les agents tels qu'Igrim, qui lors des caps difficiles pataugeaient toujours allégrement dans la boue à la place des aristocrates révolutionnaires.
Quand Elerinna avait déniché Igrim, par les dieux savaient quels moyens, Léogan n'avait pas pu s'empêcher de faire un rapprochement affectueux avec les habitudes qu'il aimait chez Elerinna, et en particulier celle de sauver certains paumés, dont on ne savait pas quoi faire et qu'on préférerait voir débarrasser le plancher. Sans elle, il aurait sans doute fini à Umbriel, à force de passer son temps à faire n'importe quoi, à déranger des gens importants et à contrarier le monde entier. Il avait fait pas mal de séjours en prison pour des motifs divers et variés – il lui semblait même que c'était un coup de bol extraordinaire de ne pas avoir échoué au fond d'Umbriel ou sur une potence. C'était la seule femme qu'il eût rencontrée qui fût prête à venir chercher au milieu de nulle part des femmes sauvages pour en faire des prêtresses, des cas désespérés pour en faire des colonels, pour en faire tous des gens respectables qui participaient tous à un plan où ils avaient leur place, en se disant qu'un jour... Ils n'auraient plus besoin de jouer la comédie.
C'était pour cette raison qu'il avait regardé l'arrivée d'Igrim dans l'ordre avec une certaine bienveillance – autant qu'il était capable d'en éprouver en tout cas – et qu'il n'avait pas particulièrement rechigné à travailler de concert avec elle, surtout en connaissant les méthodes efficaces et le pragmatisme dont elle semblait faire preuve.
Mais des soirées comme celles-ci, où il avait la très nette intuition de redevenir un bandit, un escroc, un tueur, un paumé en marge, ou plutôt de l'avoir toujours été derrière son joli masque de colonel lui laissaient un goût très amer dans la bouche, le goût des promesses fallacieuses, des espoirs déçus et de l'hypocrisie des puissants.

Au départ, quand il n'y avait eu que ces deux rafles dans les quartiers de la Mairie, il avait pensé confondre les officiers responsables des traques de malfaiteurs – en usant très déloyalement de ses fonctions d'enquêteur au sein de l'armée – et lorsqu'il en avait parlé à Elerinna, elle lui avait proposé les services d'Igrim, qu'elle avait visiblement taillée pour les missions d'espionnage, de meurtres et de corruption diverses. Il ne tirait aucune satisfaction à user de ses méthodes, mais elles étaient nécessaires. Quand il fermait les yeux, en marchant à son rythme soutenu dans les rues froides de la capitale, il lui semblait voir le cadavre exsangue de la grande-prêtresse elle-même pendu à la place d'Evind au milieu de ce dock puant et il rouvrait les yeux avec un affolement qui lui donnait la nausée. Ce n'était pas impossible de tomber si bas, si bas, tellement bas que le Maire aurait le pouvoir de tuer sa rivale de toujours avec autant de barbarie qu'il lui plairait. Il poussa un profond soupir, toussa à s'en rompre les bronches et tira une autre bouffée de tabac pour chasser ces pensées noires de son esprit.

Il avait transmis à Igrim, un peu plus tôt, la liste des officiers de la garde municipale susceptibles d'effectuer ce genre de missions et il n'y avait plus qu'à espérer qu'elle aurait mis le temps à profit pour trouver les responsables et peut-être des failles dans leur parcours. S'il montrait à Bellicio que les partisans d'Elerinna avaient encore tout leur pouvoir dans l'armée, cela dissuaderait peut-être ses intentions expansionnistes. Mais l'incursion des hommes de main du Maire dans le secteur du temple inquiétait encore davantage Léogan sur l'avenir du réseau clandestin d'Elerinna, et même plus globalement, de son influence dans la pègre et sur la ville, qui s'amenuisait comme peau de chagrin à chacun des jours qui les conduisaient tous ensemble jusqu'au gouffre.

Il soupira en arrivant devant l'établissement où il avait donné rendez-vous à la prêtresse – « Aux Mains sales », c'était de circonstance – s'ébroua un peu et poussa la porte de l'auberge. Il n'avait pas fait beaucoup d'efforts sur ses choix vestimentaires pour se fondre dans la masse, en ce qui le concernait. Il était toujours plus ou moins dépenaillé, habillé de couleurs sombres et en l'occurrence, les intempéries avaient couvert ses vieilles bottes de boue, et l'avaient forcé à porter une cape aux couleurs douteuses, entre le marron et le noir, par dessus son manteau et ses protections en cuir. Le vieux chapeau en feutre qu'il avait soutiré à un type qui avait serré Elerinna d'un peu trop près à Tyrhénium, après l'avoir assommé, faisait également son office en ces temps pluvieux et il se satisfaisait de constater qu'il couvrait assez bien ses cheveux épais quand il réussissait à les lier en arrière comme ce soir-là.
La taverne était presque vide, comme prévu. Léogan entra avec un courant d'air et referma la porte derrière lui aussi discrètement que possible. S'égouttant à l'entrée comme un épouvantail les jours de tempête, il échangea un regard ombrageux avec le patron de l'établissement, un Zélos qui essuyait machinalement ses verres sales avec un chiffon qui l'était encore plus, qu'il avait prévenu de sa visite et qu'il payait pour surveiller sa clientèle. Les gens qui étaient là, Léogan les reconnut pour la plupart comme des indicateurs auxquels il avait souvent affaire ici, et seul le type endormi dans son brouet éveilla sa suspicion. Il échangea un regard éloquent avec le Zélos, qui hocha la tête gravement pour lui faire comprendre qu'il n'y avait rien à craindre, et ce fut seulement à cet instant que Léogan porta toute son attention sur la silhouette voluptueuse – ne nous mentons-pas – d'Igrim,  que sa lourde chevelure, très sombre, rendait très reconnaissable pour qui la connaissait.
Il s'avança vers elle d'un pas vif et posa sa main silencieusement sur la table pour s'introduire auprès d'elle.

« Igrim. » la salua-t-il à mi-voix.

Il toucha un bord de son chapeau avec simplicité, le visage insondable, et tira une chaise vers lui nonchalamment afin de s'y asseoir, ou disons plutôt de s'affaler royalement sur son dossier. Là, il laissa quelques instants de silence pensif, où il fixa un point au-dessus de la Zélos d'un regard flou, avant de lâcher un profond soupir de soulagement. Il toussa un peu contre son poing et ôta son chapeau, qu'il tapota machinalement contre un des pieds de sa chaise, afin de l'égoutter, et qu'il déposa sur la table en dénouant sa tignasse noire du lien de cuir qui la retenait en arrière. Frissonnante d'humidité, elle s'affaissa en bataille dans sa nuque et s'embroussailla de tous les côtés sur sa tête. Il passa une main négligente dans ses cheveux pour dégager son front, mais ne parvint qu'à les rabattre plus ou moins en arrière et tandis qu'il écrasait sa cigarette dans une choppe qui traînait encore sur la table, ses mèches retombèrent piteusement sur ses yeux.
Enfin, il leva un regard opaque sur la prêtresse – ou l'assassin ? – assise en face de lui, imperturbable et au moins aussi indéchiffrable qu'il l'était. En tout cas, elle semblait en meilleure forme et, au vu de ses vieilles hardes crasseuses et des armes discrètes qu'elle avait coincées à sa ceinture, détenait assez de bon sens pour tenir une conversation sérieuse.

« J'ai eu un contretemps. » dit-il, enfin, en guise d'excuse pour son retard.

A cet instant, le patron passa près de leur table et fit habilement glisser une pinte vers Léogan qui l'attrapa aussitôt par l'anse, en le gratifiant d'un coup d’œil familier avant d'abattre quelques pièces sur la table. Le Zélos les ramassa expéditivement et regagna son comptoir d'un pas lourd, alors que Léogan avalait une grande gorgée de mauvaise bière qui, si elle l’écœura un peu et lui arracha une grimace – décidément, ce n'était vraiment pas pour la qualité de sa boisson qu'il le payait, celui-là – eut au moins le mérite de lui réchauffer la poitrine. Ses yeux s'allumèrent étrangement sur sa figure sombre. Il pensa vaguement au cognac et au whisky pure malt que ses penchants un peu trop prononcés pour l'alcool lui faisaient garder bien au sec dans un de ses placards et, tandis qu'il se perdait dans les élucubrations sans intérêt que sa fatigue lui distribuait à ne plus savoir qu'en faire, il recroisa le regard froid d'Igrim et revint finalement sur terre. Le visage mat de la guerrière échappait par moment à la lumière vacillante que jetait le feu de bois mouillé, dans la cheminée près du comptoir, et seuls ses deux iris noirs reflétaient l'éclat des flammes, comme un miroir sans âme, ou deux pierres d'onyx rutilantes. Elle avait beau avoir les traits les plus fins qu'il lui avait été donné d'observer chez une Zélos, elle n'en restait pas moins d'une austérité glaçante. Cela dit, pour le moment, elle faisait plutôt bonne impression à Léogan – une femme terre-à-terre, sans scrupule, qui s'asseyait naturellement dans une taverne mal famée pour commander une cervoise, ça ne payait peut-être pas de mine pour la plupart des gens, mais pour lui, c'était engageant.
Alors, finalement, il se racla la gorge et s'accouda sur la table pour la regarder dans les yeux, afin d'appuyer efficacement son propos.

« Il y a eu une descente aux docks, annonça-t-il, d'un ton tranchant. Dans le secteur du temple. Rien à voir avec les deux dernières rafles, cette fois-ci, ça se passe chez nous, et ils n'ont rien trouvé de mieux que d'envoyer les gars du réseau clandestin à la solde de la Mairie. Un massacre en règle. La garde municipale n'a sûrement pas voulu se salir les mains dans ma juridiction, ça aurait tenu lieu à quelques... Différends administratifs. Mais l'ordre vient d'eux, c'est évident. Les réseaux clandestins du temple et de la Mairie ne s'affrontent pas directement, d'habitude : ils ont conscience qu'ils mettraient la ville à sac. »

Il s'interrompit soudain pensivement et éternua d'un de ces éternuements violents qui lui décolla les poumons et qu'il n'eut pas le temps d'étouffer avec cette vieille technique dont il avait toujours usage et qui consistait à se pincer au bon moment le cartilage extérieur du nez. Agacé, il reprit sa respiration et essuya son front, qui s'était subitement couvert d'une transpiration fiévreuse, tout en se massant douloureusement ses côtes ébranlées où il sentait encore les cicatrices récentes des crocs d'un léviathan qui avait bien failli le broyer dans sa gueule quelques mois plus tôt. Depuis le début de la saison des pluies, la brûlure de ses anciennes fractures se réveillait et elle irradiait parfois toute sa chair jusqu'à la moelle, ce qui n'aidait pas franchement à la concentration, ni à la bonne humeur.
Léogan fronça les sourcils et rassembla méticuleusement le reste de ses réflexions pour poursuivre ce qu'il était en train de dire :

« Mais Bellicio a mis le feu aux poudres. Si nos types décident de mener une expédition punitive dans les quartiers de la Mairie, la garde municipale pourra s'impliquer frontalement. Au mieux, ce serait un coup fatal à notre réseau, au pire, ils réussiront à discréditer définitivement la grande-prêtresse. Et si on ne fait rien, et que nos gars restent sagement dans leur trou... Les p'tits potes du Maire feront d'autres descentes chez nous, ils nous chieront dessus encore et encore jusqu'à ce qu'Elerinna vienne s'écraser sous leurs bottes. » conclut-il, d'un ton très neutre.

Il repiqua son nez dans sa pinte, en gardant cependant son regard planté dans celui d'Igrim pour guetter la moindre de ses réactions. Il but deux longues gorgées qui chargèrent sa langue d'un goût de moisi et d'astringence très prononcé, qui en disait long sur les conditions d'hygiène de la fermentation. Il releva la tête avec dégoût et fit tourner la bière dans sa pinte en en regardant la couleur d'un air sceptique.

« La vache, c'est vraiment dégueulasse, marmonna-t-il, pour lui-même, avant de renifler le breuvage avec une moue. Et putain, ça daube. Y a un rat qui a crevé dans le fût ou quoi ? »

Cela ne l'empêcha pas, pourtant, d'avaler presque aussitôt deux autres gorgées cul sec, qui lui passèrent momentanément l'envie de tousser comme un tuberculeux. Battus par la pluie glaciale, les murs en bois s’abreuvaient et s’enivraient d’humidité, leurs relents de moisissure, avec la chaleur des corps suants, poisseux et avinés, chargeaient l’air d’une pesanteur nauséabonde. L’odeur aigre de la bière et des mauvaises piquettes planait comme un essaim d’oiseaux de passage, faiblissait parfois dans le lointain, fade et douceâtre, et revenait soudainement, toujours plus écœurante que dans les proches souvenirs. Léogan eut soudain envie de fumer de nouveau. Il lutta pendant quelques secondes, et finit par céder. Il repêcha deux petites boîte en carton du fond d'une poche intérieure de sa cape, roula une cigarette avec du tabac épicé et l'alluma d'un léger frottement de doigts. Des étincelles d'électricité crépitèrent dans sa main, enflammèrent le papier et commencèrent à consumer le tabac, dont la fumée épaisse et odorante commença à flotter et à rouler indolemment autour de lui. Il tira une profonde bouffée de sa cigarette, croisa ses jambes et posa un bras sur le dossier de sa chaise avec indifférence.

« Et de votre côté ? demanda-t-il, finalement, en se frottant méthodiquement l'arrête du nez. Vous avez trouvé les officiers en charge de l'affaire ? »

Il lui adressa un regard honnêtement interrogateur, avant de faire un signe de tête compréhensif vers le patron qui poursuivait méticuleusement sa vaisselle crasseuse.

« Vous pouvez parler librement. Je paie le patron, c'est un condé. »


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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMer 5 Nov - 17:15

Le vent qui l’avait accompagnée jusque dans la taverne était maintenant accompagné par une grosse pluie qui pesait bien ses gouttes sur tous ceux qui s’étaient fait surprendre. La pluie cinglait les carreaux douteux aves le fracas d’un roulement de tambour. La chiche lumière qui filtrait par les fenêtres était la seule qui pénétrait dans la rue et interceptait les rideaux de pluie, leur donnant un air fantomatique.

Elle pensa à Grimrl. Elle avait laissé le grand loup en dehors de la ville comme elle le faisait souvent lorsqu’elle pénétrait dans une cité. Elle évitait, chaque fois que cela était possible, de le mettre mal à l’aise au milieu de la population et en outre pour passer inaperçue, il y avait bien mieux. Lorsqu’elle qu’il l’accompagnait c’est qu’elle sentait que les sens de son compagnon lui seraient utiles pour rester en vie, ou alors pour délivrer un message des plus hostiles à tous ceux qui se mettraient sur son chemin. Quoi qu’il en soit il devait à cette heure se mettre en chasse, malgré la pluie, à moins que la journée ait été prolifique, auquel cas, elle lui faisait confiance pour s’être trouvé un abri. La pluie ne dérangeait pas plus que cela les bêtes, mais les prédateurs avaient plus de mal à trouver leur proie : les pistes étaient vite lavées par ce genre de déluge et les animaux de tout poil (ou plume) restaient terrés dans leur gîte…

Il était un autre prédateur qui risquait de rester chez lui au lieu de braver les intempéries et Igrim se demanda si elle allait l’attendre encore longtemps. Elle n’était pas du genre à donner facilement le bénéfice du doute et elle avait vu bien des officiers oublier les rigueurs d’un service avant tout militaire lorsque les échelons les éloignaient un peu trop de la réalité du terrain pour fréquenter les salles de quartiers généraux les mass et les réceptions. D’autre part une fois se bière tarie dans sa chope, elle aurait l’air bien suspecte de traîner là plus que raison, même si la pluie pouvait justifier qu’elle ne se hâte pas à sortir…

Etonnamment, personne ne semblait lui prêter attention. C’était presque trop beau. Soit elle se fondait aussi bien qu’elle l’avait désiré dans le décor, soit cela pouvait devenir aussi suspect que si elle se trouvait un peu trop dévisagée. On pouvait bien sûr la taxer de paranoïa, mais les temps étaient assez troublés pour le justifier. Les conjurés de toute sorte qui se montraient trop sûr d’eux et de leur biotope finissaient souvent prématurément, une lame entre les omoplates ou la bave aux commissures et le teint des plus improbables.

Lorsque la porte s’ouvrit enfin, le chien mouillé qui pénétra dans la taverne aurait eu de quoi faire sourire la Zélos si elle n’était là pour des motifs bien plus sérieux. La raison qui les faisait ses rencontrer ici allait sans doute leur mettre du pain sur le planche et leur demander plus de subtilité que ce à quoi était habituée Igrim. Dépenaillé comme à son habitude, la pluie n’avait rien arrangé à son allure. Décidément, les Sindarins n’étaient plus ce qu’ils étaient. D’ordinaire élégants et raffinés ils devaient accepter de considérer ce demi-épouvantail comme des leurs. Nombreux devaient être ceux qui le reniaient. Au demeurant, Orchid Orcirdr préférait rencontrer ce genre que les précieux qui hantaient Canopée. Et puis, le charisme des Sindarins ou peut être le charisme personnel du colonel émanait tout de même de sa personne et elle devait bien l’admette, même vêtu d’une averse, il avait une certaine classe. Sans doute la classe de ceux ont perdu pas mal d’illusions non pas dans les histoires à faire pleurer les nombrils mais dans l’action au plus profond de la vie. Elle regarda une seconde l’eau s’égoutter sur le plancher déjà outragé par le temps puis croisa le regard de Léogan. Pas besoin d’être grande prêtresse pour deviner l’état dans lequel il se trouvait et la pluie ne suffisait pas à expliquer les éclairs qui animaient ses yeux sombres.
Elle le laissa s’installer avant de répondre à son salut par un tout aussi laconique:

« Léogan »

Visiblement, le colonel était assez pressé d’entrer dans le vif du sujet et là encore c’était pour la Zélos une qualité qu’elle devait lui reconnaître. Pas de temps de perdu dans des salamalecs inutiles et des formules de politesses plus ou moins hypocrite. Léogan allait finir par lui paraître sinon sympathique du moins compétent et la méfiance qu’elle tenait à disposition des bipèdes en général et des mâle en particulier était en passe de laisser pour ce qui était du nouveau venu en passe de faire place à une certaine estime. Qu’on ne s’y trompe pas. Igrim avait un caractère revêche, mais savait admettre la valeur de ceux qu’elle rencontrait, pas à la première rencontre, mais petit à petit… Leur place respective auprès de la grande prêtresse ainsi que leurs dernières rencontres pour commencer cette mission avait réussi donc à la faire classer le séducteur (mauvais point pour lui) dans les personnes à part.

Elle ne fit aucun commentaire sur ses manières un peu désinvoltes de s’installer à leur table. Leur car il était sans doute bien plus chez lui qu’elle, l’arrivée opportune de la chope vint le  lui confirmer. Inutile de lui demander comment avait été la journée. De son côté, elle ne pouvait pas dire que ces derniers jours avaient été de tout repos. Essayer de se faire une idée de ses cibles sans éveiller trop l’attention et en restant discrète et sans compromettre leurs arrières et donc sans faire appel à un réseau d’indics qui risquaient tous de jouer double jeu n’était pas de tout repos. Au moins n’avait-elle pas eu à supporter de partenaires plus ou moins encombrants, ni à gérer tout une escouade de gardes comme les fonctions de son contact du jour le lui imposaient sûrement. C’est une des raisons pour laquelle elle fit bonne figure au semblant d’excuse de l’héritier des Jézékaël. De toute façon, les actes étaient plus importants pour la Zélos que les mondanités…

 La grimace du Sindarin fit pétiller légèrement les yeux d’Igrim. Il ne fallait tout de même pas en demander trop à un Sindarin. Apprécier les boissons de secondes zones ne devait pas encore être dans leurs cordes, même s’ils avaient mené une vie de patachon. Lorsque l’on a été élevé dans les la douceur de Canopée, il est sans doute des choses que l’on a du mal à oublier et d’autres auxquelles on a du mal se faire. Ceci dit c’était tiut à son honneur d’avoir fait l’effort de descendre auprès du menu peuple. Elle ne connaissait pas grand-chose de l’histoire de Léogan et la grande Prêtresse ne s’était pas étendue sur le sujet. Orchid se demandait bien ce qui avait pu le pousser à quitter son clan Sindarin pour courir l’aventure se mêler au bas peuple et surtout rester si éloigné. En effet, si il était courant de voir des nantis s’encanailler de temps à autres pour se donner une image de baroudeur ou bien tout simplement par curiosité plus ou moins malsaine, il était rare qu’ils supportent cette promiscuité bien longtemps et s’en retournait dans les salons raffinés où ils peuvent raconter leurs frémissants souvenirs. Le colonel semblait échapper à cette règle. Avait-il été en quelque sorte banni, cela arrivait parfois et dans ce cas quelle entorse aux traditions avait-il commis ? Cette part de mystère ajoutait quelque chose de positif au portrait de Léogan que se faisait l’espionne de circonstance, qui pouvait être aussi bourreau et assassin suivant les nécessités.

Elle-même n’avait pas eu l’éducation d’une Ladrini pour pouvoir exceller dans les domaines d’activités que lui demandait d’endosser sa place au côté d’Elerinna, mais ses jeunes années avaient largement compensé cela. Résister à la souffrance et à la mort avait été le lot des épreuves qu’elle avait traversées et apprendre à les distiller avec le maximum d’efficacité son seul moyen de survivre en de nombreuses occasions.

Elle écouta attentivement le résumé des derniers évènements le visage fermé. Les nouvelles n’étaient pas bonnes et les partisans d’Elérinna faisaient des cibles privilégiées pour ceux de la mairie d’Hellas et donc de son premier magistrat. Le colonel était visiblement blessé par le massacre de ses hommes et inquiet à juste titre pour l’avenir de la grande prêtresse.
Elle laissa tomber d’une voix étouffée par une rage glaciale :

« Ces fumiers se sentent donc en position de force… »

Les coudes sur la table, elle joignit alors ses mains autour du bas de son visage pour entrer en pleine réflexion. Il était évident qu’on ne pouvait laisser les choses s’installer avec un rapport de force si visiblement en faveur de la Mairie. Ce serait un signe supplémentaire de la faiblesse d’Elerinna qui n’avait pas besoin de cela en ce moment. La quinte de toux du colonel la rappela à l’écoute de l’officier et elle ne put empêcher un haussement de sourcil devant les signes de la mauvaise santé de Léogan. Cela non plus n’était pas de bon augure, il allait de soi que toutes les forces seraient sans doute un jour mobilisées et un combattant de réputation du Sindarin se devait d’être en pleine possession de ses moyens. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il serait d’aplomb le jour d’une telle confrontation qu’elle soit clandestine ou qu’elle se déroule au grand jour…

Elle prit sa respiration pour poursuivre, mais comme souvent elle fut devancée par les réflexions de son compagnon de table qui lui parlait autant qu’à lui-même. Elle en avait pris l’habitude au cours de toutes ces années à écouter dans l’ombre les débats internes qui agitaient la responsable de l’ordre de Cimmeria. Aussi elle le laissa continuer sans broncher si ce n’était un plissement du nez et une certaine crispation de sa bouche autour de ses crocs qui e disaient long sur les options qui s’ouvraient devant elle au fur et à mesure des informations qui lui parvenaient. Si elle était capable de finesse, son premier élan allait souvent vers des actions frontales et pas toujours délicates. Ce n’était que grâce à l’enseignement de sa mentor qu’elle avait appris à maîtriser ses impulsions et à envisager des  réponses plus différées. Elle serra le poing autour de sa chope vide à présent:

« Il nous faut trouver un moyen de leur montrer qu’ils ne peuvent pas agir impunément. Si la lutte de front ne nous est pas favorable, avançons masqués… »

Elle s’interrompit. Visiblement ces paroles n’étaient pas assez pertinentes aux yeux du Sindarin dont les préoccupations gustatives passaient bien avant, sans qu’il soit assez averti pour ne pas écarter la thèse du rat dans les cuves à fermentation. Un rat crevé donne un goût douçâtre plus prononcé de charogne. Elle en savait quelque chose puisque un tel rongeur avait une fois pollué une réserve d’eau de la prison des déments et provoqué par là même une rixe généralisée entre les prisonniers convaincus d’avoir été la cible d’un empoisonnement. Et de fait, elle avait vomi tripes et boyaux pendant trois jours, persuadée que ses derniers jours étaient arrivés. Or, au milieu de la folie et de la déchéance qui régnait dans cet endroit, il était de fait que personne ne s’aventurait à toucher à l’eau, denrée commune à tous. Si bien qu’on ne sut jamais qui avait introduit la bestiole dans la citerne. Peut-être y était-il tombé accidentellement ?...

Un assaut du vent fit crépiter la porte et la fenêtre sous la pluie devenue presque solide. Elle s’adossa au fond de sa chaise attendant que leur affaire revienne sur le devant de la scène. Si le colonel de la garde prétorienne était préoccupé il ne se laissait tout au moins pas submerger par le stress… et pasait d’un sujet futile à un autre plus sérieux avec une facilité déconcertante.

« De mon côté ? »

Elle jeta un regard distrait au dit « condé ». Elle n’avait de toute façon pas l’intention, même en terrain de confiance, de monter le ton. D’abord parce qu’elle avait conscience de ne pas être une grande oratrice et ensuite, parce qu’une fois en mission, certains réflexes prenaient le dessus comme celui de ne pas donner à  des oreilles indiscrètes, la possibilité d’entendre des choses qui ne leur étaient pas destinées. Elle se rapprocha de la table les avant-bras sur le plateau lustré par d’autres avant les siens. Elle jeta un coup d’œil au fond de sa chope comme si elle prévoyait déjà d’avoir soif après son intervention puis raccrocha le regard de Léogan.

«  Avec la liste que vous m’avez donnée j’ai essayé de me rencarder et j’ai isolé deux noms qui me paraissent intéressants. Le premier de ces sal.. de ces officiers est Harbold Grimgel. Apparemment incorruptible. Ces gars l’adorent. Bon père de famille, bref rien à dire. Le second, Svein Herling beaucoup plus jeune, solitaire, pas de famille pas d’ami. Ces hommes en ont une frousse bleue. Tous les deux semblent avoir une dent contre l’ordre… »

Elle fit une pose avant d’évoquer les mauvaises nouvelles.

« Pas question de les éliminer sous peine de représailles. Grimbel semble irréprochable donc pour en savoir plus ou le discréditer il faudra jouer finement. Pour sûr, si on parvenait à le griller aux yeux de ses hommes ou de sa hiérarchie, ce serait une bonne affaire. L’autre fait un peu trop honnête un peu trop intégriste pour être complètement honnête. Je suis sûr que si on gratte un peu… »

Elle avait dû le laisser à certaine portes douteuses que Herling semblait fréquenter, porte trop discrète pour être complètement anodine. Mais elle ne voulait pas s’ »avancer avant d’être plus sûre de son fait.

« Donc le vieux, point faible sa famille, le jeune, un vice caché à découvrir… »

En fait elle se prenait à rêver du contraire. Découvrir un vice caché du parfait père de famille qui permettrait de faire pression sur lui et ses actions et d’un cynique qui cacherait une affection pour un être caché grâce auquel le corrompre. En fait elle aurait aimé avoir plus de temps pour creuser et appuyer là où cela faisait mal. Mais le temps pouvait leur manquer pour cela à moins de fabriquer tout de A à Z. Mais peu sûre d’elle et ayant assez parlé à son goût elle préférait avoir l’avis de son complice.

Comme prévu, elle se sentit les muqueuses buccales desséchées. Elle attrapa sa chope et la choqua faible ment mais sèchement sur la table afin d’attirer l’attention de son congénère derrière le comptoir.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeVen 7 Nov - 19:26

L'atmosphère chaude et sordide de la taverne plongeait peu à peu Léogan dans une torpeur fumeuse. Il regardait pensivement Igrim, et ses deux yeux noirs posés sur elle gagnaient une intensité étrange. Aucun des mots qu'elle prononçait ne lui échappait, mais ils résonnaient avec de drôles d'échos dans sa tête. La Zélos avait dû prendre aux côtés d'Elerinna la place qu'occupait autrefois Irina, quand la vipère écarlate était encore l'une des précieuses recrues de la grande-prêtresse à suivre ses ordres, à se salir les mains, espionner, manipuler, tuer sans se poser de question. Une gamine des rues, une femme sauvage, un bandit toute catégorie. Au fond, ils étaient tous les trois de la même famille. Elerinna avait sans doute un faible pour les chiens errants comme eux, elle les ramassait dans la rue et sur les chemins, les paumés, tout ce qui traînait. Peut-être qu'elle les avait pris en pitié. Alors elle avait fait de Hellas comme un très grand théâtre qui les avait avalés, et qui les avait recrachés sur scène, et qui leur filait un beau costume et un beau texte à réciter ; le monologue d'une prêtresse en tenue cérémonielle, la tirade d'un officier de l'armée ou la réplique essoufflée d'une petite servante de l'Ordre, et tous ils s'étaient pris au jeu, sans trop s'apercevoir que c'était un jeu pour la plupart, que c'était un masque qu'ils avaient sur leur visage et que leur vie n'était qu'un rôle.
Est-ce qu'Igrim en avait conscience ? Peut-être, oui. Peut-être qu'elle s'en satisfaisait, peut-être que c'était la vie qu'elle avait toujours rêvé de mener, à défaut de pouvoir se recadrer ; avoir l'air de faire partie de ce monde qu'on disait civilisé, et ne pas abandonner sa sauvagerie pour autant. « Avançons masqués », hein ? C'était toujours ce qu'ils faisaient après tout. Cela faisait bien longtemps qu'ils n'avaient pas lutté de front, pour de vrai, sans hypocrisie aucune, simplement parce que la violence n'avait pas à être expliquée par la raison ou les idéaux. Il savait bien peu du passé d'Igrim, mais son ancienne vie parmi les fauves donnait déjà du relief à l'esquisse que Léogan se traçait peu à peu d'elle en lui-même.
Elle ne se mentait peut-être pas, à la différence de la plupart des serviteurs d'Elerinna. Si c'était le cas, il lui réservait son respect le plus honnête. Enfin, quelque chose comme ça.

Il baissa les yeux vers sa pinte et réalisa qu'il l'avait presque vidée en quelques minutes. Il papillonna des paupières, secoua la tête en respirant l'air d'humidité qui flottait dans la taverne et se reconcentra sur l'exposé d'Igrim. Il sourit sarcastiquement lorsqu'elle s'interrompit dans sa lancée pour transformer un beau « salopards », qui lui venait du cœur visiblement, en un respectueux « officiers », et il toussa en exhalant un nuage de fumée.

« Allons bon châtiez pas votre langage pour moi, dites. La première de ces deux gigantesques tarlouzes oui, donc, continuez ... » corrigea-t-il tranquillement, en se laissant tomber sur le dossier de sa chaise.

Il écouta le reste avec une attention sévère. Elle avait été extrêmement efficace. Si les deux lascars dont elle parlait semblaient difficiles à atteindre, elle venait de lui fournir des cibles avec une précision minutieuse. Il n'y avait plus qu'à trouver le bon angle et tirer, en quelque sorte – déjà elle lui présentait deux carreaux d'arbalète possibles, qu'il restait encore à affûter, évidemment, mais c'était plus qu'il n'en avait espéré en une soirée.

« Entendu. » acquiesça-t-il, d'un ton grave, qui ne souffrait pourtant d'aucune hésitation.

Les lèvres sombres d'Igrim se tordirent souplement sur ses crocs et formèrent un rictus mordant, soutenu par l'intensité subite de ses pupilles d'onyx qui palpitaient d'une intelligence féroce et où brillaient tout au fond, comme des trésors sinistres dans l'abysse d'un lac noir, des éclats de pulsions à assouvir, d'anticipations jouissives et de colères cruelles. Léogan l'observait sans un mot de plus, à la fois intrigué par les pensées de cet esprit inconnu qui ne lui apparaissaient qu'en surface, et reconnaissant qu'Igrim ne s'épanche pas à voix haute sur l'assortiment rêveur de tortures physiques et morales qu'elle avait l'air d'avoir en tête – et qui ne lui inspiraient toujours à lui qu'une très froide indifférence.
Il n'avait aucun scrupule, ni d'objection scandalisée à opposer au plan de la prêtresse, mais il ne remportait pas non plus d'enthousiasme particulier de sa part : la perspective de détruire méthodiquement la vie de ces deux officiers ne lui faisait ni chaud ni froid. Dix pauvres types à Hellas avaient trouvé une mort violente la veille au soir, ils avaient aussi des familles, des projets, des malheurs, des désirs, et tout avait disparu. Les hommes mouraient tous les jours, et si Léogan n'en portait pas forcément la responsabilité lui-même, ce n'était que le fait du hasard.
Il avait besoin que ces deux militaires disparaissent – physiquement ou socialement, ce n'était qu'une question d'intérêt et de mode opératoire. Ce devait être fait. Et si Igrim y trouvait du plaisir, du moment que la tâche était menée à bien, tant mieux pour elle, ce n'était pas son problème. Elle devait peut-être se sentir plus personnellement impliquée, l'offense faite à la grande-prêtresse l'avait peut-être mise en rage et Léogan aurait même trouvé quelque intérêt à discuter avec elle de ce qui l'attachait à ce point à Elerinna, mais il avait autre chose sur le feu. Ce qui l'excédait, lui, c'était de constater dans quel état de faiblesse ils étaient tombés, de savoir que le Maire et ses partisans pouvaient désormais se permettre de les écraser avec mépris sous leur botte, et que cela pouvait recommencer encore et encore jusqu'à ce que plus rien ne reste d'eux. Il n'avait qu'une hâte, c'était de le leur renvoyer au centuple.

Il profita de la relance d'Igrim au tavernier pour lever deux doigts en l'air et renouveler également sa commande qu'il attendit en réfléchissant. Des volutes de fumée achevaient de s'échapper de ses poumons, filant lourdement entre ses lèvres dans un soupir qui exhalait une puissante odeur de noix, pour s'enrouler autour de ses doigts aux ongles ras qui tenaient négligemment sa cigarette. Il réprima une quinte de toux et reçut sa seconde pinte sans enthousiasme. Dire qu'au début de l'année encore, il refusait de boire pendant le service... Évidemment, il ne se débarrasserait sans doute jamais de ses préférences d'aristocrate en matière d'alcool, mais habituellement, deux pintes de mauvaise bière, ça suffisait pour amortir un peu ses contrariétés. Noyer sa rancœur dans du cognac, ça avait quelque chose d'insultant.
Et puis, c'était bien. Igrim avait une bonne descente, ça lui donnait un p rétexte de boire plus que de raison au milieu de cette soirée insipide où de toute façon, la grippe l'empêcherait d'être en pleine possession de ses moyens. Il leva sa pinte à l'adresse de sa complice et laissa une grande gorgée de bière couler dans sa gorge, le palais désormais trop pâteux pour être sensible au goût de pisse de son remontant.
Alors, il reposa sa pinte sur la table et s'accouda en s'essuyant élégamment la bouche d'un revers de manche.

« Notre action doit être immédiate et efficace, exigea-t-il, les yeux très sérieux, plantés sur le visage pulpeux de sa camarade de forfaiture et de beuverie. J'ai paralysé l'activité de nos hommes de main pour éviter d'autres tueries comme celle d'hier soir, mais rien ne garantit qu'ils sauront se tenir tranquilles très longtemps. Vous connaissez ce genre de types, il y a eu des meurtres, maintenant c'est la porte ouverte à la vendetta, précisa-t-il, avec un mouvement de sourcils méprisant, avant de reprendre du ton incisif des stratèges de l'armée. Bref, tout ça pour dire qu'il faut que nous nous attaquions à la cible la plus rapide à atteindre si nous ne sommes pas en moyen d'effectuer un tir groupé.
Si vous voyez en Herling une proie plus facile que Grimgel, concentrez vos efforts dessus. Je mettrais un mouchard à moi au train de Grimgel, histoire de le garder en ligne de mire, au cas où. Évidemment,
marmonna-t-il d'un ton ennuyé, en grattant négligemment la ligne brouillonne de sa barbe qui joignait son menton à sa lèvre inférieure, si nous les faisions tomber tous les deux en même temps... »

Il réfléchit quelques instants, les yeux perdus dans le vague. Bien sûr,  visiblement, le Maire avait été attentif à garder secrète l'identité des officiers qu'il avait chargé des rafles, et s'il leur arrivait quelques déconvenues martiales, la plupart des gens n'y verraient sans doute aucun forfait, mais les intéressés tourneraient certainement sur lui leurs regards vindicatifs.
Il haussa les épaules.

« Bahhh, c'est de bonne guerre, au point où on en est, il s'agit de tenir le Maire en respect. Peu importe, reprit-il, en balayant sa propre objection d'un geste décisif de la main.
Une fois que vous aurez une piste pour Herling, nous pourrons peut-être le piéger et, à la condition que cette piste soit irréfutable, greffer Grimgel dans le processus, en exerçant un chantage sur sa famille si nécessaire, oui. Au cas où vous ne trouveriez rien de concluant pour Herling, il suffira de rassembler de faux témoignages, mais alors, je préférerais qu'on évite de jouer trop gros – tant pis pour Grimgel. »

Il hocha la tête d'un air songeur, les lèvres serrées, et puis il s'humecta le gosier, que toutes ses paroles avaient asséché. La porte de la taverne s'ouvrit pour laisser sortir un Yorka, et Léogan suivit vaguement sa démarche féline, tandis qu'un frisson glacial grimpait sur son échine et venait hérisser ses cheveux à la base de son crâne. Dehors, les intempéries étaient si fortes qu'il faisait déjà nuit. Il referma davantage son manteau sur sa chemise trempée et posa une main sur son chapeau en soupirant. Il ne devrait pourtant pas tarder.

« Voilà, il me semble que... glissa-t-il à sa compagne, d'une voix lasse. Enfin, à moins que vous n'ayez quelque chose à objecter... ? Il faut se mettre au travail, reprit-il avec intransigeance. Je vais tâcher de museler nos gars, au moins pour les deux jours à venir, et je mets dès ce soir mon homme sur le cas Grimgel. Entrez en contact avec lui au plus vite. Il vous suffira d'aller aux docks, côté temple. Demandez Ravier. S'il est dans le coin, il rappliquera. Sinon, eh bien, on vous demandera sans doute de repasser plus tard. Enfin, quand vous trouverez quelque chose à me communiquer, faites-le savoir au patron, donnez-lui une note... Il vaut mieux qu'on ne nous voie pas traîner ensemble trop régulièrement dans les environs. Bref, vous connaissez la chanson. » acheva-t-il en mimant du doigt l'air d'une ritournelle monotone.

Il inclina la tête vers elle pour lui montrer qu'il était à l'écoute, but cul sec le reste de sa pinte, la reposa dans un bruit sec et s'accouda à sa chaise pour la repousser, visiblement sur le départ. Toutefois, une idée lui traversa l'esprit et il s'arrêta au milieu de son mouvement. Son visage se rembrunit, tandis qu'il enfonçait son chapeau sur sa tête.

« Ha. Une chose, dit-il. Les détails de cette affaire resteront entre vous et moi. Ce qu'Elerinna ignore ne peut pas lui faire de mal, hein ? Si on réussit notre coup, elle n'aura plus qu'à se frotter les mains, laissons-la à l'écart du reste : au cas où plus tard certains voudraient chercher les responsables de cette magouille, il vaut mieux que ce soit nous qui trinquions. Elle est en assez mauvaise posture comme ça. »

Léogan ne put cacher son agacement lorsqu'il prononça ces paroles.
Pour sûr, ça devait faire un drôle d'effet à Sainte Elerinna de traîner finalement dans la boue où elle avait envoyé patauger ses hommes et femmes de main pendant toutes ces années... Et honnêtement, le fait qu'elle ne s'intéresserait sûrement pas à cette affaire d'aussi près que le courage ou sa responsabilité l'exigeaient le mettait en rogne – en fait, malgré son bon sens qui lui criait qu'il valait mieux laisser la grande-prêtresse dans l'ignorance, Léogan avait une envie féroce d'aller lui déballer toutes les saloperies qu'il était contraint de faire pour son compte, sur lesquelles elle fermait les yeux, et qu'elle lui forçait de lui cacher. Jamais elle ne s'assumait. Il commençait à en avoir ma claque de jouer les longs couteaux pour une aristocrate bégueule, une bonne femme qui voulait que le monde se plie à ses désirs et qui fronçait le nez quand il s'agissait de jeter ne serait-ce qu'un coup d’œil sur les souterrains dégueulasses de sa belle cité blanche. « Viens à Hellas, Léo, j'te f'rais colonel ! » Colonel, mon cul, oui. Qui est-ce qui s'occupait des réseaux d'hommes de main, des assassins, des mercenaires, des indics, des traîne-misères et de toute la joyeuse clique des pouilleux et des raclures de ce bas monde quand Madame se poudrait les joues et allait se pavaner en robe de cérémonie devant ses fidèles et puis en robes de soirées sophistiquées aux grandes réceptions de la belle société ? Parce que, t'avais imaginé un jour qu'il était possible de te refaire, hein ? De rentrer dans la secte aseptisée des gens honnêtes et respectables ? Colonel, ouais, c'est ça. Eh ben, merci du cadeau. Quel abruti. Un jour, peut-être, t'apprendras. Tocard. En fait, elle ne méritait même pas d'être accusée de la plupart des griefs qu'on lui reprochait. Ils n'étaient pas de son fait. Elle fermait toujours les yeux sur eux.
Et si un jour elle venait à le savoir ? « Mes dieux, Léo, mais pourquoi tu ne m'as rien dit ? Je me sens si lâche, maintenant, si sale et si hypocrite, tu aurais dû m'en parler, pourquoi tu me fais toujours des coups pareils ? »
Il passerait encore une fois pour le crevard de service, soit. Parce que c'était son boulot, à lui, hein ? De s'en prendre plein la tronche.

Léogan haussa des épaules avec un jeu de sourcils sarcastique et tira une longue bouffée de tabac poivré qui lui regonfla puissamment les poumons.


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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 9 Nov - 13:43

La Zélos en avait fini de son exposé et soutenait le regard du Sindarin sans broncher, le regard droit, résultat de sa fierté reconstruite aux contacts d’Elerinna. En entrant dans l’adolescence de ceux de sa race, elle était aussi entrée dans l’horreur qui vous brise et laisse des cicatrices indélébiles dans votre corps et dans votre âme même si ce terme avait de quoi sonner très ironiquement dans les oreilles d’Igrim. D’abord chair à combat d’arène, puis prisonnière chez les déments soumise au viol quotidien, elle avait appris la fange qui emplissait toutes les races d’Isthéria sans distinction. Elle n’avait eu d’autre choix à chaque nouvelle épreuve que de se soumettre pour survivre avant de se montrer plus impitoyable que ses bourreaux lorsque l’occasion de leur échapper se présentait. Sans s’en rendre compte elle les avait rejoint et avait adopté les ténèbres qu’ils avaient distillées pour elle. Elle était tombée plus bas que les bêtes mais ne l’avait su que plus tard en remontant à la surface. Les loups avaient constitué un premier pallier qui rétrospectivement lui avait permis ensuite de supporter la rencontre lumineuse de la grande prêtresse. Sans les chasseurs des bois sûrement en aurait-elle été aveuglée et se serait-elle enfuie. La Sindarine avait été la première à lui parler sans lui donner d’ordre, à la toucher avec ce qui ressemblait à de la tendresse et que la Zélos avait oublié depuis bien longtemps. Cela avait pris des mois avant que la demi-louve puisse de nouveau être qualifiée de civilisée et bien des années encore pour qu’elle puisse prétendre au titre de prêtresse sans provoquer la désapprobation de nombre de prêtresses de l’ordre. Elerinna avait reconstruit sa protégée. Dire « à son image » aurait été sans doute une insulte pour la Sindarine et Igrim savait mesurer ce qui les séparait, mais lui avait redonné la fierté d’exister, d’être ce qu’elle était dans honte. Igrim avait à mainte reprise pu mesurer ce que son égérie lui avait offert et ne se posait aucun cas de conscience lorsque cette dernière lui demandait de se salir les mains dans une mission ou une autre. Elle ne pouvait alors élever la grande prêtresse au rang de Sainte : une sainte n’ordonne pas d’assassinat ni de torture et des Saintes elle n’en avait jamais rencontrée, seul les démons avaient jalonné sa vie. Elle la plaçait plus comme une visionnaire attachée à remplir son office de responsable religieux du mieux possible pour la survie de son ordre, et ce, sans cruauté. La reconnaissance que lui portait Igrim faisait le reste.

En outre, grâce à Elerinna le regard des mâles, s’il ne la ravissait pas, ne la plongeait plus dans la peur ou la rage et ce soir pouvait-elle supporter l’examen qu’elle passait aux yeux du colonel. Le crible de son regard n’était cependant pas de même nature que la plupart de ceux qu’elle croisait et elle y voyait une clairvoyance indéfinissable, qualité qui devait avoir séduit la grande prêtresse lorsqu’elle lui avait confié sa garde. La bonne personne à la bonne place, la dirigeante de l’ordre avait toujours su s’entourer comme il fallait et elle aurait besoin de tous et de leur fidélité dans les jours et les semaines à venir. De sa position et à cause de son histoire, Igrim n’en doutait pas une seconde. D’autant que Léogan était de par son peuple un choix bien plu naturel que de choisir une Zélos à demi sauvage, motif supplémentaire pour elle d’en concevoir de la fierté.

« Tu verras, Léo est un étrange personnage. Moi-même ne suis pas sûre de le connaître aussi bien que je le voudrais, mais il est des plus compétents. »

Et de fait il s’était jusqu’alors conformé à l’image que sa maîtresse avait fait de lui. Elle lui avait brossé à grands trait le portrait du responsable de la garde prétorienne et Igrim connaissait assez la finesse d’analyse de la grande prêtresse pour ne pas mettre en doute sa description. De plus, il semblait autant détester l’hypocrisie et elle lui sut gré de sa façon directe d’éliminer les convenances de langage, bien qu’elle sache que cela pouvait devenir un piège pour elle. Débarrassée de la gangue policée qu’elle parvenait parfois à se construire en repensant aux leçons prise auprès des sœurs de l’ordre, elle savait sa façon de s’exprimer parfois fort incorrecte voir incompréhensible pour qui ne la connaissait pas.
Apparemment, son compte rendu satisfaisait, en partie du moins, son contact, peut-être un peu trop, elle savait bien qu’il y avait bien « loin encore de la coupe aux lèvres »_ une des expressions favorites d’Elérinna… Il lui faudrait encore fouiller avant de trouver quelque chose de probant à se mettre sous les crocs et abandonner le pistage et lancer la chasse. Les loups lui avaient enseigné la patience que sa nature brusque voire brutale ne connaissait pas. Combien de coups de crocs avait-elle reçu pour avoir fait fuir des proies que la meute avait mis tant de temps à pister en n’attendant pas le signal du mâle alpha ? Plus tard l’esprit torve de bipède s’était également mis au service de la meute et en avait fait une force de frappe redoutée dans la taïga des bêtes, mais aussi des peuplades qui la hantaient. Mais c’était une autre histoire et pour le moment elle se demandait combien de temps les adversaires de la grande prêtresse allaient leur donner encore pour effectuer leur mission. Trouver le point faible c’est ce qu’elle devait faire et n’était pas encore parvenue à accomplir. La seule consolation était que la probabilité que ces deux sbires du maire soient des cibles intéressantes s’en trouvait accrue.

En face de la Zélos impatiente de se remettre en chasse, se trouvait un officier qui montrait un détachement qu’elle avait du mal à adopter et qui aurait pu l’agacer :

« Ne te fie pas à ses manières désinvoltes, c’est un renard, un chat toujours aux aguets et prêt à sortir ses griffes au bon moment. Il a plusieurs coups d’avance sur ses ennemis… »

Elle comprenait mieux ce que Sœur Elérina avait voulu dire et il était vrai, elle le savait, qu’elle découvrirait sa véritable valeur lorsque le moment de l’action serait venu. Il n’avait pas besoin d’avoir l’air ici et maintenant.

Sa deuxième bière arriva en même temps que celle de l’officier à qui elle rendit son semblant de toast avant de plonger ses lèvres dans la mousse après quelques gorgées qui humectèrent avantageusement ses muqueuses elle se rendit compte qu’elle n’avait pas réellement soif et qu’elle était plus impatiente de se mettre au travail. Elle rêvait de voir les têtes pensantes qui s’étaient avisées à s’en prendre à sa maîtresse, être traînées dans la boue au sens figuré et peut être même au sens propre à moins que ce ne fut au bout d’une pique devant la fenêtre du maire. Derrière son visage redevenu impassible, se dessinaient des scénarii délectables qui finissaient tous par l’image du Maire d’Hellas bouillonnant de colère dans son bureau privé de ses pièces maîtresses. Nul besoin alors de s’en prendre à lui. Mieux valait un ennemi désarmé qu’une armée sans chef et qui s’en trouverait en définitive un assez rapidement…

Elle regarda l’officier oublier la piètre qualité de la boisson maison. Peut-être la fièvre qui le tenait lui ôtait une partie de ses sens censés être raffinés. Ses yeux légèrement rougis donnaient la réplique à la sueur qui perlait légèrement à son front. Son teint gris et sa toux complétait le tableau. Il avait beau s’être montré perspicace et attentif jusque-là, elle se demandait s’il avait bien saisi tout ce qu’elle lui avait dit. Son « entendu » de tout à l’heure signifiait-il vraiment qu’il avait compris ce qu’il lui avait dit ? Elle ne pouvait pas lui en vouloir, on ne choisit pas le moment de tomber malade et elle-même se trouvait d’humeur exécrable les rare fois où elle contractait ce genre de désagrément. Cependant, quelle perte de temps ! Un peu désappointée, elle repoussa la pinte à demie vide vers le centre de la table attendant les deux avant-bras sur le plateau de bois sombre que la bière finisse de mettre le colonel hors circuit pour la soirée ou bien ne le réveille un peu et ne le fasse participer à l’échange de manière un peu plus active. Cela dura une éternité pour la Zélos, mais cela valut la peine d’attendre et au fur et à mesure que le colonel envisageait à haute voix l’action à venir elle s’en voulut presque d’avoir douté de son état de réflexion. Elle n’en était pas à lui présenter des excuses, peu de gens pouvaient se targuer d’en avoir reçues de sa part, mais son impatience naissante se mua en intérêt croissant. En outre, dans les grandes lignes il partageait son analyse et de plus en plus elle était persuadée qu’ils feraient du bon boulot ensemble. De soulagement et machinalement, ses doigts attrapèrent de nouveau la pinte abandonnée et elle se repoussa au fond de sa chaise, les lèvres dans sa boisson, les yeux dans ceux du stratège. Certains aspects ne lui feraient ni chaud ni froid en temps ordinaire. Si l’officier n’était pas capable de tenir ses troupes, c’était bien son problème et elle n’allait pas le plaindre pour cela, qu’il se débrouille ! Par contre si cela venait compliquer leur mission, c’était une autre paire de manches. Elerinna aurait-elle surestimé Léogan sur ce point ?

« Il est très proche de ses hommes qui lui sont tout dévoués… »

Elle n’avait aucune expérience de la conduite de troupes et pouvait se permettre d’élucubrer sur la façon de s’y prendre : discipline, peine pour l’exemple et autre choses de ce genre mais pas les exprimer à haute voix car elle se doutait que l’exercice devait être bien plus compliqué. Elle se félicitait alors de n’agir qu’en solitaire. Enfin, si être accompagnée par un loup pouvait encore être considéré comme une action solitaire. Combien de fois, l’un ou l’autre avait servi de diversion pour permettre à l’autre d’agir dans l’ombre ou par surprise ? La différence était qu’entre les deux êtres existait une complicité qui ‘avait rien à voir avec des lois de commandement. Elle savait que si Grimrl la suivait c’était de son plein gré de même qu’elle ne lui imposait jamais de s’aventurer dans des endroits où sa qualité de loup pouvait être un handicap pour l’animal. Bref, commander n’était pas dans ses attributions et elle s’en félicitait. La Zélos ne sentait vraiment pas l’âme d’un chef. Sa seule expérience avait été celle de mener une meute de loup et il ne s’agissait pas à proprement parlé de commandement mais de prolongement de compétence dans un groupe animal qui avait déjà ses façons de fonctionner immuables et ancestrales. Seule la perversité de la bipède ajoutait de nouveaux objectifs ou parvenait à voir aussi loin que celle de ses congénères dits civilisés.
Elle profita de la pause de Léogan pour acquiescer à sa stratégie.

« Très bien ! Herling en priorité. Igrim croit savoir par où commencer… »

Si ce défaut avait été copieusement éduqué par les sœurs de l’ordre il arrivait encore à la prêtresse de parler à la troisième personne, séquelle de sa vie animale durant laquelle elle avait perdu une partie de la notion du « je ». Mais l’idée était là. Elle n’avait encore eu le temps d’explorer certains faits et geste de cette cible, mais elle espérait bien que cette piste ouvrirait vers des lendemains prometteurs. Plus elle y pensait, plus cette image raide et inaltérable du sbire du Maire lui semblait trop parfaite pour qu’elle ne cache pas quelque chose de beaucoup moins reluisant mais c’était tirer des plans sur la comète et le plus urgent était de vérifier. Par contre une idée venait de germer dans son esprit pourtant pas très au fait des exigences politiques. Une idée qui pourrait permettre d’atteindre le deuxième officier d’Hellas par la même occasion.

« Peut-être on peut penser à les affronter ?... »

Sa phrase lui parut de celles qui étaient régulièrement reprises par Elerinna. Voilà ce qui arrivait lorsqu’elle cessait de se concentrer sur l’image de la grande prêtresse déclamant une prose parfaite, tout ça parce qu’un Sindarin était descendu de piédestal et l’avait invitée à se détendre…. Elle espérait simplement que l’idée de dresser les deux officiers l’un contre l’autre était arrivée à l’oreille de Jézékaël. Elle n’eut pas longtemps à se poser la question et le garde prétorien finit de la rassurer sur ses capacités à raisonner, il venait d’énoncer cela à quoi elle pesait en son for intérieur. En outre, il semblait analyser les besoins de l’opération au fur et à mesure qu’elle se dessinait. Elle reconnaissait bien là les qualités que lui avait vantées la grande prêtresse. Ils allaient c’était une évidence grandissante faire du bon boulot ensemble. Ses yeux sombres pétillaient d’excitation et d’impatience de se mettre au travail.

« Surtout ne te laisse pas avoir par sa façon de se lisser la mèche sous-labiale de sa barbe, c’est horripilant, mais… »

Igrim n’avait pas trop compris les points de suspensions. Elle avait presque imaginé qu’Elerinna devait trouver cela attendrissant ou quelque chose de ce genre mais au spectacle de ce qui devait bien être un tic, elle trouva ce geste parfaitement ridicule.

La cheminée de l’auberge remplissait amplement son office et la chaleur de l’endroit commençait à devenir étouffante pour la Zélos habituée aux rigueurs de l’hiver. Elle finit d’un trait sa pinte, menacée d’abandon encore un instant auparavant. Le courant d’air providentiel qui accompagna la sortie d’un client finit de la rafraichir et elle accompagna l’air frai sur son crane en se pasant le main dans les mèches drues de sa chevelure.

Les dernières instructions de Léogan étaient parfaitement claires. Elle se les remémora en silence pour s’assurer de les avoir toutes bien en tête. Elle confirma d’un hochement de tête que tout était clair. S’il ne l’avait pas encore compris, le Sindarin devrait composer avec une partenaire plutôt taciturne. Elle, par contre, eut le vague sentiment qu’il n’était pas sûr qu’elle ait tout enregistré, à sa façon de revenir sur les informations déjà évoquées et sur les bases de leur métier. Après tout, il ne la connaissait pas et pouvait se montrer méfiant, mais en contrepartie il ne pouvait tout de même pas imaginer que la grande Prêtresse lui eût envoyé une débutante pour la sortir du merdier dans lequel elle s’enlisait depuis les dernières semaines ! Elle croisa les bras sur sa poitrine en attendant patiemment qu’il eût terminé sa petite leçon en essayant de ne pas se sentir offensée.

Dernières gorgées, chapeau, encore quelques minutes pour espacer leur sortie et elle pourrait se remettre en chasse. L’action, c’est bien ce qu’elle préférait. Même si elle n’était pas du genre à foncer tête baissée, le temps de la parlotte n’était pas son point fort ni ce qu’elle affectionnait le plus… Et là… C’était reparti pour une leçon supplémentaire du professeur es « mains sales » !... Igrim serra les mâchoires. Elle essaya de garder un ton correct bien que soudainement glacial. Que supposait-il ?

« Léogan pense qu’Igrim est un bon toutou réclamant ses caresses en revenant frétillant de la queue avec ses bonne actions pour Sœur Elerinna entre les babines ? Igrim règle les problèmes et se contente de la confiance de la grande prêtresse ! »

En effet, sa bienfaitrice pourrait tout au plus être taxée de négligence, mais non d’avoir commandité des actes dont elle n’avait pas connaissance. Ce que vous ne savez pas ne peut vous nuire. C’était la façon de la Zélos de protéger la grande prêtresse. Oh ! Elles n’étaient dupes ni l’une ni l’autre. Orchid savait sa maîtresse trop intelligente pour ne pas se douter des forfaitures dont sa main armée se rendait coupable et Elerinna ne posait aucune question sur la manière de sa protégée d’accomplir ses missions. Pour la Zélos, les choses étaient naturellement distribuées ainsi et elle était heureuse d’offrir ce qu’elle savait faire à celle qui à ses yeux l’avait sauvée de l’animalité, celle à qui elle devait sa rédemption.

Les dernières paroles du l’officier avaient donc sonné la fin de leur entretien plus sûrement que si un sablier avait égrené sa dernière particule de quartz. Elle se leva, retira son capuchon sur ses yeux et regarda une dernière fois Léogan dans les yeux, supportant sa fumée qui devait sûrement altérer son odorat :

« Ravier. »

Elle marquait ainsi qu’elle n’avait pas oublié la mission pour laquelle ils s’étaient rencontrés, malgré ce qu’elle avait reçu comme une insulte. Elle était une professionnelle et s’est ainsi qu’elle agirait. Elle quitta la table et disparut rapidement derrière la lourde porte. La pluie lui cingla ce que son capuchon ne pouvait abriter de son visage et lui fit le plus grand bien. Elle resta quelques secondes immobile sous le déluge avant de hausser les épaules et d’y rentrer la tête et de se diriger vers les remparts de la cité la plus proche. Fi de cette chaleur insupportable ! Ses pas se perdirent dans la nuit. Une poterne oubliée lui servit de passage vers l’extérieur. Une grotte l’y attendait avec quelques menues affaires dont elle s’était munie avant de quitter le temple. *Hors de vue par ce temps, elle leva la tête vers le ciel pour donner plus de portée à sa voix, arrondit la bouche autour de ses crocs et poussa un hurlement lupin. Les oreilles que ce cri visait reconnaitraient un signal d’appel.

Bientôt elle se lova entre la paroi profonde de la grotte et l’épaisse fourrure de Grimrl pour y finir la nuit. Demain elle avait du pain sur la planche et se devait d’être en pleine possession de ses moyens.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeLun 17 Nov - 20:35

Il y avait quelque chose de changé, soudain, dans la voix d'Igrim et la façon dont les mots lui venaient. Léogan ne pouvait pas se vanter de voir chez la Zélos des signes physiques d'assouplissement ou de confiance, mais il se satisfaisait en son for intérieur de l'entendre répondre plus familièrement, avec une spontanéité curieuse et enthousiaste qui prêtait presque à sourire – ce qu'il ne fit pas, heureusement, trop ravi d'avoir réussi en une phrase à balayer l'éducation des conventions qu'elle avait reçue et qui avait arrangé ses paroles d'une manière qui n'était pas la sienne jusqu'ici. Elle ressemblait à une jeune louve fougueuse qui aurait flairé un gibier au détour d'un fourré et à qui il tardait de se mettre en chasse – c'était plaisant. Les yeux noirs de Léogan brillèrent d'un éclat amusé. Parce qu'après tout, pourquoi pas ? Tant qu'à plonger profondément dans des eaux troubles et à barboter allégrement dans des intrigues dégueulasses, ils pouvaient tous les deux trouver moyen de se défouler. De leur casser les dents, à ces types, et de les leur faire manger. D'arracher leurs tripes comme ils l'avaient fait à Evind et de les suspendre par la gorge à un crochet de boucher dans un entrepôt sordide.
Bref. La vie, au fond, était faite de bonheurs simples.

Léogan se balança en arrière sur les pieds de sa chaise et s'étira de tout son long. Igrim, en face, par contre, se mettait soudain à tirer sévèrement la gueule. Il cligna des yeux un instant, sans comprendre la tempête glaciale qui s'était levée dans les prunelles sombres de la jeune femme, et il la laissa lâcher d'un trait d'un seul l'objet de son mécontentement. Quand elle acheva et qu'elle le fusilla d'un regard révolté, il la considéra quelques secondes avec une surprise très sévère avant de réaliser pleinement ce qu'elle venait de lui dire. Et alors, sans signe avant-coureur, le visage insondable de Léogan se fissura d'un rictus et il éclata de rire. Ce fut court, crispé et silencieux, mais cela dura quelques instants si bien qu'Igrim pouvait croire qu'il se fichait d'elle ouvertement. Et c'était sans doute un peu le cas, au fond – parce que ça avait quelque chose de touchant, cette fidélité aveugle et sans frontière qui l'encourageait à se salir et à se taire, comme si rien n'était plus normal au monde. Elle se défendait de soumission en s'écriant qu'elle était trop dévouée pour être servile ! Haha, quelle blague ! Je ne rends pas de compte à la grande-prêtresse, moi, Monsieur, elle a placé toute sa confiance en moi, je suis son humble servante et je préviens tous ses souhaits ! Merci pour elle !
Non, c'était assez fendard, quand même. Touchant, mais fendard. Et aussi un peu triste, au fond.

Mais grands dieux, il fut un temps où on l'aurait provoqué en duel pour moins que ça, dites, il l'avait insultée ! Et sans le vouloir, encore. Comme quoi, même les petites gens, les laquais et les assassins avaient leur orgueil, qui n'était pas moins immense que celui d'un seigneur. Cela faisait bien longtemps que Léogan marchait sur les uns et les autres, à défaut d'en avoir un peu à lui, alors il était vrai qu'aux occasions où il ne faisait à son sens que prévaloir le pragmatisme, il manquait cruellement de délicatesse. Alors il riait un peu de tout ça, un peu d'Igrim et de son sale caractère, de l'honneur et de lui-même, mais pour une fois, c'était davantage par étonnement que par méchanceté.
Mais c'était bien. Elle ne dirait rien. Léo cessa de s'esclaffer bêtement et secoua la tête en retenant encore un petit rictus. Il aurait pu avoir affaire à une prêtresse bornée qui se serait scandalisée des secrets qu'il faisait à son Éminence et qui lui aurait collé une bonne migraine à se plaindre de ses méthodes jusqu'au bout de leur collaboration. Non, Igrim n'était pas ce genre de larbin – parce que Léogan ne se le cachait pas, qu'on dise bras droit, émissaire armé ou colonel de la garde prétoriale, ce n'était rien de plus que des façons plus subtiles de faire entendre qu'ils étaient des larbins – Igrim avait assez de jugeote et elle avait manifestement trempé dans assez d'affaires louches pour savoir que toutes les saloperies du monde devaient rester tacites et silencieuses dans la belle société. Et cela, s'il ne l'avait pas franchement suspecté (il n'avait encore jamais vraiment travaillé main dans la main avec une prêtresse de sa trempe), il l'appréciait à sa juste valeur. C'était une partenaire de choix, il ne servait à rien de la provoquer ou de la vexer. Pour l'instant.
Il contempla avec dépit sa pinte vide et finit par lever un regard plus compréhensif sur la Zélos pour lui transmettre vaguement ses excuses. C'était qu'il ne riait pas beaucoup et quand il le faisait, on comprenait rarement pourquoi.

« Vous énervez pas, lança-t-il, en levant les sourcils d'un air désabusé. Je doute pas qu'elle vous fasse confiance. Ni que vous soyez à la hauteur. Si je dis ça, c'est juste que c'est plus important que d'habitude. »

Il hocha la tête pensivement et poussa un soupir de lassitude en essuyant d'un coup de manche la sueur qui trempait son front. C'était plus important que d'habitude. Plus que jamais, Elerinna devait paraître irréprochable à tout point de vue, quand les choses en vérité devenaient plus sordides qu'elles ne l'avaient été en cinquante ans d'exercice du pouvoir. C'était au bout du bout qu'on touchait aux tréfonds de l'hypocrisie.
Enfin, Igrim se releva, pas de meilleure humeur à première vue, rabattit son capuchon sur sa tête et échangea un regard grave avec son contact, qui inclina la tête très sérieusement quand elle prononça le nom de Ravier en guise d'au revoir. Il la salua d'un petit geste militaire brouillon, en portant deux doigts sur sa tempe, et elle s'en fut discrètement.

Léogan la regarda partir en fumant songeusement. La porte de la taverne se referma sur la silhouette encapuchonnée de la Zélos et la chaleur nauséeuse de l'endroit retomba lourdement.
Ç’avait été un rendez-vous prometteur. Il regrettait sincèrement de ne pas avoir été confronté plus tôt à cette collègue singulière et sauvage ; il était bien dommage de n'entamer de missions en tandem qu'en fin de parcours... Bah, ainsi va la vie !
Léo s'étira, écrasa sa cigarette dans sa pinte, fouilla dans une poche de sa cape, lâcha une petite bourse sur la table, renoua ses cheveux rapidement et tourna les talons en se recoiffant de son vieux feutre.

Il toussa dans la rue comme un tuberculeux mais se mit aussitôt en route pour les docks. La nuit était tombée désormais et avec elle le brouillard que le vent glaçait et qui couvrait son chapeau, ses gants, sa cape et son visage de cristaux de givre. Il pleuvait toujours, moins dru, mais de gouttes froides, verglaçantes, et de neige fondue – d'une pluie infatigable et triste qui pouvait tomber des jours et des jours du ciel morne de Cimméria qui formait un couvercle de grisaille sur la ville. Léogan tombait toujours atrocement malade quand venaient les saisons mortes. Au bout d'un demi-siècle de vie à Hellas, c'était ridicule et il était le premier à se ratatiner d'embarras quand on le lui faisait remarquer, mais il ne s'était pas fait au climat nordique. Irina l'avait charrié joyeusement l'an passé, quand elle s'était rendue compte de la loque humaine qu'il devenait chaque hiver et lui avait diagnostiqué avec un sourire contrit que cette accommodation impossible aux neiges de Cimméria, c'était d'abord et avant tout dans sa tête. Mais pour le moment, c'était aussi le cadet de ses soucis.

Il avait encore un certain nombre de choses à faire. Il rejoignit le port d'un pas vif, le visage à moitié couvert par son chapeau, les mains enterrées dans ses poches et rasant les murs comme un chat de gouttière. Les rues étaient désertes, à l'exception de quelques mendiants qui fouillaient les ordures des bas quartiers et qui se hâtaient de trouver un abri pour la nuit, et des patrouilles de la garde prétoriale que Léogan croisa très régulièrement, nombreuses et réglées comme un métronome, et qui rassurèrent sa méfiance chronique de colonel-larbin-magouilleur – et ce réconfort au goût de militarisation abusive et de surveillance resserrée, au fond, le perturba plus qu'il ne le saurait dire.
Quand il ouvrit l'entrepôt où avait eu lieu le massacre, pour vérifier qu'il avait été nettoyé, il était autour de neuf heures. Il n'y trouva ni pendu, ni macchabées laissés à pourrir, seulement Ravier qui effaçait des lieux les dernières traces de lutte et qui l'informa qu'à défaut de pouvoir brûler les corps par ce temps, il les avait dissimulés dans la cale d'une goélette d'un associé qui dès l'aube partirait au large pour la pêche.
« C'est pas l'idéal pour les familles, mais ça faisait quand même beaucoup de corps à mettre dans la fosse commune, y aurait eu des questions, et les questions, on aime pas ça, hein, colonel. » Non, mon pauvre Ravier, à Hellas, on n'aime pas ça, les questions. Léogan se fichait bien au fond de ce que pouvaient devenir ces corps – ce n'était plus que des cadavres – ou du chagrin des familles qui n'auraient pas de tombe où pleurer leurs disparus ; ce qui lui importait, c'était qu'il n'y ait plus de trace aucune de ce qui s'était produit la nuit dernière. Parce que oui, tout devait bien aller à Hellas. Alors il fallait bien quelqu'un pour balayer sous le tapis.
Il fit savoir à Ravier qu'il recevrait sous peu la visite d'Igrim, dont il lui brossa le portrait à grands traits, et le chargea de commencer à pister Grimgel, dont il avait encore, heureusement, la copie du descriptif et de l'adresse qu'il avait donnée à l'espionne d'Elerinna. L'homme à la peau sombre accepta la mission d'un signe de tête et partit prendre ses repères tandis que Léogan se dirigeait vers la caserne du secteur du temple.

Il y trouva Roy Arthwÿs, son premier lieutenant, avec qui il travailla jusque tard à reformer les trajets des patrouilles, pour quadriller plus localement les planques susceptibles d'être attaquées et qui, à l'heure qu'il était, il l'espérait, étaient en train de se vider des malfaiteurs au service d'Elerinna qu'elles abritaient. Lorsque vers minuit, les nouveaux plans furent fin prêts, Arthwÿs exigea fermement qu'il rentre chez lui prendre du repos, tandis qu'il s'occuperait avec le reste des officiers de transmettre les ordres aux détachements en faction à cette heure de la nuit.
Comment il parvint à se faire obéir et comment Léogan se retrouva le lendemain matin dans son bureau, chez lui, où il avait apparemment passé la nuit, cela échappait en grande part à son intelligence rendue défaillante par le surmenage, la fièvre et l'alcool. Quoi qu'il en soit, il se réveilla vers six heures, une main sur le visage, le chapeau encore sur la tête, et s'étonna de n'avoir été réveillé que par un de ses propres ronflements, tandis qu'autour de lui, tout laissait à penser que ses insomnies habituelles lui avaient laissé un peu de répit et qu'il avait dû dormir plus de quatre heures au bas mot. Il s'agita paresseusement sur la peau d'ours qui servait de tapis à son bureau et où il était avachi sur le côté, couvert d'un manteau et de deux vieilles couvertures d'Argyrei, la tête sur le crâne mort de l'animal. Il ouvrit un œil incrédule sur la bouteille de whisky à moitié vide et sur son verre à moitié plein qui traînaient très à propos près de sa main, au milieu d'un océan de paperasse sur lequel il avait tenté de travailler avant de s'endormir. Un petit feu ronflait encore dans la cheminée et la pluie battait encore à la fenêtre. Il fronça du nez, puis des sourcils et tâtonna vaguement pour plonger sa main dans une jatte de noix, de dattes et d'olives qui avait aussi échoué par terre pendant la nuit. Une lampe à huile brûlait encore non loin en jetant des lueurs dorées sur les parchemins épars où il avait griffonné des pattes de mouche dans une encre noire. Ses mains tatouées étaient couvertes d'encre noire... Son visage était couvert d'encre noire. Il y avait dans cette pièce encombrée d'un bazar hétéroclite – de livres, d'instruments de mesure, de cartes, d'armes, d'instruments de musique bizarres – un parfum capiteux d'épice et d'encens qui imprégnait le tissu et le bois et luttait en souffles d'air chauds contre l'odeur persistante d'humidité.
Il se gratta la barbe et s'assit sur la fourrure d'ours en jetant un regard absorbé sur le feu de bois. Il mangea deux dattes machinalement, avala le reste de son verre de whisky et puis se releva enfin avec une élégance toute discutable. Il n'était pas frais. La fièvre semblait être tombée, mais ses sinus lui faisaient encore un mal de chien.
Alors, il soupira, se frotta le visage, s'ébroua, remit ses bretelles par-dessus sa chemise et passa en revue le programme de la journée. Ha, oui. Oh bon sang, on n'était pas sortis des ronces.


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Dim 14 Déc - 11:58, édité 2 fois
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMar 18 Nov - 22:02

Lorsqu’elle émergea de sa tanière il faisait encore nuit, mais il était temps si elle voulait être à la bonne place au bon moment de se mettre en route. Ce fut le rire de Léogan qui l’accompagna jusque sous les murs de la cité. Il résonnait comme un défi. Il n’était pas question pour elle d’échouer dans cette mission, en premier lieu pour Elerinna mais Le Sindarin ajoutait encore à la motivation de la Zélos. Sur le chemin, elle se surprenait à serrer les mâchoires. Ce que semblait penser d’elle l’officier de la garde prétorienne n’avait somme toute aucune importance. Sans doute son rire refletait-il la pression qu’elle s’imposait elle-même, et pour cause. Il fallait reprendre là où elle en était restée la dernière fois ! La cité l’avait trompée et elle s’en voulait de ne pas avoir pu apporter plus de renseignements utiles à Léogan et surtout d’avoir perdu presqu’une journée. Elle se souvenait de ce coin de ruelle où elle avait perdu la trace de l’officier du Maire d’Hellas. Voilà ce que c’était de vouloir être trop prudente. Elle n’avait pas voulu se précipiter pour tourner à cet angle fatidique et lorsqu’elle avait passé le seuil de la venelle, la proie avait disparu. Volatilisée ! Elle avait eu beau se hâter jusqu’à l’autre extrémité de ce passage, elle avait bien dû se rendre à l’évidence : Herling avait disparu. Deux suppositions lui étaient donc venue à l’esprit, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, elle s’était fait repérer malgré sa prudence et son habileté et elle devait maintenant compter avec la possibilité d’avoir affaire à une cible des plus retors. La bonne était qu’effectivement l’ « intègre Herling » avait tout de même quelque chose à cacher. Elle n’avait plus qu’à tenir les leçons de tout cela. Redoubler de prudence et surtout persévérer. Igrim sentait une piste et, telle les loups qui lui avaient appris la traque, elle ne lâchait jamais sa proie à moins d’une bonne raison.

Blottie contre Grimrl, elle avait pesé différentes stratégies durant la nuit. Au matin, sa décision était prise. A l’aube, lorsque l’officier arriva à ce qui servait de casernement à ses troupes, la Zélos était déjà sur place pour s’assurer que le départ de la piste ne changerait pas… Le problème était de ne pas se faire repérer durant une longe journée de guet devant le repère des hommes du Maire d’Hellas. Par les temps qui couraient les miliciens devaient sans doute être en alerte et ne se priveraient pas de chasser l’intruse voir plus s’ils remarquaient quelqu’un se tenir trop longtemps en vue de leurs quartier général Elle pouvait bien sûr compter sur le fait que les effectifs allaient tourner tout au long de la journée mais un veilleur serait sans doute son poste chargé de noter toute activité suspecte. Elle aurait pu aussi hanter l’auberge qui faisait face à la garnison, comme elle l’avait fait à son arrivée, mais deux fois de suite eût été suspect sans doute surtout aussi longtemps. L’avantage d’y trouver voir d’y entendre des hommes d’Herling pouvait asse vite se transformer en piège… Elle était arrivée dans sa tenue de guenilles, crasseuse à souhait comme lorsqu’elle était sortie de la prison. Une besace pendait à son côté et sa dague était glissée dans sa botte. Elle regarda alentour et dut bien avouer qu’elle devrait faire preuve d’opportunisme pour se fondre dans le décor.

L’aube commençait à réveiller la cité, mais celle-ci était encore engourdie par les frimas de la saison qui avançait à pas de givre. Seule la forge du maréchal ferrant, de l’autre côté de la place, rougeoyait déjà même si aucun fer n’était encore au feu. L’artisan surveillait la braise et activait le soufflet pour accélérer sa formation. Elle se résigna à entrer dans l’auberge. Elle n’eut pas besoin de feindre une mine renfrognée, tendue qu’elle était par les nécessités de sa mission. Elle se dirigea directement au comptoir, sortie quelque piécettes et grommela !

« Pain et lait de Nak »


Elle choisit d’ignorer le sourire narquois du tenancier. Elle se devait de garder les idées claires et une pauvresse qu’elle était censées incarner ne pouvait se payer de bière ou autre luxe. Pour la grande prêtresse elle était prête à endurer bien des choses qu’elle ne supportait pas en temps normal. L’image de sa rédemptrice lui inspirait patience et sagesse qui n’étaient pas se qualités premières. Elle posa ses grandes mains sur le pain et le gobelet de bois et se rendit à une table près de la fenêtre. Il allait bien se passer quelque chose avant que prolonger sa présence ne finisse par paraître suspect ! Elle trempait son pain dans le lait et en déchirait de larges bouchées lorsqu’un brouhaha parvint à ses oreilles. Collant le nez à la fenêtre, elle vit le maréchal ferrant bien en peine avec un étalon visiblement des plus ombrageux. Elle avala à la hâte son gobelet non sans laisser couler un filet blanc à chaque commissure des lèvres en même temps qu’elle fourrait le reste de pain dans sa besace. Elle courut à la maréchalerie. Là, le forgeron tentait vainement de faire entrer la bête dans la stalle de travail, l’étalon pour une raison inconnue ne l’entendait pas de cette oreille et avait contraint le maréchal, un Yorka ours à se cramponner à la bride, rien de tel pour que l’équidé tire au renard… La Zélos s’approcha calmement de l’animal écumant. Instinctivement, la magie développée lors de sa vie sauvage afflua en elle. Soutenue par les positions corporelles et le regard qu’elle avait hérité de sa vie parmi les loups et les bêtes sauvages, le message d’apaisement parvint clairement à l’étalon qui arrêta de se cabrer. Igrim put alors lui poser la main sur l’encolure et lui murmurer à l’oreille dans un dialecte étrange ressemblant au murmure d’un ruisseau parmi les cailloux. L’étalon finit doucement par se calmer complètement et suivi la nouvelle venue jusqu’à la stalle.

« Tu sais y faire avec les bêtes »

Elle se contenta de hausser les épaules en caressant le garrot du cheval et glissa sa main sur son dos jusqu’à sa croupe.

« Tu pourrais me donner un coup de main avec lui, jusqu’à ce que j’en ai fini…
_ Du travail ?»


L’homme eut un rictus désappointé. Peut-être espérait-il profiter d’une Zélos mal léchée. Mais pourquoi chaque fois qu’elle ou un ses congénères avait affaire avec une autre race étaient-ils sous-estimés ?!! Ils étaient très différents oui et sans doute plus différents que les autres peuples, même les Yorkas qui tiraient toujours vanité de leur totem, même si pour la Zélos certains d’être eux étaient laids à faire peur. Tiens ! Comme ce Yorkas serpent au coup démesuré ! Hors personne ne le raillait ou ne lui déniait son intelligence ! Combien de couleuvres devait-elle encore avaler aujourd’hui pour atteindre ses objectifs. Elle se baissa jusqu’au boulet arrière droit pour laisser à l’homme le temps d’hésiter.

« D’accord du travail… Un repas à l’auberge à midi. Ca te va ?
_ D’accord un repas avec de la viande.
_ Ha !Ha ! Tu n’as pas froid aux yeux toi ! Tope-là ! »


La rude main du forgeron et la poigne de la Zélos scellèrent ainsi une coopération qui tombait bien et sans doute bien plus pour Igrim que pour l’artisan. Elle avait ainsi le meilleur des alibis pour se trouver à proximité de la caserne, objet de toute son attention…

« Moi c’est Boris et toi ?
_ Lisralir »


Depuis qu’elle lui avait négocié son repas, le dit Boris semblait considérer différemment cette femelle crasseuse et se montrait plus chaleureux.

« Bon ! On le ferre c’t animal ? »

On le ferra en effet, lui et quelques autres. La Zélos y appris quelques terme de vocabulaire en passant dégorgeoirs, mailloches et autres râpes, mais surtout, aucun des aller-et-venus du repère des sbires du Maire ne lui échappaient. L’officier objet de toutes ses attentions ne montra le bout de son nez qu’une fois pour une inspection de routine semblait-il. Le repas promis par le forgeron coupa avantageusement la journée si ce n’est que l’homme était de nature volubile lorsqu’il n’était pa à la tâche et essayait de faire la conversation à son arpette du jour. Celle-ci se contentait de répondre évasivement et jouait sur la réputation de personne bourrue et pas très sociable que son peuple traînait derrière lui.
L’après-midi ne fut guère plus passionnante et Igrim commençait à se demander si elle n’avait pas perdu son temps. Son seul espoir semblait résider à présent dans la fin de journée, comme la dernière fois qu’elle l’avait filé d’ailleurs, mais elle n’osait penser que l’officier soit si prévisible, fidèle à sa réputation de personne rigide. Du coup, la journée traînait-elle en longueur aux yeux de la prêtresse qui attendait avec impatience les heures bleues, signal de la chasse.

Heureusement, même les journées les plus longues ont une fin et la relève vint prendre ses tours de garde et de patouille et Herling quitta enfin les baraquements de son escouade. Tenue de cuir noir, cape noire épée au côté et cheveux tirés méticuleusement en arrière, retenus par un lacet de cuir, il était l’incarnation de l’assurance et de la précision militaire.

*Tout le contraire de Jézékaël*


Cette pensée fit sourire la Zélos et la dédommagea un tantinet de la moquerie de la veille. Ell esyua ses mains dans le torchon qui servait à tenir le fer das la braise sans se brûler.

« Je dois y aller »


Le ton ne souffrait aucune protestation.

« Comme tu veux »

Elle fit le tour du soufflet pour sortir de la forge et pris la même direction que l’officier.

« Tu reviens demain ? »

La femme ne se retourna pas et fit seulement un signe de main au-dessus de son épaule qui pouvait signifier : peut-être, on verra… Pas le temps de s’attarder si elle ne voulait pas revivre la même mésaventure que la veille… Sa proie marchait d’une allure égale, vive sans exagération, visiblement, il ne se doutait pas qu’il était suivi. Igrim pouvait encore profiter de la foule de travailleurs qui rentraient chez eux après leur journée de labeur pour se dissimuler. A l’occasion, elle pouvait s’arrêter devant un étal pour y soupeser un fruit avant de se faire chasser sans doute à cause de son allure plus que négligée... En tous les cas, l’espionne faisait preuve de la plus grande prudence, peu désireuse de subir le même échec que la veille. L’avantage était qu’elle reconnaissait le trajet comme étant le même que la dernière fois. Herling semblait avoir ses petites habitudes et ne pas craindre d’être espionné.

On approchait maintenant de l’endroit fatidique où la Zélos avait été semée. La tension à l’intérieur de son esprit et même de ses jambes montait. Elle n’avait pas trouvé l’erreur qu’elle avait commise la veille et redoutait le même dénouement. Elle prit alors une décision brutale. Elle quitta la rue principale que suivait l’officier communal et se jeta dans le dédale de ruelles qui bordent inévitablement les axes plus importants. Elle se mit à courir. Vous l’avez deviné, son but était bien de devancer sa cible sur les lieux où elle l’avait perdu. Il n’y avait pas de temps à perdre ! Ces détours lui faisaient perdre beaucoup de temps et si Herling pressait le pas elle en serait une nouvelle fois pour ses frais. Elle heurta plus d’une fois les angles des maisons plus ou moins sordides mais n’arrêta pas sa course. L’urgence de sa mission l’aiguillonnait plus sûrement que tous les dangers d’Isthéria et l’écho du rire de Léogan faisait le reste…
Elle déboucha hors d’haleine dans la voie qui l’avait vue perdre la trace de l’officier en noir. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche… Soit il avait déjà disparu, soit elle était parvenue à le devancer. Reprenant son souffle, elle ouvrit sa besace devant elle en s’asseyant recroquevillée contre un mur de la rue telle un des nombreux mendiants qui peuplaient la cité. Mendiant professionnels, mais aussi tous les pauvres hères que la corruption avait jeté dans la rue sans ressource… Petit à petit son cœur et sa respiration reprirent leur rythme normal. Seul ses sens et son attention étaient toujours en alerte. Les secondes s’égrenaient et l’officier ne montrait toujours pas la pointe de ses bottes. Avait-elle commis une erreur ? Devrait-elle encore perdre une journée de surveillance ? Elle n’avait plus qu’à aller faire connaissance avec Ravier. Au moins ce serait fait… Des talons écrasèrent alors la fine couche de crasse qui couvrait les pavés déjointés de la ruelle, la faisait crisser à chaque enjambée. Nul besoin de relever la tête sous son capuchon pour la pisteuse. Ce pas elle l’aurait reconnu entre mille. Elle eut un sourire carnassier dans l’ombre de sa coiffe d’étoffe incertaine. Elle leva lentement et prudemment la tête afin d’observer la direction que sa proie allait prendre. Visiblement, Herling ne lui prêtait aucune attention, mais qui se souciait encore des miséreux qui jalonnaient les rues ? L’homme s’arrêta devant une porte condamnée par toute une série de planches et de lattes. Le bâtiment était désaffecté depuis longtemps si l’on en jugeait par la lèpre qui en rongeait les murs et la désagrégation du bois qui en masquait l’entrée. Que pouvait donc bien chercher le milicien devant cet endroit ? Elle n’eut pas le temps de répondre à cette question car d’une simple poussé de la main, le panneau en déliquescence pivota contre le mur autour d’un axe sans doute situé en bas à gauche de l’ouverture. Sans hésiter l’homme pénétra dans l’obscurité du lieu et referma derrière lui. Igrim était partagée entre la satisfaction d’avoir résolu le mystère de la disparition de la veille et le rage de ne pas avoir mieux inspecté la ruelle. Elle était bien plus habituée aux indices que la nature laisse pour les pisteurs qu’aux finesses de la ville et venait de prendre une bonne leçon. A sa décharge, le montage de bois donnait vraiment le change et qui y aurait deviné un passage en activité ?

*C’est donc là que tu te caches !...*

Elle regarda alentour pour s’assurer que l’officier municipal ne se faisait pas couvrir ses arrières puis s’avança prestement vers la porte.

*Voyons voir ce que tu caches à Igrim…*


Elle chercha les interstices qui pouvaient lui donner des indications sur ce qu’elle trouverait derrière, mais en vain. Elle colla son oreille pour entendre si quelqu’un ou quelque chose bougeait, mais aucun son, aucune vibration ne lui parvint. D’un autre côté personne ne semblait attendre Herling de l’autre côté et de toute façon… Elle jeta un regard vers les hauteurs du mur. Aucune des anciennes fenêtres ne semblaient éclairées et aucune ne paraissait accessible à la Zélos pour envisager une intrusion par une voie plus aérienne.

*Quand faut y aller…*


Elle sortit sa dague de sa poche en maudissant les nécessités de la discrétion qui l’avaient empêchée de s’armer plus lourdement. Elle suivit le mouvement de l’étrange porte pour ne pas rester dans l’embrassure et servir de cible parfaite avant de passer prudemment un œil dans l’ouverture. Une sorte de corridor s’ouvrait devant elle où nulle âme qui vive ne semblait vouloir se manifester : aucun mouvement perceptible, aucun son… Elle jeta un œil au sol avant de s’y risquer. De la vieille dalle de pierre, sans doute là depuis la naissance de la construction. Rapidement, ses yeux s’habituèrent à la demi-obscurité. Elle retira le ventail derrière elle. De la chiche lumière bleutée de la nuit citadine filtrait par le haut. Visiblement le plancher qui courait àç l’étage accusait lui aussi les outrages du temps et des intempéries. Ce ne serait sans doute pas vers le haut qu’elle devrait chercher à trouver ce qu’elle cherchait. La progression était aisée et le cuir souple de ses bottes faisait un minimum de bruit. Elle atteignit une première porte sur sa droite, mais l’épaisseur de toiles d’araignées qui pendait du chambranle lui indiqua que sans doute personne ne passait plus par là depuis longtemps. De même, un peu plus loin, la porte de gauche qui menaçait d’ailleurs de tomber, seulement retenue par un gond. Le frôlement d’une toile pendant du plafond lui fit rentrer la tête dans les épaules. Ajouter à cela l’humidité putride ambiante, les odeurs de champignons, des souvenirs remontèrent à la surface. La prison des déments n’était jamais très loin. Les grandes étendues parcourues avec les loups l’avaient en partie guérie de ses sensations perpétuelles d’enfermement et Elerinna l’avait aidé à les combattre mais les espaces confinés comme celui-ci continuaient à la mettre mal à l’aise. Elle plissa le nez et serra les dents. Elle arriva au bas d’un escalier et si Herling s’y était engagé c’est qu’il avait des ailes car à hauteur de la cinquième marche, il était vermoulu et en partie effondré. Ne restait comme option qu’une porte dont la poignée patinée certes mais dépourvue de poussière semblait appeler la Zélos. Aucune lumière ne filtrait sous la porte, encourageant avant de tenter de l’ouvrir. Avec précaution, elle enserra la clenche et la manœuvra. Un léger déclic somme toute normal pour une gâche lui fit stopper sa manœuvre attentive au moindre bruit. La porte s’ouvrit avec un grave grincement. La Zélos se raidit mais si quelqu’un l’avait entendue, il ne se manifesta pas. Elle finit par passer de l’autre côté de la porte et se trouva sans surprise en haut d’un escalier. Escalier en colimaçon qui expliquait que le son ne se propage pas assez pour alerter d’éventuels occupants. Prudemment elle, elle commença sa descente en essayant d’évaluer, chose peu aisée, même pour une ancienne pensionnaire de la prison des déments, le nombre de tours. L’obscurité était plus épaisse mais bientôt une lueur orangée lui fit ralentir sa progression rendue pourtant plus aisée. Chacun de ses pas pouvait la trahir maintenant qu’il était évident que quelqu’un avait besoin de lumière et donc se trouvait en contre bas. Elle arriva enfin à hauteur d’une torche fichée dans le joint du mur et tendit l’oreille. Une voix ! Oui une voix. Ou peut-être… Non, deux voix lui parvenaient. Avec mille précautions elle continua sa descente. Elle était sur la bonne voie elle le savait. L’excitation de l’approche du but mêlée à celle du danger lui faisait pétiller les yeux et mettait tous ses réflexes en alertes. Une ouverture se dessina au bout de ce qui pouvait bien être le troisième tour d’hélice de l’escalier. Elle se plaqua au mur et retint sa respiration. Les voix paraissaient en venir mais de plus bas aussi. Elle était probablement victime d’un phénomène d’écho et se risqua à jeter un œil.

Un spectacle étrange s’offrit à elle. Le dégagement donnait sur une sorte de palier à demi effondré de planches disjointes posées sur des madriers. De la lumière venait d’en contrebas. Les voix en provenaient également, mais Igrim ne parvenait pas à distinguer les personnes présentes.

« Pas ce soir s’il te plait »


La voix masculine semblait supplier.

« Allons petit frère, tu sais que nous en avons besoin tous les deux… »

La deuxième voix semblait plus assurée et Orchid aurait parié qu’il s’agissait de l’officier. Mais jamais, durant son enquête préliminaire, elle n’avait entendu parler d’un frère. Peut-être était-ce un terme affectueux qui ne présageait pas d’un lien de parenté avec son interlocuteur, mais il fallait qu’elle en ait le cœur net.
Deux options s’offraient à elle continuer sa descente ou profiter de ce point d’observation en misant sur le fait que l’endroit ne s’effondrerait pas sous son poids. C’était risqué dans un cas comme dans l’autre. Le belvédère reçut sa préférence. Elle rangea sa dague dans sa botte et se mit à quatre pattes pour répartir son poids sur les planches qui devrait soutenir sa masse de Zélos. « Trop fine disait son père »… Voilà le genre d’occasions pendant lesquelles elle s’en félicitait. De plus, elle offrait ainsi moins de surface à un regard inquisiteur qui se serait porté vers le haut. Les planches s’avérèrent plus résistantes qu’il n’y paraissait. Souples mais encore solide, seule un peu de poussière tomba vers le niveau inférieure, mais trop peu pour attirer l’attention. Bientôt cependant, la précarité de la construction lui intima de s’arrêter et elle n’avait pas besoin d’en voir plus.

En contrebas, une sorte de salon ou de grande chambre avait été aménagée. Une cheminée donnait un peu de lumière et de chaleur.

*Drôle d’endroit pour bâtir une cheminée… Une salle de personnel?... Pas très bien traité sauf si…*

Qu’importait après tout. Un lit et deux fauteuils qui avaient pâti des conditions précaires de cet étrange logis meublaient l’endroit ainsi qu’une table où trônaient des bouteilles et des verres au côté d’un reste de repas. Quelque chose emplissait aussi l’atmosphère. Quelque chose de ténu mais de bien présent, comme des murmures ou des respirations.
Herling était assis dans une des fauteuils alors qu’un colosse, était appuyé misérablement au linteau de la cheminée. La lumière de l’âtre accentuait ses traits arcade sourcilières proéminentes, nez busqué, lèvre charnues, le reste du visage était taillé à la serpe et le crane complètement chauve. Cette tête couronnait une créature qui devait mesurer pas loin de sept pieds, de quoi impressionner même lune Zélos. Sa chemise dépenaillée sur ses chausses ne parvenait pas à dissimuler une musculature bestiale.

« C’est pas bien. Il faut arrêter…
_ Cesse de faire l’effarouché ! Depuis quand est-ce censé être bien ou mal ? »


Le colosse semblait torturé et se tordait les mains comme un alcoolique en manque alors que l’officier le regardait depuis son fauteuil en sirotant son verre. Il tournait le dos à la Zélos, mais elle aurait dessiné sans hésiter, une moue méprisante sur son visage de milicien.
Il se dressa soudain.

« Allez ! Trêve de pleurnicherie ! Je ne te les ai pas toutes trouvées pour que tu fasses la fine bouche. Tu sais les risques que je prends pour toi ?
_ Oui je sais tu es gentil avec moi.. »


La voix du colosse était devenue presque enfantine et soumise. Quelle pouvait donc bien être l’influence ou le lien qui l’attachait à Herling ? Etaient-ils vraiment frère ? Rien dans leurs physiques si dissemblables ne pouvait le confirmer…

« Ah ! Tout de même ! »
L’officier de dirigea vers un des coins de la pièce restée dans l’obscurité et la Zélos le suivit de ses yeux aguerris.

*Les murmures !!!*

L’officier s’approchait maintenant d’une cage de fer où la Zélos pouvait distinguer cinq femmes, prostrée au fond comme pour se tenir le plus éloigné possible de la porte. A l’approche de l’homme les gémissements redoublèrent et elles se blottirent l’une contre l’autre. La Zélos n’osait pas imaginer ce pourquoi elles étaient en cage. Elle-même avait vécu ses années d’emprisonnement à la merci des homes qui la peuplaient et en avait gardé des séquelles indélébiles. Il sortit une clé de sa ceinture et ouvrit le gros cadenas qui fermait la non moins grosse chaîne qui maintenant la cage close. Il sembla hésiter puis sans un mot, il entra attrapa la main d’une femme qui se cabra sur ses taons pour résister en criant et pleurant.

« Non ! Pas moi ! Non ! Je vous en supplie »

Mais ces hurlements ne semblaient pas atteindre l’officier qui la traina de force hors de la cage et la jeta sans ménagement au pied du lit et referma la porte. Les autres semblaient à peine soulagées et continuaient de gémir tandis que la malheureuse se redressait et se précipita dans la direction de ce qu’Igrim imaginait être la porte mais qui ne se trouvait pas dans son champ de vision.

« Regarde-la ! »

L’ordre avait claqué comme un coup de fouet et avait fait tressaillir le colosse près de la cheminée.

« J’ai dit regarde-la »

Comme mu par une force invisible la tête de la créature se relava et se tourna vers la femme. Son regard s’alluma d’une lueur indicible. Machinalement et hésitant d’abord il se dirigea vers ce qui à l’évidence allait devenir sa victime. De son côté Herling avait rejoint son fauteuil et reprit son verre. La femme se sauva hors d’atteinte mais comme le lièvre qui fuit provoque la poursuite du chien de meute, elle ne fit que susciter celle du monstre graduellement plus vif et plus rapide à mesure que son désir de la capturer grandissait. Prisonnière de la pièce elle s’essoufflait petit à petit et ne parvenait plus à se tenir à distance de l’étreinte de la montagne de puissance qui finit par s’abattre sur elle. Igrim détourna les yeux du viol et du décorticage du pauvre corps et du spectateur fasciné, fleuron de la garde communale. Cela n’avait pas d’intérêt. Elle savait ce qu’elle voulait…

*On te tient, ordure !…*


Elle recula prudemment pour retrouver les escaliers. La suite fut un jeu d’enfant pour retrouver la surface et la rue. Elle savait ce qu’elle avait à faire maintenant. En premier lieu, contacter Ravier. La nuit en était encore à son premier quart et il y avait peut-être une chance de rencontrer le contact de Léogan…
Il lui fallut une demi-heure pour rejoindre les docks et se rencarder sur l’individu…
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMer 26 Nov - 14:14

On parlait souvent de la sordidité immonde des rues de Phelgra, de la criminalité féroce qui marquait chacun des pavés de Thémisto et de l'inventivité sans pareille de la corruption qui gangrenait Ridolbar sous des formes nombreuses et diverses. Léogan, qui avait fréquenté ces deux villes pendant quelques décennies et qui avait travaillé activement à leur faire mériter leur réputation, aimait à penser qu'il n'y avait en vérité qu'une chose qui les distinguait des autres cités isthériennes – et cette qualité, car c'en était une, c'était tout bonnement la franchise à l'égard de la nature humaine.  
Tous les hommes sont des criminels. Seulement, la plupart d'entre eux n'a pas le cran de se l'avouer. A Hellas, en tout cas, c'était le festival des honnêtes gentilshommes aux costumes immaculés, la rapière élégamment rangée au fourreau, des grandes dames aux sourires bons et doux et aux mains blanches, ainsi que de leurs fidèles laquais aux regards fuyants qui balayaient proprement sous le tapis pendant qu'on s'échangeait des politesses – un carnaval fantasque qui durait toute l'année.
Et pourtant, pourtant, si on fouillait bien, si on fouillait profondément, si on grattait un tout petit peu la croûte, si on choisissait de passer par une route plus étroite, plus tortueuse et moins éclairée en errant dans les rues bien entretenues de la cité blanche, on finissait par tomber dans des coins au moins aussi infâmes et puants ; c'était les bas quartiers d'Hellas, les premiers qui avaient été frappés par la peste noire vingt ans auparavant, puis par la sarnahroa plus récemment, et qu'il avait fallu nettoyer quand la vermine qui y croupissait avait commencé à déborder de façon incommodante. Les maîtres et rois de cet océan d'immondices caché dans le secteur prétorial de la ville étaient les jumeaux Va'arda et c'était à eux que Léogan partait rendre visite aux premières lueurs du jour, tandis que les soleils se levaient et brillaient faiblement quelque part derrière les strates nuageuses, comme après une nuit de débauche et de beuverie. Le ciel déversait dans les rues des vapeurs jaunes et s'ouvrait parfois pour laisser filer des lumières qui en ruisselant coloraient les fûts des toits d'un vert absinthe maladif, dégoulinaient sur les fenêtres et coulaient paresseusement dans les caniveaux.

Le feutre enfoncé sur sa tête, les mains enfoncées dans les poches de son vieux manteau noir en peau tannée qui claquait sèchement à chacune de ses enjambées, Léogan s'enfonçait de plus en plus profondément dans ce cloaque, duquel malgré sa position – à moins que ce soit du fait de sa position – il était aussi familier que n'importe quelle crapule de la plèbe. Il rasait les murs dans une vieille habitude, l'esprit fulminant et le visage morne, tandis que son regard traçait de grands cercles suspicieux autour de lui pour s'assurer machinalement de n'être pas suivi. Sa tignasse, à peine séchée après être passée dans un bac d'eau chaude avec le reste de son anatomie, se plaquait à son visage émacié, où quelques taches d'encre noire subsistaient encore malgré la bataille acharnée qu'il avait menée contre elles armé d'une seule éponge et d'une pierre de savon. Un échec cuisant, hélas, qui ne lui avait pas laissé le temps de se raser d'aussi près qu'il aurait voulu – l'heure tournait, et ses hommes l'avaient déjà vu dans un état similaire à de nombreuses reprises. Ce n'était pas franchement rigoureux pour un colonel de la noble garde cimmérienne, mais bordel, il n'avait pas que ça à faire. Il était sorti sous le crachin dégueulasse que vomissait le ciel à n'en plus pouvoir et avait filé directement à la caserne, à une heure qu'il n'appréciait pas, tandis que la rue du quartier des officiers était déjà pleine de connaissances auxquelles il avait fallu adresser son bonjour. Habituellement, il s'épargnait ce genre de corvée en prenant la direction de son bureau deux à trois heures plus tôt que ses collègues, mais cette fois-ci, la grippe ayant eu le dessus sur ses insomnies chroniques, il avait été fourré en plein heure de pointe – ce qui en outre n'avait pas amélioré son humeur.
Arrivé à la caserne, il avait aussitôt été assailli par son lieutenant préféré, Arthwÿs, qui lui avait dressé très méthodiquement le bilan des catastrophes qui avaient eu lieu pendant le peu de temps où il avait fermé l’œil. Il y avait eu quelques violentes altercations dans les bas quartiers de leur secteur entre des intrus – des agents du Maire, à n'en pas douter – et les criminels en bande qui y créchaient habituellement, quoi que Léogan se souvenait assez précisément d'avoir ordonné la veille à Brand et Ravier de les faire se tenir à carreau, terrés chacun chez eux, pour éviter tout débordement. Les patrouilles de la garde, qui étaient en train de reformer leurs itinéraires pour quadriller les planques au même moment, s'étaient fatalement mêlées aux règlements de compte qui se jouaient à l'arme blanche au milieu de la nuit, avaient dispersé la plupart des insurgés et capturé les plus récalcitrants. Aucune perte à déplorer dans leurs rangs, mais il y avait encore eu des morts parmi les civils – et ça commençait à s'accumuler sérieusement, sous le tapis.

Léogan, évidemment, n'avait eu aucun doute sur l'origine de ce contre-ordre qui avait fait s'affronter les deux partis dans la rue et cela l'enrageait d'autant plus qu'il n'avait aucune autorité directe sur les Va'arda, avec qui il fallait négocier perpétuellement de nouveaux accords pour faire collaborer sans accroc la garde prétoriale et leur pègre silencieuse.
Alors il allongeait le pas en se dirigeant droit vers leur repaire – qu'il était l'un des rares privilégiés à connaître – et il tomba finalement sur un pauvre puits de misérable apparence qui faisait le coin d'une petite rue insignifiante. Il alluma entre ses doigts une lumière bourdonnante d'électricité et repéra dans les profondeurs noires du puits, qu'il éclairait faiblement, quelques barreaux de ferraille qui jalonnaient la pierre jusqu'au fond. Après s'être assuré une dernière fois que les environs étaient déserts, Léogan passa par-dessus le muret et entama une descente dangereuse, à l'aveugle, sur cette fausse échelle camouflée, avant de sauter finalement à pieds joints dans l'eau qui étonnamment, malgré la force des intempéries de ces derniers jours, n'était pas profonde, et ne le submergeait qu'à mi-botte. Simplement, le fond du puits était plus large qu'il n'y paraissait, lorsqu'on y jetait un œil depuis la rue – ici, il formait une grotte spacieuse qui se séparait en deux couloirs, l'un naturel, tout fait de glace comme toutes les galeries qui sillonnaient le ventre de Cimméria, l'autre aménagé par une main humaine, où Léogan s'engagea aussitôt.
Il progressa longuement dans le corridor, guidé par la lumière faible et rougeoyante qu'il devinait là-bas, loin dans les profondeurs. Au bout de quelques minutes, il arriva devant une porte en bois massif, encadrée de deux torches et affublée d'une fente fermée qui servait à évaluer rapidement les visiteurs. Il y frappa trois coups secs et en peu de temps, la fente s'ouvrit sur un regard suspicieux qui s'éclaira vite d'une lueur d'intelligence, avant de se refermer tout à coup. Quelques lourds cliquetis lui indiquèrent aussitôt qu'on s'empressait de lui céder le passage et bientôt, il entra dans une cave immense éclairée par le feu d'une cheminée dont il savait que le conduit, démesuré, crachait innocemment sa fumée en perçant le toit en tuiles d'une petite bicoque des bas quartiers. L'endroit n'avait rien à envier d'un salon bourgeois, ses murs étaient en belle pierre, ses nombreux meubles étaient de fine facture, mais il était dans un désordre et une confusion incompréhensibles, et plongé dans une pénombre inquiétante percée seulement par les lueurs floues des bougies qui s'effondraient dans leur cire çà et là. Des tentures colorées et soyeuses habillaient les murs et le plafond ; mais surtout, il y avait une dizaine de personnes dissimulées dans l'obscurité et la fumée des cigarettes et des pipes-à-eau qui embaumaient la cave d'une lourde odeur de tabac épicé. Au milieu, assise lascivement sur un divan couvert de fourrures entre une jeune femme et un homme, une Yorka leva son regard doré et fendu de la table basse encombrée de bouteilles, de bourses et de cartes, sur Léogan.

« Tiens, tiens, feula-t-elle, d'une voix vibrante, mais qui voilà... Regarde, Nicodème, qui vient nous honorer de sa prestigieuse visite... »

Elle s'étira paresseusement, secoua ses boucles brunes et esquissa un sourire qui découvrit une rangée de crocs pointus entre ses lèvres rouges. Elle était vêtue très élégamment, d'une chemise en velours et d'un pantalon cintré sur sa taille étroite et souple, les oreilles ornées de grands anneaux dorés, un bandeau bigarré dans les cheveux et le cou chargé d'un lourd collier d'os, de dents et de perles cuivrées. Elle se tourna vers un homme qui lui ressemblait parfaitement, jusqu'au grain de beauté qu'elle avait sous son œil droit, qui avait l'air d'avoir également une trentaine d'années et qui était affalé nonchalamment dans un fauteuil, caché derrière un éventail de cartes et dans les volutes de fumée de sa pipe. Ce frère jumeau, Nicodème, travaillait selon les saisons sur des chantiers de construction et quotidiennement, gagnait semblait-il sa vie comme lutteur dans des établissements de combats à paris – quoique très longiligne, il avait également une constitution musculeuse qui l'aurait sans doute fait paraître menaçant si sur sa figure indolente ne luisaient pas deux yeux dorés, sans blanc, pleins d'une espièglerie vicieuse, mais gratuite et essentiellement joueuse.

« Ah, s'exclama-t-il en riant, le roi défroqué du désert en personne ! Salutation, maréchal ! Capitaine... ? Commandant, peut-être. Navré encore, ça m'échappe...
– Toujours malade comme un chien, en tout cas, nota la femme, tandis que Léogan s'avançait d'un pas compassé dans la cave, quoi que cette année, ce soit plus tôt que d'habitude, non ?
– Laisse-le, Isha, il est contrarié, se moqua Nicodème en soufflant un nuage de fumée.
– Oui, je suis contrarié, grinça finalement Léogan.
– Moi aussi, je suis contrariée, pourquoi tes contrariétés à toi ont-elles donc toujours priorité sur les miennes ? reprit Isha, en plissant des cils d'un air faussement courroucé, avant d'esquisser un nouveau sourire plein de crocs. Fais comme moi, cale-toi dans un fauteuil, profite de la fête, détends-toi, ça va passer.
– Oui, assieds-toi, capitaine, on sera plus à l'aise pour discuter. »

Nicodème poussa du pied un autre fauteuil festonné, près de lui, que Léogan regarda d'un air dédaigneux, en tirant néanmoins son chapeau pour mieux pouvoir considérer le reste de la pièce où rôdaient des individus louches, et où en dormaient certains, enveloppés dans des fourrures, une bouteille d'alcool à leurs pieds. Des musiciens, qui discutaient entre eux en fumant sous une tenture, le fixèrent en chien de faïence.

« Qu'est-ce que c'est que cette foutue fête, encore, vous croyez vraiment que c'est le moment ? gronda-t-il en se retournant sèchement vers Isha.
– Oh, Kesha, mais que quelqu'un te tire un peu de tes bottes trop serrées de vieux militaire, c'est fatiguant ! lâcha-t-elle, les yeux levés au ciel.
– Tu es une très grosse salope, Isha, je te l'ai déjà dit, ça ? » siffla Léogan entre ses dents, avec un sourire acide.

C'était tout de même fantastique, cette façon de se foutre de sa gueule l'air de rien, après lui avoir fait une crasse innommable...

« Fais pas cette tête, Léogan, lança le frère Va'arda d'un ton plus compréhensif. Tu as raté le plus gros de la fête, t'en fais pas, on est sur la fin. On n'a même plus d'absinthe.
– Je rêve. Bon sang, Nico, dehors dans la rue, y a la moitié de nos types qui se font tuer, et tout ce que vous trouvez à faire, vous, c'est d'en envoyer encore d'autres au casse-pipe pendant que vous jouez aux cartes au fond de cette planque ? s'écria Léogan, en montrant la cave d'un geste d'ensemble, les yeux grands ouverts d'exaspération. Je vous avais dit de faire le mort, bordel, c'était quand même pas compliqué, ça !
– Chéri, reprit Isha, plus lentement, la mine grave et ses yeux dorés, sans sclère, brillants de férocité, je ne peux pas tolérer que ces petites putes se promènent impunément dans notre secteur de la ville sans montrer les crocs. Qui est-ce qui nous respecte, nous, ici, si n'importe quel chien du Maire peut venir, massacrer nos hommes et pisser sur leurs charognes ?
– Et puis il fallait bien qu'on reste éveillés toute la nuit au cas où les choses auraient vraiment mal tourné. Un problème avec les jeux de cartes ?
– Bon écoutez, les siamois, j'ai pas de temps à perdre, assez d'arabesques, dit sèchement Léogan en balançant son chapeau sur la table basse pour envoyer valdinguer cartes et mises. Si vous continuez votre cirque, demain, ce sera plus des petites tueries dans les entrepôts ou quelques règlements de compte stupides dans les bas quartiers, ce sera encore des émeutes, et on a franchement pas besoin de ça en ce moment. Alors ce soir, vous remballez vos gus et vous me laissez faire mon boulot, sinon je coffre sans distinction tous ceux qui traîneront au mauvais endroit, je suis clair ? »

Sa voix claqua dans la cave comme un coup de fouet et les bourdonnements de discussion se turent ; tout à coup, il n'y eut plus que le feu qui crépitait. Toutes les silhouettes sombres qui louvoyaient dans les ombres et la fumée se figèrent et leurs yeux s'arrêtèrent sur Léogan, qui, debout et l'air sévère, leur renvoya leur regard avec une impassibilité noire.
Pour tous ces gens-là, qui autrefois l'auraient peut-être considéré comme l'un des leurs, il était devenu le représentant de l'autorité, et si cette position était d'une hypocrisie sans pareille quand on le voyait déambuler dans des lieux semblables, personne ici n'aimait qu'il la leur rappelle. Habituellement, il évitait de le faire – ce n'était pas bon pour sa santé, et il n'appréciait jamais de jouer la flicaille dans leurs rangs, d'arriver ici, d'engueuler tout le monde et de les menacer d'incarcération – mais ils ne lui laissaient jamais le choix. Il était le garde, ils étaient la pègre. Cette seule idée lui filait de l'urticaire mais c'était comme ça, il n'y avait rien à faire.
Au moins, la lueur amusée avait un peu faibli dans les iris de Nicodème et Isha avait l'air soudain aussi fatiguée que lui l'était – ils allaient pouvoir parler sérieusement.

« Le pire, c'est que t'en es sûrement capable. Isha, on l'a mis en rogne, rigola sourdement le frère, pour détendre un peu l'atmosphère.
– Si tu le prends comme ça... soupira Isha, ses yeux jaunes fixés sur Léogan comme deux aiguilles. Je te laisse trois jours, mon ange. Au-delà, je m'en chargerai personnellement et on fera une descente dans le secteur de la Mairie. Trois jours.
– Cinq, le temps que les choses se tassent, reprit aussitôt Léogan, d'une voix coupante.
– Tu n'es pas vraiment en état de marchander, capitaine.
– Cinq jours.
– Quatre, c'est ma dernière offre, souffla Isha en se levant pour se placer face à Léogan, à quelques centimètres de son visage – c'était une grande femme, svelte et élancée. Pour tes beaux yeux. Mais pas davantage. »

Il la regarda quelques instants, l'expression insondable, et détourna finalement le regard pour passer une main dans ses cheveux et échapper à la lumière vorace qu'il y avait toujours dans ses prunelles animales.

« Vendu, concéda-t-il, enfin, dans un soupir, avant de s'écarter d'Isha pour poser la main sur une bouteille d'eau-de-vie qui gisait sur la table, et dont il but une gorgée au goulot – ce geste-là détacha soudain toute l'attention qui s'était resserrée et sur lui, et le bourdonnement de voix discrètes reprit tranquillement dans la cave.
– Tu es dur en affaires, dit négligemment la Yorka, en se rasseyant entre ses deux partenaires de jeu.
– C'est comme ça, chacun défend ses intérêts, pas vrai ? »

Léogan reposa la bouteille sur la table basse et récupéra son chapeau en souriant d'un air entendu. Il tira ses cheveux en arrière et se recoiffa de son feutre avant de contourner la table pour se rediriger vers la porte.

« Tu t'en vas déjà ? l’interpella Nicodème, d'un ton sincèrement ennuyé. Bah, reste un peu avec nous, on peut te trouver un fond de cognac quelque part.
– Non, non, j'ai encore deux-trois emmerdeurs qui m'attendent au pied levé, ce matin. Notez que je suis venu vous voir en premiers, vous êtes mes préférés, reconnut-il avec un sourire goguenard. Je retiens la proposition, cela dit, ce sera pour une prochaine fois. Ha, une chose...
– Oui ?
– J'vais vite régler le problème. Seulement, j'ai besoin que vous répandiez la rumeur que vous vous rassemblerez ce soir à la vieille chapelle. Disons, pour déterminer un plan de riposte, quelque chose comme ça.
– Hm... D'accord je vois, oui, ça ira.
– Si vous daignez bouger vos fesses de votre trou à rat, j'en doute pas. Allez, au plaisir !
– C'est ça, oui ! rigola Nicodème. Te casse pas en deux en éternuant, maréchal. A la revoyure ! »

Léogan leur tourna le dos et leva une main distraitement pour les saluer, avant de passer à nouveau dans le couloir par la porte qu'on ouvrit à son passage.

Vers huit heures, il était aux docks où il avait remis la main sur Brand, le petit indic qui avait survécu à la tuerie de l'avant-veille, tandis qu'il commençait à grêler monstrueusement sur la ville. Ils s'étaient réfugiés dans un entrepôt qui sentait fort le poisson et où Léogan prit sa figure la plus aimable pour annoncer comme si de rien n'était :

« Dites-moi, Brand, il fait vraiment un sale temps ce matin.
– Euh... Ouais, colonel, répondit l'autre, étonné de l'entendre introduire lui-même ce genre de banalité, c'est le moins qu'on puisse dire.
– La goélette de votre ami a dû rester à quai, enchaîna aussitôt Léogan, d'un air innocent, et le visage de Brand blêmit tout à coup.
– Ah...
– Ah, comme vous dites.
– Oui, c'est ennuyeux... Ca va peut-être finir par... Sentir.
– Éventuellement.
– Alors on fait quoi ? hésita Brand. On les débarrasse ?
– Ben écoutez, je sais pas, non, on va plutôt jouer aux fléchettes... Mais évidemment qu'on les débarrasse, pauvre débile ! C'est quand même dingue, que je doive crapahuter jusqu'ici pour vous l'dire !»

Léogan poussa un soupir exaspéré et Brand commença à se confondre en excuses et en jérémiades – il n'avait pas eu le temps d'y penser, à cette goélette et à ces cadavres, il n'était que huit heures du matin et il avait passé une bonne partie de la nuit à passer le mot aux membres du réseau clandestin pour vider les planques, et que ça n'avait pas été facile, et que Ravier avait été trop occupé dans le secteur municipal pour lui donner un coup de main...

« Bon ça va, ça va, l'interrompit Léogan, en balayant toutes ces pleurnicheries d'un geste de la main, avant de déplier une carte des quartiers de Hellas devant les yeux de son homme. De toute façon, c'est tant mieux, j'ai besoin que vous les meniez tous... Ici, dit-il, en pointant la vieille chapelle qui servait d'usage de lieu de rencontre au réseau, et il faut que ce soit fait avant ce soir, c'est urgent.
– Mais c'est... Je croyais que vous vouliez qu'on vide toutes les planques et qu'on ne s'en approche plus...
– Jusqu'à nouvel ordre, oui, et je vous en donne un maintenant.
– Et comment j'm'y prends, moi ? Y fait jour, y a du monde dans les docks.
– Vous les empaquetez, vous louez une carriole, vous les déchargez du bateau comme n'importe quelle marchandise, faites un effort, soupira une nouvelle fois Léogan.
– Mais j'suis tout seul, moi, comment vous voulez que j'fasse tout ça avant ce soir ? Et puis...
– Écoutez si vous n'êtes pas capable de faire le moindre truc, vous n'aviez qu'à rester chez vous et passer votre vie sur une chaise devant la cheminée à peler des châtaignes ! Ha et puis j'me casse, j'en ai ras l'pif ! Démerdez-vous, je veux que ce soit fait ! »

Il renfonça son chapeau sur sa tête, bouscula Brand et sortit en trombe sous la pluie et les grêlons. Non, mais sans déconner. Qu'est-ce qu'ils avaient tous aujourd'hui, bordel ?! Pendant un court instant, où le dépit l'emporta sur son action méthodique, la scène de la veille, aux « Mains Sales », se rappela à sa mémoire et il se mit à envier soudain Elerinna d'avoir à commander à des femmes de main telles qu'Igrim, à qui on donnait un objectif et qui était assez indépendante et ingénieuse pour régler l'affaire à sa manière, puis Igrim elle-même, qui malgré son devoir d'obéissance et sa dévotion indéfectible – haha – n'avait à déléguer à aucun incapable ce qu'elle devait faire efficacement, ni à surveiller de traîne-patins de compétition comme ceux qu'ils s'étaient coltinés ce matin. Au fond, cette femme était peut-être plus libre qu'il ne l'était.

Il passa le reste de sa journée à faire des allées et venues entre le temple et la caserne, jusqu'à se sentir vidé de toute force et s'effondrer la tête la première sur une montagne de paperasse qu'il était en train d'examiner à son bureau. Il se réveilla une bonne heure plus tard avec un mal de crâne de tous les diables et partit déverser toutes ses formalités administratives sur les genoux de ses lieutenants, avant de ressortir à nouveau malgré les protestations d'Arthwÿs.
Il rejoignit la vieille chapelle, dans les bas quartiers, où était censé se dérouler le plan qu'il avait élaboré en toute hâte lorsqu'il avait été informé des nouvelles tueries qui avaient eu lieu dans la nuit. La vieille chapelle avait été construite là par Alana Blyss, prêtresse de premier ordre et principale rivale d'Elerinna jusqu'à sa mort au labyrinthe de Zaléra il y avait plus de dix ans de cela maintenant. L'édifice avait été bâti avec peu de moyen, mais en pierre claire et solide, et s'il était loin du grandiose du temple de Kesha en centre-ville, Alana avait voulu qu'il soit cependant tenu pour offrir à la plèbe un lieu facilement accessible pour prier, mais surtout obtenir des soins et de la nature à bas prix, voire gratuitement, pendant les longs mois où ces quartiers avaient été ravagés par la peste noire. La mort de cette bienfaitrice avait laissé la chapelle à l'abandon. Elle était même maintenant presque en ruine et ne servait plus que de cachette et de lieu de rassemblement aux réseaux criminels, aux trafiquants et aux fugitifs, réquisitionné occasionnellement par les Va'arda pour les annonces importantes.

Quand il arriva à la vieille chapelle, cependant, Léogan se trouva de meilleure humeur qu'il ne l'avait été de toute la journée, quoique la tâche qui l'attendait flairait une odeur de charnier en putréfaction. Le plan qu'il avait mis en marche en début de matinée était en train de s'acheminer sûrement vers une action qu'il avait réglée avec la minutie d'un horloger – et il en éprouvait un enthousiasme feutré et vorace.
Il trouva Brand sous un porche dissimulé de la chapelle, qui déchargeait encore les corps de l'avant-veille d'une carriole qu'il s'était résolu à louer sur des civières qu'il traînait laborieusement jusqu'à l'intérieur. Léogan fut surpris de constater que l'odeur n'était pas si nauséabonde qu'il l'aurait cru au premier abord, et en jetant un coup d’œil dans le chariot, il réalisa que Ravier avait enveloppé ses anciens compagnons dans des linceuls solides et propres, ce qui le réconforta un peu sur la compétence de ses hommes. Il aida Brand à déposer les cadavres contre un des murs tristes et nus de la chapelle, puis ils disposèrent l'endroit de sorte que les caisses pleines de déchets divers qui se trouvaient là, et qui autrefois devaient contenir des réserves de nourriture, des herbes médicinales et des remèdes, puissent camoufler dans l'ombre la présence de quelques hommes armés. Leurs pas résonnaient mécaniquement dans le temple, cadençant le silence pesant de l'endroit avec le bruit sinistre de l'eau qui tombait goutte à goutte sur les pierres froides et dans la poussière. Ils allumèrent les torches, enfin, et Léogan reprit le chemin de la caserne, satisfait de la tournure que prenaient les choses.

Vers dix-neuf heures, au premier quart de la nuit, il retrouva Ravier à qui il avait donné rendez-vous la veille aux docks, et ils furent rapidement rejoints par Igrim, qui avait été rencardée à l'endroit par un des nombreux contacts de Ravier sur le port. Il ne fallait pas observer beaucoup la jeune Zélos pour comprendre qu'elle avait eu une longue journée. Son visage était grave, sa tenue, crasseuse et déguenillée, mais il y avait dans son œil noir un éclat de férocité victorieuse qui promettait des nouvelles heureuses – pour eux tout au moins, qui étaient dans son camp. Léogan, qui évidemment avait parfaitement oublié la façon dont il s'était moqué d'elle la veille – c'était dire la négligence dont il faisait preuve à l'égard de l'amour-propre des gens – lui destina un sourire éteint pour lui communiquer un peu de gratitude – ils étaient si rares, ces agents autonomes qui faisaient du bon travail, alors il ne pouvait s'empêcher de ressentir du plaisir à la rencontrer après une journée fastidieuse comme celle qu'il venait de passer.
Néanmoins, après les avoir salué tous les deux hâtivement, il leur fit signe de le suivre vers les bas quartiers sans écouter encore leurs rapports, pressé par son plan qui commençait à requérir de la rapidité d'exécution.

« Vous avez l'air d'avoir fait bonne chasse, Igrim. Mais vous m'expliquerez tout ça en détails quand nous arriverons à la vieille chapelle. J'ai prévu d'y faire un coup de filet essentiel, ce soir – les choses ont commencé à devenir urgentes la nuit dernière du côté des hommes de main du Maire. Si tout se passe comme je l'espère, ils vont se pointer à la vieille chapelle cette nuit, on a fait courir la rumeur qu'une réunion de la pègre du temple s'y tiendrait. Ravier, avec Brand, on a transporté tous les corps que vous vouliez balancer à la flotte là-bas, ça nous permettra de justifier les arrestations, voire pire si ça tourne mal. J'ai fait cacher une dizaine d'hommes à l'intérieur de la chapelle et une autre dizaine, en civils, dans les alentours. Si les hommes de main du Maire débarquent, les habitants du quartier entendront des bruits de lutte à l'intérieur, où seront cachés mes soldats, et ceux qui sont postés à l'extérieur pourront alors rappliquer, les accuser d'avoir tué les types qui s'y réunissaient et les embarquer. Je serai pas contre l'idée que vous deux veniez nous prêter main-forte, de fait. Mais je pense qu'on va poireauter un petit moment dans les courants d'air avant. Ça va, vous me suivez ? »

Au bout de quelques minutes de marche, ils arrivèrent au quartier de la vieille chapelle et Léogan repéra rapidement les soldats en civil qu'il avait fait stationner à des emplacements stratégiques. Il s'assit avec soulagement derrière un petit muret, où il invita d'un regard ses deux compagnons à se dissimuler également. Puis il se tourna d'abord vers Igrim et l'interrogea d'un air grave :

« Alors, vous avez trouvé quelque chose ? »


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Dim 14 Déc - 11:57, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeSam 29 Nov - 14:33

Léogan était bien implanté dans le secteur c’était évident. Son réseau fonctionnait à plein et efficacement. La femme avait du mal à imaginer le temps que le colonel devait avoir investi pour  en arriver là. Moins d’une demi-heure après qu’elle eût lâché le nom de Ravier sur les docks, elle se trouvait rencardée entre deux baraquements où se trouvaient déjà Léogan. Elle jeta un regard sur la deuxième personne qu’elle supposa être le dit Ravier, mais sans en demander confirmation. S’il était là en compagnie de l’officier c’est qu’il avait de bonnes raisons… Mais ce n’était pas le genre de la Zélos de faire des compliments. D’abord parce qu’elle n’en attendait pas plus qu’elle n’en recevait. Le travail qui devait être fait était fait, aucun motif donc d’attendre plus de remerciements que cela. D’autre part, malgré son indépendance, reconnaître des qualités aux autres, surtout lorsque ceux-ci s’étaient gaussé d’elle, la mettait en position d’infériorité et elle avait horreur de cela. Les qualités du commandant des forces prétoriales la rassuraient au vu de la mission qu’ils avaient à mener  à bien, mais l’agaçaient. Elle devait bien se l’avouer, le prendre en défaut sur un point ou un autre lui aurait donné un motif de satisfaction. Elle se consolait pour l’instant dans le fait d’avoir pu retourner vers le Sindarin avec des informations utiles pour la suite.

Elle capta son sourire las et son œil carnassier se ferma en retour à demi comme celui du felin qui marque qu’il vous reconnait à moins qu’il ne pèse le pour et le contre avant de vous ajouter à son tableau de chasse. Un léger sourire en coin ajoutait cependant une once de complicité avec le grippé. Elle sentait cependant que sa fébrilité n’était pas seulement due à la maladie, il se tramait quelque chose à laquelle elle était conviée. Dire qu’elle se moquait de savoir de quoi il s’agissait aurait été mentir, mais elle avait l’habitude de garder le silence et d’attendre que les Sindarins daignent la mettre enfin au courant de leurs plans. C’était le cas avec Elerinna et Léogan ne semblait pas de ce point de vue d’une autre trempe. Peut-être un des traits de caractères qui font passer ce peuple pour hautain auprès des autres… La Zélos ne se formalisait plus depuis longtemps de cette façon de faire. Elle était capable maintenant d’anticiper ce que la grande prêtresse de Cimméria attendait d’elle et ses réflexes s’étaient en partie forgés à cet exercice.

Le silence de son complice et son pas pressé, lui indiquait que l’heure n’était pas à la parlote et l’exposé de la veille de la situation à  Hellas suffisait à la laisser supposer qu’une action bien peu pacifique était en cours ou du moins en projet… Inconsciemment, ses sens se firent inquisiteurs, scrutant presque sans s’en rendre compte les environs de leurs trio au fur et à mesure qu’ils avançaient. Le mutisme stoïque gardé soigneusement par les deux autres conjurés lui facilitait en outre la tâche. La seule chose qui la chagrinait un poil était le fait de ne s’être munie ce jour que d’une dague et son instinct lui soufflait qu’une arme de plus long rayon d’action et d’un pouvoir destructeur supérieur aurait été requise. Elle devrait faire appel à ses capacités d’improvisation et faire confiance à ses dispositions de Zélos pour compenser ce handicap momentané…

Le Sindarin se décida enfin à rompre le silence. Ses explications étaient précises et le plan ingénieux. Il démontrait si besoin était qu’il ne se posait pas de questions existentielles lorsqu’il avait décidé d’être efficace. Le respect des morts et de leur inhumation dussent-ils avoir fait partie de ses propres hommes ne semblait pas devoir arrêter ses desseins dans lesquels le hasard ne semblait pas avoir sa place.

« C’est mon cynique préféré… C’est pourquoi je préfère l’avoir de mon côté… »

Oui décidément Elerinna savait bien s’entourer. Elle écouta en silence et c’est tout juste si elle haussa un sourcil lorsqu’il évoqua le fait qu’elle ait voulu « balancer les corps à la flottes ». Elle ne se souvenait pas de cela et choisit de mettre sa susceptibilité de côté et de mettre cette remarque sur le compte des vapeurs que la fièvre devait faire circuler dans son esprit pourtant alerte à ce qu’il paraissait. Le brusque mouvement de tête de Ravier en direction de son Colonel et sa mine interloquée même s’il garda le silence indiqua à la Louve de Kesha qu’elle n’était pas la seule surprise. Elle se demanda même si ce n’était pas l’officier qui avait eu l’idée de cette immersion. Elle retint un sourire amusé en regardant ses pieds écarter les eaux des flaques en cadence au fur et à mesure de leur progression. La mauvaise foi de la hiérarchie ! Elle n’y était pas souvent exposée mais avait déjà eu l’occasion de la mesurer en maints endroits et maintes circonstances. Aucun corps aucune  institution ne semblait devoir y échapper… "Sois au sommet ou accepte de porter mes bévues" telle était la devise tacite à laquelle se pliaient les subalternes en cas de changements d'avis de leurs supérieurs.

Poireauter ! S’il savait le nombre d’heures et de jours durant sa vie qu’elle avait passés à poireauter, à patienter à guetter, pister, moisir. Moisir dans les cages des esclavagistes, malheureuse enfant désespérée, patienter dans des cellules, antichambres des combats à mort qu’on lui imposait, guetter les pas de ses bourreaux dans les ténèbres de la prison des déments jusqu’à ce qu’ils deviennent ses victimes et qu’elle les pistes jusque dans leur terreur sépulcrale. Guetter, pister encore avec la meute, poireauter guetter pister moisir toujours et encore pour Elerinna… Il en fallait bien plus que cela pour lui faire rater la promesse d’un carnage d’ennemis de la Grande prêtresse. Elle se contenta de tourner vers le Sindarin une mâchoire déjà concentrée et un regard déterminé. Son pas s’accéléra presque malgré elle…

Son impatience fut bientôt récompensée. Ils arrivèrent en vue de la dite église. Elle n’avait d’ailleurs d’église plus que le nom et le paysage était plus digne d’un cimetière que des abords d’un lieu de culte et l’obscurité nocturne alliée à une météo de saison accentuait encore l’impression morbide. L’église était le bâtiment qui semblait en meilleur état tandis qu’elle découpait sa silhouette sur le fond de maisons délabrées et d’anciennes boutiques en ruine. Il y avait de quoi abriter des regards toute une garnison de spadassins et autres coupe-jarrets. Le lieu présentait cependant un espace dégagé tout autour de l’église, ancien parvis où se réunissaient naguère les fidèle et se jouaient les mystères d’une divinité depuis abandonnée. Il permettait, aujourd’hui, à des guetteurs de voir s’approcher leur proie et de ne pas être surpris… Joli leu de réunion si l’on postait un guetteur !
La Zélos suivit le regard de l’officier inspectant la souricière puis obtempéra à  son invitation et s’assit en s’adossant au muret. Ravier guettait au-dessus de la pauvre maçonnerie rongée par le temps et les intempéries. Elle, pouvait de son côté surveiller leurs arrières, on ne savait jamais…
Machinalement elle sortit sa dague de sa bottes et la sortit se don fourreau pour en vérifier le tranchant qu’elle savait pourtant affuté de la veille. Il y a des rituels qui ont la vie dure et on n’est jamais assez prudent. Sa propre histoire lui avait enseigné que c’était lorsque l’on se sent le plus invulnérable que l’on part embrasser Kron… C’était peut-être là aussi le secret de sa longévité. Elle rangea sa lame avant de commencer le récit de sa soirée, le reste de la journée n’étant qu’anecdote. Elle avait pour habitude d’aller droit au but.

« Herling a un repère secret. Apparemment son frère y crèche. Une sorte de monstre qui viole et décortique les femelles de toutes sortes que lui procure son cave de frère. Et lui se repait du spectacle. Une belle paire d’ordures perverses. De quoi motiver l’intervention de Grimgel avec… »


« Colonel ! »

Igrim se retourna en position accroupie. Ravier désignait les abords de l’église. Une troupe avançait visiblement désireuse de ne pas être entendue. Rangée en une colonne par quatre, elle devait bien compter une trentaine d’hommes. Elle était composée apparemment d’hommes armés d’épées et revêtus de surcot sombres mais dont les déchirures ne parvenaient pas à empêcher quelques éclats de lumières métalliques de trahir leur protection mal dissimulée. Ils avançaient au mépris de la présence des citoyens présents alentours, preuve que les hommes de la garde prétorienne avaient su se fondre dans la masse.
Orchid tourna la tête vers Léogan.

« Cotes de mailles… »


Ce n’était pas une information à destination du Sindarin. En qualité de guerrier, il savait sans nul doute reconnaître les tenues de combats. C’était plutôt une manière détournée de s’interroger sur le l’équipement des hommes fidèles à l’ordre de Cimmeria. Décidément, le Maire de son côté, en tous les cas, n’avait pas l’intention de laisser trop d’hommes sur le carreau et prenait cette expédition au sérieux.
En parlant de carreau, les derniers rangs étaient composés d’arbalétriers. Ceux-ci étaient vêtus de noir. Etaient-ils un corps spécial, des mercenaires ?...Leur différence intrigua un moment, la Zélos. En silence, la troupe se divisa en deux une se positionna devant l’entrée alors que la deuxième colonne passait à l’arrière du temple.

*Deux sorties, pas de prisonniers…*

La Zélos ignorait de combien d’hommes Léogan disposait à l’intérieur ni quel était leur armement, mais il avait intérêt à avoir pris lui-même ses précautions s’il ne voulait pas que son opération se change rapidement en fiasco. Elle scruta le profil du Sindarin dont la tension compréhensible en pareil moment ne laissait pas transparaître d’autre émotion. Puis, son regard se tourna à nouveau vers la scène. Une dizaine de guerriers se tenaient prêts à faire irruption dans l’église alors que quatre arbalétriers se disposaient en arc de cercle devant le portail sacré. Il n’était pas difficile de comprendre qu’une action similaire se déroulait à l’opposé du bâtiment… Il était en train de se changer en souricière. Certes comme prévu, mais pas pour la partie espérée. Soudain, un sifflement strident retentit dans la nuit et les portes de l’église s’ouvrirent à la volée laissant passer les assaillants qui misaient visiblement sur l’effet de surprise et la vitesse pour mette à mal les occupants du sanctuaire.

En quelques secondes, la colonne entière fut avalée par l’obscurité des lieux ne laissant derrière eux que les tireurs. Comme prévu, un vacarme de combat leur parvint, cris de rage et tintements métalliques composaient un concerto belliqueux qui ne laissait pas de doute sur la lutte acharnée qui se déroulait à l’intérieur. Igrim restait impassible tendue dans l’attente de la réaction du colonel. N’ayant pas supervisé les préparatifs, elle ne se serait en aucun cas permise une initiative malheureuse qui aurait mis à mal la stratégie du Sindarin.
Elle se souvenait de sa réputation de fin tacticien prévoyant et capable de ménager des coups d’échec et autres fourberies en voyant plusieurs coups devant son adversaire.

Pour sa part, à trois contre quatre avec l’avantage de la surprise, le choix de la Louve de Kesha de mettre hors d’état les arbalétriers aurait été vite pris, mais peut être les hommes du colonel étaient-ils assez nombreux et efficaces pour ne pas avoir besoin d’aide extérieure. Elle se contenta de mettre la main sur une pierre boulée du muret et de sortir sa dague, attentive aux instructions du maître de cérémonie.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 7 Déc - 22:40

Il y allait fort cette fois-ci. Profiter d'avoir les cadavres de ses propres hommes sous la main pour dresser un traquenard sur un lieu sacré, ça commençait à faire beaucoup. Évidemment, ce n'étaient jamais les scrupules qui l'étouffaient, et si tout se passait comme il l'espérait, il n'y aurait même pas lieu à en éprouver du regret. Mais dans l'attente, au milieu de la nuit froide et sous la petite bruine serrée, amère et pénétrante, qui tombait sur le toit abîmé de la vieille chapelle, Léogan pensait au fond de lui qu'il en venait peut-être à insulter la seule personne au monde qu'il ne supportait pas d'insulter, en salissant la mémoire d'Alana. Oh, il y avait longtemps que cette église avait été dévoyée par des gens aussi dénués de conscience qu'il l'était, mais il avait peut-être moins le droit que toutes les crapules de la terre de souiller cet endroit. Comme la plupart des alliés d'Elerinna, il avait eu sa part de responsabilité dans le meurtre d'Alana, d'autant qu'il n'avait pas quitté son poste, indigné et révolté, après l'imposture de son procès et sa condamnation à Zaléra. Pourtant, en ce qui le concernait, il savait très bien ce qu'il en retournait vraiment à l'époque, et il avait laissé Irina se leurrer, se mettre au service de l'assassin de sa mentor, il l'avait laissée se corrompre sans lever le petit doigt – comme d'habitude, il avait laissé faire, ombrageux, indifférent, sans bon droit ni prérogative. Et maintenant...
Pendant quelques secondes, il observa la chapelle par-dessus le muret, le front plissé de souci. Ce n'était pas le moment d'avoir des états d'âme. De toute façon, la voix grave d'Igrim, que le long mutisme avait rendue rauque, retint toute son attention. Elle rangea sa dague, dont elle vérifiait l'affûtage quelques instants plus tôt, et exposa ses découvertes, aussi claire et directe qu'un soldat au rapport. Au moins, il n'était pas franchement dépaysé, quoi que la nature de son propos était bien plus sordide et plus familière que ce que ce que ses gardes lui débitaient habituellement. Il y avait dans le ton de la jeune Zélos, malgré son professionnalisme, un fond sourd de ressentiment et de dégoût qui intrigua Léogan. Était-ce qu'elle n'avait pas été assez confrontée aux violences perverses de ce genre, ou bien... ? La seconde alternative, qui ne forma qu'un embryon de pensée dans l'esprit de Léogan, qu'un doute évasif, le marqua davantage, cependant, et ses yeux noirs se plissèrent alors qu'il observait le visage fermé d'Igrim que ses lourds cheveux venaient cacher et assombrir. Mais il baissa finalement la tête en comprenant où elle voulait en venir et un rictus moqueur se dessina sur ses lèvres.

« Haha, mais quel abruti... » ricana-t-il, en guise de réponse.

Il fallait être bien stupide, ou bien orgueilleux – mais aux yeux de Léogan, cela revenait au même – pour se croire encore libre de choisir ses vices quand on s'attaquait au temple et à sa garde. Ce pauvre Herling y vaquait encore comme un innocent, libre et sans souci, comme les soirs où il n'avait rien à craindre de l'Inquisition de l'armée, qu'il attaquait en même temps qu'il éliminait méticuleusement les forces au compte de la grande-prêtresse. Un autre gros poisson bien ahuri qu'ils allaient ferrer dans cette toute petite mare.
Le regard de Léogan s'illumina d'un intérêt plus vif encore quand Igrim en vint à aborder le cas de Grimgel, mais Ravier la coupa soudain. Il se retourna immédiatement et risqua un regard par-dessus le muret qui les camouflait. Il se rembrunit aussitôt et fronça des sourcils.
A vue de nez, on leur avait envoyé trente types, qu'on avait bardés soigneusement et armés jusqu'aux dents, et parmi eux, quatre arbalétriers – Herling et Grimgel n'avaient pas lésiné sur les moyens. Pour mettre la main sur des troufions capables de manier des engins pareils, ils avaient sans doute dû verser de leurs poches. Le surcot identique qu'ils portaient – noir et uni, il n'aurait sans doute pas attiré leur attention si lesdits arbalétriers n'avaient pas avancé en ligne – trahissait leur appartenance à un même groupe mercenaire. Le Maire avait sans doute pensé pouvoir porter un coup décisif ce soir.
Igrim sembla le noter implicitement en remarquant que tous ces hommes portaient la cotte de maille et Léogan hocha la tête avec gravité pour lui répondre. Il avait fait une erreur stupide en ne mobilisant qu'une vingtaine de soldats pour tendre son embuscade, dont dix d'ailleurs, habillés en civils, n'étaient couverts que de protections en cuir sous leurs capes et leurs manteaux. La configuration de cet assaut était très différente de celle de l'avant-veille, où étant donné le désordre immonde du hangar, une petite bande armée avait dû faire irruption sans vraie préparation et massacrer tout le monde en profitant de l'effet de surprise – et Léogan avait organisé sa souricière comme si la même scène se répéterait. Pourtant, il aurait dû prévoir que les jeux ce soir-là seraient différents, en demandant aux Va'arda de faire circuler la rumeur d'un rassemblement à la vieille chapelle, où les barons de la pègre du temple avaient coutume de se réunir. Herling et Grimgel, cette fois-ci, avaient misé gros et envoyé une bonne partie de leurs hommes de main, avec des consignes claires et précises, si bien qu'ils avançaient maintenant en colonnes serrées, comme des cohortes, et se séparaient en deux pour bloquer toutes les entrées, avec un méthodisme qui ne laissait plus le moindre doute sur la tête militaire qui avait organisé la manœuvre.
Non mais quel vieux crétin...

« Erreur de calcul... » pesta-t-il contre lui-même, avec agacement.

Mais ce n'était pas grave.
Il se prit le front dans une main et serra la mâchoire en regardant les quatre archers prendre position en arc de cercle sur le parvis. Il pouvait encore rattraper le coup.
Il regarda avec intensité les vitraux de la chapelle, sur lesquels se reflétait la lumière rouge des torches, qui donnaient l'illusion que l'endroit abritait bien une réunion. Il avait disposé intelligemment ses hommes à l'intérieur – des soldats en cotte de maille, également, dont les points faibles étaient couverts de plaques de métal. Dissimulés derrière de grandes caisses éparpillées dans les nefs, ils attendraient que les hommes entrent, constatent avec surprise qu'il n'y avait visiblement personne à l'intérieur, avant de remarquer, au fond de la chapelle, des paquets étranges enveloppés dans du linceul, de s'en approcher avec suspicion et... Surprise, camarades !
Après tout, l'ennemi ne disposait que de six hommes de plus, et serait même en sous-nombre si Léogan parvenait à faire entrer ses soldats en civil dans l'église...
Mais déjà, les deux troupes, dans une synchronisation admirable, ouvraient brutalement les portes et s'engouffraient dans la chapelle avec de grands cris de rage. Les rares badauds qui passaient encore par ici sous ce temps et à cette heure de la nuit se figèrent, posèrent un regard effaré à l'endroit et tournèrent les talons pour disparaître dans les rues. Les volets des maisons se fermèrent précipitamment, les voisins posèrent un œil à leur judas et retinrent leur souffle.

La clameur s'étouffa toutefois en quelques secondes et un silence de mort s'abattit dans la rue. Léogan, tendu, et immobile comme un animal aux abois, entama un lent décompte dans son esprit. Un battement pour chaque pas qu'il y avait à faire jusqu'au fond de l'église où se trouvaient les corps.
Oh, tout ça n'était pas prévu par les officiers de la garde municipale. Que fallait-il faire ? Il n'y avait personne. Pourtant il aurait dû y avoir au moins une bonne quinzaine d'ordures à trucider... Les rangs ordonnés devaient s'éparpiller, leur belle unité se disloquer, et puis soudain...

« Attention... » murmura Léogan, l’œil brillant, comme s'il s'apprêtait à bondir par-dessus le muret.

Une explosion retentit dans la nuit. Les vitraux du fond de l'église explosèrent et le sol trembla sous leurs pieds comme si le feu venait de sous terre. Des plaintes lugubres éclatèrent en hurlements à l'intérieur et soudain, ce fut un vacarme monstrueux d'armes dégainées, de métal entrechoqué, de poitrines défoncées et d'un carnage atroce dans la fumée. Les quatre archers, sur le parvis, échangèrent un regard alarmé, mais ne quittèrent pas leurs positions – comme on devait sûrement le leur avoir commandé.
Un sourire de satisfaction s'esquissa sur les lèvres de Léogan et il se tourna vers Ravier et Igrim, un peu étourdi par la fièvre, à qui il annonça en levant les sourcils d'un air malin :

« Baria, réglé comme une horloge. »

Il y avait trois types de mages que Léogan cherchait systématiquement à avoir sous ses ordres quand il montait une équipe pour une mission de terrain – un soigneur, un télépathe, et un pyromancien. C'était les éléments fixes de ses escouades, il adaptait le reste aux situations précises auxquelles il était confronté – et comme cette fois-ci, il n'avait pas visé très juste sur les conditions particulières de l'assaut ennemi, il fallait à tout prix mobiliser ces ressources-là efficacement.
Baria était le pyromancien. Arthwÿs, le télépathe. Quant aux soigneurs, ce n'était pas ce qui manquait dans les troupes de la garde.

Léogan ne perdit pas de temps, cependant, car l'avantage qu'il venait de gagner pouvait vite être perdu. Les quatre arbalétriers constituaient un obstacle de poids entre ses soldats postés à l'extérieur de l'église, qui n'attendaient que son signal pour se ruer en renforts à l'intérieur.
Ravier était un homme de main, un espion, un indic, voire un meurtrier quand les temps se faisaient durs. Quant à Igrim, il le savait, officiait pour la grande-prêtresse avec les mêmes fonctions, et il suspectait même qu'elle soit plus implacable et plus stoïque que son homme ne l'était. Évidemment, il n'avait aucune prérogative pour lui commander quoi que ce soit, bien qu'Elerinna estimait souvent que les prêtresses, dans ce genre de mission, devaient tenir leurs ordres de lui, mais il avait besoin d'elle. Il la regarda dans les yeux avec un profond sérieux.

« Il me faut tous mes hommes pour entrer dans la chapelle maintenant, dit-il d'une voix pénétrante. Mais pour ça, ce serait pas mal de zigouiller ces quatre connards. »

Il désigna les arbalétriers d'un signe sec de la tête et posa la main sur la garde de son épée, sous les plis de ses vêtements. Il était assez clair qu'il attendait d'elle et de Ravier qu'ils aillent les éliminer furtivement, au corps-à-corps, et ils étaient bien assez de deux pour une telle tâche, d'autant que les arbalétriers étaient tournés vers l'église et leur présentaient le dos de façon tentante.
Lorsqu'il fut bien sûr d'avoir été compris, il se leva et d'un pas leste, enveloppé dans sa cape sombre, alla se plaquer contre l'un des murs sales de la ruelle, qu'il longea avec la légèreté naturelle des Sindarins. Prudemment, il rejoignit un homme grand et de carrure imposante, qui avait couvert ses cheveux ivoire d'une capuche marron et qui s'était dissimulé sur le pas d'une porte, dans une rue perpendiculaire à la chapelle, un peu en biais par rapport au parvis. C'était Arthwÿs. Il ficha ses deux yeux glaciaux dans les siens et lui fit une place près de lui. Il suffisait maintenant d'enjoindre par télépathie à ses hommes en civils, positionnés dans les ombres, tous aux alentours, de se précipiter par la porte principale principale pour donner suite à l'assaut.
Léogan leva les yeux. Un de ses propres arbalétriers était monté à l'étage d'une maison abandonnée qui se situait dans la ligne de mire directe de l'entrée secondaire de la vieille chapelle. Ses yeux perçants devinèrent la pointe d'un carreau qui étincelait sous la lumière des trois lunes, entre les battants de deux volets.

Il serra le poing et attendit. Trop entreprenant, Bellicio. Trop sûr de lui, et bien trop entreprenant.


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Dim 14 Déc - 11:53, édité 4 fois
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMer 10 Déc - 18:27

Léogan garda un instant le silence. Difficile de savoir ce qui passait derrière ce front en outre dissimulé sous ce couvre-chef sans forme. Pensées d’un tacticien ? Songe d’un Sindarin nostalgique ? La Zélos se demandait bien comment les membres de ce peuples se retrouvaient à fréquenter des lieux de perdition bien loin des histoires fines et délicates qui couraient sur les habitants de Cebrénia. Elle pouvait imaginer le parcours d’Elerinna et il lui paraissait presque logique qu’elle soit là où elle se trouvait, mais le colonel avait dû vivre bien des déconvenues pour se cantonner à de activités obscures d’homme de main sous le couvert d’un poste d’officier. En fait peut être n’était-il pas si éloigné que cela de la prêtresse solitaire qui prêtait ses talents bien plus aux ténèbres des manigances politiques qu’aux enseignements religieux et autres exégèses théologiques.

Son regard e darda de façon plus intense alors en direction de la tempe fébrile qu’il lui présentait, mais il était dit que ce mystère attendrait encore un peu… De toute façon, Igrim pouvait aussi admettre que chacun ait ses petits secrets. Elle-même se montrait reconnaissant à la Grande Prêtresse de garder pour elle tout ce qu’elle savait sur sa protégée et qu’elle lui avait confié aux temps anciens de son indigence physique et spirituelle. Le colonel avait autant le droit de garder sa part de mystère et sans doute d’ombre…

Elle garda pour elle la satisfaction de comprendre à demi-mot le semblant de satisfaction que le Sindarin avait exprimé à la fin du rapport qu’elle lui avait présenté. Elle avait fini durant les dernières heures par conclure qu’il ne devait pas être du genre à se perdre dans d’inutiles congratulations et si son orgueil eut goûté de savoir qu’elle était à la hauteur de leur mission aux yeux de Léogan Jézékaël le Sindarin, elle n’avait jamais été en quête de compliments de la part de quiconque et d’ailleurs dans les cas contraire, elle eut été pour ses frais. Depuis son enfance dans les cavernes familiales et claniques, la seule preuve de son efficacité et de ses compétences était d’avoir survécu.

Elle n’en avait pris conscience qu’une fois dans le cocon de l’ordre, mais, la plus grande partie de sa vie elle l’avait passée à essayer de survivre dans ce qu’il y a de plus animal, seul l’air qu’elle avait respiré lui avait été donné. Ormi cela elle avait lutté pour manger, elle avait lutté pour ne pas être tuée, lutté pour ne pas sombrer dans la folie comme un naufragé coule vers les abysses. Elle ne partagea pas le rire de l’officier. Il était des choses qui ne pouvaient lui tirer de sourire. Sans doute trop semblables à ce qu’elle avait vécu chez les déments.

La Zélos était un alliage étrange forgé de la compassion de celle qui reconnaît sa souffrance dans celle des autres et la dureté du bourreau qui a appris à supplicier en endurant lui-même les milles souffrance et plus que peuvent concevoir les esprits qui font tourner ce monde. Elle avait été chacune de ses femelles violées et décortiquées par ce «petit frère » et elle se donnait le droit de les venger au centuple, quitte à rejoindre dans l’horreur le « grand frère ». Ce dernier n’était pas un abruti aux yeux de Orchid, mais bien une vermine à éliminer, à éradiquer exterminer, annihiler, détruire, extirper de la surface de ce monde…

C’est à peine si elle saisit cet éclair dans les yeux de Léogan, si bref qu’elle ne put identifier sa nature : moquerie qu’elle commençait à penser dans l’essence du personnage, satisfaction d’une nouvelle ou excitation provoquée par l’action… De toute façon, il n’était plus temps pour la psychologie ou les projets à longs ou moyens terme, les évènements avaient apparemment ramené l’officier à une analyse des plus pragmatiques. Sa mine concentrée avec une once de contrariété redonnait au Sindarin un peu de la noblesse contre laquelle, il semblait s’évertuer à lutter, comme si quelque chose en lui, lui donnait honte d’appartenir à ce peuple.

Igrim avait du mal à comprendre ce genre de disposition. Elle ne se posait jamais la question de savoir à quel peuple elle appartenait. Malgré le peu de fois où elle côtoyait ses congénères. Il était évident qu’elle était Zélos. Même si sa famille était maintenant à quatre pattes et que sa communauté de vie était celle des Sœurs de Cimméria, elle savait au pincement au cœur qu’elle ressentait lorsqu’elle croisait un membre du peuple sculpteur de cavernes qu’elle était Zélos à jamais.
Elle suivit le regard de Léogan évaluant la situation. Apparemment son analyse allait dans le même sens qu’Igrim. Cependant c’était lui qui était à la manœuvre, lui qui engageait ses troupes et qui allait porter la responsabilité de la réussite ou de l’échec de cette expédition. Visiblement, il n’était pas satisfait de sa propre anticipation et la Zélos comprit que l’heure était à la réaction rapide et à l’improvisation. Jusque-là cela avait été comme si il avait réussi à donner rendez-vous à ses ennemis. Déjà la chose pouvait paraître miraculeuse sauf si l’on connaissait des moyens « officieux » pour faire sortir le loup de sa tanière. Igrim ne doutait pas que cela fût dans les cordes de son complice. Même si elle ne savait pas par quelle bande il était passé, son coup de billard avait poussé les boules là où il voulait.

Le problème c’est qu’apparemment le résultat avait dépassé ses espérances… C’était des choses qui arrivaient à tous les stratèges, le tout était de savoir comment gérer ce genre de déconvenue. Cela promettait d’être intéressant et instructif… La louve de Kesha fixa le visage concentré et admira son sang-froid malgré le désappointement qu’il n’avait pas cherché à cacher. Aucun ordre ne fusa sous la pression de l’urgence et l’attente se poursuivit sans qu’aucune décision ne semblât être prise. C’était dans ces occasions qu’Igrim comprenait sa préférence pour l’action en solo. Pas de responsabilité de la vie des autres, pas de confiance à gagner ou à donner à des hommes somme toute toujours faillibles. Car il en fallait de la confiance en ses hommes pour envisager qu’ils ne se laissent pas submerger par la troupe des assaillants. Il leur en fallait de la confiance en leur chef pour ne pas fuir ou se ruer sans synchronisation à l’intérieur de la chapelle pour venir en aide à leurs frères d’arme !

La vie avait appris à la Zélos que personne n’était digne de confiance sauf exception : une exception. A travers la grande prêtresse, Igrim pouvait donner par délégation un semblant de confiance comme c’était le cas ces derniers jours à l’égard du Sindarin, mais elle ne se donnait pas plus d’importance à ses yeux que celle d’un pion qu’il sacrifierait si la nécessité s’en faisait sentir. La seule personne à même de veiller sur elle, était Igrim elle-même. Comment dans cet état d’esprit, pouvait-elle s’imaginer en meneuse de troupe ? Même chez les loups, le mâle alpha avait gardé ses prérogatives, jamais elle n’avait cherché à le remplacer. Elle avait compris pour sa survie les liens et les règles qui unissaient les membres de la meute. Immuables c’était plus à eux qu’elle mettait sa confiance plus qu’à une quelconque amitié surtout dictée par l’intérêt et la crainte du plus fort. Pouvait-on envisager une troupe militaire de la sorte ? Sa réponse jusqu’alors était non.

Lorsque le silence s’abattit sur la chapelle, la prêtresse ressentit toute la tension de l’attente décuplée par cette chose que l’officier semblait attendre mais dont elle ne connaissait pas la nature. Son regard interrogateur se porta sur les yeux du Sindarin et ce fut sa mise en garde qui lui fit retourner la tête vers le sanctuaire.

L’explosion et le tumulte qui suivirent furent comme une délivrance pour elle. Elle ne put retenir une moue approbatrice. Elerinna n’avait pas menti sur les qualités de tacticien du colonel de sa garde. Il ne manquait aucune pièce à son jeu d’échec et ses ennemis se devaient de ne pas sous-estimer un tel adversaire. C’était peut-être aussi une leçon pour elle ou un avertissement, au choix. Les évènements les mettaient pour l’instant dans le même camp, mais les choses étaient si mouvantes par les temps qui couraient qu’ils pourraient bien se trouver de part et d’autre d’une ligne d’intérêt. Ce jour-là elle savait qu’elle devrait compter avec toutes les qualités de Léogan Jézékaël dont le cynisme lui permettait de mettre les considérations affectives de côté au profit de ses objectifs. Le sourire carnassier qui se dessina sur son visage était tout autant tendu vers ce jour que vers le contentement d’imaginer les mercenaires municipaux se disloquer sous l’impact de l’explosion et se faire massacrer sans avoir le temps de reprendre leurs esprits, en tout cas pour ceux qui pouvaient encore le faire. Sa carte secrète s’appelait donc Baria… Compte tenu de la violence de l’explosion, il n’était sûrement pas le premier pyromancien venu… Elerinna savait-elle qu’elle comptait dans ses rangs un mage de cette trempe ? En tout cas c’était une information non négligeable… Nul doute que le colonel devait encore avoir d’autres jokers dans sa manche, mais le stratège ne lui laissa pas le temps de se poser plus de question.

Se débarrasser des arbalétriers ? Elle laissa par politesse le Sindarin aller au bout de ses instructions puis se coula de l’autre côté du mur. Pliée en deux pour offrir le moins de prise aux regards, concentrée sur les obstacles du sol, ceux qui vous trahissent d’un petit crépitement ou d’un gémissement ténu… Le vacarme de l’intérieur de la chapelle pouvait suffire à accaparer l’attention des tireurs, mais elle voulait être sûre de l’effet de surprise. Comme une ombre, elle fondit sur la cible de droite alors que Ravier qui ne devait pas vouloir être en reste choisissait le quatrième, à l’opposé de l’alignement. La dague de la Zélos perça la nuque de sa proie en même temps que la chasseuse tournait l’arbalète en direction du second tireur qui n’eut pas le temps de voir le trait partir et se ficher dans son bras. A si peu de distance, le carreau devait avoir eu un impact redoutable sans doute capable de clouer le membre au flanc du malheureux, bien que la Zélos ne prît pas le temps de s’en assurer. Il lâcha son arme qui se déclencha en arrivant au sol. En trois pas, la louve se précipita vers le blessé tout en cherchant des yeux où en était Ravier. Un arbalétrier au sol et le cri de rage du troisième suffirent à la renseigner. Sa lame plongea dans l’orbite du blessé qui essayait vainement de dégainer son épée. Quelques secondes avaient suffi à dégager l’entrée de la chapelle.

Igrim se pencha pour ramasser la lame de sa victime et se retourna pour chercher des yeux Léogan. Celui-ci avait disparu mais des hommes en civils, armés cependant se précipitaient vers le sanctuaire. La Zélos désormais la bride sur le cou les précéda. La confusion qui régnait à l’intérieur l’obligea à ralentir sa course. L’atmosphère était remplir de fumée et de poussière et des silhouettes difficilement identifiables du seuil se livraient une bataille acharnée. Consciente de n’être connue ni des uns ni des autres, c’était à elle de prendre l’initiative grâce aux indices qu’elle avait relevés lors de l’observation extérieure. Visiblement, les hommes de l’ordre de Cimméria avaient choisi une apparence plus dépenaillée que ceux de la commune. Au hasard elle avisa un de ces miliciens qui avait désarmé un adversaire et s’apprêtait à le faire passer de vie à trépas. Son expression mauvaise, se mua en détresse incrédule lorsque la lame de la Zélos jaillit à travers sa poitrine. Le corps s’affaissa lourdement en même temps qu’Igrim cherchait une nouvelle victime du regard.

Un guerrier maniait une lourde batarde à quelques mètres, tenant les compagnons prétoriens à distance. Visiblement la longueur de sa lame et des qualités de bretteur indiscutables faisait la différence. La prêtresse avait autant reçu un enseignement autant guerrier que religieux. Sa stature naturelle alliée à sa force en faisait en outre une force de la nature comme tous ses congénères. La simple épée qu’elle avait ramassée sur une de ses victimes aurait été avantageusement remplacée par celle qu’elle voyait tournoyer, menaçante pour les hommes de son bord. Elle se lança dans la mêlée, l’épée dans une main et sa dague dans l’autre, écartant le fer du milicien, comptant bien sur cet avantage pour entrer dans sa garde, mais celui-ci, plus leste qu’elle ne l’avait prévu, d’un bond, se mit hors de portée du tranchant qui fouetta l’air dans un sifflement sinistre. L’effet de surprise n’avait pas joué en sa faveur et un duel plus classique devrait départager les deux protagonistes. Au fur et à mesure des attaques et parades, Orchid Orcirdr comprenait comment les gardes prétoriens avaient été tenus en respect par l’escrimeur. Bien campé sur ses jambes, les deux mains solidement ancrées sur la garde de son épée, ses moulinets étaient redoutables de vitesse. L’avantage d’allonge de la Zélos était, quant-à lui, compensé parle petite taille de sa lame. L’acier tintait depuis de trop longues secondes et les deux bretteurs ne semblaient pas devoir se départager. Igrim baissa sa garde une fraction de seconde son agresseur en profita pour tenter une attaque de taille au niveau de la tête, l’ouverture n’était cependant qu’une feinte et la lame de la guerrière para l’attaque et glissa le long de du fer de son adversaire pour lui permettre d’entrer dans sa garde. Le guerrier vit arriver le coup et lâcha d’une main son épée pour frapper son adversaire, mais la dague lui avait déjà percé le cou. Ses muscles se relâchèrent, il tomba sur les genoux avant de s’écraser face contre terre. Igrim ne perdit pas de temps en inutile contemplation et se saisit de la large lame. Dorénavant, ses coups portaient la plus part du temps arrachant cris et sang sur son passage. Une lame lui entailla le gras gauche tintant ses hardes crasseuses, mais elle ne s’en soucia pas laissant son regard faire le tour du champ de bataille afin de se faire une idée de l’avancée des combats.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 14 Déc - 3:38

Tout avait été très vite. De loin, un très bref instant, cela avait ressemblé à un jeu d'ombres ; le silence, un coup sourd, un cri qu'on étouffe, des silhouettes noires qui s'étreignent, qui tressautent, qui tombent et disparaissent dans les ténèbres. Pas de grâce, pas de technique ou d'harmonie, dans les gestes précis d'Igrim. La Zélos, élancée et forte, mais le pas léger, se coula derrière le premier arbalétrier, lui perça la nuque et, croisant ses bras puissants autour de lui, le fit pivoter dans une étreinte glaciale et tirer un carreau qui traversa le corps d'un de ses compagnons dans un craquement sec. Rapide, méthodique, sans effusion. Igrim était manifestement toujours ce dont on avait besoin... – mais cela ne lui porterait pas chance. Cela ne portait jamais chance de se trouver toujours à la place exacte où on s'attend à vous voir, comme le marteau d'un forgeron, posé invariablement sur la même enclume pour frapper chaque jour le même métal en fusion. Mais dans ces circonstances, Léogan dut bien mettre ses sarcasmes de côté, parce qu'il fallait bien avouer que sans la jeune femme et son professionnalisme, c'en était fini de sa petite manœuvre de milicien matois.
Aussitôt, il fit signe à Arthwÿs de rassembler leurs troupes et un temps record, les gardes en civil se dirigèrent silencieusement sur le parvis, arme à la main, pour s'enfoncer également dans la noirceur de l'église. Les deux officiers, le poing au fourreau, les suivirent sans la moindre hésitation. Ils n'étaient jamais restés, ni l'un ni l'autre, à l'abri des violences que la garde devait juguler en ville depuis des décennies. Oh bien sûr, ils avaient tous les deux assez de galons pour se permettre de se mettre en retrait, sous prétexte que leur survie était indispensable au bon déroulement des opérations, mais Roy Arthwÿs était Lhurgoyf et Léogan, toujours plus bandit et criminel que colonel, au fond. Il n'y avait rien à faire, ces bagarres féroces au milieu de la nuit, ça leur plaisait. Il arrivait régulièrement à Léo de finir une journée de travail sur les rotules, plein d'exaspération et de frustration, et d'avoir simplement envie de péter la gueule à des gens. A n'importe qui. Autrefois, quand il était plus jeune et en colère contre le monde entier, qu'il avait les veines remplies de la rage des petites vermines qui ne trouvent leur place nulle part, il s'était battu ; contre tous ceux qu'il trouvait, quand il était ivre, dans des tavernes, dans la rue, sur les chemins, il avait ressenti cette fureur infiniment libératrice de prendre des coups et d'en donner, comme s'il revenait à un état originel dans la violence, comme si l'homme n'était au fond qu'une grande mécanique de chair articulée qui se donnait des crochets du droit et des coups dans l’entrejambe et qui pissait le sang à six heures du matin à la maréchaussée. Il s’était battu pour rien, et contre n’importe qui ; il avait fracassé des mâchoires, distendu des muscles, cassé des bras, écrasé des rotules, déplacé des côtes, et il ne gardait de tous ses adversaires qu’un souvenir vague et fumeux de chair et de dents ; et dans son souvenir ça n’était pas si différent que de faire l’amour, réellement. Mais il avait arrêté. Il était devenu un peu plus sage. Il ne savait pas s'il le préférait, mais c’était comme ça que les choses étaient, à présent.
Maintenant, c'était différent. Il y avait besoin d'une raison, d'un désir noble, d'un motif pragmatique, d'une préparation minutieuse, voire d'une autorisation pour aller péter la gueule à des gens. Quelque part, ça perdait de son sens. Et ça n'avait plus aucun intérêt. Mais quand la bagarre commençait, il oubliait ce genre de détails superficiels.

Il entra donc avec Arthwÿs dans l'église, en retrouvant, au fond de la poche de son manteau, un renfort de poing en métal, qu'il passa aux doigts de sa main droite, la gauche dégainant son épée courte au moment où il passa les lourdes portes du sanctuaire. Il avait connu une femme, dans le temps, à Ridolbar ou à Mavro Limani qui portait toujours deux à trois grosses bagues en métal à chaque main qui lui servaient à défoncer plus facilement les mâchoires, et pour avoir été témoin, puis victime des dégâts occasionnés, il n'avait plus jamais négligé cette possibilité et avait adapté la recette à son propre usage.

A l'intérieur, l'atmosphère était écœurante et chaotique. Il avança d'un pas ou deux sur les dalles en marbre de l'église et sentit les frontières rationnelles de son esprit se craqueler dangereusement, puis reculer doucement face à la fournaise de fièvre et de frénésie qui bouillonnait dans son ventre et lui montait tout d'un coup à la tête. Ses yeux luisaient d'un éclat inquiétant.
On ne voyait pas à un mètre devant soi. L'explosion de Baria avait fait tomber le bas côté de la nef dans un bruit de tonnerre et maintenant, tout n'était plus que poussière et fumée, qui entraient par le nez, irritaient la gorge et s'engouffraient dans les poumons – on toussait à n'en plus pouvoir de tous les côtés, les poitrines se soulevaient, tremblaient et crachaient de la cendre au milieu du fracas des armes et des cris. Léogan commença lui-même à s'étouffer, jusqu'à ce qu'Arthwÿs lui tende un mouchoir, qu'il noua autour de son visage. Et il y avait encore cette odeur atroce de putréfaction et d'équarrissage qui avait empesté le hangar, l'avant-veille, et qui laissait un goût métallique et nauséabond sur la langue...
Retroussant les narines, il serra ses poings autour de ses deux armes. Il repoussa d'un coup de talon l'épaule d'un pauvre type qui n'avait pas tout à fait fini de décéder, l'envoyant gargouiller un peu plus loin dans le décor, et il avança encore dans la furie du combat.
Baria vint lui-même à sa rencontre, une épée à la main, couvert de poussière et d'écorchures, et lui expliqua qu'on tentait de repousser le gros des hordes ennemies dans le bras du transept, au fond, mais que dans la confusion, certains étaient parvenus à échapper à la mêlée et venaient à revers harceler la garde. Il fallait s'occuper de faire le ménage, et vite.

Léogan ne se fit pas prier. Il envoya une bonne partie de ses hommes en renfort dans le bras du transept et aperçut, de loin, Igrim, qui frappait de taille et d'estoc, à la façon d'une guerrière avertie et entraînée, sortie de classes avec un bagage technique qu'elle mettait en pratique sur le terrain avec beaucoup de brio. Il dut avoir l'air surpris, un petit instant, d'un savoir-faire si méthodique de la part d'une espionne-assassin de basse extraction – elle avait dû recevoir des cours d'un maître-d'armes, au temple, pour faire si bien face à un épéiste dans un combat à la loyale ; en fait, il n'y avait sûrement pas beaucoup d'hommes dans cette chapelle pour bénéficier d'une maîtrise aussi complète des arts martiaux – mais Arthwÿs l'appela d'une voix forte et il se détourna rapidement.

Les choses commencèrent assez classiquement. Il enfonça brutalement la pointe de son épée dans la jambe d'un homme qui donnait du fil à retordre à un de ses soldats et fut attaqué par l'un de ses compagnons qui dans un cri de rage fendit l'air de sa lame pour tenter de l'atteindre au visage. Léogan se retourna vivement, croisa le fer instinctivement, leva son épée courte vers la figure de l'ennemi et leurs armes se bloquèrent l'une contre l'autre dans un crissement insupportable. Dans la seconde, sa main gantée en appui sur le plat de sa lame, il força d'un coup sec et rentra la pointe de son épée dans le gantelet de son adversaire. Il s'apprêtait à poursuivre la contre-attaque et à enfoncer la main du bougre, ainsi que sa cotte de maille pour lui percer les poumons, mais l'homme, dans un cri de rage, arracha son gantelet et recula de quelques pas en faisant fi de la douleur, sous le regard interloqué de Léogan. Eh ben ! C'est quoi ce fou furieux ?! Le type lui fonça dessus comme un boulet de canon, il leva son épée pour contrer, mais la force de l'attaque le plaqua contre un mur et le sonna légèrement. L'autre en profita pour enfoncer son genou dans son ventre, Léogan relâcha sa prise sur la garde de son épée qui fut projetée au sol en un instant. Les yeux écarquillés, le flanc vibrant d'une douleur lancinante qui lui rappelait les souvenirs sympathiques des blessures qu'il avait reçues ces derniers mois, il roula sur le côté et la lame de l'ennemi, au lieu d'enfoncer sa figure, percuta le mur dans un vacarme effroyable. Profitant de se situer dans son angle mort, Léogan se jeta sur lui comme un chiffonnier et ils s'effondrèrent tous les deux dans la poussière, où il fracassa son poing et son renfort en métal dans le nez de son adversaire, avant de rechercher son épée à l'aveuglette dans la fumée et l'obscurité. La douleur lui déchirait la poitrine, et la peau, et les côtes, et il n'y voyait presque plus rien. Le gémissement furieux de son ennemi, puis l'impact de son poing contre sa tempe, lui fit comprendre qu'il n'avait plus de temps pour remettre la main sur Erys. Il se releva confusément, en même temps que le type, qui lui, avait su garder miraculeusement son poing intact autour de la garde de son épée.

Trop pressé par son adversaire qui tailladait férocement vers lui, Léogan recula de quelques pas, le regard traversant fiévreusement les alentours à la recherche de quelque chose qui pourrait lui servir d'arme. Il buta contre les escaliers qui menaient au chœur de la chapelle, trébucha en esquivant un coup de taille et se détourna tout à coup pour monter les escaliers quatre à quatre. Derrière, le type le prit aussitôt en chasse, ses bottes claquèrent sur le marbre et il hurla quelque chose que Léogan, noyé dans son délire oppressant, ne comprit pas ou dont il n'eut même pas conscience.
Il n'avait aucune idée précise de ce qu'il faisait. Quelque chose explosait dans sa tête à chaque seconde. La lumière de la lune frappait les vitraux. Les vitraux crachaient des éclats de couleurs qui traversaient son champ visuel et lui pétaient les rétines. Il vit l'autel en bois qui avait l'air de tanguer sous cette grêle rouge bleue verte et or et d'un bond, il atterrit dessus comme un chat de gouttière, il tangua aussi et se retourna convulsivement vers son adversaire dont il percuta violemment la mâchoire d'un coup de botte circulaire. L'homme, sonné, la figure cabossée par son talon, recula de quelques pas, et Léogan s'empara instinctivement d'un grand porte-cierge qu'il trouva à portée de main. Un sourire déchira son visage. Ses oreilles bourdonnaient, le bruit torpillait ses tympans. Dans sa main, le métal froid lui inspirait des visions de crânes explosés, de yeux qui giclent, de sang tiède et visqueux et de bile noire.
Sa poitrine se soulevait avidement, ses poumons recrachaient de l'air comme les soufflets brûlants d'une forge. Le porte-cierge, entre ses doigts, lui donnait des démangeaisons incontrôlables. Son adversaire, dont il distinguait difficilement les traits, plié en deux, sembla se remettre la mâchoire en tirant dessus d'un coup sec. Léogan le regardait comme à travers un écran. Il se rappela vaguement qu'habituellement, il aurait profité de cette faiblesse momentanée pour poursuivre la contre-attaque et l'achever proprement, mais il ne bougea pas d'un centimètre. Le type, sous la pluie d'un vitrail, eut l'air de s'avancer à nouveau vers lui, la figure ensanglantée, et un spasme saisit tout à coup la nuque de Léogan. Le monstre au fond de son ventre brûlait d'un désir féroce, lui nouait les entrailles, il respirait convulsivement. Il grinça des dents – un milliard de phrases débiles lui vinrent à l'esprit pour provoquer son ennemi, « Allez, on bouge ses grosses fesses, Martine, et on vient dire bonjour ! », « Grouille-toi, connard, j'ai pas toute la journée ! », mais il n'en prononça aucune. Il sauta tout à coup au bas de l'autel et commença à descendre les escaliers. L'autre les montait. A moins que ce ne soit l'inverse. Il marchait lentement, chancelait un peu, tout tournait trop vite autour de lui, et il n'y avait rien pour le retenir. L'autre commença à courir. Ses muscles se bandèrent et d'un coup, d'un seul, puissant et sans mesure, le porte-cierge le faucha en plein dans les côtes flottantes. Le deuxième coup, tout aussi pesant, le rattrapa du côté où il s'effondrait et lui fracassa les tibias. L'homme s'écrasa sur les marches dans un cri de douleur et de rage, il les dévala chaotiquement et son crâne se cogna finalement sur les dalles dans un claquement sec. Léogan, la cervelle en feu, ne l'entendit pas, repoussa le corps inerte d'un coup de pied et planta la pique, au bout de son porte-cierge, qui devait servir à supporter une énorme chandelle, dans la colonne vertébrale de sa victime, elle craqua bruyamment.  

Tout se passa ensuite comme s'il n'avait pas conscience d'être attaqué mais que son cerveau reptilien avait décidé d'assumer toute la responsabilité du combat, soutenu par une rage sourde et bouillonnante qui pulsait dans toutes ses artères. Il ne prit pas le temps et n'eut pas l'idée de se saisir de l'épée de l'homme qu'il avait tué, déjà il se tournait vers une masse de combattants qui se dégageaient chaotiquement de la fumée et des débris du bas-côté de la nef.
Son poing, avec son renfort métallique, se fracassa contre les dents d'un type et un instant plus tard, il avait perdu son porte-cierge, et l'autre son arme, qui rebondirent contre les dalles dans un tintement aigu. Mais le bruit se perdit au milieu des feulements rauques et des impacts mats de ses poings – les siens ? – qui pleuvaient comme une grêle violente sur sa victime. Par chance, il remit la main sur son porte-cierge quand une paire de bottes l'atteignit en plein dans la figure. Pendant un petit moment, il ne vit plus rien, mais comme il redressait brutalement ses bras, fendant l'air de son arme de circonstance, il sentit finalement une masse s'effondrer sur lui, tressaillir un peu au bout du pique, soupirer une dernière fois contre sa poitrine, un lourd flot de sang noirâtre.
A moitié assommé, le crâne pesant sur le sol froid de la chapelle, les oreilles bourdonnantes, il tâtonna à l'aveuglette pour se dégager des membres disloqués qui l'écrasaient et bizarrement, il n'entendait  plus distinctement que le ciel qui pissait sur les tuiles de l'église, que la pluie qui dégringolait des gouttières, que l'eau qui suintait au goutte à goutte non loin de son oreille.
Il se releva en titubant. Son porte-cierge heurta avec violence le crâne d'une silhouette qui se jetait sur lui, dans un craquement délicieux. Ses yeux s'écarquillèrent et tout à coup il vit plus clair. L’excitation du combat se logeait au creux de son ventre, elle la réchauffait, et il se sentit soudain plus léger, il planait, il était loin dans la stratosphère, dans un univers où il n’y avait que lui et le craquement des os d'un corps au hasard lorsqu'il les écrasa sous ses bottes. Il ferma les yeux, il respira profondément, les sens en alerte, et il prit conscience dans ce chaos sordide qu'il prenait atrocement son pied.
C'était sa partie préférée du combat, la partie purement physique, où il y avait plus que leurs poings et des objets contondants ou tranchants qui leur tombaient sous la main, plus de techniques martiales conventionnelles, d'épées bâtardes pour tenir l'autre à distance, on revenait sur terre ; que des os qui craquent et des jambes qui ploient et des bouches qui saignent, chair contre chair, grognements étouffés, capharnaüm de coups et de cris et il sentait chaque pore de sa peau qui hurlait de douleur et il se sentait de moins en moins conscient et de plus en plus vivant.

Et puis tout à coup, un cri clair et puissant planta un pic-à-glace glacial dans la fournaise de son délire.

« Vous êtes cernés, rendez-vous ! »

Il se figea. Tout autour de lui s'arrêta. La poussière retomba lentement, elle dansa devant ses yeux brûlants qui suivirent son mouvement infime avec fascination, elle flotta lourdement et s'aplatit pathétiquement à ses pieds.
Il avança sans y penser et trouva un chemin jusqu'au bras du transept, où les ombres des miliciens encerclaient les survivants meurtris de l'escouade ennemie.

« Vous êtes inculpés des meurtres et des troubles qui ont eu lieu ces derniers jours dans les quartiers du temple, ainsi que d'avoir assassiné dans ce lieu de prière les personnes qui s'y étaient rassemblées ce soir.
– Mais... !
– Suffit. Colonel, poursuivit Arthwÿs en se retournant formellement vers Léogan, vous ordonnez leur incarcération ? »

Il mit quelques instants à réaliser que son lieutenant lui avait adressé la parole. Il le regardait sans le voir, les yeux tachetés de lumières aveuglantes, ses pieds mollement enfoncés dans les dalles de marbre de l'église, et il lui semblait que chaque fois qu'il battait des cils, la silhouette floue d'Arthwÿs s'éloignait de lui. Sa voix lui parvint en retard, comme étouffée à travers une cloison, décomposée et ralentie, il ne comprit de sa phrase que le dernier mot.
Quelque part, au cœur du vacarme de sirènes qui hurlaient des cris stridents dans son crâne, il se vit se redresser lentement, blême, le visage neutre, les yeux noirs et opaques, il sentit une rage glaciale dégouliner dans son échine et il entendit les échos de sa voix en cascades, il s'entendit dire :

« Non. Descendez-moi tout ça. »

Il déglutit et cligna des yeux à toute vitesse. Les murs se figèrent autour de lui, les sirènes se turent, et il n'y eut plus qu'un silence de mort. Arthwÿs le regardait avec l'air d'attendre une réponse. Au fond de son regard gris, il y avait une vague inquiétude, celle d'un père devant son gosse qui vient d'étouffer un petit oiseau entre ses doigts, ou celle d'un gosse qui a vu son père frapper le mur d'un coup de poing violent et réveiller tous les voisins – Léo ne savait pas très bien. Il pencha la tête en arrière, les paupières plissées, et un soupir saccadé s'échappa de ses lèvres flétries.

« Coffrez-moi ce qui reste, dit-il, d'une voix sans timbre. Portez les cadavres à la morgue. »

Arthwÿs hocha la tête lentement et Léogan se détourna, la tête lourde, la nuque trempée d'une sueur glaciale. Il traversa la nef de l'église sans être vraiment conscient que ses pas le menaient vers la sortie, et ses bottes buttèrent soudain contre un corps, sur lequel il posa un regard confus. Il se baissa, posa laborieusement un genou à terre et redressa l'homme par les épaules. Quelque chose se bloqua au milieu de sa gorge. Il détourna le regard, les dents serrées, puis reposa doucement le corps de l'homme sur les dalles froides de l'église. Il se releva avec une inspiration profonde, et sortit de la chapelle d'un pas vif.

Il marcha un long moment sous la bruine froide et se rendit compte, en portant une main à son visage, qu'il avait perdu le mouchoir d'Arthwÿs dans la bagarre. Ses doigts glissèrent sur ses lèvres, qui lui brûlèrent intensément tout à coup, et laissèrent une trace de sang sur son gant. Il grogna un peu. Tout le côté droit de son front, jusqu'à sa pommette, devait être couvert d'un bleu qui lui donnait des démangeaisons, et même un début de migraine qui s'annonçait carabinée. Pour le reste, il sentait que les écorchures de ses mains s'étaient rouvertes et palpitaient férocement sous ses gants qui les oppressaient. Il savait bien qu'il ne valait mieux pas les enlever maintenant, mais ses doigts et ses phalanges en feu lui donnaient l'impression de se comprimer et de s'étouffer dans un étau de cuir. Il les aurait bien arrachés, mais il se contenta de se concentrer sur une douleur plus inquiétante, qu'il sentait depuis qu'il avait reçu ce coup de genou dans le ventre. Ça l'élançait de façon lancinante dans ses côtes, ces côtes qui avaient peiné à se ressouder depuis l'épisode du léviathan.

« Foutue sensibilité sindarine, bordel... cracha-t-il, littéralement, sur le pavé, avec un peu de salive et de sang. J'aurais mieux fait de naître... Terran,  ch'sais pas, ou Zélos tiens. On m'aurait pas fait chier. »

Ses yeux papillonnèrent dans les ruelles sombres où descendait la brume du soir, glissant lentement entre les maisons abîmées, accrochant des lambeaux frissonnants aux lucarnes. La pluie continuait de tomber inlassablement. Léogan ressentait de plus en plus de difficulté à respirer. Il remonta son col avec amertume, plus calme cependant, décida de revenir sur ses pas pour retrouver Igrim à la chapelle. La nuit n'était pas finie.

Il la trouva dans l'ombre, à l'abri sous le préau de l'entrée secondaire de l'église, à l'écart du parvis où les gardes s'affairaient dans tous les sens, menant leurs captifs aux lieux de détention les plus proches, et les morts à la morgue du temple, où les prêtresses leur prodigueraient leurs derniers soins – ce qui arrangeait bien Léogan, avec ses combines et trafics de cadavres entre les docks et les bas-quartiers... Elles ne poseraient pas trop de questions et arrangeraient leurs rapports selon ses directives.
Il hocha la tête pour lui-même en observant cet étrange défilé d'un œil vide et fouilla au fond de la poche de son manteau, où il laissa tomber son renfort de poing, et où il trouva une boîte de papiers à rouler, une boîte de tabac, et une autre de chandoo – de quoi tuer la douleur qui lui portait de plus en plus sur les nerfs. Il roula sa cigarette en se dirigeant vers Igrim et commença à fumer en montant la volée d'escaliers.
Et puis, simplement, la tête de plus en plus légère, il se laissa tomber un peu piteusement sur une marche, comme un clochard, et inspira une profonde bouffée d'opium et de tabac. L'effet fut rapide. En quelques instants, la douleur de ses côtes ne fut plus qu'un rêve paresseux, qui s'envolait avec la fumée entre ses doigts gantés. Le dégoût s'effaçait lui aussi, à mesure qu'il expirait ses vapeurs bleues et épicées, et se transformait en une tristesse légère, en une mélancolie qui lui pinçait le cœur – il ne savait plus très bien pourquoi – et il se mettait à rêver au soleil sec et aveuglant d'Argyrei, aux ombres parfumées de ses maisons, à leurs moucharabiehs mystérieux, aux narguilés et aux charbons grésillants... Il papillonna des paupières.

« Ravier, commença-t-il, à l'attention d'Igrim, derrière lui. Il est mort. »

Son regard se figea droit devant lui. Il fuma profondément. Sa poitrine lui piqua un peu plus. Il secoua la tête et perdit l'équilibre, à l'intérieur – il oublia à nouveau.

« C'est... bête. » lâcha-t-il, vaguement, d'une voix qui dérailla désagréablement à la fin.

Oui, c'était triste. Il aimait bien Ravier. Mais c'était bête, en plus. Ravier n'avait pas eu le temps de lui faire son rapport sur Grimgel. Il aurait dû rester aux docks, où était sa place, il n'aurait dû rien avoir à faire au quartier de la vieille chapelle, ce n'était pas prévu. C'était triste, et c'était bête, et surtout, c'était de sa faute. Mais ça, il réussirait à passer outre. Il avait l'habitude.
Distraitement, parce que ses côtes commençaient à le démanger plus qu'elles ne lui faisaient mal maintenant, Léogan ouvrit les passants de son manteau crasseux de poussière et sans pudeur, sans même réaliser que cela pouvait être inconvenant, même, il déboutonna sa chemise avec souci en devinant quelques traces de sang, et, écartant les pans de son vêtement, découvrit que certaines marques luisantes qu'avaient laissées les dents du monstre, quelques semaines plus tôt, s'étaient rouvertes et palpitaient en crachant du sang. Il poussa un juron, qu'il étouffa entre ses dents, et se rhabilla à moitié, reboutonnant n'importe comment sa chemise et refermant son manteau jusqu'au col.
Les sourcils froncés, au milieu de la fumée, il commençait déjà à réfléchir au matériel de soin qu'il gardait chez lui et puis, au moment de tirer une autre bouffée de tabac et d'opium, il pinça des lèvres et se retourna vers Igrim d'un air soucieux.

« Ca va, v's'êtes pas trop amochée ? » demanda-t-il, avant de se relever sur sa marche et de venir s'appuyer sur un mur du petit préau où se tenait la jeune femme.

Il l'observa de longs instants de ses yeux noirs et insondables, sans gêne, sa désinvolture naturelle aidée par l'effet désinhibant de la drogue. Il ne savait pas très bien ce qu'il convenait de faire, si elle lui répondait qu'elle avait été blessée. Peut-être qu'elle n'avait rien contre le chandoo. Ça ne l'aurait pas dérangé de lui laisser une taffe ou deux. Peut-être qu'elle trouvait ça méprisable, comme la plupart des gens de dignité ici et ailleurs. Il attendit de voir une expression, un sentiment, un froncement infime sur le visage imperturbable de la Zélos, n'importe quoi, et lâcha finalement, en plissant des cils d'un air vaguement intéressé :

« C'est quoi, vot' vrai nom ? »
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 14 Déc - 20:09

Inutile d’espérer que les choses se fassent vite et proprement. Les premières minutes n’avaient été qu’une mise en bouche tout juste de quoi éveiller en elle ses vieilles haines pour tout ce qui ressemble à un tortionnaire ou à un mâle. Depuis son arrivée dans l’ordre des adoratrices de Kesha, elle avait évolué dans un nouveau milieu bien policé. On l’avait éduquée à pouvoir se mouvoir dans sanctuaires religieux et politiques. La semi-animale avait petit à petit endossé un costume convenu propice à lui permettre de paraître. La plupart du temps elle pouvait donner le change et inspirer satisfaction et fierté à ses mentor et parmi toutes les autres au-dessus de toutes les autres, à la première de toutes, Elerinna Lanetae.

Elle accomplissait sur commande ou de son propre chef assez proprement ses missions. Mais derrière les apparences de la prêtresse au milieu de ses sœurs coulait toujours le sang de la Zélos martyrisée et avide de vengeance. Chaque petit boulot qu’elle accomplissait pour l’ordre la comblait d’aise lorsque cela impliquait la disparition d’un être rangé parmi les vermines de ce monde. Si en plus cela se faisait de manière à distiller terreur et souffrance avant un dernier râle d’agonie ce n’était que bonus. Cependant, la plupart du temps la jubilation était contenue par sa nouvelle éducation. Pourtant les fissures qui lézardaient son esprit depuis sa fréquentation de la noirceur des âmes des damnés ne pourraient sans doute jamais véritablement de refermer. Il lui suffisait d’invoquer ses années de supplice dans les ténèbres animales, sordides et lubriques de la Prison de déments pour que sa mâchoire se crispe et qu’elle entre dans une sorte de transe vengeresse. Et aujourd’hui, la nuit, la poussière, le roc éclaté et les odeurs de charogne et de sang l’appelaient vers ce tunnel de haine. Quelles autres sensations pouvaient mieux la replonger dans les souvenirs de sa déchéance totale ? C’est alors qu’elle ressentait toutes ses mains et  les ongles qui l’avaient agrippée dans le noir, ces mains sans visages et ces verges barbares qui avaient incendié et stérilisé sa matrice.
Sa large lame fendit machinalement un crâne et la propulsa dans son désir de sang alors que le « petit frère » se joignit aux autres pour réclamer sa part de sang.

Son regard obéit à son ouïe et lui indiqua le transept où la mêlée semblait la plus épaisse. L’enseignement de l’ordre et surtout celui d’Elerinna lui avaient appris le sang-froid et le détachement et pourtant certaines situations la faisaient passer dans un autre monde, celui de la furie aveugle. La prêtresse craquait sous la pression de la Zélos meurtrie. A grandes enjambée sans hâte, elle se dirigea vers le plus épais de la mêlée. Un corps vint s’empaler sur sa dague et la prêtresse vola en éclats. Elle repoussa le cadavre d’un mouvement du bras et de l’épaule sans souci de son identité ou de sa faction. La chaleur du lieu, la fièvre du sang et les premiers combats avaient collé ses cheveux de sueur sur son front et ses tempes, alors que la poussière en faisait autant sur sa peau lui dessinant un masque chamanique au milieu duquel brillaient les braises de sa rancœur. Son champ visuel semblait s’être rétréci, lui qui d’ordinaire lui servait à une analyse si précise de son environnement. Il ne percevait rien d’autre que cette masse confuse de combattants qui n’attendait que le tranchant de sa lame. Tout semblait se passer au ralentit. Un mouvement sur sa droite, elle n’eut que le temps, plongée dans sa transe, que de se pencher en avant. Le fer passa à quelques centimètres de son dos, mais le pommeau de la garde heurta son pariétal. Des éclairs brouillèrent sa vision durant une fraction de seconde en même temps qu’elle faisait volte-face zébrant à l’aveuglette le nuage de poussière de ses lames. Un jet écarlate vint compléter ses peintures de guerre, éclaboussant sa joue droite et son cou. Reculant pour reprendre sa progression, elle trébucha sur un corps, roula au sol. Son regard chercha son équilibre vers le plafond du sanctuaire mais rencontra la face haineuse d’un barbu hirsute criant sa certitude de l’envoyer rejoindre le royaume des morts. Ses yeux brillants de haine étaient ceux de tous ceux qui l’avaient prise jadis. La peur oubliée et la haine mêlées décuplèrent ses réflexes.  Elle roula sur le côté, heurtant une rangé de bancs de prière, pour esquiver le coup vertical de taille avant de renvoyer brutalement par réflexe son épée vers son assaillant. L’acier se brisa dans un tintement métallique. L’homme regarda son pauvre moignon d’arme interloqué, sa puissance phalique réduite à néant. Une demi-seconde, trop longtemps pour éviter le coup suivant de la Zélos qui lui trancha l’abdomen. Il s’affala sur celle qui ne pouvait plus prétendre à cet instant au titre de prêtresse. D’un coup de genou elle écarta le corps et se relava en titubant plus du fait de sa précipitation à rejoindre le combat que des dernières commotions.

Le regard torve, elle reprit sa progression vers ce qui avait fini par devenir une sorte d’obsession, l’endroit où elle trouverait le plus de vies à immoler sur l’autel de sa rage. Un milicien en fuite passa à sa hauteur plus préoccuper par le désir de sauver sa peau que de se mesurer à la Zélos. Elle faucha le malheureux à hauteur des genoux sans s’arrêter pour constater l’effet de son attaque ni même assister à sa mise à mort par son poursuivant.

Plus rien maintenant n’avait d’importance à part la résurgence des monstres du passé et la nécessité impérieuse de les taillader, les transpercer, les dépecer, les éviscérer, les émasculer… Au diable le colonel ! Au diable ce qu’il pouvait penser d’elle, tout cela s’était évanoui dans le chao qui régnait dans l’église, cette réplique des cavernes de l’épouvante, son obscurité, sa crasse, sa poussière son odeur de sang et de pourriture. Les ombres qui s’agitaient étaient bien celles qu’elle avait poursuivies dans le noir étaient bien tous ceux qu’elle avait laissés derrière elle en émergeant à la surface du monde telle une deuxième naissance qui en avait fait une enfant de loup…

Sa dague s’enfonça dans les reins d’un guerrier qui ne l’avait pas vu venir, absorbé par son combat. L’honneur n’avait jamais fait partie de ses valeurs. Seule la survie était importante et si le danger lui tournait le dos, tant pis pour lui. Elle ne vit pas non plus le regard de gratitude du garde prétorien lorsque son adversaire s’écroula. Son geste n’avait pas été dicté par la conscience d’une équipe, l’appartenance à un groupe, seulement par le besoin de se frayer un chemin à travers les chairs et le roc. Elle croisa l’homme sans même lui adresser un regard. Insensible à tout ce qui n’était pas la l’expiation de Traleth dont le visage hantait tous les corps qui se jetaient les uns sur les autres, s’anéantissaient en une sarabande sordide. I était le seul visage dont elle se souvenait de la prison. Le visage du voleur de sphène, son maître, son bourreau qui était mort trop vite. Pourquoi fallait-il que les pires crapules aient une mort trop douce au regard de tout le mal qu’ils avaient semé autour d’eux ? Mais la monde était plein de Traleth et elle pourrait encore l’envoyer entre les griffes de Kron de nombreuses fois jusqu’à ce qu’elle estime ses pêchers expiés, ses chairs et son esprit vengés. A plusieurs reprises avant d’arriver à Hellas, elle s’était oubliée dans des campagnes d’extermination qui finissaient par lui donner la nausée d’elle-même et qui s’arrêtait jusqu’à la prochaine explosion. Mais cela faisait fort longtemps maintenant et sa haine si savamment contenue grâce à un enseignement rigoureux explosait avec délice. La seule lueur qui la maintenait dans le monde réel était celle qui l’empêchait de tuer sans discernement alliés et ennemis. Plusieurs fois elle avait empoigné par un revers de loque un Traleth et l’avait relâché reconnaissant soudain un garde prétorien. Elle s’épongeait alors le visage d’un revers de manche finissant d’y mêler le sang et la poussière.

Elle atteignit enfin le transept, lieu ce toutes les tueries. Et tout s’éclaira. Comme dans un rêve, elle commença un lent balai de la mort. Comme si la force brute de toute la nation Zélos bandait ses muscles et que toutes les leçons de son maître d’arme lui revenaient à l’esprit à l’instant adéquat.

Une lame maladroite avait tranché la lanière de cuir qui retenait ses cheveux qui volaient maintenant autour d’elle comme une aile de corbeau, occultant de loin en loin en loin son visage fermé. Mais avait-elle encore besoin de voir ? La conscience de la bataille semblait couler en elle alors que sa lame s’abattait sur les cranes, lacérant les chairs. Ses pieds écrasaient les corps inertes ou qui se tortillaient sur le sol. Tous les Traleth d’Isthéria  succomberaient à ces pieds cette nuit ! Nuit qui le laisserait pantelante, épuisée mais pleine de la béatitude de l’archange exterminateur. Les cris de douleurs et les râles d’agonie ponctuaient chacun de ses coups.

Un violent coup atteignit l’archange au flanc gauche. Elle bascula sur la droite. Hébétée elle chercha des yeux son agresseur, colosse qui s’était armé d’une sorte de madrier sans doute reliquat de l’explosion. In extrémis elle se plia en deux pour éviter un second passage de la poutrelle et grimaça de douleur et Traleth ricana tout autour d’elle, la mêlée comme pétrifiée dans sa gangue de poussière. D’un mouvement preste du poignet elle inversa sa prise sur sa dague, d’une jongle machinale la tenant maintenant par la lame et la lança vers la face du géant. Mais ces jets ne sont pas si faciles. Sa dague n’était pas supposée quitter les mains de sa propriétaire. Ce n’est que dans les chansons de geste qu’elle atteint sa cible en la perforant. La dague tournoya et fini dans la face du guerrier, mais côté garde. La surprise laissa tout de même le temps  la Zélos de se précipiter sur son adversaire durant le laps de temps qu’il prit à se remettre de cette étrange attaque. D’une bourrade elle écarta le madrier et fouetta l’air de son épée à hauteur d’estomac. La poutrelle tomba à terre à grand fracas de rebond sur le sol avant d’être rejointe par le corps sans vie du milicien. Igrim porta sa main à son flanc et fronça le nez et plissa la bouche. Froissée ? Cassée ? En tous les cas quelque chose dont l faudrait s’occuper, mais le moment n’était pas encore propice aux soins.

Ce dernier combat avait permis à la prêtresse de refaire son apparition. Les coups qu’elle avait reçus, lui avait remis les idées en place surtout que la bataille lui était devenue plus laborieuse avec cette satanée douleur aux côtes. De son côté, les guerriers avaient repris leurs traits… et les assaillants se firent de plus en plus rares
Et puis tout à coup, un cri clair et puissant planta un pic-à-glace glacial dans la fournaise du combat

« Vous êtes cernés, rendez-vous ! »

Rapidement les milicien de la commune baissèrent voire, lâchèrent leurs armes prenant conscience de leur défaite. La situation était à présent maîtrisée par les hommes du colonel. En parlant de colonel, Igrim se demanda pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans le sanctuaire où ce dernier avait bien pu passer. Elle se détourna des vaincus et s’épongea le front du revers de sa main son épée pendant mollement dans sa poigne maintenant relâchée.
C’est là qu’elle aperçut sa silhouette émerger de l’obscurité et de la poussière qui se dissipait lentement. Il avait donc décidé de survivre. Etant donné son état de santé c’était presqu’un exploit. Elle eut un petit sourire goguenard, mélange de satisfaction et de moquerie.

Les formalités judiciaires ne l’intéressaient pas. Elle se contenta de chercher des yeux sa dague qu’elle n’avait pas eu le loisir de récupérer dans l’agitation du combat et la ramassa. Puis elle se tourna de nouveau vers le Sindarin. Son regard brillant et son air hébété était assez inquiétant. Il tenait encore debout, mais visiblement la bataille ne l’avait pas épargné lui non plus. Elle fit un pas dans sa direction, mais la mauvaise herbe à la peau dure et  Léogan sembla reprendre le dessus en même temps qu’il donnait ses instructions.

Les choses étaient finies. « Choses » termes pudique pour décrire les horreurs que les guerres engendrent inévitablement. Les morts, es blessés, les raisons qui vacillent pour faire preuve de ce que l’on appelle courage. La vie reprenait son cours, le silence remplaçait la fureur. Elle emboîta le pas de l’officier. Il pouvait se targuer d’avoir rempli son objectif. A lui maintenant de faire l’état des lieux et d’estimer si le prix payé pour cela valait l’enjeu de cette nuit. Elle le regarda se pencher vers un corps avant de reprendre son chemin. Elle essaya de se mette à la place de celui qui somme toute l’avait envoyé à la mort. En avait-il de la culpabilité ? Considérait-il ce genre de perte comme inévitable ? Ce mort comptait-il plus que les autres ? De son côté, Orchid n‘avait jamais à faire ce genre de décompte et cette nuit pas plus que les autres. Elle n’avait mis dans la balance que sa personne… Un jour viendrait où une lame serait plus rapide que la sienne où elle serait fauché par un adversaire plus chanceux qu’elle, mais ce jour-là elle ne serait plus là pour peser quoi que ce soit et personne ne la compterait dans les pertes ou dans les profits. Ce serait tout juste si Grimrl pousserait un hurlement en sentant sa disparition et puis il retournerait vers les siens…

Elle erra quelques minutes au milieu des corps tout en observant de loin le Sindarin. Visiblement il n’était pas au mieux et transposant ses réactions sur, lui elle décida de le laisser se remettre avant de le rejoindre. Elle décida donc de sortir par l’autre issue. Les survivant des deux camps étaient occupés chacun à leur façon qui a survivre qui à guider qui à ligoter. Quelques soigneuses étaient déjà à la tâche…

En sortant de l’église elle accueillit avec reconnaissance la pluie fine qui la rafraîchit avant de perler son visage de larmes qui coulèrent à travers le sang et la poussière coagulés ensemble. Elle planta son épée dans le sol ameubli par l’humidité de la saison  et essuya la lame de sa dague contre sa manche avant de la re-glisser dans sa botte. Ses doigts étaient gourds à force d’avoir tenu les armes et les fit jouer pour en retrouver la souplesse et la dextérité.

Elle passa sa main sous ses frusques en se tournant vers un mur, pudeur presqu’enfantine après les horreurs qu’elle avait réussi à infliger et à supporter. Elle fit appel à ses forces divines et ses côtes se firent oublier. Il faudrait fignoler cette régénération, mais pour l’instant c’était bien suffisant. Des pas derrière elle la firent se retourner vivement, rabaissant les pans de sa tunique crasseuse. C’était bien lui. Considérant l’activité de ses troupes, il avait vraiment l‘air d’un chef, attentif à ce que la mission soit menée à son terme le plus entiers, sans doute jusqu’à ce que le moindre détail soit réglé. Petit à petit un portrait de l’officier se dessinait dans l’esprit de la Zélos. Elle avait rencontré des personnages moins intéressants… Elle attendit qu’il arrive jusqu’à elle.

Du coin de l’œil  elle guettait les premiers gestes de son complice. Il semblait avoir déjà fait l’inventaire des dégâts que sa carcasse avait dû endurer. Pas de plainte, mais un stoïcisme contre la douleur qui plaisait bien à la Zélos. Elle considéra le visage tuméfié du Sindarin. Y avait-il un état privilégié ? Le Sindarin se révélait fragile au combat, mais le Zélos ? Le Zélos était méprisé de tous les peuples, écarté des élites… Elle arrêta là l’inventaire et haussa les épaules. Elle n’était pas du genre à philosopher sur sa condition au terme de ses quelques dizaines d’années sur cette terre, elle avait vu des crevures et des nobles dans chaque peuple, des forts et des faibles. Seuls les survivants avaient raison…

Elle le regard un instant tirer sur sa cibiche  la fumée bleue et le parfum qui en émanaient ne laissait pas de doute sur sa composition. Plaisir gratuit, lutte contre les douleurs physiques ou encore contre les tourments de l’âme ? De l’âme si elle se fiait à ses premiers mots en l’honneur d’un mort… Elle vint s’assoir sur la même marche que l’officier, mais garda le silence. Aucun mot n’est à la hauteur du mystère de la mort ni même de ce que ressentent les survivants, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de quantifier l’impact d’une disparition surtout en temps de guerre. Elle posa ses avants bras sur ses genoux. Oui toutes les morts étaient bêtes. Celles qui adviennent dans un lit alors qu’on a tant de chose à faire, celles qui vous emportent sur le chemin alors qu’on rêvait de son lit…
Elle haussa les sourcils et tourna son visage maculé par les combats vers l’officier qui venait d’accorder une fêlure dans sa voix à un subalterne.

Stoïque mais pas serein. Elle laissa plonger son regard jusqu’aux blessures de son compagnon d’escarmouche, mais ne dit mot, respectant les efforts de Léogan pour supporter ses diverses douleurs. Elle laissa son regard glisser vers un horizon imaginaire.il y avait trop de monde ici et elle venait tout juste de s’en apercevoir. Ce qu’il lui fallait c’était une pleine enneigée et Grimrl à ses côtés. Un petit vent glacial sur ses joues et le soleil vif qui suit le blizzard. La question la sortit de ses pensées, étonnée de la sollicitude du Sindarin pour une Zélos.

« Rien de grave… »
, grommela-t-elle.

Ce souci la mit soudain mal à l’aise. Pourquoi se soucier de ce qu’elle pouvait bien avoir enduré. Elle se releva et éloigna à quelques pas, ne sachant trop que faire de sa personne, tête baissée au milieu du rideau de ses cheveux. Elle redressa la tête vivement ses yeux plein d’éclairs en direction de l’officier qui semblait vouloir la taquiner. Sans doute l’effet de la drogue… Elle se surprit à lui trouver des excuses, comme si l’abrutissement de l’opium  pouvait en être une ! Elle n’avait pas d’avis sur ce genre de consommation elle savait juste qu’elle devait sa survie à la maîtrise d’elle-même et des évènements en toutes circonstance. Elle s’en voulait déjà assez de sa transe meurtrière des derniers évènements !.... Ceux qui s’adonnaient au chanchoo avaient sans doute leur raisons qu’elle ne parvenait pas à percevoir, mais sur lesquelles elle n’avait de toute façon, pas envie de se prononcer.
Elle soutint son regard inquisiteur de ses prunelles de braise. Comme tous les mâles qu’elle rencontrait, il se croyait permis de la dévisager, de la jauger. Elle ne serait jamais assez à la hauteur pour faire oublier qu’elle était femelle à la naissance et donc forcément inférieure lorsqu’en prime elle n’était pas marchandise… Mais elle ne serait plus jamais assez soumise pour baisser les yeux face à leurs préjugés.

Or, elle dut bien se l’avouer elle avait peut être fait fausse route du les intentions de l’opiomane. Sa façon de s’inquiéter de la véritable identité de sa complice prouvait que malgré ses dehors cyniques, il n’exprimait pas toujours cette sorte de détachement sur son entourage.
Elle finit de se redresser, le menton haut, les bras croisés sur la poitrine :

« Orchid Orcird »

Elle hésita quelques secondes avant de hasarder :

« Igrim ne vous plait pas ? »

Elle s’était montrée plus sèche qu’elle n’aurait souhaité, mais elle était aussi fière de son surnom que de son nom de naissance. Sans doute par défiance à son passé, comme pour conjurer les années animales qui ne lui avait laissé que ce grognement comme identité. Sans doute aussi parce qu’elle appliquait naïvement les préceptes de son mentor : « sois toujours fière de ce que tu es ! »
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMar 16 Déc - 23:28

Elle s'était assise, là, à ses côtés, sur sa pauvre marche qu'un chargement d'on ne savait trop quoi avait dû casser en deux, il y avait quelques mois, quelques années – il y avait longtemps – et elle avait posé ses bras sur ses genoux, comme si elle ne trouvait plus quoi en faire dans un moment comme celui-ci, où ils n'étaient pas vraiment utiles à ménager quelques mots dans le silence étrange de la nuit. Le silence, ça allait plutôt bien à Léogan. Ça ne le dérangeait pas, en fait. Il en appréciait la torpeur, la sérénité égale de deux êtres qui se tolèrent l'un à côté de l'autre sans bruit ni regard et qui partagent un moment d'éternité, impersonnel mais sans attente aussi, et c'était pour le mieux.
Il fixait un point droit devant lui, sans le voir, et la fumée s'enroulait paresseusement autour de ses doigts devenus gourds et insensibles dans ses gants. Il rêvait un peu de soleil, dans la bruine et le brouillard, le froid et la douleur étaient devenus artificiels et sans importance. Le goût de caramel amer qui flottait dans sa bouche, roulait dans sa gorge et ressortait en volutes blanches au parfum de résine adoucissait l'odeur de cloaque de la vieille chapelle où, malgré le froid qui arrête toute putréfaction, montaient des relents de pourriture, de fange, de peaux de lapin et de chiens crevés. Ce n'était pas assez pour oublier tout à fait, mais ça l'était pour n'en faire plus qu'un fond douceâtre et nostalgique, ça permettait de penser à autre chose.
Léogan n'était pas un grand consommateur d'opium. Cela faisait bien une centaine d'années qu'il n'en avait pas eu aussi systématiquement dans ses poches – et à l'époque, c'était davantage à dessein de le vendre que de le consommer. D'abord, parce que fumé comme ça, roulé avec du tabac à la sauvage, ça foutait franchement en l'air la marchandise et la seule façon dont il souhaitait vraiment en profiter, c'était au milieu de narguilés, de pipes à opium et de lampes à pétrole, dont la préparation était délicate, c'était dans la lumière feutrée et dorée d'une fumerie, plus au sud, bien plus au sud, aux rives du désert, sur les côtes de Pharis, au crépuscule, bercé par le flux et le reflux de la mer. Ensuite, parce qu'il réservait surtout ses cartouches pour s'en servir de sédatif et d'analgésique, dans des moments comme ceux-là, où il était assez usé pour être expédié dans un état second avec peu de choses. S'il voulait vraiment se défoncer, il avait un choix plus que conséquent d'herbes à fumer chez lui, notamment de la cindine que lui fournissait un petit trafiquant qui mouillait de temps à autre à Hellas, et qui devait une assez fière chandelle au Sindarin pour le faire gratuitement. Et ça non plus, pourtant, ça n'était plus dans ses habitudes jusqu'à ces derniers mois.

Le silence dura de longues minutes, qui se modulèrent avec douceur entre eux, qui étaient manifestement aussi enclins l'un que l'autre au laconisme quand il ne s'agissait pas de convenir d'un plan ou de discuter de matières pragmatiques. Quand Léogan daigna se tourner vers elle et lâcher une question dont les mots se perdirent à moitié en chemin, cependant, quelque chose troubla le visage de la jeune femme. Comme une goutte d'encre dans un verre d'eau, Léogan vit le malaise se propager depuis le creux de ses yeux jusqu'au pli de sa bouche, qui fit une moue sur ses crocs luisants. Les muscles de ses épaules se tendirent et elle se releva de cette marche qui avait si bien su les mettre sur le même pied, elle et lui, pour s'écarter avec une colère sourde, qu'il ressentit sans avoir besoin de la regarder.
Un peu étonné au milieu de sa somnolence, il mit quelques secondes à réaliser que pour une fois, il n'avait pourtant pas eu le désir de jouer méchamment avec elle, de verser dans le sarcasme, la brutalité ou l'insolence. C'était pas croyable ça. Qu'est-ce qu'il avait bien pu dire encore ?
Il se releva également, déconcerté, et s'appuya contre un mur pour ne pas avoir trop à se préoccuper de son équilibre tandis qu'il la considérait en fumant tranquillement, les yeux fixés sur elle avec une désinvolture teintée de curiosité. Elle avait les cheveux épais et embroussaillés, qui lui tombaient farouchement sur le visage et elle le scrutait d'un œil noir, triste et vindicatif, dans un coin du préau, comme un chien qu'on a frappé, comme s'il venait de l'insulter ou plutôt comme si son seul regard, braqué sur elle, était une insulte à lui tout seul. Quelque chose s'était cassé sur son masque de Zélos imperturbable, et cette fois-ci, il n'avait rien fait pour que ça arrive. Enfin, peut-être que si, au fond, peut-être que sa manière de se conduire en général, de se moquer, de mettre les gens dans le pétrin et de péter un plomb avec eux, finissait par briser toutes les apparences, peut-être, mais il n'avait pas franchement cherché à ce que ça arrive. Il y avait une fissure, une craquelure, sur son masque d'argile, qui commençait dans ses yeux charbonneux, luisait férocement, courait sur sa peau sombre, descendait sur ses lèvres, coulait dans son cou et faisait palpiter sa jugulaire, mais au lieu d'exploser ou de partir en claquant la porte, Orchid Orcird se redressa fièrement et croisa ses bras comme on ferme un loquet, et alors elle planta son regard noir sur Léogan avec l'air de le défier.

Léogan souffla un lourd nuage de fumée, en souriant imperceptiblement. Il attendit quelques secondes, amusé, nonchalant, et peut-être un peu touché, tout au fond, par ce combat que la jeune femme menait contre des moulins à vent en cet instant, ou plutôt contre elle-même, contre l'image d'elle qu'elle avait plaqué dans les yeux de son vis-à-vis et dont elle se défendait avec fureur.
Son sourire s'étira. Il baissa un peu la tête, les yeux plissés et goguenards, et fit tomber la cendre qui traînait au bout de sa cigarette.

« Orchid. » répéta-t-il, pensif.

Un nom de fleur, un nom de poison. Il apprécia de le prononcer, stupidement, rêveusement, comme quelque chose qui a plus de profondeur et de sonorité que tout ce qu'il avait pu articuler ce soir-là. Ça résonna quelques temps au fond de lui-même, ça montait comme une étoile filante et retombait sourdement, dans un son triste et expiré, comme un souffle qui se perd, ça lui rappela son propre nom, enfin, en plus sec et en plus fragile à la fois.

« C'est joli. » dit-il, d'une voix pâteuse, avant de se rendre compte que son compliment ne valait pas beaucoup mieux que celui d'un clochard éméché qui lui aurait dit qu'elle avait un beau sourire.

Il fallait bien avouer qu'il n'était pas si loin du compte. Elle devait se demander ce qu'il lui voulait, ce type, avec ses cigarettes aux odeurs troublantes, sa dégaine de truand paumé et ses répliques à deux ronds. Léogan ne savait pas non plus très bien ce qu'il lui voulait au juste. Il se sentait seulement fatigué, très fatigué, et ça devait le rendre un peu idiot, certainement. Assez idiot pour vouloir sociabiliser. Il le regretterait sûrement le lendemain venu.
Le reste de ce qu'elle avait dit lui revint distinctement, soudain, et il trouva à sa phrase plus de sens qu'elle ne devait peut-être vouloir en contenir à la base. Il redressa la tête, la pencha un peu en arrière, contre le mur, une main appuyée machinalement sur ses côtes, et il leva un sourcil dédaigneux.

« Qu'est-ce que ça peut faire que ça me plaise ou pas ? » lâcha-t-il, d'un ton neutre, le regard opaque.

Il la fixa intensément, les pupilles rétrécies sous l'effet de l'opium – et plus que jamais il eut l'air d'un chat famélique inquiétant, qui vous observe d'un œil luisant sous la lune, sans qu'on sache bien quelle intelligence couve pareil regard. Son expression resta sévère quelques instants. Il n'appréciait pas que les gens s'affaiblissent et ploient l'échine face à ses remarques, quoi qu'il s'amusait toujours à les mettre face à leur vulnérabilité, il voulait les voir se battre, pas se rendre.
Mais il finit par se détendre et s'étira avec autant de souplesse que le lui permettaient les perforations qui marquaient encore sa chair. Il baissa son regard trop froid, trop dur, trop intransigeant et celui-ci s'éteignit en se posant sur sa cigarette. Il la porta à ses lèvres et inspira une profonde bouffée de tabac et d'opium les yeux fermés, avant d'expirer et de balayer la fumée d'un geste de la main en déballant :

« C'est formel, Igrim, c'est tout. Ça m'emmerde, les formalités. »

Il haussa les épaules et se tourna soucieusement vers la rue noire qu'il observa longuement, en écoutant à travers le bruit inaltérable de la pluie les pas et les voix de ses hommes, qui faiblissaient peu à peu dans la nuit, à mesure qu'ils vidaient le parvis. Bientôt, ce fut le silence, le vrai, feutré et humide, tout frissonnant et couvert de frimas. Léogan en profita un certain moment, toujours songeur, et puis il papillonna soudain des paupières, comme réveillé d'un léger sommeil.

« Enfin, après ça dépend, hein, vous préférez peut-être Igrim, dit-il, d'un ton qui prétendait l'indifférence, en levant vers elle un regard nonchalant, où s'alluma pourtant, peu à peu, un éclat d'intelligence joueuse et perspicace. C'est ça la vraie question... Orchid vous plaît pas ? C'est quoi la différence ? »

Pour quelqu'un qui détestait qu'on s'intéresse de trop près à ses affaires, Léogan avait la particularité de poser toujours des questions foutrement indiscrètes. Pas beaucoup, il suffisait d'une ou deux, bien taillées, bien choisies, qu'il tirait avec la précision de l'archer, avant de regarder avec attention si elles atteignaient bien leur cible.
Il regarda Orchid, à travers le rideau trempé de ses cheveux noirs qui lui mangeait le visage, et eut un air vaguement compatissant. Spontanément, il tendit le bras vers elle et entre ses deux doigts, lui présenta sa cigarette de tabac et d'opium.

« T'nez, relâchez un peu la pression. Même que j'vous l'offre, si vous voulez, parce que sans déconner vous tirez vraiment trop la gueule. »

Et il lui sourit.
A Mavro Limani, la fille n'aurait pas tourné autour du pot, elle lui aurait tendu les doigts d'un air entendu et demandé sans détour si elle pouvait tirer une latte. Ici, les gens étaient plus retenus, ils avaient des principes, ils fronçaient le nez, ils faisaient non de la tête, cachaient leurs regards curieux et continuaient de souffrir en silence. Pourtant, franchement, une petite taffe d'opium pour amortir le choc, ça revenait pas non plus à signer le pacte avec le démon.
Léogan se faisait une impression bizarre, là, à tendre sa cigarette de tabac et de chandoo à une presque-inconnue au milieu de la nuit après une bagarre dégueulasse, en esquissant son rictus bancal et carnassier qui lui servait de sourire encourageant, comme une mamie-gâteau un peu louche qui tend un plateau de biscuits à ses petits enfants. C'était un sentiment de déjà-vu, et il fit se bousculer sur ses rétines, tandis qu'il battait des cils, avec l'espoir de les faire s'envoler, peut-être, des souvenirs bleus et flous qui n'imprimaient dans son esprit qu'une vague mélancolie avant de lui échapper dans un papillonnement de paupières. Il y avait eu une époque où il ne faisait de ristourne pour personne, pour ce genre de came – il avait un commerce à tenir, ces choses-là ne se donnaient pas au premier venu sous prétexte qu'il saignait du nez, et devant Orchid, il dut avoir l'air étrangement perplexe pendant quelques secondes, avant de se rappeler que sa petite boutique nomade était fermée depuis longtemps maintenant.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeSam 20 Déc - 21:19

Il pouvait s’il le désirait garder le silence. Elle n’en avait cure. Le silence après la bataille était toujours le bienvenu et le silence en général l’avait apprivoisée, plus qu’elle ne l’avait apprivoisé. Il lui avait fait connaître toutes ses variations et ses qualités et souvent elle n’avait pas eu le choix de sa présence. Elle avait dû s’adapter, le sentir couler autour d’elle, s’emparer de tout son système nerveux. Comme la marée qui monte autour d’un promeneur, il avait souvent paru inquiétant propice à emporter la Zélos vers des rivages insoupçonnés ou des abysses sans retour de la folie. Il y eut le silence qui précédait le coup de fouet dans le désert sans qu’on ne sache jamais à quel moment son souffle allait rompre le mutisme de la solitude, juste le bon vouloir du gardien qui s’ennuie. Et puis le silence de la nuit avant le lancer de dés dont le jet désignerait ceux qui s’entretueraient, silence du guerrier avant la bataille attendant que la faucheuse fasse son choix parmi la troupe. Et puis le silence que l’on se construit au sein de son esprit alors que la foule réclame sa livre de chair que le sang frappe silencieusement à vos tempes et puis le silence des ténèbres, celui qui vous mord la nuque qui vous tord les tripes parce qu’il est certain qu’il vous apportera un autre bourreau et d’autres tortures mais que l’heure n’en est pas encore fixée. Et pourtant les choses semblent si immuables que votre esprit cherche à s’échapper de votre boîte crânienne. Ce silence qui hurle dans la nuit et vous empêche de trouver le repos et griffe le roc de vos ongles sanguinolents. Tous ces silences elle les avait affrontés, leur avait survécu. Elle les avait peuplés de ses souvenirs et puis de ses larmes lorsque les images chères avaient fini par disparaître sous les coups de boutoir du temps et de la souffrance. Elle les avait peuplé de sa volonté de vivre, de sa rage, de sa haine jusqu’à ce qu’elle lui passe de l’autre côté. Jusqu’à ce qu’elle impose son silence celui de ses propres ténèbres, de ses griffes et de ses crocs dans le noir. Jusqu’à ce que son silence rencontre celui de la meute en chasse et beaucoup plus tard celui d’un nid ignorant les menaces. Elle en avait traversé des silences avant qu’elle puisse en savourer un en toute quiétude en toute sérénité sans se demander quelle tempête il annonçait, quelles griffes il cachait !

Alors le Silence de l’officier, elle pouvait le laisser glisser sur sa peau sans crainte et envelopper la contemplation du Sindarin de son défi et de son observation de sa compréhension parfois, de ses questions muettes aussi. Souffrait-il tant cet officier qu’il dût avoir recours à  des psychotropes ? Ces souffrances n’étaient-elles que physiques ? Sa lassitude apparente était-elle celle du combat de ce soir, de la maladie ou encore celle de vivre ?

Par moment son regard noir était capté par la fumée bleutée qui s’échappait d’entre les doigts de Léogan comme les prémices à la magie, comme le début de sa dissolution dans la nuit. Un enfant y aurait cherché les figures oniriques de ses comptes préférés. Qu’y trouverait-elle ? Y chercherait-elle jamais quelque chose ? En tout cas pas de réconfort, ni d’oubli. Le présent était l’ordre de Kasha auquel sans foi démesurée, elle appartenait tout de même et le passé était tout ce qu’elle possédait vraiment, ce qui l’avait forgée, certes dans les larmes et la souffrance, surtout la souffrance car les larmes avaient fini par se tarir. Elle avait fini par le revendiquer par l’assimiler dans chacune de ses cellules et chacun de ses actes en était emprunt. Elerinna avait bien peaufiné son œuvre et la Zélos était devenue l’empreinte en creux de son histoire. Qu’on lui retire cet héritage et elle ne serait plus qu’une coquille vide sans aucun repère que peut être le phare qu’était devenue la grande prêtresse. Un phare pour un navire en perdition sans même l’océan pour le porter dont le seul choix serait de tournoyer autour de ce fanal comme une planète morte autour de son étoile comme un phalène autour de la lampe qui lui brûlerait tôt ou tard les ailes. Alors non oublier même pour éviter la souffrance elle n’en vouait à aucun prix. Elle savait ou plutôt devinait que nombreux des hauts personnages qu’elle avait croisé s’adonnaient au moins occasionnellement à cette pratique. Cela semblait leur réussir ou tout au moins ne pas leur porter préjudice, mais une méfiance instinctive lui faisait refuser de toutes ses forces tout ce qui pourrait mettre en péril le peu de maîtrise qu’elle avait sur son destin et le prolongement de sa vie.

Plus d’une fois elle s’était interrogé sur la complaisance des ordres religieux avec ce genre de pratique sans se donner la de questionner leurs autorités. Etait-il possible que la fumée bleue donne accès à des communications mystiques ? Gardait-on l’encens pour le bas peuple pour le bercer d’espoir et d’illusion ?
Elle devait bien se l’avouer, elle n’avait pas même envie de creuser la question plus que cela et trouvait bien trop suspect même le fumé épicé qui parvenait à ses narines même si elle savait que dans un espace ouvert comme ce soir elle ne risquait pas grand-chose. Les relents de combat, de charogne et de boue lui paraissaient plus familiers et plus doux. Pour chasser ce qu’il y avait à chasser dans son corps ou dans son esprit, une course dans les steppes austères du nord aux côtés des loups faisait office de dérivatif. Les landes rases, brunes et violettes de la saison clémente ou les étendues enneigées de la saison rase suffisaient à emplir son esprit d’infini et lorsque ses muscles demandaient grâce, leur contemplation silencieuse chassait toute lassitude.

Le silence ! Après tous les visages qu’elle lui avait donnés, il était presque à son insu son meilleur ami et le verbe son pire ennemi. Comment se pouvait-il que les « autres » aient tant de pouvoir sur elle grâce au verbe ? Les autres ! Ce n’était pas tout à fait exact. Elle devrait plutôt dire ceux dont l’opinion revêtait une certaine importance pour elle et ils n’étaient pas si nombreux que cela. Pour elle, la plupart des bipèdes pouvaient bien user leur salive c’est à peine si les mots atteignaient ses oreilles. Parmi les exceptions on comptait Elerinna bien sûr, mais aujourd’hui, maintenant,  Léogan Jézékaël qu’elle ne connaissait que depuis peu de jours. Son avis sur elle prenait une importance qu’elle rejetait et combattait de tout son orgueil, mais que la complicité, involontaire peut être, de la grande prêtresse imposait à sa paranoïa. Elle n’était que trop consciente que ces quelques personnes avaient sur elle un pouvoir contre lequel elle avait du mal à lutter. Comment se pouvait-il que quelques mots percent si aisément son esprit ? Une des explications était sans doute sa maîtrise bien imparfaite des arts oratoires. Son manque de répartie était une faiblesse dans son monde d’intrigue et de langues aiguisées comme des poignards. Elle le savait, on le lui avait appris et elle avait cultivé un détachement qui la faisait traverser les discours comme une salamandre les fournaises. Elerinna Lanatae, Irina Dranis et maintenant le Sindarin semblaient posséder un autre feu contre lequel elle se débattait, mouche dérisoire au cœur d’une toile de regards croisés et de phrases soyeuses et gluantes…

Le silence ! Lui seul semblait lui tendre la main et lui donner les armes de sa fierté de son orgueil de sa rage de survivre, d’exister tout simplement dans le regard des autres qu’elle se faisait forte de soutenir jusqu’à ce que la sécheresse flétrisse sa cornée et son iris de carbone. Tout son corps alors venait se mêler à ce combat pour exister, pour ne pas être ravalée à un rôle qu’elle avait rejeté de toutes ses forces pendant toutes ses années, ses jambes ancrées au sol, sa ceinture gainée de réflexes vitaux,  ses bras verrouillés autour de sa superbe et son port de tête prêt à défier toutes les tempêtes.

Lorsque les commissures de ses lèvres sindarin s’écartèrent vers les oreilles, la Zélos se prépara à toute les réponses possibles et sans doute pas à des amabilités. Elle avait eu le loisir de vérifier que les sonorités de leurs langues maternelles respectives n’avaient rien en commun et il serait facile à l’officier de railler les cailloux qui roulaient à l’articulation de son nom… Elle ne fut pas déçue. Quoi que... Un peu tout de même. Une nouvelle raillerie mais si commune et plate !...  Elle attendait mieux du stratège  qui avait toujours un coup d’avance sur les autres. Une ironie si convenue n’était pas digne de lui. Elle attendait une autre imagination, une autre créativité.

Elle haussa à peine  sourcil gauche signe de surprise et presque de déception. Ce n’était donc rien, juste le tonnerre à l’autre bout de la vallée. Elle se détendit. Elle pouvait donc encore se taire… Nul besoin de se tendre pour trouver une réplique à la hauteur… Elle était prête à détendre tout son corps tendu comme pour encaisser un coup de marteau. Une fraction de seconde de plus et ses bras auraient retrouvé leur place naturelle le long de son corps, mais elle aurait dû s’en douter, il ne pouvait en rester là il fallait qu’il lui montre qu’il avait lu dans sa garde qu’il appuie là où cela faisait mal… En effet, que lui importait que son nom lui plaise ou non, qu’elle importance que le chef de la garde prétorienne apprécie ou non cette suite de phonèmes  qui servait à la désigner, à parler d’elle à l’interpeler ? Ce qu’elle avait lâché presque malgré elle comme un défi, une bravade, à la curiosité de son complice de circonstance, se retournait contre elle. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Qu’est-ce Que ça pouvait lui faire ?

*Qu’est-ce que cela peut me faire ?!!!*


Elle se détourna de Léogan et fit deux pas précipités comme pour prendre la fuite, puis fit volte-face, tête baissée, les cheveux voilant son visage à la mâchoire crispée. Ses poings serré trahissaient son désarroi alors qu’elle passa avec la même hargne devant le Sindarin sans lui adresser un regard puis s’arrêta net lui tournant le dos maintenant voué sur ses pensées rageuses.
Elle revint vers lui et plongea son regard outragé dans ses prunelles floues en même temps qu’elle appuyait son poing droit fermé contre la pierre humide du mur qui lui servait d’appui, à quelques centimètres du crâne empli de vapeur extatiques. Elle aurait aimé lui cracher sa haine du mépris que Zélos elle ressentait de tous les autres peuples, son rejet de la sa suffisance. Ne pouvait-il pas se contenter d’Igrim ? N’était-ce pas elle aussi ? Cela ne la représentait pas au moins aussi bien ? Que manquait-il à ce surnom qui était devenu une part d’elle-même ? Il ne lui en laissa pas le temps.

D’abord cet insupportable détachement ! Quelles étaient les parts respectives de sa nature profonde ou de l’effet de l’opium ? Elle n’aurait su le déterminer, mais quelque chose lui hurlait que le second ne faisait qu’exacerber le premier. Il faisait semblant de s’intéresser aux gens mais n’en avait pas plus cure que les corps de ses hommes utilisés comme appât dans une église en ruine. Ultime insulte, il refusait de la regarder alors qu’elle lui faisait face à quelques centimètres de son visage, mépris sindarin qui place au-dessus des autres sa transe narcotique et l’autorise à se détourner de celui qui lui fait face. Ses narines se dilatèrent pour lui permettre de mieux respirer et garder son calme.

Formel ! Igrim, formel ?!!! Quel contresens ! Quelle ignorance de ce qu’elle était ! Igrim ! Formel ! Il ignorait que ce nom était un grognement, la seule chose qu’elle savait encore articuler lorsqu’elle fut recueillie au temple. Qu’y avait-il de formel dans l’expression bestiale de l’intelligence qui se terrait infime étincelle au tréfonds de son esprit ? Qui avait-il de formel dans cet héritage de la prison des déments et de ses courses aux côtés des loups ? Les âmes perdues qui hantaient les grottes des ténèbres conservaient-elles une quelconque formalité ?!!  Les loups qui pistent des jours durant leur proie pour nourrir la meute se soucient-ils de formalité ? Non décidément, il ne savait pas de quoi il parlait et elle en conçut presqu’un motif de pardon, de l’excuser, mais sa rage était montée trop haut pour que les choses en reste là. Du moins pouvait-elle essayer de se maîtriser…
Elle attrapa son épaule pour le faire pivoter vers elle, qu’il la regarde en face, qu’elle puisse une nouvelle fois planter ses prunelles d’onyx dans les siennes. Et appuya l’index de son autre main contre sa poitrine sans souci des blessures encore mal refermées. Ses mâchoires avaient du mal à se décrisper pour articuler froidement :

«Igrim est aussi fière de l’un comme de l’autre. Doit-elle choisir le nom qui permettra à Léogan Jézékaël d’avoir l’impression de s’encanailler assez avant de retourner à Canopée savourer la finesse sindarine ? »

Elle recula de deux pas avant de reprendre ses aller-et venus devant Léogan comme une louve devant sa tanière sentant le danger pour ses petit mais ne peut en déterminer la nature. Peut-être allait-il s’éloigner et l’opiomane avait-il compris ce qu’elle essayait de lui dire, mais elle ne pouvait se relâcher sous peine de se faire surprendre par ce qui allai jaillir de derrière les volutes bleues. Elle en était sûre maintenant, il avait décidé de jouer avec elle et cette certitude sonnait comme une déclaration de guerre. Elle ne pouvait pas croire que quelqu’un d’aussi perspicace que ce brillant officier puisse commettre à intervalle aussi rapprochés tant de maladresses. Contre toute attente cette prise de conscience eut le don de mater la rage interne de la prêtresse. Elle était fière des deux c’était un fait. Ses deux noms représentaient chacun une réalité de la Zélos, mais comment un homme né avec une cuillère en argent dans la bouche pouvait-il le comprendre. Ce faisant elle faisait encore une fois preuve d’autant de préjugés que ceux qu’elle prêtait au Sindarin mais ils lui faisaient comme une douillette carapace qui al mettait à l’abri des sarcasmes. Elle parvint même à tourner le dos à son interlocuteur en haussant les épaules :

« Cherchez pas ! Pouvez -pas comprendre… »

Elle tourna tout juste la tête lorsqu’il l’invita à partager son mégot. Elle devina sa braise du coin de l’œil avant de retourner son regard vers la nuit Elle ne vit pas son sourire et même si elle l’avait reçu, elle se poserait encore la question de savoir si ce n’était pas un piège…

C’était un fait. Elle ne faisait pas partie des bout entrain, ais on ne le lui avait jamais demandé ou alors il avait fort longtemps peut être alors qu’elle vivait dans la caverne sculptée par des générations de Zélos opiniâtres. Mais cela était profondément enfoui derrière les années passées à survivre. Elle avait encore le souvenir d’années heureuses mais elle ne savait pas pourquoi elle les considérait comme heureuses. Les visages étaient maintenant effacés et ne subsistaient en elle que des impressions, des émotions parfois difficiles à identifier. Alors sans doute elle tirait la gueule et sans doute cela devait emmerder le Sindarin mais par Kesha, ils avaient bien autre chose à faire que de s’envoyer des pièges rhétoriques ! Une grande prêtresse leur avait donné une mission, deux tordus s’amusaient à décortiquer des innocentes dans une cave ! C’était tout de même plus important que ce jeu qui finissait plus par l’ennuyer que par la révolter comme encore seulement il y avait quelques minutes.

Elle recroisa le bras face à la nuit. La première lune venait de monter au-dessus des toits de la cité. Elle hasarda sombrement :

« Vous avez assuré cette nuit. Elerinna Lanatae a raison de vous faire confiance, mais vous devriez aller dormir… »


Elle aurait pu ajouter moult choses que l’officier savait déjà. Que la fièvre et les blessures ne font pas bon ménage avec les performances intellectuelles et physiques. Que l’opium ajouté à tout ça ne contribuait pas à plus de clairvoyance. Que deux officiers attendaient encore que l’on s’occupe de leur cas. Que les marges de manœuvres de la grande prêtresse fondaient comme neige au soleil et que donc le temps était précieux… Il savait aussi que leur bonne entente n’était pas indispensable à la réussite de leur plan : il suffisait de se conduire en professionnels….Il savait tout ça alors elle ne jugea pas nécessaire de le formuler…

Le finit par se retourner. Le silence prolongé de Léogan commençait à vriller sa curiosité. Il avait encore sa main tendue avec son Chandoo gaspillant ses vertus au bout de ses doigts. Son regard alla de la cigarette au visage détendu puis de cette face à moitié absente au tison de tabac. Elle avança la main saisit le mégot entre deux doigt et le regarda quelques seconde, toujours aussi perplexe devant le pouvoir qu’un si petit objet pouvait avoir sur les esprits. Puis elle le laissa tomber avant de l’écraser du bout de sa botte.

Enfin, elle se dirigea vers la lame qu’elle avait acquise au combat et la sortit du sol avant de la mettre à l’épaule comme un pêcheur du dimanche sa canne. Elle posa un regard interrogateur sur le visage perlé de sueur attendant la décision de l’officier…
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMar 23 Déc - 13:51

Elle l'attrapa vivement par l'épaule pour lui faire face. Ses yeux brillaient d'une fureur noire. Léogan se laissa faire en silence, comme le sale gosse qu'il était et qui ne s'enfuyait pas une fois son forfait accompli. Il ne cilla qu'une fois, son visage se tordit d'une petite grimace quand elle enfonça son doigt dans ses côtes fragilisées mais il regagna vite des traits inexpressifs pour l'écouter – et il réalisa vite qu'il avait réussi son coup. Elle vociféra avec force, la figure déformée par la rage, deux phrases seulement – mais ces deux phrases, c'était la déflagration violente qu'il avait cherchée, il la reconnut au moment où elle lui sauta à la figure – c'était tout juste si elle ne le secoua pas comme un prunier, et une lueur s'alluma également dans les yeux de Léogan.

Le temps se suspendit un instant. Elle finit par le relâcher pour aller marcher de long en large un peu plus loin, visiblement furieuse.
Il se laissa tomber contre son mur avec incrédulité et sentit soudain quelque chose de grand et de puissant monter en lui. Il fixa Orchid, et quelque chose comme un tic fit frémir ses lèvres.

Et soudain, Léogan explosa comme un baril de poudre.
Il éclata de rire, il éclata de rire tellement fort qu'il eut l'impression de se péter une côte, et ce fou rire incontrôlable interrompit le reste de l'exclamation dédaigneuse de la Zélos, roula dessus comme une mécanique éraillée qui se détraque – et il essuya les larmes qui commençaient à poindre entre ses cils, et la fumée lui piqua les yeux quand il en approcha sa cigarette, parce que l'ironie l'avait frappé comme une brique, parce que cette pauvre Orchid était tombée complètement à côté de ses pompes en essayant de le blesser, parce que ça en disait foutrement long sur elle, parce qu'il préférerait sûrement crever que de retourner une seule fois de plus à Canopée, que de toute façon s'il y remettait ne serait-ce qu'un orteil, on le foutrait dehors à grands coups de pied au cul, parce qu'elle le prenait juste pour un putain de noblaillon en mal de sensations fortes et qu'elle était tombée dans le panneau la tête la première, et que ça lui donnait envie de rire, de rire encore plus, d'un rire hystérique qui lui tirait douloureusement les muscles de son visage tuméfié et qui lui secouait la poitrine.

« Ha putain de dieux, s'étouffa-t-il, entre deux éclats de rire, ça c'est vraiment pas mal... »

Il ne parvenait pas à calmer et il en était presque à pleurer maintenant ; et puis comme toujours, il le faisait en face, en ayant parfaitement conscience que c'était très vexant, qu'Orchid n'y comprendrait rien et qu'elle lui collerait peut-être même son poing dans la figure – mais Léogan était un homme d'une franchise très remarquable, n'est-ce pas. Il se gaussa encore un petit moment, avec tant de violence qu'il en toussait entre ses mains, le visage écartelé par une grimace burlesque et il dut se forcer très péniblement à regagner un semblant de calme pour ne plus être secoué de convulsions. Il essuya son visage rougi par le rire d'un coup de manche et respira profondément. Oh dieux, ça faisait longtemps qu'il n'avait pas ri comme ça... Bénies soient toute la racaille et la grande finesse sindarine... Il poussa un profond soupir et fixa le dos que lui présentait Orchid avec un amusement un peu triste.

« Je ne sais pas, reconnut-il, sans complexe. Je ne vous connais pas. Ou peu. Assez pour vous faire mal, pas assez pour comprendre, en effet. »

Et Léogan ne comprenait jamais mieux qu'en faisant du mal. Question d'investigation empirique. Il ne savait pas faire autrement que de jouer avec les autres et de les forcer à jouer avec lui, à se bagarrer pour ne pas se faire écraser. Il jetait une pierre dans le gouffre et écoutait le son qu'elle lui rendait. Il ne cherchait pas à dire des choses justes, mais à provoquer des réactions. Et tout à coup, les mécanismes naturels de défense d'Igrim étaient entrés en jeu, le masque s'était craquelé, elle avait hurlé, bondi de colère, et il s'était mis à rire – parce qu'il avait gagné. Évidemment, il n'y voyait pas encore très clair, mais le portrait intérieur qu'il se faisait de la jeune femme avait tout à coup pris du relief et de la couleur, sous les mèches noires qui lui barraient le visage.
Il réfléchit un petit moment, à nouveau silencieux, toujours appuyé sur son mur, et il inspira une profonde bouffée d'opium pour calmer la douleur qui s'était réveillée désagréablement dans son abdomen.
Il avait dû se passer quelque chose dans l'existence d'Orchid, quelque chose d'absolument terrible qui ne pouvait être dit, ni à lui, à un étranger ou à un inconnu insolent, ni à personne – quelque chose qui avait rendu nécessaire de la recommencer et de la reconstruire, et pourtant elle n'avait pas oublié son ancien nom, en fait elle ne prenait même pas la peine de le cacher. Secrètement, derrière ses cheveux qui tombaient sur son front et ses yeux noirs, loin dans son for intérieur, Léogan se fascina pour cette idée qui chatoyait doucement en lui et lui piquait un peu la poitrine, comme une lumière qu'on admire de loin et qu'on ne peut atteindre... Il fallait faire preuve d'un courage exceptionnel. Et croire que c'était possible. Peut-être que ça l'était...

« C'est un choix particulier à faire, dit-il, finalement, tandis que son rire mourait dans sa poitrine. Pas que ce soit à vous de choisir pour moi. Je le ferai. Plus tard. Peut-être. S'il y a bien un choix à faire... J'espère seulement pour vous que ce nouveau nom vous mènera où vous le souhaitez, Igrim, puisque vous l'avez choisi, vous. »

Il retrouva son calme et reposa sa tête contre le mur, en observant d'un vaste regard, perdu dans ses réflexions, la jeune femme, la porte ouverte de l'église qui embaumait l'humidité et le cadavre, le parvis désert, la cité d'Hellas qui ouvrait ses bras comme une bienfaitrice – ce qui était promis, ce qu'on choisissait, ce qu'on gagnait... Si on gagnait quelque chose. Léogan détailla la silhouette d'Igrim, tournée également vers la ville, dont les épaules étaient nouées de tension, les bras serrés sous sa poitrine, et les cheveux lâches dans la pluie.

« C'était juste pour voir. » murmura-t-il, doucement.

Coup de poker, hein ?
Il baissa la tête, les yeux levés vers elle, et sourit avec amusement, tempérant un instant son cynisme insupportable pour un air de franchise plus sympathique – un instant seulement. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'avait pas été déçu du voyage.

« Eh bien en tout cas je vous souhaite de rester aussi éloignée de la finesse aristocrate que vous semblez l'avoir toujours été. » osa-t-il, l'air moqueur et fourbe, et en se courbant même d'une révérence brouillonne pour appuyer son ironie.

Oh, Zélos vulgaire et sans subtilité, objet, outil, instrument, chienne du peuple bâtarde dénuée de raffinement... Haha...
Léogan se rappuya tranquillement contre le mur, conscient d'avoir renfoncé le préjugé comme un clou d'un grand coup de masse. Mais c'était trop tentant. Oh, elle n'avait pas tout à fait tort. Il y avait beaucoup de jeunes Sindarins en mal d'aventures qui avaient voulu quitter la cité pour battre la campagne et par curiosité rencontrer des hommes de basse extraction, mais combien d'entre eux ne rentraient pas à la maison quand venaient les pluies et les neiges de la saison froide ? Combien avaient accepté les besognes les plus sales pour se nourrir, combien avaient dormi sur des paillasses pleines de vermine dans les docks de Mavro Limani et erré dans le désert pendant vingt ans, et combien d'autres avaient préféré la maladie et la mort au retour ? En réalité, il y avait eu des jours sombres où Léogan aurait sans doute voulu ravaler sa honte pour ramener son frère agonisant à Canopée où il aurait pu recevoir des soins pour une maladie qu'il n'aurait sans doute pas contracté si vite s'il n'avait pas vécu des années dans la fange – et c'était Léo qui en était responsable. Léo et sa stupidité, ses illusions grotesques de jeune capitaine, Léo et son abrutissement d'homme d'armes, incapable de faire autre chose de ses dix doigts et de son cerveau que cogner, faire des pirouettes et des acrobaties, élaborer des plans militaires et donner des ordres. Léo, tellement dégoûté de l'armée et si inapte à d'autres fonctions, qu'il n'avait pu finir qu'égorgeur de grands chemins. Qu'y avait-il à dire d'autre ? Il aurait aimé rentrer à Canopée les jours de disette, de famine et d'épidémie, mais il avait brûlé toutes ses cartouches dès le départ – il n'avait pas pu rentrer, il ne le pouvait pas davantage aujourd'hui, même avec son titre argenté et prestigieux de colonel, la cité lui avait fermé ses portes pour toujours.
Retourner à Canopée, hin ! C'était tout juste si ça ne lui donnait pas envie de vomir.
La fumée tourbillonna dans sa bouche, il en repoussa un peu dans l'air bruineux et l'aspira lentement par le nez avec satisfaction.

« S'encanailler... » marmonna-t-il en étouffant un ricanement, la cigarette entre les lèvres, avant de tousser quelques panaches de fumée.

S'encanailler...
Les jeunes aventuriers retournaient tous à Canopée, au bout du compte. Il retrouvait les soieries de leurs lits, leur vaisselle en porcelaine, leurs beaux habits et les soirées mondaines. Cette bougresse de Zélos avait raison. Mais Léogan n'était plus jeune depuis longtemps, et il avait bien assez fréquenté la finesse des aristocrates et bien assez vécu dans le dénuement des pauvres pour comprendre que la racaille était partout, et la fortune, la soie, les titres, les beaux discours n'en étaient qu'un déguisement – son plus vicieux travestissement sans aucun doute. La vérité, c'était qu'on ne s'encanaillait jamais davantage qu'en respirant le parfum qui couvrait la vulgarité de la noblesse.
Cette pauvre Orchid, l'innocente, n'avait jamais dû assister aux grands spectacles coûteux et flamboyants de la racaille aristocratique, elle n'avait jamais dû mettre les pieds à une soirée mondaine, et c'était peut-être tout juste si elle n'avait discuté qu'avec Elerinna pour se faire une idée de la finesse sindarine. Qu'en avait-elle conclu... ? C'était encore difficile à dire. Il était évident qu'elle avait, malgré ses fonctions de prêtresse, intégré que sa place était aux ordres de gens nobles et élégants auxquels elle devait se sentir redevable. En éprouvait-elle de l'humiliation ? Ou le sentiment légitime d'être au bon endroit quand d'autres s'amusaient par caprice à occuper des places qui n'étaient pas les leurs  ? Cela aurait certainement constitué une discussion intéressante mais la jeune femme estima manifestement que leur échange avait duré bien assez longtemps.

Le visage tourné vers la nuit, elle lâcha sa dernière phrase avec une transparence pragmatique et professionnelle qui éleva soudain un mur entre elle et lui.

« Mmh. »

Sa cigarette, qu'il lui tendait toujours sans plus vraiment y penser, se consumait peu à peu. Il l'agita légèrement.
Et puis son visage se ferma hermétiquement, son regard s'envola soucieusement au-dessus du visage sombre et vindicatif d'Orchid. Dormir. Grands dieux, oui, il aimerait dormir. Pendant cent ans au moins, d'un sommeil sans rêve, lourd et irrésistible, dont il se réveillerait libéré de tout souvenir et de tout souci.
Mais il le savait, cette nuit-là, après un tel massacre, il ne trouverait pas le repos. Il était encore gorgé de violence sanguinaire et de fureur, tout au fond, sous ses volutes de fumée et les vapes de l'opium – et c'était peut-être de cela, dont il cherchait à se prémunir. Quand parfois il parvenait à fermer l’œil une petite heure, quelque chose dans son esprit formait des images de grandes batailles d'autrefois, et il nageait dans le carnage répugnant de Taulmaril comme s'il y avait été en personne, il tendait la main, et tout s'anéantissait sous ses doigts, ses songes étaient pleins de cadavres qu'il avait fauchés, de gens qu'il massacrait, et souvent, il réalisait tout à coup qu'il venait de plonger un couteau dans la nuque d'un soldat qu'il connaissait, d'un collègue, d'un ami, ou de cette femme qu'il égorgeait toujours atrocement dans la chaleur intime de leur lit.
Il ne voulait pas rentrer chez lui ni dormir. Ouvrir la porte, respirer les cendres froides de la cheminée et entendre le bruit de ses bottes résonner, seules, entre les murs. C'était pourtant tout son quotidien ; la journée et une grande part de la nuit à travailler sans relâche dans tous les coins de la ville et au soir, le retour, le silence, la solitude, les cauchemars. Ça lui tordait le ventre d'angoisse. Il s'imaginait que peut-être en galopant loin d'Hellas, en fuyant les neiges cimmériennes, en se perdant dans le sable du sud, s'il allait assez loin, tout ce qui se bousculait dans sa tête pourrait doucement s'effacer.
Mais... Sans doute que non.

Et tout à coup, Igrim lui tira la cigarette d'entre ses doigts. Il cligna des yeux avec surprise. Il se demanda un instant si la drogue pouvait avoir de l'effet sur une constitution zélos et considéra la jeune femme avec autant de perplexité qu'elle examinait la cigarette. Il s'apprêta à lui dire d'inhaler doucement pour ne pas s'étouffer, mais elle jeta le mégot par terre, le regard de Léogan s'écarquilla et le suivit jusqu'au pavé où il rebondit une fois avant de se faire écraser sous la botte d'Igrim. Une part de lui se révolta dans sa torpeur et il fronça des sourcils, ouvrit la bouche pour protester – non non non, mais on torchait pas de l'opium comme ça sous sa chaussure ! Mais déjà, Orchid se présentait à lui, l'épée sur l'épaule, prête comme elle l'avait suggéré à se remettre au travail.
A cet instant, il sentit toute l'étendue de sa stupidité. Et, tandis que la fumée épicée du tabac et du chandoo s'évanouissait dans la nuit froide, le poids habituel qui pesait sur sa poitrine retrouva sa place. Il y avait encore du travail. Il n'avait que du travail, partout, qui nécessitait d'être abattu sans cesse pour que la mécanique fonctionne – des officiers à limoger, de la paperasse à trafiquer, des rues à sécuriser, d'autres souricières et des corps à la morgue. Il renifla, s'essuya le front d'un geste de la main et acquiesça d'un signe de tête.

« Oui, oui, vous avez sans doute raison. » murmura-t-il, en ramenant vainement ses cheveux en arrière.

Mais il respira un bon coup l'air glacé et putride de la rue de la vieille chapelle, fourra ses mains dans les poches de son manteau, et commença à descendre les marches tout en réfléchissant à la suite des opérations – et à la nécessité urgente de s'occuper de ses plaies rouvertes et de son visage s'il ne voulait pas faire peur à ses collègues le lendemain, quand il se rappela qu'il ne pouvait rien faire dans l'instant sans sa collègue de circonstance. Il s'arrêta au milieu et se retourna finalement vers Igrim, en haussant les sourcils d'un air interrogateur.

« Ça vous dit de rappliquer chez moi pour qu'on discute de la suite de nos affaires ? demanda-t-il, d'une voix neutre. Pas longtemps, vous en faites pas. Le temps qu'il faudra. Après tout, j'm'en voudrais d'en imposer toute la nuit à votre ego plébéien, avec mes caisses de prestance et de panache sindarins, hein ? » ajouta-t-il, en ponctuant son sarcasme d'un sourire mordant.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeJeu 1 Jan - 20:13

C’est lorsqu’il explosa de rire qu’elle se rendit compte du piège dans lequel elle était tombée. Ce fut comme lorsqu’une muraille de défense tombe trop facilement sous les coups d’un bélier que l’on a sous-estimé, comme lorsqu’une noix explose entre le pouce et l’index d’une main qui convoite ce cerneau trop peu défendu. La citadelle de ses pensées se trouva alors à la merci des attaques du stratège qui l’avait conduite à se découvrir à montrer sa nature. Dernier bastion de son for intérieur, il ne serait pas dit qu’elle le laisserait prendre sans combattre. Elle crispa ses mâchoires de fureur et pour résister à la tentation de se jeter sur lui.

Ce rire ! Cette arme qu’elle ne maîtrisait pas. La dérision érigée en arme de précision, elle savait que c’était un de ses points faibles. Non qu’elle ne comprenait pas le deuxième degré, mais il était chez elle grinçant et assez vite cruel comme une flèche qui préfère se loger dans un point sensible que dans un point vital. Léogan avait réussi et, elle aurait dû le savoir, possédait cette façon de manier la dérision ou le deuxième degré sans avoir l’air d’y toucher en tout cas pour une Zélos comme elle. Comment alors se défendre lorsque les forces présence étaient si inégales ? Comment réagir alors que le doute s’insinue en vous, sur l’origine de ce rire, sur vos capacités à comprendre le monde, les autres, leur discours leurs manœuvres rhétoriques ?  Que faire, que dire lorsqu’on ne peut pas chercher la piste de cet animal trop rusé qu’est le rire que l’on se retrouve comme désarmé dans la bataille ? Car s’était bien une bataille dans laquelle il la projetait. Et comme elle aurait aimé la livrer avec une lame, de quoi terminer définitivement les assauts en posant le pied sur le corps de son adversaire ou en périssant pour en finir avec ce sentiment d’infériorité ! Mais le combat était d’une autre nature et dans le faible outillage qui était le sien, le silence était sans doute son meilleur allié. S’il n’avait envie d’entendre les autres que pour retourner leurs paroles et leurs attitudes contre eux et bien il en serait pour ses frais. Une grotte résonne et se montre toujours trop ouverte vers l’extérieur, mais une fois murée, aucune vie n’en sort, aucun bruit ne révèle les âmes qui la peuple, tout comme les citoyens marchant au-dessus de la « prison des déments » ne perçoivent rien des souffrances des incarcérés. Et elle pouvait toujours doubler le mur de son silence par le mur de son dos, même s’il y était sûrement capable de décoder la réprobation et la blessure qu’il lui avait infligée. Ses narine se dilataient et petit à petit, elle parvenait à faire abstraction de se rire qui ne voulait pas finir et de cette voix qui ne semblait faite que pour humilier, mais qui après tout avait jeté son masque. Redoubler de méfiance à son égard et à l’encontre de ses propres faiblesse, à elle de tirer les leçons de cette escarmouche qu’elle ne pourrait à l’évidence pas gagner… Savoir tout cela ramena en elle le calme dont elle avait besoin pour rester maîtresse d’elle.

L’entendre convenir de ce qu’elle avait pu expliquer se fit donc à travers un épais filtre, comme lorsque on plonge sous la surface d’un lac et que les bruits de l’air libre vous parviennent déformés et atténués. Ce ne devait de toute façon n’être qu’une nouvelle chausse trappe, un nouveau piège pour le faire revenir dans l’échange et la cueillir à la première occasion comme le crochet au foie qu’on n’a pas anticipé avec une garde trop haute. S’il voulait effectivement connaître les gens il y avait des moyens plus civils pour y parvenir. Même elle, Zélos, femme repêchée de la sauvagerie le savait. Poser des questions directes, sans jugement de valeur et sans fosse à pieu cachées en dessous avait plus de chance de le lui permettre… Les relations « humaines » lui étaient trop inconnues pour les prendre telles des jeux, à chaque fois elle posait les pieds en terrain inconnu avec mille précautions. Ce n’était pas la première fois qu’elle était amenée à découvrir une nouvelle personnalité, mais en général ses défenses suffisaient et elle n’avait que peu besoin de s’exprimer. Et puis l’ombre lui convenait mieux. Souvent elle était dans celle d’Elerinna ou d’une autre sœur de l’ordre qui se chargeait des joutes verbales alors que la Zélos se contentait d’observer et se faisait une idée de la personne. Enfin, ll y avait ceux qu’il était inutile de prendre en considération car voué à disparaître…

Toujours était- qu’elle était trop préoccupée par sa défense pour se demander ce qui pouvait pousser le Sindarin à se montrer si mordant. Et puis il était commode de mettre cela sur le compte des travers accordés d’ordinaire à ce peuple. Chassez le naturel, il revient au galop, même lorsqu’on traine ses guêtres parmi la racaille des cités en perdition d’Isthéria…

Sans réagir, elle l’écouta élucubrer sur un soi-disant choix. Il s’était moqué mais elle en prenait conscience, il n’avait rien copris de ce qu’elle avait essayé de lui faire comprendre. Pourquoi choisir ? Pourquoi juger sur une appellation ou une autre ? Et quel contresens que de trouver son grognement d‘antan formel ! Ces dernières pensées la rassérénèrent. On pouvait être un fin Sindarin et faire fausse route et même comme cela se gausser de son prochain. Elle laissa des échos du passé emplir sa tête de :

*Orchid ? Orchid !!! Orchid Orcirdr ? Orchid…*

La grande prêtresse lui avait permis de retrouver ces voix et ses visages qui se noyaient dans les brumes d’un passés révolu mais non complètement effacé. Et puis Igrim c’était revendiquer ce qu’elle était devenue et finalement ce qu’elle était. Elle n’avait pas choisi de devenir une bête pour survivre et de n’avoir gardé de langage que ce grognement hargneux. Là encore Elerinna Lanatae avait accepté ce nom avant de connaître celui de sa naissance. Elles avaient parcouru les méandres d’une mémoire étiolée par les épreuves… Igrim et Orchid Orcirdr avaient appris à cohabiter à s’accepter à être finalement fière l’une de l’autre pour ne plus être qu’une seule et même personne.
Qui s’étonnerait alors que la Zélos considère son mentor comme le phare de sa nouvelle existence ?
La seule question qui pouvait encore se poser était de détermine quand et pourquoi la rescapée choisissait l’un ou l’autre de ses noms pour se présenter. Peut-être le danger appelait-il Igrim, mais peut être que l’humeur du moment suffisait-elle ?….

*Juste pour voir… Tu t’es bien marré ?...*

Elle aurait aimé avoir la capacité d’ajouter :

*Je suis contente pour toi !...* mais mêmes intellectuellement suscité cela lui restait étranger, preuve que malgré le calme qui l’avait regagnée, sa rancœur était encore présente.

Bien ancrée dans son mutisme et dans le sol qui l’avait vu si souvent ramper, elle ignora les considérations sur les finesses aristocratiques. Que cherchait-il encore ? Lui montrer ses incompétences mondaines ? Lui signifier qu’elle ne compterait jamais comme comptent les grande divas comme Elerinna et Irina la rouge ? Elle le savait depuis bien longtemps. Que lui importait, elle avait déjà un titre, usurpée à ses yeux, de prêtresse, elle savait qui elle était. Elle avait déjà eu bien  du mal à reconstruire cette personne ce n’était pas pour se perdre dans des fonctions ou des apparences qu’elle ne maîtriserait jamais… Lui, au contraire, dès qu’il le voudrait n’aurait qu’à faire valoir ses origines et ses états de service pour fréquenter les hautes sphères militaires et pourquoi pas politiques et religieuses. Il est des chemins plus faciles à parcourir pour un Sindarin que pour une Zélos, même lorsqu’elle a pu aller au bout de son enfance, même lorsque le hasard l’a poussé entre les mains d’une haute Sindarine. Elle en était sûr, il savait tout cela et y puisait sans doute toutes les raisons de son mépris et de son cynisme. Peut-être se demandait-il même comment sa congénère et grande prêtresse d’Elerinna Lanatae pouvait garder dans son entourage la grossièreté d’une Zélos mal léchée… La côtoyer était une aumône qu’il lui concédait sans doute imposée par les instructions le celles qui siégeait au plus haut de l’ « ordre ». Oui il s’était encanaillé, elle ne pouvait pour l’instant s’ôter cela de l’esprit. Il s’était encanaillé et peu importait son degré de compromission, son degré d’immersion parmi la racaille, il lui suffisait que ses motivations tombent pour reprendre le chemin de Canopée et la vie d’harmonie dont parlent tous les voyageurs, le vernis de crasse craquerait irrémédiablement et les pauvres bougres qu’il avait eu sous ses ordres seraient vite oubliés, même ceux auprès du corps desquels il s’était agenouillé après une bataille…

A quel point pour un colonel Sindarin, les Terrans et à fortiori les Zélos avaient-ils une importance, une importance supérieure au pion d’un jeu que l’on est venu jouer jusqu’à ce que le dégoût de la fange vous fasse renverser l’échiquier pour retourner vers une vie de luxe en se demandant si tout cela n’avait pas été qu’un rêve ou un cauchemar selon la fierté que l’on avait conçu de cette petite expérience… Mais au fond d’elle, elle ne parvenait pas à envier cette vie seulement la rejeter, la réprouver peut-être… Une cellule monacale et courir dans la lande avec les loups lui suffisaient. Elle savait qu’elle ne se débarrasserait jamais de ses spectres qui hantaient encore ses nuits, mais elle n’en avait plus peur pas plus de dormir dans une tanière…

Et puis elle était capable d’apprécier les petits plaisirs que pouvait lui accorder la vie et la tête que faisait l’officier depuis quelques secondes en faisait partie. Elle n’avait rien prémédité, mais si elle avait su quel effet ferait sur Léogan Jézékaël la perte de son précieux mégot, sans doute l’aurait-elle fait plus tôt, toute puérile que pouvait paraître cette farce. Oh ! Comme elle savoura son visage interdit, ce pauvre Sindarin ne sachant plus sur quel pied danser. Alors comme cela, ils n’étaient pas inaccessibles ?!! Elle se le répétait, par Kesha que cette satisfaction était ridicule, mais comme elle la réchauffait ! Elle se garda bien cependant de risquer une quelconque remarque qu’il aurait tôt fait de lui renvoyer comme un boomerang.

Et pourtant, il descendit lui-même de son piédestal. Etait-ce possible de voir un grand seigneur du cynisme admettre que quelqu’un d’autre pouvait avoir raison ? Etait-ce possible de l’entendre faire preuve d’autodérision ? Pétrifié par cette volteface comportementale, elle resta à son tour interdite ne sachant que répondre, partagée entre l’envie d’enterrer la hache de guerre et la nécessité de se prémunir d’un nouvel assaut oral. Elle ne put réprimer un sourire qu’elle tordit cependant en un rictus ironique, contrainte de se placer au même niveau que lui tout en sachant qu’elle aurait du mal à tenir la distance, elle acquiesça :

« Nous avons du pain sur la planche en effet… »

Elle désigna du menton et du regard le flanc du blessé :

« … et puis je pourrai exercer mes doigts maladroits de Zélos mal dégrossie sur votre peau d’aristocrate… Enfin, s’il se trouve du matériel de couture dans vos quartiers »

C’était comme si la nuit devenait plus légère. Elle maudissait ces bouches qui savent inspirer amertume et complicité à leur guise et pourtant elle voulait croire que quelque chose d’estimable se cachait derrière les dents acérées de ses mots trop habiles. Elle se porta à sa hauteur pour le suivre là où il avait décidé de les mener finir cette nuit qui ne serait peut-être pas assez longue pour purger tout ce qu’il y avait à purger : le travail et les blessures du combat bien sûr, mais aussi les non-dits et les malentendus, mais quel plus grand malentendu pouvait-il y avoir que d’associer un Sindarin et une Zélos ?
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeJeu 8 Jan - 20:06

Léogan considéra d'abord Orchid avec détachement. Il s'arracha lentement à ses pensées et à sa contemplation absorbée des bas quartiers pour poser sans ciller son regard opaque sur elle, où la nuit semblait avoir déversé sa froideur d'encre. Ses paroles, étranges, atteignirent difficilement son esprit embrumé. La familiarité bizarrement enjouée qu'exprimait soudain la jeune femme le fit légèrement tiquer mais il était encore trop déconnecté de la réalité, des contacts humains communs, courtois et civilisés, qui ne s'approchaient pas, de près ou de loin, à un massacre en règle, qu'il omit de lui répondre immédiatement.
Et puis tout à coup une lueur d'interrogation faible et surprise s'alluma dans ses yeux et il se sentit profondément déstabilisé. Ça, ça, c'était plutôt... Inattendu.
Il scruta la Zélos bien en face pendant de longues secondes, interdit, avant d'être tout à fait assuré, quoi que stupéfait, qu'elle était tout ce qu'il y a de plus sérieux au monde. Il ravala sa salive. Après tout... Igrim était une prêtresse de Kesha. Il était un peu trop facile de l'oublier, avec sa réputation secrète de femme de main, sa participation aux missions armées et son métier d'espionne à plein temps ; mais elle avait comme toutes ses sœurs un savoir et des compétences médicales que leur confession ainsi que leur profession exigeaient, n'en déplaise à Elerinna qui avait somme toute quelques connaissances théoriques, mais dont il n'avait pas le souvenir qu'elle lui ait déjà proposé des soins après qu'il se soit pris une bonne peignée en lui servant de bouclier. Mais c'était autre chose encore.

« Heu, ouais... dit-il, d'une voix éraillée, la tête tendue sur le côté, en grimaçant un sourire contrit. J'suppose qu'elle en aura vues d'autres, hein ? Enfin, merci, je crois, Igrim. Orchid. C'est, bah, c'est sympa. Putain d'sympa, même. »

Il hocha la tête d'un air grave, les yeux encore ronds d'étonnement ; il eut l'air d'un pauvre paumé à qui on aurait jeté la pièce ; et il puis il se racla la gorge pour regagner un semblant de contenance. Il n'avait jamais compris comment les gens parvenaient à faire aussi spontanément preuve de prévenance et de gentillesse. Il suspectait souvent la politesse ou l'hypocrisie d'être à l’œuvre – au fond, l'une ou l'autre, c'était du pareil au même – et il regardait encore Igrim avec inquiétude, sans réussir vraiment à le déterminer. Non, et puis d'autant plus que la plupart des gens normaux lui auraient sans doute déjà démonté la gueule, à ce rythme-là de provocations et d'insultes, alors vraiment, tout ça lui semblait vertigineusement... Bizarre. Qu'est-ce qu'elle cherchait à faire... ?
Au bout du compte, il se résolut à cesser de se faire des nœuds au cerveau et à laisser sa confusion où elle était et il se détourna lentement de la jeune femme pour continuer de descendre les escaliers. Il entra dans la chapelle par la grand-porte, afin de remettre la main sur son épée courte qu'il avait perdue pendant la bataille, et rejoignit la rue en plongeant son nez dans son col qu'il fermait étroitement.

Il ne prononça pas un mot de plus tandis qu'il traversait les bas quartiers en sens inverse, guettant cependant l'apparition de la moindre expression sur le visage de sa curieuse comparse, pas plus qu'en remontant les quartiers commerçants, jusqu'à l'avenue du temple, riche et élégante, et enfin il rejoignit la rue des officiers, non loin de la caserne et du lieu de culte lui-même, qu'on appelait la rue du Point du Jour – bucolique désignation pour un abri d'hommes rigoureux et pragmatiques qui se levaient aux aurores pour remplir leur devoir.
A cette heure de la nuit, cependant, il n'y avait pas âme qui vive et Léogan s'en satisfaisait silencieusement. Il était évident qu'aucun agent du Maire n'aurait eu le loisir de les suivre ce soir, avec ce qui s'était passé à la vieille chapelle, mais il était d'autant plus content de ne pas avoir à croiser de collègue qui aurait zieuté Orchid avec indiscrétion et qui aurait commenté avec un paquet de questions dérangeantes l'état piteux de sa propre figure. Il s'arrêta devant une bicoque en colombages bizarre, encastrée entre deux maisons aux extérieurs propres, qui dans la nuit prenait une apparence plus inquiétante et bancroche que de jour, avec son toit de tuiles qui, comme un chapeau mal ajusté, manquait de s'écraser sur les pavés, et ses étages agencés hasardeusement. Il monta une volée de marches abritées sous un tilleul – mystérieusement vert malgré la saison – et s'abrita avec Orchid sous l'encorbellement, tandis qu'il fouillait dans le désordre affreux de ses poches pour y trouver la clef, vieille chose en cuivre, lourde et tordue, qu'il glissa maladroitement dans la serrure.
Ils entrèrent. La maison était noire et silencieuse.

« Faites pas gaffe au bordel. Enfin, si vous pouvez... » rectifia-t-il, en fronçant le nez et les sourcils, avant d'écraser sous sa botte une bouteille d'alcool qui se fracassa à grands bruits – ah, il l'avait oublié, celle-là... Il grimaça dans le noir. « A la réflexion, faites gaffe où vous mettez les pieds. »

D'un revers de chaussure, il balaya à l'aveuglette les morceaux de verre contre le mur et referma la porte derrière Orchid. Tout à coup, le vent coupant de la rue cessa de leur vomir sa pluie glaciale et ses grêlons dans la figure et un soulagement étrange envahit Léogan. De grandes bourrasques secouaient sa bicoque, ses encorbellements, son torchis, ses colombages et ses vieilles poutres où, entre leurs interstices, s'insinuaient des expirations lugubres qui se perdaient sous les combles en ne laissant derrière elles qu'un froid sinistre. Il resta penaud devant la jeune femme, en se pinçant les lèvres d'un air pensif – eh bien voilà, mon p'tit Léo, t'as pas voulu rentrer seul, maintenant t'es bien à l'abri, trempé de pluie et de sang, chez toi avec une presque inconnue, et puis c'est tellement crade ici que ça donnerait des palpitations à n'importe quelle bonne femme de ménage... T'as de ces idées, parfois, mon pauvre ami. La poussière retombait mollement à leurs pieds. Il eut envie d'éternuer.
Il finit par s'ébrouer nerveusement, comme un animal, enleva sèchement un de ses gants et fit un peu de lumière en produisant une étincelle d'électricité entre ses doigts. Le halo bleuté éclaira étonnamment le couloir où Léogan commença à progresser gaillardement. L'endroit, très haut de plafond, était envahi par une végétation tropicale dense, des albizias en arbustes qui donnaient d'étonnantes fleurs rouges, quelques palmiers qui assombrissaient considérablement son chemin, un badianier, dans un coin, qui sentait une forte odeur d'anis, de surprenantes cannas tachetées, des passiflores qui commençaient à grimper sérieusement aux murs et à s'enchevêtrer dans les gonds des portes, des bambous en quantité et des dypsis qui encombraient abusivement le passage – c'était les plantes du jardin que Léogan faisait pousser avec la minutie d'un botaniste et qu'il avait entassées là comme à une de ces expositions des curiosités exotiques de l'archipel pour les préserver des intempéries cimmériennes. Il écarta précautionneusement les larges feuilles et les branches, enjamba les pots de terre, se glissa parmi la végétation en prenant bien garde d'être suivi par Orchid et posa finalement sa main sur la poignée d'une porte, dissimulée sous deux énormes passiflores qui serpentèrent rapidement sur le mur, animées par la chaleur étrange qui émana soudain des doigts de Léogan. Il ouvrit finalement le cagibi crasseux, aux fenêtres haut-perchées et cachées derrière des rideaux rapiécés, qui lui servait de pièce de vie. Il tâtonna un peu sur un petit meuble bancal, à l'entrée, et y trouva un chandelier à trois branches, dont les bougies s'affaissaient piteusement ; il les alluma en pinçant leurs mèches entre ses doigts brûlants et tout le capharnaüm de l'endroit se déploya entre les traits dorés et feutrés des flammes.

« La noble résidence Jézékaël, ma Dame ! annonça-t-il, en faisant rouler un grand geste théâtral sur l'endroit. Si vous voulez bien me permettre. »

Il s'écarta un peu de l'entrée pour laisser Orchid passer devant lui, en feignant la galanterie avec beaucoup d'amusement. La pièce était un peu exiguë et ressemblait davantage à un grenier ou à un débarras qu'à un salon – mais c'était l'idée que Léogan se faisait d'un salon, alors c'était très bien. Il n'y avait pas beaucoup de meubles, seulement un très vieux fauteuil défoncé au tissu déteint, qui avait longtemps constitué la seule assise du lieu, et un petit sofa, de meilleure apparence, qui datait de l'époque où sa fille vivait ici, une table basse disposée entre les deux devant la cheminée froide, une armoire, quelques caisses de transport qui avaient contenu des herbes rapportées d'El Bahari et de la quincaillerie diverse, et puis sur un petit promontoire sous les fenêtres, dans l'obscurité étouffante, la silhouette informe d'un piano camouflé pudiquement sous une grande couverture. Les murs étaient habillés de tissus couleur sable, si bien qu'on se faisait l'impression de marcher sous une tente d'Argyrei en plein désert. Partout il y avait un bric-à-brac d'objets, la plupart insolites et sans utilité, achetés par curiosité sur les marchés avec les derniers sous qui lui restaient en poche, comme ce crâne de cerphéli ou cet instrument d'optique en cuivre dont il ne savait pas se servir, des plantes toujours, une pipe à eau qui trônait sur le piano, une lampe à huile, des castagnettes, des cahiers griffonnés, éparpillés par terre et couverts d'une écriture noire illisible, des feuilles volantes, des cartes, des plumes, des livres anonymes bizarres et ésotériques et des traités militaires, des vêtements, une trompette, des bouteilles, vides, pleines, de whisky, de cognac, de vin brûlé et de désinfectant, des verres, des tasses, vides, sales, de la vaisselle, de la nourriture, des fruits secs, un violon, un grand assortiment de couteaux hétéroclites, une arbalète de poing, des carreaux enfoncés dans une poutre, un arc, des flèches et le reste était sans doute caché sous les lourdes fourrures qu'il avait laissées traîner à toute berzingue. Tout ça exhalait un parfum curieux et musqué sinon écœurant d'encens, de crasse, d'épices, de cannelle, de tabac et de cendre froide.

Léogan considéra la pièce avec scepticisme et grimaça en se frottant nerveusement sa barbe mal entretenue – il avait presque oublié le désordre qui régnait ici, ou peut-être qu'il n'en avait maintenant conscience que parce qu'elle était soumise et lui avec au regard et au jugement d'une étrangère. Oh et puis, elle penserait ce qu'elle voudrait... Qu'y avait-il à en tirer qu'elle ne savait déjà ? Et puis qu'est-ce qu'on s'en branle, hein.
Il haussa des sourcils avec agacement et indiqua le couloir d'un signe de tête en marmonnant gauchement :

« J'reviens, euh, j'vais faire... Des fouilles archéologiques. Pour trouver le matériel de broderie. Installez-vous, faites-vous d'la place, poussez les machins par terre, on s'en fiche... Et puis faites un feu dans la ch'minée, si vous voulez, ajouta-t-il, en montrant d'un geste évasif les quelques bûches disposées dans le foyer froid ainsi que le combustible. Y fait... Pas très chaud. »

Il papillonna des paupières rapidement, comme un hibou mal réveillé, et se détourna sèchement. Il entra dans une autre pièce, minuscule, dallée de pierres blanches, exceptionnellement propre mais qui disposait également d'une cheminée, d'un placard, d'une fontaine à poussoir et surtout d'un baquet en bois dont il s'approcha avec inspiration. Il sortit du placard du linge qu'il déplia au fond du bain, fit un feu, remplit une immense marmite d'eau, la déposa avec effort sur le foyer et se frotta les mains, satisfait.
Bon d'accord, il avait peut-être encore des restes de « finesse sindarine ». Mais enfin, c'était une maison d'officier, il y avait l'eau courante, et s'il oubliait assez facilement la saleté qui se déployait autour de lui, il ne supportait pas de rester très longtemps couvert de crasse. La faute à la sensibilité exacerbée peut-être. C'était très agaçant.
Il fronça du nez et baissa les yeux sur sa cape, son manteau et sa chemise qui puaient la sueur et le sang. Il se dévêtit rapidement et passa une main sur l'immense morsure qui parcourait sa poitrine et une partie de son ventre de traits nacrées et de crevasses écarlates. Il aurait certainement dû s'en préoccuper avant d'être confronté à une rixe de ce genre, c'était stupide. Il appuya un peu à l'endroit où ses côtes avaient été cassées quatre mois plus tôt et grimaça de douleur.
Irrité contre lui-même, il passa un peu d'eau sur ses blessures et sur son visage tuméfié, passa une autre chemise et entreprit enfin de chercher dans le placard du matériel de soin indispensable qu'il gardait toujours sous le coude, étant donné ses dispositions incroyables à se prendre des marrons dans le coin de la figure. Il sortit de la salle de bain chargé de toile, de bandages, de pansements occlusifs et d'emplâtres, de fil textile et de fioles médicales diverses qui contenaient des mixtures et des onguents qu'il tenait depuis longtemps de médecins d'Amaryl, et surtout d'Irina ces derniers temps. Il n'avait aucune compétence dans le domaine complexe des soins, mais enfin, il avait encore assez de bon sens pour avoir retenu les instructions qu'on lui avait données pendant toutes ces années.

Il poussa la porte du salon d'un coup de pied, tandis qu'il appliquait déjà d'une main un cataplasme sur sa tempe. La chaleur dorée du feu qui crépitait dans la cheminée le soulagea doucement. Il entra d'un pas feutré dans la pièce et déposa son attirail sur la table basse entre deux bouteilles, en écrasant sans ménagement un rapport à moitié chiffonné. Dans un profond soupir, il s'effondra dans son fauteuil qui grinça de façon inquiétante et renversa sa tête en arrière en se tamponnant toujours la figure d'un geste las et approximatif. Il indiqua vaguement à Igrim le nécessaire médical en lui suggérant qu'elle pouvait en disposer pour son usage personnel. Ses épaules se dénouèrent faiblement et il croisa ses bottes sous la table en s'étirant.

« Alors vous disiez... grogna-t-il d'un ton étouffé, à moitié sous son cataplasme. Vous disiez qu'on pouvait faire quelque chose pour Grimgel ? »
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 11 Jan - 18:45

Quelque chose venait de se déclencher. Quoi, elle n’aurait pas su le dire, mais ce fut comme un le cliquet sur une roue dentée, comme la gâchette d’une arbalète juste avant que la corde ne projette la flèche. Quelque chose venait de changer dans la superbe de Léogan. La Zélos ne percevait pas bien ce qui avait pu provoquer ce pli dans son attitude. Sans doute quelque chose qu’elle avait fait ou dit, mais réagissant plus à l’instinct qu’à l’analyse elle avait du mal à en cerner la cause. Pour ceux qui n’auraient pas compris les ressorts de fonctionnement de la Zélos, il leur sera aisé de comprendre que son instinct lui avait permis de survivre pendant les premières années de sa vie. Instinct sans lequel elle n’aurait pas été capable de prendre les décisions propice à la maintenir en ce monde, mais qu’elle ne prit jamais le temps d’analyser. Lorsqu’elle était arrivée au monastère, son mentor avait engagé une partie de son énergie à lui inculquer plus de réflexion et de retenue, propice à survivre dans le monde civilisé où la parole et les attitudes sont aussi acérées que les lames ou les crocs auxquels elle avait survécu. Ses progrès avaient été évidents, mais elle demeurait encore insuffisamment armée dans la relation et si elle devait être honnête, Elerinna avait en partie échoué à lui faire considérer ces insuffisances comme des handicaps rédhibitoires, sans doute la nature profonde Zélos ou la prééminence des premières années… D’autre part si Léogan voulait une réponse au détachement de se complice face au carnage de la nuit et sa capacité à se montrer presque légère, il devrait la chercher dans la somme de violence auxquelles celle-ci avait participé soit en tant que victime soit en tant que bourreau. Une part d’elle avait été irrémédiablement corrompue en rejoignant du côté obscur les bourreaux qui l’avait projetée dans un premier temps dans la fosse commune des martyrs. Une autre part avait été anesthésiée pour ne pas sombrer définitivement dans la folie comme les soldats surentrainés qui ne voit plus les corps tomber que comme des silhouettes de bois sur lesquelles ils se sont exercés.

Cependant quelque chose en elle se satisfit de penser qu’elle pouvait avoir un impact sur le Sindarin. Elle s’imposa de le dissimuler derrière un masque d’impassibilité exercice dans lequel elle excellait lorsqu’elle n’était pas, à l’improviste, poussée dans ses retranchements comme Léogan l’avait fait quelques secondes plus tôt. Elle laissa l’officier la dévisager, se demandant ce qu’il cherchait en elle, trop heureuse pour une fois de ne pas être l’objet d’une nouvelle provocation. Ce demandait-il s’il pouvait avoir confiance en ses talents de guérisseuse ? S’il en cherchait une de la trempe des sœurs de l’ordre, il serait forcément déçu. Si elle avait suivi les enseignements sur les rites, sur la vie en société, surtout la vie en société, un grand nombre des compétences des prêtresses de Cimméria lui étaient encore étrangères, ses préférences étant de loin allées vers les compétences de combat ou apparentées. Elle avait subi avec la bénédiction de la Grande Prêtresse une formation atypique dont elle se félicitait mais qui la gardait en marge de l’ordre. Cette position, lui permettait d’observer de l’intérieur mais sans investissement disproportionné, les activités religieuses qui restait un mystère fascinant pour la Zélos. Pour revenir donc aux soins qu’elle était en mesure de prodiguer au Sindarin ils étaient très… naturels et pas toujours délicats, mais une bonne rasade d’un des alcools que semblait affectionner son futur patient et…  et puis si ça piquait un peu, elle tiendrait là une petite revanche sur les piqures psychologiques qu’elle avait endurée, petit relent de sadisme qu’elle devait bien assumer dans ses travers… Mais n’allons pas trop vite. Elle avait pu entrevoir brièvement les chairs sanguinolentes du garde prétorien et avait pu les comparer à des blessures qu’elle avait déjà subie lors de sa vie d’incarcérée mais aussi sauvage, blessure qu’elle avait dû traiter avec le moyen du bord de façon plutôt heureuse puisqu’elle n’avait perdu aucune partie de son corps, malgré quelques cicatrices dont la plus importante avait fini par devenir, comble d’un certain mazochisme, chère à son cœur, rappel à sa mémoire de la haine qu’elle pouvait vouer à certains types de personnes mais aussi que la confrontation directe n’était pas toujours la meilleure des stratégies.

Elle savoura en silence les remerciements maladroits du blessé malade qui plus était. Le soigner lui rendrait service certes, et elle était capable de cette posture, mais surtout le rendrait plus opérationnel pour leur mission. La fièvre qui semblait le tenir était hors de ses compétences alors autant agir là où elle le pouvait…

L’épée sur l’épaule, lui donnait une contenance qui lui convenait assez comme si le tranchant de la lame lui servait aussi de bouclier dans sa relation à Léogan. Elle attendit qu’il ait récupérer son arme et lui emboîta le pas dans l’obscurité de la ville. Le noir des ruelles était presque reposant comparé au rouge des ruines qu’ils venaient de quitter, rouge du sang, rouge des braséros des soigneuses, rouge de sa colère maintenant apaisée.

Le silence de son guide lui convenait parfaitement, lui laissant le loisir d’essayer de mémoriser leur itinéraire et de se faire une idée de l’environnement familier à l’officier. A cette heure, les rues étaient désertes et la ville ressemblait à une cité fantôme, c’est à peine si un chat croisa leurs pas à un carrefour leur envoyant les lueurs inquisitrices des se prunelles phosphorescentes. La pluie n’avait pas cessé de tomber de son crachin obstiné et pourtant si peu propice à ôter la lassitude des travailleurs de la nuit…

Le Sindarin s’arrêta devant une demeure qui ne dépareillait pas avec le décor alentour de maison commune et parfois à l’architecture grossière tout juste propice à maintenir l’édifice debout et supporter les encorbellements. Rien à voir avec l’architecture sobre, mais raffinée du monastère. Si la bicoque tenait encore de bout il était quelque chose qui commença à se lézarder. Le colonel n’occupait donc pas un joli logis de poupée qui pouvait lui rappeler le lustre de sa condition de d’aristocrate de Canopée la superbe ? Elle suivit circonspecte son guide jusqu’à la porte qui manqua de ne jamais s’ouvrir tant Léogan tarda à mettre la main dessus. Décidément, il était aussi ordonné que son état physique pouvait le laisser paraître !

Et elle n’était pas au bout de ses surprises. Mais où était donc passée la rigueur militaire ? Certes elle pénétrait dans des quartiers privés où le militaire redevenait une personne comme les autres, mais comment concilier une vie de discipline et un tel relâchement dans la sphère de sa vie personnel. Elle n’était pas choquée Oh ! Non ! Une vie dans la prison des déments vous apprend ce que les mots indigence, misère veulent dire et capharnaüm ne peut faire que figure de très faible euphémisme. Elle avait conjuré ces souvenirs de crasse et d’ilotisme par un ordre méticuleux lorsqu’elle demeurait au monastère, mais il en fallait bien d’autre pour la choquer…

Elle suivi sans ambages le militaire  dans son antre, faisant crisser les restes de verre pilé sous sa semelle appréciant déjà l’abri qu’il prodiguait et attendit qu’un peu de lumière vienne préciser l’allure des lieux que sa vision pourtant exercée ne lui laissait que très partiellement deviner, juste de quoi éviter les obstacles dont elle ne parvenait pas à cerner la nature. Des odeurs de chlorophylle et d’humus parvenaient à ses sens incrédules avec quelques parfums qu’elle n’avait jamais rencontrés, trop capiteux à son goût.  Quelque chose de cotonneux lui titilla le nez. Elle passa un revers de main sur cet appendice facial propice à inhaler tout ce qui pouvait voler ici et là.

Elle rencontra le regard contrit de son hôte planté dans le couloir sa lueur mouvante entre les doigts et haussa des sourcils interrogateurs. Et bien quoi ? On allait rester là ? Puis son expression resta figée alors que ses yeux balayaient la flore qui avait pris possession des lieux. Si elle s’attendait ! Un officier jardinier ? Elle-même n’était pas très familière d’une telle luxuriance. Sans doute des relents de nostalgie de la forêt natale. Elle ne pouvait lui en tenir grief. Elle-même coureuse des landes rases, enneigées ou glacée, des toundras clairsemées, se surprenait parfois à  songer aux cavernes de son enfance… Le spectacle était assez beau et elle suivit lentement le Sindarin, prenant garde de n’abîmer aucune plante et laissant son visage se tourner vers les différentes essences qu’elle croisait. Au passage elle ne pouvait réprimer des hochements approbateurs et admirateurs pour le travail de botaniste de son hôte. Elle écartait un feuillage ou une liane, progressant avec la précaution que les loups lui avaient enseignée en terrain inconnu.

Elle songeait que Léogan lui livrait en quelques minutes plus qu’elle n’aurait osé demander. Son amour des plantes, sa magie de la nature et de la lumière ou de la foudre elle n’en était pas bien sûre. Pénétrer la demeure de quelqu’un en apprenait beaucoup sur lui… L’image qu’elle se faisait de son contact de mission de radoucit soudain, moins maniéré qu’elle ne le soupçonnait mais sensible à la nature au moins. Son cynisme pouvait donc disparaître parfois ou ne lui servait peut être que d’écran de fumée… Elle n’était pas prête à baisser ses défenses mais tout de même à lui laisser le bénéfice du doute.

La porte passée, invitée de façon sur jouée, l’intérieur parut presque plus réduit que le couloir serre. Se pouvait-il qu’il donnât plus d’importance à ses cultures qu’à son confort ? Igrim allait de surprise en surprise et se félicitait de minute en minute d’avoir accepté » l’invitation du colonel. Celui-ci pouvait bien avoir la main verte, il n’était pas une fée du logis. Les loups entretiennent mieux leur tanière que cela, mais l’impression globale était assez cosie… Une fois abstraction faite des odeurs plus ou moins agréables on pouvait comparer l’endroit un peu à un refuge d’enfant, là où ses trésors dérisoires mais si essentiels sont entassés dans un ordre qui reste mystérieux aux adulte. Elle laissa son regard divaguer de coin en recoin, d’accessoires hétéroclites en mobilier défraîchi, transportée dans un autre univers inconnu avant de le poser sur le maître des lieux dont l’énigme grandissait au fur et à mesure que de nouvelles facettes apparaissaient, sa curiosité, une certaine importance accordée à la musique et… à l’alcool mais la Zélos  s’en doutait déjà, et bien sûr, la présence, toujours, en arrière-plan, du combat. Ce n’était certes pas une « noble résidence » mais elle aimait autant comment aurait-elle pu trouver une contenance dans un palais ?

Dire que la Zélos savourait le malaise du Sindarin était un euphémisme. Elle aurait même éclaté de rire si elle-même ne marchait sur des œufs. Elle avait trop eu à faire évoluer son avis et donc se rendre compte de ses erreurs sur Léogan quelle préféra garder une certaine circonspection et neutralité. Et après tout, ceci a déjà été souligné elle se moquait comme d’une guigne de l’état de la demeure de l’officier. Elle avait vu bien pire et ne pratiquait l’ordre que par rejet d’un passé douloureux, sans se considérer comme une maîtresse de maison exemplaire. D’ailleurs son chez elle se limitait à une cellule monacale… Par contre la mention du matériel de broderie  fut à deux doigts de la départir de son sérieux et la commissure droite de sa bouche se leva légèrement.  Nul préjugé pour une fois, mais imaginer le colonel avec son cercle à broder entre les mains en train de jeter ses points ou de les croiser pourquoi pas tirant légèrement la langue en signe d’application avait quelque chose de surréaliste et de cocasse. Elle tourna son regard vers la lucarne pour cacher son hilarité intérieure.

Elle hocha la tête aux invitations diverse de son hôte. Et le laissa plonger dans les strates de sédimentation  archéologiques de cette seconde pièce et se mit en demeure de faire du feu. Rien de plus facile pour la Zélos habituée à bivouaquer par tous les temps. Après observation du foyer, elle se permit de manier la hache contre une buche afin d’en tirer du bois un peu plus menu et d’ajouter un peu de lichen séché qui trainait à proximité. Par contre pour allumer le feu… Evidemment sa magie devait lui épargner d’utiliser un quelconque objet. Elle laissa errer ses yeux un peu partout avant d’aviser l’arc et une flèche. Elle se saisit des deux objets hésita : la flèche risquait de faire les frais de la manœuvre. Elle haussa les épaules avant de s’accroupir et entreprendre de faire tourner le fut de la flèche entre deux pièces de bois trouvées à proximité du foyer. Bientôt, la chaleur de la friction fit fumer le planchette inférieure. Elle rassembla quelques barbes de lichen autour qui s’embrasèrent bientôt. Avec mille précautions elle souffla doucement sur les premiers brandons pour communiquer leurs flammèches aux brindilles. Le feu commençait tout juste à prendre lorsque le maître des lieux refit son apparition. Elle tourna la tête pour le voir apparaître chargé de tout un bric-à-brac pseudo médical pour un pseudo soigneuse. C’était plus qu’il n’en fallait pour la Zélos habituée faire avec moins…

Elle le regarda s’écrouler dans son fauteuil, la poitrine dénudée. Les blessures étaient bien marquées et par endroit ré-ouvertes. C’était de celle-ci qu’il fallait s’occuper en priorité… D’autant que cette fièvre n’allait pas arranger la cicatrisation. Elle se relava jetant un dernier coup d’œil au feu pour s’assurer qu’il n’allait pas mourir et s’approcha du blessé. Elle examina le torse. Visiblement les plaies venaient d’être sommairement nettoyées.

« Ah vous avez de l’eau c’est très bien… »

Elle avait articulé sa phrase plus pour elle que pour son patient. Le précieux liquide ne pouvait venir que de la pièce dans laquelle avait disparu un instant son hôte. Sans s’embarrasser d’une autorisation quelconque ni de répondre à la question de l’officier, elle y pénétra.

*De l’eau chaude, parfait.*


Elle se lava les mains jusqu’au coude, résultat de l’enseignement Cimmérien. Et fit un aller et retour entre la salle d’eau et la pièce de vie pour plonger dans l’eau qui chauffait quelques longueurs de fil, puis revint vers le blessé. Elle s’agenouilla devant lui, les onguents divers à portée de main. Un onguent brunâtre attira son attention. Elle l’ouvrit. La forte odeur de menthe poivrée et de clou de girofle lui confirma son intuition. Il avait de la chance, cette pommade avait des vertus non seulement antiseptique, mais aussi anesthésiante. Elle trempa sont index et son majeur dans le pot et se mit en devoir d’appliquer la pommade en couche généreuse sur la blessure en particulier aux endroits qui allaient recevoir la visite de l’aiguille. Ce faisant, elle se concentra sur ses doigts pour faire abstraction de la peau dorée de son patient, peau de mâle vivant un peu trop proche d’elle…

« Grimgel ? Oui… »

Elle montrait par là qu’elle n’avait pas oublié la question de son complice.

« Pas réussi à lui trouver un point sensible… S’attaquer à sa famille peut être mais un peu maladroit… »

Elle reboucha le pot et sortit sa dague de sa poche avant de se rendre dans la salle d’eau. Elle lui fit subir un nettoyage en règle tout en haussant la voix pour qu’elle parvienne jusqu’au blessé.

« Par contre, Igrim s’est dit… »


Elle hésita encore sa façon de parler à la troisième personne vestige de la période de sa vie où elle avait perdu la conscience d’elle-même.

« Enfin, je me suis dit… »


Elle plongea sa lame dans l’eau bouillante pour en sortir une longueur de fil. La pointe de l’aiguille fut présentée à la flamme et la Zélos zélée se présenta devant Léogan prête à ses travaux de couture. Et s’agenouilla de nouveau pour être à hauteur.

« Ça risque de piquer… Que son collègue pourrait devenir le moyen de sa perte…"


Elle pinça soigneusement les lèvres de la plaie et enfonça fermement l’aiguille dans le derme pour re-solidariser leurs bords. Elle guetta un signe de douleur du patient, mais ou l’anesthésiant avait déjà fait effet ou le Sindarin était assez stoïque. Elle tourna le fil autour de l’aiguille pour assurer le nœud et recommença l’opération.

« S’il tombait sur les loisirs d’ Herling, il serait tenu de réagir. On peut même imaginer… »


*Ça m’a l’air pas mal  comme ça. Encore une dizaine de points et il aura l’air d’un vrai Zélos…*


C’était à son tour de tirer la langue manifestation involontaire de son application.

« Que bien renseigné le gentil surprenne le méchant, que le méchant se défende qu’au moins l’un deux y laisse la peau, deux serait l’idéal, et qu’on s’arrange pour que le survivant ne survive pas tant que cela et en plus la garde prétorienne redore son blason en mettant un terme aux activités criminelle d’Herling. Les filles seront toutes prêtes à louer leurs sauveurs »


Elle essuya les restes de pommade avec un linge propre. Ce fut comme une respiration pour elle. d'ordinaire elle se faisait ses commentaires sans avoir besoin de les oraliser mais travailler en duo l'obligeait à tenir des discours qui lui semblaient interminables.

*Pas de feuille de chou ? Dommage !...*

Elle se mit alors en devoir de prendre une aune les fioles et pots pour chercher ce qui pourrait servir de cicatrisant, les notices étaient là, les bienvenues.

« Bon cela peut paraître compliqué mais vu votre maestria à organiser des rendez-vous foireux… »

Elle ouvrit enfin un pot au contenu gluant sans doute un amalgame de miel et d’extraits végétaux. Elle en badigeonna la blessure. Puis désigna le pot au Sindarin qui s’’était montré des plus coopératifs.

« Apparemment il n’a pas servi beaucoup. Ceci explique peut-être cela… »

Restait les bandages. Elle tendit les rouleaux au blessé.

« Je crois que vous pourrez finir… »


Rien n’était moins sûr. Enrouler ses propres blessures lorsque l’on doit faire le tour de son torse n’était pas chose aisée, mais le dévouement d’infirmière de la Zélos avait ses limites et l’opération allait l’obliger à s’approcher un peu trop du corps dévêtu du Sindarin. Si elle pouvait éviter…
Elle tourna les talons et partit se nettoyer les mains.

« Si vous avez besoin d’aide, faites-moi signe !... »


Lorsqu’elle revint elle avisa une caisse, d’alcool sans doute, vide et s’assit pour attendre à la fois que le Sindarin finisse ses pansements et fasse ses objections à sa suggestion car il ne faisait pas de doute pour elle, qu’il aurait des objections.
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMar 13 Jan - 0:11

Il lui fut reconnaissant de ne pas poser de questions sur l'origine de ses blessures quand son regard se posa sur les traces de la morsure du léviathan. De façon générale, il n'aimait pas avoir à s'expliquer sur la vie qu'il menait, sur ses décisions, ses fantaisies ou son passé, et les médecins avaient la fâcheuse tendance de vouloir tout passer au peigne fin à la moindre égratignure qu'on leur mettait sous le nez – mais en l'occurrence, il aurait été bien en peine de lui raconter les circonstances pathétiques de ce désastre en mer. Orchid, qui n'était de toute manière et à l'évidence, pas une soigneuse très conventionnelle, ne sentait heureusement pas le besoin de le faire causer, ce qu'il avait un peu redouté au fond de lui quand elle lui avait proposé ses services, et il se détendit avec soulagement dans son fauteuil.
Finalement, elle s'agenouilla devant lui et s'affaira avec les produits qu'il avait lâchés en désordre sur la table. Il la regarda faire comme à travers un voile de gaze ou de satin, suave, étouffant, noir et froid comme la nuit. Elle était posée et méticuleuse, sa voix était d'une douceur étonnante et ses paroles d'une patience qu'il ne lui aurait pas soupçonnée. Il se laissa porter, avec une gêne bizarre, très embarrassé par ce contact humain si proche, le sang se bousculant farouchement dans ses veines, et pourtant, malgré ses récalcitrances d'animal sauvage, déjà un pied dans cette atmosphère tamisée de confiance mutuelle et de rafistolage maladroit qu'elle tissait autour d'eux. Évidemment, pour le fantasme de l'infirmière lascive, il fallait chercher ailleurs ; il sentait dans ses doigts qui parcouraient son torse avec méthode une tension presque répugnée, un tremblement infime, craintif, c'était difficile à dire, et surtout il y avait toujours ce mur entre eux, solide et haut comme un rempart, de pragmatisme professionnel ; mais le fond de bienveillance de la Zélos, cette chaleur improbable de religieuse qui soigne un gamin qui se serait pété la gueule sur le trottoir, ça inspirait une proximité rassurante, qui lui donnait parfois quelques frissons de défiance.

Il fut même plutôt satisfait de la voir se pencher sur lui d'un air concentré avec son aiguille et son fil stérilisé et de sentir ses doigts pincer sa plaie et la piqûre transpercer sa chair – quelque part, c'était un contact plus familier, et ce genre de choses, il savait mieux le gérer. Il cligna brièvement des yeux pour contenir la douleur puis fronça simplement des sourcils, les yeux plantés par delà l'épaule d'Igrim, de son odeur de sang, de transpiration, et des fragrances forestières – un parfum de sève, de pins, de terre froide et de pluie neigeuse – qui agaçaient ses sens sindarins quand elle bougeait un peu la tête pour balayer des mèches de cheveux noires qui glissaient sur son front. Il ne bougea pas d'un poil et s'enfonça dans la contemplation absorbée de son violon aux cordes abîmées, posé au sommet d'une pile de papiers sur une caisse d'herbes à fumer, pour écouter plus attentivement ce qu'elle disait.
Et c'était loin d'être stupide. Il avait peut-être le sens critique un peu étouffé par la fièvre, ses plaies rouvertes et cet instant étrange, mais ce qu'elle proposait, avec un naturel tranquille et désarmant, à propos des pièges qu'ils devraient tendre le lendemain, des meurtres qu'il faudrait organiser, de la manipulation des témoins et des lauriers de la garde prétorienne le faisait acquiescer silencieusement – et Léogan ne pouvait s'empêcher de penser, malgré son dégoût grandissant pour ses fonctions de commandement, qu'un peu de gloire, même factice, adoucirait un peu le quotidien de ses hommes qui était en ce moment bien sordide. Les louanges et les honneurs, c'était comme l'opium, nota-t-il pour lui-même, avec un sourire faible et sarcastique, on les respirait et, le chagrin s'effaçait, la vermine sentait moins fort, l'odeur devenait rance, douceâtre, presque agréable, et se laisser couvrir par les vapeurs illusoires d'un conte pour enfants. Il ne leur souhaitait pas d'avoir un jour à ouvrir les yeux.

Une phrase où il sentit une complicité confuse attira son attention, et il se laissa complimenter sur ses talents d'entremetteur malhonnête en haussant un sourcil railleur. Elle se repencha sur lui avec un autre onguent et Léogan s'autorisa à la regarder de très près avec une idée de ruse presque mauvaise derrière la tête.

« Hm, oui, acquiesça-t-il, en souriant d'un air faussement grivois et en la fixant droit dans les yeux, avant de lever la tête et de balayer le lieu de leur propre rendez-vous d'un regard curieux et amusé. En effet. »

Son intelligence était encore trop ralentie pour lui permettre d'élaborer un trait sarcastique piquant, mais son regard joueur posé sur Orchid ne laissait pas vraiment de doute sur la taquinerie graveleuse qu'il laissait entendre – d'autant qu'il le sentait, la jeune femme n'était absolument pas à son aise à moins de cinquante centimètres d'un corps masculin, et évidemment, cette observation lui inspirait un malin plaisir.

Mais sa petite espièglerie s'effondra sur elle-même quand Igrim remarqua, avec une pointe de désapprobation, le peu de cas qu'il accordait aux baumes cicatrisants. Son sourire se tordit en une moue ennuyée et il grimaça comme un gosse pris en faute.
Elle lui tendit les bandages d'un geste plus expéditif et il la scruta bien en face, de son air le plus neutre. Il y avait quelque chose sans doute dans sa conscience professionnelle qui lui laissait un arrière-goût de remords amer alors qu'elle le laissait finir le travail seul, mais toujours, au fond de ses yeux, cette petite fissure de répugnance qui intriguait Léogan – quoi, oui, bon, il n'était pas franchement à son avantage présentement, mais enfin, il n'était pas non plus tout à fait dégueulasse à regarder, pas vrai ? – devait être plus forte que tous ses scrupules. Il y avait un truc qui clochait, c'était sûr.

« Ouais ça ira très bien, vous en faites pas, murmura-t-il en hochant la tête pâteusement – parce qu'après tout, ce n'était pas comme s'il avait toujours eu à sa disposition de soigneurs aussi habiles qu'à Hellas, ou mêmes de soigneurs tout court, et il y avait certaines affaires de ce genre que la nécessité l'avait forcé à savoir boucler par lui-même. Ho, hum, attendez. » dit-il soudain, le visage froncé, en se redressant et en attrapant familièrement Orchid par le bras.

Il l'observa d'un air très concentré, se massa le front nerveusement et sentit tout à coup qu'un contact physique aussi brusque et aussi inattendu n'était certainement pas la meilleure manière d'aborder une femme distante et farouche comme Igrim. Il mit finalement le doigt sur ce qu'il cherchait si péniblement à lui dire, sa main glissa doucement dans celle, un peu moins rêche, d'Orchid et il la relâcha insensiblement, en s'écrasant contre le dossier de son fauteuil, les yeux clos.

« Merci. »

Il soupira profondément et ses oreilles pointues, qui bourdonnaient comme des ruches de frelons, s'agitèrent imperceptiblement tandis qu'elle quittait la pièce d'un pas vif. Il se demanda, pendant un instant bref et fumeux, où est-ce que cette femme trouvait encore toute cette énergie et il se coula dans son fauteuil  comme un gosse au bout du rouleau. Peut-être que c'était simplement lui qui déraillait. Ce n'était pas neuf. Il n'y avait pas si longtemps, il aurait été capable de finir une journée comme celle-ci et de travailler encore sur de la paperasse jusqu'au petit matin, avant de s'imposer une heure de repos magique qui lui aurait très convenablement rechargé les batteries. Ce soir-là, comme tous les autres soirs depuis quelques semaines, depuis quelques mois – il ne savait plus très bien – il ne se sentait plus capable de rien.
Il renifla bruyamment au moment où il perçut qu'elle revenait dans la pièce et s'obligea vaillamment à rouvrir les yeux pour se mettre à l'ouvrage. Il fit glisser sa chemise propre sur ses bras, s'en débarrassa maladroitement et la plia en quatre d'une façon bizarrement méthodique, quoique expéditive, pour une main si brouillonne. Il la laissa choir sur l'accoudoir du fauteuil et déploya les bandes de lin en fronçant du nez. Il en maintint un bout au niveau de son flanc gauche et enroula mécaniquement la bande autour de sa poitrine, en surveillant son travail d'un regard éteint. Urgh. Il se fit la réflexion, bêtement, que le résultat de ses petites péripéties était vraiment dégueulasse, vu de dessus, avec toutes ces traces de sang séché et cette chair trouée, cousue comme des morceaux de viande, mais il ne s'arrêta pas en chemin pour autant. Il serra son bandage plus fort que nécessaire, vigoureusement, en blêmissant carrément, un peu pour raviver la douleur et en même temps son intelligence en pleine léthargie, dont il avait besoin fonctionnelle et efficace pour conclure la soirée. Il acheva le tout par un nœud emberlificoté – et bon, c'était très moche et sûrement pas très bien foutu, mais ça tiendrait la route. Pour tout dire, c'était pas franchement son truc, de quémander de l'aide et de l'attention, surtout après avoir été choyé comme un enfant de quatre ans qui aurait fait une chute stupide.
Au bout du compte, il se rhabilla expéditivement, négligea de refermer sa chemise et fit craquer ses cervicales avec soulagement avant de se renfoncer dans son fauteuil. Il cligna un peu des yeux et réalisa qu'Orchid s'était assise sur une des caisses en bois qui traînait dans le fourbis, ses longs cheveux noirs ébouriffés sur son visage et ses épaules.

« J'vous en prie, soupira-t-il avec un poil d'agacement, en montrant le sofa envahi de fourrures, de papiers noircis, asseyez-vous là, c'est pas l'grand chic, mais c'est quand même mieux. De quoi on a l'air hein ? »

Il tenta un sourire de dérision, pour conclure avec un peu d'humour, mais l'effet fut sans doute plus crispé et sinistre que prévu dans la pénombre sordide du salon.
De quoi ils avaient l'air, hein... Drôle de tableau. Une fille drôlement bonne poire et un type douteux, cabossés et cassés, crasseux et fatigués, qui avaient la vague envie de cohabiter un moment mais qui ne savaient pas très bien comment se parler et se résolvaient à causer magouilles et points de suture pour aller quelque part. Magnifique.

« Bon, voyons. » grommela Léogan en se penchant sur la table pour en examiner le bazar, les sourcils froncés.

Un petit remontant, d'abord. C'était indispensable, surtout qu'il recevait, pas vrai. Quelque part, son invitée encourageait son alcoolisme. En fait, pas qu'il avait besoin d'Orchid pour boire un peu au-delà des limites imposées par le bon sens, mais ça faisait toujours du bien d'avoir quelqu'un sur qui rejeter la faute, n'est-ce pas. Pas qu'il avait particulièrement soif non plus, mais boire un bon alcool ne nécessitait pas d'avoir soif – ça demandait un peu plus de savoir-vivre. Bref. Il repoussa un cendrier jusqu'au coin de la table, alluma la lampe à huile par magie, réunit deux verres-ballons à la propreté suspecte et trouva aux pieds de la table une bouteille de whisky qu'il attrapa pour en examiner l'étiquette à la lumière de la lampe. Du single malt. C'était sûrement pas le genre d'alcool dont elle avait l'habitude, pensa-t-il, en lui accordant un regard en coin soucieux, mais c'était pas non plus de la pisse de chat refroidie, alors y avait pas à tortiller. Il servit les deux verres à moitié et s'affala dans son fauteuil en tenant le sien par le pied et en tendant l'autre à son invitée avec une élégance contrastée.

« Vous avez la cervelle beaucoup moins ramollie que moi ce soir, pour sûr. » lui dit-il avec un jeu de sourcils amusé.

Il fit tourner son verre doré entre ses doigts écorchés et grimaça un peu. S'être débarrassé de ses gants n'avait pas arrangé l'affaire. C'était toujours pareil, quand on en venait aux poings ; sur le coup, c'était terriblement jouissif, alors on continuait encore et encore, la douleur ne faisait rien, la fièvre était inextinguible, et puis quelques heures plus tard on était rompu à ne plus savoir que faire de son corps. Non, vraiment, ce n'était pas si loin de... Enfin bon.

« J'ai rien à dire, c'est très bien pensé. On dispose de taupes dans la garde municipale, ça suffira pour faire remonter l'information. Je doute qu'un homme aussi probe que Grimgel ne s'inquiète pas de l'intégrité de son collègue en entendant des rumeurs pareilles. Et vous et moi, nous serons sur place demain soir pour écrire l'histoire comme ça arrange le temple... Et Elerinna. A votre santé. »

Il leva son verre avec un brin d'ironie, et avala deux longues gorgées qui lui brûlèrent la gorge avec la douceur soyeuse et sucrée d'une langue de feu, et une flaveur englobante de vanille. Un peu étourdi, mais satisfait, il croisa ses doigts autour de son ballon qu'il posa lentement sur ses cuisses, les bras appuyés sur ses accoudoirs. Il observa le feu un petit moment et remarqua vaguement dans l'âtre la pointe d'une flèche qui l'intrigua curieusement au fond de sa torpeur. Puis il vida son verre d'un trait résolu, le posa sur la table et remit la main sur la pommade cicatrisante dont Orchid lui avait reproché à demi-mot de ne pas en avoir eu beaucoup l'utilité. Il traça un chemin doré sur les plaies nettoyées de ses mains et s'appliqua à plaquer sur ses doigts et ses phalanges rougies une ribambelle de pansements occlusifs, qu'il appuya aussi fébrilement sur sa pommette et son front sans se préoccuper outre mesure de la tête que ça lui ferait. Une fois que tout lui sembla à peu près en ordre, il bascula dans son fauteuil, les jambes tendues, et commença à triturer stupidement les pansements de ses doigts tout en réfléchissant peu à peu au reste du problème. Il releva la tête vers Igrim, finalement, et lui adressa un regard fatigué et soucieux.

« Bon, vous avez l'air de vous porter comme un charme, mais hm, si vous avez faim, la cuisine est en face, servez-vous comme ça vous chante. Et puis l'eau devrait être chaude maintenant, alors vous pouvez toujours prendre un bain à côté... Vous soigner, et même dormir sur le sofa si vous voulez. Y a des vêtements propres au besoin dans l'armoire de la salle de bain et... Deux piaules là-haut, mais chuis pas sûr qu'en l'état elles soient tout à fait... hésita-t-il, en fronçant les sourcils pour se rappeler le bordel ignoble qui régnait dans un régime de terreur, à l'étage. Habitables. »
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 18 Jan - 10:59

Pas besoin d’être grande prêtresse ou devin pour se rendre compte que la vilaine blessure soignée aujourd’hui remontait tout de même à un bout de temps mais avait du mal à cicatriser et avec sa jolie forme en V rappelait facilement la mâchoire d’une grosse bête. Trop logue pour être du genre félidé, trop triangulaire pour le genre canin, non plutôt du genre reptilien. La Zélos n’avait jamais vu de créature de cet ordre capable d’infliger de telles blessures. La taille de l’animal devait être impressionnante si elle en jugeait en plus par les marques de dents. Preuve supplémentaire que le Sindrain n’était pas un aventurier de pacotille et avait roulé sa bosse assez en tout cas pour combattre des monstres de taille plus que respectable. Elle doutait cependant que ce fût dans l’exercice de ses fonctions officielles. Protéger la grande prêtresse ne demandait pas que l’on s’éloigne à ce point d’Hellas et du monastère, ce genre de bestiole ne court pas les rues de la cité et heureusement…. A moins que… Oui pourquoi pas mais cela renforçait encore l’image de la confiance que portait Elerinna Lanatae à son colonel… De son côté, elle se félicitait d’avoir des contacts au pire neutre au mieux amical avec les animaux, mais elle avait conscience que rencontrer ce genre de créature ne permettait sans doute pas de round d’observation ni de négociation, juste prendre la bonne décision pour survivre et Léogan avait survécu à cette rencontre, cela voulait déjà dire beaucoup. Igrim se reprochait l’admiration qui grandissait en elle pour son complice. Elle n’aimait pas avouer ce genre de sentiment. Cela brouille le jugement d’attribuer trop de qualités à quelqu’un mais surtout les mâles étaient pas essence mauvais, elle en savait quelque chose et ne pouvaient mériter d’estime de qui que ce fût. C’était bien trop dangereux ! Du coup ses velléités de communication qui l’avaient contre toute attente déridée s’étaient envolées et elle officiait le plus silencieusement possible tournant les pensées les plus injustes dans sa tête pour noircir le portrait de l’officier.

*Humph ! Encore un porte-couilles qui se croit irrésistible et qui violerait sa sœur pour en rester persuadé !*

Ses narines se dilatèrent de mépris, mais la voix de la professionnelle parvenait encore à la ramener à des relations cordiales car en plus elle savait qu’elle avait sûrement tort. Jusque-là il avait été ce qu’il y avait de plus correct hormis ses provocations de la chapelle et encore elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même si elle s’était trop livrée. Comme pour se faire pardonner des paroles qu’elle n’avait pas prononcées, elle s’imposait des précautions que peu n’avaient jamais reçues de sa part. En conséquence de quoi, sa répugnance du mâle se doublait de la crainte de percer au mauvais endroit ou d’infliger une douleur inutile au derme délicat du Sindarin.

*Tu as fait ça des dizaines de fois ! Ne vas pas encore lui donner l’occasion de te railler, ce serait trop facile ! Concentre –toi*

Or, de fait, ce n’était pas si facile de faire abstraction de qui se trouvait sous l’aiguille. Il était bien délicat de s’imaginer qu’il s’agissait d’un de ses frères loups après une chasse qui aurait mal tourné ou un villageois après un raid de brigand. Il était trop docile pour un loup et trop stoïque pour un villageois déjà effrayé par une mort qui aurait dû le faucher et par une autre qui ne manquerait pas de le trouver entre les mains rudes d’une Zélos. Bref il était trop abandonné entre ses mains. Ce serait trop facile de finir de briser son squelette, offrande masculine supplémentaire à la haine qui coulait toujours en elle… Il y avait les ordres de d’Elerinna et le désir irrépressible de se montrer digne de sa confiance. Il était aussi un ami de la grande prêtresse don cil ne pouvait pas faire partie du commun de la gent masculine. Ce serait plus qu’une erreur, ce serait une faute ! Heureusement, plus temps passait plus le blessé semblait distant et étranger à ce qu’elle lui faisait subir et à leur contact. A se demander même s’il avait encore conscience de sa présence dans sa demeure, près de lui, entrain de lui suturer la peau, cette peau qui semblait si fine et fragile qu’elle craignait de la déchirer au moindre faux mouvement.

*Et bien contente-toi de le recoudre…*

Le petit sourire sarcastique qu’il dessina sur ses lèvres après l’exposé qu’elle fit de son idée pour avancer dans leur mission lui prouvait une nouvelle fois que l’esprit d’une Zélos ne pouvait rivaliser et pour le moins, ne pouvait être apprécié par un Sindarin retord.

*Laisse la stratégie aux esprits éclairés !...*

Par moment elle avait l’illusion d’avoir appris au contact de son mentor et aujourd’hui de celui du colonel, mais le peu d’assurance qu’elle avait de ses capacités mentale était prompt à interpréter toutes les attitudes comme des désaveux. Alors, en action solitaire, elle se plaisait à considérer ses choix comme le produit d’un instinct animal, seule intuition qu’elle serait jamais capable de ressentir…

*Il aura sûrement pensé à quelque chose de plus pertinent…*

De nouveau elle s’appliqua à se concentrer sur les chairs meurtries. Son champ de vision se resserra pour n’être plus occupé par ses mains l’aiguille, le fil et cet épiderme blafard aux boursoufflures rouges inflammées… Ca au moins elle savait faire ! Et de fait elle regagna un peu d’assurance dans les gestes. Elle ignora la suite des réactions du blessé  jusqu’à ce que …

Ce regard ! Il ne devrait pas ! Il s’évanouit aussitôt comme si cela n’avait été qu’une illusion fugace, un voile de cauchemar trainé derrière lui par un vautour aux ailes noires. Mais une illusion trop présente pour qu'elle reste sans conséquence. Que voulait dire cet acquiescement ? Elle serra les mâchoires. Il était temps que les soins se terminent. Des recoins de la prison des damnés les mains concupiscentes se tendaient vers elle et le Sindarin semblait leur désigner leur cible. Dans sa botte la dague était là tout près si jamais elles ne disparaissaient pas immédiatement si elles osaient l’approcher. Une goutte de sueur perla à sa tempe et ses mains se firent moites sur le flacon. Elle chercha le secours de la grande prêtresse.

« Il est très conscient de son charme mais personne n ‘a pu dire qu’il en avait abusé.. »

*Qu’il aille au diable avec son charme ! Quel charme d’ailleurs ?! Il… J’ai autre chose à faire qu’à…*

Qu’est-ce qui clochait chez les hommes ? Qu’est-ce qui clochait chez les femmes pour les accepter, voire leur trouver quelque chose qui les leur attache pour le restant de leur vie, durant laquelle elles se feront violer quotidiennement ? Les bandages pris par le blessé, elle se sentit soulagée et recommença à respirer librement. Encore heureux qu’il n’insiste pas pour qu’elle finisse de le panser! Elle se détourna mais interrompit son geste, saisie par la poigne du guerrier. Elle se raidit prête à se débattre elle darda son regard dans celui de son patient et regarda sa mains sur son bras comme la gangrène sur un membre à jamais souillé. Elle le regarda glisser jusqu’à sa main qu’elle souhaita ne pas être la sienne. C’était bien cela ce n’était pas sa main malgré ce que chacune de ses terminaisons nerveuses lui hurlait. Ce contact dura une éternité durant laquelle elle eut envie de lui arracher les yeux de jusqu’à ce que :

« Merci. »


Le seul mot sans doute qu’elle ne s’attendait pas à entendre sortir de la bouche d’un Sindarin, même blessé, même soigné par une Zélos. Elle eut un petit rictus mélange de reconnaissance et de soulagement, de fierté et de modestie. Elle haussa les épaules pour finir de se donner une contenance comme pour dire :
« Ce n’est rien je suis là aussi pour ça… »

Elle finit d’observer comment il s’en tirait avec ses bandages. Il n’était pas bien vaillant mais suffisamment pour finir le travail. Il pouvait bien un peu grimacer un peu, à bien y réfléchir, il devrait être mort à l’heure qu’il était. Ou alors c’était la bête qui s’était empoisonnée avec la morgue sindarine. Elle regarda le sofa que lui proposa la momie en mal de bandage. Qu’est-ce qui clochait avec lui ? Qu’est-ce qui le faisait passer du nuisible à l’acceptable voir sympathique ? Qu’est-ce qui clochait avec Léogan ? Ne pouvait-il pas être d’une seule pièce antipathique et prompt à recevoir un bon coup de dague ou bien un monolithe de bonhommie ? Qu’est ce qui serait le plus pénible dans cette mission ? Encaisser les coups de la milice ou ceux du colonel de la garde prétorienne ?

De quoi avaient –ils l’air en effet ? Duo improbable chacun dans son étrangeté, mais unis par un nom qui trônait dans un monastère froid et luxueux. Un lynx face à une louve convoitant la même proie, forcés de la capturer à deux et de la partager sous peine de mourir de faim. Obligés de se supporter, ils devraient composer avec leur propre orgueil jusqu’à ce que leur mission soit accomplie et que plus rien ne les lie à rien…

Ce n’était pas ce verre de whisky qui changerait les choses, même s’il pouvait être mis à l’actif de son hôte. Il devait faire partie des choses que l’on fait machinalement lorsque l’on reçoit et qu’on veut garder un minimum de savoir vivre. Si ce n’avait été un début de lassitude qui engourdissait sa rancœur elle aurait laissé le verre en suspend au bout de son bras, mais il est des heures où l’orgueil rend les armes et elle prit le breuvage entre ses doigts  et le présenta devant elle comme pour regarder Léogan à travers un nouveau prisme. Là aussi, geste machinal, qui ne lui apprendrait rien de plus sur l’officier qui repartait à la charge avec ses railleries. Elle trempa ses lèvres dans le liquide couleur caramel et avala une gorgée brulante et n’en retint que l’amertume.

*Amuse –toi ! Vas-y chante beau merle !... *

Le détachement aristocratique dont il faisait preuve là devant elle avec son verre entre les doigts la faisait revenir une heure en arrière mais cette fois elle avait décidé de contenir froidement ses récriminations. Les mêmes attaques ne marchent jamais deux fois si la cible survit à la première…

Qu’est-ce qui clochait avec elle ? Se pouvait-il qu’il soit sincère et qu’elle se soit encore trompée sur ses intentions ? Elle pouvait toujours invoquer l’excuse du chat tombé dans l’eau chaude, elle se sentait ridicule avec ses griefs injustifiés.
*Mais non tu vas voir, la poignard se trouve au détour de la prochaine phrase. Mais le poignard ne sortit pas et aucun coup de fut porté. Elle fut tellement prise au dépourvu que ce fut à peine si elle réussit  à entendre le compliment dont il la gratifiait.  Elle leva son verre, sonnée, plus par imitation que parce qu’elle comprenait le sens de son geste. Elle répéta comme dans un rêve :

« …Santé.. .»

Elle resta perdue dans ses pensées ou plutôt dans le vague regardant sans le voir son hôte s’occuper des blessures superficielles de ses mains. Ce fut comme si une chape de plomb lui était tombée sur les épaules. Elle n’avait envie que d’une chose, poser sa tête sur la fourrure du loup qui courrait sans doute la lande gelée à la recherche d’une proie. Comme un charme était exagéré. Quelques égratignures mais surtout une grosse fatigue elle-même, plus causée par la tension interne que le Sindarin s’amusait à attiser en elle que par les évènements en eux-mêmes. Habituée aux conditions de vie précaires, elle avait presque ‘oublié la crasse dont elle était couverte, mais les paroles de Léogan et la soudaine lassitude qui l’avait rattrapée la lui remirent en mémoire et elle se sentit tout à coup répugnante comme une dernière raison pour son hôte de la dévaloriser. Elle hocha la tête en signe d’acceptation et de remerciement comme si le quota de mots dont elle disposait pour chaque jour était épuisé lui aussi. Elle se leva et se dirigea sans ambages vers la salle d’eau. La marmite était chaude en effet elle ne fut pas longue à se préparer un bain dans lequel elle se glissa avec délice accompagnée de sa dague. Là se dissolvèrent saleté, crasse et questionnements. Elle s’immergea plusieurs fois, profitant ainsi de la grande taille des Sindarins qui pouvaient prêter un tub de taille convenable. Ainsi séparée du monde elle faisait tourner les évènements de la journée et les paroles de cet étrange personnage qu’était son compère d’aventure.De minute en minute, la douceur du bain lui redonna confiance et gomma en partie ses ressentiments à l’égard du blessé resté dans la pièce à côté. Elle resta en apnée, immobile la dague posé sur le ventre jusqu’à ce que la nécessité de respirer soit la plus forte. Elle se redressa alors, lissa ses cheveux en arrière avant se se lever et d’attraper une aiguière d’eau glacée qu’elle se versa sur la tête dernier rinçage qui la retonifia jusqu’à chacune de ses extrémités. Elle se frotta énergiquement d’une serviette qu’elle avisa sur une patère avant de se planter devant l’armoire dans laquelle elle était sensée trouver de quoi se vêtir. Elle posa la main sur le bouton de la porte et resta figée réalisant qu’elle allait enfiler les frusques d’un homme.

Qu’est-ce qui clochait chez elle ? Ce n’était que tu coton, peut-être du cuir ou de la laine. Décidément, rien ne lui serait épargné aujourd’hui ! Habituée pour son plus grand bonheur, à partager le quotidien des femmes, elle n’avait jamais envisagé de se retrouver dans cette situation, comme jamais elle n’avait envisagé de se glisser dans les habits d’un mâle. C’était impossible ! Sa peau allait forcément les rejeter et son esprit ne pouvait pas l’accepter. Et pourtant… C’était ça ou remettre ses effets mouillés ou raidis par la crasse… Elle ne s’imaginait pas sortir de la salle de bain nue comme un ver. C’est pour le coup qu’il allait se faire des idées l’autre bellâtre ! Ni même se changer en louve juste pour une histoire de bain et courir sous cette forme les rues de la cité !

*N’oublie pas ce qui ne te tue pas te rend plus forte ! Ce qui ne te tue pas te rend plus forte*


« Ce qui ne te tue pas te rend plus forte ! Ce qui ne te… »

Elle psalmodiait sa formule sans cesser, à peine retenue par la peur d’être entendue par le blessé qu’elle espérait endormi.

« Ce qui ne te tue pas te… »

Elle ouvrit lentement la porte qui cachait encore les effets masculins.
Comment identifier ce qu’était le fatras d’étoffes qui s’entassait sur les pauvres rayonnages ? Lentement elle tendit ses doigts vers des replis noirs d’épaisse étoffe pour sortir de l’armoire une sorte de veste courte de kimono qu’elle laissa tomber au sol, trop ouverte, mal fermée. Une longue et ample chemise de coton écru lui fit meilleure impression. Avec mille précautions, du bout des doigts et se cambrant pour éviter le plus possible le contact du tissu avec sa peau, elle l’enfila s’attendant à endurer toutes les souffrances de tous les mondes connus et inconnus, mais le tissu frais et propre l’enveloppa avec douceur et ne fit aucun cas de sa répulsion à la sentir sur elle. Presque surprise elle convint que l’épreuve n’était pas si terrible. Enhardie par ce premier succès elle trouva un pantalon noir aux jambes évasées qu’elle maintint sur la chemise par une large ceinture de laine vert sombre. Elle se demanda alors quelle allure pouvait bien avoir Léogan là-dedans…

Satisfaite et fière elle ne pouvait le nier d’avoir surmonté cette épreuve, elle se mit en demeure de rincer du mieux qu’elle put ses effets personnels, sans doute nécessaire le lendemain. Elle les disposa devant le cheminée qu’elle alimenta en bois afin, que la nuit suffise à les sécher. S’ils ne seraient sans doute pas d’une propreté irréprochable, ils seraient tout au moins mettables. Elle n’allait tout de même pas garder les vêtements de Léogan !

Mais qu’est-ce qui clochait chez elle ? Capable de survivre dans les milieux les plus hostiles, venir à bout de guerriers, se montrer implacable dans ses mission et au bout du compte trembler au moment de revêtir des fringues de mec !

Elle finit par sortir de la salle de bain s’attendant à avoir une remarque sur le temps que passaient les femmes devant les miroirs, mais là  elle savait qu’elle ne serait pas désarmée. Par contre, elle attendait avec appréhension l’humour de son hôte sur sa tenue… Ce serait tellement commode s’il s’était endormi !
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeLun 26 Jan - 19:43

Il entendait vaguement Orchid remuer dans la salle de bain, les vêtements glisser sur elle, son corps glisser dans l'eau chaude, l'eau clapoter contre sa peau, et il s'imagina quelques instants à sa place, la tête renversée en arrière, porté dans l'onde, sans pensée et immobile.
Fais ça en douceur.
Il aurait voulu s'endormir ou partir loin d'ici, les deux en même temps peut-être, s'envoler... Oublier. Ne plus se souvenir de rien. Ne plus se raccrocher à rien pour ne plus avoir à réfléchir, choisir, faillir, faiblir. Il rêvait d'une amnésie blanche, étouffante et insipide, où il ouvrirait les yeux sur un long jour plongé dans la brume, un long jour au soleil laiteux et aux heures imperceptibles. Il réussissait parfois à le voir, dans les moments de clarté trouble qui ouvraient les portes du sommeil, mais cela ne durait qu'un petit instant, un petit instant d'éternité, et la machine infernale se remettait aussitôt en branle, crachant des nuages de fumée, grinçant, cliquetant péniblement et roulant ses engrenages mécaniques, clac, clac, clac. Et elle avançait de plus en plus vite, les claquements se chevauchaient, elle hoquetait et déraillait – ça finira bien par exploser tout ça, tu le sais bien.
Le whisky aidait à ralentir la machine. Il charriait dans sa tête et son corps fatigué la torpeur aveugle et sourde, ce trop léger voile d'inexistence dans lequel il aurait pouvoir s'enrouler tout entier, mais c'était assez pour se sentir aérien et se laisser aller...

Qu'est-ce qui clochait chez Léogan Jézékaël, hein ?
Il devenait peut-être urgent de le trouver.

Pour régler le problème.

Avant que tout ne saute et que les conséquences en soient... Regrettables.

Pas si regrettables. Tu pourrais faire ça en douceur. Ce serait moins douloureux. Mais si cela explosait tout à coup, nous y trouverions aussi notre compte. Seulement, rappelle-toi, la passion sans la précision, c'est le chaos. Tu as toujours cruellement manqué de précision, n'est-ce pas... ? Fais ça en douceur, au moment que tu choisiras – un moment prochain – pour ne pas en pleurer les conséquences... Un peu de précision, pour une fois, Léogan... Sais-tu ce que je suis capable de faire ? Sais-tu seulement ce que tu es capable de faire ?
Les draps de son lit, fermés autour de lui comme des linceuls, sont moites. Il s'en débarrasse frénétiquement et se lève dans l'obscurité, hagard et tremblant. Il a la tête pleine d'impacts, de coups de poing et des gifles aiguës des épées, ses tempes sont en feu. Il titube en respirant hasardeusement, comme s'il a les poumons trop petits pour contenir tout l'air dont il a besoin, et il bute contre le berceau. Surpris, il baisse la tête et pose sa main nerveuse sur ses couvertures fines qu'il caresse en s'attendant à y trouver le renflement d'un petit corps endormi au cœur battant et au souffle paisible. Sa main se crispe sur du vide. Le bébé n'est pas là. Sa poitrine s'ébranle et lui fait mal, les coutures fragiles s'effilochent, il se relève, il appelle la jeune femme qui reposait près de lui dans le lit, elle ne répond pas. Il monte sur le matelas comme un fou, il prend conscience qu'elle a très bien pu partir, disparaître avec le petit, il tâtonne à l'aveuglette et ses doigts glissent dans ses cheveux rouges. Il soupire. Il pose sa paume sur son épaule, le lit est brûlant, sa peau est chaude, mais elle ne frémit pas à son contact. Il y a du sang dans ses mains. Il y a du sang dans ses mains et il y a un couteau. Il y a un couteau dans ses mains et il y a un couteau dans le dos de la femme aux cheveux rouges, juste sous son omoplate. C'est le même. Il avale de l'air, son esprit se déchire en deux. La lame est brillante et affûtée. Son cœur s'affole, ses yeux s'agrandissent. Un coup incisif, deux fois, trois fois. Quatre. Entre le cartilage et l'os, au milieu de ses cheveux rouges.
C'est fini. Aucune précision. Aucune, Léogan, aucune...

« NON... ! »

Le cri mourut dans sa gorge quand il ouvrit les yeux. C'était comme s'arracher les paupières. Un long frisson s'empara de tout son corps, une sueur froide roula sur son visage, il regarda autour de lui comme un animal terrifié, la poitrine oppressée et les membres engourdis par la fièvre. Ses oreilles bourdonnaient. Il vit le feu qui brûlait doucement dans la cheminée, son verre de whisky vide qui avait roulé par terre, ses mains qui se crispaient en tremblant sur sa figure. Il se leva d'un bond de son vieux fauteuil et avança dans le salon d'un pas saccadé pour se calmer. Ses épaules et sa nuque se tordirent de spasmes pendant quelques secondes encore tandis qu'il écrasait des larmes de rage et de terreur dans ses mains. Il finit rapidement par les essuyer en les plaquant nerveusement dans ses cheveux, la poitrine gonflée d'une respiration profonde.
Ça ne s'était pas produit. Ce n'était qu'un putain de rêve, bordel. Juste qu'un putain de rêve dans ce putain de fauteuil de sa putain de baraque. Qu'est-ce qui déraillait dans sa tête à lui, pour faire des rêves comme ça ?!
Il voulait juste la paix, il voulait juste dormir. Bons dieux !

Léogan retraversa le salon et se resservit un verre de whisky qu'il expédia cul sec. Il eut l'impression d'être soudain immergé dans de l'eau froide. Il inspira fébrilement. Expira. Le délire se calma doucement.
Ses mains trouvèrent le chemin d'une de ses plaies, entre les bandes de son torse, et il appuya dessus, enfonçant ses ongles dans la compresse, écrasant la chair à vif. La douleur sourde qui s'en échappa doucement lui fit tourner la tête, s'insinua dans les sillons enflammées de sa cervelle comme une eau fluide, l'apaisa peu à peu et finit par le rassurer. Elle lui replantait solidement les pieds sur terre. C'était bien. Ses mains tremblèrent encore et ses yeux mirent quelques secondes à trouver le point qu'il voulait fixer quand il chercha sa churchwarden dans une de ses caisses de transport maritime. C'était une pipe à long tuyau en bruyère et en hêtre, qui avait l'avantage de refroidir la fumée et de l'adoucir, et il avait besoin... Il avait besoin de tabac.
Il s'ébroua vivement et s'appuya contre le manteau de la cheminée pour bourrer sa pipe. Ses gestes se mesurèrent lentement et il l'alluma. Il tira une douce bouffée, et commença à fumer, l’œil aux aguets, puis à envoyer de plus en plus lentement des ronds de fumée blanche sur l'âtre.

Le salon était silencieux, ses tempes se taisaient aussi et relâchaient l'étau brûlant qu'elles nouaient autour de son crâne. Il y avait l'eau qui chantait dans le baquet en bois de la salle de bain. Il cligna des yeux et tapota sur le foyer chaud de sa pipe, perplexe.
Bon sang oui, Orchid !
Il se rappela sa présence dans un sursaut surpris et tâcha de reprendre contenance tandis qu'il l'entendait s'agiter dans la pièce d'à côté. Bon. Il fallait se remuer un peu. Il coinça le bec de sa pipe entre ses dents et commença à débarrasser le sofa des objets hétéroclites qui y étaient perdus par des gestes qu'il voulait faire calmes et feutrés. Il n'était pas encore vidé de son malaise. Il sentait ses nerfs se froisser et se contracter sous sa peau mais il tentait de ne penser qu'au tabac léger dont la fumée fleurait bon, à brûler dans ce vieux bois gorgé de senteurs. C'était difficile. C'était difficile parce qu'il avait la femme de confiance d'Elerinna chez lui, qu'il lui préparait une couche de fourrures et de couvertures devant la cheminée comme il le faisait autrefois pour leur fille, et que tout ça, Elerinna, les plans, les magouilles, la mairie, le temple, Torenheim, Orchid, les meurtres, les esclaves, les cauchemars, les enfants, Irina... Il ne s'en sortirait pas. C'était comme un labyrinthe de nœuds qu'il essayait de démêler et où il ne parvenait qu'à resserrer les liens autour d'eux, davantage chaque fois qu'il ébauchait un geste – comme si toutes les pièces qui constituaient son existence ne pouvaient pas tenir ensemble et qu'elles ne trouvaient qu'à l'écarteler de tous les côtés pour vivre elles-mêmes. Il y avait des choix à faire, vite, expressément, mais aucun ne paraissait évidemment le bon. Les décisions qu'il prenait à la chaîne depuis quelques mois, dans cette atmosphère oppressante de politique au bord du gouffre, étaient brouillonnes, expéditives et confuses. Ça leur permettait de garder la tête hors de l'eau, de survivre un peu plus longtemps, à court terme seulement, mais il tirait encore et encore sur la corde, bientôt il arriverait au bout de ce qu'il pouvait faire – il n'y aurait plus à temporiser lâchement, il faudrait faire face et la prendre, cette putain de décision, ou crever là la bouche ouverte. Il tira fébrilement une bouffée tiède de sa pipe et flanqua un coussin miteux au bout du sofa.
Peut-être, pensa-t-il, en se redressant avec une grimace de vieux décatis rongé par l'arthrose, tout en faisant rouler des volutes de fumée sous son palais, peut-être que ce serait aussi terrifiant, mais aussi radical et aussi instinctif qu'à ce moment où le Léviathan s'était jeté sur son hauban pour arracher le grand-mât et qu'il avait fallu couper la corde pour sauter sur le crâne du monstre et ne pas mourir aplati sous les débris de la voilure. Peut-être. Parfois il se disait que s'il avait le choix, il préférerait sans doute se farcir un Léviathan toutes les semaines plutôt que de s'occuper une heure de plus des affaires d'Elerinna. Et puis ses côtes lui faisaient soudain un mal de chien et il revenait sur ses positions. Toutes les semaines, c'était certainement exagéré.

Il s'appuya sur une des caisses maritimes où il avait laissé traîner un vieux dossier d'investigation, qu'il avait mis en sommeil le temps de s'occuper des problèmes urgents, et il l'ouvrit en haussant les sourcils d'un air de lassitude soucieux. Une plainte pour tentative de corruption. Non mais vraiment. Ces gens-là ne pouvaient pas simplement les envoyer paître leurs acheteurs, plutôt que de faire remonter ces conneries jusqu'à lui ? Encore un bleu, tiens...
Ça n'était pas intéressant. C'était même carrément emmerdant, mais ça lui changerait les idées. Il trouva une plume, mit la main sur un encrier et commença à apposer ses notes en pattes de mouche dans les marges du document qu'il lisait.

Et soudain, ses oreilles pointues frémirent et il leva la tête. La voix d'Orchid lui parvint, tremblante, tendue et solitaire ; l'angoisse de la jeune femme prit le devant sur la sienne, qui palpitait encore faiblement, engourdi dans la fumée du tabac blond, miellée, cireuse, sèche et chaude – c'était une angoisse vive qui suintait la répugnance, une attaque subite et incisive contre laquelle elle luttait de toute la force de sa volonté.
Les murmures se turent finalement pour laisser place à un froissement de tissus qui laissa Léogan perplexe. Si ce n'avait pas été Orchid qui, il le pressentait, se serait braquée croyant à une agression, il aurait sans doute été frapper à la porte pour s'enquérir de ce qui se passait, mais il resta dans le salon, entre l'incompréhension et l'inquiétude, sa plainte de tentative de corruption et sa pipe de tabac.
Le temps passa encore, de l'autre côté du mur, le trouble semblait s'être éteint. Léogan s'occupa de rédiger un ordre d'arrêt – encore un qui allait passer deux ou trois nuits en cabane pour une broutille – le signa négligemment et était en train de cacheter le pli avec de la cire chaude quand la jeune femme fit son entrée dans le salon.
Il leva la tête de son ouvrage et l'envisagea rapidement, ses yeux luisant de pensées fiévreuses et insondables. Sa figure particulière, longue, aux pommettes saillantes, au nez long et aux joues plus creusées que d'usage ces derniers temps, couverte d'un hâle grisâtre dans la lumière de la lampe à huile et assombri par une barbe mal entretenue qui accentuait une mâchoire rectangulaire, étonnamment altière, noble ou cavalière, se plissa d'une expression d'interrogation sérieuse, deux ou trois rides transversales marquant rapidement son front large.

« Ça va comme vous voulez, Orchid ? » murmura-t-il, d'une voix basse.

Il l'observa avec attention. Elle avait toujours cet air embarrassé, ombrageux et farouche sur son visage en ovale parfait, et ses yeux en amande, aux cils marqués et à la pupille brillante, s'enfonçaient légèrement sous ses sourcils bien dessinés, dans une noirceur inquiétante, traumatique et impitoyable. Ils auraient pu être de velours dans une autre vie. Ses cheveux lourds d'humidité, noirs mais sans éclat, auraient pu faire une fière crinière, s'ils étaient moins utiles à cacher ses traits, et sous ses crocs, elle avait une très belle bouche, aux lèvres pleines et charnues, qui aurait pu servir plutôt que cette moue retenue, crispée et proche du dégoût, un sourire lumineux ou un rire facile, chaud et sonore.
C'était étonnant, à quel point un visage pouvait en dire sur son aspiration au bonheur et la pénibilité du chemin emprunté – de la beauté ne subsistait que des stigmates, lointains et oubliés sur la nervosité et l'agressivité des traits, mais on ne perdait pas tout à fait l'espoir, au fond, tout au fond, de la faire ressurgir un jour peut-être. C'était curieux de remarquer, pensa-t-il, en appuyant son poing contre sa mâchoire, à quel point la Zélos ressemblait au Sindarin, lorsqu'on les observait d'un regard sans jugement.

Il baissa les yeux sur son cachet, se racla la gorge pour se défaire de ses divagations, et monta sur le petit promontoire pour ouvrir la fenêtre du salon. Il émit un long sifflement dans la pluie et le vent, auquel un oiseau répondit par un cri perçant. Un instant plus tard, un grand faucon pèlerin le laissait rouler son pli dans un tube en métal et l'attacher à sa patte, avant de s'envoler aussi sec vers la caserne.
Satisfait, il tira une bouffée de sa pipe et retourna s'appuyer sur le manteau de la cheminée, pour finalement s'apercevoir qu'Orchid avait disposé de sa garde robe de la salle d'eau. C'était des habits qu'il avait coutume de garder propres et aussi rangés que possible, de vieilles étoffes d'un autre temps auxquelles il tenait et qui avaient autrefois couru avec lui dans le désert en laissant dans leur sillage de la poussière dorée, du sable, du soleil et du vent. Un sourire en coin glissa malicieusement sur ses lèvres.
Amusant que des vêtements d'homme aillent aussi bien à une femme qui les détestait avec autant de hargne. Ce n'était pas du tout cintré, les épaules de la chemise étaient trop larges, le pantalon avait besoin d'un pli et d'une bonne ceinture (mais sans doute qu'il avait perdu assez de poids ces derniers temps pour ne pouvoir le porter lui aussi qu'avec une ceinture...) – pourtant elle portait bien les vêtements larges, qui serrés à la taille, lui faisaient une silhouette curieusement élégante.

« Eh ben, j'avais jamais vu ces fringues portées avec autant d'classe. » annonça-t-il avec un sérieux enjoué, puisqu'elle avait l'air d'attendre la plaisanterie au pas de la porte.

Il n'aurait sans doute rien dit si elle ne lui avait pas parue autant sur la défensive. Elle passait son temps à attendre les coups, elle les demandait presque – évidemment il ne pouvait pas passer à côté d'une telle opportunité... De jouer un peu, pour lui montrer peut-être que les choses étaient moins tranchées que ce qu'elle semblait penser, plus nuancées, plus complexes... Plus légères aussi.
Il était assez content d'avoir réussi à arracher un ersatz de sourire tout à l'heure à son visage triste et défiant. Mais, mieux, il aurait aimé lui faire voir qu'il n'y avait pas grand-chose à prendre au sérieux, ici, et qu'elle n'avait pas à tirer cette tête de six pieds de long avec lui, en gardant bien l'air tragique qui seyait aux gens raisonnables. Bien sûr, il y avait derrière tout ce qu'il disait des secrets et des vérités amers, mais il valait mieux en rire ensemble qu'en pleurer.

« On dirait une Sindarine en habits zélos, dites-moi, poursuivit-il. En habits zélos ajustés du moins. Parce que je doute qu'Elerinna et sa dégaine de crevette fasse très bon effet en vieille armure de cuir... »

Il leva les sourcils et les yeux vers le plafond, caressant tranquillement la bruyère du foyer de sa pipe, et il chercha à imaginer le résultat en lâchant un petit rire moqueur. Mais le souvenir d'Elerinna, en passant dans son esprit, roula pesamment sur la désinvolture qu'il avait réussi à recomposer, et son amertume mal endormie se rappela insidieusement à lui.
Il soupira sans y prendre garde et se souvint par la même occasion des phrases qu'Orchid avait répétées dans la salle de bain, et qui naturellement, n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un Sindarin sourd. Il se pencha devant l'âtre brûlant et exhala quelques ronds de fumée.

« Vous savez, souffla-t-il, doucement, les coups durs, ça marche pas comme la mithridatisation... Ceux qui ne vous tuent pas ne vous immunisent pas nécessairement contre les suivants. Y a plus de chances pour que ça vous fragilise encore davantage... Si cette soirée vous apporte rien et vous laisse plus démolie que vous ne l'êtes déjà, je ne vous forcerais pas à rester. C'est comme vous voulez. »

Évidemment, il aurait préféré se coudre la bouche plutôt que d'avouer à un seul instant qu'il n'avait pas emmené Orchid chez lui par pure nécessité. Rester seul avec lui-même ce soir-là aurait sans doute été trop angoissant et trop pénible. Et même si elle n'avait l'air comme ça que de le considérer comme un partenaire de travail particulièrement insupportable et répugnant, même si les liens qu'elle avait avec Elerinna plongeaient Léogan dans la consternation, sa présence avait quelque chose de rassurant. De stabilisant. Il ne fallait pas qu'il perde l'équilibre, ce n'était pas le moment.
Il leva finalement la tête vers elle.

« Je suis désolé, je ne vais sûrement pas réussir à dormir. Mais je vais vous laisser tranquille sous peu, vous pourrez profiter de ce sofa autant que vous le souhaitez. Si vous restez.»

Sans doute que Léogan était plus commode une fois endormi, mais il n'avait aucune envie de s'abandonner à nouveau au sommeil de toute façon. La soirée avait été trop convulsive, trop enfiévrée, elle l'avait laissé fatigué mais lui avait excité et irrité excessivement les sens et les nerfs. Il n'était pas tranquille. Son pied butait répétitivement contre le bas du manteau de la cheminée sans qu'il s'en rende compte, sa main s'ouvrait et se refermait sur le foyer de sa pipe longue et il s'était mis à réfléchir – comme à chaque nuit d'insomnie où il ne pouvait empêcher toutes ces pensées de couler en lui et où il s'acharnait à travailler pour en interrompre le cours.
Une main battant contre le manteau de la cheminée, les ongles s'enfonçant méthodiquement dans les rainures du bois, l'autre chargée de sa pipe, il restait planté là, pourtant, et pensait à Orchid, à la fureur indicible de ses mots et au dégoût profond qui les avait imprégnés quand elle l'avait informé du commerce d'esclaves sexuelles auquel se livrait Herling, à ces vêtements qu'elle portait, aux murmures vibrants de détresse qu'elle avait soufflés dans la salle de bain et à la terreur contenue qui avait débordé de ses yeux quand elle avait dû s'approcher si près de lui pour recoudre ses plaies. Il cligna des yeux et eut l'impression de voir Orchid avec plus d'acuité soudain devant lui.
C'était une espèce de talent qu'il avait. Il se rappela les paroles d'Elerinna, à El Bahari, ce jour-là, ces paroles qui avaient encore aujourd'hui l'effet terrifiant d'une bombe à retardement dans son existence : « C’est toi que je veux, Léo. Ce n’est pas négociable. Il n’y a pas meilleur stratège. Tu es patient, bougon, philosophe. Je n’ai pas besoin d’une machine, mais de quelqu’un qui comprend les hommes. Je me trouverai bientôt dans des situations extrêmement difficiles : j’ai besoin de toi, et de personne d’autre que toi. »
Sa mâchoire se crispa, il passa une main nerveuse dans ses cheveux et une bile noire lui monta dans la gorge. Eh bien, c'était sûrement ce qu'elle avait fait de lui. Une machine qui comprend les hommes.
Et cette pauvre Orchid, ici, devant son regard trop perçant, trop acéré, qui voyait trop clair, qu'est-ce qu'on allait bien pouvoir en faire ? En quoi Elerinna allait-elle changer cette glaise malléable entre ses mains insouciantes ? Elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle faisait.

« Quand même... marmonna-t-il, d'une voix rauque qu'il ne réussissait plus à retenir, en relevant un regard où crevaient le tonnerre et la foudre, mais difficilement les pensées de son propriétaire. Vous, vous et votre amour-propre pulvérisé, d'où est-ce qu'elle vous sort ? De quel trou dégueulasse elle a bien pu vous tirer... ? Non, parce que c'est ce qu'elle fait tout le temps. Prendre les gens en pitié... Et tenter de les sauver – une vraie sainte. »

Il secoua la tête avec aigreur, un sourire acide tiré sur le visage. C'était un peu comme... Comme si ça lui donnait bonne conscience, à Elerinna. De trouver les gens les plus paumés de l'univers et de les mettre à sa botte pour le bien de l'humanité – un beau rassemblement de bras-cassés sur lequel elle s'apitoyait comme sur autant d'injustices cruelles de la société humaine – pauvres créatures – dont elle était le phare lumineux mais dont elle ne connaissait que les malheurs passés et les conclusions condescendantes qu'elle en tirait. Elle ne savait rien, et elle pensait tout savoir. Aristocrate aux mains blanches et au cœur dégoulinant d'une vaine compassion.

« Mais vous trouvez vraiment que c'est mieux, ici ? Il n'y a pas... murmura-t-il, en battant des cils précipitamment, parce qu'il ne se sentait pas sincèrement la légitimité de dire une chose pareille alors qu'il était coincé dans le même piège. Il n'y a pas qu'Elerinna au monde, vous savez... »
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeMer 28 Jan - 14:48

La Zélos ne pouvait être consciente des troubles qui tourmentaient Léogan. Définitivement elle l’avait placé parmi les bénis des dieux qui réchappent des gueules des reptiles géants, qui fomentent des complots parfaits, gagne nt la confiance des femmes et des grandes prêtresses. De plus sa méconnaissance de l’histoire du colonel et de la réalité précise de la nature des Sindarin, la mettait à vingt mille lieues de soupçonner un quelconque malaise plus important qu’une peine de cœur ou une contrariété de père devant son adolescente de fille. Quelque chose pouvait-il lui résister ? Pouvait-il échouer en quoi que ce soit ?
Elle avait enfin fini ce qu’elle avait à faire et avait laborieusement vaincu un de ses démons et se demandait encore ce qui allait l’attendre dans le salon du colonel.

D’abord, elle le chercha des yeux. Elle s’attendait à le trouver encore affalé dans son fauteuil et peut être même endormi. Mais non il était au travail. En tout cas il semblait penché au-dessus de paperasse, chose qu’elle avait du mal à concevoir de faire. Personne le lui avait jamais demandé de superviser, rédiger des rapports, d’en lire d’en vérifier, de publier des notes de service. Elle avait presque ‘envie de plaindre l’officier qu’elle n’imaginait vraiment pas dans ce genre de tâche, bien qu’elle sache que cela faisait partie des attributions de sa fonction. Elle regarda la plume, la longue pipe. Son père avait un shilom, elle s’en souvenait parfois dans les brumes de souvenirs anciens. Elle se souvenait avoir observé pendant des heures, les volutes bleutées monter vers le plafond e la grotte familiale… Mais le Sindarin ne lui laissa pas le temps de filer ce souvenir. Il avait le chic pour se rendre intrus même dans vos souvenirs. Et d’abord, une pensée arriva à la Zélos. Il avait une sacrée tendance à consommer du psychotrope pour quelqu’un qui était censé aller si bien qu’elle l’imaginait. Entre son satané opium, son whisky et sa pipe bourrée à elle ne savait trop quelle herbe… Sans doute devrait-elle faire évoluer son jugement, mais elle n’avait pas grand-chose pour ce faire…

Avec son cachet et son pli en main, il avait l’air d’un autre Léogan, plus solennel, plus en phase avec ses fonction son peuple ou l’image qu’elle s’en faisait, elle qui n’était jamais allée à Canopée. Il semblait soudain plus vieux, plus usé, plus fatigué même que lorsqu’elle l’avait laissé après les soins qu’elle lui avait prodiguées. Il ne devait pas avoir dormi et peut être même avoir ressassé des pensées propices à plonger son Sindarin dans les affres de la vieillesse comme n’importe quel autre vivant en  Isthéria, même si elle savait que ce n’était pas possible. Elle l’avait vu avec meilleure mine mais pourquoi semblait-il en ce moment si fatigué et soucieux ? La fatigue s’expliquait assez bien mais les choses allaient plutôt bien pour l’officier qui venait de remporter une belle victoire et s’apprêtait à conclure une mission par un autre succès. Elle lui sut gré de se soucier de son bien-être et lui rendit sincèrement la politesse sans tomber dans la réponse conventionnelle même si c’était ce que ça pouvait sembler.

« Merci oui. Et vous ? Vous n’avez pas l’air… "


Elle chercha le mot qui traduisait la mine préoccupée, légèrement déconfite, de son hôte. Mine qui expliquait en partie le cri qu’elle avait brièvement perçut depuis la salle d’eau. Elle avait dressé à ce moment l’oreille mais tout était redevenu calme. Si l’accent de ce cri n’avait pas été si désespéré, elle aurait pu le croire lié à une mauvaise nouvelle apporté par le fatras de missive dans lequel il semblait être à présent plongé.

« … dans votre assiette… !"

C’était tout ce qu’elle avait trouvé ! C’était dans ce genre de situation qu’elle regrettait de ne pas avoir toute la finesse oratoire de son mentor qui aurait trouvé la formule, la périphrase, ou l’image, voir le mot juste pour s’enquérir des états d’âme de son officier sans paraître indiscrète tout en signifiant que ce n’était pas juste un retour de formule de politesse… Tandis qu’il finissait d’expédier sa missive, elle continua de faire le tour du propriétaire des yeux. Visiblement il allait éluder la question, mais elle n’e s’attendait pas à de grandes confidences. Quelqu’un qui était capable de jouer avec les états d’âme des autres comme lui devait bien en retour craindre que ses interlocuteurs n’en fassent autant, qu’ils ne se servent de ce qu’ils apprenaient sur lui pour, rendre les coups qu’ils recevaient. C’était logique. Sauf si ce mécanisme d’agression systématique n’était pas conscient et elle se demanda d’où il lui venait. De son peuple ? Elle ne connaissait pas Elerinna comme cela. De son histoire ? Tout semblait converger vers cette hypothèse : son comportement, ses choix, sa mine du moment et le cri passé… Quelque chose de plus profond qu’elle ne l’aurait cru avait dû marquer le Sindarin. A croire qu’il n’était peut-être pas si différent d’elle… A croire qu’ils avaient plus de choses en commun qu’elle n’avait, voulu l’accepter depuis leur première rencontre… C’est à peine si, plongé dans ces considérations elle nota la couche sommaire installée sur le sofa…

Elle plissa son regard qu’elle riva dans le dos de son hôte alors que le faucon repartait dans la nuit comme pour faire jaillir de ses os les fantômes de son passé, les scènes qui éclaireraient le personnage qui la dévisageait à présent mais dont elle supportait maintenant le regard sans doute parce que ses interrogations l’occupaient d’avantage, mais aussi parce qu’elle se sentait une étrange proximité avec lui. A un autre moment elle aurait rejeté  avec véhémence cette hypothèse. Les Zélos ne pouvaient ressembler à des Sindarins. Ils se trouvaient à deux extrémités d’une échelle dont les Zélos avaient toujours fait les frais mais que la plupart avait fini par entériner. C’était tout compte fait son cas à elle, qui n’avait plus que de la révolte et de la rage contre cette évidence bien installée dans les croyances. Rarement elle essayait de voir les choses, juste sous l’angle des différences qui donnaient parfois l’avantage à un peuple et parfois favorisaient l’autre, les rendant complémentaires, et faisant voler en éclat toute notion de hiérarchie. Si elle ne prenait pas totalement la mesure de la nouvelle porte qui s’ouvrait devant elle, une lézarde courut dans ses certitudes.

Elle se rendit compte soudain de leur observation mutuelle se demandant tout çà coup depuis combien de temps ils se dévisageaient l’un l’autre et elle en conçut une certaine gêne comme si elle se rendait compte qu’elle pouvait avoir les mêmes travers que son hôte. Elle eut un petit sourire gêné et détourna la tête du côté de la couche. Ce pouvait-il qu’il dorme ici sans profiter de la totalité de son logement ou bien avait-il préparé ça pour elle ? Une sorte de confusion monta en elle. La dernière solution passait par l’acceptation qu’il puisse avoir le souci des autres et elle avait du mal encore à l’accepter, même si le fait de sortir de sa salle d’eau aurait dû la guider déjà vers cette certitude.

La plaisanterie tant attendue rompit le charme, les tourments s’effacèrent sur le visage du Sindarin laissant la place à son ironie familière tout en raidissant la Zélos. Ceci dit cette fois la raillerie n’en était pas. Elle s’était attendue à quelque chose de tellement plus personnel et désagréable qu’elle ne put s’empêcher de trouver la remarque flatteuse, même si elle se doutait qu’elle pouvait encore tomber dans un piège rhétorique. Ses yeux pétillèrent un instant de malice et de dérision.

« Etonnant non pour une Zélos ?!!! A croire que vous pourriez fricoter avec une de mes congénères si elles n’étaient pas si… Robuste ? »

Elle avait traîné sur la fin de sa phrase pour signifier malgré ses incertitudes naissantes tout le mépris que les Zélos ressentaient de la part du peuple des bois. Certes elle avait moins d’esprit que le Sindarin, mais elle n’était pas du genre, contrairement à ce qu’il pouvait penser à attendre les coups elle était capable aussi de les rendre, même si cela pouvait aller jusqu’à des coups physiques. Ces répartie ne seraient sans doute pas du niveau de finesse que celles de l’officier, mais sur du sujet du quotidien ne touchant pas à son moi profond, elle se sentait capable d’encaisser et de contrattaquer. D’autant que Léogan lui avait prouvé qu’il aimait ça et qu’il n’y avait pas de raison qu’elle ne lui rende pas la pareille à l’occasion. Bien sûr tout cela restait un exercice dans lequel elle se sentait malhabile et qui nécessitait beaucoup de concentration pour ne pas se faire cueillir par surprise et il ne fallait pas qu’il s’attende à la voir exploser de rire sauf en cas de touche sans équivoque de sa part auquel cas il pourrait s’apercevoir que la Zélos n’était pas dénuée de cruauté à l’occasion…
Il était dit que la passe d’arme allait se prolonger et que le Sindarin avait une idée derière la tête la mention d’Elerinna au détour d’une remarque sur les Zélos fit se raidir la Louve de Kesha.

*Nous y voilà…*


« Comme quoi nous ne sommes pas égaux devant dame nature, certains ont des dents qui se voient d’autres mordent pourtant plus fort… »

Elle ne savait pas trop s’il ferait le lien avec ses propos acerbes, mais elle ne se sentait pas comme souvent l’envie de développer. Elle faisait confiance à la perspicacité de l’officier pour comprendre que la brutalité ou la cruauté ne se lisait pas dans le physique  des gens…

Elle nota le rembrunissement de sa mine et se demanda si elle avait touché juste ou si la mention de la Grande prêtresse avait été à double tranchant, blessant autant celui qui maniait cette arme que celle contre laquelle elle était dirigée. Elle aurait pu profiter de cet avantage, mais préféra finir son observation du personnage plutôt que risquer un assaut trop attendu et qui la jetterait dans un piège du stratège qu’elle avait appris à estimer à sa juste valeur. Bien lui en prit. Le rond de fumée qui suivit lui indiqua sans équivoque que l’ombre qui était passées sur le colonel était déjà passé et la suite lui prouva que le piège avait été bien réel.

Elle foudroya Léogan du regard. Ainsi il avait écouté à la porte ! Il avait du bien rire ! Il avait dû savourer la passe d’angoisse par laquelle elle était passée ! Ha ! Elle était belle main armée de la grande prêtresse! Même  pas capable de soutenir un passage dans une salle d’eau ! Son regard portait tout l’orage qui grondait en elle et il portait le fer encore plus loin dans ses plaies comme un défi à c e qu’elle était capable d’endurer.

*Démolie ! C’est comme cela que tu me vois ?!!! Démolie ! C’est ce que tu penses parce que tu as abusé de l’hospitalité que tu m’as offerte ?!!!*


Un souffle puissant sortit de ses narines palpitantes, trahissant sa rage contre l’impression de trahison. Le coup était bas et indigne de lui, de l’image qu’elle commençait à se faire de lui. Elle resta un instant sonnée au bord du K.O. Puis se ressaisit. Il ne fallait pas qu’il croit être tout puissant sur elle ! Non, il ne fallait pas !

« Le seul danger chez vous c’est Igrim ! »

Elle avait jeté sa réplique avec sécheresse, la voix claire. Elle l’avait fini par Igrim, ce nom formel et emmerdant, ce nom qui pouvait être aussi pris comme une menace. Où qu’elle aye elle trainerait ce monstre avec elle et s’il en avait peur, qu’il le dise, à moins qu’il traîne derrière lui le même genre de monstre… C’était presque la conclusion à laquelle elle était arrivée quelques secondes plus tôt mais qu’elle n’avait pas réussi à se formaliser complètement à cause de l’accueil du Sindarin et qu’elle n’allait pas pouvoir mettre à jour, occupée qu’elle était à se défendre contre une agression en règle.

Mais qu’est-ce qui clochait avec ce type ? Qu’est-ce qui le rendait capable de vous détruire à moitié avec deux mots puis de se retirer du champ de ruine qu’il avait semé derrière lui par un mot d’excuse ? Qu’est-ce qui le rendait digne de sa haine et l’instant d’après de son pardon ? Qu’est-ce qui clochait chez elle, incapable de savoir sur quel pied danser face ce feu follet des mots ? Qu’est-ce qui était le plus digne de haine ? Soi-même ? Et qu’est-ce qui était le plus digne d’estime ? Soi-même aussi ? La possibilité d’une plus grande similitude entre eux lui revint avec son cortège d’absurdité. Comparer sa finesse et sa rusticité, sa culture et son ignorance, son humour et son austérité ! Quelle blague ! Mais le résultat n’en était pas moins là son incapacité à poursuivre sa rancœur contre lui dès qu’il faisait un semblant d’effort comme une excuse ou lui préparer un endroit pour dormir. Si elle allait rester ? Que croyait-il ? Qu’elle allait battre en retraite ? Il était comme un défi ! Chacune de ses paroles le renvoyait à une insuffisance supposée et il était hors de question qu’elle lui fasse le plaisir de reculer devant ses challenges ! Elle avait passé son seuil, avait pris un bain dans sa salle d’eau enfilé ses vêtements ! Rien ne pouvait être plus difficile que tout cela et elle n’avait pas l’intention de le laisser s’en tirer avec une nouvelle victoire, une dernière occasion de la railler !

Elle garda le silence mais vint s’installer sur le dit sofa, assise en tailleur, bien droite tenant ses orteils dénudés entres des mains aux doigts croisés, les yeux bien ouverts planté dans ceux du Sindarin, le visage impassible. Elle observait le manège de l’officier visiblement absorbé maintenant par des pensées qui lui échappaient, mais ses petits tics étaient autant d’informations qu’elle engrangeait. Elle ne savait pas ce qu’elle en ferait mais elle avait été éduquée à l’observation des attitudes corporelles par la meute. Combien de coup de crocs avait-elle reçus avant de posséder l’intégralité des codes de ses frères de chasse ? Depuis elle avait cette capacité à noter les mimiques et autres postures et leur lien avec l’humeur ou les pensées. Cela lui demandait plus de temps que de se fier à une connaissance des réparties, mais à la longue, elle devenait capable d’anticiper les messages exprimés ou implicites. Elle suivait ses doigts autour de la pipe, sa main contre la cheminée, son pied nerveux…

Patiemment elle attendit qu’il émerge de ses pensées, curieuse de savoir ce qui pouvait le mettre en dehors du monde de cette façon. Les évènements de la soirée, son invitée, Elerinna, tout cela à la fois ? Elle ne perdrait de toute façon pas une miette de ce spectacle fascinant. Les fibres musculaires de sa mâchoire saillirent sous sa peau pâle et ses doigts glissèrent entres les mèches de ses cheveux, signes évident d’un changement d’intérêt. Il allait revenir parmi les vivants dans son salon et elle aurait le résultat cet ouragan de pensées qui semblait l’avoir traversé. Ce qui la surprit le plus fut de se trouver au centre de ses préoccupations ? Etait-elle soudain si importante ou cherchait-il à trouver des armes à pouvoir utiliser ultérieurement comme elle lorsqu’elle le scrutait ? Il avait au moins le mérite cette fois d’avancer le visage découvert. Elle savait ce qu’il voulait. Elle était libre de lui répondre ou pas. Et d’ailleurs, sa question était-elle pertinente ? Igrim était sortie de son trou dégueulasse toute seule, toute seule elle avait choisi de suivre les loups. Toute seule elle avait choisi de les écouter lorsqu’ils l’avaient poussée à retourner vers la civilisation, ultime cadeau de leur sauvagerie. Toute seule elle avait accepté de rester au monastère. Toute seule elle avait écouté Elerinna la lumineuse avec tous les jours la possibilité de tourner vers son animalité chérie. Toute seule avait choisi de se conformer aux exigences de ses instructeurs, de son maître d’arme. Elle savait que Léogan lui brandirait l’habileté de la Sindarine à faire croire que tout vient de vous alors qu’elle vous manipule, mais elle n’avait qu’à se poser la question de savoir si elle pouvait encore fuir dans la lande et les bois. Sans aucun doute elle le pouvait. Qu’est-ce qui la retenait ? Elerinna et sa lumière. C’était aussi simple que cela. Quant-à son amour propre, qu’en savait-il ? Si quelque chose était effectivement pulvérisé et elle savait que c’était le cas, ce n’était certes pas son amour propre, depuis longtemps bien mieux restaurer grâce à  la confiance de la Grande prêtresse. Elle hasarda calmement comme un enfant qui joue innocemment avec des allumettes sans conscience des effets et du danger, juste l’intuition que le résultat sera grandiose:

« Votre trou était-il si dégueulasse ? »


Elle se demanda s’il avait entendu sa question. En fait elle en était sûre, mais il répondrait lorsqu’il en aurait envie comme toujours. Enfin, elle n’en savait rien, mais un faisceau d’intuitions se tissait qui lui soufflait que le Sindarin ne répondait que lorsque le moment lui semblait venu de la faire…

« C’est étrange de penser cela alors qu’on lui voue chacun de ses actes. Jusqu’à ce que je décide du contraire, c’est mieux ici. »

Elle venait de lâcher une bribe d’elle-même. Oh rien qu’un minuscule fétu que le vent emporterait comme il était sorti de sa bouche sans préméditation, et sans arrière-pensée…
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeDim 8 Fév - 2:02

Une lumière particulière passa soudain dans le regard abyssal d'Orchid. Et ce qu'elle dit, très naturellement en outre, tinta dans le salon obscur comme une petite cloche d'argent, au son fin, subtil et presque rieur. Léogan releva la tête avec étonnement. Il la considéra quelques instants sans d'autre réaction, peinant à assimiler ce qu'elle avait dit comme s'il s'était agi d'une équation spécialement complexe. Il s'arrêta de réfléchir, simplement, puis ses lèvres tremblèrent bizarrement et tout à coup, il éclata de rire. Ce n'était pas tant la force de cette blague qui avait mis le feu aux poudres, que le simple fait d'en entendre une vraie dans la voix de cette Zélos si stoïque.
Il n'aurait pas cru une minute qu'elle avait de l'humour avant d'avoir pu le constater de lui-même. Non, mieux, il n'aurait jamais pensé qu'elle accepte d'échanger des plaisanteries sur un ton aussi léger et badin avec lui, parce que, sincèrement, pour décrire les sentiments qu'elle semblait éprouver à son endroit jusqu'ici, il aurait sans doute utilisé un mot comme... Disons « répugnance ».
Mais on ne blaguait pas spontanément avec un type pour qui on n'avait que du dégoût, pas vrai ?
Il s'arrêta de rire joyeusement, très content de son affaire, et, parce qu'il ne pouvait pas laisser ça sans rebondir, quand même, enchaîna d'un air fin et hâbleur :

« Oh oh ! Qui vous dit que ça m'en a empêché ? Bon, avec mon potentiel de tête à claques, j'vous avoue que c'était pas l'idée du siècle. C'était à Phelgra, y a un bout de temps maintenant, mais elle avait une sacrée classe elle aussi. Elle couvrait ses doigts de grosses bagues en métal, comme ça vous voyez. Un jour, je disais une connerie, elle m'a envoyé une droite... Non, définitivement pas l'idée du siècle... Mais bon, hé, on s'est bien marré, quand même. C'est l'essentiel. »

C'était peut-être complètement décalé, complètement hors-sujet, et ça manquait atrocement de tact, de raconter des histoires comme ça à une femme qui avait l'air d'éprouver une sainte horreur pour la masculinité, mais après tout, ce n'était qu'une petite anecdote drôle où il était question de pain dans la figure – et c'était elle, qui avait lancé le sujet, aussi curieux que ça puisse paraître.
Venant de Léogan, ça pouvait très bien être un mensonge. De toute façon, il passait sa vie à bluffer et à raconter des cracs, alors il était difficile de distinguer dans ce qu'il disait la vérité du jeu – sauf à lui poster une question bien en face, auquel cas il se trouvait pour une raison qu'il n'avait jamais comprise incapable de ne pas dire la vérité de but en blanc.
Tout ce qui comptait en fait était de raconter un truc marrant et bien trouvé. Et puis, ça l'arrangeait bien, que les gens, y compris Orchid, ne puissent pas prendre ce qu'il disait pour argent comptant. Il n'avait pas forcément envie d'être cerné facilement. Devenir prévisible, ça n'était pas bon pour les affaires.

Il rit également de bon cœur à son autre remarque et répondit simplement, un éclat de joie sans complexe dans le regard.

« Je crois que je mords plus fort avec les dents, pourtant, croyez-moi sur parole. » dit-il, amusé.

En tout cas, il avait plus souvent recours à ses poings pour donner un tour percutant à ses arguments. Il n'était pas particulièrement bon orateur non plus. Il disait les choses telles qu'il les pensait, et s'il y avait des calculs, ce n'était jamais plus rhétorique que stratégique. De fait, le langage pour lui n'était qu'un acte agressif comme un autre. Donner un bon crochet du droit ou balancer une vérité blessante dans la trogne de quelqu'un, ça revenait au même. Il ne savait pas franchement ce en quoi il excellait le mieux, des deux, peut-être qu'Orchid avait raison, au fond, mais s'il voulait vraiment détruire quelqu'un, ce n'était pas les mots qu'il utilisait, mais la force physique et bestiale dans toute sa splendeur. Il n'avait pas de temps à perdre avec de la torture psychologique à deux sous quand il souhaitait rayer l'existence de quelqu'un de la carte.

Malheureusement, le ton de la conversation ne resta pas longtemps aussi détendu qu'il l'aurait voulu. C'était qu'en réalité, il n'y pouvait rien, s'il entendait tout ce qui se passait dans un périmètre bien dix fois plus vaste que les Zélos ou les Terrans – et il aurait sans doute fallu se boucher les oreilles et chanter à tue-tête pour ne pas entendre les litanies torturées qu'Orchid avait psalmodiées dans la salle de bains. Franchement. Et puis y avait pas de quoi monter sur ses grands chevaux, bon, il l'avait entendue, il en avait tiré certaines hypothèses, et puis ?! Il n'avait pas prononcé de jugement, il n'était pas là pour ça.

Il l'observa froidement. Il nota, dans un coin de sa tête, que les narines...d'Igrim se dilataient comme les naseaux d'un taureau qui va charger chaque fois qu'elle se mettait en colère. Elle aboya un truc à la troisième personne. Et voilà qu'on faisait trois pas en arrière. Il haussa les sourcils d'un air presque méprisant.

« Je n'en doute pas. » murmura-t-il, lentement, d'une voix trop veloutée pour laisser traîner autre chose dans son sillage qu'un givre glacial ou qu'un air sec comme le sable du désert.

Vraiment, cette femme était une tête de pioche patentée ! Et puis, elle ne pouvait pas s'exprimer clairement, une fois pour toute, au lieu de ronger son frein et de faire tourner dans sa caboche des caisses de trucs tordus par sa perception du monde de louve acculée ? Non mais sans rire.
Bons dieux, Léogan savait quelque chose de l'opiniâtreté des Zélos, pour en avoir un spécimen particulièrement revêche pour ami, mais Orchid Orcirdr battait tous les records ! Il fallait régler le problème, parce que l'intérêt qu'il nourrissait pour elle finirait par se muer plus vite que prévu en lassitude et en indifférence. Léogan savait qu'il se fatiguait rapidement des gens ; mais plus spécialement encore des gens qu'il ne parvenait pas à sortir de leur trou, qui restaient cloisonnés, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, une provocation, une observation ou un mot de bienveillance, dans leur monde de partis pris et de paranoïa permanente, des gens fermés, obtus, dont on ne tirait rien d'autre que des feulements de menace jamais aboutie et qui se repliaient sur eux-mêmes persuadés que le monde ne répond qu'aux tristes exigences de leur imagination. Il n'aimait pas prendre des gants avec eux, ça le fatiguait – alors quand il faisait l'effort et qu'on l'envoyait paître aussi expéditivement, ça le mettait en rogne. Il pouvait concevoir que l'esprit d'Orchid s'ouvrait seulement plus lentement, avec plus de méfiance que la moyenne, qu'elle était une misanthrope – Ethraïm était comme ça, lui aussi, et ça ne s'améliorait pas avec l'âge, misère... et lui-même était de ce genre de types qui avaient besoin de temps pour se livrer – mais si elle n'en finissait jamais de croire qu'il la prenait pour une femme faible et abrutie, on n'était pas sortis de l'auberge !
Il roula des yeux d'exaspération et se tourna vers l'âtre en soupirant un nuage de fumée blanche, tandis qu'elle partait s'asseoir d'un pas vif sur ce sofa qu'elle avait négligé la première fois.

Surpris, il lui jeta un regard dubitatif. Avec une réaction pareille, il s'était attendue à ce qu'elle tourne les talons et vide les lieux sans tarder. Il garda le silence un moment. Et peu à peu, tandis qu'elle se plaquait sur le visage son masque insondable de d'habitude, il comprit avec une vraie satisfaction que malgré tout les obstacles de son caractère, Orchid avait décidé de lui faire violence et d'entrer dans son jeu. Elle attendait la suite, prête à en découdre. Léogan lui sourit imperceptiblement.
Finalement... Ce pourrait être laborieux, mais ils arriveraient peut-être à en tirer quelque chose...

Pendant de longues minutes, un silence tendu plana dans la pièce, entre les crépitations sèches du feu de bois et le chant de la maison en colombages avec la pluie, avec l'eau qui débordait des gouttières, s'écoulait des tuyaux et s'engouffrait dans le torrent qui bondissait sur les encorbellements en une succession de cascades dont chacune faisait un bruit différent, et avec le vent, puissant comme un taureau qui charge tout à coup,  ou gémissant seulement une plainte basse et lancinante, et qui secouait les poutres bizarres de la charpente.
La conversation reprit tranquillement et lorsqu'Orchid prit la parole à son tour, Léogan releva la tête avec surprise. 'Votre trou était-il si dégueulasse ?' Il cessa de fumer, et la regarda un moment avec incrédulité – son trou avait-il été si dégueulasse ? – puis soudain, ses yeux noirs brillèrent d'un éclat infiniment amusé et il poussa un rire court et étouffé. Il était un vieux con amer et aigri, elle avait fini par le comprendre. Et cet envoi... Cet envoi au moment où il s'y attendait le moins... On y était, la partie commençait vraiment.

« Hhhh... siffla-t-il entre ses dents, les yeux comme deux fentes lumineuses. Pas mal, vous progressez. Je devrais peut-être faire un peu plus attention à ce que je dis... Malheureusement – ce n'est pas passé loin – mais c'est un coup dans l'eau. »

Il inclina la tête sur le côté, plissa des lèvres d'un faux air de regret en haussant les épaules, puis se frotta la barbe du plat de la main en zieutant toujours Orchid, l'air plus enthousiaste qu'ennuyé.

« J'vous aime bien, vous savez. Vous êtes fine. »

Un sourire malicieux glissa entre ses doigts. Il ne détacha pas son regard de la Zélos qui, une fois lancée dans le jeu, une fois qu'on lui laissait sa chance, peut-être, se révélait bien plus futée qu'elle ne souhaitait le montrer au grand public – ou qu'elle ne le pensait.

Il releva néanmoins qu'elle acquiesçait à ce qu'il avait dit en reprenant ses termes exacts, et que par conséquent, il n'avait pas si mal visé qu'il ne l'aurait cru. 'C'est mieux ici', qu'elle disait. Il écarquilla les yeux d'étonnement et la fixa sans piper mot pendant quelques secondes. Si elle sortait d'un endroit plus déplorable que ce trou d'hypocrisie bien crade qu'était Hellas ou si elle était convaincue que rien n'était mieux au monde pour elle que de servir Elerinna à couteaux tirés – difficile de comprendre exactement ce qu'elle entendait par là, il se gardait bien d'en tirer encore des conclusions – elle vivait décidément une existence incroyable de misère et de bassesse. Et qu'elle s'en accommodait, ma foi. Parce que ça en valait la peine, sûrement, hein ? Forcément, si elle n'avait rien connu de mieux, ha ! Pauvre Orchid. C'était peut-être de ça, dont Elerinna avait eu pitié.

« ...vous êtes une espèce... D'opportuniste, quoi ? »

Ce qui était étrange, pour Léogan, c'était de considérer ça d'un œil si pragmatique. Surtout qu'Elerinna n'avait rien de particulièrement concret à offrir à Orchid. Une chambre au temple, du travail, de l'argent. Et elle pouvait le trouver partout, au service d'une bourgeoise quelconque. En quoi Hellas était-elle mieux de ce point de vue qu'un autre patelin où la corruption permettait à n'importe quel traîne-patin de se faire de l'argent facile ?
Elerinna donnait autre chose, à ceux qui la servait. Et ça n'avait rien de palpable. Comment pouvait-on déterminer précisément à quel moment cela ne serait plus satisfaisant ? Quels indices ? Quelle  différence ? Oh, c'était vrai, c'était limpide, c'était même stupéfiant de bon sens, ce qu'elle disait. Elle partirait quand elle le déciderait – et lui il était venu ici parce qu'il l'avait décidé. Tout ce beau monde de libre-arbitre coincé à tendre des embuscades en putes dans la nuit et à trucider des gens parce qu'il le fallait, c'était incroyablement déconcertant.

« Pas si étrange. Mais vous avez raison... murmura-t-il lentement, fronçant les sourcils. Ça paraît... Simple. » Puis ce fut le nez qu'il fronça et il réfléchit encore un instant. « Seulement faudrait voir à pas considérer comme normal de se salir les mains pour une bonne femme aux motifs qui vous r'gardent pas tant au fond. Au bout d'un certain temps... Ça devient difficile de  mesurer si vous en avez fait assez, si vous avez pas passé la limite, si vous auriez pas dû décider de partir bien avant... Et finalement, il se trouve qu'vous avez plus rien d'autre à faire que de continuer machinalement. »

Il tapota le foyer de sa pipe avec un agacement subit et se renfrogna froidement quelques secondes.

« Faites juste attention, lâcha-t-il, tout à coup. Et posez-vous la question, régulièrement, qu'est-ce que vous feriez, si Elerinna Lanetae venait à disparaître ? Si vous ne trouvez plus la réponse, croyez-moi, c'est qu'vous êtes foutue. »

Les coins de ses lèvres se plissèrent et il leva les sourcils d'un petit air léger, mais fataliste. C'était ce qui lui était arrivé, à lui, après tout. Elerinna était d'un tempérament fragile, elle avait toujours eu besoin d'une attention exclusive – il n'était pas vraiment possible de penser à autre chose qu'elle quand on était à son service. On finissait même par ne plus avoir le temps de penser à soi. La lumière du grand guide spirituel du temple de Kesha se déployait partout...
Personnellement, il avait été de très longues années sans pouvoir répondre à cette question. Jusqu'à ces derniers mois, en fait, où il avait retrouvé Irina, promis qu'il construirait quelque chose avec elle, et imaginé dans ses songes les plus rassurants, qu'il pourrait retrouver une vie simple, avec une vraie famille, un vrai chez lui où rentrer le soir, pas un cagibi froid et sans vie, un métier sans réelle ambition que de lui offrir toute la liberté qu'il voulait, et le sentiment de servir à quelque chose enfin dans sa vie, à quelqu'un, à deux personnes seulement, mais à deux personnes qu'il aimait – mais s'il avait désormais une réponse idéale à sa question, ce n'était pas la résolution la plus simple du monde à mener à terme... Avec Elerinna, il n'y avait jamais de moment pour pouvoir prendre congé. On ne pouvait que l'envisager vaguement, se taire, et être rappelé sans cesse à de nouvelles obligations – oh importantes, urgentes, vitales même pour leur grande-prêtresse toujours menacée dans l'exacte mesure où elle se mettait elle-même en danger. Il s'adossa au manteau de sa cheminée pour profiter de la chaleur comme une espèce de chat flegmatique.

« Alors vous feriez quoi ? » demanda-t-il, avec un intérêt tranquille.

Il tira une bouffée de sa pipe et ponctua sa question d'un rond de fumée qu'il observa avec satisfaction s'étirer et disparaître dans la pénombre. Léogan était le genre de type qui tirait le plus grand contentement des choses les plus futiles du monde, qu'il avait évidemment apprises à maîtriser à la perfection. Faire des ronds de fumée, sept ricochets avec un galet, et gagner aux cartes.
Quoi qu'il en soit, il contempla longuement Orchid en attendant sa réponse. Difficile de deviner si elle était déjà complètement soumise à l'emprise doucement vampirique d'Elerinna, si elle ne voyait plus en songeant à la disparition de sa maîtresse qu'un vide terrifiant, ou si elle pourrait se replier sur autre chose une fois privée du phare lumineux de son existence – plus difficile encore pour Léogan de savoir vers quoi, ce n'était plus de la déduction à ce stade-là, c'était ni plus ni moins de la divination. Il la regardait donc avec une réelle curiosité, accoudé contre le manteau de la cheminée, le menton enfoui dans sa main et l'air pensif.
Il n'avait pas de mauvaise intention, envers Orchid, au fond. Elle avait éveillé son intérêt, chose assez rare pour être saluée tout d'abord – malheureusement pour elle, peut-être, parce qu'il ne sociabilisait pas autrement qu'en cherchant la merde. Mais il n'avait ni en perspective de la manipuler ni de la détruire, et c'était déjà pas mal. S'il lui arrivait de pouvoir lui faire mal, ce n'était qu'à des fins...constructives. Enfin, il essayait, quoi. C'était pas aussi évident que ça en avait l'air !

« Non, pour vous répondre, dit-il, machinalement, après avoir écouté sa réponse attentivement et réfléchi un petit instant, parce qu'il aurait sans doute été un peu trop injuste de la laisser sur le carreau alors qu'il lui posait également des questions. J'ai connu pas mal de trous dégueulasses, mais celui d'où elle est venue me tirer, il était... » Il s'interrompit tout à coup et son regard se détacha doucement de la figure d'Orchid, voilé d'une inspiration inexprimable. Il respira profondément et son crâne pesant s'allégea soudain, envahi par un essaim de souvenirs qui le tirait vers des hauteurs éthérées – des sons si fracassants que ses oreilles en bourdonnèrent, un foisonnement de couleurs et de sensations refoulées qui n’attendaient presque rien pour être ranimés. La jungle lui apparut presque aussi distinctement que s’il y avait été plongé physiquement – la profusion de sa végétation, son soleil moite et brûlant et l’énergie décuplée de son monde irradièrent dans son sang et enflammèrent ses veines. Ses yeux brillèrent d'une émotion fugitive et il secoua la tête vivement pour remettre les pieds sur terre. Sa voix était rauque. « Hm. Sauvage. Loin de tout. Aux yeux de l'humanité civilisée, ça reste un trou. Je vivais à El Bahari. C'était il y a cinquante ans. »

Il sourit d'une sympathie lasse, mais non feinte, et se laissa tomber dans son vieux fauteuil. Elle était toujours assise là, sur son sofa, comme une louve aux aguets, bien droite et campée confortablement en tailleur ; elle attendait, l’œil brillant d'une fierté pleine de défi.

« Et vous alors ? D'où venez-vous ? Je vous avoue que je suis au bout de ce que je peux deviner. Alors... murmura-t-il, après un instant de réflexion silencieuse et un sourire joueur, alors disons tapis. »

Les pieds de son fauteuil raclèrent désagréablement sur le plancher, il s'approcha et s'installa en face d'elle pour la scruter en méditant sérieusement entre ses doigts croisés.
C'était une espèce de jeu, mais un jeu sans intermédiaire entre elle et lui, sans cartes ni échiquier. Les agressions étaient réelles, ils encouraient vraiment quelque chose – et c'était tout ce que voulait Léogan. Qu'il se passe un truc. Qu'elle se batte, qu'elle lui montre ce qu'elle avait dans le ventre. Faire sauter les verrous de cette foutue formalité qui les réunissait tous les deux, comme ça, juste pour mener à bout un travail, mécaniquement, dans un rapport sans substance et sans âme. Il se moquait bien que ce ne soit l'affaire que d'une soirée éphémère ou de quelques jours. Il ne faisait pas ça pour tisser un lien d'amitié – ou d'inimitié – indéfaisable avec Orchid – la vérité, c'était que si les circonstances ne les obligeaient pas à se revoir et à collaborer de nouveau ensemble, il ne chercherait pas nécessairement à la fréquenter – et sa curiosité ne servait aucun de ses intérêts. Il n'y gagnait rien du tout. Une bagarre, tout au plus, une clarté violente, un peu de réalité solide et compacte qu'il risquait même de se prendre en plein dans la tronche au bout du compte. Ça le faisait exister. Ça faisait exister les autres – ces silhouettes vibrantes qui apparaissaient comme à travers la brume de chaleur du midi, simples passants sans ombre, visages livides, insaisissables, perdus dans la foule – ils prenaient consistance devant lui, ils se mettaient à hurler, crier, bondir de colère, à se défendre et à contre-attaquer férocement. Un instant seulement, ils n'étaient plus seuls.
Il continuait d'observer Orchid en se renversant indolemment dans son fauteuil. Sa pipe brûlait dans une de ses mains sans qu'il n'y prête plus attention et ses yeux brillèrent d'un éclat dangereux. Il l'avait prévenue. Elle avait choisi de le défier et de rester. Maintenant elle devait l'affronter, qui gratterait où ça faisait mal et s'il le fallait, rajouterait du sel sur la plaie, se faire violence et se battre.

« Vous êtes fière, vous savez que vous valez quelque chose mais votre espèce et vos origines – quelles qu'elles soient – posent problème. Vous craignez qu'on ne vous prenne pas au sérieux, commença-t-il, sur un ton neutre, sans trace de pitié ni de sarcasme pour une fois dans sa voix basse. Alors vous cherchez à surcompenser en vous bardant d'un professionnalisme limité à ce que vous pensez être les frontières de vos capacités, en travaillant efficacement et seule sans laisser rien au hasard, mais en obéissant aux ordres de sorte de ne pas avoir à souffrir d'échec qui pourrait encore une fois vous diminuer. Vous êtes plus austère, plus directe et plus silencieuse que vos consœurs, ce qui vous rend... Appréciable pour qui a à travailler en tandem avec vous, mais vous avez paradoxalement... Moins de chance de vous faire accepter et promouvoir dans l'ordre ou en société par vos supérieurs ou ceux qui sont pourtant vos égaux, qui prennent votre manque d'assurance pour de la bêtise brute de Zélos et qui ne verront en vous jamais autre chose qu'un outil. Le reste tombe vraiment sous le sens, gronda-t-il, avec un sourire félin, en s'accoudant sur ses genoux pour se rapprocher d'elle. Elerinna prend systématiquement sous son aile des gens mal dans leur peau, qui ne voient pas d'objection à sacrifier les autres afin de protéger celle qui donne une direction à leur existence. Ici à Hellas vous n'avez qu'elle et vous pensez ne savoir rien faire d'autre que ce qu'elle vous donne à faire. Quant à votre répulsion pour la personne masculine et ces divers...troubles que j'ai difficilement identifiés... » Il fronça des sourcils soucieusement. « Je ne sais encore où les caser, j'aurais parié que vous aviez subi des sévices humiliants dans un endroit bien sordide dont, dans sa grande bonté, notre sainte madone préférée vous aurait tirée, mais comme vous n'avez relevé ma remarque sur les trous dégueulasses que pour me la retourner très habilement... Je reste sans vraie réponse. »

Il lui sourit presque poliment – avec un grain d'ironie peut-être – et resta accoudé sur ses genoux sans bouger d'un poil, baissant seulement la tête pour marquer qu'il avait achevé, ses yeux noirs levés vers la Zélos et luisants d'une étincelle espiègle qui susurrait cruellement « c'est votre tour, vous parlez, vous suivez, vous relancez ou vous vous couchez, Orchid ? »
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MessageSujet: Re: Des habits et des moines   Des habits et des moines Icon_minitimeLun 9 Fév - 21:49

Elle ne savait que trop bien dans quel jeu elle s’engageait à présent. Deux jours à côtoyer le colonel désabusé et elle savait que sa langue et son esprit ne rendait pas facilement les armes et qu’il était plus habile qu’elle dans ce genre de partie. Il allait fatalement trouver une faille par ou infiltrer un trait qu’il qualifierait non moins fatalement d’humour. Serait-elle capable de répondre ou plutôt de ne pas répondre à chaque fois, de ne pas se sentir blessée, de na pas sentir le coup comme elle parvenait à le faire pendant un combat physique ou bien sous les assauts du froid de l’hiver des bordures septentrionales  de ce monde ? Elle commençait à se faire une idée de ce dont il était capable. Apparemment il n’avait que peu de tabous et elle ne se sentait pas forcément capable de les mettre à jour pour aller le chercher sur son terrain. Seuls ces deux jours lui permettait d’esquisser un portrait de l’individu. Ces deux jours et son petit nid douillet qui n’avait rien de douillet si ce n’était les traces de lui qui y était présentes comme les touches de peinture d’une toile impressionniste qu’il ne fait jamais regarder de trop près sous peine de n’y voir qu’un coup de pinceau mais que seul le recul peut révéler l’harmonie ou la signification.

Si le rire du Sindarin retint son attention comme un prémices à une nouvelle charge, il était une arme trop facile pour en être une réellement pour lui… La suite était plus digne des provocations dont il était capable, mais visible ment juste une sonde pour voir comment elle réagirait en se voyant renvoyée sa tentative d’humour. Impossible d’être choquée par cette petite anecdote. D’abord, elle avait du mal à imaginer une Zélos dans les bras du colonel avec sa piteuse apparence du moment. Ensuite, s’il imaginait qu’elle pouvait être choquée par l’évocation de ses galipettes avec qui que ce fût, il se mettait le doigt dans l’œil. Ce qu’elle refusait d’envisager pour elle, elle le concevait bien volontiers pour autrui. Chacun ses choix. Choix ou pas d’ailleurs. Autant on ne le lui avait jamais vraiment laissé, autant elle se demandait parfois si la quête permanente du sexe de certaine personnes n’était pas aussi une sorte de soumission, mais passons… Elle eut juste envie d’une réponse qu’elle retint au dernier moment même si un leger sourire e coin pouvait trahir une certaine jubilation interne.

*Il faudrait que je la rencontre celle-là pour la féliciter…*

Elle pensait bien évidemment à la droite… Pour le reste, elle se doutait bien qu’elle n’avait pas été violée… Si un barrage s’était élevé entre elle et la possibilité de vivre une relation charnelle avec qui que ce fût, elle savait bien comment cela se passait, l’intimité des cavernes Zélos était parfois toute relative et le monastère n’était pas complètement étanche aux ébats amoureux. Elerinna elle-même… Au milieu du récit de Léogan elle faillit percevoir comme un compliment mais non, la sacrée classe à laquelle il faisait allusion ne pouvait être que sa propre classe, orgueil Sindarin auquel elle allait devoir s’habituer et qu’elle finissait par mettre sur le compte de la génétique pour pouvoir l’excuser plus facilement… Et puis sa bonne humeur du moment faisait plaisir à voir. Elle pourrait bien finir par être contagieuse s’il se limitait à des anecdotes sur lui-même ou des personnes qui étaient étrangères à Igrim. Cela lui éviterait de prendre la mouche ou de se tenir perpétuellement sur ses gardes. Pour le moment il devrait cependant encore apprivoiser sa méfiance, bien peu certaine que les dents de son hôte ne soient que d’émail… Elle avait pu vérifier brièvement qu’il avait une force de combat appréciable, mais un fils de Canopée restait un fils de Canopée… Il ne devait pas souvent « s’abaisser » employer des arguments dignes des Zélos. C’était plus fort qu’elle, la comparaison  entre les deux peuples lui revenait presque automatiquement à l’esprit. Tout cela parce que le regard de Léogan lui renvoyait comme à travers un miroir ses pensées imaginaires. Il devrait peut-être lui envoyer une droite Zélos pour lui prouver qu’il était bien capable de tout ce qu’il lui racontait. Une démonstration était parfois plus parlante qu’un long discours qui pouvait n’être que vantardise…

Et là … Et là, c’était elle qui avait décoché une flèche. Elle ne devait donc pas s’étonner que le charme retombe comme le soufflet sur la table de la cuisinière parce qu’elle avait voulu en même temps faire la conversation. Au moins elle était certaine que sur sa capacité de nuisance elle n’était pas sous-estimée. Après tout c’était peut-être une bonne base pour construire une confiance réciproque et raisonnée. Que chacun sache ce qu’il peut attendre et craindre de l’autre leur permettrait sans doute de faire ce qu’ils avaient à faire en toute connaissance de cause. Après, advienne que pourra. Elle n’était pas sûre, une fois leur mission menée à bien, qu’elle reverrait le colonel. Les temps s’annonçaient difficiles pour tous les deux et leur chemins ne se recroiseraient sans doute pas si facilement…. Elle savait cependant qu’elle aurait beaucoup appris durant cette parenthèse de travail en tandem et seulement sur la stratégie, mais aussi sur leurs deux personnes. Argument supplémentaire pour se frotter à Léogan Jézékaël ? Sans doute pas, ou en tout cas pas consciemment ni de façon réfléchie. Les choses s’était faites pour l’occasion sous la forme de réponse à des défis successifs, mais le résultat était le même. Elle aurait certes pu en apprendre plus et plus vite, mais il eût fallu pour ce faire qu’elle accepte de se livrer. Or s’il était une chose qu’elle s’interdisait sauf exception c’était bien d’en trop faire voir aux autres. Vous me direz, à trop se cacher on finit par en révéler plus qu’on ne voudrait et parfois la meilleure protection est la parole. Encore fallait–il dans l’esprit de la Zélos pouvoir la manier avec autant d’aisance que le maître en stratégie qui se trouvait en face d’elle et elle savait bien qu’elle en était incapable donc elle ne pouvait user que de silence carapace épines et compagnie…

En outre,  elle ne cherchait pas spécialement à ce que les gens s’intéressent à elle. Son narcissisme était depuis longtemps passé au rayon pertes et profit. Les seules personnes dont elle cherchait à satisfaire le regard et l’opinion étaient Elerinna Lanatae et elle-même et il était bien compliqué de savoir laquelle des deux était la plus difficile à satisfaire… Elle n’attendait donc pas que le Sindarin s’intéresse à elle plus que nécessaire c’’est à dire de quoi réussir ce pourquoi la grande prêtresse de l’ordre les avait réunis. De son côté, elle devait admettre que le colonel faisait partie des personnes qui avait eu le plus d’impact sur elle, chose qu’elle avait du mal à admettre. Il était donc devenu un défi, celui de pouvoir l’écouter sans se sentir prise en défaut à chaque phrase, de ne pas ressentir d’agression chaque fois qu’il ouvrait la bouche… Elle avait beau retourner ses propos dans tous les sens elle ne parvenait pas à admettre que ce n’était qu’un effet d’une paranoïa qu’elle voulait bien admettre parmi ses défaut, qui la mettait dans cette position de bête traquée. Le voir se détourner d’elle et préférer la contemplation du foyer, lui était préférable à cette sensation d’être soumise à son crible ou ses jugements réels ou supposés. Le silence ne lui faisait pas peur. Elle ne l’avait que trop vécu et s’il lui servait à fourbir ses armes pour la blesser, et bien elle était prête ! Elle s’était même étonnée de ce qui était sorti d’elle et attendait presque avec impatience la réaction de Léogan. Celle-ci eut le mérite en tout cas de ce qui ressemblait à de la franchise. Il lui donnait là des indications sur lui et elle admettait qu’il était en ce sens plus courageux qu’elle. A moins évidemment que ce ne soit qu’une feinte, ce à quoi elle devait bien s’attendre venant de lui… Mais le pétillement de ses yeux n’était pas sournois, plutôt amusé comme lorsque Grimrl se mettait en chasse et qu’il n’était pas poussé dans ses derniers retranchements par la faim. Elle et elle aimait ça, même si elle en était étonnée elle aimait ce pétillement. Il acceptait d’être autant chassé que chasseur, chose qu’elle était incapable d’envisager. Elle avait été si longtemps chassée, qu’elle refusait de tout son être cette position. Elle refusait justement tout ce que la relation asymétrique imposée par le Sindarin la forçait à endurer. Etre constamment sur ses gardes, attendre les coups au lieu de les donner, mais il venait de l’encourager à les asséner au contraire. Quelque chose en elle l’en remerciait alors qu’elle savait la partie loin d’être terminée. Loin d’être terminée en effet lorsqu’elle considérait le leurre qu’il venait de lâcher devant elle, ce compliment si gros qu’elle ne pouvait y croire. Et pourtant en le regardant quelque chose de sincère émanait de lui. La louve qui était toujours aux aguets ne pouvait évacuer la possibilité que ce que la Zélos recevait comme une flatterie tout juste bonne à la piéger ensuite. Ne sachant sur quel pied danser, elle eut un petit sourire en coin reconnaissant et sceptique à la fois, ses crocs accentuant plutôt le deuxième que le premier. Elle plissa légèrement les yeux au signe de plaisir du Sindarin. Plaisir du jeu ? Plaisir de la piéger ? Etonnamment elle se sentait presque détendue. Les signaux que lui envoyait le Sindarin n’étaient pas aussi agressifs que ce à quoi elle s’attendait. Il y avait peut-être quelque chose à tirer du stratège sur le plan des relations. Elle eut presque envie de rire de s’entendre se formuler cette hypothèse à elle-même, elle qui était une véritable handicapée de la relation, mais cela demeura juste le prolongement de son sourire esquissé quelques secondes plus tôt. Même le qualificatif qu’il lui proposa semblait sonner sans arrière-pensée si bien qu’elle ne sut trop quoi en faire. Opportuniste ? Si cela faisait référence à sa capacité d’adaptation et de saisir les occasions dans les missions qui lui étaient confiées, sans aucun doute. Comme les loups qui savent se contenter d’un lemming traqué sous la neige à défaut d’un caribou à traquer en meute, elle était capable de se contenter d’un maigre indice lorsque plus rien de pouvait la mettre sur le piste de sa proie. S’il pensait à sa présence aux côtés d’Elerinna, il se trompait lourdement. Elle ne serait sans doute pas du genre à quitter le navire en cas de naufrage. Tant que la grande  prêtresse serait vivante elle n’envisageait pas de faire autre chose que de la protéger ou de la servir. Etant Sindarine, il y avait fort à parier que cette dernière verrait le dernier souffle d’Orchid enfin, si elle pensait que ses services lui étaient encore utiles…

Cette dernière pensée provoqua un trouble dans l’esprit de la Zélos. Elle aurait fatalement une vie bien plus courte que son mentor et la déchéance des ans allait la rendre moins performante et ce n’était pas sa conversation qui allait justifier que la guide de l’ordre de Cimméria la garde à ses côtés… Que ferait-elle alors ? Un voile passa devant ses yeux qu’elle déchira aussitôt. Le temps était le maître de toute chose mais il était moins tyrannique lorsqu’on parvenait à l’arpenter en toute sérénité un jour après l’autre, une mission après l’autre, même si le chemin ne se parcourait que dans un sens. Elle savait là quelque chose que Léogan et son immortalité ne pouvait pas comprendre. Qu’elle ironie de penser qu’une connaissance supplémentaire était liée à une infériorité de fait ! Peut-être alors que le colonel serait plus longtemps feal de la maîtresse de l’ordre qu’elle et qu’elle serait libérée de ses services bien plus promptement, même si elle ne pouvait envisager la chose sous cet angle. Elerinna ne lui demandait rien d’autre que ce que son aversion de son prochain lui dictait et en plus la laisser espérer un futur qui en serait débarrassé…

Que nenni ! Elle ne continuait pas machinalement ! Se salir les mains oui, c’était sa part du travail. Elle le revendiquait et l’assumait. Que souvent cela lui fasse plaisir aucun doute non plus. Mais il était des choses qu’elle ne perdait pas de vue. Kesha mais surtout Elerinna promettait que les femmes ne seraient plus quantité négligeable. Et comme elle n’avait jamais rencontré la première, que ses croyances mystiques étaient moins qu’embryonnaire, le phare qui lui permettait de se salir les mains sans avoir envie de vomir,  de faire expier à ses prochains tout ce qu’elle avait enduré avant de pénétrer dans les appartements de la grande prêtresse, c’était bien Elerinna Lanatae et personne d’autre. Le conseil de Léogan résonna en elle plus qu’elle ne l’aurait pensé. Oui que ferait-elle ? Sa première pensée alla vers les loups et sa deuxième vers Herling et toutes les ordures de sa trempe. Elle aurait donc le choix de retourner vers ses frères à quatre pattes ou de traquer jusqu’à se dégouter de leur sang tous les mâles abusifs de ce monde et de l’autre s’il y en avait un. La seule difficulté s’il y en avait une étant de définir ce qu’était un mâle abusif… Elle pouvait même envisager de lier les deux. La seule chose qui l’e empêchait était qu’elle l’avait déjà fait et avait condamné sa meute à la fuite et qu’elle avait fini par comprendre que ce n’était pas leur guerre, mais uniquement la sienne. Elle devrait donc choisir… ais une nouvelle fois l’hypothèse de la disparition de la grande prêtresse n’était pas vraisemblable et sa réponse ne l’engageait pas à grand-chose…

*Tu n’aimerais pas la réponse d’Igrim*


Elle garda donc le silence alors qu’il avait rappelé la part d’ombre que les arènes et la prison des déments avait tissées en elle patiemment d’année en année, à la surface de sa conscience. Qui serait foutu si Elerinna Lanatae disparaissait ? Envisager ce cas de figure revenait à éteindre la lumière dans une caverne peuplée de monstres et de créatures promptes à dévorer ceux qui s’y aventuraient, prompte à dévorer la caverne elle-même si on ne lui livrait pas d’âmes en sacrifice. Elle avait vécu tant d’année à se construire dans la haine et la survie que cette voie était comme une ornière que le monastère avait réussi à masquer à ses pas, mais que la roue du destin pourrait être si prompte à réemprunter… Apparemment, il avait besoin d’une réponse. Sa question qui perçait déjà à travers sa précédente intervention ne souffrait plus d’équivoque qu’elle pourrait utiliser pour se défiler et elle n’était pas sûre de vouloir jouer les faux semblant. La magie de la nuit, grâce à laquelle l’eau pouvait se marier avec le feu ou tout simplement la fatigue sans doute.. Cependant, elle n’était pas sûre non plus de vouloir révéler le tréfonds de sa pensée et ce à quoi les réflexions de la soirée l’avait conduite.  Mais pour étancher la curiosité du colonel, les deux alternatives pouvaient se fondre en une seule. Ses yeux noirs se dardèrent dans ceux qui brillaient si loin d’elle alors qu’ils avaient semblé percer si profond en elle  et un éclat de cruauté les parcourut une fraction de seconde:

« Igrim se remettrait en chasse. »


Perdu dans sa contemplation de ses ronds de fumée, il n’avait probablement pas entendu la réponse ou bien l’avait jugée inintéressante. Après tout elle lui en avait dit beaucoup, mais en une si petite phrase qu’il pouvait très bien la laisser filer à travers ce tore de fumée impalpable telle un fantôme qui serait passé là cette nuit avec une autre destination que le Sindarin… Elle garda son regard fixé vers lui essayant de deviner ce qu’il avait attrapé au vol de cette confidence. Confidence qui en valait bien une autre de sa part. S’était-il engagé dans la garde prêteorienne uniquement pour Elerinna Lanatae ou bien pour entrer par ce biais au service de Kesha etr de l’ordre de Cimméria ? De ce qu’elle avait pu deviner, elle n’imaginait pas Léogan Jézékaël en grand mystique capable de garder les monastères voire de partir en croisades…

« Et vous-même ? Une grande prêtresse en vaut-elle une autre ? »


Elle aurait peut-être une réponse, mais apparemment pas de façon directe. C’était de bonne guerre. Confier à la Zélos le début des circonstances de sa rencontre avec Elerinna ou tout au moins de la rencontre qui lui avait valu de devenir son stratège personnel, était déjà appréciable. Elle n’ne demandait pas tant. Elle eut envie de sourire en pensant qu’elle n’était même pas née à cette époque et que les deux Sindarins étaient déjà aux affaires. Elle devait vraiment faire figure de petite fille et sans doute d’innocente à leurs yeux. Rien d’étonna tr à ce qu’elle ne soit pas digne de toutes les confidences qu’elle soit prise pour une demeurée. Elle pensa alors à Irina Dranis. Cette femme était vraiment exceptionnelle pour s’être hissé au niveau de ces deux êtres qu’étaient la grande prêtresse et le colonel dont la clairvoyance n’aurait de limite que leur habileté à emmagasiner toutes les expériences que les siècles leur fourniraient… A moins que l’urgence de leur éphémère existence poussait les Terrans à hâter l’épanouissement de leurs talents… A l’occasion, une autre facette de Léogan se dessinait facette dont elle n’était pas certaine mais qu’elle reliait à tous les objets hétéroclites et souvent exotiques qui ornaient ou encombrait sa demeure… Il passa devant plusieurs d’entre eux pour aller s’assoir dans son vieux fauteuil comme on repasse devant ses souvenirs ou que l’on refait tout le chemin de sa vie sans y prêter attention. Seuls les gens assis au bord du chemin comptent vos pas et soupèse votre équipement ou votre fardeau, selon ce que vous trimballez derrière vous sur votre dos ou vos épaules, dans votre cœur ou votre esprit.

Quelques minutes auparavant, elle lui avait reproché de ne pas poser clairement ses questions en passant par des attaques en règle pour obtenir ce qu’il désirait savoir sur les gens et là, maintenant qu’il se conformait à ce désir qu’il n’avait pas entendu, elle avait tendance à le trouver indiscret. Mais se défile-t-on de ces questions ? Elle n’avait pas honte de son histoire, seulement peur qu’elle serve l’autre, toujours ennemi potentiel surtout quand il était parcouru de testostérone. Mais il admettait ne plus savoir deviner plus loin que ce qu’il avait déjà tiré comme plan sur la comète Igrim et cette impuissance donnait un sentiment de maîtrise à la Zélos. Sans doute ce moment pouvait-il être le plus dangereux de leur entretien tumultueux, en tout cas pour Orchid…

Il ne lui laissa même pas le temps de répondre. Il se planta si l’on pouvait dire, calé en face d’elle dans son fauteuil et se lança dans un portrait d’elle ou de ce qu’il pensait être elle, comme dans un jeu dont elle ignorait encore la mise… D’un côté elle se félicita de ne pas avoir à répondre à la question précédente mais d’un autre, elle se demandait dans quelle mesure il était sûr de ce qu’il avançait et dans quelle mesure il s’agissait d’un bluff. Elle serra les dents, elle savait déjà qu’elle aurait besoin de tout son self contrôle pour encaisser ce qui allait suivre. Qu’il ait ou non raison, elle savait que de la ferait mal. S’il touchait juste bien sûr elle prendrait la vérité en pleine face, mais s’il avait tort, elle prendrait avec la même violence l’image qu’il avait d’elle… Elle se cala un peu plus au bord du sofa en s’appuyant sur les poings pour se pousser en avant, les avants bras posés sur les genoux, comme l’ultime défi qu’elle pouvait lui adresser avant que la tornade ne s’abatte sur elle pour le moins mais peut être aussi sur eux deux, ne sachant pas si elle pourrait se contrôler s’il la poussait vraiment à bout…

L’entrée en matière fut presque décevante. Elle savait que même un enfant de trois ans aurait pu dire la même chose d’elle. Elle ne cachait pas vraiment son orgueil et hantise de l’échec. La promotion elle n’en avait cure ! Une promotion aurait pour conséquence de l’éloigner de la grande prêtresse, de la lumière qui éclairait sa route et ses actes et la seule supérieure qu’elle reconnaissait. La voir en sécurité et était tout ce qui importait. Pouvoir se référer à sa vision du monde pour agir voilà ce qui la tenait éloignée de l’ornière qui l’attendait quelque part dans ses souvenirs… Alors oui, s’il fallait être considérée comme un outil, elle l’acceptait bien volontiers. Elle préférait pour l’instant être l’instrument d’une vision supérieure que celui de la haine qui couvait en elle. Un jour viendrait peut être où elle perdrait la foi en son mentor et elle ne préférait pas imaginer ce qui se passerait ce jour-là, mais jusque-là elle serait le burin, le rabot, l’épée dans la main d’Elerinna Lanatae. De plus elle ne voyait pas où était le problème avec le fait de vouloir réussir ce qu’on entreprend et de se poser en professionnelle. Lui-même ne devait pas avoir des rapports plus simples avec l’échec, en tous les cas c’est ce qu’elle projetait sur lui… Et il avait oublié de se renseigner sur elle avant d’affirmer qu’elle ne faisait qu’obéir aux ordres ! Elle pouffa légèrement par le nez, un très léger sourire étirant non  moins légèrement ses commissures carnassières. La tempête n’était pas si terrible après tout…
Soudain elle se raidit. Il allait encore essayer d’écorner l’image de la grande prêtresse se fourvoyer sur ses motifs de rester à  ses côtés et surtout il touchait ce qu’elle savait être le nœud du problème sa relation aux autres et plus particulièrement aux hommes. Elle serra les mâchoires et les jointures de ses doigts blanchirent alors que ses poings se crispaient. Il croyait tout savoir ! Il croyait pouvoir tout deviner sur les gens ! Il croyait pouvoir ouvrir toutes les portes impunément, mais pour qui se prenait-il ? De quel droit s’arrogeait-il le pouvoir de saccager ce qu’il pensait voir des gens qu’il ait tort ou raison ? Et ce sourire ! Ce sourire ! Exaspérant de suffisance et de provocation ! Elle allait lui faire ravaler son sourire sur le champ. D’un bond elle fut sur ses pieds et saisit le Sindarin par le col se ses deux main et le sortit de son fauteuil de pseudo psychologue. Elle allait lui enfoncer ses belles dents souriantes au fond de la gorge à coup de poing. Lui faire avaler sa langue jusqu’à ce qu’il s’étouffe avec toutes ses belles phrases sournoises.

Et puis la chemise laissa voir les blessures qu’elle venait de rafistoler. Elle le projeta alors dans le fauteuil, dépitée de ne pas pouvoir avoir de répondant. Le pauvre siège manqua de se renverser en arrière. Elle fit un pas vers le fond de la pièce avant de se raviser brusquement, faire demi-tour et se pencher vers le colonel. Sa respiration en disait long sur les efforts qu’elle faisait pour ne pas exploser et sa voix éraillée par la colère gronda on ironique rancœur :

« Bravo, mon colonel ! Vous avez réussi votre coup ! Elle vous intriguait hein ? Il fallait que vous sachiez qui se cachait derrière cette Zélos qu’on vous a mis dans les pattes pour un truc que vous auriez bien pu régler tout seul. Il vous fallait des réponses et pourquoi pas, du croustillant ! Vous voulez des réponses et bien vous allez en avoir. Elle va vous en donner la Zélos, même si elle doit vous tuer ensuite ! »

La menace était sortie sans prendre les temps de la réflexion, mais elle savait qu’elle la pensait vraiment. Si jamais elle se laissait emportait et réalisait qu’elle en avait trop dit, elle ne se laissait d’autre choix… Elle tourna derrière le fauteuil, ses mains glissant sur le dossier pour se positionner de l’autre côté
Le ton de sa voix qui commençait à monter redescendit avant de commencer les rectificatifs au portrait qui avait été fait d’elle. Cependant ses yeux lançaient toujours les mêmes éclairs de rage :

« Premièrement, oui je ne supporte pas l’échec. En quoi ça vous emmerde ?! Auriez-vous mieux supporté ça, ce soir, et en plus devant une inconnue ?! Deuxièmement je n’ai pas de problème avec le fait d’être Zélos, mais oui, le monde entier a un problème avec les Zélos. Ils font de jolis repoussoirs hein ? On peut même en sauter une de temps à autre pour agrandir son tableau de chasse pour un peu d’exotisme ou pour l’hygiène. Quand on veut quelqu’un d’inférieur pour se rassurer, on se trouve un Zélos à railler à manipuler à utiliser à réduire en esclavage, à vendre à s’échanger, à donner en pâture à la lie de ce que vous appelez humanité !!!! Mais ça emmerde quand ça se rend capable des mêmes choses alors ils sont trop formels et emmerdants ! C’est bien comme ça qu’on dit non ? Léogan Jézékaël  ce n’est pas formel, non, c’est juste classe !»

Elle avait appuyé son index sur le sternum de Léogan et augmentait par à coup sa pression comme pour rythmer sa dernière phrase. Elle finit par se redresser, prise d’une agitation qui n’était pas la sienne d’ordinaire preuve que le Sindarin l’avait mise hors d’elle. Elle se dirigea vers la cheminée et y assena un coup de poing sur le linteau.

« Et non je ne cherche pas à gravir les échelons ! Je suis bien où je suis. Mais ça dépasse ça hein ? On se dit, « c’est bien une Zélos ça ! Un outil bien pratique, fiable !... » Et oui, je suis un outil mais j’ai choisi la main qui m’utilise. Et non elle ne m’a pas sortie d’un trou dégueulasse, mais oui, elle a refait de moi une personne quand je n’étais plus qu’un animal alors que la plupart ne rêvait que de me voir disparaître ou mieux de voir ma tête au bout d’une pique »

Sa voix se cassa alors qu’elle repensait aux semaines terrées chez Elerinna loin des regards désapprobateurs qu’elles croisaient lorsqu’elles osaient sortir aux abords du monastère.

« Je n’étais pas mal dans ma peau, je n’existais pas ! »


Elle hésita encore une seconde de plus avant de reprendre plus calmement, mais le ton toujours aussi froid que la vérité et aussi tranchant que la haine :

« Et quant-à la question existentielle de mâle prétentieux de savoir quel est le maladroit qui s’y est si mal pris pour me… Ils ne sont plus que des cadavres et pourtant rien ne sera jamais achevé ! »

La dernière phrase claqua. Elle se rapprocha de nouveau du fauteuil et se pencha par derrière à l’oreille du colonel incendiaire avant de reprendre doucement mais clairement :

« Mais vous le savez mieux que quiconque non ? On a beau partir, changer de pays, on n’échappe pas à qui on est, à nos blessures, à nos culpabilités alors on court loin dans l’illusion qu’une autre contrée nous guérira de nos échecs, de nos trahisons, de nos lâchetés ou de tout ce qui ne nous rend pas très fier jusqu’à ce que l’on comprenne que cela ne sert à rien et qu’on ait besoin de se détruire et qu’on se retrouve au fond d’un trou dégueulasse. Et une Sainte Madonne nous tend la main et vous faire croire que vous pouvez encore être utile. Entre temps on a échangé des petits bouts de soi contre des babioles… Et c’est encore pire quand on se sent redevable et qu’on ne sait pas comment se dégager de cette obligation de reconnaissance surtout quand on a appris à trop bien se connaître et qu’une trop grande lucidité agite toutes les compromissions que l’amour, l’admiration, la reconnaissance, nous oblige à accepter devant nos yeux à jamais grand ouverts…»

Elle n’était pas bien sûr de la part de vérité qu’elle avait imaginée sur le Sindarin, mais c’était l’attaque de l’animal blessé, un coup de griffe acérée un peu au hasard mais qui peut découper sa cible en deux s’il touche au but. Qu’allait-elle faire à présent ? La logique voulait qu’elle prenne ses cliques et ses claques après avoir abusé de l’hospitalité de Léogan et l’avoir secoué comme elle l’avait fait, mais la logique n’était plus d’actualité. Au point où ils étaient rendus, elle ne savait pas trop comment les choses allaient finir, mais elle ne voulait pas reculer. Elle voulait au moins voir ce qu’il aurait à répondre. Elle avait fini de cracher le venin qu’il avait fait monter de sa gorge et si ses yeux brillaient encore de la rage qui l’avait dominée, elle se rassit calmement en face du stratège. Elle avait tenu le crachoir pendant bien plus de temps qu'elle ne l'avait jamais fait et le Sindarin pouvait de féliciter de l'exploit. De toute façon, il avait touché partout où il le pouvait elle ne risquait plus rien…
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