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Anonymous Invité
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MessageSujet: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeLun 28 Juil - 6:53



World Outside

Léogan . Irina
Nivéria était une petite ville plutôt animée et bourdonnante d'allées et venues, un flaque de petites maisons déposées au milieu de la verdure de ses vergers et le doré de ses champs. En effet une grande étendue de terre cultivée s'étendait alentours, entourant le milieu urbain et lui apportant sa principale source de revenus, conjointement au tourisme. Son marché hebdomadaire ayant même dû s'installer de façon permanente et quotidienne pour satisfaire la demande des habitants, mais aussi celle des voyageurs régulièrement de passage. Ce domaine qui au départ était destiné à être simplement une maison de campagne avait rapidement repris ses droits comme un refuge pour bien des réfugiés du nord, et plus tard comme un abri offrant une vie idyllique à ceux qui désiraient quitter la folie fiévreuse de la capitale. Ainsi l'oisillon se faisait aigle aux ailes déployées, prenant gracieusement son envol sans donner le moindre signe de fatigue. Quand cette folle expansion allait-elle prendre fin ? Parfois en des journées ensoleillées et mornes comme celle-ci, Irina s'interrogeait à ce sujet. En vérité, elle se posait ce genre de questions de plus en plus souvent, sentant parfois que tout cela avait depuis longtemps échappé à son contrôle.
Cela n'avait jamais été dans ses intentions d'être propriétaire terrienne, et encore moins de s’enchaîner à une autre ribambelle de responsabilités. D'un autre côté elle se sentait liée au destin de tous ceux qui avaient quitté Hellas en sa compagnie, fuyant leur foyer et la Sarnahroa qui le dévorait, sans le moindre espoir de le revoir. La minorité qui avait réussi à survivre au pèlerinage à Noathis refusait depuis de retourner dans le nord, pour des raisons qu'elle pouvait très bien comprendre. Alors il lui avait paru naturel de les laisser s'installer dans une des maisons vides de la ville fantôme qu'était devenu l'ancien duché d'Arghanat, laissé à l'abandon depuis le départ de tous ses anciens habitants. Et dire que maintenant c'était une communauté solide et soudée qui s'étendait au pied du manoir en haut de la colline, une robuste habitation à deux étages en marbre blanc, s'étendant sur plusieurs ailes qui n'étaient pas encore complètement restaurées.

Pourtant les façades brillaient déjà depuis plusieurs mois, dans une élégance sobre qui lui plaisait beaucoup. Cela n'avait jamais été son style de se laisser bercer par le luxe et le faste, alors cette demeure lui convenait. La bâtisse secondaire avait été remise en état et transformée en hôpital, avec également un autel dédié à Kesha et une salle de prière. Dans l'ensemble le manoir proprement dit était peu fréquenté et entouré par d'épais murs d'enceinte parfaitement conservés qui étaient semblaient être là depuis des temps immémoriaux. Des sentinelles en armure patrouillaient alors sans cesse, veillant à la sécurité de celle qui était maintenant la famille Dranis, mais aussi à celle de la ville entière. Plutôt nombreux, ces derniers sortaient toujours armés jusqu'aux dents, professionnels et peu enclins à décocher un seul sourire, même s'ils n'avaient jamais été vraiment discourtois. Les natifs avaient d'ailleurs fini par se faire à cette conscience zélée, ne prêtant plus vraiment attention à leurs manières aussi respectueuses que froides.
La vérité c'est que la plupart de ces hommes connaissait Irina personnellement, même si cela ne faisait pas bien longtemps qu'ils s'étaient rencontrés. Ceci dit les événements qu'ils avaient traversés ensemble les avait forcés à coopérer et se faire confiance. Argus. Un autre mort sur sa conscience. Baissant le regard soucieux, Irina cessa d'écrire un instant, égarée entre ses pensées et ses fantômes. Il lui avait été donné d'observer en des circonstances moins favorables et plus désespérées, ce qui avait au moins le mérite de lui offrir une vision plutôt pertinente de ce qu'ils valaient moralement. Pour le moment, à part un soldat qui s'était laissé tenter par les jeux de dés il n'y avait pas grand chose à signaler à leur chef Marcus, et c'était très bien comme ça.

La demoiselle se déroba à la fenêtre ouverte donnant sur le jardin intérieur ;par laquelle elle avait regardé une bonne partie de l'après-midi. Elle scella alors une dernière enveloppe du sceau du Serpent et du Corbeau, avant de mettre de l'ordre -tout relatif étant donné les parchemins en tout genre qui s'y entassaient- dans son bureau. Finalement elle se leva pour errer dans sa bibliothèque, effleurant quelques ouvrages du bout des doigts sans en choisir aucun. Ses cheveux étaient attachés en une natte longue qui se balançait dans son dos, s'emmêlant parfois aux plis de la tunique vert pâle qu'elle portait. La prêtresse erra au hasard entre les étagères pendant quelques longues minutes, humant l'odeur réconfortante du vieux papier. Jetant de temps en temps un regard vers le berceau de bois sculpté qui siégeait dans un coin de l'antichambre, protégé des rayons du soleil grâce à son baldaquin bleu. Murmurant distraite par les nombreuses choses qui lui traversaient l'esprit, Irina parlait seule comme elle avait pris l'habitude de le faire depuis plusieurs mois déjà. Un des rares luxes qu'elle puisse encore s'offrir afin de ne pas perdre la raison... Ce qui n'était pas peu dire. Les cernes trahissaient sa fatigue et les nuits presque blanches, enchaînées depuis des semaines.


« Aemyn fais-moi une faveur et accorde-moi encore quelques heures de tranquillité, d'accord ? »

Elle ne parlais pas vraiment seule, techniquement, ce qui n'enlevait certes rien à l'étrange de la situation. Parler à un bébé qui était encore loin d'avoir l'âge d'apprendre à parler, cela ne comptait pas vraiment, si ? Oh, qu'importe. Le fait est qu'elle avait encore plusieurs missives à rédiger et pas mal de comptes rendus à lire... Même si elle avait surtout envie de tout bazarder par le fenêtre et sortir faire du cheval pour se défouler un bon coup. Une autre œillade par la fenêtre, un autre soupir à s'en fendre l'âme. Que n'aurait-elle pas donné pour trouver une bonne excuse d'arrêter ce calvaire, et surtout cette monotonie ? Secrètement elle se mit à espérer qu'il se passe quelque chose. N'importe quoi. Un détail, un signe, un imprévu. N'importe quoi qui lui donnerait l'impression de ne pas être un simple rouage directeur d'un système bien huilé, la matrice indispensable à la survie du noyau dur qui l'entourait. De retour à son bureau, Irina posa ses coudes sur le bois sombre et se prit la tête à deux mains.

« Bon sang... »

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Anonymous Invité
Invité

MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeJeu 31 Juil - 1:50

« Bonjour, chérie. Bien dormi ? Ouais, moi aussi. J'ai fait un cauchemar. »

Ode considéra Léogan d'un air profondément désabusé, mâcha encore quelques gerbes fournies de luzerne, les avala augustement et détourna sa tête élégante de son maître qui la scellait nonchalamment dans l'ombre de l'écurie. Ce n'était pas comme s'il s'attendait décemment à une réponse de toute façon. Il avait le visage fermé et les traits tirés et bien que la jument fût d'une compagnie infiniment plus agréable à ses yeux que la plupart des êtres humains, il ne fallait quand même pas compter sur elle pour y porter de l'attention – et ce n'était pas plus mal, après tout. Il n'avait pas besoin de ça.
D'ailleurs, il n'avait besoin de personne pour venir lui taper le dos quand il se réveillait en sursaut, se cognait contre une étagère, s'empêtrait dans ses draps moites et s'écrasait dans un bruit mat contre le plancher,  une heure après avoir péniblement réussi à trouver le sommeil. C'était déjà suffisamment embarrassant comme ça.
Une averse tombait drue, dehors, dans les lumières vacillantes de l'aube. Il rabattit la capuche de son manteau ample sur sa tête et grimpa lestement sur ses étriers.

« Va falloir se barrer d'ici vite fait, ma belle, et discrètement encore. » poursuivit-il, du même ton plat, flegmatique, et fatigué, en flattant gentiment les oreilles de la jument.

Quand on se met à parler à sa monture comme à une personne capable d'entendement, on peut sans doute commencer à s'interroger sérieusement sur l'équilibre de sa vie sociale. Quand on pousse le vice jusqu'à n'appeler qu'elle « chérie », et qu'on réfléchit même à varier les petits surnoms affectueux à son égard, il y a parfaitement de quoi se désespérer sur le désastre de sa vie sentimentale. Or il y avait bien longtemps que Léogan avait signé pour l'un, et officialisé les papiers pour l'autre.
Tous ces échecs étaient devenus d'une banalité affligeante. Quand il faisait le bilan de ce qui s'était produit ces douze derniers mois, il ne parvenait qu'à perdre ses yeux dans le vague et hausser un sourcil incrédule. En fait, au vu des derniers événements, il ne valait mieux pas y réfléchir du tout. Il s'était sûrement abonné par erreur aux entubages de luxe à un moment donné de son existence, ou alors il formait peut-être un point de convergence magnétique pour les plus grandes emmerdeuses de tout Isthéria, en plus des détraqués, des paumés et des intrigants de tout poil – l'un dans l'autre, à moins que par miracle il y eût possibilité de tout résilier, qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? Ce n'était certainement pas près de s'arranger.

Cela faisait près de quatre jours qu'il avait quitté Umbriel. Il y avait rencontré Torenheim, selon les directives d'Elerinna, l'avait entretenu d'une possible collaboration avec son employeuse et avait rapidement éveillé l'attention du prisonnier, si bien que deux jours après sa visite au fin fond des fosses, une bande de gros glandus avait commencé à lui filer au train aussi furtivement qu'il était humainement possible – ce qui n'était tristement pas suffisant pour ne pas avoir l'air d'un troupeau de rhinocéros en rut pour les sens aiguisés d'un Sindarin. Et ça se croyait discret, vraiment. Oh, ça aurait pu être amusant en d'autres circonstances, si Léogan n'avait pas été passablement sur les nerfs, fatigué après un mois de crapahute, puis de travail acharné pour se faire pardonner, et perturbé par sa récente entrevue, mais aujourd'hui, tout cela ne lui inspirait qu'une très vive irritation.
Alors il s'était arrêté à une auberge la veille, avait convenu d'une vieille ruse avec le patron, lui avait lancé assez fort pour être entendu par ses voisins de tablée qu'il profiterait de la matinée pour prendre du repos, et l'autre lui avait répondu du même ton qu'il tiendrait son cheval prêt pour dix heures.
Vers quatre heures du matin, Léogan avait vidé les lieux, sans même prendre le temps d'avaler quoi que ce soit, il avait déguerpi à bride battue sur des chemins de traverse et puis, une fois bien paumé au milieu de nulle part, il avait éclaté d'un grand rire brûlant et s'était félicité glorieusement de son coup. Bien débarrassé de ces drôles d'oiseaux, qui lui donnaient un peu froid dans le dos et lui oppressait les nerfs, il fallait l'avouer, il profita de sa solitude en tentant de retrouver une route qui le mènerait à Hespéria, prochaine étape avant de rejoindre Hellas.

Ce jour-là, il rôda vaguement autour de Taulmaril, affalé négligemment sur Ode, en observant sombrement sa carte. Son aventure absurde à El Bahari, avec Othello et Malona, les faux sentiments qu'il avait conçus pour la seconde (car ils étaient faux, artificiels, c'était des sentiments en carton pâte, comment avait-il pu se laisser rouler aussi facilement ?!) et la discussion folle qu'il avait eue avec Torenheim avaient réveillé en lui le souvenir lancinant d'Erynn, qui ne le quittait jamais tout à fait, à vrai dire, mais qui obsédait ses pensées plus douloureusement en cet instant, et d'autant mieux qu'à chaque fois qu'il tentait de trouver un chemin sur sa carte, son regard tombait sur le duché de Nivéria qui n'était maintenant qu'à quelques heures de chevauchée.
Il était presque sûr à cent pour cent qu'elle s'y trouvait – les espions d'Elerinna avaient rapporté qu'elle y avait accouché quelques semaines auparavant – et évidemment, il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser, avec un mélange perturbant d'excitation et d'angoisse.

Non décidément, toute cette situation l'atterrait. Il avait réussi à composer la combinaison la plus foireuse de tout son palmarès avec elle, c'était simple : il avait rendu sa position politique carrément louche, pour lui-même en tout cas – si ce n'était pas effectif dans les faits, c'était devenu un vrai cauchemar dans sa tête, car il ne se voilait pas la face : s'il était aussi désabusé des plans d'Elerinna aujourd'hui, c'était bien à force de fréquenter le bon sens pragmatique d'Irina, qui s'accordait mille fois mieux à sa propre intelligence que les projets sans fins de sa compagne idéaliste – et puis, tant qu'à faire, côté affectif, il avait enchaîné les déconvenues à une vitesse ahurissante.
Dans les premiers temps, évidemment, il avait eu l'impression de vivre le chapitre de son existence qu'il aurait pu appeler « le bonheur », tant elle avait ouvert de détours lumineux dans son quotidien étriqué, tant la folie de leur relation l'avait exalté, rendu vivant et plein de feu. C'était d'ailleurs une qualité d'Erynn qu'il ne pouvait pas lui ôter ; elle foutait le feu partout, et tout particulièrement chez lui. Il avait échangé tellement de regards complices et furtifs avec elle au milieu du temple, il avait saisi toutes les occasions en tombant sur elle, seule, presque par hasard, au détour d'un couloir, et il y avait eu toutes ces fois où il avait été sourd à ses protestations et où ils s'étaient unis capricieusement dans les endroits les plus audacieux du temple - « Comment ça, pas ici ? Si, si, ici, et ici, et ensuite dans la bibliothèque, et on finira dans la salle de prières, et si quelqu'un nous tombait dessus, écoutez, tant pis, il se dirait simplement... 'quel veinard !'... Pourquoi vous rigolez ? C'est vrai, c'est tout à fait sérieux, y a rien d'autre qui pourrait lui traverser l'esprit à cet instant précis. Je vous assure. Et puis de toute façon c'est trop tard maintenant, vous avez fait exploser ma température interne ».
Et puis tout avait été rendu confus dans la profusion de problèmes politiques qui avait secoué Isthéria. Peu à peu, Irina avait fui le temple comme la peste, puis Hellas, et on disait qu'elle se démenait sur les routes en affrontant la terre entière, les épidémies de sarnahroa, la grande secte des Gélovigiens, les arrivistes eclari, et surtout, qu'elle était enceinte, et que le jeune Veto Havelle n'avait pas été étranger au processus. Chacune de ces nouvelles assommait un peu plus Léogan, et à la fin, plus rien n'avait moins le goût de vie que ses journées vides et éreintantes, où il se noyait dans le travail pour s'empêcher de penser.
Quel tas de merdier. Non mais sérieusement, quel merdier. Elerinna, qu'il suspectait d'avoir parfaitement compris la situation, lui jetait parfois des regards suffisants au temple, qu'il interprétait avec peut-être beaucoup de paranoïa comme des façons de dire « Tu vois ? C'était une grossière erreur. Je le savais bien, mais tu n'en fais toujours qu'à ta tête. »
Et puis, il s'était demandé tout de même, quelle avait été son erreur, dans toute cette histoire. Il avait dû se planter quelque part – et il refusait de croire que c'était au tout début, dans le grand désert d'Argyrei. Oh, il était très conscient que les circonstances suffisaient très largement à creuser un fossé entre elle et lui, mais voilà, il n'arrivait plus à se souvenir du moment exact où les rumeurs de ses relations avec Veto avaient commencé à se propager – une chose était sûre, c'était bien après Argyrei. Elle s'était peut-être fatiguée de le voir rester aux côtés d'Elerinna, malgré les rires amusés qu'il lui cédait parfois quand elle se moquait d'un humour mordant des projets, des manœuvres et des manies de la grande-prêtresse – car après tout, dans les faits, rien n'avait changé. Ils avaient eu l'illusion de croire que leur relation pourrait échapper à leur vie politique, mais au fond, Irina était toujours seule à la tête de ses intrigues, et il était probable que la neutralité de Léogan et les tâches qu'il accomplissait pour sa rivale aient commencé à lui peser.

En tout cas, de son côté, il en était arrivé à un point où toutes ces contradictions lui étaient devenues insupportables. Et comme chaque fois qu'il se confrontait aux limites de ce qu'il pouvait souffrir, que tout lui était horripilant, que chaque mot que les mauvaises personnes lui adressaient l'agaçait prodigieusement, qu'il trouvait partout prétexte à piquer une colère, Léogan avait commencé à faire n'importe quoi, sans plus de considération pour les contrats qu'il avait à honorer et les protestations que ses bêtises soulevaient. Sa collègue, Oria, elle, avait tenu parole : quand il était revenu d'El Bahari, son bureau croulait sous des montagnes de paperasse, qu'Artwhÿs, son plus zélé lieutenant, entreprenait de débarrasser un peu quand la Sylphide avait le dos tourné. Quant à Elerinna, elle lui avait fait le coup de la tirade sur l'injustice, la désertion infâme, l'égoïsme monstrueux dont il faisait preuve et l'avait assommé des mille ennuis qu'elle avait endurés pendant son absence. Ils s'étaient disputés, il s'était emporté, elle avait crié avec toute la force rhétorique dont elle savait faire preuve, elle l'avait écrasé, il s'était senti soudain lourd et coupable et elle l'avait envoyé accomplir une mission plus douteuse que d'habitude à Umbriel.
Quand il pensait que c'était elle que sa fuite à El Bahari était destinée à remettre en question, ça le laissait profondément désabusé.

Plus que tout, Léogan se répétait, en tournant en rond aux intersections qui indiquaient toujours le chemin de Nivéria d'un côté et celui d'Hespéria de l'autre, qu'il ne voulait pas retourner à Hellas, où il s'imaginait déjà se décomposer entre le surmenage et les crises de nerf.
Alors voilà, la route de Nivéria lui faisait violemment de l’œil, quand même. C'était encore le matin. Il longeait un affluent du fleuve, qui conduisait vaguement entre la capitale et le duché, et réfléchissait silencieusement, bercé par les vapeurs de sa fatigue et de sa mémoire. Il n'y prenait pas garde, mais ses délibérations très sérieuses sur ce qu'il était préférable de faire, sur la nécessité de discrétion qu'ils avaient toujours observées, elle et lui, et qu'il enfreindrait en se précipitant chez elle, fléchissaient devant les réactions qu'il imaginait produire sur Irina en se présentant là tout à coup à sa porte, comme un vieux diable ponctuel et minutieux qui viendrait demander des comptes à son pactisant après un long siècle d'attente. Évidemment, ce n'était pas du jeu. Il était loin d'avoir gagné le pari encore, et il était probable que s'il lui avouait les raisons de son voyage jusqu'à Umbriel, elle soupirerait fort de consternation. Et puis quoi ? Il y avait des mois qu'ils ne s'étaient pas vus, comment savoir si elle n'était pas passée à autre chose, ou si elle se désespérait de penser que lui, qui était si inconstant, avait oublié peut-être qu'ils étaient censés jouer au même jeu, elle et lui, malgré la distance qui les séparait. Qu'est-ce que ça coûtait, de venir le lui rappeler ? Toujours en train de penser à t'échapper, alors ? Tu en rêves la nuit, tu y penses sans cesse, pas vrai ? Tu te rappelles qu'on a dit qu'on le ferait. On pourrait, toi et moi.
Bien sûr, ce n'était pas la vraie raison. Ce qui se passerait demain, ce n'était qu'un prétexte. La vérité, c'est qu'il avait besoin d'elle maintenant, peu importaient les circonstances. Il avait besoin de la voir, de lui parler, de comprendre ce qui se passait, de rire un peu, de se laisser doucement aller, sous un regard indulgent qui lui pardonnerait ses faiblesses et lui donnerait du courage. Il avait besoin de respirer. De n'être plus un outil pour personne, un simple petit moment, de n'être rien pour le monde, de s'en faire oublier et de l'oublier, d'ouvrir une autre brèche. En fait, il n'aurait vécu que dans des brèches s'il l'avait pu – et ça n'aurait pas été une vie perdue. Le souvenir du soulagement immense qu'il avait éprouvé à Argyrei et des décharges électriques qui l'avaient traversé de part en part à chacun des gestes qu'elle avait fait vers lui le tenaillait étroitement, car il savait que c'était de ça dont il avait vraiment besoin. Et puis de ses yeux verts, de son rire euphorique et étouffé, de sa voix grave et vibrante, de ses mains un peu froides sur lui, de ses cheveux flamboyants entre ses doigts. Il se prit subitement le front dans une main et puis releva la tête avec agacement.

Il venait de se rendre compte qu'il y avait quelques temps déjà qu'Ode n'avançait plus, qu'elle baillait aux corneilles en flairant l'air du matin, qu'il tenait sa carte à l'envers enfin. Il se sentit soudain extrêmement stupide. Bordel, combien d'occasions hasardeuses de ce genre se présenteraient-elles à lui avant qu'il ne décidât enfin qu'il était temps de les saisir ? Il ne pouvait pas hésiter comme ça, c'était intolérable.

« Oh et puis, tu sais quoi, Ode ? s'exclama-t-il, dans le silence froid du matin. J'en ai rien à cirer. On leur dira qu'on s'est paumés, que les types qui nous suivaient nous ont fait des ennuis, et s'ils ont pas envie de me croire, je les emmerde. »

Il fourra sa carte dans la poche de son manteau avec un sourire crispé, serra les brides de son cheval et le lança au galop vers le sud-est.

***

« Oh ! Hé, Léo ! Et si t'allais t'cogner contre les murailles de son fichu domaine, sans plan, sans idée, en espérant qu'on t'ouvre gentiment au cas où tu aurais la politesse de frapper à la porte ? Salut, c'est moi, Léogan Jézékaël, vous savez, le vieil ami d'Elerinna Lanetae, allez, soyez pas putes, laissez moi passer, j'ai un thé à prendre avec Irina Dranis ? Non mais t'as raison ! C'est une idée absolument géniale ! Brillante ! »

Léogan émergea d'un bosquet en balançant un coup de pied rageur dans la racine d'un grand arbre et grimaça sous le choc. Cela faisait bien quatre ou cinq heures qu'il tournait autour du petit manoir élégant, sobre, mais très efficacement protégé d'Irina, et il n'y avait visiblement aucun moyen d'entrer sans passer par une troupe de clampins en cuirasses boursouflés de questions indiscrètes.

« Comment j'rentre là dedans, moi ? Et puis qu'est-ce que c'est que tous ces gorilles en ferraille, partout, là ?! »

Il avait laissé Ode à une auberge, à quelques deux kilomètres du village, en se présentant à peine, et puis il était parti à pieds faire des repérages furtifs, avec une simple épée courte à la ceinture. La fin de la saison chaude, en plein après-midi, lui pesait sur le crâne, le soleil lui labourait la nuque. Au départ, la perspective lui avait plu – ça ressemblait à un jeu amusant – mais plus les heures avançaient et plus son opération d'infiltration prenaient des allures de roman à l'eau de rose stupide.

« Merde. »

Il s'essuya le front d'un revers de manche et se laissa glisser contre un des hauts murs qui servaient de rempart au manoir. Il leva un regard haineux jusqu'aux créneaux lointains que les rayons du soleil flattaient paresseusement et soupira profondément.
Sa chemise blanche lui collait contre le dos. Et puis il avait faim. Il n'avait rien mangé depuis la veille. En fait, sa petite expédition lui semblait particulièrement pitoyable. Il avait l'impression d'être un gosse idiot parti en vadrouille sans ressource. Et en même temps, quand il pensait au peu de distance qui le séparait maintenant d'Erynn, son cœur manquait un battement et sa poitrine se soulevait fébrilement.
Alors il se releva à nouveau, cessa de grommeler et reprit sa ronde minutieuse avec obstination.

Il avança pendant de longues minutes encore, le nez en l'air, s'esquivant précipitamment dans un bosquet lorsqu'il entendait des voix ou des cliquetis métalliques qui marquaient les démarches lourdes des soldats. Mais bientôt, quelques bruits inhabituels éveillèrent son attention.
Il se rangea rapidement derrière un buisson, et quelques secondes plus tard, deux enfants passèrent devant lui au pas de course, manifestement poursuivis par un garde, qui leur vagissait de s'arrêter sur le champ. Léogan fronça les sourcils, et sans même réfléchir une seconde, attendit que le soldat en question passât non loin de lui pour sortir brusquement de sa cachette, et le faire tomber plus ou moins accidentellement.

« Oh, désolé, navré, je ne vous ai pas vu venir, lança-t-il froidement au garde qui se relevait en pestant, tandis que les enfants prenaient la poudre d'escampette. Ca va, rien de cassé ? poursuivit-il, en se plaçant judicieusement sur son chemin.
‒ Laissez moi passer, espèce de... s'exclama le soldat, qui ramassait péniblement son casque afin de continuer son chemin. Et vous, là bas, vous ne perdez rien pour attendre !
‒ Dites donc, coupa Léogan, d'un ton faussement intéressé, votre médecin de régiment, il fait de la reconstruction faciale ?
‒ Heu... Oui ? répliqua l'autre, incrédule.
‒ Parfait. »

Léogan leva soudain son poing et le lui écrasa violemment dans la figure. Le garde vit au moins trente-six chandelles, chancela, trébucha à nouveau et s'étendit par terre de tout son long, assommé.

« Ha bordel, ça fait du bien. » lâcha Léogan, en considérant son œuvre avec un rictus satisfait.

Ce pauvre bougre ne le méritait sûrement pas, mais après cinq heures passées à tourner en rond et à ne croiser que les casques rutilants de ses semblables, Léogan avait fini par développer une aversion viscérale pour ces types, qu'il trouvait sur son chemin chaque fois qu'il faisait une seule tentative pour faire une percée dans cette minuscule forteresse.
Les deux enfants le considérèrent avec stupéfaction, et le petit garçon finit par lancer, avec embarras :

« Ben merci, m'sieur. 
‒ Pas de problème. Qu'est-ce qu'il vous voulait ?
‒ Ben... »

La petite fille, visiblement plus jeune, sortit timidement de ses vêtements un chiffon, qui entourait des gerbes de plantes parfumées. Léogan se pencha sur leur butin d'un air intéressé, puis leva un sourcil étonné.

« Vous êtes allés piquer des herbes médicinales ?
‒ Vous le dites à personne, hein ? s'enquit immédiatement l'aîné. C'est pour notre père. Il est apothicaire, dans un village, pas loin... Et l'affaire tourne pas très bien en ce moment... On a entendu dire, avec Prisca, que la dame du château de Nivéria avait un jardin de plantes, alors ça fait plusieurs jours qu'on vient en cueillir...
‒ Mais c'est pas grave, elle en a plein, s'excusa la fillette, avec un sourire persuasif.
‒ Vous êtes vachement futés, reconnut Léogan, en souriant à son tour avec tranquillité. Tu t'appelles comment, toi ? demanda-t-il, au garçon.
‒ Merci, m'sieur ! Mon nom à moi, c'est Maes.
‒ Eh ben, faudra arrêter les frais ici, Maes, maintenant qu'on a repéré votre petit manège. Il vaudrait mieux pas qu'on vous attrape, pas vrai ? Techniquement, se servir plusieurs fois au même endroit, c'est contre-indiqué, et y aura pas toujours un type sorti de nulle part pour vous donner un coup de main.
‒ Pourquoi vous êtes là, vous, d'ailleurs ?
‒ Eh ben... J'essaie de passer les remparts, moi aussi. Je dois voir quelqu'un, sans être repéré par les gardes.
‒ C'est pas facile, y'en a partout. Vous avez trouvé un moyen d'entrer ?
‒ Hm, non. Je tourne en rond depuis pas mal de temps.
‒ Alors c'est vot' jour de chance, à vous aussi. »

Le visage de Maes s'illumina.
Quelques instants plus tard, le jeune garçon montrait à Léogan un arbre, qui montait suffisamment haut et dont les branches s'approchaient suffisamment près des murailles pour pouvoir, à force d'un peu d'escalade, se faufiler discrètement entre les créneaux.
Il intima aux deux enfants de rentrer chez eux, mais Maes tint à monter dans l'arbre avec lui, pour lui donner quelques indications intelligentes en lui indiquant du doigt quelques endroits stratégiques. Accroupis sur des branchages forts, cachés dans la frondaison, ils évaluèrent le terrain avec minutie, tandis qu'une bonne humeur nouvelle envahissait massivement l'esprit de Léogan. Il souriait espièglement aux côtés du petit garçon, qui s'efforçait d'être aussi précis qu'un cambrioleur professionnel :

« Les gardes font toujours les mêmes rondes. Ils passent par là, puis ils descendent là, ils contournent la maison comme ça. Ils passent souvent, faut faire gaffe. Et c'est qui, que vous voulez voir, au juste ?
‒ Irina Dranis.
‒ La dame de Nivéria ? s'exclama Maes, bouche bée, tandis que Prisca commençait à témoigner de son impatience, en bas, en mettant un coup de pied dans le tronc. Arrête, Pris' ! Je l'ai vue, quelques fois, murmura le petit, d'un ton de confidence. Elle écrit souvent des tas de trucs dans sa bibliothèque. Vous voyez, c'est le bâtiment, là bas ?
‒ Tu l'as espionnée ? interrogea Léogan, en riant avec une surprise amusée.
‒ Prisca voulait la voir. C'est une grande dame. Et puis, je lui ai déjà laissé quelques pièces sur le bord de sa fenêtre. C'est sûrement pas suffisant, pour ce qu'on lui a pris, mais c'est mieux que rien, hein ?
‒ C'est mille fois mieux que rien, Maes, murmura Léogan, en ébouriffant chaleureusement les cheveux du petit garçon. Fais attention à toi, l'ami, et rentre vite chez toi, avant que l'autre lascar ne se réveille. »

Maes rejoignit Prisca d'un bond leste et Léogan les salua d'un signe de la main, tandis qu'ils disparaissaient dans les bosquets, en emportant avec eux les plantes d'Irina. Il suivit leur course du regard, puis prit une profonde inspiration et se mit à progresser sur la branche, qui l'approchait peu à peu des créneaux de la muraille. Il s'étendit de tout son long et parvint à se hisser sur le chemin de ronde, avant de se tapir dans l'ombre des murs.

Une excitation frénétique s'empara de lui quand il se jeta dans les escaliers, pour rejoindre le grand jardin intérieur – par les dieux, il avait fini par entrer dans cette fichue baraque ! Il se frotta les mains de satisfaction, ouvrit la porte de la petite tour qu'il descendait et entendit des voix, de l'autre côté du rempart, ainsi que des bruits d'armes, qui indiquaient visiblement que le type qu'il avait assommé s'était réveillé, ou que ses pairs l'avaient retrouvé.
Les traits de Léogan se froncèrent de souci, mais il ne perdit pas son enthousiasme. Il examina les alentours et s'élança à couvert dans le jardin, sous l'ombre des grands arbres odorants. Il suivit la piste de la bibliothèque indiquée par Maes – la seule qu'il avait, de toute façon – et s'impatienta plusieurs fois, dissimulé dans la végétation comme un animal traqué, tandis que des patrouilles sillonnaient le jardin et retardaient péniblement sa course.

Quand il rejoignit enfin le bâtiment blanc qui abritait apparemment la bibliothèque d'Irina, il aperçut une fenêtre ouverte et, alerté, se plaqua instinctivement contre un grand érable rouge situé en angle mort. Il reprit lentement sa respiration et, au bout de quelques instants, risqua un regard prudent vers la bibliothèque. Il aperçut furtivement des couleurs vertes et acajou, qui voltigèrent à la fenêtre, s'emmêlèrent dans son regard et l'ébranlèrent tout à coup. Il se plaqua à nouveau derrière son arbre et sentit une vague de panique déferler dans son crâne et le paralyser froidement jusqu'au bout des doigts et des orteils.
C'était elle. Il n'avait entrevu que sa silhouette, mais il en avait l'intime conviction. Il ferma les yeux et inspira profondément, afin de parvenir à écouter le bruit de son pas léger, dans le bureau, et de sa voix, qui murmurait des choses qu'il comprenait mal, à cette distance.
Et puis soudain, quelqu'un frappa à la porte, et Léogan sursauta comme s'il se trouvait avec elle dans la pièce. Il fronça les sourcils, ennuyé, et ses oreilles sindarins frémirent, tandis qu'il percevait vaguement les bruits d'une nouvelle conversation. C'était un des soldats en armure qu'elle avait à son service, qui l'informait – s'il comprenait bien – d'une intrusion possible dans le domaine et qui la priait courtoisement de se calfeutrer du mieux qu'elle le pouvait, jusqu'à ce que la garde estimât le danger passé.
Léogan grimaça d'embarras et plaqua une main moite contre son front. Bon sang, il aurait dû au moins cacher ce type dans un coin, après l'avoir étendu...
Le soldat s'éclipsa et le pouls de Léogan palpita nerveusement à sa tempe. Il n'y avait pas un instant à perdre.

Pourtant, il se sentait incapable de faire le moindre geste pour se rapprocher de la bibliothèque. En fait, il était mort de trouille. Soudain, toutes les angoisses qu'il avait tournées et retournées dans son esprit pendant des mois avaient resurgi tout à coup avec la silhouette flamboyante d'Erynn, qui lui avait brûlé les rétines, avant de paralyser tout son système nerveux, où se déversaient un torrent incontrôlable de pensées terrorisantes. Qu'est-ce qu'il allait bien pouvoir lui dire ? Et comment est-ce qu'elle allait réagir, elle ? Les mois qui s'étaient écoulés depuis leur vague séparation lui semblaient soudain avoir été des siècles – le temps passait, les gens changeaient, leur monde s'effaçait en silence. Il n'avait peut-être plus rien à faire dans son existence, en vérité, il n'en savait rien, et cette incapacité à prévoir quoi que ce soit avec Erynn l'avait de toute façon toujours terrifié.
Mais enfin, c'est pas possible, qu'est-ce que t'attends ? Dépêche-toi, abruti, elle va fermer la fenêtre.

« Oh, et puis, merde. »

Léogan se redressa subitement, et contourna la haie, derrière l'érable, d'un pas alerte. Son regard survola les alentours avec une nouvelle fermeté, et la respiration coupée, les sens aux aguets, il s'élança désespérément dans le jardin. Il peinait à penser à ce qu'il faisait – et peut-être que c'était mieux ainsi, aucune anticipation malheureuse ne venait le ralentir. Il éprouvait une peur bien moins rationnelle, qui lui tordait toutes les entrailles, lui compressait la poitrine et lui étouffait froidement la cervelle. Il courut jusqu'aux hauts murs du manoir, en braquant des regards affolés vers la fenêtre pour surveiller les allées et venues de la silhouette d'Irina, tandis qu'il échappait de son mieux et aussi longtemps qu'il le pouvait à la perception de la jeune femme. Il se dérobait même en acceptant de se battre, c'était affligeant...
Il serra douloureusement la mâchoire, prit une grande inspiration furieuse et se plaqua finalement contre le mur blanc de la bâtisse, pantelant comme un animal traqué. Il fixa les battants ouverts de la fenêtre avec angoisse. Plus il s'en approchait, et moins il se sentait à sa place, dans son bon droit, correct, convenable, et le pressentiment de ne pas être la bonne personne lui taraudait le ventre. Pourtant, il avait décidé lui-même, avec cette hardiesse hasardeuse qu'il avait parfois et qu'il ne se comprenait pas, de passer les remparts, d'étendre des gardes comme un assassin ou un voleur – pourquoi en éprouvait-il de la gêne maintenant, alors qu'il était si près, si près du but ?
Et soudain, deux mains blanches se posèrent sur les battants de la fenêtre, à quelques mètres, à quelques petites foulées de lui, à pas grand chose, vraiment, et il arrêta simplement de respirer. Non. Non, ça, non, il n'en était pas question.
Il crut que la panique le paralyserait complètement, d'ailleurs ses mains s'étaient mises à trembler de façon incontrôlable, mais une pulsion violente le projeta en avant, et il se mit à courir comme un dératé, sans plus songer à raser silencieusement les murs comme un chat méfiant et apeuré. Et il n'y avait vraiment plus rien pour le retenir ou l'arrêter, tandis que la fenêtre se refermait lentement sur Irina, ainsi que sur tous les espoirs qu'il avait fait briller dans un coin de son ciel depuis le petit matin. Ce n'était même plus une question de lâcheté ou de courage – en fait, ce n'était certainement pas une question de courage – mais s'il se terrifiait à l'idée de faire face à la réalité, il ne pouvait pas supporter de la voir lui filer entre les doigts.

Il surgit comme un diable hors de sa boîte devant la fenêtre d'Irina, dérapa un peu mais se rattrapa d'un geste brusque en plongeant sa main dans le petit interstice qui séparait encore les deux battants, et en tira un violemment vers lui pour le bloquer.
Le bruit régulier du sang qui lui battait les tempes résonnait puissamment dans son crâne. Il devait avoir l'air un peu fou furieux, avec ses yeux noirs qui brillaient d'un éclat fauve, ses guenilles débraillées par le voyage et son air maladif, malgré le cuivre plus accentué de sa peau que lui avait donné le soleil des mers du sud. Il avait changé. Et sûrement pas en bien. Ses doigts se crispaient sur le battant de la fenêtre et il fixait intensément Irina, immobile et parcouru d'explosions chaotiques de panique, d'excitation, de joie et de fureur.
Et elle était changée aussi, de l'autre côté, les yeux écarquillés devant l'apparition inexplicable de Léogan. Ce regard sidéré qu'elle fixait sur lui réveilla tout à coup la délectation sauvage qu'il avait ressentie en s'imaginant qu'elle croirait peut-être qu'il venait pour lui annoncer qu'il avait gagné. Un sourire fébrile frémissait sur ses lèvres, avec un soupçon de moquerie qu'elle devait avoir appris à trouver sur son visage – il pensait avec  un plaisir piquant et avait l'air de lui dire quelque chose comme « Hé, tu l'avais pas vue venir, celle-là. Si seulement tu voyais ta tête. »
Mais elle avait changé. Ses cheveux flamboyants avaient été tirés en arrière et dégageaient les traits délicats de son visage, un peu arrondis par la grossesse. Elle avait le teint excessivement pâle, et des cernes glacées et bleuâtres sous ses yeux verts, dont le regard au milieu de cette sensibilité à fleur de peau n'en était que plus pénétrant. Léogan, qui respirait encore par ratés, s'égara quelques instants sur les épaules de la jeune femme et dans les plis élégants que sa robe légère faisait sur sa gorge, ses clavicules luisantes et sa poitrine. Il devinait que son corps  de gamine des rues s'était étonnamment épanoui, sous l'étoffe volatile de sa tunique, qui frémissait en verdoyant de pastel et d'émeraude sur sa peau blanche.
Léogan émergea vaguement de sa rêverie en relevant la tête vers elle et il tenta maladroitement de reprendre contenance, en passant une main nerveuse sur sa nuque.

« Heu... lâcha-t-il avec embarras, nez à nez avec elle, au milieu de son souffle saccadé. Salut. »

Il lâcha finalement le battant de la fenêtre et l'ouvrit doucement, en se mordant la lèvre pensivement, incapable de l'abandonner du regard.

« Vous avez changé, murmura-t-il d'une voix troublée, les yeux plissés dans sa contemplation, avant de draper son émotion dans l'insolence narquoise qui lui était habituelle. Je crois vous avoir déjà dit que vous aviez de beaux yeux, mais maintenant on sait vraiment plus où regarder, dites. »

Il ponctua sa légère provocation d'un sourire beaucoup moins goguenard, plus fragile, mais plus doux aussi et il s'accouda à la fenêtre familièrement, pour faire comme s'il était à sa place, à défaut d'en être absolument certain, comme si une bonne partie de la garde du manoir n'était pas à ses trousses à cet instant, comme si tout était resté intact entre elle et lui, aussi brut, dangereux et étourdissant qu'au premier jour.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeMer 13 Aoû - 4:38


World Outside

Léogan . Irina


« Bon sang... Que ne donnerais-je pas pour être loin d'ici, oubliée du monde ? »

Complétant sa réflexion comme une énième divagation accusatrice de son esprit, Irina se sentait à la fois débordante d'une dernière étincelle d'énergie désespérée et dévastatrice ; et terriblement lasse de cette routine qui l'usait jusqu'à la moelle. Son corps pâle en était arrivé à l'extrême où elle il était très difficile de séparer les gestes machinalement ébauchés de ceux qu'elle avait pensés à l'avance. Si on rajoute à cela le manque de sommeil, le peu de capacités à trouver du temps libre, et énormément de mal à détourner son esprit de ses habituels détours sinueux et labyrinthiques, on s'approche à peu près de l'évaluation de son état. La rouquine laissa son visage peser sur ses paumes, comme l'ancre mal assurée d'une épave vide encore légèrement ballottée par les flots. Parfois, en ces instants silencieux à la quiétude précieuse, elle se donnait encore l'illusion d'exister comme une femme ordinaire, elle voyageait à travers les chimères de ses songes éveillés, elle migrait le temps de quelques heures à travers des récits lointains et des épopées sans nom.

Les livres étaient sa seule évasion, la seule vraie porte ouverte donnant sur autre chose que les réalités vaines et frivoles d'un quotidien monopolisateur. Ils étaient le mensonge consenti quel avait accepté pour réussir à survivre dans le désert relationnel qui l'entourait, à perte de vue. Un désert qui opérait à la fois comme cage et comme vent libérateur l'éloignant de tout le superflu, avec ses promesses creuses et ses faux-semblants. Avec ses trahisons et ses masques, ses imprévus et ses abandons, ses revirements et ses absences. Et tout bien réfléchi, ce n'était peut-être pas plus rassurant ou plus réconfortant de faire le point sur sa situation. Par où commencer, par quel bout prendre ce désastre total ? Le fait qu'elle n'ait pas la moindre famille sinon ce bébé à peine enfanté, dont le père officiel trouvait plein de choses à faire à des lieues de Nivéria, toutes plus importantes que d'être là pour eux ? Oh nul doute qu'avoir trouvé une échappatoire aux questions inopportunes des curieux était une entreprise aussi nécessaire qu'imprévisible. Le fait est en tout cas que l'arroseur avait arrosé ses cibles... tout en se trempant de la tête aux pieds par la même occasion.
Veto avait été une solution de secours, ensuite un soutien et un point de repère dans la tourmente qui agitait son univers entier. Mais désormais... Désormais il n'était qu'un fantôme. Un bambin idéaliste et idolâtre qui vénérait une statuette livide et irréprochable de Kesha, une réplique sans valeur, un bibelot de bas étage. Un soldat prometteur et plein de potentiel qui avait besoin d'être guidé et protégé. Un rôle que malheureusement elle n'avait plus la force ni la patience de tenir. À de nombreuses reprises Irina avait ébauché des gestes en sa direction, luttant contre sa pudeur et son hésitation. Elle avait essayé de combler la distance qui les séparait naturellement, pour finalement se rendre compte que cette abîme de non dits infranchissables, était maintenue par lui et non par leurs positions. Et puis pourquoi se cacher derrière des normes aussi stupides, des barrières aussi faciles à mettre de côté ? S'il ne l'avait pas fait, c'était simplement qu'il ne l'avait pas voulu, qu'il avait préféré se terrer dans ses principes à deux ronds, plutôt que d'aller vers l'avant en se faisant Homme et d'assumer ses intentions, quelles qu'elles puissent bien être. La peste et l'enfer soit de Veto, de Sharna, et de tous ses suppôts masculins ! Dodelinant de la tête, comme pour chasser ces pensées de douloureuse amertume, Irina se leva d'un bond et se mit à faire les cent pas, dans l'espoir que cela l'aide à passer à autre chose.

Son regard égaré se posa sur le berceau, d'où s'échappait une respiration légère et régulière. Aemyn. Un tout petit souffle fragile mais tenace, pour l'instant apaisé par un monde onirique et distant. Irina aimait cet être minuscule au delà de ce que l'on pourrait éprouver ou décrire par des mots, et sûrement bien au delà de ce dont était capable un éphémère cœur de Terran. La profondeur abyssale des sentiments d'Exanimis -bons comme mauvais- n'était sans doute pas étrangère à cette intensité, bien que ce soit tout à fait secondaire. Et puis parfois... en une fraction de seconde, pendant un instant mille fois plus infime qu'un battement de cils, elle le détestait et lui en voulait terriblement. Si fort que ses tripes lui en faisaient mal et que sa poitrine toute entière se contractait à cette seule idée. À quel point était-elle devenue insensible pour éprouver de telles choses ? À quel point son esprit et son être étaient-ils pollués par la présence du dieu déchu, capable de lui faire sentir des choses aussi contradictoires et aussi inhumaines ? Non.

« Je ne suis pas à l'origine de tout cela, femme. Ne me blâme pas de tes échecs. »
« Je te l'accorde, au moins pour cette fois tu n'y es pour rien. Je suis assez douée pour arriver à me vautrer en beauté toute seule, comme une grande. »

Son ton avait été blasé et condescendant mais sincère, tandis qu'elle se parlait à elle-même... pour ainsi dire. D'un autre côté, la prêtresse avait l'avantage de pouvoir obtenir une réponse, même si cette dernière était souvent fort désagréable. Ou comment parler à ses démons intérieurs sans malheureusement avoir l'option de les mettre en sourdine de temps en temps. Fort dommage, ça aurait été vraiment très utile dans les mom...

« Dame Dranis ? » On frappa alors plusieurs fois à la porte, par coups brefs et peu espacés, ce qui indiquait clairement de l'impatience. Curieuse, Irina s'approcha à grands pas et ouvrit la porte, reconnaissant la voix grave et traînante de Leto Varann, le capitaine de la garde de Nivéria et accessoirement haute autorité en charge de la sécurité du manoir. Ce dernier, un Terran d'une carrure pour le moins impressionnante, la darda d'un regard soucieux et sévère, qui semblait animé d'une certaine tension. Ses cheveux mi-longs d'un châtain cendré étaient soigneusement plaqués en arrière lui donnaient un air trop sage, contrastant de plus belle avec sa barbe naissante. Il était plutôt bel homme en réalité, bien qu'elle ne l'ait jamais vraiment regardé comme tel. Irina n'était pas intéressée de voir ce qu'il y avait au-delà de sa sempiternelle courtoisie, ni de ses manières pour le moins soignées pour un militaire. Il était efficace et ne tournait pas autour du pot, et cela lui allait parfaitement comme ça.

« On m'a signalé qu'un fauteur de trouble a été aperçu dans les environs immédiats du manoir. Il a assommé un de nos hommes pour une raison inexpliquée, et j'ignore où il est à l'heure actuelle. J'aimerais que vous restiez à l'intérieur et que vous redoubliez de prudence en attendant que cet individu soit appréhendé. »

« Bien, je vais faire comme vous le suggérez. » Nul doute que cette mesure l'agaçait ostensiblement, même si en réalité elle ne se sentait pas réellement menacée. Ce n'était sans doute rien, d'autant plus qu'un homme seul pourrait difficilement être problématique, surtout qu'il était désormais recherché. Néanmoins il valait mieux ne pas jouer avec le feu, et la sécurité d'Aemyn passait avant tout... et même l'irrépressible envie d'aller dehors et se mêler à la foule de touristes de passage. Irina soupira, ce que le garde interpréta adroitement comme la mise à l'épreuve de sa patience.

« Ce ne sera pas long, je vous le promets. Je reviendrai aussitôt cette affaire réglée. En attendant, veuillez m'excuser. »

Il s'éclipsa tandis qu'elle acquiesçait, après s'être incliné dans une révérence de gentilhomme qui ne dura pas. Il était aussi poli qu'il était terre-à-terre, il fallait bien le reconnaître. Parfois Irina en arrivait à souhaiter le voir rager et jurer un bon coup, histoire de s'assurer qu'il était bel et bien humain. Quoi qu'il en soit elle avait d'autres choses à faire que de longuement s'interroger sur les principes irréprochables de cet homme. Bougeant le berceau sur le côté afin qu'il soit éloigné de la fenêtre et poussé entre le bureau et l'immense canapé de cuir, Irina utilisa sa télékinésie pour gagner du temps. Une fois cela fait, elle regretta une nouvelle fois cette après-midi ensoleillée dont elle ne pourrait pas profiter à cause de cet imprévu, et se dirigea -à moitié absorbée par ses pensées- vers la grande fenêtre qui donnait sur le jardin intérieur. Ce fut alors qu'une force inconnue vint bloquer le volet qu'elle essayait de refermer.

Ses sens se mirent alors en alerte, repérant rapidement une grande main noueuse dans l'interstice. Lâchant le battant qui n'était pas retenu elle le poussa soudainement vers l'extérieur pour assommer son agresseur, dans un geste instinctif d'auto-défense. Ensuite elle glissa une main vers la fente qui scindait sa longue robe au niveau de la cuisse et saisit sa dague d'argent. Le contact réconfortant du métal froid eut au moins le don de la rassurer quelque peu, à défaut de lui assurer la survie. Dans tous les cas elle fit rempart de son corps frêle pour couvrir l'entrée, cherchant avant tout à identifier l'inconnu. Son réflexe premier avait été de se défendre et contre-attaquer avant même de crier pour appeler la garde. De toute façon il était peu probable que Leto soit encore dans les environs, et toute la garde devait être là dehors, cherchant l'homme qui avait déjà réussi à se glisser jusqu'à sa cible. Le temps qu'ils arrivent il serait déjà trop tard... et quelque chose lui disait que son détracteur n'allait pas faire marche arrière après avoir choisi une tactique aussi audacieuse.
Lâchant les deux battants en simultané, Irina saisit l'inconnu à hauteur du col pour le ramener à elle par dessus l'appui de fenêtre, appuyant fermement sa lame contre sa gorge de sa senestre. Si elle devait mourir, elle voulait au moins s'octroyer l'insolence de regarder la mort en face une dernière fois avant de partir. Ce qui revenait également à regarder cet intrus dans les yeux pendant une bonne seconde avant de laisser sa dague glisser sur sa peau rugueuse et taillader sa vie, comme on coupe une corde rongée devenue trop dérangeante. Déjà son esprit macabre tissait nombre de théories sur l'origine ou l'employeur de cet énième assassin venu pour sa tête... Alors quelle ne fut pas sa surprise de tomber littéralement nez à nez avec le visage familier d'un Léogan effaré et confus comme un lapin pris en chasse par une meute de loups. Choquée de le voir là, devant ses yeux incrédules alors qu'elle avait longtemps fantasmé sur de potentielles retrouvailles, Irina ne sut pas quoi dire. Un tas de banalités pathétiques lui venaient bien à l'esprit, mais rien ne lui semblait adéquat. Enfer et damnation, qu'est-ce que... ?!

« Vous ? Mais qu'est-ce que vous foutez là ? »

Oui, on peut dire qu'il y avait plus chaleureux comme accueil qu'un volet de bois dans la figure, une lame sous le gosier, et une telle agressivité dans des mots lancés avec la fièvre de l'adrénaline. D'ailleurs il semblait un peu sonné par la riposte quasi immédiate, car il ne s'attendait sans doute pas à une réaction aussi vive. Sauf qu'elle n'était pas une autre femme au foyer, se pavanant dans ses plus beaux atours pour une file de soupirants à la verve dégoulinante de romantisme... Irina... ou plutôt Erynn, était une femme traquée par des ennemis venant de l'ombre, frappant indistinctement et à n'importe quel moment. Une vie qu'elle ne souhaitait à personne, et dans laquelle elle n'avait d'ailleurs pas voulu embarquer les rares personnes qui comptaient à ses yeux. Réfléchissant un instant, la rouquine dodelina de la tête comme pour se persuader que tout cela était bien réel et baissa son arme. Elle avait souhaité qu'un imprévu brise la monotonie, et voilà que son vœu était exaucé... Un bel imprévu sindarin d'un mètre quatre-vingt à vue de nez, avec des yeux rutilants tels deux opales noires, une dégaine nonchalante, avec une expression confuse et pourtant déterminée sur la trogne, de fait, plutôt séduisante. Kesha était bien trop bonne. Du moins si l'on omettait le trouble vague qui la prenait au ventre et l'empêchait de réfléchir normalement. Et ne mentionnons même pas la réplique impertinente dont il l'avait gratifiée en guise de salutations, la complimentant d'une façon si détournée, qu'elle n'était pas sûre de ne pas devoir plutôt s'offusquer. C'était une façon peu élégante de lui faire remarquer que la maternité avait laissé quelques traces physiques dont elle n'était pas prête de s'affranchir. Abruti de mâle.

« Espèce de fieffé crétin, vous ne tenez pas à votre peau, ou quoi ? Rentrez donc avant que quelqu'un vous voie ! »

L'attirant plus ou moins par le col qu'elle n'avait toujours lâché, Erynn le fit entrer en enjambant maladroitement le rebord de fenêtre, se fichant pas mal de le malmener ou qu'il se cogne les valseuses au passage. Ça lui apprendrait à jouer les invités surprise, tiens ! Agitant toujours la tête avec incrédulité, la jeune femme avait toujours énormément de mal à réaliser. Baragouinant entre dents un chapelet de phrases intelligibles, elle avait du mal à se remettre du choc. Pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir tant attendu, pourquoi l'avoir laissée seule, dévorée par sa prison pendant si longtemps ? Et surtout pourquoi revenir alors qu'elle ne l'attendait plus ? Baissant les yeux elle sentait son cœur s'emballer sans raison, tandis qu'elle refermait soigneusement la fenêtre, juste après s'être assurée qu'il n'avait pas été repéré.

« Vous ne savez pas passer par la porte, comme tout le monde... ? » Hé bien de toute évidence, non. Question rhétorique, il est vrai. C'était plutôt un moyen comme un autre de donner libre cours à sa frustration et sa nervosité, à son apogée depuis qu'elle avait reconnu ce visage familier. Se mordillant la lèvre inférieure pour ne pas se laisser à admirer son profil vainqueur et son regard vif, Erynn avait peur de ce qu'il pourrait lire sur son visage. Toute cette histoire l'avait prise tellement au dépourvu, qu'il lui faudrait certainement quelques minutes pour se reprendre. Des minutes où elle serait vulnérable et prévisible, du moins si elle ne faisait pas attention à ce qu'elle allait dire. Déglutissant en le voyant sourire d'un air infiniment moins arrogant que ce qu'elle aurait cru, son cœur se serra et une seule certitude la heurta de plein fouet. Il lui avait manqué. Ce salaud fossilisé et sans scrupules lui avait vraiment manqué.
S'approchant soudainement de lui, elle se dressa fièrement face à lui, le scrutant dans les yeux et mettant de côté ses bonnes résolutions encore si récentes. Se mettant sur la pointe des pieds pour vainement essayer de se tenir à sa hauteur, elle posa une main sur son torse pour ne pas perdre l'équilibre. Ses yeux se noyèrent dans les profondeurs sombres de ceux de Léogan, comme elle l'avait fait tant de fois. C'était comme s'il lui était finalement possible de regagner un foyer douillet et familier où elle pouvait se découvrir de tous ses déguisements grossiers. Pendant un instant elle savoura simplement de sa simple vue, de son odeur naturelle, masculine, musquée et addictive. La chaleur de sa peau exaltée et nue contre sa paume. Puis se rendant compte qu'elle se laissait aller à garder sa main contre son torse en partie dévoilé par sa chemise entrouverte, Erynn recula d'un pas et laissa son bras ballant, le long de son corps, sans trop savoir quoi en faire. Il était différent, quelque chose chez lui, ou peut-être dans son regard, avait subtilement évolué.

« Vous avez changé, vous auss... »

Un reniflement la fit sursauter, ses sens semblant entièrement se détourner vers l'origine de ce pleur qui d'abord faible, se fit de plus en plus véhément. Comme il augmentait également en intensité, Erynn n'y réfléchit pas à deux fois avant de tourner momentanément le dos au militaire et de se diriger vers le lit en bois, d'où elle souleva Aemyn. Ce dernier, visiblement effrayé par le bruit, hurlait à pleins poumons, les joues rougies par l'effort et les larmes inondant son petit visage contorsionné. Cependant lorsque sa mère le serra contre sa poitrine, une main gentiment posée à l'arrière de sa chevelure de jais, il sembla tout doucement se calmer, même s'il continuait de hoqueter doucement. Finalement il resta le nez plongé dans la nuque maternelle, sa main minuscule serrant quelques fils de cheveux cuivrés, les yeux émeraude braqués sur le vide.
Oui il était évident qu'Erynn avait dû s'adapter aux changements de sa vie, quelque part entre les épidémies, les phénomènes surnaturels, et les fuites loin des chasseurs de primes. En tout cas sa situation avait changé, pour le meilleur comme pour le pire. Elle était devenue mère... Même si sa solitude et sa cage -bien que dorées- restaient les mêmes... Et c'était bien ça le problème, justement. Et puis était-il bien sage de commencer à imaginer que la présence de Léogan, amenée avec tant d'improvisation et de secret, puisse avoir un lien avec leur pari ? À moins bien sûr qu'il ne vienne en quête d'émotions fortes et de bonne compagnie, considérant que leur lien s'était fané avec les dernières lueurs de l'hiver nordique, où ils s'étaient vus pour la dernière fois.

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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeJeu 14 Aoû - 3:13

« Touché. Dans le mille. J'aurais dû m'en douter. » ricana Léogan, d'une voix étranglée, tandis qu'Erynn appuyait férocement sa lame contre sa gorge.

A moitié assommé par le volet en bois qu'elle lui avait envoyé valdinguer dans la figure, il n'osait pourtant pas faire le moindre geste contrariant, quoi que son crâne lui parût aussi lourd qu'un boulet de canon. S'il n'y avait pas eu la main de la jeune femme pour le retenir par le col – décidément – il y avait fort à parier qu'il aurait été envoyé au tapis aussi sec. A défaut de pouvoir se prendre le front entre les mains, Léogan luttait contre la douleur et l'étourdissement à grands renforts de battements de paupières et de serrements de mâchoire.
Il faut bien l'avouer, il lui fut très difficile d'apprécier l'expression de stupeur suprême qui s'était emparée du visage délicat de la jeune femme, bien que le petit aperçu qu'il en avait, quand il parvenait à fixer à peu près son regard sur elle, le rendait plus enjoué et hardi qu'il ne s'en était jamais pensé capable.
La lame d'argent caressa doucement sa gorge en battant en retraite, tandis qu'elle lui assenait quelques diatribes bien senties dans la figure, auxquelles il ne put s'empêcher de sourire narquoisement.

« Ah, je reconnais bien là votre voix mélodieuse, Erynn, et jamais à court de surnoms affectueux, je vois – dieux, ça m'avait manqué ! Toujours aussi brutale que tyrannique, hein ? » railla-t-il, joyeusement, en avançant naturellement sa main gauche vers les mèches flamboyantes qui s'échappaient de sa chevelure tressée.

Il eut à peine le temps de les effleurer, alors qu'un fourmillement brûlant envahissait son bras et toute sa main, jusqu'aux bouts de ses doigts, et que son souffle s'était un instant suspendu, que la poigne d'Erynn le tira violemment à l'intérieur de la bibliothèque. En fait, il n'eut pas le loisir non plus de s'enthousiasmer comme un enfant terrible de ne pas être jeté dehors à grands coups de pieds dans le train – mais une vague d'exaltation le saisit tout entier et il trépigna presque de victoire en se prenant le deuxième volet dans les côtes, en se cognant contre le rebord de la fenêtre et en franchissant l'obstacle avant de presque s'écraser sur les tapis de la bibliothèque. Il chancela un peu, rétablit son équilibre avec une nouvelle vivacité, posa ses mains sur ses hanches, son manteau de voyage sous le bras, et considéra l'endroit – c'était chic et cossu, et pas trop précieux avec ça, non, ce n'était pas mal du tout – avec un faux air de propriétaire tandis qu'Erynn s'assurait que personne dans le jardin n'avait remarqué leur petit manège.

« Je suis un marginal. Les portes, vous comprenez, c'est surfait. » répartit-il immédiatement, avec la gouaille des vainqueurs, à la question nerveuse de la maîtresse des lieux.

Il se retourna vers elle d'un air fin et satisfait, oublieux de toutes les angoisses et de toutes les faiblesses qui l'accablaient encore quelques secondes auparavant, tout abandonné aux joies flamboyantes et fanfaronnes de la victoire.
Mais l'image que lui offrit la jeune femme à cet instant lui vola encore une fois toute son intelligence sarcastique. Ses grands yeux étonnés, presque effrayés, ses lèvres entrouvertes, incapables de moduler la moindre pique affûtée, et ce visage si pâle ne laissèrent à Léogan qu'une douceur fragile et le sentiment violent du manque, qui l'avait hanté pendant des mois et des mois, et qui surgissait désormais comme une évidence dévastatrice.
Elle n'était soudain qu'à quelques centimètres de lui, et plus qu'à quelques millimètres, quand elle se haussa sur la pointe des pieds pour tenter de lui tenir tête – petite habitude que sa fierté féminine lui avait fait prendre et qui faisait rire doucement Léogan, comme d'un jeu insensé mais irrésistible. La main qu'elle posa sur son torse pour se soutenir le fit frémir jusqu'au fin fond de sa cage thoracique. Il se sentait dévoré par les yeux intrigués de la jeune femme et ne dressa aucune barrière à son observation pensive.

Il avait changé. Sans doute pas de façon aussi évidente qu'Erynn, devenue jeune mère, mais il y avait un air indéniablement plus farouche dans ses yeux noirs et luisants, une étincelle naissante de révolte et de force, qui n'attendait que d'être attisée pour devenir un grand feu. Il y avait sur son visage la couleur fauve et brûlante du soleil tropical, une couleur impérieuse et insolente, et sur ses traits anguleux l'ombre maladive des efforts pénibles et violents. Il y avait dans sa dégaine la négligence provocatrice des révolutionnaires, et sur ses guenilles les traces des voyages difficiles.
Il suffisait de le regarder un instant pour reconnaître qu'il n'avait sûrement pas encore gagné leur pari, mais qu'il y travaillait, qu'il y travaillait sérieusement et que cette mission le remplissait d'autant de feu et de vie qu'elle anéantissait sa santé. C'était le paradoxe des grands changements. Il était encore sur la route, encore bringuebalé entre des doutes insupportables et des désirs brûlants, qui paraissaient parfois impossibles à réaliser.
En vérité, ce n'était pas tant qu'il avait changé, non. Non, c'était plus subtil que cela. Il était précisément en train de changer. Et il était impossible de savoir de quel bois il serait fait demain, s'il serait vainqueur ou perdant, s'il vivrait ou s'il mourrait. Il changeait.

La main d'Erynn se logeait peu à peu dans les replis de sa chemise et foulait sa peau, déjà, d'un toucher incendiaire qui répandait de longues flammes subtiles sous la poitrine de Léo, qui vinrent enlacer son cœur et se distiller aussitôt dans ses artères. Il respirait plus profondément. Son regard avait sombré dans les eaux troublées qui ondoyaient dans les yeux verts d'Erynn. Il tenta à nouveau de tendre une main vers son visage et réussit cette fois à poser ses doigts sur la mâchoire ronde de la jeune femme, et à les faire glisser légèrement jusqu'à son menton, dévoré par l'envie de ravir ses lèvres et de lui voler son souffle.
Mais le contact fut de courte durée. Elle s'écarta rapidement et préféra le contempler à distance, tandis qu'une dureté grave s'imprimait sur les traits de Léogan, qui cachait décidément bien mal sa déception.

Et soudain, un pleur d'enfant résonna dans la bibliothèque et Léogan se tourna instinctivement vers le berceau bleu, qu'il n'avait pas vraiment remarqué jusque là, et qui lui rappela tout à coup qu'ils ne seraient plus jamais vraiment seuls ensemble. Erynn se détourna pour de bon, sans la moindre hésitation, et Léo fixa son regard sur le petit lit arrondi avec une curiosité spontanée.
Il ne put malheureusement s'empêcher de ressentir un peu d'amertume en la voyant se pencher sur son enfant qui gémissait et pleurait toutes les larmes de son corps, et il enterra ses mains dans ses poches, un peu inutile, un peu seul dans une sorte de jalousie inavouée – car il n'avait pas à s'occuper de cette affaire là, car ce n'était pas son enfant à lui.
Erynn dut trouver sa figure bien maussade quand elle se redressa, son bébé contre sa poitrine, mais il ne pouvait pas y faire grand chose.

Toutefois, quand il distingua curieusement la petite tête de l'enfant, qui se pressait contre la gorge de sa mère, un éclair de panique lui traversa l'échine.
Il en resta d'abord littéralement paralysé. Son esprit tourbillonna à gros bouillons sous son front étonné, ses yeux s'ouvrirent grands d'effroi et une vague d'angoisses, de vieilles rancunes et d'incompréhension déferla dans sa poitrine. Il cessa de respirer.

Mais, par l'enfer, cet enfant, cet enfant-là, qui tournait vaguement ses yeux verts vers lui et retournait soudain se cacher dans le giron de sa mère en hoquetant de plus belle, cet enfant là ne ressemblait pas le moins du monde à ce maudit Veto Havelle!
Il avait les cheveux noirs, les cheveux noirs comme la suie, pas bruns, pas blonds, pas roux, d'un noir peu commun et sans équivoque, qui l'aurait sans doute fait passer pour son fils – son fils à lui – s'il n'était pas celui de...
Léogan, toujours en apnée, incapable de mettre le moindre mot sur son trouble, commença à compter les mois avec une frénésie paniquée. Neuf mois, neuf mois... Un peu plus de neuf mois. Ils se fréquentaient encore, il y avait un peu plus de neuf mois de cela.
Mais enfin... Enfin, c'était impossible ! C'était biologiquement impossible ! On n'avait jamais vu ça ! C'était impossible !

Sa respiration lui revint au moment où la colère commença à gronder au fond de lui et à écraser despotiquement sa terreur, pour mieux faire exploser sa rancune, sa jalousie, tout le ressentiment qui avait grandi en lui pendant des mois et des mois, qu'il pensait ne jamais avoir à déverser devant elle, tout ce ressentiment qu'il espérait très illusoirement oublier.
Et en même temps que son souffle, lui revinrent les mots et l'intelligence, qui s'agitèrent follement dans son crâne, avant d'échouer en cohue dans sa voix, avec une agressivité qui lui était rare et qu'il ne lui avait réservée qu'une fois, il y avait longtemps, maintenant.

« Vous auriez pu me prévenir... ! feula-t-il, les yeux brillants de rage et la poitrine pleine d'un battement démentiel. Et dire que pendant tout ce temps, j'ai cru... Tout le monde disait que... Si j'avais su, si vous me l'aviez dit – pourquoi vous ne m'avez rien dit ! – je serais revenu, je serais revenu il y a des mois et des mois ! Pourquoi, qu'est-ce qui a bien pu passer par cette tête dure de terreur diplômée, qu'est-ce que vous avez bien pu vous imaginer, que ça ne m'intéresserait pas, que j'en avais rien à foutre ?! Oh bordel, Erynn, je veux bien admettre que je suis un enfant de salaud pour pas mal de choses, mais là vous exagérez un peu, quand même, y a des limites ! » explosa-t-il, en s'avançant un peu vers le berceau, avant de s'arrêter subitement, le souffle court et les doigts crispés sur sa nuque.

Il n'osait pas s'approcher trop près d'Erynn et du tout petit garçon qui hoquetait encore dans ses bras en promenant son regard vert et éveillé dans la bibliothèque et en le posant avec méfiance sur Léogan, qui lui rendait un regard noir au moins aussi abasourdi et peut-être encore plus intimidé.
Grands dieux, qu'est-ce qu'il fichait ici ? Ce n'était pas sa place. Il pouvait peut-être encore s'enfuir, sauter par la fenêtre, dégager, disparaître. Mais qu'est-ce qu'il avait encore fait ?
Sa gorge se nouait désagréablement et il tenta de déglutir, tout en levant la tête vers Erynn, avant de la secouer de gauche à droite, les yeux fermés pour mieux contenir sa colère. Il finit par les rouvrir doucement et murmura avec effroi :

« Vous auriez pu y rester. Non, vous auriez y rester, pourquoi vous n'avez pas... ? C'est complètement dingue, ça ! – et moi j'me traînais de Hellas à El Bahari, d'El Bahari à Phelgra, l'insouciance en personne, se moqua-t-il, d'une voix plus claire et plus démente, et puis j'partais à la pêche aux armures magiques dans le désert de glace avec l'autre loustic, là, Veto Havelle, et je m'disais qu'il... ! Ah c'est trop fort ! »

Il éclata d'un rire froid et sourd, qui secoua silencieusement les épaules de spasmes nerveux. Puis il joignit ses deux mains contre son visage, le manteau jeté sur un de ses bras, et ricana encore un peu en observant le bébé qu'Erynn consolait paisiblement dans le creux de ses bras.
Une angoisse abominable lui nouait le ventre et commençait à faire planer dans son crâne une migraine lancinante. Ce n'était pas bon. Ce n'était pas bon du tout.

Il s'était dit, de longues semaines auparavant, en observant Veto dans les grottes de Fellel, qu'il ferait un père tout à fait acceptable. Il avait des principes, les pieds sur terre, il voyait loin, il avait du courage et de la constance, il avait... Disons. Une bonne situation ?
Sans déconner.
Enfin bref, Léogan avait fini par se résigner – avec beaucoup d'amertume – à voir monsieur  fort-en-thème remplir cet office, et il ne doutait pas qu'il le ferait brillamment d'ailleurs, comme tout ce qu'il entreprenait, pas vrai ?
Pas vrai?
Oh comme il exécrait échouer, échouer sans cesse, réessayer encore, échouer mieux parfois, et se faire tout à coup doubler si facilement par des gens pour qui tout semblait évident et qui avaient le succès dans le sang.
Il avait ruminé tout cela pendant deux ou trois mois, il avait pensé à Léna, lui avait envoyé quelques longues lettres stupides, il avait pensé à cet autre enfant et à Erynn, il lui avait écrit aussi de longs courriers idiots qu'il avait déchirés, enfin, il avait décidé rageusement que tout cela n'avait pas d'importance pour lui, qu'il n'avait plus la volonté de se battre stupidement pour une cause perdue, qu'il avait un million de problèmes et que cela n'en ferait plus jamais partie.

Et puis voilà que soudain cette insupportable comparaison avec Veto Havelle revenait à la charge, le renversait sans prévenir et le laissait dans le plus abruti des étonnements.
Non, non, haha, non. C'était une blague.

Mais bon sang, ce n'était pas possible d'être aussi stupide ! Deux fois, deux fois, ça faisait deux fois, coup sur coup que ça se produisait. Évidemment, il n'avait pas fait preuve de beaucoup de prudence avec Erynn, simplement parce que le pourcentage de chances qu'elle tombât enceinte de lui était proche du néant – une Terrane enceinte d'un Sindarin, on avait vu ça où ? Enfin tout de même, quel abruti ! Déjà que pour Léna, il ne l'avait pas joué fine, mais ce coup-ci, c'était le bouquet !
Dieux, et comme la nature était mal faite. Combien de géniteurs abrutis dans son genre peuplaient donc la terre de leur insouciance imbécile, aujourd'hui, sans se douter que leurs chromosomes se baladaient en toute impunité dans un autre coin du monde et squattaient l'utérus d'une femme oubliée depuis des mois ? Pour les débauchés les plus responsables d'entre eux, qu'est-ce que ça aurait coûté, un petit système d'alarme et de localisation interne pour se faire une idée du merdier ? Oh, hé, Léo, il se passe quelque chose, là... Ah oui, je crois bien que le monde va compter un exemplaire de plus de ton code génétique, quelque part du côté de Nivéria. Si tu t'en sens l'envie, il serait peut-être de bon ton de te bouger les miches !

Léogan se laissa lourdement tomber sur l'immense canapé en cuir de la bibliothèque et perdit ses yeux dans le vague, peu à peu gagné par la stupéfaction après le coup de sang qui l'avait ébranlé. Il déglutit un peu et posa son regard troublé sur les quelques meubles de la pièce, chargé d'une obsession nouvelle.

« Vous n'auriez pas quelque chose à boire... ? demanda-t-il, fiévreusement, en portant une main moite sur ses tempes. Je vais me servir, vous dérangez pas, dites moi simplement si vous avez de l'alcool dans le coin et où. »

En ce qui le concernait, la lecture était rarement un moyen d'évasion : il avait, disait-il, quelques difficultés à se concentrer et à rester en place – de fait, il avait recours à des moyens plus rudimentaires pour chasser ses malaises et ses idées noires. Honnêtement, il ne voulait pas passer pour un alcoolique notoire, mais là maintenant, il avait vraiment besoin de boire quelque chose de fort. Histoire de faire passer la pilule. Il faudrait au moins ça pour étouffer le cataclysme qui secouait toute sa cervelle.

C'était étrange. Il était incapable de lui en vouloir vraiment, quoi qu'il sentait qu'il aurait été dans son bon droit de lui garder rancune. La solitude avait rendue Erynn excessivement ombrageuse, et elle restait encore très secrète à l'égard de Léogan. Il ne s'en formalisait pas, à vrai dire. Elle était indépendante et autonome, il la laissait libre de faire ce qu'elle voulait, sans attache ni contrainte, et il lui avait assuré qu'il ne lui poserait pas de questions. Mais si jamais ses secrets devenaient trop lourds et qu'elle avait besoin de se tourner vers lui, il serait là pour elle – le seul hic étant qu'il ne savait pas qui de son désir ou de son ombrage vaincrait dans ces moments difficiles, si elle se tournerait vers lui par elle-même, ou s'il devrait toujours venir la chercher, s'engouffrer dans la brèche qu'il apercevrait et la soulager férocement, comme il l'avait fait à Argyrei. Il se disait qu'il saurait improviser. Qu'il verrait sur le moment. Que le principal était qu'elle pût toujours choisir entre les voies qui se présentaient naturellement à elle et les nouvelles routes qu'il lui traçait. Il ne voulait pas sortir Erynn de sa solitude pour l'enfermer dans une autre prison, une cage commune de promesses et de sentiments – ce serait une terrible erreur.
Alors quelque part, il se disait qu'après une grossesse passée dans la solitude et la menace, elle n'avait aucun compte à rendre à un père qui surgissait après la guerre, à l'improviste, et qu'il était très mal placé pour exiger de quelconques prérogatives sur cet enfant qu'il observait avec égarement, incapable de savoir s'il devait le considérer comme le sien.
Mais tout de même, c'était injuste. Pourquoi lui avoir laissé croire, comme le tout Hellas, qu'elle tenait cet enfant de Veto Havelle ? Il n'avait pas eu le choix, il avait simplement dû accepter et s'effacer sans bruit. Pourquoi s'était-elle enfermée dans le secret et la solitude quand il aurait pu l'en délivrer si facilement ? Bien sûr, il n'était pas digne de toute confiance, mais c'était aussi son enfant – ou sans doute qu'il aurait pu l'être, si elle n'avait pas voulu le garder pour elle.
Et peut-être, peut-être qu'elle avait simplement estimé que lui, avec son inconstance, son agaçante imprévisibilité, ses caprices de gosse multicentenaire et ses affiliations politiques douteuses,  serait incapable d'assumer le rôle du père de son enfant. Oh bien sûr, ce n'était pas un mauvais jugement, étant donné le désastre qu'il avait fait vivre à sa fille, mais c'était tout de même très pénible de l'envisager, d'autant qu'elle avait choisi un père de substitution manifestement plus fiable en la personne de Veto – cette perspective-là le laissait anéanti et sans force, avec toutefois un picotement très désagréable à l'endroit de ce gentil petit génie de l'armée cimmérienne.

Encore magistralement sonné par la nouvelle, il restait effondré sur le canapé de cuir, accoudé étourdiment sur ses genoux, et tordait ses doigts dont il faisait craquer les articulations une à une. Il continuait de chercher un peu désespérément du regard la trace d'une bouteille d'alcool – du whisky, de l'absinthe, du rhum, n'importe quel tord-boyaux qui aurait le pouvoir de le tirer de ce malaise – et rencontra le visage fatigué d'Erynn, qui berçait son enfant contre elle, l'air au moins aussi bouleversé que lui. Il lui sourit un peu maladroitement et puis, au bout de quelques secondes, la contempla avec gravité. Elle était dans un triste état. Il lui semblait qu'il aurait suffi de la toucher pour briser ses os comme du cristal. La pâleur de son visage, de son cou et de ses épaules était devenue maladive, et sa silhouette, quoi qu'adoucie et épanouie par la maternité, frissonnait d'une angoisse fantomatique.
Il tenta de ne pas laisser paraître sur son visage trop d'inquiétude, qu'elle aurait bien été capable de prendre pour une insulte, telle qu'il la connaissait – elle était si susceptible, il suffisait de témoigner un peu trop d'alarmes à son égard et cela suffisait à la faire rager contre la stupidité des prétentions masculines. Prêtresse de Kesha oblige.

« Vous avez l'air très fatigué. » remarqua-t-il, très simplement, avec autant de tact qu'il le pouvait.

Il ne réussit cependant pas à prononcer un mot de plus. Pourtant, un bon milliard de questions lui tournoyaient encore et encore dans la cervelle, tandis que, sans oser s'approcher, il gardait son regard fixé sur la petite tête brune du bébé, qui s'accrochait sauvagement à sa mère en calmant ses sanglots.
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeDim 21 Sep - 10:56



World Outside

Léogan . Irina

La colère assourdissait ses sens, obscurcissant son jugement déjà confus. Pourtant la surprise avait vite pris le relais, suivie de près par le trouble indissociable de la présence de Léogan. Ce n'était sans doute qu'une grosse erreur de sa part, mais c'était plaisant de le revoir. C'est au prix d'un énorme effort de volonté qu'elle garda sa posture et repoussa les assauts de son sourire le plus idiot ; même si elle se trouvait bien incapable de taire la lueur d'espoir qui germait dans sa poitrine, traîtresse. À peine retrouvait-elle son regard espiègle que déjà il lui montait complètement à la tête. C'était à ne rien y comprendre. Le dévisageant avec curiosité, la rouquine sentit ses traits se détendre un peu, malgré la grimace désapprobatrice qu'elle lui adressa. À ses provocations au bord de l'insulte elle sourit, pleine de sarcasme. Il avait sans doute pas mal changé depuis leur dernière rencontre, mais au moins ce trait d'arrogance avait été parfaitement conservé... pour le meilleur et surtout pour le pire.
Un instant elle se demanda si toute cette ironie n'était pas basée sur un fond de vérité, mais consciente du danger que représentait l'expectative, elle se garda de l'interroger. Car même si dans l'effleurement de ses doigts transpirait une tendresse désarmante, il ne fallait surtout pas qu'elle prête trop de crédit à ses intentions, au risque d'une nouvelle déception.

« D'après votre expression, je dirais que vous craignez plus les gardes que vous ne me craignez moi. C'est que j'ai dû perdre de ma superbe. »

Oui elle le bravait, luttait et se débattait contre le sortilège fourbe qui les liait l'un à l'autre, comme s'ils n'avaient jamais cessé de se voir... L'efficacité de la manœuvre restant quant à elle, à prouver. La gentillesse délicate avec laquelle il l'approchait était néanmoins plus déroutante que la passion latente et lancinante qui couvait, et ce à bien des égards. Que pourrait-elle faire pour s'en libérer ? Son esprit n'en avait pas la moindre idée. Attirant le soldat de force à l'intérieur de la pièce, Irina soupira et referma prestement les battants de la fenêtre, priant pour ne jamais avoir à expliquer à Leto et ses hommes pourquoi, parmi tous les gens de cette foutue terre, il avait fallu qu'elle cache entre ses murs l'homme le plus suspect des environs. Et comment pourrait-elle le nier ? Ça pour être suspect, il l'était... plutôt deux fois qu'une.
Étonnamment malgré la longue séparation, cela ne la faisait même pas ciller. Elle s'était interrogée avec angoisse tellement de fois, elle avait imaginé tellement de scénarios... Dans le monde bouleversé dans lequel ils vivaient, il aurait pu mourir à des dizaines, des centaines d'occasions. Et même si Cimméria était généralement plus sûre qu'Hespéria, ils n'avaient pu échapper aux ravages insidieux de la Sarnahroa, ni être protégés de la panique incontrôlable provoquée par le Myste. Autant dire qu'elle aurait très largement pu ne jamais le revoir, elle aurait pu le perdre avant même de... Non. Non, il fallait qu'elle se reprenne et cesse d'affabuler. Et pourtant, l'urgence était encore là, plus poignante que jamais. Qu'il soit maudit !

Pourquoi fallait-il qu'il débarque maintenant, alors qu'elle commençait à peine à accepter cette vie de solitude ? Pourquoi n'avait-il jamais jugé bon de donner signe de vie alors qu'elle aurait tout donné pour revoir ce sourire de dandy des rues ? Elle s'approcha pour se noyer dans les abîmes sombres de ses iris, plongeant tête la première dans ce plaisir coupable qui lui vola son souffle. Elle tenta d'y discerner des émotions et ne tarda pas à les trouver, enfouies mais dansantes comme des étincelles qui crépitent, volatiles. Erynn s'était attendue à des réticences, à de la résistance, à une forme de fuite... Or, il n'y en avait pas. Cela, plus encore que la chaleur de ses membres ou l'air épanoui et fatigué sur ses traits, lui coupa le sifflet. Il était... un autre homme, d'une certaine façon.

Le toucher éphémère qui papillonna sur son visage la fit déglutir péniblement, à la recherche d'un souffle déjà perdu. L'excitation de le retrouver était entière et pourtant elle voulait le détester pour cette facilité à se jouer de ses défenses, à percer entre des murs qui étaient impénétrables pour le reste du monde. Et puis pourquoi lui ? Grands dieux, pourquoi ? Toujours prisonnière de ces questions dures qui ne la quittaient pas, Erynn fut forcée de se tourner vers le berceau de son fils, les sens en alerte. Une minute suffit à mettre de côté ses réflexions, un pleur suffit à faire passer le reste au second plan. Il n'existait soudainement plus qu'Aemyn et ses hoquets réguliers, son expression ronde et chargée d'un besoin urgent qu'elle seule pourrait assouvir par sa présence.
Le pressant affectueusement contre sa poitrine, Erynn se releva et fit quelques pas, la boule au ventre. Le visage déconfit de Léo l'angoissait énormément, et malgré leurs nombreuses disputes, c'était la première fois qu'elle appréhendait sa réaction. Bien entendu elle n'avait pas peur de lui dans l'absolu, seulement il y avait quelque chose de profondément étrange dans son regard avide qui lui donnait la chair de poule. C'était si scrutateur, si profondément intrigué, et... apeuré, qu'elle ne savait quoi faire. Il la fixait comme si elle était l'incarnation de ses pires démons, quittant la bienveillance pour quelque chose d'indéchiffrable, mais lourd. Et si elle ne comprenait pas trop ce qui se passait dans sa tête, au moins ce n'était pas difficile de déduire que c'était la vue du bébé qui l'avait mis dans tous ses états. Son cœur se serra, tandis qu'une conclusion la heurtait de plein fouet : Il lui lui en voulait.

Oui, il lui en voulait et à vrai dire elle ne pouvait vraiment l'en blâmer. Elle n'avait pas eu l'occasion de lui dire la vérité, elle n'avait pas pu lui en parler et encore moins lui fournir les longues explications qui s'imposaient. Elle était toujours donnée bonne conscience en se disant que les événements n'avaient pas laissé de marge à sa vie personnelle, mais sans doute n'était-ce là qu'une façon de se mentir. La vérité c'est qu'elle avait eu peur que la réalité sonne trop fantasque, trop tirée par les cheveux pour être crédible. Elle avait craint que Léo pense qu'elle se fichait de lui, qu'il la prenne pour une folle et ne décide de l'envoyer paître, purement et simplement. Être mise de côté dans son état avait déjà été assez compliqué à gérer, ce qui avait été inévitable et insoutenable à la fois. Accepter l'absence de ceux qui avaient promis de l'aider avait déjà été très compliqué... Alors pourquoi aurait-elle dû attendre de Léo -surtout lui, et son désamour des attaches- qu'il ne prenne des responsabilités qui ne lui incombaient pas ?
Avec douceur, Erynn berçait l’enfant dans ses bras, l'esprit ailleurs. Elle pouvait presque entendre le grondement croissant de la révolte de son invité surprise, couvant comme un violent orage. Incapable de lever les yeux vers lui, elle fut bien contente d'avoir les mains prises. La culpabilité qui l'étouffait lui donnait l'impression d'être si exposée et vulnérable qu'elle en perdait une partie de ses moyens. Et comme elle l'avait pressenti, Léo passa aux accusations, n'obtenant qu'un lourd silence pour réponse. C'était compréhensible qu'il lui garde rancune, d'accord. Mais à ce point ? Ce n'était pas non plus comme si elle s'amusait de la situation, comme si elle avait planifié tout cela, ou comme si elle l'avait cherché ! Pourquoi cette jalousie ? Déglutissant, Erynn serra son fils un peu plus étroitement, dans une quête instinctive de réconfort. Elle ne voulait pas se braquer sur la défensive, seulement pour le moment ce n'était pas possible de faire autrement. Sa voix sonna triste.

« Oui, j'aurais dû y rester. »

Ça au moins c'était bien vrai, même si l'entendre de sa bouche était particulièrement douloureux. Un sourire amer plia ses lèvres pâles, pour mourir brusquement à l'énonciation du prénom 'Veto'. Une myriade de souvenirs longtemps tenus en laisse envahit son esprit, lui faisant clore les paupières. Aemyn se plaignit faiblement, s'accrochant aux pans de sa robe et lui dénudant accidentellement une épaule. Il se calma doucement lorsqu'elle lui parla à voix basse, ce qui la poussa à essayer de le déposer dans son berceau pour pouvoir discuter... en vain. Les pleurs reprirent presque sur le coup et elle fut contrainte de lui accorder à nouveau de l'attention. Ses mots étaient plus froids qu'elle ne l'aurait voulu.

« J'ignorais que la simple vue d'un bébé vous donnait tant envie de vous abrutir par l'alcool. Bref c'est là, dans le placard mural derrière vous. »

Elle roula des épaules d'un air qui se voulait indifférent, mais qui était en fait simplement déçu. Que l'idée qu'elle ait fréquenté Veto officiellement lui déplaise c'était une chose, mais il n'y avait pas de quoi en faire tant de drame. Elle ne lui avait jamais rien demandé, elle n'avait pas fait la moindre exigence. Elle ne l'avait même pas importuné lors de ses missions et ses voyages... Alors que voulait-il de plus ? C'était quoi son problème, à la fin ? Aurait-il voulu qu'elle lui demande d'assumer la paternité, plutôt que d'utiliser le sens caricaturalement chevaleresque d'Havelle ? Aurait-il préféré qu'elle le pousse à reconnaître leur relation en public, devant Elerinna et Hellas entière ? Était-il si désireux d'être regardé de travers, d'être au cœur de toutes les rumeurs et les ragots de la ville ? Comment aurait-elle pu lui demander -non, le forcer au final- à se tirer une flèche dans le pied ? En quoi cela aurait été une meilleure idée ? Ce n'était pas qu'elle ne lui fasse pas confiance, quoi qu'elle ne devrait peut-être pas, après tout lui et Veto étaient aussi piètres menteurs l'un que l'autre. C'est juste que la situation était assez incroyable et bordélique comme ça. Inutile de l'entraîner là dedans en plus de tout le reste. Erynn se sentait déjà très mal d'y avoir plongé Veto.
D'un soupir las, la prêtresse lui indiqua la rangée de bouteilles d'alcool fort qui étaient allignées sur l'étagère du haut. Il avait l'embarras du choix, car bien qu'elle ne boive que lors d'occasions exceptionnelles, la jeune femme avait une certaine fierté de pouvoir offrir des boissons produites sur ses terres. Néanmoins elle étudia les gestes chaotiques de son hôte d'un œil critique, se demandant où tout ceci les mènerait. Comme Léo lui paraissait plus calme au moins en apparence, elle prit place dans le canapé en face de lui, perdue. Son commentaire la surprit un peu, lui faisant rétorquer sans réfléchir.

« Je pourrais vous dire la même chose. »

Son ton était neutre, son expression d'un calme très faux laissait deviner qu'elle se tenait sur ses gardes. Elle ne savait pas quoi dire, et il n'était pas très difficile de s'apercevoir que plus le silence durait et plus la tension ambiante allait croissante. Finalement les mots sortirent d'eux-mêmes après quelques minutes de vide, bousculés et désordonnés, chargés de trop de sens à la fois.

« Je... Je n'ai pas prévu ça moi non plus. C'est vrai que je n'aurais normalement pas dû survivre à cette grossesse, surtout après avoir été bringuebalée à travers Isthéria. Mais je suis encore là, et Aemyn aussi. » Elle baissa le regard, recouvrant la mélancolie de ses prunelles de ses longs cils. Erynn réfléchit, puis reprit. « J'étais seule, complètement. Que vouliez-vous que je fasse ? Il a fallu que je trouve un moyen... Je ne savais pas quoi faire, ni vers qui me tourner. Je sais que j'aurais sans doute pu avorter de cet enfant, mais je n'ai pas pu m'y résoudre malgré tout. Bien que je ne l'ai pas désiré, cela me paraissait... inconcevable. Je ne pouvais pas l'abandonner à la mort, comme ma mère l'a fait avec moi. » Elle déglutit et sa voix se fêla, tandis qu'elle effleurait le petit visage du bout des doigts. Le concerné sursauta et tressaillit dans son demi sommeil, se blottissant un peu plus. « C'est... Ce n'était pas une option de vous mêler à tout ça. J'ai attendu que vous vous libériez de votre prison, alors pourquoi irai-je vous rajouter des centaines de chaînes aux pieds ? Non. Vous charger de l'enfant de quelqu'un comme moi, ce serait vous attacher une enclume à chaque cheville et vous jeter au fond du lac. Ce serait du suicide pour tout le monde, et puis... Vous savez très bien que j'ai toujours voulu faire la distinction entre ce qui s'est passé entre nous, et la vie politique. Or je n'aurais pu vous demander de l'aide sans vous forcer à faire un choix dont vous ne voulez clairement pas. Non. Je refuse de vous contraindre à une vie qui vous rendrait malheureux et ruinerait la position que vous avez tenue pendant cinquante ans. »

Elle se cala un peu mieux pour reposer son bras sans devoir bouger, l'air pensif. « Veto... a été un soutien salutaire et providentiel, du moins au début. J'ai cru que son sens de la dévotion l'amènerait à être présent et disponible... Mais je me suis leurrée. Je lui ai plus parlé à travers les missives que je ne l'ai réellement vu en personne. J'ai du le voir une dizaine de fois sur tout le temps de le grossesse, sans doute même moins. Au final même si je lui suis redevable d'avoir officiellement reconnu Aemyn et évité ainsi pas mal de questions malvenues... C'est mon nom que porte cet enfant, et c'est moi qui l'élève seule. Peut-on dire au final qu'il y ait de quoi envier Veto ? Je ne crois pas... »

Une profonde amertume était audible dans ses paroles, une révolte certaine envers le soldat et ses promesses finalement presque vaines. Bien entendu elle lui était reconnaissante d'avoir couvert les circonstances exceptionnelles de cette conception, ceci dit elle était sans doute trop ingrate pour se complaire des quelques apparitions de circonstance dont il l'avait gratifiée. Car un moulin de belles paroles sans fond, ce n'était pas vraiment ce à quoi elle s'attendait de la part de Veto...
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeLun 22 Sep - 4:37

L'absence de combativité d'Erynn, qui ne répondait rien à ses accusations qu'un silence lourd et un regard plein de culpabilité, désarma douloureusement Léogan. Il avait pensé qu'elle se défendrait, qu'elle lui donnerait ses raisons, qu'elle lui expliquerait agressivement ce qu'elle avait vécu comme elle en avait l'habitude, mais elle ne dit rien. Alors, à cet instant, il sut qu'il y avait pire que d'essuyer les insultes de cette femme et de ne pouvoir répondre : c'était précisément de l'insulter elle et de la trouver sans défense. Il s'enfonça dans son silence avec horreur, au fond du canapé, comme un mauvais élève qui se serait appliqué à donner chaque jour la mauvaise réponse à un professeur pour rester à sa place et qui, par hasard, tout à coup, réalisait qu'il venait de se faire remarquer par sa perspicacité.
Le plus difficile à supporter fut sans doute l'aveu triste qu'elle lui fit, acquiesçant simplement à l'idée que porter cet enfant aurait pu la tuer – et que dans un certain sens, Léogan lui-même aurait pu la tuer. L'effroi le saisit et le paralysa. Dire qu'il était complètement obsédé par la pensée qu'Erynn pouvait mourir à tout instant, et même à une échéance plus lointaine de quelques décennies probablement, était peut-être encore un euphémisme. Il ne tolérait pas de l'entendre parler de sa mort, et elle le faisait sans cesse. Cela le plongeait dans une angoisse et une panique glaciales. Il hocha la tête de droite à gauche avec accablement, le front plongé dans ses mains, en proie à une migraine soudaine qui depuis quelques temps était un assez bon indicateur de ce qu'il pouvait supporter ou non.

Quand elle lui adressa à nouveau la parole, ce fut pour lui indiquer froidement l'emplacement de sa réserve d'alcool, mais il suivit à peine le mouvement qu'elle faisait du bras, trop absorbé par les mots qu'elle avait prononcés, l'air de lassitude et de déception qui avait peint ses traits et l'agitation du petit garçon, qui venait de dénuder l'épaule de sa mère. Le souffle coupé, considérablement surpris, il eut brutalement le sentiment d'être trahi par la compréhension qu'Erynn lui accordait habituellement et qui lui faisait soudain défaut au moment où elle aurait peut-être été la plus justifiée.
Il serra les dents et, malgré la honte que lui avait infligée la remarque, il se leva avec révolte et s'avança d'un pas vif vers ledit placard mural qu'il ouvrit d'un geste agressif. Il ôta ses gants rapidement, laissant apparaître sur le dos de ses mains des arabesques rougeâtres qu'il avait faites au henné quelques longues semaines plus tôt, et les fourra dans ses poches de pantalon. Puis il examina sans franchement s'attarder la rangée de bouteilles qu'elle lui avait indiquées, choisit mécaniquement une carafe de vin brûlé, notant au passage avec un certain agacement qu'il ne se débarrasserait sans doute jamais de ses habitudes d'aristocrate en matière d'alcool, notamment, et sortit également deux verres en forme de tulipe qu'il posa sèchement sur le bureau d'Erynn. Il servit la jeune femme avec une politesse amère – sans trop savoir lui-même s'il le faisait par pur formalisme ou s'il voulait la forcer par ce simple geste à s'enfoncer avec lui dans la dépravation. En tout cas, il remplit les deux coupes jusqu'au quart, laissa celle de la prêtresse sur le bureau, prit la sienne par le ballon pour réchauffer l'eau de vie entre ses doigts, et se rassit à nouveau sur le canapé, sans un mot.

Il observa longuement le liquide foncé, dans son verre, d'un œil terne et vengeur, avant d'un boire la moitié d'un trait – ce qui au passage lui incendia la gorge et l'empêcha d'en apprécier le goût. La force du spiritueux lui défonça proprement le palais et lui monta à la tête, ce qui l'assomma pour quelques instants. Au moins, cela l'empêcherait sûrement de faire ou de dire quelques stupidités.
Erynn s'était assise près de lui, avec le bébé, franchissant la distance de sécurité qu'il s'était efforcé de maintenir entre eux et il frissonna légèrement. Elle lui retourna simplement le compliment, tandis qu'il observait la pâleur de son teint et la minceur fantomatique de ses membres, et il papillonna des paupières avant de réussir à comprendre, un peu ralenti par le brandy, il fallait bien l'avouer.
Il haussa les épaules avec indifférence. Il avait l'air fatigué, eh bien ? Oui, sans doute. Ça ne datait pas d'hier. En fait, il en était même arrivé à ne plus s'agacer de ne pas dormir de la nuit. C'était devenu aussi normal que de manger à midi, et encore... – il se rappela soudain qu'il n'avait pas mangé depuis la veille. Il déglutit.
Il n'était pas question qu'il trouvât plus d'opportunités de s'afficher comme un assisté irresponsable devant Erynn. Il pria silencieusement pour que son estomac n'eût pas la mauvaise idée de venir protester.

Ils restèrent tous deux silencieux pendant de longues minutes, pendant lesquelles Léogan tentait bêtement de remettre de l'ordre dans son esprit et de retrouver un certain contrôle sur son corps, qui prenait un malin plaisir à lui échapper. Ces quelques instants lui furent sans doute salutaire, car la confusion qu'avait insufflé l'alcool à sa cervelle sut s'éclairer d'une étincelle de lucidité quand Erynn reprit la parole.
Il la regarda nerveusement. Il fut à nouveau question des dangers qu'elle avait encourus pendant sa grossesse et Léogan dut se concentrer sur les traits sinueux de ses tatouages et de ses veines, sur ses mains, pour s'empêcher de céder à la panique. Mais oui. Oui, ils étaient encore vivants. Elle et Aemyn. Ils étaient vivants. Ils auraient pu mourir, mais ils étaient vivants, alors il pouvait sans doute oublier qu'il aurait été responsable de leur décès s'il avait eu lieu. N'est-ce pas ?

« Oui, oui, c'est vrai... » acquiesça-t-il en se forçant à la modération.

Elle n'avait pas avorté. Elle n'avait pas avorté pour ne pas ressembler à sa mère. Il leva un regard timide vers elle et fut tenté de passer une main sur son épaule pour lui donner un peu de réconfort, pour lui faire comprendre qu'il respectait cette décision, que son courage lui inspirait toujours autant d'affection, mais il se sentait encore incapable de faire le moindre geste vers elle.

Alors, il fut question de lui et il se raidit un peu. Il avait pris l'habitude de se faire incendier allégrement par Erynn – c'était d'usage, il faisait pareil après tout, c'était leur façon de communiquer franchement, et souvent, ça n'était pas bien sérieux, cela tournait davantage au jeu qu'à la dispute. Mais cette fois-ci, ce fut avec une telle contrition qu'il pouvait presque sentir sa culpabilité devenir palpable et les envelopper dans une gangue étouffante. Il la regarda gravement.
Chacune de ses explications sonnait très creux à ses oreilles. En fait, il ne comprenait pas la plupart d'entre elles. Chaque mot le laissait plus désemparé que le précédent. Qu'est-ce qu'elle tentait de lui dire ? Qu'elle préférait assumer seule la charge d'un enfant dont ils n'avaient pas voulu, ni l'un ni l'autre, parce qu'elle ne voulait pas... le rendre malheureux ? Quoi, elle sacrifiait le père de son enfant, elle se sacrifiait un soutien, elle avait l'idée de se sacrifier pour qu'il pût encore se complaire dans sa liberté d'égoïste insouciant ? Mais ça n'avait aucun sens !

« Dieux, pas encore... murmura-t-il, douloureusement. Pas pour moi, je vous en prie ! »

Il tourna un regard ulcéré vers la jeune femme et rencontra ses yeux verts pleins d'une détresse qui le toucha au cœur et le fit se détester davantage pour l'avoir provoquée. Les traits froissés, le front plissé d'incompréhension, il l'écouta achever sa brillante preuve de philanthropie ou d'abnégation à son égard avant de parler lui-même.

« Mais ça n'a rien à voir avec la politique, enfin, Erynn, il s'agit juste de vous et de moi. Et... Et de... De votre enfant, aussi, maintenant. » la coupa-t-il faiblement, avant qu'elle ne commençât à évoquer Veto Havelle.

Il eut un geste d'agacement en entendant le nom du jeune homme et son regard se chargea de quelques stratus menaçants. Comment pouvait-il avoir ne serait-ce qu'une once de reconnaissance pour ce blanc-bec pour avoir été le « soutien salutaire et providentiel » d'Erynn dans un moment où il lui incombait à lui d'être présent, et où on l'en avait empêché ? Comment ?!
Il balaya rapidement les remarques qu'elle avait faites sur Veto – qui avaient sûrement, et il en avait conscience, pour vocation de le rassurer ou de le réconforter – et revint sur ce qui l'intéressait précisément :

« Je me fiche complètement de ce que les gens auraient pu penser, j'en ai rien à foutre ! s'exclama-t-il, avant de poser un regard contrit sur Aemyn, qui avait gémi de protestation. J'ai encore des semaines de permission à dépenser, murmura-t-il, non moins rageusement, cependant, je serais venu les passer ici, avec vous, si... Et de toute façon, même si je n'en avais eu aucune, j'aurais tout laissé en plan, Elerinna n'aurait pas eu d'autre choix que de me couvrir, et je serais venu, si je n'avais pas cru, comme tous les autres que... Que vous aviez eu un enfant de lui... Pourquoi vous m'avez laissé penser une chose pareille ? Comment vous avez pu me laisser vous haïr à ce point ? Je vous ai détestée chaque jour si fort, pour être partie, sans même prendre le temps de me mentir, pour m'avoir fait croire que j'étais capable de... Quelque chose, n'importe quoi pour vous, et d'avoir disparu, et je me suis détesté au centuple. Je me suis efforcé de vous chasser de mes pensées, mais vous refusiez de bouger. »

C'était assez simple, finalement. La raison pour laquelle il n'avait pas même tenté de la revoir se tenait là.
Mais il ne comprenait rien de ce qu'elle pouvait lui raconter. Qu'est-ce que Veto venait faire dans l'équation si elle s'était rendue compte qu'il n'était pas la bonne personne pour la soutenir dans sa grossesse ? Son rôle n'avait été que politique, au fond ? Quoi, la seule priorité d'Irina avait été de cacher que la paternité de son enfant revenait au chien de garde d'Elerinna ?! Mais bordel, qu'est-ce que ça pouvait bien faire que le monde entier fût au courant !

« Qu'est-ce que ça peut foutre, hein ? Les gens auraient pu dire ce qu'ils voulaient ! Même si je me suis vautré lamentablement, j'ai déjà essayé d'être un père comme il faut, autrefois... révéla-t-il, suffisamment rapidement pour l'empêcher de le noter, espérait-il. J'ai pas réussi, j'ai été naze, mais je ne me suis pas dérobé, j'ai fait de mon mieux. Alors laissez-moi essayer au moins. J'en ai le droit. Et vous avez besoin de moi. » acheva-t-il, en tentant de prendre un ton plus calme, pour paraître un peu plus sérieux aux yeux de la jeune femme.

Difficile de dire si ce n'était pas lui qu'il essayait de convaincre avec autant de résolution, ou si c'était Erynn. Il referma un poing sur sa bouche pour réfléchir plus calmement puis, une fois qu'il eût bien pris le temps d'arranger sa pensée et de choisir précautionneusement les mots qu'il allait utiliser, il posa une main nerveuse, dont la poigne pourtant, était tiède et solide, sur une cuisse d'Erynn qu'il caressa possessivement. Ses yeux noirs, fixés sur le visage fragile de la jeune femme avec un sérieux magnétique, lui rendirent un peu de la crédibilité qui lui avait échappé jusque là.

« Ne pensez pas qu'il n'y a personne vers qui vous tourner – c'est faux, parce que moi, j'ai besoin de vous. Je ne suis pas un homme de parole, oui, mais cette nécessité-là vaut tous les serments du monde, assura-t-il, avec force. Nous ne devons à personne d'autre que nous ce que nous sommes aujourd'hui. Mais maintenant il n'y a rien à faire. Si vous êtes seule et sans abri, moi, je suis sans lumière.
Que serait un refuge si vous le laissiez inhabité, Erynn ? Quand la tempête gronde, venez le trouver, et allumez-y un feu. Sinon il ne vaudrait sans doute pas mieux qu'une vieille baraque insalubre,
murmura-t-il, en tendant une de ses mains tatouées pour lui effleurer la joue, avec un sourire nonchalant.
C'est pas tout confort, c'est vieux et crasseux et vous ne le retrouverez jamais tel que vous l'avez laissé, chaque rencontre sera différente, mais c'est votre refuge à vous et si vous y faites un peu de lumière, il aura tout de suite l'air un peu moins minable. Un peu... Un peu mieux. » acheva-t-il, piteusement.

C'était quand même idiot de parvenir pour une fois à s'exprimer élégamment et de finir avec aussi peu de panache. Agacé d'en être encore venu à se morigéner lui-même, comme une sorte de guignol prévisible, indécrottable et geignard, il sentit un élan d'agressivité monter en lui et, secouant la tête de désapprobation, tenta de le retenir tout au fond de lui. Avec lassitude, il tourna sa tête vers Erynn et trouva sur son visage une douceur qui aurait pu le calmer plus facilement que n'importe quel opium, s'il ne s'était pas rappelé l'abnégation terrifiante, la culpabilité et l'absence de combativité à laquelle l'amenait leur relation. Ce n'était pas ce qu'il avait voulu.

« Je voudrais que vous vous tourniez vers moi sans hésiter, déclara-t-il, d'un ton abrupt et péremptoire. Que ce soit aussi naturel et aussi facile que de rentrer chez soi. Ce n'est pas une option, de me mêler à ces affaires-là, en effet : c'est normal. D'accord ? Quand vous avez besoin de quelqu'un, il y a moi. »

Il se retint péniblement de boire cul sec le reste de son vin brûlé – décidément, c'était plus grave qu'il ne le pensait. S'il ne pouvait plus se retenir de boire pour compenser ou amortir ses contrariétés, il était bien parti pour devenir alcoolique avant la fin de l'année. Personnellement, il se sentait un peu indifférent à cette perspective – en fait, il n'y avait pas sérieusement pensé avant d'avoir croisé le regard sévère d'Erynn et senti peser sur lui la menace d'un jugement. Et il n'y avait rien qu'il redoutait plus qu'un jugement méprisant de la part d'Erynn. Quelque part, cette femme avait peut-être un très bon effet sur son hygiène sanitaire. S'il la fréquentait de plus près, il finirait par manger à heures fixes, arrêter de fumer à nouveau et ne plus boire qu'aux grandes occasions.
Il fit tourner un peu son verre dans sa main et observa la couleur ocre et dorée du brandy qui chavirait de part et d'autre dans le ballon. Et plus il s'empêchait de boire, plus il observait l'alcool, plus son odorat capturait les fragrances capiteuses de l'eau de vie, dans ses notes sucrées les plus subtiles, qui évoquaient un peu le miel, plus il se sentait s'impatienter.

« En fait, je n'y comprends vraiment rien, lança-t-il, soudain, en fixant son regard noir, piqué des stigmates de la colère, sur Erynn, près de lui. En l'occurrence c'est si évident... C'est si évident que je ne comprends pas pourquoi vous avez fait ça. Pourquoi vous avez eu besoin de sortir Havelle de votre manche ? Haha... ricana-t-il, amèrement, en sentant avec agacement qu'il ne faisait qu'accroître lui-même sa colère à mesure qu'il parlait. Pas de quoi l'envier ? Mais nom de dieu ! » s'écria-t-il, les doigts crispés sur son verre, avant de bondir sur ses pieds avec nervosité.

Il était dans un tel état de frénésie, maintenant, qu'il ne pouvait plus rester assis pour s'exprimer. Cette fois-ci, il envoya balader tout le respect qu'il possédait encore pour sa propre personne et même pour le jugement d'Erynn, et il avala d'un trait le reste du vin brûlé, avant d'expirer longuement par le nez, pris de vertige. Il fit quelques pas de long en large en respirant profondément, s'arrêta quelques fois en posant de lourds regards sur Aemyn, et puis il s'exclama finalement, d'une voix qu'il tentait de modérer pour ne pas trop effrayer le petit garçon :

« Comment je ne pourrais pas crever de jalousie ? Vous m'aviez pour vous pendant des semaines, vous... Vous avez Aemyn... éluda-t-il, en grimaçant. Vous partez, et vous décidez de choisir le père comme bon vous semble, de prendre celui qui paraît le mieux convenir, comme ça ?! Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait, qu'est-ce que j'ai dit pour qu'on en arrive là ? Pour quelle espèce d'ordure vous me prenez ? Vous vous êtes rendue compte... Vous avez pensé, voilà, que j'étais pas assez bien, c'est ça ?! Bordel de merde. »

Ses mains étaient moites. Elles tremblaient un peu. Il fronça les sourcils et serra davantage son verre dans sa main gauche pour ne plus la laisser trahir sa fureur. Qu'est-ce qu'il y avait de si difficile à comprendre ? Il n'avait pourtant pas l'impression de dramatiser excessivement ! Ce n'était pas franchement son genre. La plupart du temps, il haussait les épaules et laissait les choses se faire. Mais tout de même, en l'occurrence, il était question de son fils !
Son regard se posa à nouveau sur Aemyn et il pâlit maladivement.
Il essuya sa main droite sur sa chemise dépenaillée et la morsure de l'angoisse le força à se rasseoir – ou plutôt à se laisser dangereusement tomber dans le canapé, sans plus d'autres forces que son cynisme mauvais. Les mains à nouveau posées sur les genoux, le regard noir, il prit une profonde inspiration.

« En tout cas, vous vous êtes bien fait avoir sur la marchandise, grinça-t-il, avec un coup d’œil appuyé à Erynn, dont il pensa fugacement, avec une sorte de crampe dans le ventre, qu'elle ne méritait pas autant de méchanceté. Quand on y pense, Havelle est comme tous les idéalistes. Je l'ai vu en action, cet imbécile, il s'en est fallu de peu pour qu'il ne passe l'arme à gauche. Prêt au sacrifice pour sa patrie et son peuple, abonné absent pour les gens en particulier. Pas de bol, mauvaise pioche. En même temps, est-ce que c'était vraiment ses affaires, à lui, hum... ? Je ne crois pas. » imita-t-il sa compagne, d'un ton caustique.

Il déglutit pour tenter de se débarrasser d'un nœud qui s'était formé dans sa gorge, ferma les yeux un instant et quand il les rouvrit, il redécouvrit Erynn avec une tendresse amère.

Il s'approcha d'elle doucement, encore bizarrement méfiant à l'égard de l'enfant, et prêt à se faire repousser d'un coup de pied comme un odieux chat de gouttière. Mais il s'en fichait pas mal. Le ressentiment qui le rongeait le rendait plus cynique encore que d'habitude, il se sentait prêt à toutes les cruautés du monde et y cédait avec acidité. Et en même temps, la présence d'Aemyn l'embarrassait autant qu'un gosse qui ne comprendrait pas pourquoi on lui avait donné un petit frère et celle d'Erynn, dont les vêtements de satin laissaient échapper en glissant sur sa peau un soupir léger et fruité, le grisait plus que ne saurait le faire le sirupeux qu'il tenait négligemment dans sa main. Il finit par l'oublier, doucement, tandis qu'il se glissait souplement près d'elle, grimpant sur le canapé sans cas de conscience pour son cuir, et qu'il se coulait dans le creux de son épaule dénudée dans une inspiration à peine retenue. Il plissa un peu des yeux, à quelques millimètres de la peau d'Erynn, savourant comme il en avait pris l'habitude la proximité électrisante de son corps.
Il devait bien avouer qu'il aimait lui inspirer sournoisement ce genre de tentations et l'observer tenter de garder son sang-froid. Pas longtemps, toutefois. Il n'avait lui-même pas beaucoup de résistance. Et cette épaule blanche avait raison de la pudeur un peu embarrassée qu'il avait ressentie tout à l'heure en la revoyant soudain. Il passa ses doigts dans les mèches de cheveux roux qui s'étaient échappés de sa tresse et déposa un baiser dans le creux frémissant de son cou, sans le moindre scrupule. C'était là, encore intact, comme s'il ne l'avait jamais quittée – et même rendu plus brûlant, plus intense par la séparation, ce qui au fond de lui le rassurait sur l'inconstance volage dont il faisait souvent preuve en amour. Tous les efforts qu'il avait faits pour ne pas accourir près d'elle pour la rassurer, pour ne pas la prendre dans ses bras, lui mentir, lui dire qu'il s'était emporté pour rien, que ce n'était pas grave, s'anéantirent à ce contact. Il était incapable de lui en vouloir plus d'une minute sans se sentir soudain désarmé face à son honnêteté, sa confiance inexplicable et ce soupçon touchant de vulnérabilité qui émaillait sa résistance de fer. Il se fit plus malléable et plus doux et s'abandonna sur son épaule avec soulagement.
D'un air terriblement provocateur, il passa lascivement une jambe entre celles d'Erynn, qu'il sentit à travers le tissu de sa robe, un bras plié sur le dossier du canapé, l'autre main toujours chargée de son verre de vin brûlé.

« Et puis vous ne l'aimez pas, n'est-ce pas ? » feula-t-il d'une voix basse.

Son air de sale gosse victorieux prit le dessus et il esquissa un des sourires insupportables dont il avait le secret ; un sourire féroce, dégoulinant d'arrogance vaine, le sourire de celui qui avait eu en naissant le droit de commander, qui l'avait perdu et qui se satisfaisait des petites victoires insignifiantes qu'il pouvait remporter.
Oh,  il était encore loin de penser qu'il avait gagné sur Veto le privilège d'être aimé d'Irina. Rien n'était gagné. Bien sûr, elle tenait à lui, c'était évident, elle tenait à lui si fort qu'elle voulait le laisser libre de faire ce qu'il voulait, sans être pour lui un autre boulet à ses pieds – était-ce qu'elle craignait de faire les mêmes erreurs qu'Elerinna ? Était-ce qu'elle craignait de le perdre ? C'était une idée un peu bizarre, mais y avait-il une autre explication à cet élan d'altruisme absolu à son égard ? Son sourire pâlit un peu et il contempla son verre d'alcool d'un air songeur. Toujours, toujours à se sacrifier pour le bien-être des autres. Ce n'était pas ce qu'il avait voulu qu'elle fasse pour lui, il lui semblait pourtant avoir été clair. Il ne voulait pas avoir plus d'importance à ses yeux que ce qu'elle en avait pour elle-même.
Et pourtant, cette simple constatation, elle n'aimait pas Veto Havelle, le consumait avec une euphorie féroce. Il ne savait pas si c'était vrai, si l'amertume avec laquelle elle avait parlé de lui – comme d'une illusion qu'elle se serait faite – signifiait bien qu'elle l'avait chassé de ses espoirs et de ses désirs, ou si c'était lui qui voulait encore que ses souhaits, formulés aussi incisivement, comme une vérité qui blesse, aient un quelconque pouvoir sur la réalité. Mais le dire de vive voix à l'intéressée, c'était une vraie jubilation.
Peut-être qu'il avait simplement eu de la chance, peut-être qu'en passant par ici et en prenant la décision – insensée, courageuse, capricieuse, téméraire ? – de revoir Erynn, il avait su faire mieux que Veto, mais Léogan allait allégrement profiter de l'occasion pour lui damer le pion, que ce fût déloyal ou non. De toute façon, il perdait toujours, à la loyale. Ce qu'il voulait, c'était gagner, cette fois-ci. Et il n'y avait rien, ni l'honneur, ni l'angoisse, ni la politique, qui saurait l'en empêcher.

Son regard se posa à nouveau curieusement sur Aemyn, en gagnant un éclat soucieux. C'était un très bel enfant. Tout son visage rappelait sa mère, de la blancheur opaline de sa peau au vert crépitant d'étincelles dorées de ses yeux. Il craignait encore de le toucher, et il ne songeait même pas à le prendre dans ses bras – il ne savait pas du tout comment se situer et que faire de sa paternité hasardeuse pour le moment – mais l'observer, cela, il n'y manquait pas. Il était profondément intrigué. De sa vie, il n'avait jamais pensé avoir d'enfants. C'était le deuxième et il n'arrivait toujours pas à le croire. En fait, il n'y avait que ses cheveux noir de jais, déjà épais, pour rappeler Léogan, le reste de son être était totalement dévolu à sa mère.
Et puis il y avait ce sentiment bizarre, à penser qu'ils étaient tous les trois installés dans ce canapé comme une famille recomposée mais solide, et qui lui faisait presque aussi peur qu'il le déconcertait. Il déglutit discrètement pour cacher son embarras et tenta même un petit rire moqueur – et au fond, étrangement affectueux – quand Aemyn poussa un autre miaulement mécontent. Il leva un sourcil et jeta un coup d’œil amusé à Erynn.

« Ma parole, quand il crie, c'est votre portrait tout craché. »
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeLun 29 Sep - 16:29


World Outside

Léogan . Irina

La déception était comme un pincement désagréable et constant, prenant et insurmontable. Pendant des mois Erynn avait fantasmé sur le moment où elle pourrait revoir le visage grave et émacié de Léogan. Elle avait anticipé l’instant où elle pourrait à nouveau échanger des regards lourds de sens et d’une complicité trop forte pour être simulée. Elle avait tant de fois désiré se perdre dans ses divagations, ses égarements et ses critiques tranchantes. Et maintenant qu’il était là, elle avait seulement droit aux accusations, aux reproches et à ce regard aigu et chargé de mépris qui lui faisait mal au cœur. Incapable de le regarder en face, elle baissa les yeux pour fixer le vide, à moitié absente. Les choses auraient pu être tellement plus faciles, si elle n’avait foutu les pieds dans les ruines de l’ancien temple. Si elle n’avait pas dû faire face à Exanimis, ses exigeances, ses tortures passées et ses amours dévorants…

~ Tellement plus facile, oui. Et tellement plus hypocrite de croire que nous ne sommes pas une seule et même personne, que nous n’étions pas destinés à nous trouver. ~

~ La ferme, c’est pas le moment. Tu me pourriras la vie plus tard, comme tu peux le voir j’ai déjà un autre client. ~

Un sourire plein d’humour noir se laissa deviner sous l’ombre de son visage en réaction à son propre commentaire. Oui elle aurait pu, et peut-être dû mourir. C’était ce que dictait la nature, c’était ce que dictait la médecine et la science, elle était bien placée pour le savoir. La probabilité pour qu’une Terrane puisse concevoir un enfant avec une autre race, quelle qu’elle soit était nulle. Alors comment avait-elle bien pu survivre à la grossesse d’un enfant aussi… unique ? C’était une question qu’elle n’avait cessé de se poser. C’était impossible sur papier, et c’est justement la raison pour laquelle elle avait dû se donner tant de mal pour couvrir la vérité. L’idée de devoir cimenter des théories vaseuses pour se protéger ne lui plaisait pas, mais quel choix lui restait-il vraiment ? Il valait mieux être forcée à mentir et mener une vie relativement tranquille, que de dire la vérité et se faire exécuter pour hérésie, devant le rire à peine masqué de ses détractrices.
Et Léogan lui, devait être bien désappointé de venir la trouver pour finalement se heurter à la dure réalité qu’il avait habilement ignorée jusque-là. Oui, elle était bel et bien devenue mère, ce n’était pas simplement un autre ragot futile circulant dans les allées du temple. Oui elle avait eu un petit garçon menu mais parfait, chétif mais en bonne santé, animé d’un tempérament exigeant et assez capricieux. Et oui, pour une raison qui lui échappait, il semblait avoir une moitié de gênes qui ne lui appartenaient pas. Sa mère était rousse également, bien qu’en un ton plus acajou qu’auburn… Alors où Aemyn avait-il été piocher cette noirceur ? Jusque-là Erynn avait toujours supposé qu’il s’agissait du patrimoine de Simalia… mais était-ce seulement possible qu’Exanimis ait pu concevoir cet enfant via deux femmes ? Non. Il valait mieux ne même pas essayer de rentrer dans ce genre de réflexions, c’était encore un coup à avoir une migraine à s’en cogner la tête contre les murs.

Posant la tête contre le dossier de cuir, la jeune femme ferma les yeux un instant. Le voir si bouleversé qu’il se sentait obligé de noyer son chagrin -ou quoi que puisse bien être cette émotion confuse dans ses yeux- dans l’alcool lui donnait le tournis. Ce n’était sûrement pas comme ça qu’elle avait imaginé leurs retrouvailles. Aemyn confortablement allongé sur son ventre, la prêtresse était calée contre les coussins, l’air faussement paisible. Une tempête d’incertitude et de panique faisait rage en sa poitrine, creusant de plus en plus une envie intense de s’enfuir aussi loin que possible. Pourtant elle restait là, mortifiée et immobile comme une statue de chair, figée dans l’attente d’un geste qui ne vint pas. Au lieu de ça vint une voix d’un ton exaspéré et révolté qui la prit au dépourvu. Quand il réagissait aussi vivement, s’insurgeant de tout son soûl contre ce qu’elle voyait comme une bonne chose, il lui inspirait la plus profonde incompréhension.
La tête penchée sur le côté, Erynn le fixa les sourcils froncés, l’air dubitatif et désœuvré. Qu’avait-elle fait qui mérite cela ? Et s’il avait une solution miracle, pourquoi ne pas le la lui avoir suggérée plus tôt ? Non mais sans déconner, c’était bien facile de lui jeter tout ça à la figure une fois que tout était terminé. Et s’il était si intéressé de savoir ce qu’elle était devenue, pourquoi ne pas être venu la trouver plus tôt ? Erynn ouvrit la bouche pour riposter, mais elle n’eut pas l’occasion d’en placer une. Lancé qu’il était, Léogan poursuivit sans s’arrêter, balayant négligemment toutes les choses qu’il lui avait tant coûté de prononcer. Néanmoins elle ne put s’empêcher de couper momentanément afin de lui rappeler où il se trouvait.

« Baissez d’un ton, pas besoin de l’effrayer. »

C’était plus las que ce n’était autoritaire, mais ça n’en marquait pas moins un agacement certain. Certes il était altéré et désabusé, ceci dit cela ne lui donnait pas le droit de débarquer chez elle comme dans une taverne de bas étage, à beugler comme un taré qui réclame une autre chope. Le calmant d’un regard noir, elle l’écouta continuer en baissant de quelques décibels. À vrai dire sa voix s’était adoucie en même temps que les mots choisis, la prenant à nouveau à contrepied. Voilà que maintenant il lui assurait qu’il pourrait venir passer quelques temps à Nivéria, qu’il aurait pu utiliser son temps de permission pour… Non. Cela prenait des dangereux contours de promesses, ces mêmes serments qu’ils avaient soigneusement évités comme la peste jusque-là. Dodelinant férocement de la tête pour s’arracher à ce songe insidieux et venimeux, la rouquine soupira.
Néanmoins les paroles masculines la heurtèrent de plein fouet, lui crevant la poitrine comme des poignards. Pourquoi avait-elle décidé de rester au loin, mettant une distance entre elle et le reste du monde, même de lui, surtout de lui ? Était-ce par simple égoïsme, par besoin de fuir un univers qui attendait un faux pas pour la dévorer ? Était-ce par peur qu’il réagisse comme tous les autres, et ne puisse la croire si elle lui apprenait ce qui s’était passé ? N’avait-elle pas désiré qu’il la déteste, bien au fond, afin de ne pas avoir à souffrir du déchirement d’une séparation dont elle ne voulait pas ? Elle se mordit instinctivement la lèvre, si fort que le goût de sang lui envahit la bouche. Que pouvait-elle répondre à ça ? Elle n’était même pas sûre d’avoir une réponse sincère à lui donner, car pour cela il aurait fallu qu’elle y voit clair de son côté. Ses mains tremblèrent, et elle fut bien contente d’être assise car ses jambes n’auraient probablement pas tenu.

« Je… Je suis désolée. »

C’était pitoyable, réducteur et absurde, mais c’était tout ce qu’elle avait. Elle déglutit péniblement, braquant son regard sur Aemyn qui lui servait d’ancre avec la réalité. L’odeur musquée de Léogan lui parvenait distinctement, mêlée à l’odeur forte et sucrée de l’alcool, comme pour la narguer. Son ventre était si noué qu’il lui en faisait mal, et les mots tout comme sa cervelle toute entière, lui faisaient défaut. Toute réplique spirituelle, toute répartie envolées, elle n’était plus qu’une femme banale et déconcertée, une coquille vide de finesse, faite d’une carapace d’émotion brute. Et on ne peut pas dire qu’apprendre que Léogan avait déjà été père l’aide à se reprendre. Cillant bêtement pendant plusieurs secondes, elle se redressa un peu en tentant de ne pas réveiller le bébé.
Ce qu’il disait, le pensait-il vraiment ? Pourquoi était-il soudainement si désireux d’endosser le genre de responsabilités dont il s’était toujours déchaussé sans scrupules ? Ça n’avait aucun sens. Ne se rendait-il pas compte des conséquences ? C’était justement parce qu’elle était certaine qu’il ne voulait pas d’un tel fardeau qu’elle n’avait même pas tenté de le lui imposer. ‘Vous avez besoin de moi.’ … … … Elle déglutit, et son cœur sembla sauter un battement. Oui, c’était vrai. C’était si vrai que ça en faisait mal, malheureusement. Elle ne pouvait nier le fait qu’il lui avait manqué, que leurs jeux de force et de défi avaient laissé un vide impossible à combler. Que sa simple présence n’avait pu être remplacée malgré son acharnement constant, et que le voir là dans sa bibliothèque avait encore la saveur d’une fantaisie inachevée.

La main possessive sur sa cuisse la fit retenir sa respiration, alors qu’un frisson d’adrénaline fusa à travers son échine. La chaleur avait traversé le tissu fin de sa robe, incendiant sa peau pâle comme un feu affamé. L’excitation tourbillonna inlassablement, grondant en même temps que son tumulte intérieur. Il n’avait pas le droit de lui faire ça. Il n’avait pas le droit de faire jouer l’attraction qu’il lui provoquait, il ne pouvait pas brouiller les cartes pour l’amener là où il voulait. Ce n’était pas juste. Il faisait l’amour comme il faisait la guerre, sans concessions et sans pitié. Cette révolte hurla dans ses prunelles verdoyantes, criant plus fort que les mots ne pourraient le faire. Elle l’écouta parler en perdant à moitié pied dans la conversation, absorbée par l’abîme de possibilités qu’ouvraient ses mots. Elle avait peur de s'y perdre, peur de se laisser aspirer et d’y voir ce qu’elle voulait bien entendre.

« Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire. C’est moi, la vieille baraque insalubre ? »

Sa voix n’avait été qu’un murmure rauque et trainant, chargé de doute et de désir. Sa joue se posa naturellement contre la dextre tatouée de Léo, son corps ne s’embarrassant pas du même genre d’hésitations que son esprit. Bien qu’un peu gênée de cette réaction pathétique de chat en manque d’affection, son expression s’anima d’une brève étincelle de fierté, ce qui ne la fit pas bouger pour autant. Au lieu de cela elle dit la première chose qui lui était venue à l’esprit, les mots sortant avec la violence d’un boulet de canon, mais charriant une trainée de mélancolie et de nombreuses interrogations.

« J’aimerais bien être heureuse, mais je ne sais pas comment faire ou ce que ça veut dire. J’en ai simplement marre d’être malheureuse. »

Non, cela n’était pas ce qu’il voulait entendre, elle le savait. Seulement à quoi bon se mentir, lui mentir ? Si les choses avaient été simples et évidentes, ils n’en seraient sûrement pas là aujourd’hui. En outre, se rendait-il compte d’à quel point il disait vrai ? Il n’y avait que lui. Au-delà de cette apparition soudaine et impromptue, ce retour inexpliqué envers et contre tout. Que lui. À travers vents et marées, les batailles contre la raison et les bons conseils de Clypsène. Lui. Lui et ce putain de sentiment, ce supplice qui lui dilacérait le corps entier... Erynn détourna le regard, comme frappée par une lumière trop aveuglante pour être affrontée de face. Elle l’avait laissé partir. Elle l’avait fait partir. Elle avait préféré se séparer de lui et ce qu’il pourrait lui apporter plutôt que de le regarder partir de son propre chef. Elle avait préféré se donner l’impression de repartir à zéro plutôt que d’accepter un abandon qui lui avait alors paru inévitable, voilà la vérité. Coupable, elle se mordit à nouveau la lèvre, trouvant dans cette douleur une belle façon de ne pas se laisser aller à la mièvrerie. Se forçant à répondre honnêtement, Erynn ne savait pas trop si c’était une bonne idée de donner autant d’explications.

« J’ai vu en lui une couverture idéale. Il était un homme trop bon pour son propre bien, un pion crédule et presque désireux d’être utilisé comme un instrument. J’ai sincèrement toujours pensé qu’il est d’une naïveté si irrécupérable qu’il finira par y rester, ce qui serait du gâchis étant donné son potentiel. Il est devenu un de mes alliés par la force des choses depuis longtemps déjà, une des rares personnes qui comprend que les raisons qui me poussent vont bien au-delà de la vengeance. Ignorant quoi faire suite à cette grossesse théoriquement impossible, je lui ai demandé d’assumer la paternité afin d’éviter les questions, et il a accepté sans sourciller. Je me suis servie de lui afin d’éviter la diffamation, la persécution et la solitude… et à ce titre je ne vaux pas mieux que cette chère Elerinna. J’ai espéré un instant qu’il verrait en moi davantage qu’une idole de cristal, bonne à vénérer sur son piédestal intouchable. J’ai pensé que je pourrais me noyer dans l’attention qu’il m’offrait pour vous oublier, que je pourrais me servir de l’affection qu’il m’inspirait pour vous effacer… mais j’ai échoué. Grands dieux, j’ai échoué… »

Elle se tortilla sur son siège, brûlant d’envie de se propulser sur ses jambes et divaguer à travers la pièce comme une tornade. Serrant le poing de la main qui ne tenait pas Aemyn, Erynn la crispa à tel point que les jointures de ses doigts en devinrent blancs. Son corps entier sembla se tendre de rage contre elle-même, sa mâchoire trahissant également la montagne russe de sentiments qui déferlait sous son front soucieux. Et enfin Léogan reprit avec irritation, d’une expression si sérieuse qu’Erynn aurait pu s’en inquiéter, si la peur avait une quelconque emprise sur son être. Il semblait changé, altéré, comme possédé. Une autre grande gorgée de vin, un autre soupir plein d’une infinie tristesse que la jeune femme ne put contenir. Finalement il fit exploser sa colère, la faisant trembler à son tour. Craquant sous la pression, elle se leva au final pour déposer Aemyn dans son lit puis se retourner vers le sindarin. Le petit se mit à pleurer dès qu’il entendit sa mère crier, mais elle était trop furieuse pour s’arrêter maintenant.

« Pour qui vous vous prenez pour arriver ici comme un fleur, avant de finalement me jeter toujours plus de reproches à la figure ?! C’est bon je crois que j’ai compris l’idée, je ne suis pas stupide ! Vous croyez que c’est facile d’assumer un enfant sans même savoir comment son existence est possible ? Vous ne vous rendez même pas compte de ce que sa naissance implique pas seulement pour moi, mais pour tout ce putain de pays ! Il n’est pas juste question de savoir si vous êtes assez bien ! Pourquoi faut-il que vous rameniez toujours tout à votre poire, merde à la fin ! Que je sache je ne vous ai jamais empêché de me voir ou de me contacter. Vous n’avez simplement pas jugé bon de venir vers moi, alors comment suis-je censée deviner que vous n’avez pas simplement décidé de retourner vers votre pimbêche préférée ? »

Le fiel se déversait à travers les mots chargés de jalousie, irrationnels et destructeurs. Lui tournant le dos, Erynn ferma les yeux et prit une grande inspiration. Elle n’avait pas bu la moindre goutte de vin et pourtant sa tête lui tournait, tandis qu’une violente nausée lui retourna l’estomac. D’une main tremblante elle se frotta le visage, tentant de chasser les grimaces de dégoût envers ce qu’elle venait de dire. C’était lamentable, navrant, ridicule. Faisant subitement demi-tour, elle s’approcha du bureau et prit son verre qu’elle vida d’une traite, s’étouffant pendant plusieurs secondes suite au feu immonde qui tordit sa gorge. Clairement, elle n’avait pas l’habitude de boire, et encore moins quelque chose d’aussi fort. Claquant le verre sur la table d’un air de défi mauvais, Irina le toisa ouvertement en attendant la suite. Un sourire amer se dessina sur ses lèvres, recouvrant la faiblesse qu’elle refusait de montrer. Non, elle ne lui ferait pas le plaisir de savoir à quel point ces provocations sur Veto la blessaient. Il n’avait aucune conscience de ce qu’il lui avait coûté de survivre à cette distance qui la séparait du monde. Il ignorait ce qu’elle avait senti lorsque ses ailes s’étaient froissées, que ses îles s’étaient lentement noyées. Il ne saurait jamais ce que c’était de plier sous le poids de l’icône qu’ils voulaient qu’elle soit. Il était satisfait de savoir que son subordonné non plus, ne semblait pas trouver intérêt à se laisser approcher, et que l’un comme l’autre la faisaient tourner en rond comme une vulgaire putain en quête de bonne compagnie.

« J’ai misé sur le mauvais cheval, ouais. Deux fois d’affilée que j’en attends trop, faut croire que j’ai un don pour ça, pas vrai ? Mais en toute courtoisie monsieur Jézékaël, je tenais à vous signaler… que vous êtes un sale connard, arrogant et détestable. »

Oh, pas la peine de faire cette tête-là. Il l’avait bien cherché, à force de lui chercher des poux. Le fusillant du regard, elle n’était plus qu’une boule de nerfs, une bombe sur le point d’exploser à la moindre incartade. Piétinant pendant une dizaine de secondes, Erynn sentait la douleur sourde des migraines des mauvais jours monter dans un coin de sa tête. Merde… Foutu oreilles pointues. Crevard. Bobo. Clampin. Ordure ! Se frottant nerveusement les yeux du pouce et de l’index, elle sentit un sentiment familier et déplaisant lui signaler qu’un autre challenger se pressait dans la file des enfoirés frappant à sa porte. Exanimis à son doigt brillait plus qu’il ne devrait, d’une lueur pâle qui ne devait rien à la lumière ambiante. C’était comme s’il vibrait de satisfaction à chaque pulsation fébrile, comme s’il étanchait sa soif de chaos à travers les veines bouillantes de son hôte. Comme s’il attendait tranquillement son heure avant de prendre le dessus et l’écraser pour prendre le relais.
Erynn le retira de son doigt avec l’empressement de quelqu’un qui vient de se brûler, le jetant négligemment sur la table. Le bijou tourna alors sur lui-même avant de s’arrêter, bougeant de quelques centimètres en sa direction avant de finalement s’arrêter sous son regard vengeur. Lasse de sentir prise en tenaille entre les attaques de Léogan et les murmures moqueurs du démon qui l’habitait, la vipère se laissa tomber à nouveau sur le canapé, agitant la tête avec incrédulité. Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre, ils étaient tous deux aussi ignobles et idiots, capables de mettre ses nerfs en pelote en seulement quelques minutes. Ouais, elle ferait bien de les présenter, comme ça avec un peu de chance ils finiraient par s’épouser et lui foutre la paix.

Erynn s’adossa en arrière, retrouvant le contact frais du cuir. Ignorant royalement son invité, elle essaya de faire le vide dans son esprit, d’effacer l’envie impérieuse de lui tordre le cou et lui arracher les valseuses. Et puis elle sentit son souffle à quelques centimètres à peine. D’abord une caresse subtile et si légère qu’elle se demanda si ce n’était pas son imagination, puis le contact se prolongea et elle sentit le poids réconfortant du soldat peser sur son épaule nue. Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale sans qu’elle n’ose ouvrir les yeux, de peur de lui laisser voir que malgré la colère, son corps continuait de réagir avec autant de sensibilité qu’avant. Frustrée de cette chair faible qui la trahissait si facilement, elle retint son souffle et ne bougea pas un seul muscle. Il était odieux. Il était une pourriture pour se jouer d’elle comme ça, lui donnant l’illusion de ne jamais l’avoir perdue de vue. Il enroula quelques doigts dans ses cheveux comme si c’était tout à fait naturel, puis posa une jambe entre les siennes. Son cœur faillit exploser, et elle ouvrit enfin les yeux, se demandant si elle devait l’injurier ou le frapper. Un torrent de baisers se perdit dans sa gorge, ruinant tout espoir de s’arracher à ce qu’il faisait. Le dilemme, et l’incapacité à réfléchir lui firent perdre du temps, un temps qu’il mit encore à contribution pour enfoncer le clou de sa cruauté gratuite, comme s’il n’en avait pas encore fait assez. Elle haussa un sourcil sans se démonter, constatant que les pleurs d’Aemyn s’étaient partiellement taris.

« Si je l’aime ? Peut-être. Je n’ai pas encore suffisamment réfléchi à ce sujet. Sans doute le devrais-je. »

Elle lui sourit en retour en proférant ce beau mensonge, se défendant coup pour coup, taillade par taillade. S’il était jaloux, et bien qu’il en crève, qu’il souffre et saigne sans dignité, comme tout soldat. Non, il n’était pas question de se laisser tuer à petits feux sans s’être au moins débattue, croire le contraire c’était bien mal la connaître. Empoignant le col de la chemise de Léo sans la moindre hésitation, Erynn laissa ses paumes courir sur le torse large de son tortionnaire, s’infiltrant çà et là sous le tissu. L’urgence de le consumer par la même convoitise qui la tiraillait était dévorante. Son cœur battait à tout rompre, d’un rythme tambourinant et inégal. Les lèvres masculines entrouvertes et offertes, l’attiraient comme un aimant. Son souffle était si proche. Si proche, que contrôler le besoin de le faire sien lui donnait l’impression de mourir toujours un peu plus. Cet homme était un démon, capable de rivaliser avec Exanimis pour ce qui était de faire plier sa volonté.
Le faisant reculer avec fermeté bien qu’à contrecœur, Erynn vit le regard intéressé dont il couvait le petit garçon, allongé dans son lit. Elle ignora donc le commentaire ainsi que la marée de fierté qui menaçait de prendre le pas sur le reste. Elle ne savait pas ce qu’il s’était imaginé, ce qu’il avait pu déduire de ce qui s’était passé entre eux et quel genre de droits il pensait posséder ; mais il lui fallait mettre les choses au clair avant de lui laisser éventuellement faire un pas en avant. Il n’était qu’une raclure égoïste… Mais il avait le droit de savoir. Pendant longtemps elle avait réfléchi à un mensonge convaincant, qu’il aurait de toute façon sûrement avalé sans même broncher. Elle avait pesé les différents moyens pour le garder à ses côtés, pour l’amener à ne pas partir quel qu’en soit le coût. Elle avait considéré toutes les méthodes de manipulation, de chantage affectif et toutes ces autres choses qui étaient connues comme des armes typiquement féminines. Et au final elle n’en userait aucune. Le faire rester de façon artificielle n’en serait que plus âcre une fois qu’il se rendrait compte de ce qu’elle avait fait, et alors… alors il la détesterait pour de bon, autant qu’il détestait Elerinna. Ce serait la fin, une fin repoussée et encore plus insupportable.

Elle se servit un autre verre vin, réprimant une grimace de dégoût. Elle ne boirait pas parce qu’elle aimait ça, elle boirait parce que ça lui abrutissait les neurones avec la même efficacité qu’un coup sur la tête. La chaleur cautérisante l’empêcherait de se poser une autre flopée de questions inutiles, et lui ferait sans doute dire des choses dont elle ne pourrait parler habituellement. Car oui, elle préférait largement se dire que la chaleur au fond de son ventre venait de la boisson, plutôt que d’envisager qu’il en soit la cause. Qu’il soit maudit, lui et ce corps addictif. Décidée à mettre fin à ce conflit vain et sans aucun sens, Erynn se para d’une armure d’agressivité, les poings serrés et les yeux fulminants, se tournant vers lui pour parler distinctement, bien que ses dents crissent presque de tension. Elle lui dirait ce qu’il voulait savoir. Elle lui cracherait tout ce qu’il attendait, et surtout ce qu’il n’attendait pas. Qu’il s’étouffe donc avec la vérité, et qu’il se détourne comme tous les autres, une fois qu’il entendrait ce qu’il ne voulait pas entendre.
À cran, elle commença par tendre la main en direction de son anneau posé sur le bureau, laissant ce dernier venir s’y loger comme s’il ne l’avait jamais quittée. On pourrait croire qu’elle avait utilisé la télékinésie, et pourtant même pas. Son lien avec cet objet était tel qu’elle ne pouvait s’en débarrasser quoi qu’elle fasse. Elle aurait beau le jeter de toutes ses forces le plus loin possible, il lui reviendrait sans cesse comme un boomerang. Elle aurait beau le lancer dans les flammes, ce dernier ne se consumerait pas, elle aurait beau essayer de le déformer, de le briser ou le détruire, ce serait sans effet. Et oui, elle avait déjà essayé tout ça, sans succès. Peu importe quel jeu de mots elle employait pour ne pas dire les choses comme elles étaient, rien n’y changerait. Elle n’était plus la prisonnière d’Exanimis, son hôte temporaire et malheureuse. Elle ÉTAIT Exanimis. Ils n’étaient plus qu’une seule et même personne, un seul corps, une seule âme, une seule entité. Leurs consciences étaient encore séparées pour une raison inconnue, mais c’était bien la seule différence. Et ça, ça seule sa mort pouvait l’effacer. Peut-être.

~ Tu n’es pas immortelle mais tu es éternelle. Le temps ne peut avoir d’emprise sur ton corps, pas plus que la maladie. Tu peux vivre aussi longtemps que cet homme, voire peut-être plus si tu fais preuve de jugeote. Tu as beau m’injurier et me haïr de chaque parcelle de ton être, je tiendrai ce que j’ai promis, quoi que tu puisses en penser. ~

Oh tiens, il avait pu parler sans que sa réplique transpire de condescendance millénaire. Le panthéon tout entier devait être en train d’avoir un frisson d’horreur à l’heure qu’il est. Irina leva les yeux au ciel, avant de réaliser que Léogan devait se poser des questions sur sa santé mentale. Et ce n’est pas comme si c’était sans raison. Enfin… Il fallait bien qu’elle se jette à l’eau. Tenant toujours son poing serré sur la bague, elle le rouvrit lentement et le posa dans sa main à lui. L’obsidienne brillait d’un éclat sombre, pâlissant légèrement dès qu’elle fut tenue à distance de sa porteuse. Comment allait-il réagir à son contact ? Allait-il être pris de vertiges, de nausées et de migraines, comme certains ? L’anneau était connu pour repousser toute forme de bien, ce qui par ailleurs en disait long sur la nature d’Erynn. Elle sourit blasée, puis commença enfin.

« Je ne sais pas comment Aemyn a pu voir le jour. Je ne sais pas ce qui a bien pu se passer, je… N’ai jamais été touchée d’un autre homme que vous. Oui allez-y, faites-vous plaisir avec vos sourires bouffis de vantardise. Non, Veto ne m’a jamais touchée. À croire qu’il avait peur de se faire tuer dans son sommeil, ou que je n’étais simplement pas digne d’être regardée comme une femme. Enfin soit. J’ignore comment mon corps a pu tenir le coup pendant la grossesse, j’imagine que sa résistance n’y est pas étrangère, mais il n’y a aucune autre explication scientifique plausible. »

D’un geste fluide elle s’arma à nouveau de la dague qu’elle avait employée un peu plus tôt et s’entailla légèrement le poignet, faisant jaillir quelques gouttes de sang. L’entaille était évidemment superficielle et se tarit immédiatement, la blessure se refermant en quelques secondes. Rangeant à nouveau son arme après sa démonstration, elle suçota le liquide comme un félin se lèche les plaies. Le but était juste de lui faire comprendre le peu d’éléments dont elle disposait pour comprendre ce qui s’était passé, et le laisser prendre ses conclusions. Et pour cela quoi de mieux que de voir ce qu’elle voulait dire de ses propres yeux ? Amère, Erynn voulait que Léo éprouve cette brutalité meurtrière, qu’il se prenne la réalité en pleine figure et comprenne enfin à quel point sa position était compromise, bien plus qu’il n’était capable de l’imaginer. Alors plutôt que de lui parler avant, elle accompagna chacune de ses observations par la preuve pratique de ce qu’elle avançait, sans complexes et avec la dureté de quelqu’un qui s’attend à être repoussé à tout instant.

« Cet enfant m’a été imposé par une entité millénaire, un ancien dieu exilé du nom d’Exanimis. J’ai fait sa rencontre dans un temple submergé de Noathis, et depuis son esprit et son âme ont trouvé refuge en moi, la seule enveloppe mortelle qui pouvait convenir, d’après ses dires. Je n’ai pas la prétention d’être différente, mais le fait est que ses souvenirs retracent qu’il a déjà essayé de posséder des gens de force, et qu’ils sont tous morts sur le coup. Si je suis encore là, ça veut sûrement dire que la collocation a été rendue possible d’une manière ou d’une autre. » Elle haussa les épaules pour dédramatiser, même si à en juger par la tronche que tirait le militaire, tous n’étaient pas capables de relativiser aussi facilement. Tendant le bras dans le vide, elle concentra son essence divine comme elle l’avait fait tant de fois pour gérer l’excès d’énergie magique. Sa main se fit alors bien plus grande, griffue et plus si humaine, entourée d’une lourde armure noire striée d’or. La main du démon. « Nous avons conclu un pacte dont cet anneau est le sceau indestructible. Il a accepté de me laisser vivre ma vie sans jamais prendre possession de mon esprit à condition que je le laisse vivre à travers moi, et que je porte un enfant qui serait son ultime héritier, à lui et son épouse Anima. Et non, je vous arrête tout de suite, il ne m’a jamais touchée non plus. On peut difficilement concevoir un enfant avec l’autre moitié de son être. Non, pas d’histoires louches de ce genre… Les choses sont déjà bien assez confuses. Mais sinon oui, je n’ai pas menti en disant que j’ignore les tenants et aboutissants de l’ascendance d’Aemyn. En tout cas si vous n’êtes pas son père, alors il n’en a pas, tout simplement. »

Baissant le bras, sa main redevint normale, tandis qu’elle soupirait en dodelinant de la tête. Plus que jamais la fatigue était aisément lisible sur les traits. « Il affirme que je serai éternellement jeune, que mon corps restera figé dans le temps, même si je suis toujours aussi mortelle que vous. J’ignore s’il dit vrai, et je ne sais pas si je devrais me réjouir ou m’attrister de devoir continuer à vivre pour toujours. Je ne sais même pas quel crédit prêter à ces affirmations, mais après avoir survécu à la grossesse je crois que je n’ai plus le luxe de discréditer les miracles sans une bonne raison. » Son regard se perdit à ses pieds, avant de se tourner vers le visage ravagé par le choc de Léogan. Quitte à ce qu’il choisisse de repartir sans se retourner, elle le regarderait faire la tête haute. Elle ne s’effondrerait pas sans avoir fait face jusqu’au bout. Jamais. S’asseyant sur ses talons, elle agrippa sa manche qu’elle tira pour qu’il la regarde. Animée d’un bourdon qui la ravageait, elle s’accrocha à Léogan avec la force du désespoir dans lequel il l’avait plongée tête la première.

« Que vouliez-vous que je fasse dans ces conditions, que je déboule d’un coup de pied sur votre porte, vous exigeant d’assumer une paternité dont je ne suis même pas sûre, malgré mon absence de promiscuité avec autrui ? Que je frappe du poing sur la table dès que vous m’auriez ri à la figure, vous obligeant à défier alliances, rumeurs et grades militaires juste pour mes beaux yeux ? Ne me faites pas rire. Je ne suis pas assez présomptueuse pour croire que vous servir une explication incomplète et tirée par les cheveux suffise à vous faire prendre position, alors que vous ne l’avez jamais fait sincèrement depuis au moins cinquante ans ! »


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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeJeu 2 Oct - 15:35

Oh, Léo, qu'est-ce que tu fabriques encore ? Comment tu t'es fourré dans ce pétrin?
Il avait été incapable de conserver son sang-froid plus de quelques instants. La tempête avait reflué dans sa poitrine et les mots étaient sortis de sa bouche, cruels, cyniques, sans pitié ni compassion. Pourtant, au fond de lui, chacune des paroles d'Erynn l'avait mortifié. L'entendre murmurer d'une voix éteinte et cassée qu'elle était désolée, répondre aux paroles de réconfort qu'il avait tentées d'aligner qu'elle ne connaissait rien du bonheur, révéler qu'elle n'avait choisi Veto que pour essayer de le remplacer lui et répéter sans cesse ce « grands dieux, j'ai échoué... » lui déchirait la poitrine et le plongeait dans un vertige atroce.
Il vociférait, elle criait, Aemyn pleurait de toute la force de ses poumons. C'était plus qu'une déception, c'était un cataclysme.
Ils ne s'étaient encore jamais battus avec autant de violence, il ne s'en souvenait pas en tout cas. C'était un désastre. Et pourtant, il ne pouvait pas s'empêcher de les précipiter ensemble à leur perte : il éprouvait un plaisir plein d’écœurement à battre tous ses records de noirceur et de férocité. Il ne se contrôlait plus. Il y avait toutefois une voix d'alarme qui lui agaçait la cervelle et qui lui criait de s'arrêter là, qu'il en avait déjà trop fait, qu'il était en train de mettre Erynn en pièces, mais les grondements du monstre de colère qui avait grandi en lui la couvraient avec une facilité déconcertante.
Quelque part, il éprouvait la même satisfaction insupportable qu'il avait ressentie à Argyrei, quand il avait fini par percer la carapace d'acier de la jeune femme ; elle s'était levée pour se battre. Elle ne disait plus qu'elle était désolée, elle ne tentait plus de se faire pardonner, elle lui renvoyait à la figure chacun des mots qu'il prononçait, et après l'abnégation intolérable qu'elle avait avouée à son égard, c'était presque salvateur.
Oh, c'était vrai. Il avait sans doute voulu la mener jusqu'à cette extrémité ; il l'avait fait. C'était comme s'il avait toujours cherché par tous les moyens à se faire détester, qu'il fournissait même de pleines liasses de raisons de le haïr, et il n'aurait su dire pourquoi.  

Parce qu'en même temps... En même temps, elle lui retournait l'estomac d'un sentiment d'injustice abjecte... Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire pour mériter d'être effacé, d'être oublié et remplacé ? Elle n'avait pas le droit de lui donner si mal au cœur avec ce ton de détresse et ses yeux brillants de fatigue, alors qu'elle lui avait menti pendant des mois, sans prendre la peine de s'informer des choix qu'il aurait pu faire. Elle l'avait forcé à s'engoncer dans son rôle de raclure égoïste, elle lui cachait qu'il était le père de son enfant, et elle l'accusait de tout ramener à sa poire ? C'était de la mauvaise foi absolue !
Il balaya le nom d'Elerinna d'un geste de mépris qui signifia assez à quel point il trouvait improbable et stupide la spéculation de le voir redevenir son amant. Erynn, quant à elle, gagnait son bureau d'un pas vif. Il la regarda avec une satisfaction sordide avaler le vin qu'il lui avait servi, s'étouffer pendant quelques secondes – oh, si peu – et darder un regard venimeux sur lui, plein de défi et de mépris, tandis qu'il laissait naître un rictus malsain sur le coin de ses lèvres. C'était presque comme une danse – une danse de décadence à deux, où leurs pas devaient s'enchaîner pour les plonger au fond du gouffre.
Et la colère grondait encore dans son ventre, asphyxiait ses poumons et balayait tout sens commun de son esprit.

« Je ramène tout à ma poire parce que si je ne le faisais pas, contre-attaqua-t-il, d'une voix hargneuse, vous ne me laisseriez décider de rien, vous n'en feriez qu'à votre tête, persuadée de savoir mieux que le reste du monde ce qui est bon pour lui ! Hé bien je suis navré, Irina Dranis, vraiment désolé, mais je refuse que ça se passe comme ça, parce que j'ai mon mot à dire, figurez-vous ! Ha oui, ça vous épate, ça, hein ? s'exclama-t-il, avec un rire mauvais.
Vous m'avez empêché de vous voir, oui. C'est ce qui s'est passé. Ne le niez pas. Ce n'est pas moi qui suis en cause ! Moi, je suis là, ici et maintenant, c'est moi qui suis venu ! Qu'avez-vous à me reprocher ? Que malgré les obstacles que vous avez placés entre vous et moi, j'aie un peu tardé à me décider ?! Vous vous foutez de moi ! Pourquoi vous n'êtes pas venue, vous ? Moi je n'ai pas annoncé publiquement être devenu le père d'un enfant d'Elerinna, au cours de ces douze derniers mois ! Et vous ?! Et vous !
Vous n'acceptez d'aide de la part de personne, jamais ! Pourquoi ? Par noblesse ou je ne sais quoi – mais la noblesse, ce n'est jamais que de l'orgueil mal placé !
vociféra-t-il, avec un sourire sardonique, avant de reprendre sa respiration et de la regarder avec un sérieux intense et douloureux. Mais réfléchissez bien, est-ce que votre fierté vaut la peine que vous souffriez à ce point ? Admettez que vous ne pouvez pas vivre seule, Erynn, admettez-le ! s'écria-t-il, en se redressant sur le sofa, et en lui attrapant le poignet avec force. Admettez que vous devez saisir la main que je vous tends si vous voulez rester en vie ! Admettez-le, ou ça ne pourra jamais marcher entre nous ! » acheva-t-il, férocement, comme une menace sortie de nulle part, qui le mit en panique dès qu'il la prononça.

Oh, s'il te plaît, admets-le.
Il la relâcha avec sécheresse et se rassit sombrement, la main crispée sur son verre. Quant à Veto Havelle, il ne supportait même plus d'en énoncer le nom sans l'abîmer et l'humilier – et elle souriait. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Est-ce qu'elle était contente de son coup ?
Il n'eut pas vraiment le loisir d'en tirer davantage de conclusions, déjà elle parachevait ce sourire cruel d'une litanie d'insultes qui laissa Léogan dans la stupeur. Il la regarda avec une colère glaciale – celle qui lui donnait l'apparence d'un calme insensible – et serra les dents, les yeux pleins d'orage.

« Très bien, rétorqua-t-il, lentement, avec une maîtrise de lui-même inattendue. Très bien. C'est ce que je suis. Vous êtes odieuse vous aussi. Vous êtes infâme. Vous me rendez malade. Alors, satisfaite ? releva-t-il, avec une arrogance qui devait avoir au moins le luxe de justifier l'insulte. C'est bien ce que vous cherchiez ? »

Il se laissa tomber doucement sur le dossier du sofa, ulcéré, le visage marqué d'un rictus mauvais. L'incompréhension le rendait plus acerbe de minute en minute. Il ne cherchait pas à l'apitoyer, c'était écrit sur sa figure, mais il se sentait terriblement exsangue, jusqu'au plus profond de sa poitrine. Ses injures lui avaient fait l'effet d'un grand coup derrière la tête – et pourtant, il avait vu bien pire que ça de sa part.
Il la regarda d'un œil vide se débarrasser de sa bague et la jeter au loin avec une répugnance inintelligible, avant de s'asseoir près de lui et de s'abandonner à la même lassitude. Sa présence près de lui, la chaleur furieuse de son corps et son odeur secrète et profonde, le firent frissonner doucement. Il laissa échapper un soupir qu'il espérait discret. Le désir lui nouait douloureusement le ventre.

« Qu'est-ce vous croyez que ça m'apporte à moi, de venir ici, de défier toute la garde qui barde votre château pour ne pas vous causer d'ennui et de gesticuler comme ça ? Je suis en colère, oui, acquiesça-t-il, plus calmement, en se calant dans le canapé d'un air mal à l'aise. Vous êtes seule ici. Vous êtes fantomatique. Vous devez protéger votre enfant, vous protéger vous-même, vous trouvez encore le temps de penser à Hellas et à Nivéria. Comment ça ne pourrait pas me mettre en colère ? Vous vous tuez à petit feu et je ne veux pas vous laisser mourir. »

Mais le vrai problème, ce n'était pas tant de la laisser se languir seule dans ce château et dépérir comme un éphémère qui s'étiole – ce n'était pas tant cela, quoi que ce fût particulièrement pénible – que d'avoir pu l'assassiner lui-même, et très stupidement encore. Elle avait eu de la chance. Sa vie n'avait tenu à rien, à la bonne fortune, à la résistance hasardeuse de son corps, et c'était tout.
Il la contempla longuement, alors qu'elle l'ignorait superbement, assise indolemment près de lui, la tête jetée en arrière. Léogan serra un peu des dents pour ne pas laisser voir l'avidité qui le dévorait, et commença à s'approcher d'elle avec une lenteur calculée.

« Je ne sais pas comment faire pour vous rendre heureuse, mais j'ai moins d'importance que ce que vous êtes, murmura-t-il. Il y a sûrement des hommes qui sauraient mieux que moi vous apprendre à être heureuse, qui pourraient être exactement ce qu'il vous faut – avec eux, pas de drame, ils vous comprennent tout de suite, quand ils disent quelque chose, ils le font... Mais, moi aussi, avança-t-il, précipitamment, moi aussi je peux faire ça. »

Il tressaillit un peu et la regarda avec une intensité nerveuse pendant quelques instants, avant de plonger dans le creux de son cou brûlant et de son épaule. Il sentit ses veines palpiter contre son visage, son sang qui se troublait et son souffle qui s'emballait, et il ne sut reconnaître s'il éprouvait plus de plaisir à avoir autant de pouvoir sur elle qu'elle en avait sur lui, ou à la sentir bien vivante et réelle à ses côtés.
Il se coulait félinement contre elle, sans brusquerie, sournoisement, avec la conscience aiguë de pouvoir être repoussé à tout moment, dès qu'Erynn finirait par ne plus tolérer tant d'audace et de muflerie. Il gagnait en assurance de seconde en seconde, sa main droite glissait dans le duvet sensible de sa chevelure, elle se tendait de rage devant l'affront, mais elle ne le chassait pas et il en tirait une sorte d'euphorie victorieuse, mêlée à l'ivresse infinie de ce contact, qui n'avait pas été si étroit depuis tellement longtemps... Il gagnait quelque chose, à mesure qu'il insinuait sa jambe entre les siennes, et si ce n'était pas le droit, c'était au moins le pouvoir de faire tomber ses défenses.
Il savait au fond de lui que ce n'était pas suffisant, que c'était même insultant pour elle, mais c'était tout ce qu'il avait – et il s'en enivrait avec une délectation qui était aussi cruelle pour elle qu'elle était misérable pour lui. Et il éprouvait même un plaisir féroce à savoir que Veto Havelle n'obtiendrait rien de ce que lui ne pourrait obtenir, et qu'en vérité, il avait peut-être gagné plus que ce que le jeune homme pouvait espérer avoir. En tout cas, c'était ce qu'il croyait.

Il perdit son sourire au moment où Erynn esquissa le sien et tempéra sèchement ses certitudes. Peut-être ? Qu'est-ce que ça voulait dire, encore, ça ? Il eut un haut-le-cœur brutal et  s'écarta tout à coup, mais elle le rattrapa par le col d'une main ferme. Il n'eut pas le temps de se dégager, elle était déjà sur lui. Ses mains s'infiltrèrent partout sous sa chemise, le prirent au dépourvu et le renversèrent en arrière ; sa poitrine explosa. Le souffle court, dévoré par un incendie souterrain qui le secouait de légers spasmes sous les mains féroces de la jeune femme, il n'avait plus qu'assez de forces pour se tendre vers elle et sentir son souffle sur ses lèvres. Ils échangèrent un regard brillant, il attendit quelque chose, et elle le fit reculer brutalement.
Hagard, sonné, refroidi tout à coup, avachi sur son coin de canapé, il déglutit un peu et lui lança un regard révolté. Son ventre se tordait de désir, son cœur battait à tout rompre. Il aurait cent fois préféré qu'elle le frappe. Elle ne l'avait encore jamais frappé. Elle connaissait un bon millier de manières de lui faire mal sans lever la main sur lui – elle en savait assez sur son compte pour repérer ses faiblesses – et elle en usait impitoyablement. Elle était abjecte.

Il l'observa se resservir un verre de vin, le boire d'un trait sans en apprécier la moindre goutte, et commencer à réfléchir chaotiquement à ses côtés. Trop affaibli par le désir qui le consumait, il ne parvenait pas à trouver la moindre idée de ce qu'il pourrait dire pour se venger ou protester – de toute façon, y avait-il vraiment quelque chose à dire ? Il aurait pu déverser sur elle un flot d'insultes, il aurait pu la maudire et lui jeter qu'il l’exécrait, mais il s'en trouvait incapable. Les quelques phrases acerbes et brèves qu'il avait prononcées difficilement tout à l'heure lui avaient déjà arraché la gorge.
Il n'était plus capable que de la regarder d'un œil noir et d'attendre la suite, qu'elle avait l'air de préparer péniblement dans son esprit. Elle usa de ce qu'il pensa être sa télékinésie pour ramener à elle la bague qu'elle avait ôtée tout à l'heure ; et ce fut à cet instant que Léogan remarqua son manège et le comportement étrange qu'elle avait à l'égard de cet objet. Il haussa des sourcils, toujours tendu dans son coin, et sursauta légèrement quand elle lui planta inexplicablement l'obsidienne dans la main.
Il lui jeta un regard interloqué. Et elle commença enfin à parler – ce qui pour autant, ne l'éclaira pas franchement sur les raisons de ce geste.

Cependant, l'anneau pesait lourd dans sa main et il attira bientôt irrésistiblement son attention. Il frémit d'une satisfaction mauvaise en l'entendant confirmer ses espoirs en ce qui concernait Veto, mais il fut bientôt trop absorbé par l'aura noire de la bague pour se préoccuper de sa jalousie pitoyable. Il ne releva précipitamment la tête que lorsqu'elle s'arma subitement de la dague dont elle l'avait menacé plus tôt et eut un sursaut de panique quand elle tourna la lame sur ses veines.
Mais elle ne tournait pas rond ! Qu'est-ce qu'elle fabriquait?!
Il s'élança vers elle d'un élan brutal, mais elle s'était déjà entaillé le poignet – légèrement – pour une raison qui lui échappa complètement jusqu'à ce qu'il vît de ses yeux ses chairs se refermer sur elles-mêmes. Un profond soupir de soulagement lui échappa et il ouvrit la bouche d'un air indigné, pour protester au moins, lui faire comprendre qu'elle aurait pu prévenir, mais elle poursuivit aussitôt.
Il se réinstalla contre le dossier du canapé avec nervosité, tendu comme un arc, prêt à n'importe quelle réaction incompréhensible de sa part, et surtout soucieux de lier entre eux tous les éléments dont il disposait au fur et à mesure. Cette capacité de régénération expliquait sans doute assez bien qu'elle eût survécu – mais cela n'en restait pas moins un coup de chance improbable.
Elle parlait durement, mais clairement, et il lui était au moins reconnaissant d'en finir avec les secrets et les mensonges. En tout cas, jusqu'au moment où elle entreprit très naturellement de parler d'Exanimis. La bague brûla au creux de sa main, tandis que ses prunelles s'écarquillaient et qu'elle le précipitait dans un abîme d'absurdité.
Il n'était pas le père d'Aemyn. Un spasme le secoua soudain. Non, c'était les dieux qui lui avaient donné son enfant.

Elle se fichait de lui. C'était n'importe quoi.

Blême, ramassé dans son silence, une jambe ramenée contre lui sur le sofa presque pour se protéger de ce qui lui tombait dessus, il la considérait avec malaise, les doigts pressés nerveusement sur l'arête de son nez.
Elle transforma sa main devant lui en une sorte d'artefact griffu vibrant d'énergie divine et il se glaça d'effroi. Elle lui disait peut-être la vérité. Il observa le visage sombre de la jeune femme, qui poursuivait son explication avec une froideur pleine d'étrangeté. Combien de mystères dissimulait-elle dans les replis noirs de son esprit ? Était-ce vrai ? Était-ce seulement vrai ?

En tout cas, si vous n'êtes pas son père, alors il n'en a pas, tout simplement.
Il secoua la tête avec panique. Cette histoire de paternité commençait à le révulser littéralement. Il ne savait plus où il en était. S'il devait se reprocher d'avoir pu l'assassiner, si elle lui avait menti, si elle lui mentait encore, s'il devait croire à toutes ces aberrations.

« Ce n'est pas possible. » ricana-t-il, amèrement, le visage décomposé.

Pris d'un vertige, il secoua la tête plus lentement, les cheveux en bataille, les yeux posés sur son verre désespérément vide, trop effaré pour avoir la force de se lever du sofa et de se servir encore du spiritueux au bureau. La légère sensation d'ivresse qu'il ressentait n'effaçait ni la douleur, ni la terreur que chacun des mots d'Erynn déchaînait dans son crâne.
Il avait perdu tout contrôle sur cette discussion.

« Qu'est-ce que vous essayez de faire... ? murmura-t-il, en plongeant sa tête entre ses mains. C'est une autre de vos tactiques pour me faire partir ? Ça n'a... pas de sens. »

Non, cela n'avait aucun sens. Elle ne pouvait pas s'imaginer une seconde avoir une chance – une seule – de lui faire croire une chose pareille. Il y avait mille mensonges plus faciles à élaborer et plus crédibles dont elle aurait pu se servir si elle ne voulait plus le revoir ici. Elle aurait pu lui dire que l'enfant était d'un autre, n'importe qui, qu'elle en avait eu assez d'attendre Léogan, qu'elle en aimait un autre. Elle n'avait pas besoin de monter de toutes pièces des contes abracadabrantesques.
Il s'effondra sur le dossier du canapé, la tête en arrière, et quand elle lui parla de la jeunesse éternelle que le démon lui avait promise, un rire douloureux s'arracha de la gorge de Léogan.

« Vous vous payez ma tête... Vous n'avez pas le droit de me faire miroiter une chose pareille. C'est abject. Abject. » murmura-t-il, d'une voix blanche qui chevaucha celle de la jeune femme, incapable de la laisser achever sa démonstration.

Sa poitrine lui faisait mal. Il la fixait d'un regard sévère et accablant, tandis qu'elle se tournait finalement vers lui pour assumer sans vergogne cette histoire sans queue ni tête qu'elle espérait stupidement lui faire avaler. Il ne se sentait plus capable de démêler le vrai du faux sur le visage odieux d'Erynn, qui se peignait maintenant d'une détresse incompréhensible. Pouvait-elle s'imaginer combien de fois il s'était répété que tôt ou tard, il serait obligé de la laisser derrière lui, de s'échapper, de passer lui aussi, de disparaître pour qu'elle n'eût pas à supporter de vieillir sans lui ? Pouvait-elle s'imaginer ce que c'était que d'être une créature centenaire forcée de vivre dans un monde pressé de changer et de mourir ? Oh, peut-être qu'elle l'avait pu. Peut-être qu'elle avait décidé de profiter de cette faiblesse. Une répugnance atroce se referma dans son ventre comme un étau. Il eut soudain envie de vomir. Ses yeux brûlaient d'une rage dévastatrice dans ses orbites. Elle restait debout face à lui, droite, digne et fière, le menton levé avec un aplomb mystérieux, les yeux brillants, plantés sur lui comme deux dagues venimeuses. Il la haït soudain avec une force d'autant plus monstrueuse que ce regard étincelant incendiait sa poitrine et tordait son ventre de désir, quand elle venait de réduire son armure de cruauté à néant et de le détruire.
La gorge nouée, il détourna son visage d'elle, serra les dents et fixa un point droit devant lui, brûlant d'une fièvre impossible à étouffer. Effondré de plus en plus profondément dans le canapé, le front plongé dans une de ses mains, son verre de vin vide dans l'autre, il avait perdu jusqu'à la force de s'enfuir. Un instant d'horreur plus aveuglant que les autres, il souhaita cesser d'exister et disparaître pour de bon.

Et tout à coup, une main se referma sur sa manche et Erynn attira son bras vers elle, ainsi que son regard, dans un sursaut de surprise et d'amertume qui le fit chavirer tout entier. Elle s'était assise sur ses talons et s'agrippait à lui avec un désespoir qui lui hurlait de la croire sur parole. Écœuré, il lui abandonna sans résistance ce bras auquel elle s'accrochait comme une enfant perdue. Il tenta d'ignorer ses yeux verts qui brillaient presque de supplication, il tenta de tourner la tête quelques secondes, plein de rancœur jusqu'à ras-bord, mais ne parvint qu'à réveiller le souvenir puissant de ses mains qui avaient tout à l'heure dévoré sa poitrine et allumé un grand brasier sous sa peau. Il ferma les yeux un instant, le crâne labouré par une migraine lancinante, et quand il les rouvrit, Erynn l'eut tout à fait en son pouvoir.
Oui, c'était exactement ce qu'il aurait fallu que vous fassiez, sans aucun doute. Il pouvait faire ça. Il pouvait défier tout ce qu'il y avait à défier à Hellas pour elle, rien d'autre n'avait d'importance, ni les alliances, ni les rumeurs, ni les grades militaires – tous ces mensonges ignobles, tous ses artifices de circonstance qui avaient dévoré ce qu'ils étaient vraiment l'un et l'autre.
Mais par quelle sorcellerie pouvait-elle le tenir si bien à sa merci ? Comment pouvait-il être encore tenté de la croire alors qu'elle lui avait menti pendant des mois et des mois et qu'elle le foulait si savamment sous sa chaussure quand il revenait enfin vers elle ? Est-ce qu'il était complètement masochiste ? C'était quoi, son problème, à la fin ?!

La dernière accusation qu'elle lui adressa, qui était d'autant plus atroce qu'elle éclatait de vérité, anéantit toute sa contenance avec la force d'une explosion. Tremblant de rage, il laissa échapper son verre tandis qu'il se redressait d'un bond comme un fauve piqué à vif, il roula sur son genou, chuta soudain et éclata par terre dans un vacarme acéré. Léogan, lui, s'était laissé tomber sur les genoux devant Erynn, au milieu des éclats de verre, dans un coup de sang imprévisible. Les yeux ravagés par la révolte, il saisit le bras de la jeune femme qui s'était agrippé à lui tout au long de sa diatribe et s'étendit soudain sur elle pour capturer son visage. Il enlaça farouchement sa nuque et, furieux d'avoir flanché le premier, l'embrassa de tout son saoul, l'étreignant contre lui avec autant d'agressivité que de désespoir. Il se consuma sous la brûlure de son souffle contre son visage et posa sur le sien une main dont il ne parvenait plus à maîtriser le tremblement. Son cœur battait à tout rompre et malmenait tout son corps d'afflux sanguins chaotiques, comme des coups de poing qu'on martelait sur ses tempes et qui cognaient dans ses artères. Ses yeux lui brûlèrent. Il les ferma aussitôt.
Il se moquait de savoir si elle le trouvait insultant, outrageusement possessif, il se fichait d'avoir ou non le droit de faire une chose pareille, il se foutait de n'avoir aucune prérogative, et il ne revendiquait rien, il ne se sentait muni d'aucun privilège, d'aucun passe-droit qui lui aurait permis de l'aimer et de se faire aimer d'elle avec autant de fureur.
Mais le croyait-elle sans émotion ni sincérité ? S'il l'avait pu, il se serait évité tous ces mois de supplice, il n'aurait subi ni cette exécration coupable ni cette colère sourde qui lui suggéraient toujours plus de cruautés et qui l'avaient rendu mille fois plus détestable au reste du monde. Mais non. Il avait été impossible de la chasser de ses pensées, elle restait là, campée avec sa foutue fierté à deux ronds et ce sourire dégoulinant d'abnégation mièvre et stupide, elle avait refusé de bouger alors qu'elle était devenue pire qu'inaccessible.
Il enlaçait Erynn dans une passion brouillonne, sans maîtrise ni repères ni pouvoir, impuissant à se jouer d'elle comme il en avait l'usage ou à calculer les façons les plus subtiles d'inoculer dans ses veines un désir de lui. Il plongeait une main fébrile dans ses cheveux auburn pour se laisser vaincre par leur odeur et s'enfoncer jusqu'au bout dans la défaite qu'il consommait. Les sourcils froncés, le ventre noué jusqu'à lui donner des crampes, il la décoiffait sans y prendre garde, il lui faisait peut-être mal en la serrant si fort contre lui pour sentir son cœur contre le sien, pour l'empêcher de se dérober, pour la garder pour lui rien qu'un instant, il sentait lui-même quelques éclats de verre s'enfoncer dans ses genoux à travers son pantalon, mais il était trop terrassé pour s'en préoccuper, par le désir, les souvenirs, l'attente, le parfum d'Erynn qui s'infiltrait partout, qui l'imprégnait jusqu'au fond des tripes, qui lui faisait oublier d'exister, et ses lèvres douces qui l'avaient tant obsédé. Son haleine avait un goût de miel et de brandy, son souffle avait une odeur de soleil méridional. Il avait oublié que son corps répondait avec autant d'exigence à celui d'Erynn, que sa taille étroite s'enlaçait si bien entre ses bras, que ses mains couvraient si bien son dos, ses omoplates saillantes et ses épaules et que la chaleur de sa poitrine sur son torse était si chatoyante. Il respirait fort, jusqu'à enfin ne plus avoir de souffle et se laisser mourir un peu entre ses lèvres pour ne pas avoir à la relâcher.

La dernière chose qu'elle lui avait dite résonnait sans fin dans son crâne et l'abrutissait de douleur et de compréhension. Tout devenait plus clair et lumineux à mesure qu'il la retrouvait, que ses mains se pressaient contre elle et que sa bouche foulait la sienne. Mais soudain, il les sépara de quelques millimètres, pour remplir ses poumons d'oxygène et la regarder à nouveau de si près en prenant son visage entre ses mains pour l'empêcher de se détourner. Tout était si clair maintenant que ça lui en faisait mal.

« Non, non, c'est vrai... céda-t-il, d'une voix rauque et nerveuse, je n'en ai rien fait. Je n'avais aucune raison de prendre parti, ça ne m'intéressait pas. J'étais vide. A mes yeux, il n'y avait rien qui présentait un intérêt quelconque dehors. Sur Terre. Rien du tout. »

Cet aveu d'égoïsme lui coûta plus qu'il s'en serait douté. Et il ne pouvait pas rester plus longtemps loin d'elle, ne fut-ce qu'à cette distance infime. Il reposa ses lèvres contre les siennes, moins agressivement, et ses mains coulèrent dans son cou et sa nuque ; l'une d'entre elle alla s'échouer dans le pli de ses vêtements pour trouver la chaleur de sa poitrine.

« C'est toujours le cas aujourd'hui, reprit-il d'un air qu'il ne pouvait empêcher d'être hagard, le souffle court. Je ne suis pas meilleur qu'hier. Mais je n'arrête pas de penser à vous, je suis plein de vous, et, quand nous nous sommes séparés... C'était comme si vous occupiez une place physique en moi et qu'on m'avait opéré de vous, murmura-t-il précipitamment, en frôlant ses lèvres avec une avidité angoissée, les yeux fermés. Je sentais une douleur à votre endroit, mais vous n'étiez plus là – je savais bien que c'était absurde mais je ne pouvais rien y faire – c'était comme si vous m'aviez été amputée. »

Dieux, qu'elle lui avait manqué. C'était insupportable.
Il parlait sans réfléchir. Ce qu'il disait n'avait peut-être aucun sens, mais il sentait que c'était vrai sans même réussir à s'entendre. Il enfonçait ses ongles dans le tissu exaspérant de sa robe, pour pouvoir à travers imprimer la trace de ses doigts sur son dos brûlant. Il l'embrassa encore, une fois, deux, il erra sur la courbe de sa mâchoire et les mots sortirent de sa bouche en se bousculant.

« Peu importe quelle explication vous me donnez. Croyez-vous que j'aie besoin d'être convaincu ? Mentez-moi si vous voulez, ça n'a aucune importance, mais ne m'éloignez pas, ne me faites pas partir, supplia-t-il, d'un ton étouffé, le visage perdu dans ses cheveux qu'il respirait jusqu'à n'en plus pouvoir, comme un assoiffé perdu trop longtemps dans le désert. Vous pouvez débouler chez moi d'un coup de pied dans la porte, vous pouvez me dire que je suis le père de votre enfant – ce qui s'en approche le plus, ou je ne sais pas quoi – vous pouvez me dire n'importe quoi, vous pouvez frapper le poing sur la table, vous en avez le droit. Mais ne vous débarrassez plus jamais de moi comme ça. Nous pouvons mourir à tout instant, j'aurais même pu vous tuer, et je ne m'en serais même pas... haleta-t-il, la respiration lourde et la gorge serrée de panique. Même pas rendu compte. »

Il prit une profonde inspiration et glissa ses mains de part et d'autre du visage de la jeune femme pour poser son front contre le sien, les yeux pleins de sérieux, l'esprit confus ; il tenta de maîtriser sa voix et de trouver ses mots avec plus d'honnêteté et d'assurance qu'il n'en faisait jamais preuve, mais il respirait toujours aussi difficilement et sa poitrine lui faisait toujours aussi mal.

« Je mets toujours du temps à comprendre à quel point je suis un imbécile mais... commença-t-il, d'une voix étranglée, avant d'inspirer profondément pour prendre sur lui. Je me rends compte... Je sais que tout est de ma faute. Je vous ai forcée à l'incertitude, je vous ai laissée sans savoir si vous pouviez compter sur moi alors qu'il ne m'a jamais échappé que vous aviez besoin de moi – je vous ai fait croire qu'on pouvait vivre comme ça et je m'y suis plu égoïstement. C'était plus facile pour moi que de faire un vrai choix. J'ai été plus... Injuste et plus atroce avec vous en quelques mois qu'avec Elerinna pendant un demi-siècle. »

Il baissa la tête nerveusement et pinça ses lèvres. Une veine palpita à son cou. Il laissa un petit instant de silence flotter entre eux, le temps de rassembler ses mots et son courage.

« Je crois que je vous ai dit au moins un millier de fois que j'avais besoin de vous... Mais... reprit-il, en respirant péniblement pour dénouer sa gorge, avant de relever la tête vers elle d'un air plus résolu. Jamais je ne vous ai demandé pardon. Et c'est un tort. Vous ne méritez pas qu'une espèce de paumé comme moi se défoule sur vous, et ce n'est pas vraiment comme ça que je voudrais que... Enfin, que les choses se passent entre nous. Vous méritez beaucoup, beaucoup mieux. »

Il y avait des salauds comme lui et Elerinna ici-bas qui pillaient les cœurs et faisaient oublier d'où l'amour tirait son charme – il avait déjà fait trop de mal à Erynn. Oh bien sûr, il avait ses excuses. Il avait peur d'être avalé par elle comme il était dévoré par Elerinna, mais ce n'était pas suffisant.
La vérité, c'était qu'il ne savait pas mieux qu'Erynn ce que c'était qu'aimer ; qu'il était incapable d'aimer sans souffrir et sans faire souffrir en retour, sans jouer au salaud pour se préserver et sans donner pourtant jusqu'aux dernières gouttes de son sang à celle qu'il avait choisie pour le faire crever. Il chavirait sans cesse entre le tout et le rien, s'échappait avec panique, punaisait cruellement les ailes de cette femme et revenait pour transfuser précipitamment toute sa vie dans ses veines. Il y avait longtemps, il avait sûrement eu l'intuition juste et précise de ce qu'il fallait faire, de ce qu'il devait être en mesure de donner et de l'importance exacte qu'il devait s'accorder à lui-même, il avait peut-être été constant un jour, mais si c'était possible, il ne savait plus comment faire.
Mais il n'y avait pas de mystère. S'il ne voulait pas perdre Erynn, il faudrait qu'il trouve à le réapprendre. Il s'était figuré d'abord que Veto Havelle avait été son ennemi, mais le seul adversaire qu'il avait eu, c'était lui-même – l'image idéalisée de ce qu'il aurait dû être pour Erynn, plaquée n'importe comment sur le visage de Veto, et la conscience lucide de n'être en effet qu'un sale connard arrogant et détestable.
C'était par sa faute qu'elle avait été contrainte de lui mentir. C'était parce qu'il était incapable de tenir le moindre engagement, qu'il n'essayait même plus, qu'elle avait décidé de le tenir éloigné des responsabilités pénibles auxquelles elle avait fait face – comme un gamin qu'on protège des aléas cruels de la réalité. Ce n'était pas comme s'il l'avait vraiment voulu. Mais il avait tout fait pour que les choses se passent ainsi.
Seulement il ne voulait pas être protégé aveuglément, il ne supporterait pas plus longtemps de vivre aux dépends d'Erynn ; il fallait qu'elle lui accorde seulement une chance, une seule chance peut-être de pouvoir être un type bien au moins une fois dans sa vie – pour elle, d'abord, pour elle avant tout, pour elle uniquement.

Il était encore bien incapable de savoir ce qu'il convenait de faire, mais une chose était sûre, il ne le trouverait sûrement pas assis par terre à se lamenter, les genoux lacérés par des éclats de verre. Il se releva en grimaçant un peu, exaspéré de stupidité, se détourna d'Erynn stoïquement et commença à extraire les quelques petits morceaux de cristal qui s'étaient enfoncés à travers le tissu de son pantalon. Quand il eut fini, il lui adressa un regard grave, lui tendit une main et l'aida à enjamber les bris de verre pour lui permettre de s'installer de nouveau dans le canapé.
Quant à lui, il ramassa méthodiquement les éclats les plus dangereux qui s'étaient éparpillés sur le sol, ainsi que son manteau et Exanimis lui-même, qu'il avait laissés tomber en plan tout à l'heure. Il déposa le verre cassé sur le bureau, son manteau sur la chaise du bureau, la bague au creux de sa main, avec ce calme surprenant dont il savait faire preuve quand il décidait d'agir. Le front plissé, il fit rouler l'anneau ouvragé, serti d'une pierre noire qui brillait étrangement. Il l'avait déjà vu au doigt d'Erynn, mais il n'y avait jamais porté attention. Il lui semblait qu'elle pesait plus lourd que son poids dans sa main. Lorsqu'il la refermait sur l'obsidienne, une chaleur trouble et exigeante s'emparait de son bras et le faisait frissonner jusque dans l'échine. Ce n'était pas que le contact de la bague était insoutenable. En fait, la pierre qu'il faisait rouler dans sa main était d'une douceur enjôleuse et caressante – mais il sentait son bras s'engourdir à mesure qu'il examinait l'anneau et son rythme cardiaque s'accélérer inexplicablement. Nerveusement, il détourna son regard d'Exanimis et se servit encore du vin brûlé dans le verre d'Erynn, d'un geste plus mesuré. Il aurait sans doute au moins besoin de ça.

Il prit la coupe par le ballon et fit tourner machinalement le sirupeux entre ses doigts, avant de revenir d'un pas lent vers le canapé et de remettre la bague à sa porteuse. La sensation de brûlure désagréable qu'il ressentit lorsqu'il se sépara d'Exanimis lui inspira une inquiétude instinctive – il agita sa main en fronçant les sourcils, les yeux rivés sur l'anneau maudit.
Il réfléchissait profondément – à ce qu'il fallait faire maintenant, aux problèmes à résoudre, aux urgences et aux priorités, et malheureusement, tout le ramenait à l'histoire saugrenue qu'elle lui avait présentée si désespérément comme la seule version des faits qu'elle avait à lui offrir... Il avait quand même besoin d'un peu de temps pour se faire à l'idée. Il soupira longuement et se pinça l'arrête du nez pour limiter les dégâts de sa migraine.
Évidemment, toute cette histoire ne reposait que sur la seule parole d'Erynn. Il y avait eu cette métamorphose étrange, oui – mais ce pouvait être une magie quelconque. Il y avait eu l'aura effrayante de cette bague, oui, très bien – coïncidence ? C'était étonnant comme ce qui lui avait paru tout à l'heure le comble de l'absurdité – qu'Aemyn fût son fils – lui semblait maintenant d'une légèreté frivole face à cet aveu monstrueux.
Il était croyant, très bien, mais comme elle le disait si bien elle-même, cela ne faisait pas de lui un imbécile crédule. S'il avait une tendance prononcée à refuser la rationalité dans la plupart de ses actes, il restait un homme extrêmement terre à terre, pragmatique, méthodique, et il aimait exercer un certain contrôle sur les affaires qui se présentaient à lui – et pour ça, pouvoir compter sur son sens logique et le bon bout de la raison, c'était assez sécurisant.
Et en l'occurrence, il n'y avait pas la moindre preuve tangible de ce qu'elle avançait. Pour autant, il ne lui semblait pas plus vraisemblable qu'elle fût en train de lui mentir. Elle n'avait aucune raison de le faire – et surtout pas avec une fable pareille.
Il leva un regard soucieux vers elle, son verre toujours agité entre ses doigts, et commença à faire les cent pas entre le bureau et le canapé. D'accord, il se pouvait qu'elle ne le menât pas complètement en bateau. Cette explication, quoi que dénuée du moindre appui rationnel, avait au moins le mérite de justifier parfaitement sa conduite. Un frisson passa dans son dos et il ne put s'empêcher d'éprouver un pincement amer au cœur. Il sentait encore sa main le tirer par la manche, ce regard désespéré posé sur lui, il la revoyait assise à ses genoux, et il en eut quasiment la nausée. Elle l'avait presque supplié de la croire. Il ferma les yeux et secoua la tête pour faire passer le malaise. Quand il les rouvrit, l'odeur persistante du brandy l'emporta sur sa résistance. Il renversa sa nuque en arrière et en but une seule gorgée, qui suffit à consumer sa panique et à soulager un petit instant sa culpabilité.
Il s'arrêta devant la fenêtre de la bibliothèque, par où il était entré, et observa le jardin d'un air pensif, pendant de très longs instants. Puis il s'éclaircit doucement la voix.

« Bien... Mettons que ce soit vrai, alors. » posa-t-il, très prudemment.

Oh Léo, qu'est-ce qu'elle ne te fera pas faire, cette fille-là. Si un jour quelqu'un t'avait dit que tu laisserais la moindre chance au guignol qui serait venu te raconter des salades pareilles, ça t'aurait fait bien rire.
Il se retourna lentement vers Erynn et la fixa d'un regard qui lui était devenu si rare, ces derniers mois, et qui autrefois avait été un sourire – c'était un regard dénué de jugement, irrésistiblement optimiste, plein d'une douceur un peu triste au fond, mais qui acceptait de défier le monde entier pour tenter de la croire et de la comprendre dans la mesure exacte où elle souhaitait être crue et comprise. Il soupira un peu et s'avança vers elle d'un pas inconsciemment compassé et militaire. Il s'arrêta devant elle et se laissa quelques autres instants pour mettre de l'ordre dans sa pensée. Il ne se sentait pas capable de s'asseoir. C'était comme si marcher de long en large dans la pièce dans une cadence métronomique lui permettait de trouver un peu de logique dans les lambeaux décousus de son esprit.

« J'ai... déjà entendu parler d'Exanimis, annonça-t-il, d'un ton grave et rigoureux. Enfin, dans une certaine mesure. C'est une vieille histoire qu'on raconte à Canopée pour se faire un peu peur au coin du feu pendant la saison froide. Vous voyez le genre ? »

Ce devait être son grand-père qui lui avait raconté cette légende-là, un soir pluvieux de Nivéria, quand il était enfant – autant dire que cela remontait à très loin et que les détails dont il se souvenait, s'ils étaient exacts, n'avaient que peu de chance de correspondre à la réalité des faits. Mais les histoires de possession, que le vieil homme leur avait dépeintes sans vergogne malgré les protestations de son petit frère, il en avait gardé un souvenir assez précis.

« Ça flanque légèrement les jetons, votre affaire, là. » fit-il, en tentant un sourire pour désamorcer un peu la tension, quoi que le résultat fût assez crispé.

Il inspira un bon coup, fronça les sourcils, le crâne encore labouré par la migraine. Il observa Erynn un moment, fatiguée et également pensive face à lui, et il lui sembla que ce reflet tranquille de sa réflexion exerçait sur lui une vertu apaisante plus agréable que le meilleur et le plus fort des alcools.
Mais les idées se bousculaient chaotiquement dans son esprit, et il reprit sa ronde infernale dans la pièce pour les organiser du mieux qu'il pouvait.

« Votre corps abrite l'esprit d'un dieu déchu, répéta-t-il, les yeux fixés sur le parquet avec intensité. Et Aemyn... Aemyn, ce serait son fils. Ou le mien. Ça, donc, c'est pas clair – mais, c'est pas grave, c'est pas grave, aucune importance, souffla-t-il, d'un ton oppressé.
Enfin... Bordel, c'est à se cogner la tête contre les murs... ! Au juste, vous devez bien... Avoir contact avec lui, d'une façon ou d'une autre, pas vrai ? C'est pas dans ses cordes, à votre copain, de savoir ce qu'il a bien pu fabriquer avec votre corps ? lança-t-il, en relevant la tête vers elle, avec un jeu de sourcils sarcastique – signe qu'il renouait peu à peu avec l'intelligence.
Parce que finalement, si, corrigea-t-il, en tentant de retenir l'agressivité qui naissait peu à peu de la farandole absurde qui se jouait dans sa tête. Si, bien sûr, que ça a une importance. Est-ce que ça fait d'Aemyn un demi-dieu sous une apparence humaine ? Ou est-ce qu'il serait simplement un petit Terran comme les autres, plus ou moins issu d'une inspiration divine et peut-être – ou peut-être pas ! – de la participation fortuite d'un Sindarin ?! grinça-t-il. Parce que quand même, il me semble que ça fait une sacrée différence et, vous me pardonnerez, qui qu'il soit, il aurait pu avoir l'élégance de vous mettre au parfum, vous croyez pas ? »

Son regard glissa vers la bague avec un éclat chargé de révolte.  

« Et puis, vous allez encore dire que je prends tout pour moi, mais ça ressemble à une blague de très mauvais goût. S'il n'a pas d'autre corps que le vôtre, il n'y a pas moyen qu'Aemyn ait hérité de ses particularités physiques, non, alors quoi, il s'est dit que ce serait marrant de piocher dans les miennes ? » ironisa-t-il, d'un ton acerbe.

Connard.
Léo soupira un bon coup pour chasser l'énervement – une tare dont il était sans doute affligé pour toujours – et but d'un trait le reste de son vin brûlé, qui lui roula dans l’œsophage et lui traversa la poitrine comme un flot de lave en fusion. Il reposa le verre sur le bureau, avant d'errer sans but dans la pièce, confus, incapable de tirer d'autres conclusions.
C'était toujours très déstabilisant. Il ne savait pas dans quelle mesure il avait le droit de s'immiscer dans cette affaire, ou même s'il était bien à sa place quand il s'énervait de ce qui pourrait advenir du petit garçon – mais il était en colère. C'en devenait presque angoissant. Il était toujours en colère, contre tout le monde. C'était de pire en pire.
A force de tourner en rond sans avoir conscience d'où il dirigeait ses pas, il finit par se rendre compte qu'il s'était arrêté devant le berceau depuis quelques secondes déjà et qu'il fixait soucieusement le bébé, qui avait profité de ses longues minutes d'accalmie pour somnoler légèrement.
Il se souvenait du jour où Léna était venue au monde et quelle petite créature effroyablement pâle et fragile elle avait été ; les médecins n'étaient pas assurés qu'elle survécût plus d'une journée. Il avait souvent entendu parler du bonheur d'un père qui pour la première fois voyait sa progéniture et des élans de fierté qu'on était censé ressentir. Ce n'était sans doute pas pour les gens comme lui.
Oh, Aemyn, lui, n'avait pas l'air de souffrir d'anémie ou de maladie quelconque. Il n'était pas robuste, mais il était en bonne santé – en fait, c'était un enfant magnifique, avec sa figure opaline et ses deux yeux verts qui le regardaient parfois comme deux diamants, lorsqu'il ouvrait paresseusement les paupières. Léogan pencha un peu la tête sur le côté, pensivement, l'air imperturbable, et avança une main aérienne vers le garçon pour frôler ses boucles noires.

« Notez que je pourrais m'en satisfaire... » murmura-t-il, avec un sourire imperceptible, qui s'évanouit aussi vite que le contact qu'il s'était autorisé avait été éphémère.

Il se recula un peu, croisa les mains derrière son dos et se détourna complètement pour regarder par la fenêtre cet érable rouge derrière lequel il s'était dissimulé et le jardin élégant de la demeure. Il resta quelques instants muré dans le silence et annonça finalement d'une voix neutre, sans oser cependant croiser le regard de la jeune mère :

« Mais vous devez me prendre pour un idiot. Je ne prétends à rien, vous pouvez vous rassurer. »

Ses épaules s'affaissèrent dans un soupir, mais il ne prononça pas un mot de plus. Il n'y avait rien à dire, de toute évidence. Le silence persista quelques longues minutes où Léo était simplement à court de paroles et où il s'abandonna à la contemplation du jardin – ce qui eut au moins le mérite d'éteindre peu à peu l'incendie de ses nerfs.
Puis, au moment où il plongea ses mains dans les poches de son pantalon et qu'il sentit le contact froid d'un petit objet de verre, il cilla un peu et se souvint de ce dont il s'agissait avec surprise. Il sortit le monocle de sa poche avec une nonchalance gorgée d'amertume. Mais quand il parla, sa voix trouva un chemin plus doux, aidé par un cocon de souvenirs lumineux.

« Vous vous souvenez de ce soir-là, à l'oasis ? souffla-t-il, avec une pointe d'amusement. Vous étiez si furieuse que j'ai cru voir vos yeux devenir d'une noirceur absolue. Je m'étais dit que ce n'était que l'effet de mon imagination. »

Il se retourna à nouveau vers Erynn et le visage tendu mais mystérieux de la jeune femme lui inspira un espoir bizarre.

« Mais le soir, poursuivit-il, d'une voix vibrante, quand vous dansiez à la lumière du feu, j'ai vu une grande ombre vous recouvrir et suivre vos pas. »

Il avança vers elle d'un pas lent et s'arrêta face à elle pour plonger un regard intense dans ses yeux verts. Il sentit son cœur bondir avec une nouvelle euphorie dans sa poitrine et sa main gauche tritura nerveusement le monocle, tandis qu'il commençait à retrouver un semblant de piste dans l'avalanche d'absurdité qui l'avait enseveli tout à l'heure.

« Je m'étais disputé avec une femme, plus tôt dans la soirée, vous vous rappelez ? Elle avait voulu me faire comprendre que je n'avais pas le droit d'entreprendre de relation avec une femme qui ne me verrait pas vieillir. Je n'en ai rien à faire, vous pensez – je n'ai pas grand espoir sur mon espérance de vie, précisa-t-il, avec un sourire cynique. Nous pouvons mourir à tout instant. Par hasard, par imprudence, au combat. Elle m'a donné ça, ajouta-t-il, en ouvrant sa main pour laisser voir le monocle, qu'il contempla en levant un sourcil désabusé. Ce machin n'a d'autre utilité que de vous montrer que le temps passe. Et accessoirement de me rappeler que moi, je ne change pas, acheva-t-il, en retrouvant une voix impassible.
Cette nuit-là, je vous ai vue au travers. D'abord, comme la première fois, vous étiez une vieille femme. Puis l'ombre vous a enveloppée, et peu à peu... Vous êtes redevenue telle que vous êtes aujourd'hui, conclut-il, avant de garder un instant de silence, les yeux ancrés profondément dans ceux d'Erynn.
Il vous a dit que vous ne changeriez plus ? Oh, s'il dit vrai... Même si ce n'était que pour un siècle ou deux... Nous aurions tellement plus de temps pour... »

Sa respiration se coupa et ses mains, qu'il ouvrit évasivement, se chargèrent de signifier les possibilités infinies qui pourraient s'offrir à eux.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeSam 8 Nov - 14:01


World Outside

Léogan . Irina

No I... Don't wanna fall in love. With you.

Si les yeux d'Irina avaient été des armes, ils auraient certainement fusillé Léogan depuis bien longtemps. Ils l'auraient transpercé de la douleur amère qu'il lui suscitait, pire, qu'il lui causait volontairement avec la violence d'une décapitation acharnée. Et voilà qu'il échouait à découper ce qui restait de leur affection mutuelle une première fois, et qu'il s'acharnait encore et encore, pour mieux assassiner les restes. Il ne se rendait pas compte. Non, cet inconscient égoïste n'avait pas la moindre idée de ce qu'il lui faisait vivre. Il se contentait de graviter autour d'elle comme un mercenaire libre et sans pitié, en danseur désinvolte qui change d'appui aussi facilement qu'il change d'arme. Que dire de plus, suite à tout ce qu'il continuait de déblatérer sans s'arrêter ? Il était hors de question de lui faire le plaisir de montrer la moindre faiblesse, la moindre faille qui enflammerait ses veines et donnerait naissance à un autre sourire vicieux et insupportable. Non. Elle lui rendrait tout, coup pour coup, blessure pour blessure.

« Ouais, ça m'en bouche un coin de voir que pour une fois dans votre vie, vous arrêtez de vous comporter comme un gamin rebelle et chouineur, perdu dans un monde d'adultes hostiles toujours prêts à vous réprimander. Depuis le temps que tout le monde attendait ça, il fallait que ça arrive maintenant. C'est bien ma veine, tiens ! » Il continua sans vraiment lui laisser le temps de répondre, ce qui la frustrait encore plus. Abruti. Elle se rassit sans douceur le plus loin possible, le regardant en chienne de faïence, attendant impatiemment l'occasion de riposter. Son ton se fit froid. Malgré ce qu'il pouvait penser, en sa poitrine il y avait toujours eu cet infime et increvable espoir de le voir ébaucher au moins un geste en sa direction. Ce dépit, cette résignation... Non, s'il savait il les piétinerait d'un air moqueur. Agacée, elle le corrigea. « Je ne vous ai pas empêché de me voir, simplement j'ai dû partir de Hellas pour éviter de dangereux problèmes qui auraient pu me tuer, et détruire le travail de toute une vie. Car contrairement à certaines personnes, je n'ai pas été catapultée au poste de prêtresse de premier ordre parce que j'étais jolie et avenante. Mais ça, c'est sûrement un concept que vous ne pouvez saisir. » C'était mauvais oui, et ça l'était d'autant plus que chaque mot tranchant était emprunt de vérité. D'ailleurs son corps entièrement tendu par la colère se crispa à l'enchaînement d'aberrations toujours plus nombreuses prononcées par cet homme ignoble.

« Je me fiche pas mal de la 'noblesse' ou de la 'fierté'. Mais pourquoi bordel devrais-je attendre de l'aide de là où elle ne viendra sans doute jamais ? Croyez-vous vraiment que je sois arrivée ici aujourd'hui grâce au piston où en dépendant de qui que ce soit ? Non mais franchement, vous en avez d'autres des blagues de ce genre ? Si j'avais attendu l'approbation ou le coup de main d'autrui pour avancer d'un seul pas, à cette heure-ci je serais encore coincée dans les ruelles sales des bas quartiers. Je ne... » Il fit son poignet prisonnier, ce qui la poussa à instinctivement le secouer pour se libérer, sans grand succès. Faisant non de la tête, elle se refusait à admettre ce genre d'absurdités. Elle ne le dirait pas, jamais. La pensait-il assez idiote pour lui donner davantage d'armes avec laquelle la blesser ? Sans façon. Elle avait beaucoup de défauts mais le masochisme n'en faisait pas partie. Et puis à quoi bon admettre qu'elle ne pouvait vivre seule ? À quoi bon revenir sur ce sujet dont ils avaient déjà discuté en des temps bien plus cléments, enrobés de sable et de féerie ? Une vague de souvenirs remonta, et avec elle l'amertume de ces moments semblant si loin. Comment un nomade du désert aussi étrangement envoûtant pouvait-il se transformer en ce monstre d'exigence, de rage et d'égocentrisme ? Perplexe, elle resta là à le regarder, incapable de comprendre ce qu'il voulait qu'elle lui dise au juste. S'attendait-il simplement à ce qu'elle verse sa petite larme à deux ronds, et qu'elle lui tombe dans les bras en avouant qu'elle l'avait attendu pendant des mois ? Pensait-il réellement que ça suffirait à tout arranger, à dissiper tous les malentendus et faire oublier à quel point ils luttaient l'un contre l'autre ? Jusqu'à quand était-il capable de se mentir ?

Un instant elle se perdit dans les deux perles sombres qui lui faisaient face, se laissant tomber dans le gouffre magnétique qui l'attirait. L'espace d'un instant son corps entier sembla délivré du poids qui le voûtait et son visage se détendit passablement. Et puis Léogan se détourna d'une moue dégoûtée, brisant la magie illusoire mais puissante d'une trêve temporaire, pourtant si convoitée. Au lieu de ça ils se déchaînèrent en un échange d'insultes prononcées avec tant de conviction que cela lui en fit mal au cœur. Leur relation était comme un lac gelé et glissant qu'elle entendait craqueler toujours plus sous ses pieds. Elle voyait les zébrures inégales et serpentines se répandre aussi vite qu'un éclair dans le ciel avec toujours la sensation de ne rien pouvoir faire pour s'échapper.
Blasée et blessée, Irina grimaça en serrant les dents. Elle avait envie de le frapper, de lui tordre le cou pour enfin le faire arrêter de sourire. Tous les moyens seraient bons pour au moins le faire arrêter de lui montrer à quel point il jubilait de cette putain de situation. Sale con. Se penchant en avant, en ignorant le grincement léger du cuir sous son poids plume, Irina se massa les tempes pour chasser un début de migraine, qui promettait d'être d'une ampleur comparable aux proportions de cette dispute ridicule. Néanmoins malgré tous ses efforts elle restait toujours douloureusement consciente de la présence à ses côtés, à la fois si proche et si lointaine. Une vingtaine de centimètres les séparait, et pourtant en réalité bien des murs se dressaient en cet infime portion d'espace vide.

« Parce que vous, avec vos guenilles de capitaine mendiant vous valez mieux ? Parce que vous... et vos sempiternelles magouilles de laquais balayant sous le tapis, pour le compte d'une personne à laquelle vous ne croyez plus -à supposer que vous ayez cru un jour à ses comptes pour enfants- vous semblez plus heureux ? Pourquoi faut-il que vous teniez autant à toujours me jeter la pierre... que dis-je... la carrière entière à la figure ? Pourquoi venir me donner des leçons que vous êtes incapable d'appliquer ? Pourquoi venir si tard me dire de ne pas rester seule ? » Son regard sérieux et appuyé laissait filer des vestiges d'incompréhension et d'un reproche plus profond qu'elle refusait encore d'énoncer. Si tard. Oui, il avait tardé à se décider, et à vrai dire elle avait bien cru qu'il ne le ferait jamais. Le pire étant que même s'il était là aujourd'hui, et que cette seule idée suffisait à affoler son palpitant capricieux, c'était loin d'être suffisant. Car il y avait bien des choix qu'il devrait assumer s'il voulait -comment avait-il dit, déjà?- ah oui, que cela marche entre eux. Mais depuis quand avait-il été question d'une vraie relation ? Il n'avait jamais donné le moindre signe de vouloir davantage que leurs retrouvailles improvisées et insensées au détour d'un couloir. Depuis le début leur lien avait été aussi instable qu'un tabouret auquel il manque un pied, alors pourquoi lui en voulait-il de ne pas nourrir d'attentes ? Oh dieux, s'il savait... Irina baissa tristement le regard, dodelinant de la tête.

Il reprit alors la parole d'un ton lent et hypnotique qui lui donna la chair de poule avant même qu'il ne la touche. D'ailleurs elle ne sût déterminer exactement ce qui provoqua cette réaction involontaire, entre les paroles susurrées ou la chaleur toujours plus proche du sindarin. Car malheureusement, bien que ses griefs soient solides et bien ancrés, son corps traître ne voyait pas les choses du même œil. Il s'en servait, le salaud. Son instinct lui criait de fuir. Posant une main sur l'accoudoir, la jeune femme tenta de reculer le plus loin possible mais ne parvint qu'à se rendre prisonnière, adossée au meuble. Merde. En quel nom changeait-il si soudainement d'approche, s'en remettant à la volupté ensorcelante de quelques mots transpirant le compromis ?
Sincèrement intriguée par la suggestion ouverte qui l'invitait à faire de lui ce qu'elle voulait, comme ce fameux après-midi dans le désert, Irina ne bougeait plus. Qu'est-ce qui lui prenait, bon sang ? Pourquoi le laissait-elle se jouer de ses sentiments de la sorte ? Quel jeu cruel l'amusait comme ça ? La prêtresse posa une main sur son torse dans l'espoir de réussir à l'arrêter, mais la force avec laquelle il lui fendit dessus eut raison de la maigre résistance qu'elle tentait de rassembler. Le désir se leva alors comme une tempête silencieuse, éclipsant la furie qui brûlait sous sa peau, en attente. Était-ce si difficile de comprendre qu'elle ne voulait pas d'une marionnette manipulable à souhait, une boule d'argile qu'elle pourrait sculpter selon son envie du moment ? Ce qu'elle voulait c'était ce crétin obstiné, avec ses blagues vaseuses, ses tics ronchons d'éternel râleur et ses cabrioles spontanées de bon vivant. C'était lui qui l'intéressait tel qu'il était, pas l'imagerie de possibles qui se reflétaient à travers lui comme un prisme.

Immobile et intriguée, Irina le poussa vaguement de la main, se faisant violence avec elle-même plus qu'avec lui. Mais c'était une bataille perdue d'avance, et le poids du soldat finit de désarçonner ce qui lui restait de volonté avec une facilité qui la rendit honteuse. Ce n'était pas normal, ce n'était pas juste d'exercer un tel pouvoir. Elle se mordilla la lèvre pour retenir des soupirs proches du soulagement, ce qui n'étouffa qu'à moitié le plaisir indécent qu'elle ressentait de le retrouver enfin. Tel un gros chat il se coula contre elle, laissant son souffle chaud glisser sur sa peau comme de la soie. Les poings serrés, la rouquine retenait sa respiration comme pour se convaincre que ce n'était qu'un moment à passer et que bientôt ces caresses délectables et incendiaires disparaîtraient. Elle lui en voulait énormément pour ce qu'il lui faisait subir, pour ces boucles successives de hauts et de bas qui lui donnaient le vertige et semaient le trouble dans son esprit déjà confus. La luxure dévorait petit à petit chaque parcelle pensante de son être, et c'est au prix d'un énorme contrôle qu'elle arrivait à contenir l'envie de le toucher en retour. Au lieu de ça ses mains se perdirent sur ses flancs et sa nuque, que ses ongles courts griffaient légèrement sous la nervosité. Et à défaut de se laisser aller complètement, on pouvait au moins difficilement manquer l'urgence qui animait sa résistance... du moins jusqu'à ce que reprennent à nouveau les hostilités.

Se redressant d'un bond, Irina prit son temps pour relever les pans de sa robe sur ses épaules, s'appliquant bien plus que nécessaire tandis qu'elle remettait le masque de froideur avec lequel elle se protégeait. Alors comme ça il rageait d'entendre prononcer le nom de Veto ? Si seulement il pouvait souffrir un quart de ce qu'elle souffrait en l'imaginant se distraire avec de nombreuses autres femmes, elle se sentirait mieux. Oh et bien oui cela lui ferait les pieds, tiens. D'un regard vengeur elle étudia la colère sourde qui vibrait sous ses paupières agitées, dans l'espoir d'apaiser la frustration physique et morale qui l'habitait. Oui elle se complaisait dans la contemplation sadique et féroce de la souffrance qu'elle lui renvoyait comme un miroir, mais hélas c'était loin d'être aussi épanouissant qu'elle l'aurait voulu. En fait le miel se mêlait au fiel d'une façon insupportable, lui donnant une furieuse envie de lui sauter dessus pour régler le débat par un baiser qui scellerait le tout sur la meilleure des conclusions.
Mais hélas les choses n'étaient pas aussi simples. Ah, si seulement il suffisait de laisser parler son corps, si seulement elle pouvait passer l'éponge après une étreinte et recommencer à zéro ces drôles de retrouvailles... Souriant avec ironie, Irina luttait contre l'envie de fuir où de le chasser de chez elle pour mettre fin à cet échange qui lui tordait les tripes. Il serait tellement plus facile d'abandonner sans même essayer, tellement plus aisé de le laisser partir en se persuadant qu'il n'y avait pas de raisons de nourrir des regrets. Oh, il partirait sans doute bientôt, après qu'elle lui ait tout dit. Néanmoins il était hors de question qu'il quitte Nivéria avant qu'elle ait joué cartes sur table. Écrasée par le poids des révélations qu'elle avait à lui faire, Irina déglutit et pria pour que l'alcool suffise à lui donner l'impulsion nécessaire à se lancer.

Rassemblant son courage, elle déposa Exanimis dans la paume de son hôte intrus, attendant une réaction. N'obtenant rien de particulier, Irina se mordit la lèvre inférieure tout en réfléchissant à d'autres possibilités. Elle savait pertinemment que la vérité n'était pas la version la plus facile à avaler, et il était naturel que la plupart des gens se montre bien plus méfiante que Veto, qui avait accepté ses dires sans même sourciller. Léo quant à lui était d'une toute autre trempe, plus sceptique et dure à convaincre ne fusse que parce qu'il s'attendait à une explication rationnelle, et qu'en l’occurrence elle n'en avait pas à lui donner. Alors elle se laissa simplement porter par l'idée de le confronter aux faits le plus concrètement possible, et illustra ce qu'elle s'apprêtait à lui confier en lui montrant son don de guérison en s'entaillant légèrement. D'ailleurs elle eut la bienséance de ne pas laisser voir la satisfaction qu'elle avait éprouvée de le voir naturellement bondir de panique, malgré les injures échangées un peu plus tôt. Au lieu de ça elle poursuivit ses explications d'un ton neutre, sentant l'appréhension monter en même temps qu'elle parlait.
Ses yeux pensifs se perdirent alors sur le bras armé d'Exanimis -son bras- qui brillait sous la lumière pâle du crépuscule approchant. Une certaine lassitude se lisait dans ses prunelles de jade, tandis qu'elle le regardait incertaine, comme s'il ne lui appartenait pas vraiment. Depuis quand avait-elle réalisé que la créature qui l'avait prise pour hôte n'était en réalité jamais partie ? À quel moment avait-elle enfin dû admettre que la part d'ombre qui la constituait n'était pas juste l'illustration d'un cliché de légendes d'un très mauvais goût ? C'était dur à dire, surtout que la grossesse avait encore brouillé les cartes. En repensant à leur rencontre -ou à leur réunion comme le disait Exanimis- Irina ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur ce qu'était devenue Anima. Avait-elle prit possession de Simalia pour continuer d'exister, ou bien avait-elle définitivement disparu ? Une portion de son âme sembla grincer à l'idée de la perdre pour de bon, ce qui la fit grimacer. En fait il était peu probable qu'elle ait fait preuve d'autant d'indélicatesse, ne fusse que parce que s'imposer à un être vivant était contre ses principes. Tandis que le démon remontait à la surface et faisait trembler l'écran fin qui le retenait d'ordinaire, Irina se sentit envahie d'un calme glacial qu'il lui transmettait. Ce fut donc avec une tristesse mauvaise qu'elle coupa les protestations vaines de Léo qui digérait.

« Vous croyez vraiment que je m'amuserais à tout inventer ? Et pour quelle raison ? »

'Ce n'est pas possible', disait-il. Oui, en principe il avait raison. Elle haussa les épaules avec une légèreté dont elle n'était clairement pas à l'origine. Les êtres millénaires avaient une façon bien détachée de relativiser et de ressentir, à soutenir un point de vue si désespéré qu'il en était presque un abandon ; mais la poussait aussi à aimer d'une façon qui n'était sans doute pas normale selon les normes d'un terran. À vrai dire elle n'était pas sûre que même Léogan -aussi vieux qu'il soit- puisse comprendre l'intensité du sentiment transcendant qu'il éveillait en elle, à supposer qu'elle consente à un jour lui en parler. D'une voix assurée mais lente, elle lui répondit, toujours transportée par son Autre. Bien assez vite elle se laissa porter par lui, s'effaçant progressivement pour le laisser prendre partiellement le dessus. Néanmoins elle se tenait là, à une foulée de sa conscience, prête à bondir dans le cas où il prendrait trop de libertés. Sa voix était la même mais son regard avait légèrement changé, figé sur sa main redevenue normale mais toujours entourée d'un flux anormal d'essence divine.

« Ce que j'essaie de faire ? Je vous montre ma vérité. Vous avez voulu savoir, alors maintenant fermez-la. Ce n'est pas parce que ce n'est pas ce que vous voulez entendre que c'est un mensonge. » Irina le laissait parler à travers elle à sa guise, étant donné que visiblement Léo avait besoin de preuves qu'elle seule ne pourrait lui offrir. « Je n'ai que faire d'enfants en votre genre, trop immatures pour aller de l'avant et trop peureux pour faire marche arrière. Trois siècles d'enfantillages ne vous ont-ils pas suffi ? Alors dites-moi, mortel... En quoi lui offrir la jeunesse est un méfait si sordide? N'est-ce pas là le fantasme couvant en ce cœur qui convoite de la posséder entière, pour la garder égoïstement jusqu'à ce qu'elle se lasse de voir cette sale trogne ? »

Sa mimique se fit moqueuse, alors que derrière la tête d'Irina toujours sagement assise, se dessinait le contour flou de la silhouette sombre que le monocle avait révélé à Léogan. Elle n'était pas tout à fait matérialisée mais elle était plus vive que jamais, se mouvant exactement au même rythme que la jeune femme. Même la cadence de leurs respirations étaient identiques, de telle sorte que cette vision avait de quoi en effrayer plus d'un. Et enfin Irina se leva -et Exanimis à travers elle- faisant face à Léogan de toute leur instable unité, dans un mélange bizarre de force et de fragilité. Si la première avait le dessus à travers le regard presque suppliant qu'elle lui lançait, Exanimis poursuivait ce début de tourment sans sourciller, et le tout en s'amusant grandement de la situation. Cette femme devrait déjà rendre grâces aux cieux qu'il n'ait pas tout bonnement anéanti ce sindarin pour avoir osé désirer celle qui était devenue son enveloppe charnelle. Ce bon à rien qui n'avait où tomber raide mort avait de la chance... De la chance qu'il ait eu la générosité de le rendre utile en le choisissant comme source pour la conception d'Aemyn.

Au moins il lui avait donné une raison d'être, au moins avait-il accompli quelque chose de sa misérable existence, même s'il avait fallu qu'on le fasse pour lui. Un visage dont la moitié gauche était déformée par ce qui semblaient être de graves brûlures lui fit face un instant, le reste du corps arborant une armure lourde en un métal mat aux couleurs noir et or, comme le gantelet qu'elle lui avait montré.
« Alors vous êtes abattu, déjà écrasé sous le poids de cette responsabilité que vous lui avez fait porter seule ? Moi qui pensais que vous auriez au moins un sursaut d'orgueil pour tenter de prouver votre valeur. Mais n'est-ce pas ce que vous tentez de faire depuis votre naissance, vous demandant ce qui vous vaut la condescendance méprisante de Daeron, et la sympathie vaguement saupoudrée de pitié de Fa'ëlle ? Ah, ce foutu complexe d'infériorité est tellement classique que s'en est ennuyeux. Aucun intérêt, vraiment. J'ignore encore pourquoi j'accepte de perdre mon temps de la sorte. Enfin qu'importe, j'en ai déjà fait plus que je ne devrais.»

Et aussi soudainement que l'ombre était apparue, elle s'évanouit sans un bruit, laissant Irina battre des paupières sans trop se rendre compte de ce qui s'était passé. Elle avait vaguement conscience d'avoir 'cédé sa place' pour ainsi dire, sans pour autant avoir notion ou contrôle sur ce qui avait pu se passer. De fait la seule chose qui lui apparaissait était l'urgence de faire comprendre à Léogan qu'elle ne lui mentait pas, et à ce titre sortir le lion de sa cage lui avait paru une bonne idée. Mais à en juger par l'expression du brun, cela avait peut-être été une erreur. Sentant qu'elle perdait sa prise sur la situation, la jeune femme se rassit sur le canapé pour essayer de capter l'attention de ce Léogan déconfit qui ne la regardait même pas. Agitée, elle tira sa manche en appelant son prénom, craignant ce qu'Exanimis avait bien pu lui dire pour le mettre dans un tel état. Ce fut le bruit de verre brisé qui la fit finalement sursauter dans un cri de surprise qui la poussa en sa direction sans réfléchir, pour l'aider. Trop tard. Cet imbécile était tombé sur les débris tout en lui bondissant dessus sans prévenir. Il fit taire ses protestations en pressant ses lèvres des siennes dans un baiser fervent, ce qui les étouffa en un gémissement étrange.
Elle voulait se lever pour vérifier jusqu'à quel point il s'était blessé, mais cette fois elle n'eut vraiment d'autre choix que de céder sous les caresses qui lui volaient à la fois son souffle et sa lucidité. Renversée par le corps rigide de Léo sa tête heurta malencontreusement l'accoudoir, ce qui lui arracha une brève plainte. Toutefois la douleur disparut vite au fur et à mesure que leur étreinte maladroite se prolongeait, ce qui fit prévaloir l'avidité et la tendresse lascive qui attendaient tapies depuis trop longtemps. Une dimension s'ouvrit, les absorba, et le reste du monde disparut. Un recoin de son cerveau s'apaisa en constatant qu'aucun pleur n'émergeait depuis le berceau, et ensuite ce fut le vide. Les sens prirent le dessus tandis que ses mains retrouvaient enfin le chemin de la peau halée de Léo, libérées de leurs hésitations.

Fébriles, elles redécouvrirent la rugosité familière de cette derme musquée qui défila sous ses doigts fins, bien assez vite suivie de ses lèvres qui se perdirent dans la vallée palpitante de sa gorge. Désormais elle se fichait d'être injuste, exécrable, autoritaire ou abominable. À cet instant précis, ainsi allongés sur un canapé trop petit, ils s'appartenaient. Entre deux baisers Irina le regarda haletante, pensive mais décidée. Oui, c'était une certitude... Beaucoup de choses avaient été chancelantes et continueraient sûrement de l'être à l'avenir, mais le lien qui s'était tissé entre eux ne pourrait être brisé si facilement. Qu'ils luttent ou non pour l'admettre, il fallait plus que des différences politiques, la contrainte du devoir ou le silence de la solitude pour les séparer.
Tous deux semblaient faits du même bois tenace et solide, sans doute peu poli ou esthétique, mais qui avait au moins l'avantage de faire des charpentes solides survivant à presque tout. Mais ne dit-on pas que la vermine résiste à presque tous les cataclysmes ? Un sourire plus sincère plia les lippes d'Erynn, avant qu'elle ne serre simplement son compagnon contre elle, avec toute la force de ce désir affligeant qu'elle avait nourri pendant des mois, mettant enfin de côté la côte d'épines avec laquelle ils s'étaient heurtés tout ce temps. Ses os protestaient parfois à la force avec laquelle Léo la serrait, mais elle n'osa se plaindre de peur de le voir à nouveau lui échapper pour de bon. Les mots lui paraissaient faibles et vains, à tel point qu'il ne lui vint même pas à l'esprit de parler. Au lieu de ça elle laissa la tendresse gauche de ses gestes exprimer tout ce qu'il y avait à dire, et ses mains virer le tissu de sa chemise sur les côtés, autant que possible.

Mais alors il prit soudain le relais pour discourir sur ses impressions, plus clairement qu'elle ne l'aurait jamais cru. Surprise elle se contenta de lui donner toute son attention, même si de temps à autre elle ne pouvait s'empêcher de loucher sur ses lèvres entrouvertes. Respectueuse du pas en avant qu'il ébauchait, Irina se tut religieusement. Au moins à ce niveau-là il faisait preuve de plus d'initiative qu'elle n'en serait jamais capable. En fait elle sentait l'envie grandissante de lui confirmer les choses, de lever les doutes qui restaient encore, le tout sans avoir la moindre idée de comment s'y prendre. Ceci dit elle s'était déjà excusée plus tôt, ce qui lui épargnait au moins le devoir de le répéter. Quoi qu'il en soit elle cherchait activement une façon de lui faire comprendre l'attente et la déception de se retrouver livrée à elle-même. Mais avait-elle seulement le droit de lui reprocher ça ?


« J'ai longtemps espéré que vous changeriez d'avis et que vous viendriez à moi de votre propre chef. J'ai espéré en silence sans oser vous demander de l'aide. Je n'ai pas voulu vous enchaîner encore à une obligation, je n'ai pas voulu que vous reveniez par devoir. Je... voulais signifier pour vous la liberté et l'évasion. Je préfère être le rêve d'un instant que les chaînes d'une vie entière. Je ne pouvais pas accepter de vous forcer à faire un choix dont vous ne vouliez pas, alors que je n'étais pas sûre de quoi vous dire. Je n'ai pas eu la force de dire ce que j'avais envie de hurler, par crainte de vous voir me rire à la figure. Par peur qu'après tout ce qui s'est passé, tout n'ait été qu'un jeu de masques destiné à faire passer le temps. J'ai été lâche et j'ai préféré me protéger plutôt que prendre des risques. »

L'aveu ne l'enchantait pas, et à en regarder l'ombre dans son regard, on voyait ce qu'il lui coûtait. Néanmoins elle faisait de son mieux pour également aller vers lui à sa façon, même si parfois c'était plus agressif que ça ne devrait. De toute façon ils étaient deux raclures qui se valaient, bien qu'ils ne soient pas là pour se juger moralement. Non, ce qui se passait n'avait absolument rien à voir avec leur nature, c'était bien plus simple. Souriant doucement, elle effleura sa joue et posa son index sur ses lèvres pour le faire taire. C'était insupportable de l'entendre dire qu'elle méritait mieux. Ses paroles furent dures mais son ton était taquin.

« Bouclez-la. Je ne vous demande pas votre avis pour juger ce qui est bon pour moi ou non. Je n'ai pas non plus été tendre avec vous, et bien que je continue de penser une bonne partie de ce que j'ai pu dire, j'ai dérogé à ma propre règle en me montrant hypocrite. Tout remettre sur vos épaules alors que je n'ai pas eu le courage de vous confronter, c'est malhonnête et injuste. » Elle noua une main autour de sa nuque et déglutit avec peine, parlant lentement pour peser ses mots. Toutefois du genou elle taquinait la sensibilité de son partenaire l'air de rien, testant sa résistance et sa faculté à se concentrer sur le sujet on ne peut plus sérieux. « J'aurais dû vous traiter d'enfant de salaud en face, j'aurais dû au moins vous donner une chance de choisir plutôt que de vous imposer et vous mettre devant le fait accompli. Je... n'aurais pas dû. »

Elle baissa le regard sur le torse à la chemise entrouverte, qu'elle toucha doucement. Leur échange -plus fructueux cette fois- se coulait sans encombres majeures, pendant qu'ils restaient gentiment lovés l'un contre l'autre, en ce calme après la tempête qui semblait devenir un rituel. Ceci dit Léo finit par se lever sans prévenir, avec un flegme stoïque qui la déçut passablement. Même pas une grimace, un regard enflammé ou un quelque chose à se mettre sous la dent. Peut-être avait-elle sous-estimé sa force de volonté. Saleté de mâle. Secrètement frustrée, elle se redressa aussi et écarta fermement ses mains pour s'occuper d'extraire le bouts de verre de sa jambe. Une fois cela fait, elle le laissa -un peu à regret- ramasser les débris et s'approcha du petit lit de bois. Vu le silence elle s'était attendue à voir Aemyn dormir à poings fermés et pourtant il était simplement allongé là, les yeux ouverts et papillonnants dans l'espace. Dans sa petite main il tenait un petit jouet en tissu en forme de chat -un cadeau cousu par les mains de Juniel- qui était aussi son préféré. Incroyable. Oui, c'était le qualificatif le plus sobre qui lui venait à l'esprit pour désigner son attitude. Comment était-il possible qu'il reste aussi calme malgré le bruit de leur dispute, du verre brisé, et de sa mère à l'humeur visiblement altérée ? C'était un mystère, une bénédiction inexplicable. Erynn effleura son visage en souriant.
Cette quiétude insouciante que son fils lui transmettait ne pouvait durer toujours, elle en était consciente, surtout que la discussion sur Exanimis était loin d'être terminée. Profitant que le bébé soit distrait, elle regagna sa place initiale et se prépara au prochain tour de cette bataille de longue haleine. Voyant qu'il tenait l'anneau entre les doigts, elle fut prise d'une chair de poule étrange mais n'en dit mot. Ce truc avait tendance à avoir de drôles d'influences sur elle. Acceptant de retrouver le bijou maudit, elle le glissa à nouveau à son doigt avec un soupir, dans un mélange de soulagement et d'appréhension. Qu'elle le veuille ou non il faisait partie de ce qu'elle était devenue. Laissant un silence pesant s'installer entre eux, Irina ne put se résoudre à le briser. C'était à lui qu'il revenait de parler et de poser des questions s'il en avait. Elle de son côté ne pouvait que répondre de son mieux avec le peu d'éléments dont elle disposait, ce qui ne serait pas forcément suffisant. C'était tout ce qu'elle avait à lui donner à ce sujet, en tout cas. Attendant un peu nerveuse, la rouquine se recoiffa dans un réflexe très approximatif. Lorsqu'il la regardait avec cette bienveillance prête à accepter tous les mensonges, elle ne savait pas sur quel pied danser. Le transformer en victime consentante de ses manipulations serait facile, trop facile. Et c'est sûrement pour cette même raison que cela la rebutait plus que tout. Acquiesçant petit à petit aux éléments qu'il essayait d'intégrer, Irina déglutit.

« J'ai bien peur d'ignorer ce qui n'est PAS dans ses cordes. Néanmoins il possède un ego à la hauteur de sa longévité et il n'est pas vraiment du genre à concéder de se justifier à tout va. La cohabitation n'est pas toujours évidente, si vous voulez tout savoir. Nous avons un seul corps, un seul esprit que nous partageons comme une chambre d'auberge. » Quitte à y aller, autant faire dans l'auto-dérision. Ce n'est pas comme si elle avait le choix de toute façon. « À ce titre parfois il est complexe de savoir où s'arrête l'un et où commence l'autre. Néanmoins à sa décharge il a prêté le serment de ne pas s'arroger les commandes et il a tenu parole jusque là. Les seules fois où il a pris le dessus il l'a fait avec mon aval, ce qui selon les normes des rares cas de possession connus, est une grande première. En fait c'est sans doute parce que je ne lui sers pas d'hôte. C'était le cas quand j'ai fait sa rencontre au temple englouti, mais nous ne sommes plus qu'un, désormais. »

Ses yeux observaient le vide, comme si ce dernier pouvait receler les informations dont elle avait si désespérément besoin. En vain. « Je doute qu'il daigne me répondre et croyez-moi j'ai été la première à l'interroger. Vous pensez bien que j'ai eu le temps de le harceler durant ces longs mois de grossesse. Hélas l'élégance de m'en faire part ne fait pas vraiment partie de ses qualités. Il juge que d'après le pacte que nous avons passé, il avait le droit de faire ce qui lui chantait sans consulter personne. Charmant, n'est-ce pas ? » L'ironie était la seule chose qui lui restait, surtout en pareilles circonstances. Seulement ce désordre sans nom n'avait pas vraiment à revenir à Léo, surtout que paternité ou pas, publiquement cet enfant portait seulement le nom de sa mère. « Je... J'ai déjà dit ça et je continue de le penser. Ce n'est pas que je veux vous exclure, vous décharger ou vous accabler avec cette histoire. Je l'ai dit, aussi paradoxal que ce soit, je n'en sais pas beaucoup plus que vous. Mais vous n'avez pas à assumer cet enfant, alors qu'au final tout ça n'a pas dépendu de vous. C'est moi qui ai jugé bon de me lier à Exanimis et personne d'autre. Alors vous n'avez pas à prendre cette décision... … … Pas si vous ne le voulez pas vraiment. »

Elle avait fini par compléter sa phrase, dénotant ainsi d'une différence colossale dans sa signification. Évidemment il n'était pas question d'aller à l'encontre de ce qui avait déjà été reconnu publiquement, soit que Veto était le père d'Aemyn. Ce serait trop compliqué de faire circuler des rumeurs contraires démentant ce sujet, surtout maintenant qu'elles semblaient enfin s'être plus ou moins tues. Néanmoins c'était une façon de lui laisser une porte ouverte dans la sphère privée, et c'était bien plus qu'elle n'aurait cru possible. Oh bien sûr l'éventualité d'avoir quelqu'un pour l'épauler -en dépit des réactions parfois irresponsables de Léo- était réconfortante, seulement il fallait bien plus que cela pour tenir la position de père.
Nerveuse, elle se rassit et serra contre son ventre un vieux coussin, considérant un instant l'idée de boire un autre verre de vin. Non, mauvaise idée, si elle continuait à boire elle se rendrait malade. Écoutant les souvenirs évoqués par le saltimbanque sindarin, elle se laissa plonger dans l'ivresse aride du début de leur relation tumultueuse. Oui, elle se souvenait de cette femme étrange qui lui avait instantanément inspiré un sentiment de dangereux mystère. Cette vieille connaissance avait été intrigante et peu avenante, mais au moins elle avait fait preuve d'un franc parler appréciable. Enfin c'est vrai qu'elle n'y avait pas prêté très attention non plus. Léo reprit et la rendit curieuse avec ses phrases inachevées.

« Tellement plus de temps pour... ? » Elle avait envie qu'il termine ce qu'il avait commencé, ne fusse que parce qu'elle avait un peu perdu le fil à force de réfléchir à tout et son contraire. Néanmoins voyant qu'il ne montrait pas de signes de vouloir poursuivre, elle fronça les sourcils. « Vous vous inquiétez de me voir disparaître du jour au lendemain, alors que vous vous serez à peine fait à mon sale caractère ? Mais n'est-ce pas prématuré de penser à ça alors que vous n'avez même pas encore commencé à me courtiser ? » Elle sourit doucement, cherchant à alléger l'atmosphère. Ce n'était pas qu'elle ne prenne pas le sujet au sérieux, c'est juste que dramatiser ne leur offrirait pas non plus des solutions. Sans parler du fait que la peur de mourir ne pouvait vraiment installer son emprise en son cœur. « Plus sérieusement, je sais que j'ai changé. En quoi et à quel point je ne saurais le dire. Ma condition de Terran me conditionne sans doute à continuer d'ignorer une partie de toutes ces subtilités qui font l'existence d'un éternel. Néanmoins Exanimis ne m'a jamais menti, et je sais que je... qu'il ne trahirait jamais une promesse faite à Anima. Il a dit qu'il me laisserait vivre librement et jusque là la seule contrainte qu'il m'a imposée, en plus d'un pouvoir dont j'ignore tout, c'est cet enfant que je ne pourrai jamais venir à regretter. D'autre part est-ce que je suis toujours humaine, est-ce que je suis devenue un monstre ? » Une grimace trahit cette question pénible si souvent répétée en son for intérieur. Les questions métaphysiques étaient aussi une partie de son quotidien, et il était suffisamment complexe de déterminer ce qui lui arrivait au juste. « Je l'ignore. Je sais seulement que je ne me suis jamais sentie aussi complète que depuis le jour où nous sommes trouvés. Je n'ai sans doute jamais été très normale, alors un peu plus ou un peu moins, je crois que ça ne fait pas de différence... »

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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeJeu 13 Nov - 21:13

Toute cette histoire allait bien trop vite pour Léogan, trop vite pour son incrédulité de cynique invétéré, trop vite pour ses facultés intellectuelles de mortel aussi, probablement. Alors il fermait sa gueule, il la fermait bien comme il faut et il écoutait Erynn lui déballer son histoire avec une attention sonnée – vraiment, il aurait mérité une médaille. Finie, évanouie, assommée, cette violence obscure qui lui filait l'envie de se défouler quelque part, de fracasser des mâchoires et d'arracher des intestins ; maintenant c'était ses entrailles à lui qu'elle lacérait dans le détail et il ne se sentait plus capable que de la regarder faire d'un air stupide. Les quelques phrases confuses qui lui échappaient parfois, sans vraiment qu'il les entendît ou qu'il n'y prêtât lui-même de l'attention, étaient de toute façon balayées violemment et envoyées sur le tapis où elles tombaient pathétiquement les unes sur les autres et gisaient en lambeaux frémissants.
Et puis tout à coup, quelque chose dans la voix d'Erynn changea, quelque chose se durcit et se glaça, et c'était comme si désormais, elle grondait du haut d'une montagne venteuse et que ses échos fantomatiques tombaient dans des précipices et pleuvaient sur lui en averse de grêle acérée. Un grand frisson passa sur l'échine de Léogan et il se sentit comme un fauve aux abois. Le frisson monta en un éclair dans son cerveau reptilien qui explosa sous le coup de la menace. Ses yeux noirs s'écarquillèrent. Au fond de lui, il avait une intuition très profonde de ce qui était en train de lui tomber sur le coin de la figure et il commençait à s'enfoncer dans le canapé comme un animal prêt à bondir sur le danger toutes griffes dehors et à fuir devant un prédateur plus gros que lui. Fiche le camp. Tire-toi. Saute par la fenêtre ! Passe la muraille, dégage !
Léogan siffla entre ses dents alors qu'il reconnaissait peu à peu l'ombre noire et floue qu'il avait vue louvoyer sur la silhouette d'Erynn dans le désert, cette nuit-là. Ce machin-là était loin de lui vouloir du bien. Il se crispa de plus en plus, ses bottes grincèrent sur le parquet, ses doigts s'enfoncèrent dans le cuir du canapé et le démon apparaissait peu à peu comme un halo de fumée noire derrière Erynn, ses yeux suppliants et sa main qui le tenait si fort par la manche. Putain, bordel, mais qu'est-ce qui se passe...
Il regarda de droite à gauche avec affolement, le cœur battant à la chamade, et il réalisa qu'il était inutile de chercher de quoi se défendre, et surtout, tout à coup, ce que l'ombre d'Exanimis était en train de lui dire. Une convulsion lui saisit la nuque et il tiqua nerveusement.

« La... quoi ? » s'étrangla-t-il.

Léogan serra ses doigts, ils se crispèrent sur l'accoudoir du canapé.
Oh, il avait entendu toute sa vie ce genre de critiques ricaneuses, il s'était déjà fait traiter d'égoïste et de lâche au moins mille fois, et d'enfant plus encore – de la bouche d'un dieu déchu, c'était plutôt nouveau, oui, mais ça restait dans le thème. C'était plus de prestige, peut-être, et puis sans doute qu'il devait s'en sentir honorer, ou une connerie du genre, il n'en savait rien, mais restait que ça ne lui plaisait pas plus que d'habitude.
Mais ce qu'il disait savoir du sentiment qu'il éprouvait pour Erynn, c'était plus qu'une insulte, en fait, c'était plus qu'il ne pouvait le supporter. Léogan n'avait jamais rien possédé. Il répugnait déjà à la possession matérielle, il ne conservait certains objets autour de lui que par pragmatisme, et il n'avait jamais détenu de vrai droit sur les individus – et encore moins sur Irina...
Il passa fébrilement dans ses cheveux sa main qu'Erynn n'avait pas capturée par la manche, la regarda avec terreur, sans trop comprendre comment il pourrait avoir le moindre droit de propriété – le moindre droit tout court – sur elle qui était si... Spéciale. Si loin de ce qu'il pouvait être.
Alors, devant la face à moitié brûlée d'Exanimis qui se composait nébuleusement au-dessus d'elle, Léogan éclata brusquement de rire. Un rire méchant et noir, comme une bile qui remonte dans la gorge, ou de l'acide qu'il lui cracherait à la figure. Et son intelligence si douée pour trouver les failles, agresser, blesser et détruire émergea peu à peu des restes encore fumants de son instinct de survie. Tout ce dont il avait envie, soudain, c'était de pouvoir prendre la putain de tête immatérielle du démon et de la fracasser contre l'accoudoir du canapé, contre le mur ou le bureau, jusqu'à ce que ses yeux moqueurs giclent et qu'il ressemble à une pièce de viande hachée trop cuite. Qu'il se taise...

« Vous... Vous savez pas... » croassa-t-il, en se faisant mal aux ongles à force de les enfoncer dans l'accoudoir. Ses mots trébuchaient sous l'effet de la panique et de la fureur et il les reprit avec hargne, comme si c'était Exanimis, qui était responsable de ses balbutiements de gosse faiblard. « Vous savez pas d'quoi vous parlez, espèce de connard. Ici les choses vivent et disparaissent. Le temps leur donne un peu de consistance, l'immuabilité peut faire une certaine différence. Mais on peut rien posséder et Irina n'm'appartient pas. Elle appartient à personne. » insista-t-il, sans doute aidé par l'alcool alors qu'il soutenait rageusement le regard du démon. « Allez vous faire mettre. » cracha-t-il, enfin.

Oui, on ne pouvait pas demander trop longtemps à Léo de fermer sa gueule. Parce qu'au fond, hein, la gueule, c'était bien tout ce qu'il avait.
Il ricana bêtement.

« Prouver ma valeur, ouais ? rétorqua-t-il, immédiatement, plus virulent encore maintenant que le démon avait réussi à ébranler encore sa culpabilité. Ah, bordel, comme quoi, les éternels sont pas non plus à l'abri de l'erreur, s'exclama-t-il, en éclatant de rire ouvertement. Vous ne pouvez rien y comprendre, quand bien même on vous a forcé de vivre sur ce monde. Alors, ouais c'est ça, détournez-vous, ça vous aidera, ça vous donnera sûrement l'air plus intelligent que vous n'l'êtes. De toute façon, ce sont pas vos affaires, hein ? ironisa-t-il avec un jeu de sourcils sardonique, en montrant Aemyn dans son berceau d'un mouvement de tête. Vous imposez ce que vous voulez imposer et puis il faut se débrouiller avec. Vous en faites pas, mon vieux, j'ai souvent fréquenté des gens comme vous, je vois l'style d'emmerdeur, à peu près. Je f'rai l'boulot. » acheva-t-il, avec son sourire narquois de gamin intenable.

En plusieurs millénaires d'existence, Exanimis n'avait peut-être pas été insulté aussi carrément – quoi qu'à vivre avec Irina, il devait morfler un peu tous les jours – mais Léogan n'en avait résolument plus rien à foutre. Encore corrosif, brûlant de rage, de terreur et blême de culpabilité, il s'était à moitié redressé sur le canapé pour faire face au démon et le regarder dans les yeux. Et puis, Exanimis, drapé dans le narcissisme méprisant propre à son espèce, disparut dans le vide, en ne laissant plus qu'Erynn derrière lui, qui n'avait pas l'air d'avoir suivi une seconde de ce qui s'était produit.
Léogan, atterré, encore considérablement secoué, se laissa tomber dans le fond du canapé et devint livide. Les mots susurrés par la voix glaciale du démon résonnaient encore à ses oreilles. L'air de la bibliothèque était devenu pesant, en particulier dans le fond de son poitrail, où ses poumons lui faisaient mal comme si sa cage thoracique avait été trop étroite pour contenir son besoin d'oxygène. Tous ses muscles étaient figés, il n'osait même plus regarder Erynn, dont il sentait la présence, et qui l'appelait doucement par son nom en le tirant toujours par la manche, comme une enfant apeurée, pour obtenir son attention, mais il était désormais dans une bruine aveuglante, qui rendait ses paupières lourdes et qui recouvrait le monde autour de lui ; il peinait déjà à battre des cils pour mieux voir ce qu'il y avait précisément devant lui, et la voix de la jeune femme qui l'appelait ne lui parvenait plus qu'en échos incertains. Il ne réagit pas. Pourtant, il n'avait jamais été aussi lucide qu'en cet instant.
Dans son crâne, c'était comme si Exanimis avait fichu le feu à une dizaine de barils de poudre qui avaient tous fait sauter son petit monde si insignifiant de rationalité, de sentiments qui lui avaient semblé légitimes et de maigres certitudes qu'il avait conservées avec le temps. Sa tête n'était plus qu'une immense explosion où plus rien ne faisait sens, que le désespoir d'être coupable de la solitude d'Erynn et la fureur révoltée d'avoir dû jouer encore une fois le rôle du salopard sans l'avoir vraiment choisi.

Son verre s'écrasa sur le sol et se brisa – il en entendit à peine le bruit strident qui fit pourtant bourdonner désagréablement ses oreilles pointues – il se jeta sur Erynn. Elle sursauta de surprise, se cogna contre l'accoudoir du canapé, mais il ne s'en aperçut pas davantage que de la morsure des éclats de verre sur ses genoux. Et peu à peu, tout semblait redevenir plus intense et plus bouillonnant autour de lui. Il émergeait d'un chaos d'explosion pour se plonger dans un maelstrom incendiaire. Sa gorge était nouée, tordue et emberlificotée, ce n'était plus une boule qu'il avait là-dedans, c'était un globe terrestre, une planète entière qui y était coincée et qui l'empêchait de répondre quoi que ce soit à la détresse des mots de la jeune femme qu'il serrait contre lui. Et il y avait quelque chose, comme de la colère, du désir trop longtemps inassouvi, de la terreur, qui lui bouffait l'estomac pendant qu'il embrassait Erynn pour la première fois depuis presque un an et qu'il tentait par tous les moyens de tout rendre clair et lumineux entre eux, de recomposer les morceaux cassés de cette liberté vaste comme la terre qu'il avait sentie si fort autrefois auprès d'elle, et de refermer doucement les plaies dont il l'avait cruellement affligée.

Un dragon monstrueux grondait dans le ventre de Léo. Ronflant, crachant, tapi dans une cage d'os et de chair, la bête, salamandre en fusion, se tordait, se contorsionnait et soufflait des volutes de feu qui incendiaient tout son poitrail et propulsaient son cœur en apesanteur dans d'autres strates atmosphériques. Ses paupières dansaient et rebondissaient sur ses iris noirs que des fumées mystérieuses venaient piquer et brûler amèrement.
Il se serrait contre elle outrageusement, redoutant qu'elle ne découvrît les incisions nacrées et les crevasses désagréables qui formaient deux demi-lunes symétriques sur sa poitrine et dans son dos, qu'elle ne l'interrogeât sévèrement sur ses dernières bêtises de mioche imprudent – et déjà angoissé à l'idée d'être forcé de lui révéler en quelles circonstances il s'était fait cette cicatrice encore un peu marquée sur son mollet droit, qui donnait l'impression qu'une mâchoire de chien gigantesque lui avait presque arraché la jambe. Oh, pitié. Maintenant, tout cela ne lui inspirait plus qu'une honte insupportable. Cette pensée lui arracha une petite grimace contrite au milieu de l'océan de flammes et de parfums obsédants que formait la chevelure d'Erynn en ondoyant comme de l'eau dans le creux de son cou. Il était avide, terriblement avide de traverser le tissu fin de sa robe pour ne plus rien sentir d'autre que son corps s'emmêlant étroitement au sien, ses doigts tirant ses cheveux, sa peau mordant la sienne, ses lèvres, oh, ses lèvres...
Il redécouvrait le corps de la jeune femme comme si c'était la première fois – et en vérité c'était sans doute la première fois que ses mains s'égaraient fiévreusement dans les courbes chaudes de ses hanches et de sa poitrine, dont il se souvenait de la minceur touchante d'autrefois, et qui désormais s'épanouissaient en ondoyant plus voluptueusement sous la caresse de ses doigts. Erynn n'était plus la jeune fille un peu trop maigre et trompeusement chétive qu'il avait connue l'année passée, mais elle rougissait encore dans le creux de son cou quand il l'embrassait et qu'il faisait glisser inconsciemment sa satanée robe sur ses bras pour découvrir les secrets de sa peau diaphane. Léogan commençait à perdre peu à peu conscience de ce qu'il faisait. Ses mains coulaient sur le ventre d'Erynn, enveloppaient sa taille, glissaient sur ses hanches, et relevaient sa robe pour tressaillir chaque fois qu'il sentait évasivement sa jambe, son mollet, sa cuisse, se découvrir sous ses doigts. Il sentait confusément que sa chemise était plus ouverte à chaque seconde, mais les mains douces et froides de la jeune femme qui l'étreignaient férocement ne faisaient qu'attiser plus encore le feu qu'elles y avaient allumé un peu plus tôt ; ce n'était pas assez, pas assez près, pas assez fort. Il se consumait lentement, si lentement que c'en était un supplice, sa peau était brûlante et douloureuse, il rêvait d'une étreinte plus étouffante encore, et pourtant, par on ne sait quel miracle du cerveau humain, il était capable de parler avec cette lucidité aiguë qui était née des cris révoltés d'Erynn et qui lui transperçait le crâne de part en part.
Quand elle lui répondit, avec dans sa voix grave la vibration particulière de la sincérité, de l'espoir et du remords, une vague lumineuse submergea Léogan, l'enveloppa despotiquement et éblouit toutes ses pensées. Ses mots suaves et fragiles l'hypnotisèrent avec une force vertigineuse. C'était comme si cette voix, dont il n'avait plus entendu que des échos indéfinissables dans sa mémoire pendant des mois, venait faire le vide dans son esprit et remplacer tous les grondements de colère tyranniques de ce monstre de rancœur et de tristesse qui rugissait depuis peut-être une heure déjà dans sa poitrine, par des vérités simples, douces, envoûtantes. L'entendre avouer qu'il lui avait manqué, un peu, au fond, c'était fruste et ordinaire, mais il réalisait peu à peu, à mesure qu'elle parlait, qu'il n'avait pas besoin de davantage. Et ces rêves, ces rêves fantasques qu'elle avait pour lui, qui passaient dans son esprit comme une nuée d'oiseaux ou de papillons légers qui battaient leurs ailes chatoyantes hâtivement, caressaient ses désirs et s'évanouissaient tristement. Ce n'était que des rêves illusoires, mais il ne pouvait pas s'empêcher de sourire vaguement, bêtement, les yeux plongés dans ceux d'Erynn avec une exaltation irrépressible. Son regard à elle était grave et triste, il tempéra son émerveillement de gamin égaré et redonna du sérieux à sa figure. Il glissa une main derrière la nuque de la jeune femme, emmêla ses cheveux roux entre ses doigts et se pencha sur ses lèvres rouges en fermant à demi les yeux.

« Chut... murmura-t-il, en effleurant sa bouche de la sienne avant d'y déposer un baiser doux et léger. Vous n'êtes pas lâche, ce n'est pas vrai. Simplement... souffla-t-il, en caressant le visage d'Erynn du bout des doigts, les sourcils froncés soucieusement comme pour se forcer à réfléchir. Hem, disons que la vie vous a mis beaucoup de claques dans la figure. Quand on sait ce que c'est que de souffrir, ou d'échouer... On se préserve, on fait souvent quelques... Bêtises. Je crois pas vraiment que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Survivre à un abandon, ça ne donne pas les moyens de mieux vivre le suivant. Je me suis laissé une porte de sortie avec vous, je vous ai fait croire que cet abandon pourrait arriver d'un instant à l'autre et vous l'avez redouté. Et... Il est normal que vous ayez voulu... Vous tirez cette épine du pied. Je l'ai fait parce que je craignais d'échouer avec vous, là où j'ai toujours échoué, j'ai prédit mon échec, et je nous y ai enfermés. C'est moi qui suis lâche. Vous avez agi, je n'ai rien fait. Je ne peux pas vous forcer à jouer à pile ou face, vous souffrez assez comme ça, la vie est trop dure aujourd'hui pour ce genre de jeu insouciant et... »

Il suspendit un instant sa phrase en inspirant subitement, se mordit les lèvres et déglutit péniblement. Il s'était toujours comporté comme un gosse, c'était vrai, et il avait été cruellement insouciant. Avant le départ d'Irina, il n'avait pas voulu penser une seule fois à ce qu'impliquait vraiment leur relation, tout ce qui avait importé avait été de se rencontrer hasardeusement selon sa fantaisie et son désir, de braver tout ce qui lui insupportait à Hellas, de rire ensemble, d'enchaîner les frasques, de jouer, oui. Pas de responsabilité, pas de devoir, pas de promesse. Pas d'échec possible. Il avait fait semblant de croire que les incidents politiques ne pouvaient pas les atteindre, qu'il n'y avait qu'eux au monde, et il lui avait dit qu'elle n'était plus seule. Même pas sûr qu'il se fût aperçu de son mensonge.
Il passa une main dans les cheveux d'Erynn pour dégager un peu son visage et lui sourit évasivement, comme une pâle tentative de réconfort. Il prit une autre inspiration et parla très lentement, le regard un peu perdu, en enfilant difficilement les mots les uns après les autres :

« Je voudrais que vous soyez plus qu'un rêve, Erynn. Un rêve d'évasion et de liberté, c'est grisant, c'est comme de l'opium, on le respire et... Le chagrin s'efface, la fumée nous berce et nous soulage, mais le lendemain, quand on ouvre les yeux sur la réalité... Tout paraît trop clair, trop acéré, trop blessant. Je ne veux pas que vous soyez mon opium, conclut-il en plantant en regard grave dans celui d'Erynn. On pourrait essayer, tous les deux, de trouver notre chemin, qui ne soit fait ni de chaînes, ni d'éphémère. Si vous voulez me libérer, faites-le pour de vrai. Je vois assez de fantômes autour de moi, je veux que vous soyez réelle. Et j'aimerais l'être pour vous, j'aimerais pouvoir ne pas vous échapper des doigts comme de la fumée, j'aimerais croire que cette tendance à m'enfuir au milieu de la nuit comme un animal sauvage, n'est pas dans mon sang, j'aimerais trouver de la consistance près de vous et pour Aemyn. Je voudrais prendre soin de nous trois. Si vous m'en donnez le droit, je le ferai. »

Il lui sourit une nouvelle fois, fort, plein de lumière, mais il se sentait encore fiévreux et l'ombre qui louvoyait tristement dans les yeux d'Erynn le remplissait d'une culpabilité morose – il s'excusa, chose qu'il faisait très rarement sans doute par colère, par lâcheté ou par arrogance, et qui lui demandait un effort de volonté immense. Il lui devait bien ça, au moins. Ha, oui, il avait besoin d'elle, autant qu'Elerinna avait besoin de lui peut-être – ce qui était ignoble, c'est qu'il avait été prêt à se comporter avec Erynn de la même façon qu'Elerinna se comportait avec lui et qu'il avait aspiré sans s'en rendre compte tout ce qui était bon et fort en elle pour n'y laisser que de la désillusion, de la souffrance et du chagrin. Il avait incarné pendant ces quelques semaines de relation – cela semblait remonter à une éternité, maintenant – tout ce qu'il haïssait le plus en l'être humain et le réaliser aujourd'hui le plongeait dans un état de panique et d'abomination vertigineux. Et maintenant – maintenant – depuis une heure déjà, quand il était entré par cette fenêtre, en une ou deux minutes à peine, il l'avait rencontrée, fière et belle comme autrefois, comme il se l'était toujours rappelée, comme il l'avait toujours aimée, et puis il avait parlé, il avait crié et ragé, et quelque chose était tombé de son visage délicat. Quelque chose sur son visage avait sauté du septième étage et s'était écrasé au sol dans un petit bruit pathétique et dégueulasse, elle avait eu juste l'air vide, et c'était Léogan qui avait fait ça.  Ha, ha. Bravo, Léo. Bien joué... Comme d'habitude, hein. Très adulte. C'était à vomir.

Et puis, quand le visage d'Erynn s'éclaira d'un sourire, il eut à nouveau le sentiment d'être lavé soudain de tous ses stigmates écœurants et il fut incapable d'avoir d'autres pensées que les mots qu'elle prononçait espièglement, en lui caressant le visage et en l'interrompant d'un index doux posé sur ses lèvres. Sa respiration s'emballa, il entrouvrit légèrement la bouche, par rébellion ou par reconnaissance, un peu des deux peut-être, mais il n'aurait su de toute façon comment l'interrompre ou s'expliquer. Il sentait les mots d'Erynn se bousculer à ses lèvres et tomber en cascades, emmêlés et confus parfois, mais il l'écoutait, c'était tout ce qu'il pouvait faire à présent. Et puis tout ce qu'elle disait l'éblouissait toujours un peu plus, il n'y avait rien pour lui paraître plus rassurant et plus juste que de partager comme elle le faisait le fardeau trop lourd de la culpabilité qu'il avait senti s'écraser sur lui après ses supplications de tout à l'heure et les reproches hautains d'Exanimis.
Elle avait le don, parfois, de rendre les choses plus faciles et plus légères, même si c'était en lui ordonnant de la boucler et en le traitant d'enfant de salaud, tous ces mots le touchaient, entraient dans sa poitrine et il semblait qu'il respirait alors plus librement. Et puis, alors qu'ils papillonnaient dans sa voix vibrante et suave, il sentit son genou s'insinuer insidieusement entre ses cuisses et elle modula ses mots, l'air de rien, d'un ton plus lent, qui se chargèrent de l'hypnotiser complètement tandis que de grands frissons brûlants parcouraient son échine. Difficile de dire si elle faisait ça pour le distraire ou pour le tester, mais sa capacité de résistance était déjà épuisée depuis longtemps. Les poumons brûlants comme des soufflets de forge, il s'efforçait tant bien que mal de se concentrer, mais son bas ventre commençait à se consumer de désir et son sang dans ses veines tambourinait irrégulièrement jusqu'à le laisser absolument sans réflexion. Il prit fiévreusement cette main blanche qui lui caressait le visage avec la douceur et la légèreté ensorcelante d'une plume, l'emprisonna entre ses doigts et la caressa à son tour, les paumes chaudes comme une fournaise. Il fallait se contenir, pourtant, ce n'était pas le moment. Mais ça fait si longtemps maintenant, ça fait des mois et des mois, et ça ne peut plus attendre...
Il prit une profonde inspiration et prit doucement Erynn dans ses bras pour l'enlacer, la tête posée sur son épaule, maîtrisant son souffle dans ses cheveux, les yeux fermés, pour ne pas lui laisser voir ce désir urgent qui venait faire traîtreusement concurrence avec sa volonté de responsabilisation. Ce n'était pas juste de jouer comme ça avec lui maintenant, il y avait quelque chose à finir.

Il garda la jeune femme dans ses bras pendant quelques temps, effleurant ses épaules, glissant ses mains dans ses cheveux rouges et fins comme des fils de soie, caressant ses bras minces et son dos, et il sentait encore les bosses de sa colonne vertébrale à travers le tissu léger et subtile de sa robe, il les comptait encore comme autrefois quand son corps n'avait pas été marqué par la grossesse ; elle restait Erynn, au fond, la même gamine des rues un peu perdue qui avait décidé de braver la terre entière et de l'aider lui à sortir du fond de son trou.
Il était peut-être temps que quelqu'un l'aide elle aussi à trouver ou à poursuivre son chemin. Il finit par la relâcher doucement, puis par se relever sans faire de bruit, et il retira méticuleusement les morceaux de verre qui s'étaient plantés dans ses genoux, sans gravité, heureusement, il ramassa ceux qui s'étaient éparpillés sur le sol avec précaution, avec son manteau et la bague. Silencieusement, il redonna à la pièce un semblant d'ordre et de sérénité – le manteau sur la chaise, la bague dans la main d'Erynn, le verre de vin dans la sienne – où il commença à réfléchir avec la régularité réconfortante d'un métronome.
Il avait assez vociféré, feulé et grogné comme un fauve enragé, il avait fait assez de dégâts pour aujourd'hui, il fallait tenter d'être raisonnable.

Malheureusement, la complexité de la situation n'aidait pas particulièrement sa bonne volonté. Il commença à parler, prudent, posé, sérieux. Et la migraine revenait frapper à la porte de son crâne pour lui rappeler qu'on ne résout pas un mystère comme un problème de mathématique et qu'il se trompait sur toute la ligne sur la démarche à suivre. La migraine l'excédait peu à peu, l'agacement prenait le dessus, l'agressivité que lui inspirait Exanimis revenait à la charge, il s'énerva, ironisa, mais ne cessa pas de réfléchir. Erynn était plus doué que lui à ce genre d'exercice – tout le monde était plus doué que lui à ce genre d'exercice, mais elle envisageait ces aberrations avec un tel sang-froid... Elle était la seule à savoir le faire comme ça. Tranquillement, méthodiquement, patiemment. Et il n'y avait que lui pour lui faire perdre les pédales.
Et Exanimis, aussi. Mais il ne comptait pas.
Il sentait bien qu'elle en parlait avec une certaine amertume et que malgré toute la certitude qu'elle exprimait, cette alliance et ce serment lui pesaient douloureusement – et puis lui, il ne comprenait rien à ce qui se passait. Stupide tête de buse.

« Vous n'êtes plus qu'un, répéta-t-il, la mâchoire légèrement crispée, battant des paupières pour tenter de repousser les assauts de son scepticisme habituel, sans grand succès. C'est difficile à croire. Exanimis est un dieu, Erynn. Il sait tout de vous mais ne vous laisse savoir de lui que ce qu'il pense nécessaire, à l'évidence. Le fait qu'il n'ait pas mené d'autre projet secret par votre biais que celui de vous faire enfanter Aemyn est certainement un gage... honorable de sa bonne foi. Mais il signifie assez bien qu'Exanimis n'a aucun désir de se confondre parfaitement avec vous. Il restera sans doute là, dans un coin de votre esprit, à considérer le monde d'un œil hautain, sans doute parce qu'il n'a pas d'autre choix, sinon celui de vous écraser pour exister. Il vous influence, oui, mais l'influencez-vous ? Il ne veut pas ce que vous voulez, d'ailleurs je me demande ce qu'un être aussi gorgé de morgue et de désintérêt peut bien vouloir sur cette terre. C'est peut-être votre plus grande garantie. »

Sa voix avait été résolue, son ton avait été froid, mais cette fois-ci, il ne l'avait pas destiné à Erynn, dont il avait certes bien de la peine à comprendre pourquoi elle avait accepté de céder un peu de place dans son corps à l'esprit d'un démon, mais qui en subissait assez les conséquences pour être la cible de sa colère. Pourtant, toute cette histoire le dépassait, et de très loin. Il ne savait pas trop ce qu'il avait derrière la tête, à parler à tort et à travers d'un dieu aussi défroqué pour la communauté des Éternels que Léogan l'était devant la société humaine, certes, d'un dieu boursouflé d'orgueil et de présomptions biaisées, mais d'un dieu, quand même, qui s'il le décidait, pouvait le réduire en poussière dans la seconde. Ceci dit... Un sourire mauvais passa un instant sur les lèvres de Léogan et s'effaça, pour rester dans ses yeux et luire d'une perspicacité joueuse. Ce serait un test assez intéressant. Jouer au moustique agaçant, le provoquer encore et encore – peu importait s'il touchait juste ou non – et mesurer jusqu'à quel point l'engagement qu'il avait fait auprès d'Erynn était tortueux et ambigu.
Parce que d'abord, oui, cet arrangement lui semblait atrocement déséquilibré. Quoi, il avait juré de ne pas l'écraser dans sa propre enveloppe charnelle, en échange de pouvoir obtenir d'elle un héritier et d'intervenir quelquefois dans la réalité par le biais du corps d'Erynn – bordel – ? Est-ce qu'elle avait vraiment voulu qu'Exanimis prît les commandes, tout à l'heure, quand il lui avait déblatéré ses conclusions si méprisantes qu'elles regorgeaient de médiocrité, sur ce qu'il avait vu de Léogan qu'il n'avait jamais montré à Erynn ? Est-ce qu'elle s'était entendue parler ? Est-ce qu'elle l'avait entendu parler ?

Et puis elle reprit finalement la parole, d'un timbre étouffé, d'une voix moins assurée, qui chancelait sur certains mots comme si elle menaçait de tomber à chaque seconde, et Léogan comprit rapidement pourquoi. Il la laissa répéter ce qu'elle avait dit et redit pendant une heure, un peu hérissé, il fallait bien l'avouer, un peu tendu vers elle parfois, comme s'il aurait voulu l'interrompre avec agacement ; mais il la laissait parler. Et c'était reparti pour un tour. Il était à nouveau ce pauvre gamin insouciant qu'on laissait à l'écart des affaires des grandes personnes, ce pauvre garçon qui s'était pris quarante claques dans la figure et qu'il fallait protéger, ce pauvre type sans scrupule incapable de...
Elle hésita un instant, son regard vert se perdit quelque part.
Il papillonna vivement des paupières.
Quoi ?
Il y eut un long silence. Léogan la regardait, la gorge serrée.

« Erynn... »

Ce fut tout ce qu'il parvint à articuler, pendant un instant. Cette proposition libératrice, il ne l'attendait plus et il avait bien du mal à réaliser qu'elle venait tout juste de franchir les lèvres d'Erynn. Il continuait de la fixer sans dire un mot, comme s'il venait de recevoir une bonne droite dans la tempe, le souffle à moitié coupé et tendu comme la corde d'un arc. Si tu le veux vraiment, t'as plus qu'à l'dire. T'as le choix. T'as l'droit, t'entends ? Alors bouge-toi, ouvre-la maintenant qu'il le faut vraiment, très gros abruti.
Mais il y avait tellement de choses à dire, et puis tellement de reconnaissance à exprimer, tout s'emmêlait si confusément dans son esprit qu'il ne savait plus très bien par où commencer. Ils restèrent plantés là, l'un devant l'autre, et il avait l'air d'un bête épouvantail dégingandé dans sa chemise débraillée et à moitié ouverte, les cheveux embroussaillés, les bras ballants de chaque côté, les yeux agrandis de stupeur.
Et puis Erynn sembla faiblir dans les voiles vaporeux de sa robe verte, elle frissonna nerveusement – il tressaillit de panique comme un animal aux abois – et elle se rassit simplement, les bras serrés autour d'un coussin comme un loquet. Le cœur de Léogan bondit férocement dans sa poitrine, le sang lui monta au visage, et les mots lui vinrent tout à coup, comme un feu d'artifice qui éclaterait accidentellement dans un ciel noir, vide et limpide.

« Alors... C'est tout ? balbutia-t-il, d'une voix éraillée, sans bouger d'un pouce. C'était tout ce qu'il y avait à faire pendant tout ce temps ? »

La rejoindre, lui donner sa parole, lui dire qu'elle pouvait lui faire confiance. Penser qu'elle pouvait lui faire confiance.
Cela semblait si stupide désormais. Évidemment, quelques mois plus tôt, c'était très loin d'être facile à démêler et à comprendre, alors que l'on disait partout que Veto Havelle était le père de son enfant, et même une bonne heure plus tôt, quand il avait compris qu'il avait été laissé sur le bord de la route parce qu'il n'était jamais qu'un grand gosse à qui on n'osait pas prêter trois pièces.

« Je pensais qu'il aurait fallu... Être... »

Quelqu'un d'autre ? Quelqu'un de mieux ? Quelqu'un de bien ?
Oh, comme il détestait son stupide cerveau de singe savant, bon qu’à faire les pirouettes, donner des ordres et jouer aux cartes, mais qui répondait aux abonnés absents quand il avait quelque chose de vraiment important à faire ou à dire.
Sa gorge se serrait encore et encore, inexorablement, et tous ses mots s'y agglutinaient, s'y tassaient et y restaient bloqués, tandis qu'une de ses mains qui tremblaient montait nerveusement sur sa poitrine pour arranger sa chemise dépenaillée. Et puis tout à coup, il éclata de rire brusquement, d'un rire qui lui arracha la gorge et les poumons, d'un rire qui fit naître quelques larmes entre ses cils, sa tête lui tourna et il posa une main sur son front qui couvait une tempête incontrôlable.

« Bon sang, c'est idiot, s'exclama-t-il d'une voix frénétique, je passe mon temps à me faire des nœuds dans le cerveau, et ça ne sert à rien, c'est tellement stupide... Vous êtes bien certaine de ce que vous faites ? Non, parce que, compléta-t-il, en se montrant tout entier d'un geste de présentateur d'échoppe au marché, un sourire sardonique aux lèvres, vous avez vu la taille du boulet, là... – c'est sûrement parce que je passe plus les portes que j'entre par les fenêtres. »

Il éclata de rire à nouveau, plus discrètement, cette fois, et secoua la tête de droite à gauche avec dépit. Mais il peinait à s'arrêter. Il rit pendant une bonne minute avant de pouvoir retrouver son calme, une main sur le visage, le corps secoué de convulsions bizarres, et quand cet instant de délire se fut doucement dissipé, il lui parut qu'il respirait plus librement que tout à l'heure. Quelques spasmes le secouèrent encore tandis qu'il reprenait son souffle et finalement, il déglutit et regarda Erynn en silence, l'air étrangement illuminé. Et puis, lentement, reboutonnant machinalement sa chemise, il fit quelques pas vers le canapé en cuir, sans cesser de scruter la jeune femme avec gravité, et il vint s'asseoir à ses côtés. Il posa son verre de vin au pied du sofa, sans plus lui accorder un regard. Il pinça nerveusement ses lèvres et réfléchit quelques instants en se frottant distraitement la ligne de sa barbe sur son menton, la tête légèrement inclinée et ses yeux fixés intensément sur Irina – fragile Irina, venimeuse Irina, si pâle et si mystérieuse. Alors, il prit délicatement ses petites mains froides entre ses grandes mains chaudes et il posa ses bras diaphanes sur le coussin qu'elle pressait contre elle et qui était tombé sur ses genoux. Il caressa ses doigts fins, ses ongles roses et courts, ses paumes un peu rêches et il les serra avec force en relevant son regard sombre sur elle. Et il dit enfin, d'une voix qui tout à coup ne souffrait plus d'aucun ébranlement :

« Écoutez-moi bien, Irina Dranis. Si je devais prendre une seule décision dans ma vie, ce serait celle-là. Et j'hésiterais pas une seconde. »

Il soutint pendant de longues secondes le regard étincelant de la jeune femme, avec un sérieux inébranlable – et si une partie de lui commençait à s'affoler et à hurler que tout ça prenait bien trop l'allure d'une promesse dangereuse, d'un de ces engagements auxquels il devrait fidélité, et qu'il avait toujours été incapable de s'y tenir, de ne pas faire de grossière erreur, décevoir et rater une marche, il se sentait plus résolu qu'il ne l'avait jamais été de toute son existence.
Alors, Léogan adulte, sûr et responsable – ce Léo tout neuf, tout brillamment inventé sur le tas – se releva, enfouit ses mains dans ses poches et recommença à se faire méthodiquement des nœuds dans le cerveau avec toutes ces nouvelles questions d'adulte qu'il avait à résoudre. Il reparla un moment en faisant rouler ce foutu monocle entre ses doigts, trouva une piste, la suivit, aperçut vaguement le bout du tunnel et frissonna en regardant Erynn. Ses réflexions se suspendirent dans les airs, tandis que sa gorge se serrait et il attendit qu'elle comprît qu'il était incapable de trouver une suite raisonnable à sa phrase, mais elle ne fit que relever ses mots et les répéter avec une curiosité innocente. Oh misère... Léogan bascula sa tête sur le côté en soupirant et un rictus embarrassé passa sur son visage. Tellement plus de temps pour s'enfuir vous et moi, pour partir loin un jour, pour... Enfin, il avait toujours considéré ces espoirs comme des mirages d'Argyrei, depuis qu'il les avait formulés dans le désert : Irina avait formé des plans pour Cimméria qu'elle mènerait jusqu'au bout coûte que coûte, il n'était pas question de penser à l'enlever et à disparaître aux yeux de la civilisation ; et voilà qu'il apparaissait maintenant qu'à la condition de survivre à ce qui passait à Hellas, ils pourraient... Était-ce vraiment si absurde d'y croire ?
Elle reprit, néanmoins, en tentant visiblement de comprendre où il voulait en venir et il hocha à moitié la tête à ses paroles. Comprendrait-elle un jour à quel point tout passait si vite ? Il était si difficile de former des liens avec des créatures amenées à vieillir, à changer plus en dix ans que lui ne le faisait en cent ans, et à disparaître soudain. Il ne supportait même plus de les regarder vivre. Les cinquante ans qu'il avait passés à Hellas avaient aussi été pénibles pour cette raison. Elerinna avait été un des seuls repères inamovibles de son existence. Il y avait eu Arthwÿs, aussi, il y avait eu Oria, qu'il lui était toujours très rassurant de retrouver systématiquement au même endroit tandis que les décennies s'écoulaient, mais il avait tout de même cruellement manqué de relations non-professionnelles stables.
Léogan avait fini par comprendre pourquoi les Sindarins ne quittaient pas Canopée et quelle était la véritable peine qu'ils appliquaient par l'ostracisme. Il avait d'abord cru que l'exil lui offrait la liberté, mais quand Ilyan avait dû sortir de son quotidien, puis qu'il avait dû lui-même quitter Fenris, il avait regardé les gens, il avait regardé les choses, il s'était doucement, tout doucement aperçu qu'il n'y avait rien ici de plus seul et de plus égaré que lui. Il n'était plus chez lui nulle part.
Alors quand Erynn lui agitait soudain sous le nez l'espoir de pouvoir arrêter de tourner sur lui-même comme une toupie et de se retrouver nez à nez avec une personne qui ne changerait pas davantage qu'il ne changeait et qui souhaitait partager un tant soit peu son existence...

Et tout à coup, un mot l'interrompit dans ses élucubrations métaphysiques habituelles et il s'esclaffa librement, les mains posées sur les hanches, avant de lancer un regard surpris, mais brillant de malice à Erynn qui était restée assise sur le canapé.

« Moi je ne vous ai pas encore courtisée ? répéta-t-il d'un ton faussement outré. Oh, oh... »

Il s'approcha du canapé de deux pas nonchalants, en rangeant le monocle dans le fond de sa poche, se laissa tomber près de la jeune femme et s'approcha d'elle lentement avec un sourire goguenard.

« Il conviendrait donc que je répare cette grossière erreur d'une façon ou d'une autre, c'est ce que vous voulez dire ? »

Il plia une jambe sous lui, sur le canapé, afin de faire face à sa compagne et se coula contre elle avec précaution. Il glissa une main derrière la nuque d'Erynn et posa distraitement son menton sur son épaule. Il l'observa de longs instants, presque pour se réhabituer à la voir de si près – son grain de peau lisse et laiteux, ses longs cils roux qui battaient sur ses grands yeux verts, perçants et fascinants, aux iris piqués d'une légère poussière dorée, le contour fragile de sa mâchoire, et ses lèvres douces et hypnotisantes, aux formes courbes et pleines, et aux couleurs incendiaires...
Il papillonna un peu des paupières en l'entendant reprendre la parole et il l'écouta paisiblement, le souffle un peu plus profond que tout à l'heure déjà, alors que chaque respiration qu'il prenait avait le goût de la jeune femme. La question qu'elle lui posa – ou qu'elle se posa à elle-même, ou à Exanimis, peut-être, Léogan ne suivait plus très bien – l'interloqua et le laissa sans voix quelques secondes. Il fronça un peu des sourcils et puis laissa filer doucement un soupir dans le cou de la prêtresse.

« Vous n'êtes pas un monstre, Erynn, évidemment, non, murmura-t-il en se redressant un peu pour la serrer plus facilement contre lui. Vous avez simplement dû traverser plus d'épreuves que la plupart des Terrans ont eues à souffrir. Il se trouve que vous avez une... affinité spéciale avec un dieu d'un autre âge. D'accord, et puis, hein ? C'est bien une jeune femme qu'il y a contre moi, là, je vous prie de ne pas en douter, parce je pourrais bien avoir envie de vous le prouver maintenant... Ou à toute heure du jour et de la nuit. »

Cela faisait peut-être un peu trop longtemps que Léo parlait de choses sérieuses et tristes dans cette bibliothèque. Il y avait quelque chose de compréhensif et de gentil dans son sourire, mais aussi d'un peu espiègle. Oh, bien sûr, il ne se cachait pas que les ténèbres mystérieuses de l'âme d'Erynn et leurs secrets lui inspiraient une crainte sourde et lancinante – mais le danger l'avait toujours terriblement fasciné et surtout, comment était-il possible de voir un monstre là où se tenait une femme angoissée qui se tournait vers lui pour trouver appui et réconfort ?
Il l'écouta finir sa phrase sans rien ajouter, pas vraiment sûr de bien comprendre ce que devait ressentir Irina à cet instant précis, ni même la plupart du temps en fait ; ce n'était pas comme s'il pouvait vraiment s'imaginer l'effet que ça faisait, de cohabiter dans un même corps avec un démon millénaire. Il se mordit les lèvres avec embarras et attira davantage la jeune femme contre lui, pour la serrer plus étroitement dans ses bras, poser son menton sur sa tête et réfléchir autant qu'il le pouvait. Oh, il aurait aimé lui dire que ça ne faisait rien, qu'être normal, c'était surfait, qu'il s'en fichait, que tout ce qui comptait, au fond, c'était de tenter d'être heureux, que le bonheur, eh bien, ce n'était pas forcément fait pour les gens normaux, mais tout cela était d'une stupidité inénarrable et il ne se sentait pas capable de lui mentir, même si c'était pour l'empêcher de se sentir mal.
Alors, il l'enlaça sans un mot, lui caressa le visage et l'embrassa sur les cheveux, parce qu'il n'y avait pas grand chose d'autre qu'il pouvait faire.

« Tout va bien aller, maintenant. » murmura-t-il, près de son oreille.

C'était un peu maladroit, c'était bateau, c'était même carrément crétin, ça n'avait aucun sens, mais il n'avait pas beaucoup mieux.
Erynn devait être extrêmement fatiguée pour lui laisser voir ses faiblesses avec aussi peu de défenses. Elle ne lui avait jamais parue aussi fragile qu'aujourd'hui. Elle avait sans doute passé des semaines très éprouvantes et la dispute où il l'avait forcée de s'engager l'avait peut-être vidée de ses dernières ressources, mais le résultat, c'était qu'elle était là, contre lui, qu'il ne voulait pas lui faire sentir à quel point elle lui semblait faible et à bout de nerfs entre ses bras, mais qu'il désirait au plus profond de lui-même l'envelopper dans la lumière et la chaleur, lui rendre ses forces et la protéger. Cela lui semblait difficilement compatible et il redoutait un peu qu'elle le repousse pudiquement, qu'elle lui dise qu'elle n'était pas une gamine et qu'il pouvait se garder ses tentatives de réconfort à deux ronds quand il était responsable de sa chute...
Il profita quelques instants de l'espoir ineffable de lui faire du bien, de produire sur elle l'effet apaisant, familier et enivrant qu'elle avait sur lui – et la vérité, c'était qu'il ne souhaitait pas avoir d'autre pouvoir au monde sur elle – et puis il recommença à parler, pour ne pas lui laisser le temps de se révolter contre ce qu'elle pouvait considérer comme une faiblesse.

« Je sais pas encore comment je dois m'y prendre au juste. » dit-il, en repensant à la presque-promesse qu'il venait de lui faire et qui donnait une nouvelle consistance à leur couple, une consistance un peu bizarre et un peu élastique, mais une consistance tout de même et qui le rendait curieux. Il sentait bien qu'il serait encore question de faire des pirouettes et des secrets mais il voyait difficilement quelle pouvait être sa place dans ce drôle d'équilibre où Veto devait porter une charge officielle, et où Irina et lui devaient... Quoi ? « Qu'est-ce qu'il faut qu'on fasse, Erynn ? On doit s'marier secrètement dans une chapelle, ou sinon, un truc comme ça ? demanda-t-il avec un sourire de dérision. Faut que j'apprenne au p'tit à dire 'bonjour' et 'merci' aux gens et 'non, bordel' aux inconnus, à faire des vagues avec ses sourcils, à jouer avec des couteaux-papillons et à marcher ? Mmh, enfin pas nécessairement dans cet ordre là, peut-être.
Sincèrement... C'est terrifiant,
avoua-t-il en riant légèrement cependant, maintenant qu'il était plutôt assuré d'entrer dans le processus. Bordel de merde, vous savez, j'ai jamais fait ça de ma vie. Des promesses. Élever un enfant. Courtiser une femme comme si c'était pour toujours. »

Il lui adressa un sourire complice et posa une main sur les coussins du canapé pour prendre appui, tandis qu'il amenait doucement Erynn à s'allonger à demi sous le couvert de son corps. Il la regarda par-dessus et l'air qu'il respira soudain lui sembla d'une chaleur suffocante. Ses doigts caressèrent encore les cheveux flamboyants de la jeune femme et il commença à défaire plus espièglement que tout à l'heure cette tresse qu'elle avait tenté un peu vainement de recoiffer. Ses cheveux étaient si longs, plus longs que dans son souvenir, interminables et fluides entre ses mains, ils glissaient en cascades brûlantes sur ses épaules, ses bras nus et tapissaient le canapé d'une aura fauve qui brillaient d'un éclat doré sous les rayons du soleil qui frappaient les vitres de la bibliothèque.
Léo avança sur elle avec une avidité qu'il ne prenait pas vraiment la peine de dissimuler. Ses mains passèrent le long des cuisses de la jeune femme et tracèrent le dessin de ses hanches du bout des ongles à travers le tissu de sa robe. Il effleura son ventre avec une lenteur délibérée et se maintint au-dessus d'elle sur un bras, tout en continuant son manège d'un air faussement distrait.

« Faut que je fasse quoi, pour faire mon boulot en bonne et due forme, mon ange ? » murmura-t-il, d'une voix sourde et vibrante, comme le grondement vaguement menaçant d'un très gros chat qui commence à jouer. Et il continuait d'avancer vers elle, les yeux plongés dans les siens avec une avidité grandissante. « Que, hum, je mette un genou en terre et que j'vous offre des fleurs ? Que j'fasse de la poésie et que je chante des sérénades ? Que je dise que je perds carrément le contrôle quand vous êtes dans les parages ? Que nos destins sont liés, ou une connerie comme ça ? Que quand on vous regarde dans les yeux et que vous renvoyez le regard... reprit-il, d'un ton qui, insensiblement, glissait dans un aveu plus sérieux, tandis qu'il se plongeait dans les yeux pénétrants d'Erynn. Les choses... Ne semblent plus tout à fait normales. Parce que... Soudain, ça a un putain de goût d'éternité et... On se se sent si fort, et à la fois, si faible, en même temps... A vrai dire, on sait plus très bien comment on se sent. Tout ce que je sais, c'est que ça veut dire des choses auxquelles j'ai jamais cru, mais que c'est ce genre d'homme-là, le genre que je vois dans vos yeux, que je voudrais être ou devenir. »

Ce n'était pas tellement son truc, à Léo, les beaux discours d'amour courtois. Il n'avait jamais été du genre à tenir la main devant le soleil couchant et à trouver une jolie confidence à glisser comme ça sur le vif, sans la ponctuer spontanément d'une bêtise un peu vaseuse et un peu vulgaire.
Son savoir-faire résidait ailleurs. Son visage caressa celui d'Erynn et coula dans sa gorge avec la même lenteur diabolique, avant de se plonger de plus en plus sous ses clavicules, tandis que les attaches de sa robe – de sa robe qui commençait à exaspérer Léogan alors qu'il tentait de la transformer en entrave pour Erynn, c'était le comble – tombaient mollement sur ses bras. Il se redressa enfin d'un air rusé, entrouvrit ses lèvres et déposa un baiser furtif sur sa tempe.
Finalement, il fronça des sourcils soucieusement et grimaça en repensant au charabia approximatif qu'il venait de lui servir.

« Vous considérez que je vous courtise, là ? J'vous préviens, je suis à mon maximum... »
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeJeu 11 Déc - 17:51



World Outside

Léogan . Irina


Il avait demandé la vérité, il l’avait même exigée avec la tension de l’attente et l’œil férocement accusateur. L’appréhension avait alors retenu la prêtresse, cette dernière l’avait retenue prisonnière une nouvelle fois, comme tant de fois durant les derniers mois. Et pourtant Léogan continuait de faire pression, appuyant là où ça faisait mal comme lui seul savait le faire. Alors la jeune femme craqua et lui offrit la vérité tant convoitée, dans sa cruauté la plus brutale. Dans ces retrouvailles mêlant douceur et amertume ils s’étaient poussés mutuellement à bout, testant une fois de plus leurs limites, leurs frontières, et toutes les blessures douloureuses qui sculptaient la personne qu’ils étaient. Ils s’étaient affrontés en figurines de sang et de poussière, dépouillées de toutes les façades officielles et fallacieuses. Et pourtant il restait toujours de nombreuses barrières entre eux, des murs de non-dits, de pudeur et d’incompréhension qui ne pouvaient être aisément détruits. L’existence avérée d’Exanimis n’était à ce titre qu’un des obstacles à déplorer, même si évidemment il figurait tout en haut des sujets problématiques. Et à ce sujet, le démon semblait grandement s’amuser de la situation, goûtant le trouble haineux qu’il avait jeté dans l’esprit de Léogan comme une ambroisie délectable. Il avait eu la mansuétude d’accepter de prouver la vérité concernant son nouveau corps, mais il n’allait pas non plus accepter de se plier à ces jeux d’enfants qui ne l’amusaient finalement qu’un temps. Tout d’abord il s’extasiait de la naïveté de ces êtres fragiles qui pensaient tout savoir, il s’étonnait toujours de leur persistance, un entêtement qui s’effritait fatalement dès que leurs desseins futiles se voyaient contrariés.

Cet éphémère pouvait bien rire autant qu’il lui plaisait, il ne lui ferait même pas le plaisir de se laisser atteindre par ses railleries idiotes. De son faciès à moitié déformé Exanimis lui sourit profondément, d’un sourire provocateur et indifférent, qui ne se laissait point ternir par les insultes. Il était comme un gros chat jouant avec une souris un peu trop récalcitrante, une des rares qui contestait un sort inévitable. Ainsi il se contentait de se pencher au-dessus de son corps blessé, l’assommant de quelques coups de patte réguliers histoire de la regarder se remuer dans un dernier râle, dans une tentative vaine de se débattre. Toutes les histoires avaient toujours eu un point commun, revenant sans cesse à travers les époques. Toutes étaient condamnées à évoluer et se tisser autour d’une trame lisse et transparente, dont seuls quelques détails variaient vraiment. Au final c’était toujours la fin qui faisait l’histoire de tout récit, et ici ce ne serait sans doute pas différent.
En tant que tel, Léogan n’était jamais qu’un personnage secondaire, un intervenant de seconde zone qui guettait un rôle plus important qu’il n’aurait jamais. Et en tant que coscénariste de ce script, Exanimis comptait bien lui faire subir autant d’épreuves qu’il le jugerait nécessaire. Que la petite souris continue donc de perdre son souffle à couiner bêtement, à crier au secours et crier à l’injustice. Comme si ça pouvait la sauver. Ah, les mortels et leur naïveté ! Il se retira doucement de la surface de l’esprit féminin, mais ses yeux de prédateur imperturbable ne quittèrent pas sa dernière victime. Quelque chose lui disait que ce n’était que le début… Aussi soudainement qu’elle était apparue, la forma fantomatique disparut sans un bruit, emmenant avec elle nombre de secrets et d’explications, pour ne laisser dans son sillage qu’une destruction chaotique de qu’avait jadis été la réalité de Léogan. D’ailleurs cette purge violente de ses déductions sembla faire un effet plutôt… étrange. Dans sa confusion le sindarin avait sauté sur son amante avec la maladresse de la précipitation, renversant verres, meubles, préjugés et appréhensions.

Toujours un peu… sonnée par la liberté qu’elle avait volontairement accordée à son Autre, Erynn n’avait pas eu le temps de réagir. Et puis même si son esprit lui dictait de se débattre et de ne pas céder à cet assaut sensuel, son corps lui peinait à ne pas la trahir. L’odeur musquée qui lui parvint ainsi que la volupté chaleureuse de ses mains lui fit perdre pied tout à coup. Son souffle se fit plus court, et tandis que d’une main elle tâtait ses muscles dorsaux avec avidité comme pour vérifier que c’était bien le même corps si familier, de l’autre elle effleura tendrement ses joues rêches ou la barbe repoussait depuis plusieurs jours. Il avait toujours l’air fatigué. Transporté par l’adrénaline et l’émotion, mais fatigué. Parfois à le regarder, Erynn se demandait comment il faisait pour tenir la cadence infernale qu’il s’imposait. Pour quelqu’un qui ne croyait pas en toutes les valeurs militaires et patriotiques, il se dévouait intensément pour Cimméria. Et c’était là tout le paradoxe. Léo coula son visage contre sa nuque et tout le reste s’effaça devant l’effleurement de sa respiration sur sa peau. Avec une urgence renouvelée il sembla redécouvrir son corps changé par la maternité, ce qui chargea Erynn d’un frisson d’angoisse. Par manque de force, et aussi sans doute parce qu’elle brûlait également de le sentir contre elle, la jeune femme n’opposa aucune résistance. Ses doigts fins voyageaient néanmoins entre les vêtements entrouverts de son compagnon, glissant fluidement le long de sa peau hâlée.
Pendant qu’il parlait elle s’amusa même à porter une main à sa ceinture, le taquinant pendant qu’il essayait tant bien que mal de garder son sérieux. Ce qui lui prenait ? Elle-même ne pourrait trouver une justification cohérente à cette taquinerie soudaine. Peut-être en avait-elle simplement marre de toutes ces excuses, ces longues batailles pour une responsabilité qui était de toute façon partagée. Peut-être voulait-elle les sortir de ce cercle vicieux, pour bien marquer le fait qu’elle se fichait pas mal de tous ces aveux et autres redondances. Elle le voulait, il la voulait… C’était suffisant de savoir qu’ils voulaient la même chose et que désormais ils semblaient tous deux décidés à ramer dans la même direction. Bien sûr quelque part dans ce décor éthéré et idyllique planait l’ombre des divergences politiques qui éclateraient forcément un jour, mais pour l’instant la rouquine préférait ne pas y penser. Une chose à la fois c’était déjà pas mal. Distraite elle passa doucement ses ongles courts sur les flancs du soldat, l’écoutant attentivement. Elle avait très peur de briser l’instant à force de trop en dire ou de choisir les mauvais mots.

Il voulait qu’elle soit réelle. Qu’elle ne soit ni de chaînes ni de fumée. Cela paraissait si simple et pourtant si subtilement complexe que ça lui en donnait mal à la tête. Si le principe était légitime et même fort compréhensible, dans les faits elle n’avait pas la moindre idée de comment faire. Dans le domaine relationnel Erynn ne valait pas beaucoup plus qu’un enfant, et encore,... Une enfant dysfonctionnelle, qui n’avait jamais connu de famille, d’amis ou de foyer stables. Oh de loin elle en avait vus souvent, avec la même curiosité sceptique qu’on regarde un animal exotique gardé en cage. Par besoin de savoir elle en avait souvent observés, elle avait même tenté de les disséquer pour en saisir le principe régulateur… Avec un succès très relatif. Car il ne lui avait jamais été donné de le vivre, de le ressentir jusque dans ses veines brûlantes… et cela faisait une énorme et douloureuse différence. Par conséquent malgré une envie à toute épreuve et une grande détermination à aller de l’avant; il lui paraissait toujours bizarre et plutôt improbable qu’elle soit capable de fonder un semblant de famille avec Léo et Aemyn. En tout cas une famille classique. Car certes la normalité n’avait jamais été son truc, seulement parfois il y avait en elle quelque chose de rassurant et enviable qui persistait à l’animer. Léogan pourrait-il lui apprendre en cours de route ?


« Nous avons sûrement beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Je ne sais pas si j’ai ce qu’il faut pour vous retenir, pour vous apporter cette consistance à laquelle vous aspirez. Ce que je sais… » Erynn embrassa la commissure de ses lèvres, l’air paisible. « C’est que ma porte sera ouverte quand vous reviendrez. » Ce n’était pas qu’elle veuille lui faire comprendre qu’elle accepterait tout de sa part et qu’elle l’attendrait toujours à sa façon. Ce serait d’une mièvrerie dégoulinante qui lui donnerait envie de vomir avant même qu’elle n’ait fini sa phrase. Simplement elle ne pouvait pas changer Léogan et elle en était parfaitement consciente. Il était à sa portée de lui donner des raisons de rester, mais il était trop tôt pour qu’elle ait l’arrogance de croire que tout coulerait de source comme s’ils l’avaient longtemps planifié. Dans la vraie vie les choses étaient loin d’être aussi simples, et d’ailleurs il était bien rare que ce genre de situations se déroule comme prévu initialement. Léo partirait forcément à un moment donné, que ce soit pour se libérer de ses chaînes ou tout bonnement pour changer d’air. C’était un nomade dans l’âme, c’est tout.

Un nomade qu’il lui faudrait captiver par tous les moyens si elle ne voulait pas qu’il prenne la poudre d’escampette, comme une illusion qui s’évanouit dans l’air dès que tombe la nuit. À ce titre Erynn comptait bien user de tous les moyens à sa disposition, aussi vils et déloyaux soient-ils. Après tout n’était-ce pas justement ce qu’on prêtait comme méthodes à la gente féminine ? Elle sourit doucement, dégagea une mèche ébène qui lui tombait sur les yeux, et l’embrassa fougueusement, lui volant son souffle tandis qu’il luttait pour garder le contrôle. Rougissant tout de même face à un regard audace qui s’envola sur ses épaules nues et la robe qui pendait à moitié sur son ventre, Erynn se mordilla la lèvre. Elle avait bien senti l’excitation du sindarin contre sa cuisse, et la satisfaction sadique d’avoir obtenu ce qu’elle voulait ne dura qu’un instant. Ensuite sa propre frustration fit écho au désir consumant et c’est avec dépit qu’elle vit le brun se reculer pour passer à autre chose. La serpentine se rassit et se rhabilla en partie, amenée à réfléchir au sujet toujours très sérieux de sa nouvelle identité partagée avec un dieu déchu. Elle inspira alors profondément –plus profondément que nécessaire, de fait- afin de garder le contrôle sur ses hormones et la faim tenace.


« Ce n’est pas tout à fait vrai que je ne sais rien de lui. Son savoir millénaire coule en moi avec la même force que mon sang pulse dans mes veines. C’est simplement trop profond et trop fort pour que je puisse accéder à tout cela en même temps. J’ai connaissance de rituels désormais désuets et qui ne sont répertoriés nulle part dans les livres. Et j’ai également plus de facilités à utiliser l’essence divine, à comprendre son fonctionnement et sa composition, ce qui me permet d’utiliser la magie sans me fatiguer autant. » Heureusement d’ailleurs, car vu son métier il lui arrivait souvent de devoir puiser dans ses réserves pour sauver des vies. « De temps à autres des bribes de ses souvenirs me parviennent. C’est confus et parfois flou, mais je doute qu’ils me parviennent parce qu’il l’a décidé. Il s’agit souvent de rêves, ou de fulgurances qui me parviennent par vagues diffuses et inattendues. Des fois ce n’est qu’un sentiment, une sensation de déjà-vu autour d’un objet ou d’un endroit. » Pensive, elle rassembla ses cheveux derrière sa nuque afin d’être moins gênée. Finalement elle reprit lentement, pesant ses mots.

« Je… J’étais au courant pour la naissance d’Aemyn. Je veux dire… c’est un pacte que j’ai accepté librement. Il a dit qu’en échange de la naissance de cet enfant qui serait la dernière trace vivante de son existence, il n’interviendrait pas dans ma vie, ni n’utiliserait son pouvoir pour prendre l’ascendant. Il a tenu sa part du marché jusque-là, et toutes les fois où a pris le contrôle, y compris tout à l’heure, c’est uniquement parce que je l’y ai poussé. Bon je ne me fais pas d’illusions non plus. Je sais qu’il a donné sa parole uniquement parce qu’Anima l’a supplié… Enfin j’imagine que c’est bien plus important à ses yeux que de préserver la vie de simples mortelles. L’altruïsme ne l’étouffe pas, ce n’est pas nouveau. En tout cas il est certain qu’il n’aurait pas consenti à ce sacrifice simplement pour mes beaux yeux. »

À nouveau adossée au canapé, la jeune femme pondérait cette collocation impromptue d’une expression neutre. Ce n’était pas tant qu’elle soit dans une position confortable, toutefois jusque-là elle n’avait pas vraiment de raisons de se plaindre. Dans l’ensemble cette entité lui avait apporté plus de bonnes choses que de mauvaises, et même si parfois il lui fallait résister aux pulsions violentes qu’il suscitait de façon latente, il serait malhonnête de prétendre qu’il était la cause de tous ses problèmes. À vrai dire et même si elle ne l’admettrait jamais, elle lui était reconnaissance pour avoir permis l’existence d’Aemyn. Oh bien entendu chaque jour elle se demandait ce qu’il avait prévu pour le petit, et s’il comptait se servir de lui à des fins personnelles. Ils n’étaient clairement pas à l’abri des plans insidieusement préparés, et c’est pour cette raison que chaque jour elle tentait de s’emparer des souvenirs de son Autre, avec le même acharnement que des envahisseurs assiégeant une forteresse bien gardée. Elle y arriverait. Oui, un jour. De toute façon aux dernières nouvelles le temps n’était plus vraiment un problème…
Mais il en restait un tas d’autres, à commencer par l’éventuel engagement de Léogan dans cette relation, et son implication dans l’éducation d’Aemyn. Prenant son courage à deux mains, Erynn prononça cette invitation suggérée qui avait refusé de quitter sa bouche depuis des mois. Léo en sembla désarçonné et ne fut pas capable d’articuler grand-chose sur le coup, ce qui en rajouta à sa nervosité, déjà à son comble depuis un moment. Il avait semblé agacé et prêt à en découdre à nouveau, mais d’une certaine façon ses mots semblèrent le désarçonner tout à coup. Craignant le rejet, elle s’apprêtait déjà à retirer ce qu’elle venait de dire et lui suggérer de laisser tomber, lorsqu’enfin il retrouva l’usage de la parole. Un peu abasourdie par sa réaction qui ne laissait rien deviner quant à sa direction véritable, Erynn ne bougea pas de son siège, trop tendue pour faire quoi que ce soit. Puis vint un rire profond et rauque qui défit lentement ses réticences, toujours actives par manque d’explications. Néanmoins ses plaisanteries pataudes et sa gestuelle de clown itinérant finirent par la faire sourire, surtout lorsqu’elle comprit qu’il montrait une joie presque surexcitée. Cela lui faisait-il tant plaisir que ça de pouvoir endosser les responsabilités qu’il avait toujours fuies ?

La nordique le laissa rire de bon cœur, donner libre cours à l’hilarité incompréhensible qui agitait sa poitrine, tandis qu’elle patientait plus ou moins calmement qu’il veuille bien se calmer. Quel drôle de cirque… Si on lui avait dit qu’il réagirait comme ça, comme un jeune paumé qui vient d’apprendre qu’il vient de recevoir un héritage millionnaire de la part d’un vieux parent inconnu, elle ne l’aurait sans doute pas cru. Et pourtant lorsqu’il s’approcha à nouveau de sa démarche féline et leste pour lui prendre les mains, quand il posa son regard sombre dans le sien, il paraissait on ne peut plus sérieux et résolu. Sans doute plus que ce qu’elle n’avait jamais vu depuis les années où elle le croisait à Hellas. Sa réponse fut alors solide et convaincante, réaffirmant la décision importante qu’il semblait accepter avec soulagement. Décidément, elle n’y comprenait rien. Bouche bée, elle voulut faire un commentaire mais n’y arriva pas.
Qu’il y avait-il à rajouter ? Il lui promettait plus que ce qu’elle n’avait espéré, et se montrait extasié à l’idée de monter à bord du même bateau. Confuse et ayant secrètement peur de se faire des illusions, Erynn préféra basculer sur une ébauche d’humour afin de ne pas se laisser submerger par les nombreuses questions qui affluaient dans sa tête. Heureusement en un sens, Léo entra dans son jeu et surenchérit, comme à son habitude. Elle acquiesça donc sobrement à sa question, plus par jeu qu’autre chose, espérant faire le tri dans ses réflexions avant qu’il ne continue sur un autre sujet. Les traits détendus mais absorbés, la demoiselle le regarda s’approcher et lui fit une place à ses côtés ; place qu’il se fit une joie de retrouver.

La conversation dévia alors sur ses interrogations concernant ce qu’elle était et ce qu’elle allait devenir, ce qui éveillait toujours plus de mal être qu’elle ne le laissait présager. Cela faisait bien des mois que son union avec Exanimis avait atteint son paroxysme avec la grossesse et plus récemment, la naissance d’Aemyn. Beaucoup de choses avaient changé à tous points de vue et pourtant une certitude amère demeurait. Le démon n’avait pas fait d’elle quelqu’un de sombre ou de mauvais… En fait elle avait le sentiment que s’il avait choisi quelqu’un comme elle, c’est qu’ils devaient forcément avoir une certaine forme d’affinité, aussi ésotérique puisse-t-elle être. En bref si elle était la seule hôte possible à ce qui avait été jadis un dieu de la justice, de la vengeance et de l’ombre, c’est qu’elle devait également avoir une –grosse- part de ténèbres. Et à l’évidence on ne pouvait pas dire qu’il était nécessaire de beaucoup gratter pour la trouver… Immobile et silencieuse, Erynn fut un peu surprise par la spontanéité avec laquelle Léo l’enlaça et se fit consolateur. C’était… la première fois que quelqu’un la prenait dans ses bras de la sorte, surtout dans ce genre de circonstances. Le tout ne rendait tout cela que plus touchant encore, et émue par le geste elle ne sut quoi répondre.
Alors elle resta là sans bouger, profitant de ce soutien auquel elle n’était pas préparée, fermant les yeux avec une certaine timidité. Elle n’était pas vraiment fière de l’état de lassitude dans lequel elle se trouvait, mais en même temps elle était trop reconnaissante d’avoir quelqu’un à ses côtés -pas n’importe qui, mais la personne qu’elle avait attendue- pour émettre la moindre protestation. S’il ne savait pas comment faire, il le cachait bien. Avec tendresse il l’enveloppait de son étreinte et se débrouillait pour ménager son amour propre, ce qui connaissant la misanthropie de l’oiseau, était déjà un miracle en soi. Ses sourcils se haussèrent à la prononciation du mot « mariage » plus par pure surprise que par rejet. C’était bien le dernier truc sur lequel elle s’attendait à l’entendre parler, même pour plaisanter. Décidément, c’était comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Mais il n’était pas sérieux… Elle se rassura doucement, calmant son palpitant qui avait manqué un battement.


« Même si vous n’avez jamais fait tout ça, j’imagine que vous avez toujours une meilleure idée de ce que ça fait que moi. Je… nage en plein inconnu. Je n’étais pas vraiment prête à devenir mère, surtout dans ces circonstances. Bon je n’ai pas vraiment de regrets c’est vrai… mais ce n’est pas évident pour autant. »

Avec lenteur elle se laissa aller contre le corps de Léo et s’allongea souplement, sans se plaindre. Aussi étrange que cela paraisse la jeune femme aimait se sentir sous lui, et appréciait ce poids agréable qui appuyait légèrement sur ses poumons, comme si ça le rendait plus vrai et plus concret que d’ordinaire. Et puis au moins il était à portée de mains, ce qui lui simplifiait pas mal la tâche. Avec le même empressement que lui, Erynn finit dé déboutonner cette satanée chemise, qu’elle ne tarda pas à lui faire enlever pour de bon. Alors ses yeux retrouvèrent la courbe large de ses épaules, détaillèrent les blessures et les cicatrices, toujours plus nombreuses chaque fois qu’elle le retrouvait. Avec tendresse elle les parcourut de ses mains, peut-être dans l’espoir insensé de les guérir ou les soulager.
Ponctuant les phrases taquines et sûrement un peu sarcastiques de son amant par des ‘hmm hmm’ rieurs, elle le laissa parler tandis que ses lèvres traçaient un sillon de feu le long de sa gorge mal rasée. De ses jambes elle enlaça alors sa taille pour l’emprisonner, jouant de la même provocation avec laquelle il lui cherchait des noises. Ensuite ce fut à son tour d’être attaquée et assaillie de baisers, ce qui avec les chatouilles et les mimiques masculines la fit rire malgré tout. Comment le prendre complètement au sérieux alors que ses sourcils dansaient dans tous les sens, et qu’en plus du reste il lui tendait des perches pareilles ? Dodelinant de la tête, elle resserra la prise de ses gambettes et lui sourit en coin.


« Il faudra faire mieux que ça si vous voulez que je vous prenne au sérieux. Alors, c’est tout ce que vous pouvez faire ? »


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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeDim 14 Déc - 12:48

« Eh bien... On improvisera sur le tas, assura-t-il, avec une résolution fantasque. Vous êtes une femme responsable, vous avez le sens des réalités, et vous aimez inconditionnellement cet enfant. Y n'vous manque rien pour faire une mère très comme il faut. Bon, c'est pas non plus le « comme il faut » de tout le monde, ce sera bien à vous, mais Aemyn n'a pas sûrement pas besoin d'une éducation... normale ou d'une mère sainte et irréprochable. C'est l'héritier d'Exanimis. Personne saura mieux ce qu'il faut faire avec lui que vous. » murmura-t-il, avec douceur, au creux de son cou.

Il retint sa respiration quand elle acheva de déboutonner sa chemise et que ses yeux venimeux et perspicaces se portèrent sur les traces du passage d'un certain Léviathan, quelques semaines plus tôt, qui étaient assez facilement identifiables – surtout à quelques centimètres à peine d'un croc de bonne taille qu'il portait en pendentif, avec son médaillon habituel – et la marque d'une épée qui s'était enfoncée dans son flanc, le jour où il avait dû sauver les miches de ce bon Veto. Elle passa sa chemise sur ses épaules et posa ses mains contre lui, comme pour se le réapproprier, et son cœur se renversa au fond de sa poitrine. Il ferma les yeux et respira profondément, tandis que sans dire un mot, elle parcourait précautionneusement ces cicatrices des doigts, dont le contact le faisait frémir d'une faiblesse chaleureuse et étrange. Sa gorge se dénoua, sa tête tomba en avant, au-dessus du visage clair et doux d'Erynn, et de ses yeux verts si provocateurs. Il avait craint qu'elle fronce les sourcils et le regarde comme un enfant inconséquent, mais elle ne disait rien, elle ne jugeait rien, elle glissait ses doigts sur lui, et tout semblait guérir à leur passage. Il se pencha sur elle, la regarda d'un air étonnamment sérieux, referma les yeux et doucement, se pencha pour recueillir un baiser sur ses lèvres. Elle, se débarrassa pour de bon de sa chemise, qu'il avait eu l'art de remettre et de refermer chaque fois qu'elle avait cherché à le découvrir, et aussitôt, il se coucha contre elle avec la gravité d'un envoûté, pour capturer toute la chaleur de son corps, de sa respiration et toute la force de son parfum sur sa peau. Il prit une de ses mains dans la sienne et la serra en caressant ses phalanges une à une, avant de souffler en tentant un sourire à quelques millimètres de ses lèvres :

« De mon côté, je sais pas si on peut dire que je me fais une très bonne idée de tout ça... C'est vrai je viens d'un foyer parental stable, mais vous savez, les familles de la haute élèvent pas leurs enfants eux-mêmes et... Mon père était un homme malade. Je n'ai pas eu de vraie relation avec lui. A vrai dire je ne me souviens même plus de son visage. »

Il eut l'air gêné un instant et secoua la tête. Cela n'avait pas beaucoup d'importance. Il y avait cent-cinquante ans qu'il n'avait pas revu sa famille, à l'exception d'Ilyan. Parfois, au fond de lui, quoi qu'il combattait toujours cette idée avec dégoût, il se prenait à penser que leurs traits, leurs voix,  autrefois familiers, venaient à lui manquer comme une chose qu'on a trop connue et qu'on ne parvient jamais à oublier.
Quant au reste, il fallait bien finir par l'aborder d'une façon ou d'une autre. Il ne savait pas si ce que venait de dire Erynn était une invitation à lui en dire davantage sur ses expériences de paternité, mais il se souvenait de cette discussion qu'ils avaient eue ensemble, au matin où ils avaient foulé le désert d'Argyrei, et où il lui avait suggéré de ne pas lui poser de question et d'attendre, patiemment, que les choses se découvrent d'elles-mêmes. Il lui sourit affectueusement, les yeux pleins de songe, et repoussa ses mèches rousses du bout des doigts. Jamais il ne s'était senti plus aimé, ou plus respecté pour ce qu'il était, que par cette femme. Elle lui offrait d'être libre, de ne livrer de lui que ce qu'il voulait, jamais davantage, et pourtant de pouvoir revenir vers elle à tout moment, comme à un unique port d'attache dans un océan immense. Ses yeux brillèrent d'un éclat plus noir, un petit instant, et il détourna un peu le regard.

« Sinon, je vous l'ai déjà dit, murmura-t-il, j'ai fait, et je fais toujours à l'égard de ma fille, un père catastrophique. Je ne sais pas ce qu'elle pense de moi, je ne crois pas qu'elle ait trouvé motif à me respecter... Maintenant, j'ai toujours l'impression que c'est moi le gosse, quand on se voit, avoua-t-il, en rigolant pour s'excuser lui-même. 'Papa, imita-t-il, d'une voix exagérément haut-perchée, de toute façon, il ne sait jamais que s'exprimer avec bordel, dans tous les sens du terme. Haha, mais oui Papa est toujours très courageux. Quand l'appel des femmes retentit, il est prêt à tout, y compris, et surtout au pire. Si c'est pas du courage... !' Et puis ! » s'exclama-t-il, après avoir cité celles-ci mot pour mot, et il reprit sa respiration pour recommencer ses imitations en secouant la tête d'un air moqueur. Les cils plissés espièglement, il se fit plus entreprenant dans l'étreinte familière qu'il partageait et il laissa traîner ses doigts sur les hanches de la jeune femme pour la chatouiller tout en poursuivant ses pitreries. « 'Papa, recommença-t-il, t'es encore habillé comme un clochard, Papa, c'est encore le souk, dans la maison, Papa, tu t'es encore endormi sur le tapis au milieu du bureau comme une grosse loque, t'as un lit, c'est fait pour s'y coucher, Papa, tu parles comme un vieux charretier dégoûtant, c'est tellement pénible, Papaaaaaaa...' »

Il rit encore un peu, légèrement, et finalement, se tut quelques instants, avant de poser son menton sur l'épaule d'Erynn, le regard plus lointain.

« Elle s'appelle Léna, dit-il, d'une voix grave. Je l'ai pas vraiment élevée en fait. Sa mère a tenu à ce qu'elle grandisse loin de Hellas, et qu'aucun lien ne puisse être fait avec elle. Pour la protéger, vous voyez. C'est pas vrai que ça l'a protégée. Ça l'a juste cachée. Et elle l'a vécu très tristement. Je la voyais une fois tous les mois, enfin, j'essayais, ça faisait un bout et je suis toujours débordé. Pour sa mère, elle ne la voyait qu'une fois par an, où elle passait des heures à la couvrir de baisers et de cadeaux. Moi j'suis pas super démonstratif, alors... Enfin, vous voyez le topo. Quand j'étais là, je faisais plus de conneries que de bien. »

Il soupira longuement dans sa gorge et se redressa enfin sur ses bras, pour dire, très sérieusement :

« Je ferai de mon mieux pour Aemyn. J'ai souvent de très mauvaises idées, j'ai pas conscience de ce qui est bon ou pas pour un gosse mais... Je ferai de mon mieux. »

***

Léogan était tout d’un coup empreint d’une légèreté pleine d’optimisme qu’elle ne lui avait jamais vue. Excité comme un gosse, cela se sentait qu’il avait du mal à rester en place, et même ses yeux se faisaient rieurs sous la force de son entrain. Il était méconnaissable. À tel point que c’était presque choquant de l’encourager avec assurance, réellement persuadé de ce qu’il disait. Pourtant Erynn n’avait pas autant de certitudes quant à sa capacité à être une bonne mère. Certes oui, elle n’abandonnerait jamais son enfant comme sa mère l’avait fait avec elle, mais ce n’était pas suffisant à ses yeux. Être un bon parent c’était bien plus compliqué que cela. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien être au juste ?
Entre baisers et caresses, la jeune femme se tortillait le cerveau, s’échinant à réfléchir à toutes ces choses abstraites et terriblement pesantes. Alors comme elle n’avait pas la moindre idée de comment exprimer le fond de sa pensée, elle écouta Léogan lui parler de sa fille. Le regard absorbé par le ton hâlé de sa peau, elle avait toujours du mal à réaliser. Il lui avait appris l’existence de sa première fille il y a des mois déjà, et pourtant cela sonnait toujours aussi étrange, telle une fausse note dans une partition. Ce n’était pas tant le fait qu’il ait eu un enfant, et donc une relation dont il était forcément le fruit qui la perturbait. Après tout il était vieux de plusieurs siècles, et comme vivre les choses à fond faisait partie de sa philosophie, c’était presque logique… Et ça expliquait aussi sa fuite devant les responsabilités. Néanmoins il parlait de sa fille avec une affection amusée, avec ce qui avait tout du détachement sans réellement en être.

C’était comme s’il cherchait la meilleure façon de l’approcher, mais qu’il avait peur de la briser en la serrant trop fort contre lui. Comme s’il brûlait de lui montrer son amour à force de vacheries et autres harcèlements -il savait si bien le faire !- qu’il avait peur de la faire fuir. Et à force d’imitations répétées et de citations, Erynn commençait à s’imaginer quel genre de relation ils pouvaient tenir tous les deux. Léogan jouait de ses mimiques et de la carte de l’humour, mais au fond il paraissait triste. Marqué d’une maladresse qui lui pesait, et d’un désir de mieux faire sans y arriver. Car au-delà de ses singeries, la rouquine ressentait du regret. Quelque chose lui disait que la mère de la gamine n’était pas particulièrement intéressée par ce qu’elle devenait. Et comment pourrait-il en être autrement si au final elles ne vivaient pas ensemble, ni n’avaient contact régulièrement ? Sans doute Erynn avait-elle idéalisé pas mal de choses hors de sa portée, mais tout cela était d’une froideur insupportable.
Tremblant sous les mains audacieuses du sindarin, elle fut prise d’un frisson mais ne céda pas. Le sujet était trop sérieux… Et cette gamine avait apparemment besoin de quelques bonnes claques dans la figure pour apprendre ce qu’était  la vie. Ne se rendait-elle pas compte de la chance qu’elle avait ? Son père avait sûrement pas mal de choses à se reprocher mais rien ne justifiait le fait qu’elle l’injurie comme si c’était tout à fait banal. Et puis si la vue de son cher ‘papa’ lui était si horripilante, pourquoi persistait-elle à le voir ? Pourquoi ce besoin constant de le rabaisser ? Est-ce que cela la rendait plus heureuse ? Expirant par le nez, Irina se sentait contrariée. Elle n’avait jamais eu d’éducation à proprement parler, alors sans doute les principes des prêtresses l’avaient rendue trop vieux jeu. Assez pour être révoltée par ce qu’elle entendait. Et dire que Léo semblait trouver cela normal…

« Cette fille… elle ne veut pas venir vivre avec vous ? Pourquoi ne pas simplement oublier les caprices de sa mère ? »

Au diable ce que pouvaient penser les gens, après tout c’était d’une jeune fille qu’il était question. Enfin jeune… c’est du moins ce qu’elle avait supposé. « Quel âge a-t-elle ? » Il y avait plein de choses qu’elle avait envie de demander, mais là encore ce n’était peut-être pas le bon moment. Comment savoir si maintenant il était disposé à s’étendre sur le sujet ?

***

« Non, non, maintenant ce n'est plus vraiment possible. Elle a... Enfin, elle a cinquante-deux ans. A son âge, j'étais déjà dans l'armée depuis vingt ans vous savez. Ça peut vous sembler jeune mais... Heu... » s'arrêta-t-il, subitement, en réalisant ce qu'il disait. Bien entendu, cinquante-deux ans, c'était quelque chose comme l'équivalent d'une quinzaine d'années pour le peuple terran, mais pour Erynn, cela devait surtout signifier que Léna était presque deux fois plus âgée qu'elle ne l'était. Léogan se redressa un peu et grimaça avec embarras. Il agita vaguement la main devant lui, dans un « on s'en fiche de ça, c'est pas important » universel, qui repoussait davantage le problème qu'il ne le faisait disparaître. Il préférait ne pas se pencher trop sur ce genre de considérations perturbantes et surtout d'un intérêt et d'une pertinence discutables. « Bref, elle a déjà largement pris son indépendance. Elle est modiste itinérante, et elle a un commerce et un logement à Hespéria. Mon frère la surveille d'un œil quand elle est de passage, mais elle fait sa vie à l'heure qu'il est. »

C'était son truc, ça. Garder les choses sous contrôle, de loin, sans avoir l'air de vraiment s'impliquer, comme un stratège qui plaçait ses pions sur un champ de bataille. Les relations directes l'avaient toujours mis mal à l'aise, mais jamais il n'aurait laissé Léna dans l'abandon ou le besoin. Il éprouvait un amour réel pour elle. Sa façon de l'exprimer n'était sans doute pas très orthodoxe, et pas franchement évidente non plus, évidemment, surtout avec le poids de la culpabilité et le sentiment de ne pas être à la hauteur, mais il s'était occupé méticuleusement de sa sécurité, comme il le faisait encore aujourd'hui.

Erynn, pourtant, il le remarquait, n'avait pas l'air de goûter à son humour autant qu'il l'avait espéré. Elle s'était renfrognée et avait froncé du nez en plissant des lèvres et l'avait observé d'un air sévère. Secouant la tête d'un air désinvolte, Léo l'embrassa sur le coin des lèvres et s'apprêta à continuer sa réponse, comme s'il parlait de la pluie et du beau temps. Il devenait bavard comme une pie, avec elle, c'était affolant. Et il avait toujours quelque chose à dire, comme s'il passait machinalement au crible ses trois-cents années d'existence, comme si elles lui appartenaient à elle autant qu'elles avaient été à lui, et qu'il était possible que tout devienne clair et lumineux entre eux.

« Quant aux caprices de sa mère, je pouvais difficilement y couper, à l'époque. Quand je suis arrivé à Hellas, j'étais complètement paumé, j'ai fait ce qu'on m'a dit de faire et puis c'est tout. Surtout que j'avais pas du tout prévu d'avoir un gamin en prime de ce foutu grade de colonel... Ça a toujours été plus sa fille que la mienne paradoxalement, de toute façon. » avoua-t-il, avec un sourire contrit. Il scruta Erynn pensivement, avant de tourner son regard vers le berceau d'Aemyn. Il resta insondable quelques instants, le regard fixé sur le profil joufflu du petit garçon qui jouait avec sa peluche d'un air très sérieux. Il était idiot d'avoir pensé que ces choses-là pouvaient recommencer à l'identique avec eux – Erynn était infiniment différente d'Elerinna, infiniment différente de tout ce qu'il avait vu jusque là, si bien que cette nouvelle relation lui semblait à la fois imprévisible, et pourtant simplement l'affaire de ses choix et de sa volonté. Il se retourna vers elle et frissonna longuement. Au fond des yeux verts d'Erynn tout était simple, libre, et lumineux. Il soupira dans son cou et caressa les contours de son visage rêveusement.

« Mais je peux m'en vouloir qu'à moi-même vous savez. J'avais qu'à être moins... » marmonna-t-il, en secouant la tête avec agacement. Il supportait de plus en plus mal de compter le nombre de choses qu'il avait laissé échapper à son contrôle par indifférence, insouciance ou lâcheté, et malgré les précautions qu'elle prenait, il ne voulait pas qu'Erynn s'apitoie sur un sort qu'il ne devait qu'à lui-même. Bien sûr, il se souvenait très distinctement d'avoir dit à Elerinna que leur fille pouvait grandir chez lui, à Hellas, sans éveiller les soupçons de qui que ce soit. Après tout, qui se souciait d'un étranger qui arrivait en ville avec une enfant pour entrer dans l'armée ? Personne n'aurait fait le rapprochement avec la grande-prêtresse, d'autant qu'ils avaient fait une croix sur leur relation pour se préserver. Dans tous les cas, il se rappelait également la discussion houleuse qu'ils avaient eue au sujet de Léna, d'avoir été assommé par la rhétorique habituelle de la belle Sindarine et d'avoir lâché le morceau comme un animal décontenancé. De dépit, il s'allongea sur la poitrine d'Erynn et soupira profondément – ses mèches noires se soulevèrent sèchement de ses yeux où elles étaient tombées. « Mais bon, ce qui est fait, est fait. » acheva-t-il, sévèrement.

***

« Cinquante-deux ans… » Elle répéta pensive, un peu malgré elle. C’était… assez dur à entendre. Cela lui rappelait que malgré tout il y avait un grand fossé entre eux, et que même avec toute la bonne foi du monde elle ne pourrait le franchir. Car certes l’espérance de vie des deux races était très différente, cependant cela avait de quoi soulever bien des points assez troublants. Il valait mieux ne pas y penser. Oui, enfin à supposer qu’elle y arrive. Parce que même en connaissant l’équivalence approximative des longévités, cela n’aidait pas des masses à faire passer la pilule.
De plus il lui était impossible de simplement mettre ces faits de côté comme si ce n’était pas important. Erynn était douée pour garder ses doutes pour elle, enfermer à clé les angoisses passées sous silence autant de temps qu’il le fallait. Il était même probable qu’elle arrive à mentir sans ciller, rassurant quiconque sur ce qu’elle pouvait éprouver. Son for intérieur était une forteresse imprenable et obscure qui ne laissait rien paraître, et maintenir ses défenses était devenu aussi naturel que de respirer. Cela ne lui demandait pas d’effort particulier, aussi elle décida de s’y remettre une fois de plus.

Une commerçante… Une fille assez débrouillarde pour faire sa vie seule, et assez détachée pour parler à son père comme s’il était son voisin ou une lointaine connaissance. Charmant. Visiblement elle ne lui donnait pas de comptes ou de nouvelles, et même s’il en parlait avec l’affection d’un papa gâteau, le tout contrastait avec le scénario idyllique que laissait deviner  son enthousiasme. Dans l’ensemble la rouquine était plutôt sceptique. Bien entendu elle attendrait de rencontrer l’intéressée pour se faire une vraie idée, mais pour l’instant le portrait qui en était fait ne lui semblait pas très prometteur. Enfin heureusement il n’était pas question pour elle de la rencontrer à ce stade, et c’était aussi bien. Car si son sentiment au sujet de l’identité de la mère se confirmait, les choses allaient passablement se compliquer. De fait elle n’osait pas lui poser la question franchement, sans doute parce qu’elle n’était pas prête à entendre la réponse.
Les baisers de Léo la détournèrent un instant de ses pensées peu engageantes et son expression se radoucit un peu face à sa tendresse. C’était agréable de sentir qu’il était là aussi dans ce genre de moments, et pas seulement dans l’œil du cyclone tournoyant qu’étaient devenues leurs vies. Néanmoins lorsqu’il reprit ce ne fut que pour continuer son récit autour des circonstances de la naissance de son premier enfant ; ce qui satisfit sa curiosité mais piqua au vif ses soupçons déjà titillés. La mère de sa fille n’avait pas voulu que son existence soit connue, soit disant pour la protéger. Oui… protéger sa réputation. Irina roula des yeux au plafond, se sentant terriblement bête de ne pas avoir compris plus tôt. En fait il n’avait même pas besoin de lui en dire plus, ni de faire cette révélation de manière explicite. Les choses étaient bien assez claires comme ça. D’un soupir elle se serra contre lui, posant la tête contre sa poitrine. Écoutant son cœur battre d’un rythme rapide, elle laissa une certaine mélancolie s’échapper de par son regard, maintenant qu’elle savait qu’il ne pouvait la surprendre.

« Je… j’essaierai de faire en sorte de ne pas vous exclure. Puisque vous tenez à vous responsabiliser j’imagine que ce serait bête de ma part de ne pas vous laisser occuper cette place. Car comme je l’ai dit si vous n’êtes pas son père, alors il n’en a pas. » Son sourire se fit évasif. « Les pères officiels ce n’est au final qu’une vaste blague. Un nom sur un papier, papier qui n’existe même pas puisque je n’ai pas voulu qu’il le signe. » Dans son ton il y avait une tonne de reproches qu’elle ne verbalisait pas de peur de ne pas pouvoir s’arrêter. Mais ce qui est sûr c’est que la liste de doléances à l’encontre d’Havelle commençait à se faire plutôt longue. Assez pour qu’elle commence à lui en vouloir. « Cet enfant que m’ont légué Anima et Exanimis, c’est le nôtre… pas vrai ? » Sa voix dérailla légèrement sur la fin, comme si elle déposait en cette seule question l’ensemble de ses espoirs. Et ce n’en était pas si loin, finalement…

***

Elle l'attira contre lui et il dut abandonner sa contemplation du petit garçon qui jouait dans son berceau, sans trop de regrets, cependant, quand il sentit le visage étrangement froid d'Erynn se loger contre sa poitrine, qui, elle, couvait un incendie que ces contacts caressants attisaient toujours davantage. Il ne lui échappait pas, cependant, que ces révélations en filigrane devaient lui peser secrètement, et il était assez bien placé maintenant, pour comprendre qu'elle dissimulait ses inquiétudes et ses blessures sous une armure en acier trempé – par pudeur ? Peur d'être rejetée et abandonnée ? Par fierté ? Les raisons, il y en avait sûrement un certain nombre, mais ce n'était pas parce qu'elle dissimulait son visage, désormais, qu'elle le rendait aveugle à ses sentiments. Pour lui, après des décennies passées à vivre avec des gens considérablement plus jeunes que lui, les écarts d'âge ne signifiaient plus grand-chose, mais il était assez évident qu'Erynn, du haut de ses trente années de Terrane, voyait ces détails très différemment.
Plus encore, il y avait toujours le spectre d'Elerinna qui flottait désagréablement entre eux, qui refroidissait et assombrissait tout, comme l'ombre de ces milliers de contradictions que posait leur relation, d'un point de vue politique et même personnel. Il y avait longtemps que Léogan ne prononçait même plus le nom d'Elerinna en face d'Erynn, que chaque fois qu'il la rencontrait, il enfermait son souvenir à clef dans un coin de sa mémoire et faisait semblant qu'elle n'existait plus. Mais évidemment, ce n'était jamais suffisant.
Il passa une main dans les cheveux de la jeune femme, sous lui, et se défit doucement de son emprise, pour se soutenir de ses deux bras au-dessus d'elle et ne plus la laisser se dérober à son regard, tandis qu'elle parlait de sa voix toute en velours qui le fit frémir jusqu'au fond de ses entrailles. Il l'observa sans un mot pendant quelques secondes, les yeux brillants, les nerfs à vif et la respiration en pagaille.

Il savait que s'il embrassait cette femme à cet instant précis, qu'au moment où ses espoirs flamboyants épouseraient ce souffle fragile, il serait à jamais lié à elle, à tout jamais. Alors il freina, au-dessus de son visage clair, il la scruta jusqu'au fond de ses yeux, entre ses cils brûlants, il décida de freiner et d’attendre.
'Si vous n'êtes pas son père, alors il n'en a pas.' C'était tout ou rien. Cela ne tenait qu'à une chose, qu'à ce qu'il souhaitait devenir, qu'aux décisions qu'il prendrait maintenant, qu'à l'engagement qu'il était libre de donner ou de refuser. Son cœur battit de plus en plus fort. Un vertige souleva ses paupières.
Il attendit un instant encore. Il n'attendit pas plus d'une infime poignée de secondes en vérité, avant de se soutenir sur un bras dans le petit sofa, de la soulever et de la serrer étroitement contre lui pour l'embrasser. Il n'y avait qu'un seul genre d'homme qu'il voulait devenir – il ne savait pas l'identifier très distinctement – mais il le voyait chatoyer dans les prunelles d'Erynn, comme un rêve flou ou un espoir lumineux qu'on ne peut saisir mais qu'on devine, qui lance une étoile dans le ciel et donne une route à suivre. Il prolongea ce baiser jusqu'à en perdre son souffle dans la bouche ardente de la jeune femme, les tempes volcaniques, le ventre noué, le corps illuminé de désirs violents impossibles à refréner. Il se détacha de ses lèvres humides dans une respiration fragile et la regarda longuement.

« Oui. C'est le nôtre, murmura-t-il, en effleurant du pouce la joue d'Erynn, tout près de son visage. A vous, et à moi. »

Il lui sourit avec une sorte de complicité – qui allait au-delà de la complicité, l'un de ces sourires singuliers qui irradiait la confiance et la vérité, et qui vous rassure à jamais.

« Peu importe ce que les gens croient, dit-il, d'une voix douce, ce qui est dit ou ce qui est écrit, peu importe même ce qu'il en est vraiment, ce qu'Examinis a voulu faire de moi, que ce soit impossible naturellement, ou que ce soit l’œuvre d'une magie ancienne. C'est ce que nous avons décidé ensemble qui détermine les choses. Rien d'autre. C'est tout ce qui compte... pour moi. » acheva-t-il, dans un souffle ténu, qui fit flotter entre eux, dans une vapeur brûlante les éclats glacés de son pessimisme habituel.

Mais ses yeux noirs se durcirent aussitôt, et une ombre de férocité implacable passa sur son visage. Il y avait peu de choses auxquelles Léogan s'était lié si étroitement qu'il ne pouvait plus s'en détacher, pour lesquelles il ne lâcherait jamais rien, pour lesquelles il était prêt à défier le monde entier, un dieu démoniaque qui aurait pu l'anéantir d'une pichenette, les droits d'un père officiel, qu'ils soient couchés sur le papier ou non, sa réputation – ahah – ou la confiance d'Elerinna, à tout défier et à ne pas fuir même au moment où il risquait d'y laisser sa peau. Ce n'était pas de la loyauté qu'il offrait à Erynn, ce jour-là, son honneur, son épée ou son bouclier comme le feraient d'autres, c'était la violence et l'acharnement d'un homme qui en la perdant elle et son fils, n'aurait plus rien au monde à perdre.

***

Elerinna était et serait toujours un obstacle à ses yeux. Peut-être parce qu’elle avait toujours été un caillou gênant dans sa chaussure, ou peut-être parce que l’habitude faisait Erynn la prendre plus au sérieux qu’elle ne devrait… Mais le fait est qu’indubitablement, de gré ou de force, cette femme abjecte continuait d’être le spectre qui assombrissait sa vie entière. Et son histoire avec Léo ne semblait pas faire exception. Erynn battit tristement des paupières, lasse. Quand cela allait-il prendre fin pour de bon ? A vrai dire dans le domaine relationnel plus que dans n’importe quel autre, la rouquine se sentait faible et fragile.
Politiquement elle connaissait bien les travers de sa rivale, y compris ses fuites et ses coups bas. Néanmoins il lui était paradoxalement bien plus simple de défendre son échiquier et sa position à Hellas que de se sentir assurée et capable de garder un homme aussi imprévisible que Léo. Peut-être demain serait-il lassé du frisson de la nouveauté, de l’adrénaline procurée par leurs retrouvailles. Un éventail entier d’éventualités lui traversa l’esprit, tandis qu’elle lutait pour les chasser de son regard. Léogan l’attira alors contre lui et plongea ses yeux sombres dans les siens, la faisant se sentir bête et coupable à la fois. Le baiser sulfureux et prolongé qu’il lui offrit défit une partie de ses doutes, ou en tout cas il se montra assez passionnel pour l’en détourner sur le coup.

Un grand silence s’était installé à l’énonciation de sa question, recouvrant tout tel le myste rouge, stérile et aveuglant. Lorsque le soldat reprit son souffle pour parler à nouveau, Erynn se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle par anticipation, en une réaction instinctive et pathétique qui en disait long sur l’importance de cette conversation. Et les mots en questions recelaient une douceur insoupçonnée, une tendresse si purement naturelle qu’elle en fut la première surprise. Elle avait regretté amèrement d’avoir parlé trop vite, l’appréhension rongeant sa poitrine immobile avec lenteur. Et pourtant il lui avait répondu avec une certaine tranquillité, ce qui à défaut de beaucoup d’assurance était toujours davantage que ce qu’elle avait espéré. La jeune femme eut même du mal à croire que c’était bien ce qu’il avait dit, alors elle cilla plusieurs fois pour mieux réaliser.
Abasourdie elle acquiesça simplement de la tête, ne comprenant toujours pas pourquoi il ne s’était pas moqué d’elle et de ses « mièvreries » de bonne femme. C’était… presque contre nature. Elle caressa doucement ses joues rêches et en profita pour vérifier qu’il n’avait pas de fièvre. Parce que oui, c’était étrange à ce point-là.  Elle glissa au passage ses bras autour de sa nuque, et embrassa son lobe pour le distraire un tant soit peu. Il paraissait sûr de lui et paradoxalement son expression avait finalement évolué vers quelque chose de plus sombre et plus tourmenté. Quelque chose qu’elle n’arrivait pas à identifier.

« Quelque chose ne va pas ? » Ses mains descendirent tout de même sur sa peau, en un réflexe irrépressible. « Vous regrettez déjà que je le prenne comme une promesse ? »


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Sam 21 Fév - 17:39, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeSam 21 Fév - 8:07

Elle était maligne. Pour chaque ombre de son regard, elle le distrayait par des moyens auxquels – c'était pervers – il était bien incapable d'opposer de résistance. Il l'aurait voulu pourtant, et il tentait bien, de ne pas se laisser emporter par les caresses de ses mains, de ne pas laisser sa nuque se plier aux mouvements tendres qu'elles lui imprimaient, toute son ouïe se perdre et se dérégler au contact de ses lèvres et sous son souffle, mais tous ses efforts étaient malheureusement très vains.
Les mains d'Erynn, cependant, descendirent avec clémence sur son dos tandis qu'elle parlait avec douceur – il savait bien qu'elle ne lui laissait entendre que ce qu'elle désirait, qu'elle faisait de lui ce qu'elle voulait, à cet instant, mais ça faisait partie du jeu, n'est-ce pas ?

« Ça va, répondit-il, en respirant laborieusement. J'ai pas l'habitude, c'est tout. Tout a l'air si simple, quand je vous regarde comme ça, je crois un instant que je sais où je vais et... En réalité, c'est loin d'être simple. Il me semble que ce que nous nous donnons comme des promesses ne seront toujours que des paris... Mais je ne regrette rien. Pas de regret. »

'De la tristesse. Ça va passer...'
Pourquoi craignait-elle toujours, depuis le premier jour, qu'il regrette d'avoir posé son dévolu sur elle ? Oh bien sûr, il n'avait aucune idée de quoi le futur serait fait, il était possible qu'un jour, il décide de tourner la page, de s'envoler, de s'ennuyer, de se fatiguer peut-être, mais cela, près d'elle, il l'oubliait, il ne tolérait même pas de le penser, c'était comme si ce qu'ils vivaient, Erynn elle-même, ces instants si fragiles pourtant, baignaient dans une grisante éternité – il craignait beaucoup plus ce que le monde pourrait faire d'eux que de manquer à sa parole en réalité. Bien sûr, dans les tréfonds misérables et sordides du grand vide qui avait séparé l'hiver dernier de cette rencontre, il avait regretté de toutes ses tripes de l'avoir approchée dans ce foutu désert, parce que son souvenir lui avait déchiré le ventre, la poitrine, le crâne, qu'il n'arrivait pas à la chasser et que cette présence fantomatique, oppressante, lui avait rappelé férocement chaque jour à quel point il était seul, mais aurait-il pu regretter pour de bon ces semaines qui l'en avaient délivré, l'an passé ?

« Et je m'essuierai les bottes sur toutes les serpillières de l'humanité qui se mettront sur notre chemin, ça, tenez... Parole d'honneur. » dit-il, en portant avec une gouaille un peu goguenarde sa main à son cœur.

C'était au fond tout ce que Léo savait promettre – exploser des arcades sourcilières, mettre son genou dans le pif des quelques connards qui viendraient leur chercher des noises, et écraser leurs noix d'un coup de pied, se bagarrer, sans arrêt. Mais au fond, et il le sentait plus nettement que jamais, à cet instant, alors qu'il souriait d'un air joueur, mais qu'un reste de gravité plissait ses yeux, que ce n'était pas de ses petites bagarres habituelles et mesquines dont il était question, cette fois-ci. C'était d'une bataille, d'une vraie, qui ne se mènerait pas pour rien, juste pour le plaisir et la fureur, mais pour une cause, une vraie, une qui respirait, qui lui soufflait des mots enivrants à l'oreille, qui se révoltait, qui hurlait et qui tapait sur la table, qui tuait et qui faisait vivre, qui souriait si sensiblement et qui frémissait si délicieusement sous ses doigts. Il observa Erynn longuement.

« Vous souciez pas de ça. Je vais bien. » souffla-t-il, en s'abandonnant avec soulagement contre elle, les yeux fermés.

Ici et maintenant, il allait bien. Ses paupières brûlantes écrasèrent ses inquiétudes et il laissa échapper un profond soupir. Tout son corps se détendit, muscle par muscle, et il se sentit soudain immensément fatigué, comme s'il pouvait se le permettre tout à coup, que rien ne requérait sa concentration, son anticipation, son souci ou son intelligence, qu'ils avaient déserté ensemble de tous ses membres mais qu'ils avaient laissé derrière eux de larges sillons dans ses nerfs, des nœuds dans son cerveau, des contusions sous sa peau, que tout cela le rendait lourd comme du granit et qu'il aurait fallu au moins la force de dix hommes pour le bouger de ce sofa. Il se dit qu'il pourrait s'endormir ici, simplement, très bêtement, dans la chaleur des bras d'Erynn et de sa poitrine, et oublier le reste du monde qui ne respirait pas le parfum profond de sa peau. Mais il ouvrit paresseusement ses paupières et commença à jouer pensivement avec ses cheveux roux qu'il laissait couler entre ses doigts, attentif à leur flamboiement sous les rayons dorés du crépuscule, avant de faire glisser quelques mèches sur son visage pour les respirer doucement.

« Et je voudrais que vous alliez bien, vous aussi. » murmura-t-il, dans son cou, en effleurant son front et sa tempe de deux doigts aériens.

Il ne voulait plus la voir craindre à ce point d'être incapable de le garder près d'elle, quoi qu'il devait bien se l'avouer, cette inquiétude qu'il voyait frissonner dans ses yeux verts – cette inquiétude de comprendre tout à coup qu'il avait disparu, qu'il s'était évanoui entre ses mains comme de la fumée, qu'il était parti, lui inspirait une certaine satisfaction. Si c'était bien par plaisir de se sentir à ce point important pour elle, de ne pas la laisser sans marque, d'avoir sur elle un effet profond et indélébile, c'était aussi parce qu'il éprouvait dans cette liberté si vaste un frisson qu'il n'avait jamais ressenti nulle par ailleurs.
Mais plus que tous ces désirs et ses exaltations égoïstes, il aspirait à lui offrir autant de lumière, de chaleur, de force et de réconfort qu'elle l'en dispensait. Au fond de lui, il trouvait que ce n'était que justice, si elle le laissait libre, d'avoir à s'assurer de son bonheur, autant qu'il en était capable en tout cas.

La suite fut plus plaisante à avouer, et plus drôle pour lui, il fallait bien l'avouer, tandis qu'ils jouaient ensemble comme deux enfants et quelle répondait vaguement en riant, de ce rire grave, vibrant, un peu cassé, qu'il n'avait pas entendu depuis des mois. Il était d'autant plus difficile d'aligner des phrases spirituelles ou amusantes alors que les lèvres pleines et douces d'Erynn parcouraient chaque recoin de la peau de sa gorge et y traçaient des sillons brûlants, qui égaraient toujours un peu plus sa raison. Il poursuivit son manège avec plus d'ardeur, dégagea un peu de sa peau des pans de sa robe, agaça ses épaules, son cou, sa poitrine, s'agaça lui-même de tant de lenteur, et elle parlait, avec des inflexions toutes en velours, souplement, comme la démarche d'un chat, et soupira la fin de sa question, les yeux étincelants et provocateurs, alors qu'elle renfermait ses jambes autour de lui comme une cage de chair. Un long frisson lui traversa l'échine et la tension monta encore d'un cran, mais il tâcha de ne pas lui en montrer trop. Il sourit d'un air carnassier, en emprisonnant ses bras sur le sofa, dans ses deux mains.

« Mais c'est très sérieux, tout ça, dit-il d'une voix ronronnante. Je suis sérieux, j'ai pas l'air sérieux ? Je suis plus sérieux qu'un magistrat, c'est juré. Disons, sur la fin, en tout cas. C'est vrai, quand je suis près de vous, je sens que pour une seconde, là... »

Le regard profond et espiègle d'Erynn l'absorba tout à coup et il resta au-dessus d'elle, la voix suspendue au milieu de nulle part, et il se mordit la lèvre avec un semblant de sourire.

« Mais c'est pas tout ce que je peux -faire- non... » murmura-t-il d'une voix traînante, en se penchant sur son oreille.
Sa main gauche glissa doucement le long du flanc d'Erynn, caressa les voiles qui couvraient encore sa cuisse, descendit sur son genou, effleura longuement sa jambe et enveloppa sa cheville frêle d'une poigne tiède et solide. Il ôta précautionneusement son soulier et sculpta des doigts la voûte de son pied, le regard malin, comme un signe avant-coureur, avant de faire remonter sa main sous l'étoffe légère de sa robe. Il caressa le galbe irréprochable et délicatement musclé de son mollet tout en se penchant de plus en plus près de ses clavicules, qu'il embrassa doucement, en respirant un air incendiaire. Une délicieuse chaleur commençait à l'éblouir, et il glissait sa deuxième main entre les coussins et le dos d'Erynn, dans un équilibre précaire, pour griffer maladroitement le tissu de sa robe et la déboutonner laborieusement sur ce sofa trop petit. A mesure que l'étreinte de l'étoffe se relâchait sur le corps de la jeune femme, il parvenait à fouler un peu plus sa peau, entre les pans que libéraient ses boutons, ses côtes fragiles, et les bosses de sa colonne vertébrale, il repoussait lentement du visage le tissu vert de ses épaules, sur ses bras, de sa gorge, de la naissance de sa poitrine, et il s'enivrait peu à peu de son parfum profond et terrestre, vanillé, floral et ambré, qui lui monta à la tête et le fit vaciller. Les poumons brûlants, il se coula contre elle et, sous sa robe, passa sa main entre ses cuisses dans une vague tiède de caresses un peu rêches.

« Et vous ? souffla-t-il, en l'embrassant sur les cheveux, avant de la regarder dans les yeux, d'un air joueur. Comment vous comptez vous y prendre pour me 'retenir'... ? »

***

Cet homme était une drogue. Une substance grisante et terrifiante qui la faisait se sentir désirée et investie d'un nouvel espoir emmêlé de douleur. Il la faisait se sentir invincible, alors qu'elle était plus vulnérable que jamais. Il lui brûlait les veines et incendiait son esprit entier de ses contradictions et ses regards optimistes. Elle l'avait dans la peau, qu'elle le veuille ou non... et pour cela elle le détestait un peu plus chaque jour et chaque seconde. Il était sa faiblesse, comme une immense brèche dans ses défenses impénétrables, il était le leurre qui avait réussi à s'immiscer entre ses remparts immenses, narguant toutes les bases qu'elle pensait stables. Au milieu de tout cela il était parfois compliqué pour Erynn de se faire une idée claire de ce qui se passait vraiment. Parfois il la soulevait par ses élans affectueux et spontanés la berçant d'attentions. Puis soudainement il s'indignait de toute sa personne, se cabrait telle une monture sauvage et reprenait sa liberté de force, comme si on avait sournoisement voulu l'en priver. Et finalement il ripostait avec violence, semant ruine et désolation sur son passage chaotique, si vite qu'elle en demeurait plantée là, au milieu des débris d'une bataille perdue avant d'être menée.

Mais en cet instant de calme après la tempête, Léogan était tranquille et presque léger. Il la regardait de ses prunelles sombres avec perspicacité, ce qui laissait deviner le fait qu'il voyait plus clair qu'il ne voulait bien le faire savoir. Ceci dit son talent à lire entre les lignes n'était pas proportionnel à sa capacité à mentir. 'Ça va', disait-il sans même y croire. Cela irait-il un jour ? C'était sans doute naïf de croire que ce serait le cas. La vie n'était pas aussi généreuse et paisible que le racontaient les vieilles légendes. La vie était une chienne vicelarde et vindicative qui mordait chaque être sans distinction. Dans son idée incomplète et sûrement distordue de ce qu'était une relation, Erynn espérait simplement pouvoir rendre le tout moins pénible, soulager un peu le poids qui écrasait les larges épaules voûtées du sindarin.
La chaleur de sa respiration régulière lui donnait néanmoins l'impression qu'il y avait un fond de vérité dans ce qu'il avait dit plus tôt. Son corps s'était fait plus lourd devant l'abandon soudain qui le gagnait, ce qui loin de la gêner la rassurait davantage que les mots. À défaut de se sentir bien il était au moins assez détendu pour baisser ses défenses. Caressant ses cheveux en bataille avec douceur, elle sourit doucement et se nicha contre lui. Sa voix sortit en un souffle effacé, mais distinct.

« Il me faut du temps mais je suppose que j'irai mieux bientôt. J'ai juste... besoin de me faire à la tournure des choses. Être avec quelqu'un m'est bien moins aisé que de cheminer seule, aussi étrange que cela puisse paraître. Je vais sûrement faire plein de faux pas, et vous aurez gagné le droit de m'en vouloir. »

Comme s'il avait besoin de son autorisation. Dodelinant de la tête avec auto-dérision, Irina huma son odeur avec l'urgence d'une faim trop longtemps contenue. Pendant qu'il continuait de la provoquer avec cette voix rocailleuse de dandy nomade, elle s'évertua à allumer en lui mille feux dévorants, dans le simple but de le déconcentrer tout en profitant de cette saveur qui lui avait tant manquée. Toutefois, et aussi parce qu'il répondait à son toucher avec une ardeur tout aussi intense, son souffle commença à se ralentir et s'entrecouper passablement. Qu'elle devait avoir l'air pataude et bruyante pour quelqu'un d'une ouïe si acérée... Se mordillant la lèvre, la prêtresse fit de son mieux pour ne pas rougir. Non, il ne le fallait pas. Elle n'était pas une enfant timide, ni une vierge effrayée par un inconnu fort entreprenant. Du moins c'est ce dont elle essayait de se convaincre.
Surprise par la riposte immédiate qui la plaqua ses bras au dessus de sa tête, elle ne put s'empêcher de sourire. Ce n'était ni un rictus carnassier ni une énième provocation pourtant si fréquente. C'était simplement un sourire doux et léger qui retranscrivait son état d'esprit. Entrelaçant ses doigts à celui de son amant, elle serra ses mains dans les siennes et se laissa faire. En d'autres temps peut-être se serait-elle sentie mal à l'aise par son initiative. Seulement cela faisait trop longtemps qu'elle n'avait pu ressentir ce frisson et ces papillons au ventre. Sans doute sa volonté avait été érodée par la solitude et le silence qui ne s'étaient pas encore totalement dissipés.

« Alors montrez-moi. »

Il n'avait en fait pas attendu. Ses mains n'avaient pas tardé à redécouvrir son corps de près, caressant lentement ses formes à la façon d'un sculpteur qui redécouvre sa première œuvre. Tremblant presque par anticipation, Erynn ne put que retenir son souffle haletant en espérant qu'il n'entendait pas son cœur affolé. Ses doigts fins filèrent dans son cuir chevelu et ses ongles courts glissèrent le long de sa nuque découverte. D'un toucher aérien qui mêlait la passion à la connaissance médicale elle appuya doucement sur ses muscles dorsaux, parcourant sa peau hâlée en même temps qu'elle espérait le libérer des tensions qui restaient. Plus que jamais ils étaient tous deux reliés par un fil invisible qui les ramenait sans cesse l'un vers l'autre.

« Sûrement la même chose par les mêmes armes qui initialement vous ont fait fuir à toutes jambes. Vous pourrir la vie, vous montrer qu'il existe des gens plus têtus que vous. Vous appâter avec quelques repas chauds et un foyer, qu'il soit dans les vastes plaines, dans la toundra ou au milieu du désert. Après tout peu importe, pas vrai ? » Elle lui vola un baiser tout en réfléchissant, n'ayant pas la moindre idée s'il y avait une bonne ou une mauvaise réponse à ce genre de question. Et puis jusqu'où il y avait-il un fond de sérieux dans ce qu'il avait dit ? Probablement autant que dans ce qu'elle disait, ce qui était assez... incertain. « La croyance populaire veut qu'un homme puisse être retenu par des moyens... plus subtils également. » Ses mains descendirent avec les cordons qui retenaient son pantalon, cordons avec lesquels elle joua sciemment, le regardant droit dans les yeux. Ses joues étaient bien rosies, mais elle ne lâchait rien. « Oh, et bien entendu j'imagine que dans le pire des cas je peux refaire mon stock de chaînes, de cordes et de cadenas. Une bonne cave devrait faire l'affaire. Un cru de presque trois cents ans, ça n'a pas de prix par les temps qui courent... »

***

Erynn respirait si fort, contre lui, sous ses mains, dans ses cheveux, il n'entendait plus rien d'autre que son souffle obsédant qui l'enveloppait et accaparait tous ses sens, elle respirait si fort, il était enfermé dans le monde clos de son corps et du sien, deux organismes au sang bouillonnant, et son cœur battait si fort sous son sein, sous la peau qu'il effleurait de ses lèvres – l'attente (oh comme il avait attendu, comme l'urgence qu'il avait éprouvée dans le désert lui paraissait dérisoire après tous ces mois), cette attente qui durait encore était insoutenable. Il la sentait essayer de contenir l'expression de son désir, il la voyait se mordre les lèvres avec embarras et rougir doucement, et il se disait avec un soulagement immense et euphorique qu'elle n'avait pas tant changé... Erynn, entre tous ses secrets, toutes ses noirceurs et ses plaisirs venimeux, restait cette femme maladroite qu'il avait connue à Argyrei, si peu accoutumée aux contacts humains, en particulier ceux qui impliquaient une étroitesse si torride, qui craignait de paraître faible et transparente et qui, pour s'en prémunir, acceptait le combat et recherchait la domination au moyen d'une agressivité et d'une perversion adorables. Il sourit avec un plaisir sulfureux, les yeux brillants de ruse, et se pencha sur elle. Il embrassa le coin de sa mâchoire et ses lèvres se perdirent dans sa gorge offerte tandis qu'elle murmurait des paroles piquantes, sa langue parcourut le chemin de sa jugulaire, jusqu'à son oreille dont il dessina le contour en respirant subtilement. Ses mains glissèrent sur les hanches de la jeune femme, sous ses jupons, et il l'entendit laisser échapper un soupir de gorge, rauque et étouffé – il jubila discrètement.
Mais les doigts d'Erynn s'emmêlèrent dans ses cheveux épais, ses ongles courts labourèrent son crâne, y laissèrent des sillages brûlants et griffèrent délicieusement sa nuque. Quand elle posa ses mains sur son dos pour masser méticuleusement ses muscles et qu'il l'embrassait de tout son saoul, il se sentit plier complètement à son pouvoir, comme de l'argile malléable entre les doigts d'un modeleur, son échine ondoya félinement, il ferma les yeux en inspirant profondément et tenta de maîtriser le souffle fiévreux qui glissait entre ses lèvres.
Il songea rapidement qu'il ne tiendrait plus très longtemps avant de passer aux actes, mais la voix tentatrice d'Erynn emporta à nouveau toute sa réflexion ; il l'écouta lui offrir tout ce qui lui manquait, un combat égal, un foyer où retourner les jours de disette et de famine et ses attraits de femme pour lesquels elle savait qu'il avait un faible vertigineux, et quoi qu'il perdait peu à peu tous ses moyens, qu'il avait de moins en moins de prise sur les élans de son corps et que son esprit s'égarait, tout cela l'absorbait considérablement.

La fin des propositions lascives d'Erynn fit échouer ses mains sur le bas-ventre de Léo et sa tête lui tourna brusquement. Ses grands yeux verts plongèrent dans les siens comme deux poignards acérés et elle contempla la débâcle des résistances qu'il lui faisait bien en face. Il tourna un peu le visage en souriant avec embarras, et quand elle acheva son trait d'esprit, il lâcha un rire grave et saccadé.

« Des chaînes, des cordes et des cadenas ? demanda-t-il avec amusement, en la fixant à nouveau avec combativité, les yeux brûlants de désir. Que feriez-vous de tout cela... ? »

Sa question se perdit dans un soupir et un grand ébranlement secoua sa poitrine. Une de ses bottes s'appuya sur le sol, l'autre contre l'accoudoir du sofa pour s'assurer de sa fermeté, ses mains se refermèrent soudain sur ses cuisses dénudées, sous sa robe, et il les monta autour de sa taille pour sentir ses hanches ondoyantes se presser plus étroitement contre son bassin. Il se courba pesamment sur elle, un sourire exigent aux lèvres, et l'embrassa avec fureur. Ses mains quittèrent les jambes de la jeune femme, vinrent caresser voracement sa poitrine pour se resserrer une à une sur sa gorge diaphane et fragile qu'elles foulèrent dangereusement.
Il quitta finalement l'étreinte de sa bouche si rouge et ses bras enlacèrent agressivement le buste d'Erynn, pour y trouver les pans défaits de sa robe déboutonnée. Il lui sourit à nouveau, l'air entendu, et, riant toujours intérieurement de cette idée de cave, de grand cru et d'entraves, il ouvrit son vêtement plus largement dans son dos en faisant sauter les boutons restants. Il fondit à nouveau dans sa gorge, et fit tomber son corsage sur ses hanches.

« Vous vous ennuieriez à mourir. » feula-t-il au milieu de ses baisers.

***

Cet homme était un démon tout droit sorti des abysses pour la tenter et l'écarter de la voie qu'elle avat choisie, il y a bien des années déjà. Pourtant bien que ses desseins soient clairs dans ses yeux sombres et tempétueux, bien qu'il lui soit aisé de lire la provocation lascive dans chacun de ses gestes et de ses sourires, bien qu'il cherche inconsciemment à briser tout espoir et tout élément trop fragile pour le supporter... malgré tout cela elle n'arrivait pas à s'en détourner. À la façon dont Exanimis s'était emparé d'une partie de son âme pour s'y installer définitivement, Léogan semblait avoir pris place dans chacun de ses pores en une obsession dévorante. Peut-être n'était-ce là que l'expression de son indéniable attrait pour la noirceur, ou peut-être devrait-elle simplement accepter qu'il s'agissait d'une force, d'une attraction qu'on ne peut simplement expliquer par les mots. Dans tous les cas se débattre était de plus en plus vain. Il était devenu de ces sables mouvants traîtres et étouffants dans lesquels on s'enlise petit à petit, avalés tout ronds par leur appétit sans fin. Dans son sourire joueur il n'y avait soudainement plus cette hésitation constante, cette remise en question qui le faisait se tenir comme un pire individu qu'il n'était réellement. Il semblait en paix avec lui-même, loin des questionnements qu'il abhorrait sans l'admettre, et qui le blessaient quand il ne le voyait pas.

Il n'était plus que lui-même, dépouillé de sa carapace presque invisible d'humour noir, d'auto-dérision, de détachement agressif et de misanthropie. Il n'était plus que Léogan, ce type trop vieux pour fermer les yeux sur la misère du monde, et trop jeune pour se ranger dans la supposée sagesse des éternels. Ce n'était plus qu'un gars comme un autre, un modèle trop rugueux et irrégulier pour rentrer dans le moule qu'il essayait de détruire à tout prix. Parfois à le regarder comme ça dans le blanc de l’œil, entre deux batailles accrochées qui les consumaient de part en part, Irina se demandait comment ils avaient pu continuer comme ça sans s'entre-déchirer. Mais sans doute était-ce là la magie qui opérait entre eux, justement.
Ses yeux se firent plus fuyants pour esquiver la mine conquérante qui l'amusait et l'agaçait à la fois. Il était fier de lui, même après avoir débarqué comme un voleur malpropre, sans manières et sans projets si ce n'est à nouveau lui rentrer dedans comme un taureau en pleine charge. Ceci dit comme elle n'arrivait pas à se décider à lui en tenir rigueur -sans doute encore fraîchement secouée par la prison de solitude dans laquelle elle avait été jetée- ses mains et son corps continuaient d'onduler sous lui, mus par le besoin de le retrouver. Ses soupirs se faisaient de plus en plus traînants au fur et à mesure qu'il la touchait, ses doigts courant dans sa chevelure déjà en bataille.

Frustrée d'être plus ou moins conditionnée par l'ascendant qu'il avait pris, Erynn se tortillait faiblement contre le cuir sous elle, parcourant sa peau blanchie de cicatrices mal refermées et le serrant si fort qu'elle aurait pu lui briser la nuque si elle avait plus de force. Elle se laissa alors porter par les caresses qui étaient passées d'une douceur aérienne à une exigence sauvage, sans s'étonner outre mesure. Avec un certain amusement elle vit les muscles qu'elle traitait se détendre, et la respiration masculine se faire plus légère. C'était rassurant de savoir qu'après tout ce temps il était encore sensible à ses ripostes, qu'il n'avait pu noyer leur séparation pour l'oublier en compagnie d'une autre femme.
C'est pour cela qu'elle le torturait avec satisfaction, se jouant de sa résistance, de son bon sens -car au fond, bien au fond, il devait en avoir- et bien sûr de son self-contrôle. Ses mains continuèrent de jouer avec son vêtement, lentement... effleurant de ci de là un bout de chair nue comme si d'un accident il s'était agi. Pourtant c'était volontaire et calculé, en un jeu d'actrices qui ne laissait pas de doute à cause de son sourire d'enfant qui prépare un sale coup.

« Je vous attacherais pour m'assurer de pouvoir vous faire souffrir, bien entendu. » Il était probable que l'évocation de chaînes et autres instruments carcéraux lui donnent des frissons d'horreur, ne fusse que parce qu'il avait toujours défendu sa liberté avec le même entêtement aveugle d'un activiste professionnel. Néanmoins il ne s'agissait que d'une plaisanterie et elle espérait qu'il ne le prendrait pas mal. Tout au plus cette plaisanterie lui permettrait de tester les eaux et voir sa réaction, ce qui n'était pas si mal. Quoi qu'il en soit elle n'eut guère le temps de s'en préoccuper outre mesure, car son corps fut pressé contre celui de son amant en une étreinte passionnelle et impatiente qui lui vola son souffle.
En représailles elle se voûta toute entière pour se presser contre lui, ses ongles descendant sur son corps pour se perdre dans le bas de son dos, par dessous le vêtement à demi défait.
Retenant sa respiration lorsque sa robe tomba sans résistance jusqu'à sa taille, Erynn déglutit. Sa peau nue reluisait presque à la lumière du soir, et ses formes plus pleines la faisaient secrètement complexer. Il lui était malheureusement impossible de retenir sa pudeur, sans doute pathétique, et elle en était la première gênée. Par conséquent elle s'en remit au seul palliatif qu'elle connaissait à l'hésitation : l'action immédiate. Elle attira le sindarin à elle avec conviction, embrassant ses lèvres et son torse pour oublier la chaleur qui montait dans son corps entier.

« Je suis sûre qu'au contraire je trouverais plein de choses à faire. Et ça risquerait de vous plaire, en masochiste fini que vous êtes. Vous en doutez ? »


***

« Bien entendu... » répéta-t-il, tout à fait stupidement.

Elle jouait avec sa sensibilité toute alerte de sindarin sans aucun scrupule, et il parvenait très difficilement à tenir la distance verbalement tout en gardant maîtrise sur son désir et sa frustration – et s'il n'était pas si concentré à la tâche, il aurait sûrement éclaté de rire devant la mine revancharde d'Erynn, mais il se contenta d'un toussotement de poitrine maladroit dont elle eut l'air de se satisfaire.
C'était comme s'ils avaient soudain réussi à tout oublier. Encore une fois. Tous les cris, toute la colère, toutes les injustices et même la solitude atroce qui avait pesé sur ces longs mois d'absence... Et pourtant, ils étaient encore là, quelque part, entre eux, au fond d'eux, c'était leur souvenir qui inspirait tant d'urgence à Léogan et ses réflexions, piquantes mais tranquilles, de chaînes et de cave à Erynn – et Léo se demanda presque un instant s'il devait la prendre au sérieux.
Ses paupières papillonnèrent d'interrogation et il frissonna sous le regard étrange et mystérieux de la jeune femme, où scintillait quelques noirceurs dont il connaissait maintenant à peu près la nature – et qui exerçaient sur lui une attraction aussi bizarre que toutes ces idées d'emprisonnement passionnel. Il était peut-être bien masochiste, après tout. A vrai dire, ils l'étaient sans doute tous les deux, car il ne l'épargnait pas non plus. Il sourit donc à sa remarque malicieuse, emporté dans l'élan impérieux par lequel elle l'attira contre elle, tremblant sous le choc de son cœur qui se fracassa contre sa cage thoracique. Il mit quelques instants à reprendre ses esprits, le visage plongé dans les cheveux parfumés d'Erynn, et un petit peu plus de temps à rassembler le vocabulaire pourtant habituel de ses sarcasmes.

« Ha oui ? Vous attisez... Ma curiosité... Mh... soupira-t-il en lâchant un petit rire, tandis qu'elle plongeait ses mains dans les plis de son pantalon. Pas seulement ma curiosité. »

Il lâcha un profond soupir, qui lui brûla la gorge comme un incendie et roula en nuée ardente dans la gorge et sur la poitrine d'Erynn. L'enlacement féroce de la jeune femme lui coupait le souffle et il crut un instant qu'elle lui briserait le cou en se cachant contre lui comme elle en avait autrefois l'habitude, quand elle se sentait embarrassée de sa nudité, d'un soupir trop complaisant qu'elle aurait laissé filer, ou d'un mouvement trop fébrile de son corps. Au fond de lui, Léogan fut troublé par cette faiblesse qu'il ne lui aurait plus soupçonnée – mais il comprit immédiatement en sentant les formes rondes et douces de sa poitrine contre son torse que ce corps qui avait changé voluptueusement en connaissant la maternité réveillait ses anciennes pudeurs de féminité refoulée – mais à cet instant précis, il ne sut que faire de cette déduction, tant l'étreinte d'Erynn, pressante et impatiente, lui renversa la cervelle et ses poumons explosaient comme si on y avait allumé des feux de salpêtre. Ses mains nerveuses et possessives explorèrent ses épaules voilées sous la soie flamboyante de ses cheveux, étreignirent ses seins, glissèrent furieusement sur son ventre, échouèrent sur ses hanches larges et souples et s'enchevêtrèrent impulsivement dans les plis de la robe défaite d'Erynn et dans ses cheveux qui s'emmêlaient en bataille dans leurs vêtements. La chaleur du corps de la jeune femme l'enveloppait et l'accaparait d'une obsession grandissante ; sa peau d'ivoire brûlait entre ses doigts, et une avidité sauvage grandissait dans son ventre, grondait alors qu'il se débattait pour faire glisser sa robe sur ses cuisses, la regarder, la toucher, la sentir nue et toute entière contre lui. Il huma le sourire rouge et insolent d'Erynn et toucha ses lèvres du bout des siennes en plissant des cils, tandis que son parfum lui montait à la tête.

« Je me suis demandé, souvent... murmura-t-il à voix basse, doucement, en jouant lascivement avec ses lèvres, les yeux plongés dans le regard étincelant de son amante. A quel point vous auriez changé. C'est comme si je ne vous avais pas vue depuis des années... Comme si vous veniez de naître à nouveau. Vous êtes toujours merveilleuse, mais vous n'êtes jamais la même. Vous ne m'appartenez pas... » souffla-t-il, en reprenant une profonde inspiration, comme si cette remarque achevait de le griser. Il n'avait plus aucune maîtrise de sa voix, plus aucune retenue, mais il tenait ses positions, une botte contre l'accoudoir du sofa, l'autre en appui sur le sol, il dévorait Erynn d'un regard vibrant, intense, feutré et d'un sérieux absolu. « Ne le faites jamais. Vous êtes si belle... » chuchota-t-il, à son oreille, en posant une main rêche sur son sein brûlant.

Sa main rejoignit sa jumelle dans les plis de la robe et, en respirant profondément, il parvint à faire glisser le tissu le long de ses courbes, à découvrir ses cuisses et ses jambes satinées, et il laissa son vêtement tomber silencieusement sur le sol tandis qu'il retrouvait avec un empressement d'assoiffé ce corps pourtant changé qui lui avait tant manqué.
Un sourire rusé passa néanmoins sur ses lèvres, maintenant qu'il avait eu satisfaction ; insensiblement, ses mains remontaient sur les bras blancs et malléables d'Erynn, alors qu'il la distrayait de baisers brouillons sur toute sa poitrine, dans sa gorge, jusqu'au long de son oreille et sur sa tempe, et tout à coup, il referma une poigne tiède mais ferme autour de ses avants-bras pour l'immobiliser plus qu'elle ne l'était déjà sous son poids. Son corps se fit moins lourd, pourtant, soudainement, et il prit appui sur le sol pour glisser tout entier très lascivement sur elle. Il se pressa brusquement entre ses cuisses, dans un long frisson qui le traversa tout entier et envahit son bas-ventre, parvint à se contrôler avec une profonde inspiration, et paracheva son effet en embrassant le lobe de son oreille, pour y gronder d'une voix de velours et piquante de défi :

« Mais je doute que vous trouviez du plaisir en m'entravant dans votre cave, en effet. Parce que pour le moment sur le sofa... Remarquons en toute bonne foi que c'est moi, qui ai l'avantage. »

***

Rien ne lui semblait plus facile et plus épanouissant que de laisser s'exprimer toutes les envies secrètes jadis contenues en son for intérieur. Cet homme devait avoir le don de raviver ces flammes jugées mortes depuis longtemps -souvent à force de violence plus ou moins contrôlée- ce qui n'enlevait rien au côté exceptionnel de son exploit. Il était le premier homme à s'être intéressé à davantage que la carapace épaisse qui protégeait Erynn. Sans doute même était-il le premier à se rendre compte de la différence entre ce qui se cachait timidement dans un coin sombre et l'image renvoyée pour le plus grand nombre. En cela au moins, il fallait reconnaître qu'il avait fait preuve d'une grande perspicacité, souvent tolérante malgré les brusqueries et les piques chirurgicales.
Pourtant en dépit de leurs luttes incessantes il était encore là, le visage émacié à quelques centimètres du sien, le regard pointillé d'une joie simple qu'elle ne comprenait pas totalement. Quelques éclats de grivoiserie remontaient néanmoins avec ses murmures et la nature de la conversation, temporisant leurs caresses en une drôle de ponctuation. Ses membres engourdis par la chaleur masculine pesaient trois tonnes, et son cerveau n'était pas dans un bien meilleur état. Le temps des traits d'esprit commençait à s'évanouir en même temps que leurs dernières réticences, soudainement envolées après cette énième confrontation. Ce qu'elle semblait loin, tout à coup...

Enlaçant sa nuque elle embrassa sa tempe battante avec douceur, l'écoutant déblatérer encore d'autres bêtises -d'une catégorie bien plus intime cette fois- en se mordillant la lèvre d'embarras. Il était bête, et en même temps il arrivait toujours à allumer des incendies qui embrasaient ses entrailles sans s'arrêter. Sans cesser ce qu'elle était en train de faire, et donc le jeu dangereux qui les emporterait tous les deux tôt ou tard, elle tâta son corps de ses mains fébriles. Elle refusait de se laisser noyer par l'assaut de son amant, ou d'être en reste face à ce qu'il lui offrait sans conditions. Son corps entier répondit à l'appel,vibrant sous lui et correspondant de caresses tout aussi exigeantes. De ses bras forts à son corps à la musculature familière et rêche, de la poussière d'or qui recouvrait sa peau à la délicatesse sensible de ses oreilles... elle les embrassa méthodiquement, même si l'empressement la gagnait de plus en plus.
Ainsi lorsqu'il s'arrêta pour lui accorder quelques paroles qu'elle mit un certain temps à décoder, Erynn ne sut trop quoi penser. Contrairement à lui, l'idée de ne pas lui appartenir n'était pas grisante, pas plus qu'elle n'était réconfortante. En fait c'était plutôt triste et décevant en un sens. Car si elle ne lui appartenait pas, à qui appartenait-elle ? « Et c'est bien dommage. » Le murmure bien qu'infime, franchit ses lèvres. Coupable et un peu honteuse elle se mordit la langue avec force. Il était peu probable que ça ait échappé à l'ouïe fine de son compagnon, et elle était malheureusement consciente. Allait-il se moquer ? Il ne restait pourtant que son murmure expiré charriant un romantisme qu'il ne lui avait jamais montré, ainsi que sa main possessive sur sa poitrine. Fondant sous ce qui lui faisait l'impression d'un coup déloyal, Erynn déglutit péniblement. Sorcier. Cet homme était un sorcier. C'est donc d'un voix un peu rauque mais très sérieuse qu'elle répondit.

« Vous m'avez manqué. Ne vous avisez plus de disparaître comme ça. Je ne vous le pardonnerai jamais. »

Les mots choisis avaient l'implication d'une menace, mais le ton n'y était pas. Ce n'était pas non plus une supplique, mais son expression confuse n'aidait pas vraiment à deviner ce qui lui passait par la tête. Probablement trop de choses pour qu'elle puisse les expliquer de toute façon. Non qu'il semble s'en offusquer. Peut être même l'avait-il pris comme un défi ou une idée folle comme une autre. Le fait est qu'il prit à nouveau les commandes pour se glisser à nouveau contre elle, recouvrant le corps glabre de la prêtresse du sien en une autre manœuvre basse qui lui arracha un soupir d'aise. Enfoiré, le voilà qui souriait tout fier de lui. De plus immobilisée comme elle était, Erynn ne pouvait même pas profiter pour riposter ce qui ne fit qu'en rajouter à sa frustration. Murmurant entre dents, elle ragea, les yeux fulminants.

« Vous me le paierez. »

Ou pas. Il colla alors son bassin au sien comme pour asseoir cette petite victoire, ayant raison de sa résistance et de sa volonté. La fièvre gagna alors son esprit entier avec une violence inouïe, semant un brouillard épais sur toutes ses autres facultés. Il n'y avait désormais plus que lui et cette bulle dans lequel il l'avait plongée. Elle murmura faiblement son prénom, l'attirant à elle dans l'espoir qu'il abrège la souffrance de leur ultime séparation. Ses lèvres foulèrent les siennes avec force, le scrutant en face avec autant de dignité que lui permettait cette situation peu avantageuse... comme il ne se gêna pas pour lui faire remarquer.

« Arrêtez de vous la raconter et embrassez-moi. Car en amour il y a ceux qui en parlent et ceux qui le font. Sur ce, je vais m'empresser de me taire. »

***

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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: .: World Outside :.   .: World Outside :. Icon_minitimeSam 21 Fév - 12:20

Le murmure qui échappa aux lèvres rouges d'Erynn et qui vint s'évanouir aux oreilles trop fines de Léogan l'arrêta insensiblement et il cilla d'étonnement au milieu de ses baisers. Un spasme d'affolement parcourut sa poitrine et il ouvrit ses yeux sur le visage de son amante, dont la honte se confondait déjà avec la vulnérabilité d'un charme lascif. Il resta cependant très décontenancé à cette idée, tandis qu'il enveloppait la jeune femme de caresses exigeantes.
Ce qu'il devait s'avouer, c'était qu'il avait peur de sa propre possessivité, de ce que deviendrait Erynn si elle venait à lui appartenir après avoir passé tant d'années dans la froideur absolue de la solitude, il avait peur de la voir ne devenir qu'une partie de lui-même, il craignait de l'absorber en lui et qu'elle n'aie plus d'autre considération que la sienne, ni d'autre bonheur que le sien. Elle appartenait déjà à Hellas, aux malades et à l'ordre de Kesha auxquels elle sacrifiait tout son temps même à des lieues de Cimméria ; penser qu'elle pourrait lui appartenir avec autant d'exclusivité et de dévotion le terrifiait d'autant plus qu'il ressentait à cette idée une attraction insidieuse à laquelle il savait qu'il ne pourrait pas résister.
Il se connaissait trop bien. S'ils ne faisaient que ce qu'il voulait, ils partiraient comme des fugitifs, ils quitteraient tout, elle abandonnerait ce qui lui était cher, ce qui faisait d'elle cette femme sans qui il semblait que le monde ne pouvait pas tourner rond, cette combattante de terrain qui ne lâchait rien, qui sauvait Isthéria de grandes épidémies, Cimméria de la corruption, des dizaines d'inconnus de maux extraordinaires. Il ne pouvait pas simplement l'enlever comme ça et s'enfuir avec elle sur la route, loin de ce qu'il considérait comme des obligations absurdes et qui étaient pour elle des raisons de vivre, de ces gens qu'il méprisait et à qui elle dédiait tous ses efforts – ce n'était pas aussi simple... Erynn lui appartenait peut-être dans ces cachettes hors du temps, à l'écart de tout, mais il n'avait aucune prise sur Irina. Et c'était pourtant bien la même femme...

« C'est vous qui choisissez, murmura-t-il, aveuglé par le souffle brûlant d'Erynn qui balayait ses cils. Si un jour vous le voulez vraiment... On partira dans le sud... Là, peut-être... Mais pour aujourd'hui, juste aujourd'hui, maintenant, et pour ces heures que nous ferons à nous plus tard, vous m'appartenez, je ne vous laisserai pas partir. »

Ces derniers mots, légers et joueurs, soulevèrent un peu son sérieux et son malaise et il logea son visage dans sa gorge où il laissa vagabonder son souffle et ses lèvres, tandis qu'elle lui murmurait cet aveu frémissant et obscur, qui devait lui coûter tant il disait ce qu'avait été sa peine. Son cœur frappa fort sa poitrine et l'étourdit tout à coup. Il la serra doucement contre lui et passa ses mains dans ses cheveux doux et fluides, il respira son odeur et mesura encore à quel point elle lui avait manqué elle aussi. Il comprenait mal ce qu'elle attendait de lui. Sans doute qu'elle ne le savait pas bien elle-même, alors que son visage jeune et insolent se laissait submerger par une vague de confusion. Encore une fois, elle ne lui demandait rien, et elle ne le ferait sans doute jamais, mais quelque chose en elle criait qu'elle ne supporterait pas une nouvelle séparation et lui interdisait à lui de renier encore ce qui les unissait. C'était dans ses grands yeux verts qui le fixaient en se plissant avec un sérieux un peu triste.

« Je n'existe pas sans vous, Erynn, glissa-t-il, en suivant des lèvres la courbe de son oreille. Pas sans vous. Je fais que passer... J'ai rien à faire nulle part. Je pourrai jamais vraiment disparaître pour vous, sauf si j'me fais crever, je vous jure. »

Il était difficile de lui promettre davantage, quand bien même il l'aurait voulu, pour soulager l'angoisse qui ne s'était pas encore effacée en elle. A quoi tenait-il encore dans cette vie, sauf à elle et à... leur fils ? Il n'y avait rien d'autre qui faisait sens. Rien d'autre qui valait la peine de rester, de garder la tête hors de l'eau, de réfléchir à un moyen de s'en tirer pour de bon et de se refaire.

Et puis soudain, il l'entendit murmurer son nom, de sa voix chaude qui le rendait si feutré et si aimable et elle l'emporta dans sa fièvre en l'attirant contre elle, les mains appuyées sur ses omoplates. Sa tête lui tourna, et elle acheva de faire disparaître tous ces conflits existentiels en l'embrassant avec une force invincible, à laquelle il répondit avec effusion. Ce baiser-là lui rappela le jeu sensuel auquel ils se livraient ensemble sur ce sofa et il esquissa un sourire malin en reprenant l'avantage. Elle le coupa presque immédiatement par des ordres bravaches et son minois effronté lui fit face, résolument silencieux à présent, et fier d'avoir réussi à avoir le dernier mot. Il haussa des sourcils avec surprise et resta sans pouvoir répondre pendant de longues secondes, avant de lâcher un petit rire étouffé, sans même qu'il y eut de vraie raison, et de lui effleurer la joue avec douceur. C'était qu'on ne la referait pas, celle-là. Ses mains glissèrent sur les bras fins et déliés d'Erynn, et il enlaça ses doigts entre les siens, encore appuyé contre son bassin avec autant d'aplomb qu'il pouvait en avoir.
Il l'observa quelques instants et porta la main de la jeune femme à sa bouche. Il foula lentement ses doigts doux de ses lèvres et les embrassa lentement, comme au premier jour, ses yeux noirs très sérieusement rivés sur son visage. C'était peut-être un peu mesquin, mais si elle avait réussi à lui couper le sifflet, il avait bien le droit de la faire mariner encore peu... Juste autant de temps qu'il pourrait le supporter. Il glissa la première phalange de son index entre ses lèvres, puis celle de son majeur qui le rejoignit, il en caressa le galbe du bout de la langue, et bougea légèrement sur elle pour se débarrasser d'une de ses bottes, tout en louvoyant lascivement contre ses hanches.
Il finit par embrasser ces deux doigts, sur son sourire espiègle, et murmura simplement, avec une ironie douce :

« Là, vous m'avez eu. »

En quelques instants, il avait abandonné ses deux bottes et son pantalon, tout en l'enlaçant avec force, et dans un élan qu'il crut ne pas contrôler, il retourna leurs positions sur le divan en s'esclaffant bêtement. Ils trébuchèrent un peu, il l'empêcha de tomber, et l'urgence les emporta dans la chaleur dorée du crépuscule.

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