[TERMINE] Top 10 des missions qui tournent mal [MISSION]

Perchée sur la branche colossale d’un arbre trapu, la jeune Zélos mordait les peaux mortes de sa lèvre supérieure et les mâchouillait distraitement. Elle avait les yeux dans le vague et l’esprit sur les flots, à errer librement dans l’azur de la mer. Smaragd avait vu l’océan quelques fois dans sa vie, et bien qu’elle aurait réfléchi à deux fois avant de mettre un pied sur un bateau, elle rêvait souvent à l’immensité bleue et aux créatures qu’elle pouvait bien abriter. Le goût du sang sur ses papilles l’extirpa de ses songes, et elle poussa un grognement en essuyant sa bouche avant de se redresser contre le tronc tortueux qu’elle avait choisi comme dossier. Elle se pencha en avant et empoigna sa cheville en la ramenant davantage vers elle tandis qu’elle laissait son autre jambe s’affaisser et balloter de l’autre côté de la branche. Puis elle renifla et poussa un gros soupir.

Elle n’avait pas particulièrement envie de « se mettre en danger » ou de « provoquer qui-que-ce-soit » mais les instructions qu’on lui avait données limitaient tout de même grandement son champ des possibles. Cela faisait plusieurs heures qu’elle jouait les sentinelles, à tendre l’oreille aux moindres bruits sur le chemin qui passait trois-cent pieds plus bas, et elle commençait à s’ennuyer sévèrement. On lui avait pratiquement interdit d’essayer d’apercevoir les suspects – elle devait se contenter d’ouvrir ses esgourdes et de rapporter tout ce qui pouvait bien ressembler à trois voix masculines distinctes. Après tant de temps passé à ne rien faire, elle aurait été ravie d’entendre un écureuil couiner.

De même, on lui avait demandé de ne pas emmener Glouton avec elle, parce qu’il risquait fortement de compromettre sa discrétion. Son espèce était loin d’être étrangère à la faune locale mais il attaquait à peu près tout ce qui avait l’air plus ou moins vivant, et cela risquait de mettre en péril la mission qu’on lui avait confiée. Smaragd avait acquiescé vaguement mais n’avait pas fait énormément d’efforts pour faire comprendre à son compagnon qu’il ne devait surtout pas la suivre… D’autant que même en y mettant toute la bonne volonté du monde, elle n’aurait eu que peu de chances de convaincre la bestiole d’obéir à un de ses ordres. C’est qu’il avait tendance à faire plutôt tout ce qu’il voulait. Aussi ne fut-elle pas surprise – quoi que fortement contrariée – d’apercevoir une touffe de poils cuivrés se faufiler entre les fougères, tout prêt de sa tourelle de garde improvisée.

« – Glouton ? pesta-t-elle de son accent gauche. Puis elle enchaîna en zinonien. Sale bête ! Reviens ici tout de suite, sac à puces !

Elle passa une jambe par-dessus la branche, s’agrippa au tronc, et se précipita au sol. Elle dut se laisser tomber de six pieds et atterrit adroitement mais lourdement sur un tas de feuilles mortes, dans un boucan qui la fit serrer les dents.

– Sale bête ! L’animal avait disparu après un glapissement menaçant. Smaragd entendit les herbes bruisser dans la direction opposée au sentier qu’elle était censée surveiller. Sale bête ! J’avais dit non ! Ramène-toi ! chuchota-t-elle agressivement. Puis elle se mit à sa suite, tentant de se déplacer aussi furtivement que rapidement. »

Elle entendait la bestiole accélérer devant elle. Voyant qu’elle s’enfonçait toujours plus dans la forêt et ne pouvait plus rien entendre de ce qui pouvait bien se passer sur le chemin menant à la carrière abandonnée, elle interrompit sa chasse et grommela longuement avant de faire demi-tour. Elle espérait simplement que son ami ne reviendrait pas rôder auprès d’elle, pour une fois.

Trois bons quarts d’heure s’écoulèrent. Smaragd avait grimpé à un autre arbre et s’était mise à défaire et refaire ses tresses en enchaînant les rictus absurdes pour s’occuper.

« – Si y’a bien un truc donc je suis sûre, c’est que je me souviendrai pas longtemps de ma première mission en solo… avait-elle murmuré. Elle s’était ensuite mise à tapoter des rythmes sur ses cuisses et à les accompagner de sons divers et variés, du claquement de langue au sifflement sourd. Puis elle avait entrepris de tailler une tête d’ours dans l’écorce entre ses jambes avec sa dague. Ouais ça ressemble vachement plus à un lapin… »

Elle était en train d’essayer d’élargir les dents de son œuvre quand un glapissement aigu la fit sursauter. Elle se redressa comme une bête sauvage et se figea pour mieux écouter. Des grognements feints s’ensuivirent, puis des bruissements d’herbe erratiques.

« – Glouton ? susurra-t-elle avec inquiétude. Très certainement. Cette petite teigne n’avait peur de rien et il était très probable qu’elle eut été soit l’auteur, soit la raison de ce cri déchirant. En temps normal, Smaragd aurait attendu d’en entendre plus pour déterminer s’il fallait qu’elle intervienne ou si son compagnon pouvait se débrouiller seul – ce qui était le cas neuf fois sur dix, soit dit en passant – mais à ce moment précis, elle se devait de mettre fin à tout évènement bruyant qui pouvait attirer l’attention ou l’empêcher d’entendre ce qu’elle cherchait à entendre. Encore une fois, elle se précipita pour descendre et trotta dans la direction du couinement, qui par ailleurs eut tôt fait de se répéter. Elle appela son familier encore quelques fois en chuchotant et finit par apercevoir, de l’autre côté d’un espace broussailleux mais moins boisé, une masse poilue et une ombre claire sous un buisson agité. Sur quoi t’es tombé encore, saleté ? grogna l’Eryllis à cran. »

Elle s’approcha sans grandes précautions, prête à user de ses talents d’intimidation ou même de son sifflet si nécessaire. La chose avec laquelle Glouton semblait batailler avait l’air plus grosse que lui, certes, mais pas assez pour faire peur à Smaragd… Ou à un glouton, d’ailleurs.

Il fallut courir. Courir longtemps et courir encore. Courir sans mesurer l'effort. Fuir ces terres que domine la mort. Se frayer un chemin au travers des épées enterrées par le temps qui menaçaient de lui entailler la plante des pieds. Ne pas s'arrêter plus d'une heure pour ne dormir jamais que d'une oreille. Le repos devint un luxe périlleux, une denrée aussi rare que la nourriture.

Ni homme ni bête ne foule la terre des morts. Rien n'y pousse ni n'y demeure. Il lui fallut se nourrir des rares rongeurs qui venaient eux-mêmes se nourrir d'insectes nécrophages. Se nourrir de ces insectes aussi, si les rongeurs étaient trop rapides. Ils le devinrent, trop rapides, trop difficiles à attraper pour une enfant qui avait perdu son guide et dont les forces s'amenuisaient comme peau de chagrin.

Il fallut survivre. Comme toujours. Survivre malgré tout.

Puis il y eut la forêt. Si proche et si lointaine à la fois. Il lui fallut deux jours pour rejoindre l'orée des bois là ou une journée aurait suffit autrefois, lorsque son ventre avait encore quelques réserves. Ses côtes déjà saillantes étaient devenues si visibles qu'elles auraient tôt fait de transpercer le peu de peau qui tenait encore à les recouvrir.

La forêt était cependant bienveillante et un réel garde manger vivant pour qui sait regarder. Le petit monstre avait la chance d'être l'un de ces chanceux. Elle trouva rapidement des herbes, des insectes, des larves, tout ce qui pouvait receler quelques protéines et vitamines. Elle eut tôt fait de remplir ce qui restait de son rachitique système digestif.

Elle passa deux jours à rendre tout ce qu'elle avait manger. Son corps était incapable de supporter la charge alimentaire qu'elle essayait de lui imposer. Elle n'arrivait plus à manger correctement. Elle avait toujours faim. Pire, à force de s'acharner à nourrir un corps récalcitrant, elle se rendit malade.

Le petit monstre rouge n'était plus si vermillon. L'enfant ne comprenait pas pourquoi son corps refusait tout ce qu'elle mangeait. Jamais avant cette traversée de la Grande Désolation elle n'avait eu à jeûné si rudement. Elle n'avait aucune idée de ce qui lui arrivait. Elle parvint donc à la conclusion qu'elle devait manger quelque chose de plus nourrissant que des racines et des mulots.

Quelques écureuils lui tournaient bien autour, du haut des branches sur lesquelles ils se perchaient. Aleya avait beau savoir grimper, elle se savait aussi trop faible pour parvenir à chasser ce genre d'animal. Ainsi elle se retrouva à pister le lapin.

Le premier lui échappa après plusieurs heures de traque, averti par les cris de berbis cachés dans un buisson dans lequel Aleya tenta elle aussi, de se cacher. Le second était déjà mort. Il s'agissait de la prise d'un autre prédateur. Sans doute l'un des plus dangereux de cette planète et il ne se déplaçait pas seul.

Trois hommes traversaient la forêt de Sphène, ils avaient un lourd chargement comprenant un tas de choses qu'Aleya ne s'attarda pas à observer. Son attention était toute attribuée au lapin qui se balançait au bout d'un cordon tressé. C'était un hasard total si la petite Lhurgoyf avait croisé leur chemin et en temps normal, elle se serait rapidement éloignée. Sauf qu'ils avaient un lapin..

C'était imprudent. C'était même dangereux. L'enfant hésitait entre continuer à la suivre ou vite partir. Mais plus elle hésitait, plus longtemps elle continuait à les suivre. Jusqu'à ce que, finalement, ils fassent une pause, deux d'entre eux allèrent un peu plus loin pour se soulager, le dernier gardait leurs paquetages. C'était une occasion.. peut-être la seule. Devait-elle vraiment s'y risquer ?

L'homme se leva, alla chercher quelque chose dans un des sacs. Le monstre débarqua à ce moment précis. Alors qu'il était penché, ses mains plongés dans le sac, l'homme entendit les buissons s'ouvrirent derrière lui. Il fit un bond sur le côté, un couteau tiré au clair dès qu'il eut reprit équilibre. Son regard ne capta qu'un éclair rougeâtre qui retournait dans les buissons desquels il était sortit.

Le coeur battant à tout rompre, Aleya se sauvait à toutes jambes. Courir, à nouveau. La nuque brisée d'un lapin entre ses petites dents pointues. Il avait encore le cordon tressé autour du cou et une pointe de flèche brisée dans le flanc.

L'enfant était à bout de souffle et de force lorsqu'elle s'arrêta enfin. Dans une petite clairière, elle posa son butin et entreprit rapidement de lui arracher la fourrure à l'aide de ses mains griffues et de sa dentition tranchante. Elle n'avait même pas pu encore goûter à la chaire encore tiède, le sang ruisselant pourtant sur son menton, lorsqu'une créature approcha à grande vitesse.

Elle couru, encore une fois... Si peu de temps. Son corps ne voulait plus lui obéir. Elle s'effondra, tenta de se trainer à la force des bras sur quelques mètres, le lapin toujours dans la gueule. Elle ne pouvait pas abandonner sa prise.. Elle ne pouvait simplement pas. La chose qui la poursuivait la rattrapa rapidement.

Décidée à ne pas abandonner son repas et incapable de fuir davantage. Aleya décida de se défendre. Chose qu'elle avait rarement fait dans sa courte vie. La fuite était souvent la meilleure des alternatives. Elle improvisa donc avec ce qu'elle avait déjà pu observer chez d'autres espèces. Se tenant sur ses quatre membres, elle redressa le postérieur, arrondissant le dos pour se montrer plus imposante. Elle n'avait certes pas de pelage pour compléter sa tentative d'intimidation mais elle avait des cornes plutôt grandes à présent et un cri aigu pour tout avertissement.

Lorsque le glouton arriva, Aleya était prête. Aussi imposante qu'elle pouvait être, pour un petit monstre rouge. Elle donna de la voix, entre le cri, de grognement et de couinement, cela stoppa l'animal en face d'elle mais ne sembla pas le décourager. Grattant le sol de ses griffes noires, Aleya répéta son avertissement.

En réalité, le glouton devait être plus surpris qu'intimider. Il faut lui concéder qu'il est assez rare de contester sa prise à une créature humanoïde se tenant à quatre patte à la peau aussi rouge que le sang qui coule le long de son cou. Même pour un glouton, la scène devait être assez perturbante. Assez pour s'autoriser un moment de doute. Moment pendant lequel une autre créature humanoïde fit son apparition.

La grande forme arriva sur ses deux pattes inférieures, fièrement dressée de toute sa hauteur juste derrière le glouton qui, si il jeta un regard en arrière, ne sembla en rien perturber par l'arrivée de cet autre prédateur. Voilà qui sonnait le glas de notre petit monstre. Le glouton était déjà le plus gros opposant auquel elle avait jamais eut à faire face alors.. lui plus la grande femme..

Aleya couina une dernière fois et lâcha son lapin avant de déguerpir. Elle réussit à courir sur trois mètres avant que ses muscles tétanisés ne la fasse tomber face contre terre. Tout son corps hurlait à présent, ce n'était plus seulement ses jambes ou son ventre, un hurlement montait aussi de l'intérieur de son crâne. Elle n'y voyait plus très clair, des points noirs envahissaient sa vision et son ouïe ne captait plus tous les sons environnants. A moitié aveugle et paniquée, elle se réfugia derrière le tronc d'un arbre, tentant de s'ensevelir rapidement sous les feuilles mortes alors qu'elle n'était plus capable d'entendre ses poursuivants.

Elle allait finir dévorer par un glouton. Elle en était aussi persuadée que terrifiée. Sa tête lui semblait si lourde et tout, même le sol sous elle, semblait vouloir se dérober. Les yeux grands ouverts et pourtant incapable de voir net, elle guettait avec la plus grande des frayeurs, ce qui viendrait l'arracher à ce monde.

Les deux créatures finirent par se séparer violemment et l’animal que Glouton venait de vaincre s’enfuit entre les hautes herbes avant de s’effondrer à peine plus loin. Smaragd put voir la chose rouler dans les feuilles tombées au pied d’un arbre et se terrer faiblement sous ce nid végétal, recroquevillant ses maigres membres vermeils sous son corps frêle. La jeune Zélos avait vu son lot de bêtes sauvages, elle connaissait la faune de Noathis bien mieux que ses conjugaisons en isther, et avec tout ça, elle n’avait jamais rien vu qui ressemblait de prêt ou de loin à la bestiole majoritairement imberbe et curieusement pigmentée qui venait de s’enfouir sous un tas de feuilles. Ainsi, elle s’empressa de porter la main au sifflet qui pendant à son cou, prête à mettre cette curiosité en fuite s’il le fallait. Pour le moment, cela dit, ça ne bougeait pas beaucoup en dehors de tremblotements visiblement terrifiés. La créature commençait à prendre des allures inoffensives.

« Dis-donc, t’as fait fort ! Je sais pas du tout ce que c’est, ce machin-là ! lança-t-elle à l’adresse de Glouton – sans pour autant quitter le machin-là des yeux. »

De son côté, le compagnon de Smaragd entamait son repas. L’Eryllis choisit d’observer la chose écarlate, ce pour quoi elle dut faire quelques pas afin de contourner le tronc derrière lequel elle s’était cachée. Il lui fut aisé de constater qu’elle était pétrifiée et tout à fait maigrichonne. De plus en plus intriguée par l’aspect si nouveau de ce qu’elle avait sous les yeux, la Zélos finit par s’accroupir pour mieux inspecter sa découverte. Sous la végétation morte que la bête avait choisie comme refuge, l’on pouvait apercevoir des jambes grêles et de petites mains griffues, ainsi qu’une longue chevelure pâle, unique touche virginale sur le corps entièrement pourpre. La jeune amazone en conclut qu’il s’agissait d’un très jeune humanoïde – de sexe encore indéterminé – et de par la présence de longues cornes et de ce qui ressemblait plus à des serres qu’à des menottes d’enfant, elle supposa qu’elle faisait face à un Yorka. Embarrassée mais quelque peu attendrie par l’âge de l’inconnu, elle bredouilla quelques mots en isther.

« Eeuuuh… T’as air faible. Et petit. Je vais pas faire mal. De faire mal. Te faire de mal ! »

Smaragd roula des yeux et laissa un juron zinonien lui échapper. Tout sonnait de la même façon dans cette sale langue, c’était à croire qu’ils le faisaient exprès. A son grand dam, le blasphème guttural ne sembla pas plaire au gosse qui se mit à frissonner de plus belle. L’amazone eut un rictus navré et pencha la tête sur le côté dans l’espoir d’avoir l’air plus sympathique. C’est à ce moment qu’elle remarqua le sang autour de la bouche de l’enfant, ainsi qu’un peu partout sur le reste de sa maigre carcasse. Suspicieuse, elle se tourna vers Glouton et remarqua enfin que sa proie était déjà presque toute dépecée.

« Mais ! Tu lui as chouré son repas ! souffla-t-elle en essayant de ne pas trop grogner. Elle se leva et s’approcha du voleur qui se mit à cracher. Smaragd attrapa les restes du lapin et tira dessus un grand coup pour l’arracher aux redoutables crocs de son ami. Avant qu’il ne bondisse sur elle et la mette en pièces, elle l’intimida d’une interpellation puissante – la teigne couina et feula sans bouger. T’es assez gros comme ça, en plus ! »

Elle se tourna de nouveau vers le jeune truc cornu et lui tendit le cadavre sanguinolent de ce que lui et Glouton s’étaient disputé.

« À toi. »

C’est alors qu’elle aperçut la pointe d’une flèche dans la chair à vif de l’herbivore. L’Eryllis fronça les sourcils et, d’un geste rapide mais délicat afin que l’enfant ne croie pas à un piège, elle l’extirpa des muscles du défunt lapin. Le bras toujours tendu, elle observa l’argent avant de jeter un coup d’œil à l’équipement inexistant du monstre rouge.

« Où t’as eu ça, toi ?.. murmura-t-elle dans sa langue maternelle. »

Sa vue brouillée par l'anémie engourdit son corps et ses sens, l'enfant perçoit difficilement l'humanoïde qui s'approche. C'est davantage son odorat qui lui indiquera la proximité de la créature. Elle sentait l'écorce et le cuir, son odeur était loin d'être aussi forte que celle du glouton mais elle prouvait qu'elle était elle aussi, une créature de la forêt.

Un mouvement, l'ombre qui s'agitait devant les prunelles de l'enfant s'accroupit. Elle fera peut de temps après, d'étranges bruits qui éveillèrent superficiellement un étrange sentiment de déjà-vu, suivi de ce qui ressemblait à un grognement menaçant. Aleya agite nerveusement les mains devant elle, griffant l'air sans parvenir à rien d'autre. La créature se redresse cependant et s'éloigne. Aurait-elle réussi à la chasser ? Le petit monstre ne voyait guère comment mais, elle devait prendre ses jambes à son cou pendant que la grande chose était occupée.

Impossible. La moindre contraction de ses muscles était immédiatement suivi par une douleur vive et des spasmes incontrôlés. Elle ne pouvait plus courir. C'était là un arrêt de mort pour toute créature sauvage.Du sang goutte sur son genou, l'odeur de la chaire fraiche envahit ses narines alors que la moitié d'un lapin déchiqueté se balance devant sa tête. Les griffes noires s'enfoncent dans le pelage éparse, mène la viande crue jusqu'aux dents aiguisées qui ne feront qu'une bouchée d'un bien trop gros morceau de muscle. Elle ne prend pas le temps de mâcher, la viande descend d'un bloque dans sa gorge pour remplir un estomac qui ne saurait traiter une si grosse quantité de nourriture.

Aussi vite qu'elle avait avalé un morceau de son repas, l'enfant le régurgite. De la bile accompagne la viande sanguinolente qui se retrouve par terre. Incapable de se nourrir, incapable de courir, épuisée et paniquée, le petit monstre se recroqueville sur lui-même. Des crampes creuses des plis douloureux dans ses muscles mais, elle n'émet que de faibles glapissements apeurés.

Des sons gutturaux s'échappent de la grande créature face à elle, plus bas qu'auparavant. Cela ressemblerait presque aux grognements d'apaisement d'une ourse. Aleya se souvenait en avoir rencontré, à vrai dire, évité serait plus exact. Le renard et elle n'avaient pas intérêt à se montrer près de la tanière d'une famille ours. Ils avaient donc passé leur chemin, discrètement, cependant, l'enfant se souvenait les avoir observer, entre les arbres et avoir entendu les bruits qu'ils produisaient. Elle avait enregistrer ces informations comme tant d'autres au cours de ses voyages.

Cela dit, la créature en face d'elle, si elle avait peut-être bien la carrure d'un ours qui se tiendrait sur ses pattes arrières, elle n'en avait pas vraiment ni la fourrure, ni l'odeur. Les bruits bas et graves qu'elle produisait avaient un effet apaisant sur Aleya qui, dans sa détresse, cherchait tout ce qui pourrait se montrer bienveillant. L'enfant se calma un peu. Elle commençait à reprendre ses esprits en réalisant que si la créature avait voulu la manger, ou simplement la tuer, elle l'aurait déjà fait.

Elle n'avait encore jamais rencontré de créature de la forêt qui jouaient avec leur nourriture par plaisir de la voir souffrir. Le sadisme n'existait pas dans son monde. Puis, la pas-ourse lui avait redonné son lapin.

La fillette renifle, elle essaie de mieux percevoir. Elle n'est cependant pas aussi douée que feu son ami renard. Elle secoue la tête, un peu de sang allant voler dans sa tignasse blanche. Elle se frotte les yeux du dos des mains, cligne des paupières. Les points noirs engendrés par la panique et l'anémie s'écartent peu à peu pour enfin laisser Aleya poser ses grands yeux verts sur le visage de la créature.

La surprise s'imprime sur son visage. Voilà bien la première fois qu'elle voyait une ourse avec si peu de poils et un humanoïde avec de si grandes dents. Difficile de dire si c'était là une bonne ou une mauvaise nouvelle.. Après ce bref instant de surprise et d'observation, l'enfant se met à grogner bas à son tour. Visiblement, elle tâchait d'imiter les sons produit par Smaragd, avec plus ou moins de talent. Elle essayait de communiquer, tout en jetant des regards inquiets dans la direction du glouton.

La pointe de la flèche était d’un métal terne mais sacrément régulier et taillé de manière savante. Il ne s’agissait pas là d’un projectile bricolé mais bien d’un trait à la facture décente. Les yeux rivés sur le mince triangle argenté au creux de sa paume, Smaragd sentit l’enfant se saisir du lapin – mais elle ne leva pas le regard sur lui afin de ne pas le perturber. Quand la juvénile créature se mit à régurgiter bruyamment, en revanche, la Zélos eut un mouvement de recul et faillit basculer en arrière. Elle fixa la petite chose pourpre un instant, désormais capable d’apercevoir son visage.

L’Eryllis put ainsi constater qu’il s’agissait d’une fillette et qu’elle avait effectivement de grandes cornes sur le front. Elle était presque encore plus maigre que ce que Smaragd avait cru voir : la Zélos aurait pratiquement pu fermer le poing autour de son cou. Ses grands yeux verts et son petit nez mutin juraient puérilement avec la sécheresse de ses joues et la puissance de ses griffes – un tableau en clair-obscur qui n’illustrait que trop assurément un abandon entier et une solitude trop jeune. L’amazone fut frappée de compassion. Cette petite n’avait probablement pas eu d’enfance.

La bestiole rougeâtre sembla émettre de légers sons mais rien que ne s’apparentait à un langage. On aurait plutôt dit que les tremblements et les convulsions qui s’emparaient de son corps étaient extériorisés en glapissements sourds. Smaragd se sentit un peu moins coupable de l’avoir longtemps prise pour un animal, et elle se fendit d’un sourire sympathique. Les faibles grognements du menu monstre étaient attendrissants et ils ressemblaient plus aux premiers miaulements d’un chaton qu’aux rugissements précoces d’un jeune ours… Du moins, à ses oreilles. Ainsi, l’Eryllis trouva que la chose à cornes perdait beaucoup en menaçant. Les bruits que cette dernière produisait se firent un peu plus assurés et la Zélos eut presque l’impression qu’ils lui étaient directement adressés. Elle rit en expirant par le nez.

« – Faudrait que cuises ce truc, avant de le manger, expliqua-t-elle doucement en imitant soigneusement une intonation maternelle. Mais moi je peux pas faire de feu pour le moment. »

Elle ne regardait pas toujours la fillette dans les yeux de crainte de l’intimider. Elle espérait que son ton suffirait à l’apaiser. Un aboiement jaloux lui rappela la présence de Glouton qui feulait toujours dans son coin. Smaragd se tourna immédiatement vers lui et pointa un doigt accusateur vers son museau.

« – Toi, on t’a pas sonné ! Va chasser ailleurs ! Elle accompagna son ordre d’un geste vif de la main et en mordant l’air pour faire claquer ses dents. La teigne couina pour marquer une dernière fois son mécontentement avant de disparaitre entre les hautes herbes. L’Eryllis se tourna de nouveau vers l’orpheline et tenta encore une fois de parler l’isther, toujours de la manière la plus rassurante possible. Tu as un nom ? Tu me comprends ? Elle porta une main à sa poitrine et articula : moi, c’est Smaragd. Sma-ragd. Elle n’était pas persuadée que la petite ait été exposée à une quelconque langue avant de devenir ce qu’elle était, mais il fallait bien essayer. »

D'un revers du dos de la main, elle essuie sa bouche et son menton du sang qui y coule tout en fixant la créature face à elle. Elle n'était comme aucun des humanoïdes qu'elle avait pu observer jusque là. Sa peau avait la couleur de la forêt, ses cheveux celle de l'écorce des arbres et des lignes de ciel striaient son visage. Elle produisit à nouveau cette étrange son, trop long pour être un grognement, à la mélodie trop inégale pour être semblable à quoi que connaisse la fillette.

Ce n'était pas tout à fait exact. Elle avait déjà entendu cela. Elle ne saurait dire quand, ni où mais, plus elle était confronté à cette créature à a ses sons, plus une étrange sensation la gagnait. Un souvenir diffus, réminiscence d'un passé devenu si lointains en si peu de temps.

La non-ourse grogne après le glouton qui finit par déguerpir. Sa façon de s'adresser à l'animal était bien plus brutale, Aleya pouvait s'en rendre compte. Elle claqua des dents, la gamine enfonça un peu sa tête entre ses épaules. Mieux valait ne pas énerver la non-ourse. Puis à nouveau, elle émet la mélodie des mots. Le petit monstre prête l'oreille, il écoute avec attention, absorbé par le mouvement des lèvres de la créature.

Elle répéta deux fois les mêmes sons en portant une main sur sa poitrine. Les yeux de l'enfant s'écarquillèrent soudain. Elle connaissait cette gestuelle. Elle comprenait sa signification ! De vieux automatismes lui revinrent presque naturellement alors qu'elle tendait une petite main rouge pour la poser sur la peau verte. Avec beaucoup d'application, elle répéta :

- Ma.. marrra.. Sss.. Smaa-rrrr-aagr.... grrr.. grr..

Il lui était difficile de prononcer les "s" et le "gd" ne voulait tout simplement pas sortir. Mais plus elle essayait, plus l'étrange émotion qu'elle avait ressenti la première fois que la créature avait produit ses sons se faisait présente. Elle envahissait sa tête de la lumière d'une révélation qui aurait toujours été là. Elle savait que la créature venait de se présenter, elle savait que ce son précis était son nom..

Elle avait déjà fait ce jeu avant. Elle avait déjà retenu des noms.. Elle avait déjà répondu.

Soudain elle se tait, ramène sa main vers elle et la pose contre sa propre poitrine. Elle sait comment fonctionne ce jeu. Elle sait que maintenant c'est à elle de dire son nom.. Ne l'avait-elle pas fait des centaines de fois ? Dans une autre vie qu'elle avait ensevelit profondément dans son coeur.

Ses lèvres s'ouvrent mais, nul mot ne saurait les franchir. Son nom.. lui échappait. Comment s'appellait-elle ? Que répondait-elle ? Elle ne se souvenait pas. Pourtant, elle répondait.. Elle répondait avant.. Quand ? Renard ne lui avait jamais apprit ça.. Non, évidemment, ce n'était pas Renard..

Incapable de répondre, incapable de se souvenir alors qu'elle peut sentir ce pan de mémoire lui glisser entre les doigts.. Une nouvelle émotion l'envahit. Un raz-de-marée d'incompréhension et de détresse scellée, qui vient s'échouer au bord de ses yeux. De l'eau coule sur ses joues alors qu'à nouveau, sa vision se brouille. Nul sanglot, nul gémissement, juste des larmes intarissables.

Elle essuie ses joues d'un revers de main.. Ce geste aussi, ce n'était pas celui d'un animal de la foret. Elle le sait. Elle en a conscience à présent. Si ce n'était pas le geste d'un animal.. alors, de quoi cela lui venait.. Plus les questions s'amoncèlent, moins les réponses arrivent à se faire un chemin à travers ce chaos existentiel.

Puis tout à coup les larmes cessent, aussi brutalement qu'elles étaient arrivées. Aleya se fige. Quelque chose lui revient. Une réponse. Une réponse qu'elle a répété un nombre incalculable de fois. Des mots qui avaient une importance capitale lorsqu'elle les avait dit, encore et encore. Il fallait que tout le monde sache. Pas le temps de s'interroger sur qui était ce "tout le monde", car, là, maintenant, il fallait que la créature en face d'elle, sache elle aussi.

La gamine pose fièrement la main sur sa poitrine, relève le menton et s'exclame :

- Awoirr ssinqr ane !

Une étrange grimace se glisse sur le visage de l'enfant pourtant si fière d'elle.. comme si elle se rendait compte que quelque chose clochait. Evidemment, il manquait quelque chose ! La fillette se redresse à nouveau, comme montée sur ressort.

- Awoir Ssinq an ET DEMIS !

Quand Smaragd se présenta, une lueur vive illumina les iris de l’enfant, comme un éclat sur une émeraude flattée par le soleil. L’Eryllis haussa les sourcils, à la fois de surprise et de joie, et elle adressa un sourire ému à la petite fille. Plus merveilleux encore, cette dernière finit par tendre sa main minuscule vers la Zélos et par répéter les syllabes qu’elle venait d’entendre. Smaragd acquiesça vivement en secouant la tête, touchée en plein cœur par l’innocence brillante d’une âme si juvénile. Elle n’avait jamais eu le privilège d’être grande sœur, mais elle s’était bien souvent éreintée à garder un œil sur les plus jeunes de son clan, nombreux n’étant rien de moins que ses cousins. Elle retrouvait dans le monstre rouge l’intelligence pure dont ses petits confrères ne manquaient pas et que les Brumes Bleues considéraient comme une sagesse instinctive innée qu’il était important de cultiver. L’amazone pencha la tête sur le côté, et son sourire s’élargit davantage.

La fillette finit par imiter son geste en posant sa menotte sur son propre buste et Smaragd tendit l’oreille, bien curieuse de connaitre le prénom de la créature. Jusque-là, elle n’était même pas sûre que la chose sache parler, et la Zélos doutait encore que l’enfant ait été exposée à quelconque forme de civilisation de toute son existence. Rien n’était moins sûr, et effectivement, se présenter sembla être une épreuve difficile pour la petite bête. Elle entrouvrit les lèvres, hoqueta, tenta d’articuler, puis fondit en larmes, défaite. Alarmée, l’Eryllis posa prestement un genou à terre et posa une main sur l’humus pour mieux se pencher vers l’hybride.

« – Non, tout va bien ! C’est pas grave… chuchota-t-elle maladroitement. L’émotion rendait son isther encore plus approximatif, et ses « r » n’avaient plus rien d’un « r ». Elle tenta d’adopter la mine la plus compatissante possible afin de se montrer encourageante. »

Ses sanglots prirent fin, et la bestiole pourpre se redressa comme un lapin alerté par un bruit. Elle allongea le cou et reprit, d’une voix cassée mais plus assurée que jamais. Smaragd ouvrit de grands yeux, impatiente… Et ne réagit pas. Un silence s’interposa. L’Eryllis était figée, son expression inchangée depuis plusieurs longues secondes. La fillette s’agita de plus belle, comme si l’acte d’articuler lui avait conféré toute l’énergie qui lui manquait depuis, disons bien plusieurs mois. Elle sembla se corriger, ajoutant à sa dernière déclaration quelques syllabes… Et Smaragd ne comprit toujours pas.

« – C’est pas vrai, elle parle un dialecte maintenant ? Ça ressemble à rien ce qu’elle me bave-là ! On va jamais se comprendre, comme ça… songea-t-elle agacée. Ce n’était bien sûr pas de la faute de la gamine, mais pendant un instant, elle avait eu l’espoir de pouvoir communiquer avec elle… C’était fichu. Smaragd baissa les yeux sur le sol, hocha la tête, et murmura en zinonien. Boooon… Je vais t’appeler « petiote », ça te va ? C’était là un mot dissyllabique, composé d’un son guttural, de deux fois la même voyelle arrondie, et d’un joli son « ch » entre les deux. Peut-être que ça ne lui plairait pas, mais c’était son nom, maintenant. »

L’amazone releva les yeux sur celle qu’elle venait de rebaptiser en arborant un sourire quelque peu dépité et resta silencieuse un moment, usant de son ouïe exceptionnelle pour écouter ce qui se passait dans les alentours – il ne fallait tout de même pas oublier sa mission. Constatant qu’il ne se passait rien de fantastique, elle attrapa la carcasse lagomorphe par une patte et dégaina la dague à sa ceinture. Agissant avec tout le calme et le leste dont elle était capable afin de ne pas inquiéter Petiote, elle découpa un menu morceau de chair et le tendit vers la gosse en feignant de mastiquer consciencieusement. Elle pointa un doigt vers sa mâchoire, espérant ainsi faire passer le message.

Elle attend. Ses grands yeux verts fixant avec intensité le visage de la Zélos. Elle attend.. sans trop savoir quoi. Elle ne comprend pas vraiment non plus cette fierté démesurée qui gagne sa poitrine après lui avoir répondu. Les mots n'ont pas encore tout à fait retrouvé leurs significations mais ils refont surface. Certes pour l'instant ils ressemblaient à des poissons morts flottant à la surface d'une conscience malmenée mais, avec un peu de patience, ils retrouveront sans doute une peu de vivacité. la gamine attend qu'on l'acclame, qu'on l'applaudisse même. N'était-ce pas ainsi qu'on répondait à ses mots ?

Cependant la créature à la peau couleur forêt n'a pas l'air aussi exaltée que ce que le petit monstre attendait. Elle baisse les yeux un moment, hoche la tête avec peu d'entrain avant de produire ses sons bas et gutturaux que le monstre rouge apprécient. Ce sont des mots, Aleya peut comprendre cela à présent. Elle saisit qu'ils signifient quelque chose, que la créature essaie de communiquer. Elle sait aussi que.. ce n'est pas une créature, non, c'est Smaragd.

Smaragd sourit après avoir lancé des mots à l'eau, ils iront barboté avec les autres poissons sur le dos. Le petit monstre l'observe un long moment avant de tenter une nouvelle imitation. La gamine dévoile une rangée de dents pointues avant de porter ses mains à son visage, redressant les commissures de ses lèvres. On repassera pour le sourire colgate mais, l'effort était réel.

Évidemment le petit monstre lâcha rapidement son visage dès lors qu'on lui tendit un morceau de viande. Ce n'était pas la première fois qu'elle voyait un "deux-pattes" se servir d'un objet tranchant comme celui qu'utilisait Smaragd. Cela l'intéressait aussi mais.. pas autant que le bout de chaire sanguinolente. Pourtant, une fois le morceau entre ses mains, elle ne se jeta pas dessus comme auparavant. Elle craignait que le même scénario se répète et sa gorge s'enflammait rien qu'à cette idée.

Pourtant elle devait manger. C'était là une certitude absolue qui ne souffrait aucun questionnement. Du bout de ses dents tranchantes elle attrapa la chaire et.. se reteint de la gober. Smaragd pointait du doigt sa mâchoire et s'était lancé dans une toute autre imitation.. Il fallut quelques secondes à la gamine, le morceau de viande pendouillant sur son menton, avant qu'elle ne se mette à reproduire la gestuelle. Ses dents crissèrent un peu au début mais, elle réussit à mettre en charpie le bout de viande avant de l'avaler.

Quelques secondes elle attendit, comme à l'écoute de son estomac, d'une concentration extrême. Elle ne régurgita pas. Son ventre émettait certes de petits gargouillements mais rien d'alarmant.. c'était sans doute même bon signe. Visiblement convaincue, la gamine tendit spontanément les mains, bras tendus, vers Smaragd et le lapin qu'elle tenait d'une patte.

Ses petits doigts s'ouvraient et se refermaient, ses paumes tournées vers le ciel. Un poisson, ventre à l'air, remua soudain, des ondes elliptiques vinrent à nouveau troubler la surface désormais en mouvement d'une conscience trop longtemps endormie.

- Encorrre !

Et le poisson fit plouf.

- Encorre Sssmarragr !

Aleya attendit sagement qu'on la serve à nouveau, répéta ce qu'elle avait apprit. Mâcher, lentement, longuement, avant d'avaler.. et redemander. Manger. Encore un morceau, puis un autre. Attendre avant chaque bouchée. Ne pas en prendre plus que son ventre ne pouvait en accepter. Ce n'était pas évident mais, au premier hoquet acide, Aleya cessa de quémander. Elle devait garder la nourriture dans son ventre, c'était essentiel, vital même.

Elle se sentait tout de même mieux, pas encore prête à sprinter certes mais, "mieux" était déjà une grande amélioration. L'une après l'autre, elle étendit ses jambes jusque là repliées. Elle émit quelques glapissements aiguës alors qu'une crampe dessinait un creux douloureux dans son mollet gauche. Ce n'était pas sa première crampe, passer son temps à courir réservait ce genre de châtiment. Elle savait qu'il valait mieux attendre un peu avant de se redresser.

Son attention ne sembla pas même accaparée par la douleur, elle s'intéressait aux choses brillantes. Brillantes et tranchantes. Il y avait le couteau entre les mains de Smaragd et un objet plus petit, qu'elle avait déjà pu apercevoir. Sans trop demander la permission, ce qu'elle n'aurait de toute manière pas pu formuler, la gamine s'empare de la tête de flèche autrefois fichée dans la hanche du lagomorphe. Elle fait rapidement tourner le bout de métal entre ses mains avant de le porter à sa bouche, puisque c'était ce qu'il fallait faire quand on avait un nouvel objet à examiner; le mordre un peu.

Après avoir répondu au sourire forcé du petit monstre avec un rire sincère, Smaragd entreprit de le nourrir en dépiautant patiemment le lapin et en attendant que la fillette ait fini d’avaler un morceau avant de lui en tendre un autre. Elle prit soin de découper l’équivalent de bouchées et de ne jamais donner l’impression, par sa gestuelle, qu’elle tenait à ce que l’enfant mange tout ce qu’elle lui donnait. A son grand dam, elle n’avait aucune certitude que ce dernier sache quand s’arrêter, aussi sauvage et dégourdi qu’il avait l’air d’être. Heureusement, les craintes de la Zélos ne se confirmèrent point, et Petiote refusa le dernier lambeau de chair que Smaragd lui rendit avant d’essuyer la lame de sa dague sur son pagne et de poser la carcasse aux longues oreilles sur le sol. L’hybride pourpre changea de position et sembla s’installer plus confortablement, démontrant la ferme intention de rester ici un moment et ainsi un certain sentiment de sécurité. L’amazone salua le geste d’un acquiescement flatté. On lui avait dit que les gens de son espèce étaient parfois intimidants, et elle l’avait très mal pris ; voilà qui infirmait tout à fait ces médisances ! Elle venait de gagner l’affection d’une gamine haute comme trois pommes incapable de la comprendre, et ce en l’espace de quelques instants.

Smaragd demeura accroupie, le bras gauche en travers de sa cuisse, la main lâche et détendue, la pointe de la flèche entre son pouce et son index. Elle en avait oublié l’intérêt. Elle était en train de rengainer son arme quand Petiote tendit le bras et s’empara du morceau de métal entre les doigts de la dresseuse. Celle-ci paniqua, craignant que la jeune hybride ne se blesse – et elle paniqua davantage quand elle vit la créature porter l’objet à sa bouche.

« – Hé mais qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama-t-elle. Elle tenta de retenir son geste, de ne pas trop se précipiter vers l’avant, mais elle ne put lutter contre le réflexe de tendre la main vers ce qui venait de lui être arraché. Elle s’empressa de la poser au sol et d’éclaircir son expression. Ça ne se mange pas, hein ! Elle essaya de prendre le ton de la plaisanterie, mais son avertissement était sincère. »

L’Eryllis observa la petite fille un moment, anxieuse, mais elle comprit vite que Petiote n’avait en rien l’intention d’ingérer la pointe – c’était simplement sa manière d’inspecter la chose. La Zélos passa une main perplexe dans ses cheveux emmêlés et se gratta l’arrière du crâne. En constatant que sa nouvelle amie était en plein examen, elle songea qu’elle pouvait bien en faire de même.

Ce lapin n’avait pas été abattu par Petiote, c’était évident. Elle l’avait donc subtilisé, et étant donné sa timidité, il était peu probable qu’elle l’ait volé sous le nez du chasseur. Glouton en aurait été capable, sans scrupules et sans même frémir, mais les indices restaient les mêmes : l’enfant était trop farouche pour tenter de priver un glouton de son repas. Ainsi, il était raisonnable de supposer que ce pauvre herbivore avait été dérobé à un campement, dans le dos inconscient de qui l’avait chassé. Des voyageurs peut-être, une autre Eryllis sans doute, les pilleurs de la carrière avec un peu de chance. Smaragd n’était pas sûre que chercher la réponse à cette question n’était pas une complète perte de temps. Essayer d’obtenir cette information de Petiote serait fort fastidieux et elle n’était pas là pour rendre compte de chaque âme qui traversait la forêt – sans compter que l’hypothèse de l’Eryllis était la plus probable. Ses pensées la ramenèrent à sa mission et elle tendit de nouveau l’oreille afin de percevoir chaque bruissement dans les alentours. Toujours rien d’intrigant. Elle observa le jeune monstre encore un moment et décida de tenter le diable… Après tout, voilà qui l’occupait. Elle posa alors les genoux à terre et, en ouvrant grand les yeux et en haussant les sourcils, elle tendit son index droit devant elle, puis le pouce dans son dos, et fit de même vers la droite et la gauche afin d’indiquer toutes les directions cardinales.

« – Alors t’as trouvé ça où ? demanda-t-elle le plus naturellement possible. »

Ses prunelles grandes ouvertes, le petit monstre observe la Zélos, écoute avec attention le moindre son, décompose ses gestes et imite ses expressions. Elle apprend.

Cela dit, elle reste bien penaude lorsque d'un geste vif Smaragd lui prend des mains le bout de métal qu'elle allait mordiller. La gamine enfonce un peu sa tête entre ses épaules. La pointe de flèche est posée au sol mais Aleya ne s'intéresse plus à elle. Elle essaie de comprendre ce que peut bien vouloir exprimer la non-ours. Était-elle en colère ? Le petit monstre lui avait bien voler la chose brillante mais, promis, il l'aurait rendu !

Elle écoute puis suit le regard de la jeune femme vers le bout de métal.

- Mangrr pas hein !

L'imitation était presque parfaite si on pardonne quelques faiblesses dans l'interprétation et un grr intempestif. Aleya était plutôt fière d'elle mais elle allait vite être confronté à une toute nouvelle leçon. Voilà que Smaragd se met à faire des gestes bizarres avec sa main. Elle a beau pointer quelque chose du doigt, Aleya ne cherche pas à regarder dans la direction indiquée quand elle voit le doigt de la Zélos pointer à gauche, puis à droite, cela ne fait plus sens pour la gamine.

La chorégraphie se termina sur une phrase dont le sens échappa évidemment au petit monstre qui resta bien deux secondes à regarder la Zélos avec des yeux ronds. Aleya avait pourtant eu l'impression de la comprendre à peu près jusque là.

Optant pour la stratégie qui avait le plus portée ses fruits au cours de leur conversation, la gamine se mit à genou à son tour. Tout en fixant la Zélos droit dans les yeux, elle se mit à tendre un index hésitant, une fois à gauche, une fois à droite, devant et encore à gauche parce qu'elle ne se souvenait plus du quatrième mouvement qui indiquait derrière elle.

- Rrouwer sssa ou.

Le "v" ne passait toujours pas et quelques lettres avaient disparu mais la gamine se pensait assez proche de la version originale. Cela dit.. elle n'avait toujours aucune idée de ce que cela pouvait bien vouloir signifier. Maintenant qu'elle s'était mise sur ses genoux elle se rendit compte que la crampe avait quitté son mollet, pour le moment en tout cas. Se redressant lentement, un pied après l'autre, le petit monstre rouge se retrouva à nouveau debout et, de fait, dépassait un peu la Zélos agenouillée.

Sans trop savoir pourquoi, une irrésistible tension dans son bras droit lui fit lever la main et poser sa menue quenotte sur la tête de Smaragd. Ses petits doigts rouges suivent l'arrondi de son crâne, elle fait attention à ne pas laisser ses griffes trainer. Un bref instant son regard se voile, ce geste, elle l'avait déjà eu mais pour une tête bien plus petite, elle devait alors faire attention aussi, à ne pas griffer la peau pâle.. Aleya secoue la tête, retire sa main et comme si rien ne s'était passé, se tourne vers la carcasse du lapin. Elle l'attrape par les oreilles et le tends à la Zélos.

Elle cherche ses mots.. ne les trouve pas. Prenant le corps inerte à deux mains, elle l'approche un peu de son menton et ouvre la bouche sur une rangée de dents aiguisées qu'elle referme sur le vide. Elle répète le geste à deux reprises avant de tendre le lapin à Smaragd. Elle trouvait sans doute justifiée d'offrir à son tour l'occasion de se sustenter à celle qui l'avait nourrit.

Cela dit, en regardant ce qui restait du maigre lièvre, cela n'allait pas faire plus de quelques bouchées pour la grande créature qu'était la jeune zélos aux yeux du petit monstre. Alors une brillante idée traversa l'esprit créatif de la gamine qui pointa du doigt la pointe de flèche restée au sol.

- Mangrr-pas-hein, puis elle tourna son index vers la zélos, Ssmarragr, puis agita la carcasse du lièvre en claquant des dents.

Les deux-pattes avaient besoin de choses qui brillent pour manger. Aleya demandait donc à Smaragd si elle avait ce qu'il fallait pour chasser. Ne connaissant évidemment pas le nom donné à la tête de flèche en zélonien, ni en isther d'ailleurs, elle la définissait comme elle pouvait. Pourtant pas tout à fait convaincue et ne voyant ni arc, ni flèches dans le dos de la jeune femme, elle ajouta :

- Mangrr-pas-hein.. Elle cherche un moment puis trouve un mot en isther, "beaucoup" et se tourne dans la direction d'où elle venait en tendant le bras qui tenait le lapin.

Exécutant ce geste et après avoir elle-même pointer du doigt plusieurs choses, Aleya se retourna vers la jeune femme, était-ce ce qu'elle demandait juste avant ? Elle avait d'abord regardé le bout de métal brillant avant de pointer du doigt des directions. Elle voulait d'autres bouts de métal ?

Le petit monstre n'avait pas très envie de retourner près des deux-pattes à qui il avait subtiliser le lièvre.. Il ne fait jamais bon s'approcher des Hommes. C'est une leçon qu'elle avait essayé de se répéter sans jamais tout à fait réussir à s'en convaincre. Smaragd se tenait après tout sur ses deux pattes et.. elle aussi.

Se rendant compte de sa position, là, droite sur ses jambes comme si c'était naturel, la gamine s'accroupit brusquement comme si elle venait de se rappeler ce qu'elle était; un petit monstre. Elle ne se tenait sur ses pieds que pour attraper des choses en hauteur, le reste du temps elle se déplaçait à quatre pattes, comme Renard. Renard n'était plus là pour induire ce comportement, à force de regarder Smaragd, elle avait inconsciemment imiter sa position.

A moins que ce ne soit un autre poisson qui se soit remis à nager. Un autre souvenir, cette fois corporel, qui ne se fraye un chemin vers le présent.

Troublée, la gamine ne guetta pas la réponse de la Zélos et se mit en route, lentement. Ses muscles souffraient à chaque mouvement trop vif, aussi elle posait tranquillement, une main après l'autre, un pied après l'autre, à quatre pattes, évidemment. Elle s'arrêta après quelques pas ainsi fait avec précaution, jetant un regard derrière elle pour voir si Smaragd l'avait suivi ou non.

La première réaction de Petiote, à savoir ouvrir des yeux grands comme des soucoupes, ne surprit pas Smaragd. Après tout, si elle savait parler, ce n’était pas sa langue – et à l’entendre, ce n’était pas non plus de l’isther standard. Quant aux gestes qu’elle-même venait de faire, ils devenaient clairs accompagnés de la question mais ils restaient plutôt obscurs pour quelqu’un qui ne comprenait pas ce qu’elle disait. Une ombre passa sur son visage. Elle éprouvait beaucoup de sympathie pour l’enfant mais ne se voyait pas jouer aux devinettes toute la sainte journée.

Comme un peu plus tôt, la fillette adopta une posture animale et répéta les derniers mots de son aînée, comme pour se les approprier et y trouver du sens. La Zélos acquiesça automatiquement, prête à encourager le jeune monstre pour le moindre de ses exploits. Finalement, Petiote se redressa et se tint sur deux jambes, mouvement pendant lequel l’amazone la suivit du regard avec surprise et contentement. Elle laissa la Lhurgoyf lui caresser le crâne sans bouger, même si elle trouvait ça plutôt désagréable : il y avait, malgré le contact soudain et non-consenti, une tendresse enfantine appréciable dans cette action. Après cela, la gamine pourpre lui tendit les restes de son repas en donnant l’impression de vouloir le partager – Smaragd pencha la tête sur le côté pour signifier qu’elle comprenait mais n’avait que peu de raisons d’accepter – puis l’hybride tendit son petit doigt griffu vers la pointe métallique tombée par terre et répéta ce qui sembla devenir son mot préféré. La dresseuse crut comprendre le message : cette flèche était dans le lapin parce que le lapin était destiné à être mangé. Ou mangrr-é. Elle secoua vivement la tête de haut en bas mais demeura dans l’expectative, voyant bien que Petiote s’agitait parce qu’elle avait des idées et que l’interrompre aurait été idiot. Et comme quoi ses instincts étaient bons.

Après avoir encore une fois prononcé ce mot zinonien qui avait l’air de tant lui plaire, l’enfant dit quelque chose que Smaragd comprit. Vraiment. C’était bel et bien de l’isther, et de l’isther déchiffrable.

« – Beaucoup ? Beaucoup de ça ? demanda l’amazone toute excitée en pointant la flèche du doigt. »

La fillette gesticula de plus belle avant de s’affaisser brusquement, de lui tourner le dos et de s’avancer à quatre pattes dans la direction qu’elle venait de désigner. Smaragd resta muette un moment, ne voulant pas croire que sa nouvelle copine était effectivement en train de la mener à l’endroit où elle avait trouvé le lapin. Elle était probablement en train de la mener autre part. Vers un joli ruisseau ou une autre carcasse de lapin, par exemple. Peut-être même qu’elle était juste en train de s’en aller pour qu’on lui fiche la paix ? La jeune Zélos hésita un moment, les yeux rivés sur la silhouette rouge qui s’enfonçait dans les fougères. Puis elle jeta un œil derrière son épaule, murmura un « oh et puis zut » discret, puis se leva et prit la suite de Petiote. Elle n’avait rien à perdre.

L’hybride et Smaragd marchèrent un moment dans la forêt, à travers les herbes hautes et entre les chênes moussus. De temps à autres, l’Eryllis voyait son guide se tourner vers elle, alors elle lui adressait un large sourire. Elle ne savait toujours pas avec certitude où on l’emmenait et préférait ne pas se faire d’illusions, et d’ailleurs, elle décida de mettre fin à cette aventure si rien ne se passait dans les cinq prochaines minutes. Après tout, elles s’éloignaient du sentier qu’on lui avait demandé de surveiller, et même si son ouïe restait alerte, ses capacités de concentration étaient diminuées. Elle espérait donc grandement tomber sur quelques traces pertinentes dans les instants suivants, sans quoi elle serait forcée de contrarier Petiote, et cela ne l’enchantait pas du tout.

Voilà que vous vous approchez dangereusement près du campement des trois hommes que vous cherchez.

Trois hommes aux origines et aux couleurs différentes campent silencieusement dans la forêt Sphène. Un sindarin à la chevelure doré et aux yeux verts, un terran à la chevelure brune et aux yeux noirs et un yorka à la chevelure de cuir et aux yeux de serpent.
Ils semblent être tous trois tendus et sur leur garde, si bien qu'ils guettent ci et là chaque bruit qu'émet la forêt. Par ailleurs, on peut voir que d'énormes poches se sont creusées sous leurs yeux. Sûrement dû à la fatigue…

On sent parfaitement, dans sa voix, que le terran n'est pas certain de ce qu'il avance. Il émet un rire nerveux avant de glisser ses yeux vers l'horizon, illustrant parfaitement ce fait.

Justement ! Les hommes ne comprennent pas ce silence. On raconte que les Eryllis seraient les reines de Noathis. Ainsi, se promener avec autant de libertés ne les laisse pas indifférent : ils ont peur.

Qu'allez-vous faire ? Ces jeunes gens semblent fatigués mais sur leur garde, que choisirez-vous de faire ? De quoi parlent-ils ? Que vous ont-ils volé ? Mais que se passe-t-il ?

Il fallut marcher un moment. Les pas du petit monstre rouge étaient lents, mesurés, un peu craintifs. L'enfant n'était pourtant pas très sensible à la douleur, il avait fallut qu'elle subisse de bien rudes conditions dans les dernières années de sa courte vie. Elle avait enduré bien des courbatures, nombre de brulures musculaires et tout autant de crampes. Rarement pourtant, elle avait du chercher aussi loin en elle, en cette formidable capacité à survivre, que cette dernière semaine. Les errants devraient être ses plus proches parents si on en croyait les rumeurs sur les Aleyas.. Autant dire qu'elle avait traversé les terres familiales avec précipitation et ne s'était guère arrêté faire la bise à tatie furibonde.

L'odeur de la charogne et de l'abandon, l'odeur d'une mort qui rode, inlassablement.. la gamine à la peau rubis n'était pas prête de l'oublier, pas prête non plus à retourner dans ce coin là.

De temps à autre, l'enfant faisait une courte pause, se tournait vers sa compagne de route. Plus par curiosité à vrai dire que pour s'assurer de sa présence. La curiosité de la regarder se déplacer sur ses deux grandes pattes, oh ce n'était pas la première qu'elle regardait ainsi mais, elle ne pouvait que s'interroger sur l'utilité d'une telle démarche. Ce devait être instable. Ce devait être lent. Les membres avant ne venaient-ils pas à s’atrophier d'être si peu utilisés ?

A force d'observation il apparaissait évident qu'en plus ne pas être instable, la deux-pattes devait très fortement ralentir pour ne pas dépacer son petit guide mal en point. Puis.. à en juger par l'épaisseur de ses bras, l'atrophie n'était pas au programme. L'animal rachitique se renfrogne un peu en regardant ses propres membres, des brindilles sèches qui font de leur mieux pour ne pas craquer subitement. Il fallait s'accepter comme tel. La brindille avait tenue après tout, là où des mastodontes étaient tombés, par milliers.

Tout en avançant, la gamine répète les mots qu'elle a apprit, dans sa tête, elle cherche le sens des autres mots qu'elle a entendu. Notamment les ponctuations verbales, qu'elle ne saurait définir comme grossière, de la zélos. Il n'y a aucun doute que même si elle n'en comprenait pas la signification, elle les retiendrait plus surement encore que son isther. C'est d'ailleurs de l'isther qui arrête ses pas. Elle se fige, visiblement en alerte. Deux oreilles de renard auraient pu se dresser sur sa tête que cela n'aurait pas tromper le tableau. Elle écoute, avec une attention qui n'a rien à voir avec celle dont elle avait fait preuve pour essayé de percer les mystères du langage de la Zélos. Elle tend l'oreille car ces murmures indistincts font hurler son instinct. Ils sont plusieurs. Voilà tout ce que l'enfant peu comprendre pour le moment.

Est-ce que ce sont les mêmes deux-pattes à qui elle a chaparder son diner ? Difficile à dire. Il faudrait s'approcher davantage. Le petit monstre n'y tient pas plus que ça mais, avec précaution, elle fait quelques pas. Ses mains et ses pieds ne font même pas craquer les feuilles alors qu'elle glisse entre deux arbres. N'était-elle pas un fantôme, après tout ?

La gamine et la Zélos se trouvent légèrement en surplomb, invisibles, pour le moment en tout cas, aux yeux de leurs cibles. Il y a plusieurs individus, qui discutent. Si Aleya ne comprend pas un traitre mot, bien qu'elle reconnaisse certaines syllabes, elle n'en ressent pas moins la tension qui les anime. Leurs gestes sont secs, leurs regards furètent sans savoir se qu'ils cherchent. Ils sont en alerte, comme un lapin dans sa tanière, qui tenterait de se persuader que le renard est trop gros pour l'attraper ici.. tout en sachant pertinemment que le goupil attendra qu'il sorte ses grandes oreilles pour le croquer. Après une courte discussion, les hommes se taisent et essaient chacun à leur manière, de vaquer à des occupations tout en gardant un œil tourné vers la forêt et ses ombres mouvantes.

C'est sans doute parce qu'ils regardaient tous à l'extérieur du camp, qu'ils ne virent pas à temps ce qui se passait à l'intérieur.

Quelque chose craqua. C'est en tout cas ce qu'entendit le petit monstre avant qu'une lueur féroce ne se reflète dans ses grands yeux. L'un des hommes avait allumé une torche, plantée à ses pieds, il se frottait les mains au-dessus de la flamme. Ses camarades se tournèrent prestement vers lui. Ils auraient hurlés si le moment n'était pas à la discrétion.. Discrétion que le frileux m'était à mal. L'un d'eux se dirigea vers la torche en vociférant avec colère :

- Qu'est-ce tu fous bordel ! Tu veux pas t'allumer un feu aussi, faire cuir ce putain de lapin que t'as paumer en allant pisser et alerter toute cette saloperie de forêt !

- J'ai froid et on vient de dire qu'elles étaient pas partout.. c'est grand Noathis.

- Bah oui, du coup on leur envoie des signaux de fumée, histoire d'être sûrs qu'elles nous tombent sur le jaret ?!

Alors que les esprits s'échauffent et que les autres membres du groupe essaient tant bien que mal d'intimer le silence aux deux hommes, le petit monstre lui, se met à couiner. Ses prunelles fixées sur la flamme comme si un démon allait en sortir.

Ce n'était pas tout à fait faux.

Les deux hommes font de grands gestes à défaut de pouvoir réellement se hurler dessus. Un de ces grands gestes plein d’emphase et d'insultes, déstabilisera la torche plantée au sol. Il ne fallut qu'une seconde, une petite seconde de flottement, d'hésitation peut-être.. pour que le démon se répande. Le tapis de feuilles omniprésent dans la forêt de Sphène s'embrasa avec facilité alors que tous les regards se tournaient maintenant vers l'intérieur du camp.

Les flammes grandirent, certes, mais pas autant que dans le regard de l'enfant. Le démon était bien là. Derrière la vitre bleutée de ses pupilles, dans l'obscurité de ses iris qui s'ouvrent rond, il s'empare d'une enfant traumatisée. Les couinements se transforment en cris de panique alors que le petit monstre s'agite. Il trépigne, recule, tourne sur lui-même, se met brusquement à courir dans un sens.. Trop brusquement. Sa jambe gauche lui fait défaut. Le petit être s'étale dans les feuilles. Il n'écoute pas la douleur, se redresse, se remet à courir comme un chien fou auquel des enfants cruels auraient mi un coup.

L’Eryllis commençait à se sentir contrariée. L’idée de devoir arrêter la jeune créature, ou pire, de devoir l’abandonner, lui mettait la boule au ventre. Cela faisait clairement plus de cinq minutes. Huit, sans doute. Et elle ne se sentait vraiment pas de tenir la promesse qu’elle s’était faite. Un débat mental s’engagea entre Smaragd, la grande cousine, et Smaragd, l’amazone en mission. Elles étaient prêtes à en venir aux mains quand, miracle, des voix masculines se firent entendre. La Zélos ralentit immédiatement et eut le réflexe de courber l’échine afin de palier son indiscrète carrure. Elle rejoignit Petiote qui s’était figée, et s’accroupit près d’elle.

Les mots qui lui parvinrent étaient indistincts et au moins un des individus avait un fort accent, alors l’oiselière tendit davantage l’oreille et atténua sa respiration pour la rendre parfaitement silencieuse. C’est ainsi qu’elle put distinguer trois voix, un nombre réjouissant puisque c’était précisément ce qu’on l’avait envoyé chercher. Smaragd adressa une œillade incrédule à celle qui l’avait menée jusqu’ici. Petiote était-elle un porte-bonheur ? Un ange envoyé par ses aïeux ? La gamine venait de lui apporter une aide inimaginable dans sa quête.

Après une seconde d’admiration et de gratitude muette, la jeune femme s’approcha à pas de loups du bord du talus sur lequel son amie et elle étaient perchée. Sans un bruit, elle atteint l’ourlet formé par la terre au-dessus des dégâts laissés par un glissement de terrain qui avait terminé son éboulement six pieds plus bas. A environ trois-cent pieds de là en contrebas, trois individus occupaient un maigre campement et semblaient accablés, aussi bien physiquement que mentalement. Smaragd les observa un moment avant de balayer les alentours du regard, c’est donc assez tardivement qu’elle repéra une charrette lourdement remplie de sacs boursouflés. L’Eryllis ne put retenir un bon mot chuchoté, trop émerveillée par les coups de chance qui s’enchainaient pour rester impassible.

Il ne fallut pas longtemps à ces intrus pour démontrer une maladresse bienvenue, et la Zélos jubila intérieurement. En plus d’être tous là, à découvert, les pilleurs qu’elle cherchait s’avéraient être une menace que les Eryllis sauraient maîtriser les yeux fermés. Quand l’herbe s’embrasa sous le coup de leur gaucherie, elle secoua la tête et sembla fascinée par le temps qu’ils prirent à mettre fin à l’incendie. Plongée dans ses observations, Smaragd ne remarqua pas tout de suite le trouble qui sembla soudainement animer Petiote, et c’est seulement lorsque la fillette se mit à gémir et à gesticuler comme une bête prise au piège que la dresseuse paniqua à son tour. Dans l’espoir de venir en aide à la minuscule Lhurgoyf sans pour autant se faire repérer, elle se mit à quatre pattes et lui souffla des mots rassurants en isther et en zinonien, mais la détresse de Petiote était grande. Elle détala de plus belle, clairement affaiblie, et fit demi-tour en galopant vers le cœur de la forêt.

Son ainée crut bon de prendre sa suite, mais elle était très ralentie par la furtivité dont elle se devait de faire preuve. En prenant garde à éviter les herbes sèches et à ne pas faire craquer les branches en travers de son chemin, elle perdit vite l’enfant de vue. Smaragd l’appela en chuchotant mais rien n’y faisait. Le petit monstre avait combattu la faim et la maigreur de ses membres pour mieux cavaler aussi loin que possible. Désormais hors de la vue des pilleurs, l’amazone se redressa et s’enfonça davantage dans les bois, toujours à contrecœur, et tenta de suivre la piste laissée par son amie. Elle grommelait et jetait des regards dans tous les sens sans grand espoir de trouver quoi que ce fut.

Peu de temps après avoir vu disparaitre la chair pourpre de la gamine, la Zélos entendit un couinement animal très similaire à celui qui l’avait fait quitter son poste la première fois. Elle trotta en direction de ce bruit et appela à la fois Petiote et Glouton, certaine que ces deux-là s’étaient encore tombés dessus. La chance était-elle en train de tourner ? Le mustélidé ne tarda pas à faire son apparition, tout feulant et grognant à l’adresse d’un fantôme, et Smaragd remarqua avec horreur qu’il avait un morceau de tissu sale entre les dents. Elle se jeta sur sa gueule et le lui arracha, tremblante. Aucune trace de sang, mais cela ressemblait beaucoup aux haillons de la jeune hybride. L’Eryllis appela cette dernière une dernière fois, plaintivement, avant de poser des yeux inquiets sur son compagnon animal et de le réprimander sans conviction.

Il fait Boum et Boum, ce petit cœur que la vie s'échine à malmener. Il se cogne, de toutes ses forces, contre les barreaux d'os d'une cage thoracique qui n'est pas décidée à le laisser s'échapper. Combien de coups faudrait-il encore donner ? Pour qu'il se fasse entendre. Le sang qui afflue jusqu'aux tempes, irrigue un cerveau en état d'alerte, n'ira jamais assez vite pour alimenter le reste de la machine devenue folle d'un corps prit de panique. Elle respire fort, la bouche grande ouverte, elle cherche l’oxygène qui manque cruellement à son organisme. Elle voudrait reprendre son souffle. Elle voudrait en réalité, s'arrêter. Stopper cette fuite en avant et réfléchir. Mais si le sang inonde son encéphale elle n'en reste pas moins incapable de le faire fonctionner normalement.  

Impossible de faire taire cette alarme qui vrillait ses tympans. Il fallait fuir. Courir comme si le démon était à ses trousses. Comme si les flammes allaient lui attraper les pieds. N'était-ce pas le cas ? Elle ne se retournerait pas. Les flammes étaient là. Sur ses talons. Elle pouvait les sentir lécher sa peau, la roussir, la brûler. Tout son corps était en feu alors que les arbres craquaient sinistrement, se brisant en charbons ardents. Le monde n'était que feu. Feu et désespoir. Feu et tristesse.

Les flammes crépitaient à ses oreilles. Elles n'avaient jamais cessé de calciner son être.

Il fallut pourtant freiner des quatre fers pour ne pas finir dans la gueule d'un monstre subitement extrait de l'obscurité dans laquelle se noyait le petit être carmin. Son odeur aurait du l'alerter depuis plusieurs mètres déjà. Les fortes effluves qu'il dégageait ne lui étaient pas étrangères.. Puisque après tout, elle avait déjà rencontré ce glouton. Un bref instant, une lueur de lucidité chasse l'obscurité. Un glouton pas un monstre. Un glouton qu'elle connait. Qu'elle n'aime pas. Comme tous les gloutons à vrai dire. Peut-être spécialement ceux qui en veulent à son repas..

Elle lui a pour ainsi dire foncé dessus. S'arrêtant avant l'impact. Agressé et peut-être du même avis concernant l'affection à donner à ceux qui volent les repas, il grogne et sa mâchoire claque. L'étincelle qui avait un instant éclairci les prunelles de l'enfant.. est soufflée. Les crocs du monstre sont passés près, trop près. Le tissu n'émet que peu de résistance avant de se déchiqueter. Aux oreilles de l'enfant sauvage, il craque comme un tronc éclaterait sous la chaleur. Le brasier n'en avait pas terminé. Il continuait de dévorer tout sur son passage. Et le glouton redevint monstre. Indiscernable menace qu'il fallait encore et toujours fuir.

Alors elle court. La petite fille qui fut autrefois. La créature effrayée qu'elle serait sans doute à jamais. Elle fuit le danger qui a dors et déjà envahit sa tête pour la submerger de flammes et de monstres. Dans les ténèbres de ses cauchemars, elle disparaît.

Un soupir défait s’échappa de ses narines, et l’oiselière fixa le morceau de tissu qu’elle tenait au creux de sa paume. Voilà tout ce qu’il lui resterait de sa rencontre avec Petiote, et du peu qu’elle avait vu, elle déduisait déjà qu’elle ne reverrait pas l’enfant avant un très long moment. Peut-être ne la reverrait-elle-même jamais, ou en tout cas pas vivante. Ses lèvres s’ourlèrent en une moue soucieuse quand les fougères bruissantes animées par la cavalcade de la fillette se turent. A ses pieds, Glouton hérissait le poil et pestait en crachant, mais la Zélos ignora ses plaintes un moment avant de s’accroupir et de lui passer une main amicale dans la fourrure. Il claqua des crocs pour marquer sa confusion, alors Smaragd lui souffla quelques mots doux avant de se redresser et de repartir dans la direction du campement des pilleurs. Elle n’avait que peu de chances de retrouver le petit monstre, et il était clair que le petit monstre ne voulait de toute manière pas être retrouvé.

De nouveau allongée au bord du talus, l’amazone fronça les sourcils et prit son temps pour établir un plan d’attaque. Ces individus étaient des hommes, certes. Ils étaient trois, encore certes. Ils avaient l’air de s’inquiéter du courroux des Eryllis, certes numéro trois. Ils avaient là une charrette pleine de sacs gonflés, tout raides et au contenu anguleux à en juger par les saillies dans la toile, quatro-certes. Mais rien ne prouvait que c’était des pilleurs de pierres de sphène. Et par la foi de Zélos de la dresseuse, elle ne rentrerait pas à Elgondor sans une confirmation totalement indéniable que ces personnages avaient investi la carrière et s’étaient servis illégalement. Clairement, les gardiennes de Noathis ne leur avaient pas donné leur accord pour pénétrer la forêt, ce qui faisait déjà d’eux des criminels, mais Smaragd les signalerait de toute façon même si les sacs s’avéraient être pleins de leurs effets personnels. Etant donné qu’ils correspondaient absolument au signalement des voleurs, il valait mieux le démontrer dès maintenant plutôt que de rentrer au village les mains vides et prendre le risque qu’ils aient disparus quand les Eryllis reviendraient. Et puis, ce n’est pas comme si elle avait peur d’eux.

A ses côtés, le mustélidé reniflait l’herbe aplatie par les genoux grêles de Petiote quelques instants plus tôt. Smaragd lui adressa un regard contemplatif, puis elle reporta les yeux sur le campement des trois intrus. Ils s’échangeaient toujours les mêmes chuchotements acerbes et s’agitaient vainement autour de leurs affaires. La charrette était un peu en retrait, quelques dix pieds du plus proche des suspects ; un Sindarin élancé à la longue chevelure blonde qui se triturait les doigts, assis à même l’humus. Le Yorka était appuyé contre un tronc, et après une discussion visiblement houleuse avec un de ses compères, il plongea la main dans la sacoche qui lui ceignait le torse et en extirpa quelque chose qu’il porta à sa bouche. Smaragd hissa le cou et analysa la denrée. L’homme-bête mordit dedans et dut tirer fermement sur l’aliment pour en détacher une bouchée. Cela ressemblait à de la viande séchée. La jeune Zélos jeta de nouveau un œil à son compagnon et hésita un moment au sujet de son plan.

Utiliser Glouton comme diversion était-il vraiment une bonne idée ? Ce n’était pas très éthique, d’une part, et même si la bestiole ne craignait rien et était parfaitement capable de s’en prendre à trois humanoïdes, rien ne garantissait qu’elle en sortirait indemne. D’un autre côté, une occasion en or se présentait là, et l’animal n’aurait fait qu’obéir à ses instincts en allant chercher des noises à celui qui se trimballait avec de la nourriture dans son sac. Le Yorka était encore le plus proche, le Terran semblait bouder dans son coin et le Sindarin avait à peine levé le petit doigt quand l’herbe avait pris feu. Il y avait fort à parier que si l’un de ces hommes se faisait attaquer par un glouton, les autres n’interviendraient pas avant que la créature n’ait été mise en déroute par quelques grands gestes de la part de sa victime. Smaragd ne faisait que spéculer, mais elle espérait vraiment que son ami puisse lui permettre de se faufiler derrière la carriole et d’y voler un sac. Si elle partait sur la droite sur environ trois-cent pieds pour contourner le campement et descendre du talus sans être vue, et si elle faisait bien attention à rester dans l’ombre des feuillages en s’approchant, elle pouvait attraper à une des besaces du dessus sans avoir à faire face à la charrette. Sur les soixante derniers pieds, le terrain était même assez dégagé pour qu’elle use de sa magie. Ce n’allait pas être de la tarte compte tenu de la race de celui qui montait la garde auprès du trésor, mais elle en était capable.

Son plan n’était pas sans faille mais il ne lui passa même pas par la tête de se présenter devant ses supérieures sans preuve concrète que les intrus qu’elle avait repérés étaient bel et bien des pilleurs. Son honnêteté de Zélos, sans doute. Elle ne se voyait pas s’en prendre à trois hommes à la fois, et dans l’idéal, elle les figerait tous sur place le temps d’aller chercher des consœurs et de revenir les arrêter, mais hélas, elle n’avait pas cette faculté. Après encore quelques instants passés à cogiter, elle se tortilla pour sortir de sa bourse le minuscule sachet de billes prémonitoires qu’une Eryllis lui avait offertes. Elle en prit une entre le pouce et l’index, puis, de l’autre main, claqua des doigts sous le museau de Glouton. Elle lui indiqua alors le Yorka d’un geste du menton. La bête se contenta de humer l’air et commença à s’agiter un brin. Smaragd le poussa du coude au niveau de l’arrière-train, et le quadrupède se laissa glisser le long du talus en plantant ses griffes dans la terre. Avant qu’il ne soit repéré par qui que ce fut, l’amazone s’empressa d’avaler la pilule afin de savoir si Glouton allait parvenir à distraire les intrus sans se blesser.

La vision de Smaragd se brouilla ; un voile nuageux parut se lever devant elle avant de se dégager en son centre et de dessiner, en volutes colorées, une scène au ralenti. Sur un fond ondulant, l’amazone put apercevoir trois silhouettes sans visages. Le point de vue était clairement de derrière un large tronc, et une forme verte passa sur le côté. Les suspects restèrent immobiles un moment jusqu’à ce que le plus robuste d’entre eux se mette en mouvement et file hors-champ. Une sensation désagréable envahit la jeune Zélos qui tenta de chercher l’individu du regard, mais elle n’avait aucun contrôle sur ce que ces yeux lui offraient. Elle n’aperçut qu’une ombre vive et subreptice qui traversa le tableau de droite à gauche, et un souffle de vent dans ses cheveux la perturba tant qu’elle secoua la tête et mit fin à sa vision sans vraiment le vouloir. Elle en avait assez vu, cela dit. La présence de Glouton avait dû mettre les sens des intrus en éveil, et il était clair que le Terran allait, dans un futur proche, tenter de s’en prendre à elle. Smaragd laissa presque la panique s’emparer d’elle, mais elle prit une profonde inspiration avant de se remémorer les images qu’elle venait de voir.

L’action ne s’était pas déroulée là où elle était à ce moment-même, au sommet du talus, mais derrière un arbre. Ce qu’elle avait aperçu contre l’écorce, c’était son propre bras. Sa vision venait donc de lui indiquer qu’elle parviendrait à se faufiler derrière le chêne qui bordait le sentier un peu moins de trois-cent-vingt pieds du campement, et c’était une bonne nouvelle. L’arbre en question était un point crucial dans son plan ; il était assez gros pour la cacher, à mi-distance entre sa position actuelle et la charrette, et à l’angle idéal pour lui permettre de courir à grande vitesse jusqu’aux sacs sans avoir à contourner quoi que ce fut. Autrement dit, Terran furtif ou pas, elle se devait de passer par cette étape. Elle ne se laissa pas le temps de cogiter davantage. Elle profita des terribles feulements de Glouton à l’adresse de l’homme-serpent pour ramper hors de la vue de quiconque, de contourner le bord du talus, et de se glisser dans la végétation jusqu’à la base du vieux chêne.

Son cœur battait la chamade mais Smaragd parvint à se plaquer dos contre le tronc, prête à assommer le premier venu de son poing de colosse. Une seconde s’écoula. Puis deux. Puis trois. L’oiselière commença à songer que les visions que procuraient ces étranges billes étaient parfaitement inévitables, et qu’elles devaient retransmettre un futur certain. Cela la contrariait. Grandement. Une boule se forma dans son estomac et elle déglutit difficilement, comme si elle avait dû avaler cette fatale réalité. Ses mains se crispèrent sur le bois et de nombreux jurons lui passèrent par la tête. Et puis elle fit volte-face, jeta un œil à ses cibles, et eut une sacrée impression de déjà-vu.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, la Zélos activa ce pouvoir qu’elle maîtrisait si bien, serra le poing, leva le coude droit et frappa dans ce qu’elle croyait être le vide.

Dans le mille.

Ses phalanges rencontrèrent une surface dure qui craqua immédiatement, et une lourde masse s’affaissa à ses pieds, juste sous les racines du chêne salvateur. L’Eryllis ouvrit des yeux grands comme des soucoupes, incrédule devant son succès. C’est à ce moment, et à ce moment seulement, qu’elle réalisa qu’elle avait eu bien peu de foi en son idée. L’intrus gisait pourtant là, inconscient, et plus rien ne se dressait entre elle et la charrette de sacs.

La dresseuse ne s’accorda qu’une seconde de jubilation. Sa magie avait, comme toujours, répandu une onde de choc qui avait secoué les feuillages et produit un bruit sourd. Question discrétion, elle pouvait donc repasser. Il ne s’écoula qu’un court instant avant que la voix du Sindarin ne se fasse entendre, appelant son collègue d’un ton suspicieux. Seul un silence lourd lui répondit. Smaragd sentit de nouveau la crainte lui saisir les tripes, alors elle se recroquevilla derrière le chêne et chercha quelque soutien divin du regard. Ses yeux se posèrent sur une pierre assez grosse pour lui remplir la paume alors que le nom de l’assommé retentissait une seconde fois. N’écoutant que ses instincts, elle tendit les jambes pour s’en saisir et la lança aussi loin que possible vers sa droite – et l’ampleur de son tir était restreint par la largeur de sa cachette, alors le caillou atterrit un peu plus près qu’elle ne l’aurait souhaité. Il brisa quelques branches avant de toucher terre dans un fracas peu naturel, et Smaragd constata que le plus vieux de tous les tours avait marché. Les deux visages se tournèrent immédiatement vers le bruit, et la Zélos ne laissa pas le temps à ses neurones de se connecter. Elle fonça à toute allure sur la carriole, foulant les trois-cent-vingt pieds qui les séparaient en l’espace d’une courte seconde. Ses doigts s’enroulèrent autour des sangles du baluchon le plus haut, et elle repartit aussitôt. Elle courut entre les arbres aussi longtemps et aussi vite qu’elle le put.

Après deux minutes de cavalcade, elle se retrouva déjà au cœur de la forêt, et elle mit fin à sa consommation d’essence divine avant de grimper au sommet d’un noisetier feuillu et de s’y reposer. Elle s’étendit sur une branche, le sac sur le ventre, et se promit de repartir dans cinq minutes afin d’atteindre Elgondor avant le coucher du soleil.

Tout en reprenant son souffle, la Zélos se mit à tâter son butin. Elle eut un léger haut-le-cœur au moment de constater que de plus près et au toucher, son contenu s’apparentait soudainement beaucoup moins à des pierres des sphène brutes, mais son excitation ne s’évanouit pas pour autant. Elle tenta d’ouvrir le sac mais il était fermement scellé par un nœud complexe qu’elle ne se voyait pas triturer pendant une heure, et l’éventrer n’était pas une option puisqu’elle devait encore le trimballer sur plusieurs miles. Quoi que ces hommes transportaient, elle en avait la preuve et c’était déjà mieux que de rentrer à Elgondor pour se contenter de dire qu’elle les avait vus de ses yeux vus. Elle haussa les épaules et se mordilla un moment la joue avant de redescendre et de se mettre en route vers la cité des Eryllis.

Une fois rendue dans les ruines de la cité, on lui indiqua que Svava était absente et qu’elle devrait faire son rapport à Bérénice, une femme qu’elle avait rencontrée plusieurs fois et trouvait fort sympathique quoi que souvent un peu trop amicale. Sachant pertinemment où la trouver puisque la Yorka sortait rarement de sa cahute, Smaragd trotta vers sa destination, bien décidée à en finir avec cette histoire. Le sort de Petiote la préoccupait encore, et si elle avait pu apercevoir Glouton quitter le campement des pilleurs présumés, elle ne l’avait pas revu non plus. Deux petites créatures devenues tendres à son cœur avaient été lâchées dans la forêt et elles ne s’aimaient pas du tout… Cela embarrassait la jeune amazone plus que le potentiel échec de sa mission. Ainsi, au moment de faire le détail de ses aventures, elle n’était pas très concentrée.

« – Euh donc j’ai vu trois hommes sur le chemin qui passe au l’est du petit cascade… Celui qui va… Elle signa dans le vide. Entre la clairière avec des pierres et jusqu’à le falaise, là. Là où le chemin, il est plus large et où il y a une grosse… Un gros chêne ? Bérénice acquiesçait avec insistance : soit elle savait tout à fait de quoi Smaragd parlait, soit elle n’en avait rien à faire. Ils ont une… La Zélos agita ses mains devant elle, parallèlement, pour signifier une boîte. En bois. Avec des roues. Et ça c’est plein de sacs comme ça, finit-elle en levant le bras. Mentionner Petiote lui passa par la tête mais ça n’avait aucun intérêt, et puis elle avait tout à fait la flemme. À la demande de sa consœur, elle posa son trophée sur la table et laissa la Yorka l’inspecter. Bien entendu, il fallut déchirer le sac à l’aide d’une lame. »

La toile vomit des cadavres d’insectes et des gemmes ternes, et Smaragd n’afficha qu’une moue perplexe. C’était un peu décevant. Il était possible que de tous les baluchons entreposés dans la carriole, lui seul ait été plein de babioles, mais elle n’avait pas à se sentir coupable. Elle avait plutôt fait du zèle.

« – Ah ? Bon… Bah j’ai fait ce que j’ai pu, déclara Smaragd d’un ton détaché. Voilà qui mettait fin à des péripéties bien plus excitantes que la découverte finale, et elle était heureuse qu’on n’ait pas de reproches à lui faire. Et bon sang ce qu’elle avait faim. »