Une nouvelle venue ? [PV Manderley]

Je n'avais guère eu le loisir de me préoccuper de mes montures, ces derniers jours, et Altaron semblait déterminé à me faire chèrement payer de l'avoir quelque peu délaissé. D'une ruade, mon puissant destrier couleur de jais avait salement ébranlé la porte de sa stalle alors même que je m'apprêtai à y entrer. Puis, plus ombrageux que jamais, il avait dansé une de ces sarabandes endiablées dont il avait le secret alors que je tentai de l'attraper par la bride pour le brosser. J'avais dû user modérément de mon pouvoir de célérité pour parvenir à l'agripper, tout en m'efforçant de le calmer en lui parlant avec une tranquille autorité. Mais le bougre n'en avait pas terminé avec moi, il s'était cabré de toute sa hauteur, me soulevant du sol comme si je ne pesai rien, puis boxant furieusement les airs de ses antérieurs en hennissant comme un damné.

Comme de juste la scène avait engendré un petit attroupement, à distance raisonnable du danger bien réel que représentait mon tumultueux étalon. Il fallait avouer qu'il avait tué ou estropié un ou deux palefreniers trop téméraires, par le passé, le personnel des écuries savait à quoi s'en tenir avec lui et il me laissait avec soulagement le soin de m'en occuper. Je devinai, dans les regards braqué sur nous, de secrets espoirs qu'Altaron me foudroie ; mais je n'étais pas né de la dernière pluie, plus de neuf siècles de proximité avec les chevaux m'avaient enseigné la prudence, et je n'avais aucunement l'intention de leur faire ce plaisir. D'autres au contraire laissaient entrevoir une certaine inquiétude, ou un amusement qu'ils s'efforçaient de dissimuler de leur mieux. Mais si ces informations se gravaient dans un recoin de mon esprit, toute mon attention restait rivée sur Altaron.

Un cheval n'étant pas fait pour tenir sur deux pattes, il lui fallut bien se résoudre à reposer ses antérieurs au sol au bout de quelques secondes. Je profitai de l'infime répit ainsi octroyé pour bondir sur son dos et verrouillai mes jambes autour de ses flancs en empoignant sa crinière à pleines mains et en grognant :

"Allez, tête de mule, essaye toujours de me jeter à terre..."

Il s'y employa de son mieux, ruant, se cabrant et faisant de brutaux écarts qui auraient eu raison de bon nombre de cavaliers, même expérimentés. Mais je le connaissais comme ma poche, il lui aurait fallu se rouler au sol pour me désarçonner et je l'en empêchai par quelques coups de talon judicieusement placés. Enfin, après quelques minutes de rodéo, il finit par s'avouer vaincu, non sans se fendre d'une sorte de reniflement dédaigneux comme pour dire que ce n'était que partie remise, qui me fit sourire intérieurement. Son caractère rebelle ne me dérangeait pas, au contraire c'était même pour cela que je l'avais choisi parmi les différents poulains que le maître éleveur m'avait présenté. Il pouvait se montrer capricieux, parfois, mais il sentait quand la situation ne se prêtait pas aux facéties et j'avais une totale confiance en lui lorsqu'il s'agissait de livrer bataille.

En remettant pied à terre j'avisai, non loin, une cavalière de haute taille que je ne connaissais pas et qui, bien qu'arborant un air froid et sévère, semblait un peu perdue dans les vastes écuries du Manoir. Tout en tenant toujours fermement la bride d'Altaron, je lui demandai :

"Vous cherchez quelque chose, Cavalière ?"

Après une longue traversée du pays, j'arrivai enfin aux prestigieuses écuries destinées aux montures des Cavaliers de Sharna. Je ne pouvais m'empêcher de contempler l'immensité du complexe équin, ma jument s'étant arrêtée elle aussi, comme si qu'elle réalisait la beauté des structures. Je lui donnai une tape amicale sur l'encolure et mis pied à terre. En levant la tête, j'aperçu mon aigle posé sur la toiture.

Puis je vis, rassemblé autour d'un box, un groupe d'une dizaine de personne aux regards méprisants pour certains. J'entendis des bruits de sabots cogner contre les parois comme si qu'un cheval se débattait. Je regardai Rina qui n'y prêta pas attention. Ça ne devait pas être quelque chose de bien grave.

J'avançai d'un pas lent, découvrant la beauté des chevaux qui logeaient ici.

— C'est incroyable de voir autant de pur-sangs, pensai-je tout haut.

Rina et moi nous arrêtions en voyant sortir du box qui attirait tant la curiosité un homme imposant et un cheval qui l'était tout autant. Il tourna la tête, me vit et me demanda :

— Vous cherchez quelque chose, Cavalière ?

Je me durcis légèrement, réalisant alors que je devais avoir l'air perdue pour qu'il me pose cette question.

— En effet, répondis-je, m'avançant. Je suis Ellen Manderley, je viens de rejoindre la caste des Cavaliers de Sharna et je cherche un box où loger ma jument.

Je vis une expression de surprise se dessiner sur son visage. Je fronçai les sourcils. Peut-être était-ce à cause de mes cicatrices, elles procurent souvent cet effet.

— Et vous, vous êtes ?

La jeune femme, dont le visage arborait plusieurs cicatrices impressionnantes, parut se durcir encore à ma question. Sans doute pour compenser le fait d'avoir laissé transparaître son incertitude, supposai-je. Elle me rétorqua qu'elle se nommait Ellen Manderley, qu'elle venait de rejoindre notre caste et qu'elle cherchait en effet une stalle pour sa monture. Je haussai un sourcil intrigué, ce nom m'évoquant vaguement quelque chose sans que je parvienne pour autant à le replacer, qui la fit se renfrogner davantage encore et me demander abruptement qui j'étais. Avec un léger sourire, je lui répondis :

"Eh bien, soyez la bienvenue en notre fief, Ellen Manderley. Quant à moi, je suis Sirion."

Je ne jugeai pas utile de lui préciser ma fonction au sein de la caste même si, dans l'immédiat, mes vêtements simples et fonctionnels ne me distinguaient nullement des nombreux palefreniers travaillant aux écuries. Je jetai d'ailleurs un regard froid et dur à ceux de ces derniers qui avaient interrompu leur travail pour assister au "spectacle" improvisé par Altaron et qui étaient restés à nous observer. Une fois qu'ils se furent précipitamment remis à l'ouvrage, je revins à Ellen et ajoutai en désignant le box voisin de celui de mon destrier, où se trouvait déjà mon palefroi :

"Mettez donc votre jument là, pour l'instant. L'écurie est pleine à craquer ces jours, avec le rassemblement de l'armée. Les officiers préfèrent visiblement le confort du Manoir à l'austérité de leurs tentes."

En réalité la plupart tenaient surtout à se montrer parmi le gratin des Cavaliers, histoire d'affermir leurs positions et leur influence en ces temps d'instabilité et de changement. J'étais coutumier des intrigues qui se jouaient en permanence dans les couloirs du Manoir, mais jamais elles n'avaient été aussi nombreuses, ni plus sournoises, que depuis la mort de Démégor. Ses anciens partisans les plus assidus tremblaient maintenant pour leur avenir et tentaient par tous les moyens de conserver leurs privilèges, quand ils ne complotaient pas pour orchestrer ma perte ; ses opposants rivalisaient de verve et de stratagèmes pour que nul, à commencer par moi, n'ignore à quel point ils étaient heureux du changement de dirigeant et combien leur loyauté était grande. Ambitieux et arrivistes de tout poil se disputaient chaque minute de mon temps comme des canards bataillant pour un morceau de pain sec et, selon les moments, j'oscillai entre un profond amusement et un agacement qui menaçait parfois de virer à la plus noire colère. Phelgra était en proie au chaos le plus complet, le petit peuple en proie à la plus sombre misère et certains ne se souciaient que de savoir s'ils allaient pouvoir garder leurs somptueux appartements, ou leurs innombrables domestiques... bref, il y avait de quoi me mettre les nerfs à vif mais, jusque là, j'étais parvenu à rester aussi calme que l'eau qui dort.

Enfin, dans tous les cas passer un moment à m'occuper de mes chevaux constituait un répit plus que bienvenu et l'arrivée de cette nouvelle cavalière avait quelque chose de rafraîchissant. J'attachai rapidement mon noir destrier à un anneau prévu à cet effet puis ouvris la porte du box où caracolait mon palefroi en précisant à la jeune femme :

"Il se nomme Erëyal, vous et votre jument ne risquez rien avec lui, il n'y aura pas de problème. Mais ne vous approchez pas d'Altaron hors de ma présence, il vous mettra en pièces si vous n'y prenez garde."

Je laissai la jeune femme installer sa monture dans la stalle puis lui demandai d'un ton neutre :

"Dites-moi un peu, quelle unité avez-vous rejointe ? Qu'est-ce qui vous a motivée à devenir l'une des nôtres ?"

L'homme se présenta au nom de Sirion. Ce nom me disait quelque chose, mais je fus incapable de le resituer quelque part. Pas grave, je réfléchirai plus tard. Je laissai Rina s'avancer vers le palefroi. Ma jument était sociable, je ne pense pas qu'il y aura des problèmes d'entente. J'en profitai pour donner une petite caresse à Erëyal.

— Dites-moi un peu, quelle unité avez-vous rejointe ? Qu'est-ce qui vous a motivée à devenir l'une des nôtres ?

Comme Rina semblait apprécier sa nouvelle demeure, j'entrai dans la stalle pour lui enlever sa selle.

— J'ai rejoint l'unité des Cavaliers Noirs. Mes parents étaient des Cavaliers Rouges sous Démégor, j'ai donc été formée depuis toute petite à la guerre. Mais mes parents ont toujours catégoriquement refusés de m'envoyer sur un champ de bataille, alors je servais d'éclaireur. Parfois même d'espionne.

Je posai la selle sur la porte du box et attrapai une brosse dure avec laquelle je brossai ma jument.

— J'aurai pu rejoindre les Cavaliers Rouges, je sais me battre, mais jouer les espionnes est bien plus amusant et bien plus pratique pour moi. Et j'ai cru comprendre aussi que les Cavaliers Noirs avaient des postes vacants, alors j'ai sauté sur l'occasion.

Je troquai ma brosse avec un cure-pied et nettoyai les sabots de Rina.

— Vous occupez quel poste, vous ? questionnai-je, n'arrivant décidément pas à savoir où j'avais entendu le nom de Sirion.

Tandis que la cavalière dessellait sa monture et entreprenait de la brosser, je m'occupai d'Altaron tout en écoutant avec attention les réponses de la nouvelle venue. Elle m'expliqua avoir rejoint les Cavaliers Noirs, bien que ses parents aient fait partie des Rouges sous le règne de Démégor. Elle ajouta avoir été formée très jeune à l'art de la guerre mais, ses géniteurs ayant refusé de l'envoyé au combat, elle avait plutôt servi d'éclaireuse voire d'espionne. Je me demandai, dans ce cas, où elle avait récolté les balafres qu'elle arborait au visage, mais je remis cette question à plus tard et écoutai la suite. Elle affirma qu'elle aurait pu rejoindre les troupes de choc des Cavaliers, sachant se battre, mais apparemment elle trouvait plus "amusant" de jouer les espionnes. Elle avait aussi appris qu'il y avait des postes à pourvoir au sein des Noirs et y avait vu une opportunité à saisir, ce qui me renseigna quelque peu sur ses ambitions.

Mais, alors qu'elle curait les sabot de sa jument, elle me demanda quel poste j'occupai. J'interrompis le démêlage de la longue crinière de mon destrier pour scruter la jeune femme et lui répondre d'un ton dénué de toute émotion :

"Je devrais faire fouetter votre officier pour sa négligence. Ne vous a-t-il donc rien enseigné, lors de votre recrutement ?"

Je laissai filer un instant de silence avant d'ajouter :

"Pour répondre à votre question : je dirige les Cavaliers de Sharna, après avoir été durant plus d'un siècle commandant de ces Cavaliers Noirs que vous venez de rejoindre."

Je repris ma tâche en songeant que j'allais devoir revoir réviser en profondeur la formation dispensée aux nouvelles recrues en plus de la stupide coutume permettant à n'importe quel bourrin de s'approprier un poste d'officier, pour peu qu'il soit capable d'étriper le tenant du titre. Comment s'étonner, avec ça, que nous ayons subi une cuisante défaite contre Cimmeria ? Je tenais pour un miracle que les Cimmeriens n'aient pas profité de notre débâcle pour nous anéantir, mais réformer tout cela allait prendre du temps et je ne pouvais qu'espérer qu'il nous serait accordé. A l'attention d'Ellen, je repris :

"Pour l'heure les Cavaliers Noirs sont toujours sous mes ordres directs, j'ai besoin d'eux pour assurer une transition sans trop d'effusions de sang."

J'achevai de rendre Altaron présentable puis scrutai à nouveau la jeune femme :

"Vous parliez de postes vacants vous ayant motivée à nous rejoindre. Allons donc droit au but : quelle place espérez-vous obtenir ?"

Sirion m'indiqua qu'il était désormais chef des Cavaliers de Sharna après avoir été pendant plus d'un siècle chef des Cavaliers Noirs. Je me souvins alors qui m'avait parlé de lui : c'était mes parents. Cela devait faire quelques mois de cela, et je n'avais pas percuté l'information aussi importante soit-elle. Je m'en voulais, parce que c'était lui qui remplaçait Démégor, celui que mes parents servaient. J'aurai dû tilter plus tôt.

Il me fit part ensuite de son influence sur les Cavaliers Noirs, dont moi, puis me questionna sur mes intentions au seins de l'unité. Cette question me surprit, n'ayant pas réellement d'objectifs particuliers maintenant que j'avais réalisé celui de devenir Cavalière. Je reposai le pied de ma jument et sortis de la stalle que je fermai.

— Je n'espère rien, fis-je d'un ton sec.

Je me sentis légèrement agacée. Je venais à peine d'arriver et on me parlait déjà de place à obtenir ? Je fis volte-face et ramassais les brosses que j'avais jetées pour les ranger dans l'une des sacoches de mon tapis de selle. Rina sortit la tête et me donna un coup de nez auquel je répondis par une petite caresse.

— J'ai été pendant cinq années à mon propre compte, confiai-je. Je connais Istheria comme ma poche, j'ai rencontré énormément de gens louches mais pourtant personne ne connait mon nom.

J'attrapai ma selle qui était sur la porte du box puis je regardai Sirion droit dans les yeux.

— J'ai rejoins la caste uniquement pour offrir mon aide, je ne suis pas là pour la gloire, pour tuer par colère ou parce que j'ai un nom à porter. Je ne vous compte pas le nombre de gens qui veulent ma peau, et encore moins le nombre de moyens qui sont prêts à déployer pour m'avoir.

Sans attendre la moindre réponse, je me dirigeai vers la sellerie. Peut-être m'étais-je un peu trop emporter, mais je n'avais rien dévoiler de secret. Je suis une espionne, j'ai plus d'ennemis que d'amis, je ne suis pas une femme de cœur mais j'ai sauvé beaucoup de vie en en enlevant d'autres. Et ça pour moi, c'est tout ce qui compte.

La jeune femme me rétorqua d'un ton sec qu'elle n'espérait rien puis, paraissant quelque peu agacée, se détourna pour ramasser ses brosses. Sa réaction me laissa quelque peu perplexe, bien que mon visage restât de marbre, n'était-ce pas elle qui avait abordé le sujet en parlant de postes vacants ? Silencieux, je l'écoutai me préciser ensuite qu'elle avait passé cinq années à parcourir Istheria pour son propre compte, qu'elle connaissait le monde comme sa poche et qu'elle avait rencontré quantité de gens louches dont pas un ne connaissait son nom. Un infime sourire naquit sur mes lèvres à ces mots : à l'entendre ces cinq années représentaient toute une éternité, assez pour avoir exploré le monde et ses rouages. Nulle moquerie néanmoins dans mon sourire, j'avais été comme elle, il y avait de cela de nombreux siècles : jeune.

Attrapant sa selle, elle ajouta en me fixant droit dans les yeux qu'elle avait rejoint la caste simplement pour aider, qu'elle ne cherchait ni la gloire ni à exorciser sa colère par de vains massacres ou pour défendre quelque nom prestigieux. Beaucoup voulaient sa peau, affirma-t-elle encore, et étaient prêts pour cela à y mettre les moyens. Ayant dit, elle se détourna pour se diriger vers la sellerie, n'attendant visiblement pas de réponse à sa tirade. Je ne pouvais nier que la situation et l'impétuosité de la jeune cavalière m'amusaient, mais je ne pouvais le montrer, pas ici alors que de nombreux regards étaient rivés sur nous. Aussi lui rétorquai-je d'un ton sensiblement rafraîchi :

"Vos ennemis seraient sages de ne pas oublier que vous faites désormais partie de l'armée de Phelgra, soldate."

Un "détail" dont elle-même aurait tout intérêt à se souvenir en s'adressant à ses supérieurs, la tolérance n'étant pas la chose la plus répandue au sein des Cavaliers. Estimant ce petit rappel à l'ordre suffisant, j'ajoutai calmement :

"Ceci dit, votre aide sera appréciée à sa juste valeur, bien trop d'êtres ne se soucient que d'eux-mêmes et c'est en grande partie ce qui a fait de Phelgra le bouge qu'elle est aujourd'hui."

Cette Ellen était-elle vraiment aussi désintéressée qu'elle le prétendait ? Je l'espérai, nous manquions cruellement de personnes intègres prêtes à lutter pour redresser la situation, mais l'avenir le dirait assez tôt. Quoi qu'il en soit elle aurait sa chance, j'allais y veiller. Pour l'heure je hélai un serviteur terran grisonnant qui passait et lui ordonnai :

"Stephen, trouve un endroit où dormir pour cette jeune femme. Montre-lui où est la cantine, fais-lui faire le tour du propriétaire et assure-toi qu'elle ne manque de rien."

A l'attention d'Ellen j'achevai :

"Venez me voir lorsque vous serez reposée. D'ici là, réfléchissez à ce que vous avez envie de faire, à la manière dont vous souhaitez aider notre cause. Nous verrons alors à vous confier une mission à la hauteur de vos talents."

Je détachai alors Altaron et sautai sur son dos sans prendre la peine de le seller, il avait besoin de se défouler et moi aussi.