Au Commandement des Rouges

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_ Raël veut des clients.
_ Deirdre a besoin d'employé!

Les Rumeurs

_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
_ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose".
_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 Au Commandement des Rouges

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Kreen
MessageSujet: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeLun 18 Mai - 3:43

Au Commandement des Rouges Banner15

Le Combat de Coqs



Sur le mur nord du bureau de la Commandante des Cavaliers Rouges, un des panneaux d’ébène présentait des contours suspects. Une tenture le recouvrait presqu’entièrement, mais à y regarder de plus près, on distinguait clairement la découpe autour de ce qui s’avérait être une petite porte. L’étroit cabinet qui se trouvait derrière cette ouverture était bas de plafond et très sombre quand il n’était pas garni de cierges. Quelques armes collectées par Trahin Varss y trônaient encore tristement, mais ses documents avaient vite fait d’être remplacés par les parchemins mieux écrits et mieux ordonnés de Kreen. Au milieu, une table ronde ornée d’un échiquier et à peine assez grande pour accueillir quelques tasses était entourée de trois fauteuils dont on aurait difficilement pu changer l’orientation sans gêner le passage. Ce mobilier avait vécu mais le velours des sièges avait été remplacé et il jurait avec la rusticité des étagères qui finissaient de compléter le décor. On aurait dit que la nouvelle occupante des lieux était allée chercher ces meubles chez les Aurashaar actuels.

La mort-vivante était assise près du mur et Greld Ark’iogh était installé en face, profondément enfoncé dans le rembourrage, ses longues jambes tendues vers le peu d’espace qu’il avait et les doigts lacés sur son ventre. Un rayon de lumière famélique passait à travers une meurtrière et éclairait faiblement le sol. C’est la flamme d’une lampe à huile qui jetait un peu de pâleur sur la missive entre les mains nues de la commandante. Kreen s’était défaite de son armure et n’arborait plus qu’une ample chemise et un corsage par-dessus d’étroits collants et ses hautes bottes de cuir. Un crâne caprin était posé sur ses cuisses. Sous ses yeux, les lignes qu’elle avait déjà lues une bonne centaine de fois semblaient danser, onduler, se transformer jusqu’à ce que les lettres ne soient plus que les cendres d’un souvenir amer ; celui d’une époque où les choses étaient moins compliquées. Un silence pesant régnait dans le boudoir.

Un lourd loquet de métal s’abattit, deux poignées en forme de heurtoirs frappèrent contre un bois dur, et les deux personnages levèrent les yeux vers l’entrée de leur alcôve. Les larges portes du bureau de la Commandante des Rouges venaient de se fermer, et Silvaesh Cartha fit son apparition. Il s’arrêta sur le seuil du cabinet, s’appuya sur un côté de l’encadrement et croisa les bras sur sa poitrine mince. La Gorgoroth, le Zélos et le Yorka s’échangèrent des signes de tête.

« – Ça y est, tu le connais par cœur ? Demanda l’homme coyote. Kreen jeta le parchemin devant elle avant de secouer fatalement la tête et de la pencher en arrière sur le dossier de son fauteuil. Au fait, mes félicitations pour sa bénédiction. Ça fait plaisir, autant de respect mutuel. Greld émit un grondement ; désapprobateur, ou amusé, ou peut-être les deux. La commandante ramena brusquement son buste vers l’avant, posa les deux coudes sur la table et les doigts sur ses tempes. Elle poussa un soupir déchirant qui flotta un moment entre les particules de poussière.

– Parlez-moi des morts. Silvaesh claqua de la langue et Greld expira sèchement.

– Lieutenant Seolan Raidr, seigneur ved Willan et officier Daëna Mirthal.

– Et le lieutenant Kiesh Solomon est grièvement blessé, ajouta Greld sans dissimuler sa frustration. Kreen lui adressa une œillade empathique avant de baisser les yeux de nouveau. Elle fit glisser ses doigts vers son front, puis sur les ailes de son nez et sur sa bouche avant de les croiser, de cacher son visage derrière leur nœud comme si elle priait, de les tordre jusqu’à ce que ses articulations craquent, et de finalement relever la tête pour mieux fixer les livres à sa droite. Elle n’y trouva hélas aucun salut. Ses deux capitaines s’échangèrent un regard soucieux et s’agitèrent nerveusement à l’instar de leur meneuse.

– Je sais bien qu’on était pareil à une époque. Je me demande juste pourquoi certains évoluent et pas d’autres. Son ton était particulièrement amer. Ses consonnes étaient même déformées parce qu’elle serrait trop les dents.

– Tes hommes savent très bien que t’es contrariée. Ça leur plaît pas. Le regard de Kreen aurait pétrifié le Zélos si les deux guerriers n’avaient pas partagé une confiance à toute épreuve.

– Vraiment, c’est ça notre problème majeur ?

– Ils pensent surtout que ça change tout pour toi alors qu’au final… L’homme-bête hésita avant de poursuivre. Disons que tu t’en tires pas trop mal.

– Je ne sais pas ce qu’il va faire de nos hommes. Je ne sais pas ce qu’il va faire des gouverneurs de Phelgra. Je ne sais pas comment un homme comme lui dirige 30 000 soldats, et je sais encore moins comment un homme comme lui entreprend une mission de l’ampleur de la sienne.

– T’as qu’à lui demander, t’es Conseillère. Kreen se tortilla et finit par appuyer son menton contre son poing fermé. Silvaesh parla plus posément. Qu’est-ce qui t’angoisses autant, en fait ? Il va pas s’en prendre à toi. La cavalière leva des yeux assassins sur le coyote, roula des épaules et baissa lentement le bras pour le poser sur la table.

– C’est bien toi qui m’as dit que c’était une histoire de donzelle, non ? Et tout ça pour quoi ? Disperser l’armée à tout-va pour essayer de soumettre Ridolbar ? Et Mavro Limani ? En y dirigeant des milices ? Tu sais ce que ça fait de toi, d’obéir à un coq qui essaye de réformer sa basse-cour, et le reste de la ferme avec ? Les deux capitaines levèrent un sourcil, peu habitués à ce que la Gorgoroth fasse usage de métaphores. Ils mirent un instant à rétorquer.

– Au moins, le coq a l’air de vouloir entendre tes opinions… souligna Silvaesh en haussant les épaules.

– On voit que t’as jamais interagi avec un coq…

– Non ! Moi les coqs, je les bouffe. Un long silence suivit la boutade du canidé. Les trois combattants plongèrent dans de douloureuses introspections, tous plus immobiles les uns que les autres. Une minute s’écoula.

– Raidr, c’est bien lui qui avait réprimé les attentats en Tiria dernier ?

– Mmh mh… Kreen fronça les sourcils :

– Et les portes étaient maintenues fermées, c’est ça ?

– Bien sûr, tant qu’à faire. La Gorgoroth secoua la tête et tourna une paume vers le plafond pour exprimer son atterrement. Sa colère lui échappa :

– Mais je délire, bordel, c’est pas possible… Nouveau blanc. Comment est l’ambiance au baraquement ? S’enquit le Séide presque rhétoriquement. Ses collègues soufflèrent bruyamment et en chœur.

– Oh bah ils l’adorent, tu penses, avec sept morts en une semaine. J’ai dû mettre fin à deux altercations entre nos gars et des mouches ce matin-même. Ravhin et sa bande menacent de déserter. La Mirthal avait un frère qui est dans les geôles depuis hier ; on n’a pas voulu me dire ce qu’il a fait mais on m’a conseillé de craindre pour sa vie. La mâchoire de la commandante se crispa.

– Renseignez-vous. Je veux tous savoir avant que l’autre me fasse demander. Elle ajouta plus bas, pour elle-même : il faut que je parle à Kern avant tout. Troisième silence. Je serai bientôt prête, faites rassembler les hommes à l’aube. Repassez dans deux heures. »


*
*            *
À l’aube.



Neuf respectables dixièmes de l’armée pourpre était rassemblés devant elle dans le grand amphithéâtre couvert qui jouxtait le baraquement des combattants. Des rayons assortis aux armures perçaient dramatiquement les carreaux des fenêtres et les vitraux du fond intensifiaient leur couleur avec superbe. Kreen avait croisé les mains dans le dos mais elle ne s’était pas encore positionnée de façon à faire face à ses soldats. Elle parlait encore à Greld et à Silvaesh, juste sous les rideaux qui séparaient le balcon des coulisses. Du coin de l’œil, elle guettait les retardataires qui s’amassaient tout au fond, sur la cinquième et dernière marche qu’elle ne surplombait qu’à peine. Bien plus que par souci d’acoustique, la salle avait été conçue pour pouvoir servir plusieurs fonctions et faire obstacle aux rixes comme aux attentats contre l’intervenant. Le fait qu’elle n’eut pas été optimisée pour une propagation idéale du son était compensé par le préalable jet d’un sort d’amplification sur des dalles et des briques choisies partout dans l’auditorium. Quand la commandante posa enfin le pied sur le socle enchanté au centre du balcon, le silence ne mit pas bien longtemps à se faire.

« – Cavaliers Rouges de Sharna, je vous remercie de votre présence. Mon discours sera bref et, je l’espère, limpide.

Nous, Cavaliers de Sharna, sommes désormais sous les ordres d’un nouvel Impérial : Sirion, dit le Preux, ancien Commandant des forces Noires de Sharna. Que les choses soient très claires. Il n’est pas question de remettre en doute sa place sur le trône. Il n’est pas question de tourner le dos à nos confrères et à notre nation, peu importe l’opinion que l’on pourrait avoir sur cet homme. Je ne tolèrerai aucune provocation de votre part et aucune insubordination infantile. Cédez à la tentation d’une bravade ou d’une trahison et vous en payerez le prix.

Vos faits et gestes, quel que soit leur ampleur, sont, aux yeux de tous, considérés comme les miens, et ont des conséquences directes sur ma capacité à vous diriger. Ils ont donc également des conséquences directes sur ma capacité à vous protéger de l’exploitation, des blâmes injustes, des dommages collatéraux fâcheux, des offenses de nos confrères et des rudoiements de nos dirigeants. Je répète sans regret ce que je vous ai annoncé il y a plusieurs semaines : le respect de vos personnes, de votre potentiel et de vos hauts faits sont ma priorité, et mon commandement assurera la grandeur des Cavaliers Rouges de Sharna jusqu’à sa fin. Vous n’aurez, sous mes ordres, à ne craindre aucun châtiment indu, aucun abus de pouvoir et aucune prime de la passion sur le mérite. Cette promesse ne me sera pas plus difficile à tenir sous la direction du nouvel Impérial, et ce qu’elle nécessite de ma part reste inchangé : ma rigueur et mon intégrité demeurent entières, et ce pour permettre une discipline exemplaire, une justice infaillible et une amélioration constante, sur le plan commun comme individuel. Si vous me respectez, vous respecterez notre nouvel Impérial tant que je le ferai aussi, et vous me ferez confiance pour protéger vos intérêts coûte que coûte. Si votre déférence est mal placée, en revanche, vous savez où me trouver pour me le faire savoir et connaissez les risques.

Je place ma foi en vous et compte sur votre dignité pour me faire honneur, me rendre fière de vous et m’assister dans ma mission de faire des Cavaliers Rouges les guerriers les plus implacables et les plus respectés du monde connu. Que Sharna vous garde.
»

Kreen adressa un humble geste de la tête à la foule avant de tourner les talons et de quitter le balcon. Greld et Silvaesh défirent les embrasses et laissèrent les rideaux se rejoindre devant eux dans un bruissement solennel, poignante fin pour une adresse qui se voulait du même ton. Les capitaines prirent alors la suite de leur supérieure et durent trotter derrière elle pour rattraper son pas pressé. La triade se dirigeait à un rythme martial vers les geôles du Manoir Cavaleri et fut rapidement rejointe par quatre Cavaliers. La Gorgoroth ne ralentit pas sa progression.

« – Officier Golsemonji, vous étiez présent lorsque l’officier Yëroven Mirthal s’en est pris à… Elle claqua des doigts plusieurs fois.

– Officier Ryth. Kreen pointa un doigt vers le plafond, à la fois pour remercier son second et pour signaler qu’elle allait poursuivre.

– Dites-moi tout. Et oui, je suis consciente que vous avez déjà informé Seigneur Ark’iogh, répétez simplement ce que vous lui avez dit. Enfin, si c’est la vérité. Le (relativement) jeune Lhurgoyf ne broncha pas.

– Ça l’est, Commandante. Yëroven a entendu dire que Ryth et quelques autres Cavaliers Noirs avaient refusé de venir en aide à sa sœur Daëna, Kron ait son âme, lors de l’incendie et qu’ils l’avaient même poussée vers les flammes. Il a tenu à leur… En parler. Mes confrères ici présents et moi-même sont allés avec lui. Yëroven s’est montré virulent mais ne s’en est pris à personne physiquement avant que Ryth ne manque de respect à Daëna. Yëroven a asséné un coup de poing à Ryth, qui a immédiatement répliqué avec une dague. Le reste est un peu flou… J’ai personnellement tenté de les séparer mais d’autres Cavaliers Noirs se sont mêlés à l’altercation et je ne saurais sincèrement pas vous dire qui a essayé d’y mettre fin et qui a choisi d’y prendre part.

– Et vous autres ?

– J’ai essayé de les séparer, Commandante.

– Moi aussi.

– De même.

Kreen s’arrêta si brusquement que la troupe se bouscula derrière elle. Elle fit volte-face et son regard passa sur chacun des quatre visages qui s’étaient ajoutés au trio initial. Des têtes qui ne lui étaient pas vraiment familières mais dont elle se souviendrait à jamais maintenant que ses yeux les avaient parcourues plus d’une seconde. Le claquement de ses bottes sur la pierre résonna dans le long couloir désert qui menait vers la sortie de l’aile des Cavaliers Rouges et, plus loin, les cachots.

– Personne n’est mort, si ? Étant donné son intonation, ceux qui la connaissaient peu jurèrent qu’il s’agissait là d’une question rhétorique, mais Greld n’était pas né de la dernière pluie. Il secoua négativement la tête. Alors vous avez tout intérêt à me dire la vérité. Vous avez entendu mon discours : personne ne sera puni plus qu’il ne le mérite. Pour l’instant, vous voulez faire sortir Yëroven du trou, oui ou non ? Hochements de tête du quatuor.

– Un Cavalier Noir a essayé de prendre Yëroven par le côté, je l’ai jeté par terre et usé de magie pour le mettre hors d’état de nuire. La Gorgoroth lui ordonna, d’un signe de tête impatient, de donner des détails. Mes rugissements assomment, Commandante. Kreen haussa les épaules, voilà qui restait complètement inoffensif.

– Hrm. Voyant que d’autres Noirs s’approchaient et que certains avaient dégainé, j’ai fait de même, Commandante. J’en ai affronté deux. Ils doivent être en train de se remettre de grosses taillades, moi ça va. Le Terran, un personnage large et visiblement inébranlable, découvrit une étrange brûlure sur son bras.

– J’en ai foutu deux par terre aussi. Commandante. Ce dernier soldat était le plus âgé de tous : un Gorgoroth qui avait passé sa première vie dans l’armée d’Hesperia et sa seconde dans celle de Phelgra : il était Cavalier depuis peu mais avait toujours été guerrier, et il n’y avait aucun doute quant à son rôle tacite au sein de ce groupe de camarades. Les trois autres tournèrent des mines lourdes de sens vers lui. Juste avant que Yëroven n’use de sa capacité à figer autrui. Il a vraiment couvert Ryth de coups, Commandante. Ryth est très mal en point. On a dû arrêter Yëroven quand on a vu les hauts gardes venir à nous. Kreen acquiesça avant de se pincer les lèvres et de fixer le sol. Je l’aurais pas fait si on n’avait pas été remarqués, Commandante. Ryth a traité Daëna de ‘‘petite ribaude faiblarde’’. »

La langue du Séide claqua. Les sept guerriers restèrent immobiles un moment dans ce long couloir désert. Le deuil et l’outrance semblaient peser de plus en plus sur les épaules de chacun. La mort-vivante ne souhaitait pas laisser paraître ses préoccupations – et encore moins son tourment – mais elle était en train d’analyser la situation et cela la plongeait dans un mutisme grave, au diapason du chagrin tu des quatre officiers. La scène était sans doute assez triste. Kreen ne se sentait en rien partagée, elle ne se faisait aucun souci au sujet des sanctions qu’elle devrait prendre et à leur cohérence vis-à-vis de la tirade qu’elle venait d’adresser à tous ses hommes ; cela dit, elle n’était pas certaine de pouvoir faire libérer Yëroven. Elle ne le connaissait pas personnellement mais il avait sa sympathie et son monologue d’un peu plus tôt avait été des plus sincères : rien ne lui importait plus que la préservation de ses soldats et de leur honneur, or si elle ne pouvait pas ramener la jeune Daëna à la vie, elle pouvait épargner une humiliante condamnation à son frère éploré. Elle en avait assez entendu et croyait tout à fait ses témoins. Officier Golsemonji et ses trois confrères avaient démontré une lucidité évidente et à leur attitude, on pouvait facilement deviner que Kreen leur inspirait exactement ce qu’elle souhaitait inspirer : une bien plus grande crainte de décevoir que d’être châtié.

« – Vous pouvez disposer. Le Lhurgoyf, le Gorgoroth et les deux Terrans saluèrent respectueusement leurs supérieurs et firent demi-tour jusqu’à pouvoir sortir sur une des cours est du Manoir. Greld… Je crois que je vais devoir m’entretenir avec le Commandant Kern à ce sujet. Cette affaire est sûrement déjà remontée jusqu’à l’Impérial mais j’ose espérer qu’il a mieux à faire que de s’occuper de ça. Les deux capitaines manifestèrent leur doute de la même grimace.

– Y’a déjà eu… Combien d’exécutions ?

– Sept chez nous, en tout, je sais plus. Kreen passa une main sous son casque pour le soulever légèrement et pouvoir se pincer l’arête du nez.

– Bon. Je vais faire mettre un garde à sa cellule. Faites savoir à Kern que je veux lui parler. Mentez-lui s’il faut. Et si je reçois un billet au sujet des quatre autres, faites-en une priorité de type deux. Greld et Silvaesh s’échangèrent une œillade sombre. Le Zélos regarda à droite et à gauche avant de parler d’une voix basse et étrangement douce.

– Kreen… Tu sais qu’on est avec toi là-dessus. Et si t’étais Commandante depuis dix ans, je dirais rien. Mais il n’empêche qu’il y a encore des têtes de cons là, dehors, auprès desquelles tu dois toujours faire tes preuves. Et Déris et les autres, ils sont encore en service. Et t’as plus de mille hommes en mission dans tout Phelgra, plus le détachement à Kodolm et l’escorte jusqu’à Hesperia. Nous on sait bien que t’arrives à gérer, mais tu sais combien de gars vont croire que tu fais un scandale inutile parce que t’es neurasthénique et que tu cèdes à la pression ? Ou que t’essayes désespérément de te faire bien voir en jouant les mères ourses ? Les officiers, ils trouvent ça honorable, mais chez les lieutenants, t’en as une bonne moitié qui vont dire que tu fais tout pour tenir tête aux gros durs parce que tu sais pas comment te faire respecter autrement. Les lèche-bottes de Heren, de Larr’hiok, d’Oklithyll, tu les as remis à leur place une fois, mais ça va pas suffire. Quand ils te verront t’acharner à faire sortir un gars comme Yëroven des cachots, ils vont tout faire pour te mener la vie dure. Tu les connais.

– Je sais. Elle parla humblement. Et ça change rien. Je vous l’ai toujours dit, je l’ai dit à mes douze-mille hommes quand j’ai été promue et je viens de le redire encore une fois : les exécutions mesquines, c’est terminé. Je ferai l’unanimité quand je serai morte, Greld. Je suis pas idiote. Mais je ferai ce que Trahin et Démégor n’ont pas fait, et ce que Sirion n’a visiblement pas l’intention de faire non plus : condamner définitivement les fratricides idiots, les trahisons stupides et les vengeances absurdes. Et si les Cavaliers de Sharna sont incapables de reconnaitre la valeur d’un tel commandant, alors ils méritent de s’éteindre. Elle leva un index sévère et adressa un regard glacial à chacun de ses capitaines. Pas un mort de plus. Puis elle les toisa. Et si Sirion tient à donner l’impression qu’il se sent menacé, il va finir par avoir d’excellentes raisons de le faire pour de vrai. »

Sans doute énergisée par cette conversation contrariante, elle reprit sa marche au train fulgurant, insufflant à sa cape vermillon un flottement théâtral. Le Zélos leva les sourcils et le menton avant de tourner les talons et de partir en direction de l’aile des Noirs. Le coyote, lui, se remit à courir après Kreen et atteignit sa hauteur juste avant qu’elle ne quitte le bâtiment pour traverser l’immense place entre les baraquements et les geôles du Manoir Cavaleri.

La guerrière exigea de pouvoir s’entretenir avec son subordonné en privé, et les gardes des cachots rechignèrent mais elle finit par avoir le dernier mot. On les laissa dans une petite pièce prévue à cet effet et dont l’existence était volontiers ignorée. Il y faisait humide et les prisonniers y gardaient leurs entraves mais on y trouvait une véritable fenêtre. À cette heure de la journée, la lumière qui y passait était d’un orange timide. Elle reflétait à peine dans les gouttes croupies dont le chant malsain rythmait de manière indésirable les mornes conversations auxquelles l’endroit était destiné. Bel exemple d’échange sinistre tel qu’inspiré par l’environnement, les paroles du détenu ne firent que confirmer la version de ses confrères.

« – On m’a dit que Ryth était dans un piteux état. Yëroven gigota sur son tabouret mais ne répondit rien. Mes sincères condoléances, officier Mirthal. Sachez que je considère les règles du duel comme ayant été violées ce jour-là, et qu’à mes yeux, rien au monde ne justifie la mort de votre sœur, ni d’aucun des autres Cavaliers qui ont péri lors de l’incendie. Elle marqua une courte pause pour croiser ses doigts sur la table. Néanmoins, si je ne peux que comprendre votre soif de vengeance, je ne peux pas me permettre de la cautionner. Vous devez avoir assisté à ma promotion, vous savez que je n’encourage pas les règlements de comptes. L’officier Ryth mérite une punition et je ne cesserai pas de préconiser une enquête, un jugement et un verdict approprié – et je ferai de même avec vous. Cela étant dit, vous êtes un Cavalier Rouge, contrairement à l’autre parti. Je ne ferai donc aucune entorse à l’impartialité qui est chère à mon cœur en faisant de votre droit au pardon et du respect de votre défunte sœur un de mes combats. Je suis venue vous promettre que je m’occuperai de cette sombre affaire de rixe personnellement, et que je ferai ce qui est juste envers vous, un valeureux guerrier qui a perdu sa sœur dans des circonstances malhonnêtes et qui a tenu à protéger l’honneur bafoué d’un être cher. Si j’y parviens, comprenez bien que je ne tolérerai jamais plus un seul écart de votre part. Si j’échoue, je vous demanderai de faire de ma présence à votre exécution votre dernière volonté, puisque je n’abandonnerai pas avant que ce soit trop tard. En attendant, ne parlez à personne tant que je ne suis pas avec vous. Bon courage, et j’espère sincèrement vous revoir hors de ces geôles et dans mes rangs dans les plus brefs délais. Que Sharna vous garde, officier Mirthal. »


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeSam 7 Nov - 4:51

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Le Spectre aux Portes de l’Aube



En poussant un long soupir, la Commandante tira sur le col de sa chemise pour l’écarter de sa peau. Elle n’imaginait pas volontiers l’inconfort dont devaient souffrir ses confrères encore vivants, et surtout ceux qui portaient leur armure. Les journées étaient chaudes et lourdes ; à midi, les rayons solaires cognaient durement pour faire suinter tout ce qui respirait et éblouir tout ce qui avait des yeux. En sa condition de mort-vivante, Kreen ne ressentait la moiteur que de manière diffuse, mais la température de son corps augmentait suffisamment pour qu’elle cherche à tout prix à fuir le jour. Le contact du métal et du tissu lui était désagréable, comme si elle devenait plus sensible aux frottements. Il n’y avait qu’aux soleils qu’elle se sentait comme un cadavre.

Les tentures de son bureau étaient tirées et elle avait un peu honteusement ôté son équipement. Elle n’attendait personne avant plusieurs heures et si ses hommes se tenaient à carreau, elle n’aurait pas à sortir avant la soirée non plus, alors elle avait profité du travail qu’elle avait à faire pour s’isoler et se mettre à l’aise. Une carte était étalée sur la table et elle était penchée dessus depuis désormais un moment. Elle avait placé de petites pièces de bois sur chaque ville de Phelgra afin d’en représenter les effectifs en Cavaliers et elle tentait d’en déduire la mobilité dans une liste de près de cinquante scénarii. La nuit avait été longue, créatrice, peut-être un peu paranoïaque. Elle avait pris en note un grand nombre d’éventualités plus ou moins effroyables et s’était mise en tête de les tester une par une à la lumière des nouvelles mesures prises par l’Impérial. Les Cavaliers étaient envoyés aux quatre coins du pays, et même si Kreen avait protesté aussi fermement que possible, elle avait été forcée de mettre deux-cent soldats à disposition. En compensation, on lui avait sommé d’émettre de meilleures idées. Sa mauvaise humeur n’était en rien apaisée.

« – Sale temps, hein ?

La Gorgoroth sursauta, frappa violemment du poing sur le bureau, et jura bien plus fort qu’elle n’aurait aimé. Elle leva des yeux assassins sur le personnage qui finissait de se matérialiser dans la chaise en face d’elle.

– Qu’est-ce que vous avez fait à mes murs ?

– Pas grand-chose, il est pas terrible, votre mage, répondit Faust en secouant la tête, faussement gêné.

– Bon, disparaissez, c’est vraiment pas le moment. D’un geste agacé, elle replaça les pions tombés sous le coup de sa colère.

– Si. Je me suis dit que vous aimeriez savoir aussi tôt que possible qu’une tentative d’assassinat se profilait. Il croisa les doigts sur son ventre. Contre vous, je veux dire. La Commandante ferma les paupières et se pinça les lèvres avant d’émettre un râle de frustration. En plongeant dans les pupilles de l’espion, elle lui intima de poursuivre prestement. Vous voyez qui c’est… Mohrk Kilashaad ? Il sembla hésitant sur la prononciation. Kreen haussa les épaules. C’est un de vos gars. Et il vous aime pas.

– C’est pas le seul, rétorqua promptement la Commandante simplement parce qu’elle était énervée.

– Ha, c’est sûr, mais bon lui, il vous aime pas et il est ambitieux. Il a une petite bande avec laquelle il a longtemps été mercenaire – ils sont dans le coup aussi, d’ailleurs – et il s’est acoquiné avec deux de mes estimés camarades. Comme l’un d’eux est un de nos meilleurs empoisonneurs et que j’ai enseigné l’autre, j’ai pensé que je viendrais vous mettre en garde.

La guerrière baissa la tête d’un geste défaitiste et demeura longuement muette. Les attentats à sa vie n’étaient pas quelque chose de nouveau : même quand elle assistait directement Trahin, même quand elle assistait ceux qui assistaient directement Trahin, on lui enviait sa position à ce point. Comme tout gradé dans l’armée de Sharna, ses privilèges attisaient la convoitise de ceux sur l’échelon d’en-dessous dont l’intelligence était encore inférieure. Les Cavaliers semblaient traverser des périodes alternantes pendant lesquelles les entreprenants devenaient d’abord de véritables plaies, puis savaient de nouveau rester à leur place. Au rythme des recrutements de masse et des tensions extérieures, les desseins variaient entre folie des grandeurs et sagesse docile. Visiblement, une nouvelle vague de carriérisme venait de déferler. Depuis sa promotion au rang de Commandante, elle avait essuyé une tentative d’assassinat et en était sortie balafrée, mais Silvaesh et Greld avaient été admirablement réactifs. Le coupable avait agi seul ; avec le renfort de deux Cavaliers Noirs, qui sait jusqu’où il serait parvenu. L’information était inquiétante. Elle ne craignait pas vraiment l’escalade de violence ; elle n’avait pas peur de ses soldats et pouvait faire confiance à ses capitaines. Elle avait vaincu tous ceux qui auraient pu prétendre au rang de Commandant, cela devait bien signifier qu’elle était une des meilleurs. Mais son assurance se limitait à sa faction. Si les Noirs s’en mêlaient, elle avait de bonnes raisons de craindre pour sa vie. Elle leva une paume vers le plafond pour signifier qu’elle ne savait pas vraiment quoi dire.

– Je… Peux savoir comment vous savez tout ça ?

– Je suis espion. Faust pencha la tête sur le côté. Un sourire narquois aurait sans doute dû accompagner cette riposte mais la mine sérieuse qu’il arborait depuis le début de la conversation perdura. Kreen regarda ailleurs, exaspérée. Ils ont pas eu de chance, je les entendus. J’oublie à quel point je peux être discret, des fois.

– Et vous me prévenez parce que… ?

– Croyez-moi. Ils auraient réussi. Et personne ne veut ça.

– Vous êtes donc ici sur ordre de votre Commandant ? Elle était sincèrement confuse. Faust resta silencieux pendant un instant, il esquissa un très léger sourire avant de reprendre la parole.

– Ils comptent frapper le treize ; enduire un rapport de Mohrk de venin, vous attirer vers la cour ouest dans la soirée, juste avant la revue me semble-t-il. J’ai pas tout suivi, enfin bon, vous avez Shil. Il fixa un tableau sur un mur puis reposa les yeux sur Kreen. Bon. Je vous laisse à vos jouets. Et il se volatilisa. »


*
*            *
Quatre heures plus tard.



La lourdeur ambiante s’était assagie mais l’humeur de la Gorgoroth ne s’était pas beaucoup améliorée. Elle se présenta à la réunion des Commandants avec une mine renfrognée et seulement la moitié de son armure. À la table du Conseil, elle adopta même une posture plutôt nonchalante. Comme tous les soirs où seuls les dirigeants des trois factions se rencontraient, l’immense salle semblait parfaitement démesurée. On mentionna les diverses missions sur lesquelles travaillaient les Noirs, les Gris et les Rouges de concert, les dernières difficultés rencontrées à Ridolbar et Umbriel, et alors que Kreen était prête à prendre congé, le Commandant des espions annonça une mauvaise nouvelle qui remit tous les éléments de la matinée en place.

Dans le quartier des Pins d’Ambre, aux abords de la banlieue sud de Themisto, un grave incendie s’était déclaré et avait consumé de nombreuses habitations. Cela avait affecté plusieurs Cavaliers puisque la plupart des terrains appartenaient à l’armée et qu’en économisant pendant quelques années, même les officiers modestes pouvaient se les offrir. Hélas, étant donné les nombreuses dépenses dues à la rénovation du haras, aux recrutements récents et aux coûts de certaines missions ordonnées par Sirion, les caisses de l’armée ne permettaient pas de dédommager les victimes de l’incendie. Seule une paillasse au baraquement pouvait leur être offerte, et encore, ceux-ci se remplissaient vite. Aucun des trois Commandants ne s’émut grandement de cette tragédie, du moins s’inquiétèrent-ils plus de l’éventualité d’un acte terroriste que du destin de leurs hommes. Après tout, à Themisto, aucun Cavalier de Sharna ne restait sans abri bien longtemps. Les exactions des rebelles et leur extermination étant, de réputation, la spécialité de Kreen, on la fixa un moment dans l’attente de commentaires. Elle resta concise, un peu comme si elle était dans la lune.

« – À cette période de l’année, difficile de savoir. Je tâcherai de mener une enquête. Je peux avoir la liste des victimes ? »

Kern fit glisser un parchemin vers elle. Elle le consulta longuement, même après y avoir trouvé le nom de Faust.


*
*            *
Deux jours plus tard.



Les Pins d’Ambre était un quartier bâtard, entre les banlieues espacées et le centre glauque de la Cité Noire. Les rues s’y élargissaient mais la végétation restait frugale : l’endroit tenait son nom du bois qu’on avait rasé pour le bâtir et dont il ne restait pratiquement rien. La Gorgoroth enjamba une poutre calcinée et se retrouva au cœur d’une ruine d’obsidienne. Il en émanait une odeur âcre, fatalement très forte pour que Kreen puisse la sentir. Dans un rayon de près de mille pieds, les bâtiments n’avaient laissé derrière eux que leurs ombres et leurs squelettes. Les flammes avaient léché, englouti, recraché, régurgité les débris, plongé les alentours dans une dévastation bâclée et monochrome. Un peu plus loin, quelques âmes fouillaient les décombres. Tel un fantôme venu admirer le spectacle, la guerrière fit quelques pas souples sur les pierres tombées. Elle attendait que la gargouille perchée un peu plus haut se décide à descendre.

« – Un espion ne demande jamais à travailler pour autrui, c’est ça ? Il apparut devant elle, les mains à la ceinture. Vous vous faites désirer par principe ? C’est pas très distingué.

– Je savais que vous comprendriez.

– Vous n’avez quand même pas été très subtil. Elle fit un geste vague vers les vestiges qui les entouraient. Je prends ça pour une supplication, vous savez.

– On aura toujours des points de vue différents, vous et moi.

Kreen secoua la tête. Au cours des années, Faust lui avait inspiré toutes sortes de sentiments. Il pouvait être exaspérant, à parler cyniquement alors qu’il était psychorigide, mais il avait une forme de loyauté qu’elle ne retrouvait pas chez les autres espions. Elle était parfois impressionnée par ses talents et savait que cela était mutuel. Les deux Cavaliers partageaient une passion du travail bien fait. Mais était-ce suffisant pour expliquer les ambitions de Faust ? Elle avança sa seule explication, désireuse de savoir ce qui le poussait à changer de camp.

– Vous vous fiez plus à ceux que vous connaissez de longue date qu’à ceux que vous servez, c’est ça ? De Kern et moi, c’est moi que vous avez fréquenté de plus près, que vous comprenez le mieux. C’est tout ?

– Mine de rien, vous êtes pas ce qu’il y a de plus instable chez les Cavaliers, en ce moment. J’ai pas vraiment choisi le bon moment pour perdre tout ce que j’avais. Je préfère dépendre de quelqu’un à qui j’ai sauvé le fion et dont je connais les petites faiblesses.

La mort-vivante laissa son visage exprimer son désir d’ouvrir l’espion en deux, puis mua vers un sourire en coin, curieusement sincère. L’outrage avait fait mouche, mais le message subliminal également. Clémente, elle prononça les mots que Faust escomptait – espérait, même – clairement entendre.

– Oui. Moi aussi. Les collègues échangèrent un regard lourd de sens, empreint d’une camaraderie subie mais réconfortante. Il était amer d’admettre qu’ils avaient besoin l’un de l’autre mais doux de reconnaître qu’ils s’avaient bel et bien. Kreen leva les yeux vers le ciel avant de poursuivre. Hélas, même avec sept salaires en moins, je ne peux vous offrir que dix pourcent et un repaire plus ou moins propre où rester le temps que vous trouviez mieux. Mais vous n’avez pas le choix, je me trompe ? Le Spectre de Themisto répondit sans le faire. Un des acolytes de Mohrk avait des quartiers au-dessus d’une orfèvrerie pas loin d’ici. Je sais qu’il y conservait de belles armes, je suppose que vous n’avez rien de mieux à faire ?

Dans un silence que certains auraient trouvé pesant, l’espion et la guerrière se mirent en marche. Les ruelles paraissaient se recomposer le long du chemin ; plus ils s’enfonçaient vers l’est, moins les stigmates de l’incendie se faisaient voir. Il avait ravagé plus que ce que Kreen avait imaginé, il devait avoir eu plusieurs foyers. Les deux Cavaliers montèrent à l’étage de l’atelier, et dès que le moment fut venu, la Commandante se téléporta derrière son comparse et l’assomma d’un puissant coup de gantelet derrière le crâne.

– Shil !

Le large Zélos ne tarda pas à apparaître dans l’encadrement de la porte du fond. Ses yeux étaient bandés et il tendait vers sa supérieure le casque rembourré qu’on lui ordonnait toujours de mettre. Shil était un brave homme. Il était doté d’un puissant et infaillible pouvoir qui lui valait le surnom de Tireur de Vérités. Il était virtuellement impossible de lui mentir. Grâce à cette faculté, il avait été propulsé à un rang nouveau et unique : celui d’instrument d’interrogatoire. Il avait été Cavalier Rouge, raison pour laquelle cette faction pensait avoir le monopole sur lui, mais il était surtout devenu un outil à la disposition de tous les Cavaliers de Sharna. Il acceptait courageusement de se couvrir les yeux et les oreilles chaque fois qu’on faisait usage de son don, de façon à ce qu’il ne puisse rien divulguer. Kreen plaça le heaume sur la tête de Shil et lui prit la main pour l’approcher du corps inerte de Faust qu’elle réveilla en plaçant un flacon sous ses narines. Elle posa ensuite la paume du colosse sur le front de l’espion.

– Avez-vous l’intention de devenir un agent double ?

– Ha… Non.

– Avez-vous l’intention de rapporter à Kern ce que vous apprendrez suite à mes ordres ?

– Nan.

– Avez-vous l’intention de rapporter à Kern ce que vous apprendrez sur moi ?

– Nan !

– Avez-vous l’intention de rapporter à Sirion ce que vous apprendrez pour et sur moi ?

– Négatif.

– Avez-vous l’intention de rapporter à qui que ce soit ce que vous apprendrez pour et sur moi ?

– Ça non plus.

– Avez-vous l’intention de me nuire ?

– Pas plus qu’à une autre… Non… Non, vraiment pas.

– Avez-vous l’intention de déserter ?

– Pas avant quelques années.

– Avez-vous sincèrement l’intention de travailler pour moi, sans me trahir ?

– Oui.

– Sans même profiter de mon influence ?

– Euh… Disons que j’espère que vous comprenez que je suis un excellent espion et que vous avez intérêt à me caresser dans le sens du poil.

Kreen posa la main sur celle de Shil qui relâcha son emprise en poussant un soupir d’effort. Elle l’aida à se relever, l’accompagna dans la pièce adjacente en ignorant les plaintes de Faust, lui retira son casque et son bandeau, et le somma de rentrer au Manoir. Quand elle revint vers l’espion, il époussetait sa cape en faisant craquer ses articulations.

– Gnh, je pensais que vous feriez ça plus tard, vous perdez pas de temps.

– Je savais que vous comprendriez. Passez ce soir, j’ai déjà du travail pour vous.

Le Cavalier Noir et la Commandante des Cavaliers Rouges se quittèrent à la manière d’agents secrets après une rencontre de routine, comme si l’un ne venait pas de trahir sa faction et que l’autre ne s’apprêtait pas à trahir son ordre. »


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeSam 7 Nov - 4:52

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La Foi des Autres



L’encens n’avait pas tout à fait la même odeur. Les bâtons devaient avoir été remplacés depuis la dernière fois qu’elle était venue ; ils diffusaient une senteur un peu moins âcre. Un peu plus faible. Kreen les regarda se consumer lentement, pensive. Tous ses souvenirs étaient enveloppés de ces effluves épaisses et capiteuses. Elle se remémorait leur lourdeur sur ses narines bien plus facilement que les mots et les gestes. Les visages, les voix des prêtres, des fidèles, des pèlerins, tous ceux qu’elle fréquentait trop et de trop près s’étaient évanouis dans la brume du temps passé. La sensation de mains froides et dures sur son front, ou des parties plus secrètes de son corps, lui revenait aussi comme si elle l’avait subie la veille. En plus du goût, ces deux sens lui faisaient maintenant défaut, réduits à une fade imitation. Une couche de coton semblait la préserver de tout ce que ce monde avait de sensuel. Le nouvel encens devait être bien loin de l’ancien pour qu’elle reconnaisse leur différence. C’était sans doute pour ça que ses réminiscences étaient si entêtantes et corrosives. Elle ne se souvenait que de ce qu’elle n’avait plus.

Elle finit par se pencher sur le sac de toile qu’elle avait amené et y plonger les mains. Elle en sortit un paquet emballé dans un tissu rougi, l’installa dans la coupe de cuivre, et écarta les coins de l’étoffe pour découvrir le contenu de l’offrande. Un cœur arraché et une paire d’yeux verts trônaient maintenant sur l’autel, secs comme des poissons saurs. Un des globes oculaires la fixait mais l’autre était orienté vers le plafond, alors on aurait cru à un regard d’imbécile. C’était là tout ce qu’il restait d’un agent envoyé assassiner un Conseiller de l’Impérial que Kreen et ses hommes avaient surpris au Manoir, près du but. Après un long interrogatoire, elle avait pris soin de lui trancher la tête et de prélever de quoi obtenir la bienveillance de Sharna.

Le mercenaire avait dit tout ce qu’il savait, mais hélas, il en savait juste assez pour inquiéter et pas assez pour être utile. Son employeur, qu’il n’avait pas rencontré en personne et dont il ignorait à peu près tout sinon qu’il était fortuné, avait l’intention d’éliminer plusieurs membres de l’état-major de Phelgra. Parmi ses cibles, il y avait les conseillers de feu Démégor – et donc l’actuel Commandant des Noirs – ainsi que le gouverneur de Mavro Limani et, semblait-il, autant de capitaines que possible. C’était là une liste étrange, éclectique à la fois en termes de rang, d’influence, et de situation géographique. Shil n’avait rien pu en tirer d’autre, preuve que l’assassin servait quelqu’un d’intelligent et de prévoyant. La guerrière espérait que quelques beaux morceaux suffiraient à éveiller l’instinct paternel de Sharna. Son armée avait besoin de lui.

Elle retira ses gantelets et piocha dans plusieurs petits récipients disposés autour de l’autel. Il ne restait que des fonds, bien assez pour quelques fioritures. Une fois le cœur moucheté de poudre, elle replia le tissu sur les organes, versa une grande quantité d’huile dans la coupe, et utilisa un long cierge pour enflammer son présent. Il s’agissait d’une bien maigre oblation ; Sharna était amateur de sacrifices, de sang frais et abondant. Peut-être ne tournerait-il même pas la tête pour voir qui l’implorait. Kreen accompagna son geste d’une humble prière, les mains jointes sur l’emblème du dieu qui ornait fièrement son armure, et puis elle regarda les flammes refermer leur étreinte sur l’âme de son ennemi. Une once de réconfort la saisit faiblement, et elle tenta de se convaincre que c’était Sharna qui la remerciait, mais elle savait au fond que ce n’était que la paix d’une chapelle vide qui la rassurait.

Elle était venue au beau milieu de la nuit, à l’heure où les visiteurs ne se risquaient plus dans les recoins. Le Manoir Cavaleri avait bien une chapelle et plusieurs autels disséminés sur tout le domaine mais aucun de ces lieux n’offrait l’intimité que Kreen pourchassait ce soir-là. La communion avec Sharna n’avait pour elle rien de cérémonieux, ni de grandiose, ni même d’honorifique. Paradoxalement, elle cherchait une paix simple et naturelle : celle de faire un avec son dieu. Elle s’en croyait capable, pourvu qu’on ne vît pas cela comme un exploit. Alors même si le Temple regorgeait de souvenirs désagréables, il était cette nuit son seul salut.

« – Je m’y ferai jamais, à cet accoutrement. »

Kreen se crispa. Elle s’en voulut de ne pas avoir cru à la présence lointaine qui lui avait paru peser contre son dos. Prier la mettait dans un état aliénant et, même si elle refusait de l’admettre, vulnérable. Elle resta de marbre mais un trouble qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps lui noua les entrailles.

« – T’as l’air plus petite, comme ça. Des pas s’approchèrent en résonnant distinctement contre les murs de pierre.

– Je suis venue me recueillir, Hyelest.

Il rit avant de se poster juste derrière la Gorgoroth et de tendre le cou par-dessus son épaulière pour mieux admirer son oeuvre.

– Inquiète ?

– Pas plus que ça. Il était inutile de lui mentir mais en embellissant la vérité tel qu’elle l’aurait préférée, elle avait des chances de ne pas subir ses représailles.

– Je t’avais bien dit que la vie de Cavalier était dure, ma belle.

– Tu ne tiendrais pas une semaine. »

Hyelest posa les doigts sur le bras de la Commandante et les fit glisser vers le bas. Il fit le contour des pièces d’armure, s’amusant à effleurer le cuir bouilli et le métal pour en apprécier la texture sans y laisser de trace. Kreen le regarda faire, inexpressive quoique le geste lui inspirait un certain dégoût. Le Sindarin ne faisait qu’un pouce de moins qu’elle mais la délicatesse de ses mouvements semblait lui prêter une silhouette plus menue encore. Il enroula son bras autour de celui de la mort-vivante et fit descendre son majeur jusqu’à son poignet, où il entra enfin en contact avec la peau exsangue. Kreen se dégagea prestement en lui adressant un regard plus douloureux que meurtrier.

« – Tu vas pas me foutre la paix, hein ?

Le clerc leva ses yeux d’argent sur le visage de la guerrière, scruta ses iris, ses lèvres, puis l’ombre de la cicatrice qu’on apercevait dans son cou, et prit une profonde respiration. Sa voix suave se fit plus rauque.

– Tu lui manques, je n’y peux rien. Alors ses traits se transformèrent doucement. Son menton s’amincit, ses cils s’allongèrent, puis sa silhouette s’assouplit tout en courbes. Dans sa soutane d’homme, la nouvelle Hyelest était serrée au niveau de la poitrine et des hanches, et ses manches lui couvraient les mains jusqu’aux jointures. Kreen la toisa avec un mélange de dédain et d’émotion qui donna curieusement à son œillade une saveur concupiscente. Elle approcha son visage de celui de l’elfe, trop près pour que cela ne puisse pas éveiller en elles une certaine chaleur, et chuchota.

– Qu’elle se démerde.

La Sindarine sourit et, en levant le menton, fit en sorte que leurs nez s’effleurent. Elle pressa son corps contre celui de Kreen et se mit à murmurer.

– Si tu as si peur que ton dieu t’abandonne, pourquoi ne reviens-tu pas vers lui ?

La Commandante fixa Hyelest en passant d’un œil à l’autre, ne prenant du recul que d’un geste de la tête.

– J’essaye mais j’ai été dérangée, susurra-t-elle. »

Le sourire de la prêtresse s’élargit. Elle enlaça entièrement le bras de Kreen et posa sa tête sur son épaulière, juste contre le museau du lion cornu dont elle était ornementée. La Gorgoroth se détourna de la belle elfe sans broncher, la laissant caresser son bracelet avec tendresse. Toutes deux plongèrent dans une fascination muette, l’une pour les images floues d’un passé passionné, l’autre pour le feu qui brûlait devant elle. Un long silence s’immisça avant que Hyelest ne défasse son étreinte et reprenne sa forme masculine. Il laça ses doigts, posa ses paumes sur la gueule du félin, appuya son menton sur le dos de ses mains et, sans attendre que Kreen ne le gratifie d’un regard, il lui parla d’une voix affectueuse.

« – Je passais par hasard, tu sais. Et pourtant, j’ai appris il y a quelques jours que pour poursuivre la rénovation du Creuset des Larmes, il faudrait étendre les fondations en excavant plus au nord, vers les fossés. Une chance que je puisse te prévenir, non ? S’il avait encore pu, le sang de Kreen n’aurait fait qu’un tour. Un frémissement secoua son échine et parut chasser Hyelest qui se redressa et tourna les talons. Rassure-toi, ma belle. Sharna veille toujours sur toi. »







Les Présages et les Promesses



– Géxon 1157 –


Le sommeil était devenu un processus salutaire. Moins le repos de son corps que le repos de son âme. Le tourbillon d’émotions passionnelles et contradictoires se dispersait enfin. Plus de souffrance dévastatrice, plus d’extase indicible, plus de peur tétanisante, plus d’ambition grandiose. Plus les unes après les autres, en tout cas. Elle rêvait bien de gloire et cauchemardait de torture, mais elle ne faisait pas les deux à la fois. Le réveil était un arrachement. Une déclaration de guerre.

On tambourinait à la porte. Elle ouvrit des paupières lourdes et demeura immobile un long moment, refusant d’accepter que c’était son nom qu’on appelait.

« – Oh hé, l’Aurashaar ! Fais quelque chose, je suis vannée !

Japhi-Ti lui jeta un livre. Il la frappa sur la hanche et y resta appuyé, entrouvert sur une page froissée.

– Va crever, Shudja… »

Elle n’obtint pour réponse qu’un rire étouffé, puis le grattement d’une lame sur le bois du huis. Elle se précipita hors du lit, défit les verrous, et ouvrit brusquement la porte. Shudja et sa bande la bousculèrent avant de s’enfuir. Aveugle dans l’obscurité du couloir, elle passa les doigts sur la gravure mais ne parvint pas à la comprendre, alors elle alla chercher une torche pour mieux contempler les dégâts. Pour la énième fois, on avait déclaré que Kreen l’Aurashaar s’adonnait à des pratiques indignes. Elle retourna se coucher après avoir griffé l’injure du bout d’un poignard, mais ne s’endormit que peu de temps avant le lever du soleil.


*
*           *



« – Bande de petits tas de fumier ! Lequel de vous a réussi à voler la relique du Héros de Holn ?! Répondez-moi ! Soit le coupable y passe, soit vous y passez tous, c’est compris ?! Maître Sahrrochen, prêtre instructeur, agitait un index crochu pendant que son autre main faisait tournoyer les lanières de son martinet. L’Aurashaar ! Ce serait bien ton genre ! Sa silhouette de vautour vint se coller à l’adolescente. Hein ? Tu en serais capable, de ça, voler une belle rapière rutilante ?

– C’est pas moi, je suis pas folle ! Elle enfouit sa tête dans ses épaules.

– On va voir ça ! Il lui attrapa le bras et la traîna avec lui devant la rangée d’initiés pétrifiés. Alors c’est qui ?!

– Je sais pas, j’en ai aucune idée ! Le professeur lui tordait et lui serrait le bras. Elle poussa un gémissement et essaya de se débattre, mais elle sentit bientôt une nouvelle douleur plus intense sur son côté. Un cri glaçant s’échappa de sa gorge quand elle baissa les yeux et constata qu’elle saignait profusément. Arrêtez, j’ai… S’il vous plait, je sais pas qui c’est… La vilaine cicatrice que lui avaient laissé les chenets de sa maison d’enfance s’était ouverte et trempait sa bure.

– Vraiment ? Il siffla comme un serpent avant de déchirer les tissus d’une seconde balafre. Une brûlure qui rougit, chauffa, et fuma même sous le vêtement de Kreen. Elle tomba à genoux en pleurant.

– Arrêtez, arrêtez ça ! Les joues rouges de la jeune fille se noyaient sous une cascade.

– Dis-le moi !

– Je… C’est Shudja ! Shudja le Jokjij, souffla-t-elle à bout de forces. Maître Sahrrochen cracha.

– Bah tiens…

Il lâcha son emprise et laissa Kreen s’affaisser comme un sac de déchets. Tétanisé, Shudja sembla incapable de ne fut-ce que secouer la tête. On entendit un faible « non » avant que le fouet ne le frappe une première fois au front. Le prêtre lui asséna plusieurs coups, le saisit par le col, l’approcha de Kreen et poursuivit son œuvre jusqu’à ce que le garçon ne soit plus qu’un corps sans vie et dévisagé.

– Le Héros de Holn n’a jamais eu de rapière, imbécile. Salope d’Aurashaar… »



– Mirios 1162 –


Un soir clair, on vit la basilique du Grand Tarakosh attirer une procession désordonnée en son sein. Un rang épais et chaotique s’engouffrait sous les arcades, bourdonnant, et se dirigeait en piétinant vers les profondeurs de l’édifice. Au sous-sol, un second temple ouvrait ses bras pierreux aux fidèles. Les lanternes y étaient fatiguées mais elles guidaient les pas pieux sur tout le tour de l’hémicycle. L’autel était sobre mais on devinait aux traces de pas dans la poussière qui le cerclaient et aux taches pourpres qu’arboraient ses alentours qu’il avait été utilisé récemment. L’endroit était majestueux dans son austérité. Aucun tailleur, aucun orfèvre n’était venu orner les lieux, alors, comme on accorde plus promptement sa confiance à un visage nu qu’à un masque, on ressentait dans le souterrain la promesse solennelle que tout ce qu’on y ferait et tout ce qu’on y dirait y resterait.

Les apprentis des rangs inférieurs étaient guidés vers les hauteurs, là où le plafond de la crypte se faisait bas et effleurait les crânes des élancés. La place des prêtres et prêtresses novices était au sommet des escaliers ; de là-haut, ils surplombaient l’assemblée, moins à l’image de gardiens que de marginaux. Pendant la cérémonie, une latence pudique séparerait l’extase des hauts clercs de celle des fraîchement initiés dans le plus grand respect de la hiérarchie. Kreen se plaça sur la troisième marche après avoir regardé par-dessus son épaule. Elle croisa les mains sur son bas-ventre et parcourut l’assemblée du regard. Elle espérait ne reconnaitre personne.

La grande pièce se remplissait vite. Les adeptes les plus éloignés faisaient la taille d’un gros scarabée, et à la lumière faiblissante de certaines torches, ils en prenaient aussi un peu l’aspect. L'obscurité drapait les silhouettes les plus hautes, la foule s’éclaircissait à mesure qu’elle descendait vers l’autel et, ainsi, vers les braseros les plus ardents. Elle s’animait aussi. Les oreilles de la jeune femme s’étaient habituées au brouhaha constant mais elle y pensa l’espace d’un instant et réalisa de quel vacarme elle était cernée.

Le Haut-Prêtre se fit désirer, et quand il apparut, un silence saisissant se fit. Chacun de ses disciples se sentit vu, reconnu, salué pour les meilleurs et foudroyé pour les pires. Il parut fixer le vide ou l’au-delà pendant un long moment avant de prendre la parole, et pourtant, sa prestance toucha intimement chaque individu ; c’est du moins ce que Kreen songea, parce qu’elle ne pouvait pas décemment être la seule à avoir perçu une présence paternelle dans son cœur et la voix de Sharna dans son dos juste au moment où son messager pénétrait la crypte. Elle ne pouvait pas être la seule à avoir songé « il sait que je suis là ».

Le service fut long mais d’une grande beauté. Kreen ne sut pas si elle découvrait pour la première fois la splendeur enivrante du culte dans lequel ses parents l’avaient jetée ou si elle avait simplement la naïveté de s’émerveiller à chaque célébration. On entonna des hymnes, puis le maître de cérémonie procéda aux sacrifices alors que les voix montaient. Il y eut des transes poignantes, des augures glorieuses, des bénédictions galvanisantes. Puis au crépuscule des festivités, un encens capiteux et épais monta vers l’apprentie, accompagné de l’odeur des sangs ovins et humains dont elle ne put qu’entre-apercevoir la rougeur tant l’assemblée s’agitait, et tant la fumée se faisait dense. Les mélopées et les incantations lui donnèrent la chair de poule. Quand les corps commencèrent à se dénuder, elle basculait de l’exaltation vers l’accablement.

Les prêtres et les prêtresses se saisirent passionnément les uns les autres, les bures tombèrent comme les draps autour de statues à leur inauguration. On descendit les marches précipitamment pour mieux disparaitre dans la brume et s’unir sur un sol ensanglanté, on remonta pour aller chercher de nouveaux partenaires parmi les jeunes initiés encore trop purs. On aurait dit que les chants n’avaient pas cessé, mais que plus personne ne se préoccupait de la justesse ou de la mélodie. La chair sua, saigna dans un cirque débauché ; et peut-être apprécia-t-on, en ce jour, dans ce temple de Sharna, et pour une fois, des plaisirs crus et sauvages d’une autre sorte.

Kreen vit ceux qui l’entouraient succomber eux aussi. Ils se dévêtirent, se précipitèrent pour rejoindre les autres ou bien laissèrent des bras plus expérimentés leur montrer le chemin. Elle vit un homme et une femme s’étreindre et remuer comme des vers, juste à ses pieds, et crut être frappée d’une migraine. Elle les observa un moment, désemparée. Leur joie était claire. Kreen surprit même un éclair de tendresse entre eux, quand l’amant serra la tête de la maîtresse contre lui pour mieux enfouir son nez dans ses longs cheveux blonds. Elle entendit aussi un rire cristallin et sincère derrière elle. Mais elle ne cilla pas. Et personne ne venait la chercher.

Alors elle sentit une main leste sur ses reins, puis le poids d’un menton sur son épaule. Hyelest l’enlaçait, d’une tendresse encore sage.

« – J’ai peur que tu ne puisses pas y échapper, ma belle.

Ses lèvres susurrantes migrèrent lentement vers la peau exposée de Kreen, qui tressaillit et se dégagea d’abord fébrilement, puis semblablement à une adolescente timide mais intriguée. Les deux prêtres échangèrent un long regard, et la plus jeune se laissa volontiers envahir par le confort d’une vision familière. Bien qu’évocateurs d’un ciel hivernal, les iris de l’elfe parvinrent à réchauffer le cœur glacé de sa consœur.

– Qui d’autre, si ce n’est moi ?

Il feignit l’orgueil avant de laisser un sourire à la teinte nuancée tirer ses traits. Kreen le toisa de ses deux grands yeux anxieux, et parla avant que sa voix ne se brise.

– Transforme-toi. Il y avait de la détresse dans son ton. Hyelest pencha la tête sur le côté, mais sa mine aguichée ne s’évanouit pas. Elle sembla même briller d’une nouvelle lueur lorsqu’il leva un sourcil. Transforme-toi en femme. Kreen accompagna son ordre – ou sa supplication – d’un pas vers lui, preste et incontrôlé. »

Le Sindarin savoura la vulnérabilité de sa camarade un instant, la dévisageant lourdement comme s’il y avait sur ses joues rouges des atours à effeuiller du regard. Puis il s’exécuta en croisant les mains dans le dos, faussement hésitant. Devenue une elle, Hyelest bomba un peu le torse, sans doute dans l’espoir d’attirer l’attention de Kreen sur sa poitrine engoncée. Mais son amie ne la contempla pas une seconde avant de la serrer dans ses bras et de venir goûter à sa langue.



– Cobel 1162 –


Les lunes brillaient timidement dans le ciel déchiqueté de Themisto. Les nuages, semblables à des ouvertures sur l’abîme dans la sinistre étoffe céleste, jetaient des ombres menaçantes sur le Creuset des Larmes. Là, derrière l’antique chapelle en retrait du Temple de Sharna, Hyelest et Kreen creusaient les tombes de cinq morts d’une malheureuse épidémie. Le remède avait été trouvé, mais trop tard pour ces fidèles qui avaient rejoint leur dieu. Leurs cercueils avaient été préparés dans la précipitation car personne ne voulait approcher ces cadavres infectés, et on avait désigné deux volontaires pour les inhumer au beau milieu de la nuit. En dehors d’un supérieur à l’œil méfiant et assassin, les apprentis étaient seuls dans cette tâche, enveloppés de pénombre et de poussière.

« – Allez, plus vite ! Quels faiblards vous faites, tous les deux… Maître Sahrrochen, les mains jointes au bas de son échine, faisait les cent pas autour de ses disciples. Vous n’êtes bon qu’à ça, fouiller la fange… Vous pourriez au moins démontrer un minimum de talent.

Kreen ne savait pas quoi faire. Un coup, elle y mettait du sien pour que cette scène atroce prenne fin aussi vite que possible. Un autre, elle faisait exprès de traîner pour mieux agacer son mirador. Elle n’était pas sûre qu’il soit heureux d’être là. Peut-être l’était-il. Peut-être l’avait-on forcé, lui aussi, à perdre son temps. Elle murmura un juron des plus grossiers.

– Pardon ?!

– J’ai rien dit.

– Menteuse, avec ça… Tu ne vaux vraiment pas grand-chose, Kreen. Vraiment pas grand-chose. Elle enfonça vigoureusement sa bêche dans la terre. Elle y imaginait avec plaisir l’entrejambe de Maître Sahrrochen. Petite peste… Toujours à ouvrir la bouche pour se plaindre ou porter ombrage aux autres ! Je commence à te connaître. Hélas. Il avait raison. Cela faisait treize ans qu’il la tourmentait. Treize ans qu’elle subissait tous ses vices. Treize ans qu’il avait le droit de faire d’elle ce qu’il voulait. Il la connaissait plus que quiconque aurait voulu être connu. Il la connaissait à l’intérieur. À l’extérieur. Sur et sous sa peau. Elle eut un frisson, elle osa lui adresser une œillade – brève et humble – et vit ses propres phalanges blanchir sur le manche de son outil. Lui se figea et se glissa comme un chat galeux derrière elle. Toujours à chouiner. On n’en attend pas plus d’une lâche…

Elle poussa un hurlement déchirant. Un rugissement de lionne blessée en plein cœur, meurtrie par toutes les douleurs du monde. Excédée. Humiliée. Dévastée. Enragée. Comme poussée par une rafale, Kreen fit volte-face et asséna un coup de colosse au prêtre. Jamais elle ne se serait crue capable d’une telle puissance. Jamais on n’aurait cru une adolescente de son épaisseur capable d’une telle puissance. Le plat de la pelle frappa l’homme en pleine mâchoire, et le raisonnement du métal contre l’os fut couvert par le craquement de la mandibule brisée. Elle ne lui laissa pas le temps de gémir. Elle réitéra l’exploit jusqu’à ce qu’il soit à terre.

– Ferme-la ! Ferme ta sale gueule ! »

Maître Sahrrochen gisait à terre, le visage sanguinolant, une main sur son nez cassé et une autre levée dans l’espoir vain de parer les assauts de son élève. Dans sa folie furieuse, Kreen crut le voir tenter un sourire cruel, alors elle fit tourner la bêche dans ses mains et réajusta sa prise pour mieux présenter l’arête tranchante à son tortionnaire. Le bras de l’instructeur s’ouvrit et se fracassa, puis tomba sur sa poitrine. L’apprentie laissa tomber la pelle sur le front de son maître avant de se jeter sur lui et de dégainer le glaive sacrificiel qu’il portait à la ceinture. Elle donna un violent coup de pied dans les genoux de sa victime avant de se placer juste au-dessus d’elle, les jambes de part et d’autre de sa carcasse bientôt inerte, et de la couvrir d’autant de taillades que d’injures.

Elle goûta à son sang qui gicla dans sa bouche, mais ne s’arrêta pas. Elle ne s’arrêta pas non plus quand Maître Sahrrochen la supplia dans un souffle sifflant et souffrant, ni quand sa poitrine mit fin à sa quête fébrile d’oxygène, ni quand ses yeux se vidèrent sous des paupières à demi-closes. Elle ne s’arrêta que quand elle ressentit de la douleur dans ses bras. Elle laissa l’épée choir à côté de son propriétaire, contempla le massacre, et réalisa qu’elle saignait aussi. De sa cicatrice au bras, de sa cicatrice au flanc, de ses cicatrices dans le dos. Sa soutane collait chaudement à sa peau et elle avait mal partout, mais elle ne ploya pas. Seul son torse essoufflé prouvait qu’elle n’était pas complètement statufiée.

« – Kreen ? »

Une petite voix terrifiée lui fit tourner le regard. Le visage de Hyelest arborait une mine inédite. Ses yeux étaient immenses, un peu humides. Il entrouvrit les lèvres mais ne parvint pas à parler. Alors il signa. Il leva une main faible et fit mine de se trancher le cou. Sa consœur le fixa longuement avant de répondre en secouant la tête de droite à gauche. Elle daigna enfin bouger. Elle enjamba le cadavre et alla se pencher sur un des cercueils, armée de sa bêche. Elle utilisa l’objet comme levier pour déloger les clous du couvercle et ouvrir la bière. Elle endommagea le bois, mais parvint à ses fins. Elle y trouva le corps pâle et émacié d’une vieille prêtresse endormie ; elle la saisit par le col pour l’extirper de sa dernière demeure, puis saisit ses jambes pour finir de la jeter sur le côté. Elle traîna le cercueil vide vers la scène de crime et leva des prunelles pétrifiantes sur Hyelest. L’elfe déglutit visiblement avant de la rejoindre, et l’aida à enterrer Sahrrochen dans la nuit et le silence.

Dans une boîte de pin oblongue, six pieds sous la terre cendreuse des jardins du temple, Kreen et Hyelest emprisonnèrent leur plus grande peur. Ils laissèrent l’horreur gésir là, simplement, entourée de morts sages et pacifiés. Ils la déposèrent entre les mains de Kron et prièrent pour qu’il voie dans le trépas de cet homme une occasion de faire de l’ironie un art. Ils firent le deuil de peines visibles et invisibles, de souvenirs enfouis mordants, d’une haine dévorante.

Le premier chapitre de son destin victorieux s’écrivait à l’encre rouge.


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeLun 11 Jan - 4:39

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Le Calvaire des Revenants



Quand il fermait les yeux et rentrait le cou, il arrivait à transformer l’obscurité. Ce n’était plus l’intérieur d’un cercueil, ce n’était plus l’absence fatale de lumière dans une caisse close sous la terre, ce devenait l’abysse. Un abysse infini pourvu qu’il ne bougeât pas. Inodore, silencieux, parfaitement vide, pourvu qu’il restât impassible. C’est ainsi qu’il retrouvait son calme. C’est ainsi qu’il mettait fin à ses propres hurlements, car personne ne venait le faire pour lui. Selon lui, il se passait plusieurs heures entre ses moments de paix et ses crises. Il est plus probable qu’il s’agît de mois. Il entrait dans une rage aberrante, une folie inimaginable, criait à en perdre la voix pendant des années entières, frappait le bois autour de lui jusqu’à ce qu’il s’en brise les doigts, et donnait tant de coups de front qu’il se l’était ouvert au point qu’il ne se refermerait pas. Du sang coagulé formait là une bosse et donnait à son profil un contour atypique. Il ressentait une douleur à la fois diffuse et pulsante. Ce qu’il s’était cassé le lancinait parfois terriblement ; sa mâchoire décrochée devenait une torture inhumaine, ses mains étaient dans un état effrayant et le faisaient souffrir le martyr, son crâne lui semblait être pris dans un étau et traversé d’un javelot. D’autres fois – la plupart du temps depuis qu’il s’y était habitué – le tourment semblait plus lointain, comme s’il pouvait en faire une abstraction quasi-totale. Il y avait quelque chose de plaisant dans sa nouvelle nature. Cet aspect aliénant, isolant, ce cocon qui le préservait des horreurs véritables ; il en aurait presque profité.

Il s’époumonait, à ce moment-là. Il avait retrouvé son organe depuis peu, et le perdrait sans doute bientôt. Sa gorge lui paraissait en lambeaux. Des larmes lourdes et visqueuses trempaient ses joues invisibles. Il n’entendait plus rien. Il n’entendit pas les voix des trois prêtres qui chassèrent l’humus sur le couvercle de la bière et le brisèrent d’un coup de pioche. Le pic s’enfonça tout près de son flanc. Il se débattit si frénétiquement que ses sauveurs n’eurent plus grand-chose à faire.

C’est bien plus le squelette d’un homme qu’un homme véritable qui rampa hors de la tombe. Il bavait autant qu’un chien malade, une moitié de son visage était pendante, ses vêtements n’étaient plus que des loques nauséabondes, sa peau n’avait plus de couleur, ses yeux en avaient trop. Il semblait moins être revenu des Enfers qu’en être né des entrailles. Il soufflait, grognait, toussait, hurlait à l’adresse du ciel – tout à la fois. Il attrapa la bure d’un clerc pétrifié et le hanta de son haleine moribonde.

« – Quelle année ?! Quelle année ?!

– Mille… Mille trois-cent six !

– Ahk ! Aaaahk ! Krrr… Kreeee… Kreen l’Aura… L‘Aurashaar… Morte ? MORTE ? Il articulait mal, et certains sons lui étaient tout à fait impossibles à prononcer.

Le pauvre prêtre secoua la tête, complètement perdu. Il tenta de parler mais sentit son œsophage se contracter et se remplir. Il pinça poliment les lèvres, alors le mort-vivant gémit davantage, répétant inlassablement le nom de son assassin. Un second religieux finit par venir au secours de son confrère.

– Il y a une Kreen chez les Cavaliers de Sharna ! Les Rouges ! Je crois… Je crois qu’elle les dirige. Le revenant tourna vers lui un regard aussi excité que meurtrier. Une âme sensible en aurait sans aucun doute fait des cauchemars. L’ecclésiastique se tordit les mains et bafouilla. Grande ? Les cheveux noirs ? Une amie d’Alton Zolond ? »

Son ton se fit d’autant plus interrogateur sur ce dernier élément. Il les avait vu s’entretenir deux fois, ce qui était bien plus que ce que la majorité des Cavaliers de Sharna accordaient au Haut-Prêtre par siècle. Il réalisa à quel point il souhaitait faire partir le monstre que lui et ses collègues venaient d’exhumer. Il y parvint. La créature s’enfuit en galopant, animée d’une force phénoménale. Il boîtait, et on aurait cru qu’une simple brise aurait pu l’emporter, mais il disparut rapidement dans le soir.


*
*           *



Les mots de Hyelest avaient été deux cloches aux sons différents mais annonçant la même nouvelle. L’une était un glas. Kreen ne savait pas pour qui il résonnait. Pas pour elle, mais elle se sentait endeuillée. L’autre célébrait une consécration, peut-être un baptême. Le sien, pour sûr. Elle avait ressenti une grande hâte. Rentrée dans ses appartements, elle s’était enfermée dans sa chambre, s’était allongée sur son lit, et avait revécu son meurtre un million de fois. Cela n’avait éveillé en elle qu’une légère satisfaction, rien d’exaltant. Elle se souvenait du sentiment qui l’avait animée des semaines après le méfait ; ce souhait viscéral que son tortionnaire se réveille, l’infâmie que lui procurait l’ignorance, et l’espoir qu’elle lui fournissait aussi. La conviction. Elle croyait à l’influence de Sharna sur les œuvres de Kron. Elle jouissait de penser à l’abomination qu’elle voulait infliger. Cent quarante-quatre ans plus tard, la passion s’était évanouie. Peut-être pourrissait-il comme tous les autres. Peut-être n’était-il vraiment plus qu’un cadavre séculaire, un petit tas de particules et d’ossements arthrosiques. Une vieille histoire. Peut-être était-ce pour cette vieille histoire qu’avait sonné le glas – et elle ne s’en émouvait pas.

Pas loin de quatre semaines passèrent, et elle avait oublié Hyelest, le Creuset des Larmes et ses souvenirs. Elle était préoccupée par d’innombrables choses. Le gouvernorat de Mavro Limani, celui de Themisto, les rapports avec le Seigneur Ravensberg, les départs aux semblants définitifs de ses hommes envoyés aux quatre coins de Phelgra, les échanges diplomatiques entre le Conseil et l’étranger… Elle n’était pas d’humeur à voir ressurgir des fantômes.

Greld déboula sans s’annoncer dans le bureau de Kreen. Elle le foudroya des yeux, il lui renvoya son amertume. Elle ne posa pas sa plume ; elle se contenta d’incliner légèrement la tête. Le Zélos la toisa, visiblement perturbé et incapable de déterminer comment lui annoncer la nouvelle. Il réfléchit et ne s’exprima qu’un infime instant avant que sa Commandante ne perde patience.

« – Y’a un fou à moitié mort dans la cour nord qui crie ton nom. Elle regarda ailleurs, plutôt vers le plafond.

– Ça va t’étonner mais ce n’est pas le premier.

– Un vieil ami, je crois. Il porte plus grand-chose mais on dirait une soutane. Et il connaît ta famille. »

Kreen cligna des paupières. Elle eut une pensée fulgurante pour Hyelest avant de se lever lentement et de prendre la sortie de ses quartiers aux côtés d’un capitaine anxieux. Il l’accompagna le long des couloirs, osa quelques questions qui restèrent sans réponses. La guerrière n’était pas silencieuse mais évasive, clairement ailleurs. Il ne l’avait jamais vue comme ça. Il l’avait vue inquiète, agacée, intriguée, attristée, concentrée, furieuse, amusée, détendue, pessimiste, mais pas comme ça. Ils débouchèrent enfin sur la galerie depuis laquelle on pouvait observer leur destination à travers les larges carreaux des fenêtres. Kreen s’arrêta net, les mains dans le dos, et fixa l’absurde scène qui se déroulait en contrebas.

Là, deux guerriers retenaient un personnage semblable à un nœud de fils de fer. Il se débattait et on entendait d’ici sa voix caverneuse appeler et insulter la Commandante des Cavaliers Rouges. D’autres combattants assistaient au spectacle. Plusieurs d’entre eux semblaient en état de légère détresse, une majorité semblait agréablement distraite par la présence de l’énergumène. Après avoir levé le menton, Kreen usa de magie pour se téléporter juste devant celui qui la réclamait, à quelques pieds de sa carcasse gesticulante. Il ne bougea plus d’un cil.

« – Tu es un homme chanceux.

– Petite chienne… Regarde, regarde-toi. Ridicule ! T’es pas guerrière. T’es une enfant, stupide… Et couarde ! Montre ton visage ! Tu te caches, hein ? Montre ce que t’es devenue… Si t’es si fière ! »

Elle s’exécuta. D’un geste mesuré, elle retira le crâne caprin qui lui couvrait le front, et le tendit vers un de ses soldats. Les prunelles de la Cavalière, qu’il avait connues vertes et vives, le fixaient désormais avec la froideur d’un blizzard et la vacuité d’un désert. Il se souvenait d’elle légèrement plus haute que lui mais certainement pas plus large. Elle avait maintenant la carrure d’un bourreau. Il l’inspecta, haletant, la paupière tremblante et l’œil haineux. La voir dans cette armure de Sharna, anguleuse, masculine, la voir se dresser devant lui comme une conquérante, noble dans sa mort, alors qu’elle n’avait été qu’une gamine mince et effacée – il en devenait plus fou encore. Il aurait voulu qu’elle se fasse foudroyer, bien sûr, mais il ne pouvait pas s’empêcher de croire qu’il était aussi responsable de ce panache qu’elle dégageait. Elle était certes pâle et stigmatisée, immortalisée dans la sévérité, dépourvue de délicatesse, mais elle se tenait droite alors que lui ployait l’échine. Il la dévisageait, muet, les narines hautes. Un sourire hideux, asymétrique – douloureux, mais il ne l’effaça pas pour autant – finit par fendre ses traits de momie.

Kreen sentit la cicatrice qu’elle avait à la gorge se déchirer et s’entrouvrir. Un éclair de colère passa dans ses pupilles, elle déglutit difficilement en baissant discrètement le menton. Bientôt, elle sentit son sang s’agglutiner sur les tissus boursouflés de la balafre et suinter jusque dans le creux entre ses clavicules. Elle usa une seconde fois de magie, et se téléporta toute proche du coupable, la main sur son cou famélique. Elle enfonça les griffes de son gantelet dans le parchemin qu’était devenue la peau de son ancien maître avant d’adresser un signe furtif à ses hommes, qui relâchèrent leur emprise sur l’intrus. L’épouvantail s’agita, et la Commandante commença à l’étrangler réellement en tirant vers le bas pour le forcer à se courber davantage.

« – Tu n’auras pas ta revanche, Sahrrochen, et je ne me lasserai jamais de parfaire la mienne.

– Alors c’est comme ça… Que ça va se terminer ? Tu vas achever un homme fou… Et faible ? Devant tes hommes ? C’est ça, ton honneur ? Ta gloire ?

Kreen sentit ses autres blessures gagner en profondeur et laisser dégouliner le liquide visqueux qui occupait ses veines. Elle perdait un peu en impassibilité. Ses yeux, ancrés à ceux du démon, étaient désormais loin d’être froids. Ils brûlaient au contraire d’un brasier infernal. Elle donna sa réponse comme si c’était une menace.

– Tu as bien mérité une dernière volonté.

– Dis-moi. Pourquoi moi, hein ? Pourquoi pas… Les autres ? De tous les prêtres… Qui t’ont disgraciée, qui t’ont… Touchée là… Où tu voulais pas être touchée, qui ont… Fait couler ton sang, qui… Ont fait couler… Tes larmes… Qui t’ont battue et insul-… Insultée, qui ont pris… Du plaisir à te voir souffrir… Pourquoi de tous… De tous tes maîtres… De tout le Tem-… Le Temple, pourquoi moi ? Pourquoi moi… Et aucun autre ? Dis-moi, Kreen. Dis-moi ce que j’ai… De si précieux. »

L’Aurashaar ne changea pas d’expression, mais derrière son masque, une avalanche dévasta son âme. Pourquoi lui, demandait-il. L’évidence était insupportable. Il était le pire. Il était le pire de très loin. Il était le seul à avoir fait d’elle ce qu’elle méprisait le plus, à avoir éveillé en elle ce qu’elle aurait voulu détruire. De tous ses maîtres, de tout le Temple, il était le seul à l’avoir meurtrie sans leçon. On l’avait humiliée, lui l’avait anéantie ; on l’avait frappée, lui l’avait exécutée ; on l’avait souillée, lui l’avait condamnée. Il n’avait pas été le premier. Il n’avait pas été le dernier. Mais il avait été le seul à le faire jusqu’au bout.

Et il n’en était pas conscient. À l’entendre, il ne comprenait sincèrement pas. Il ne savait pas qu’il était le plus abominable. Que les disciples ressortaient grandis des tortures de chacun de leurs instructeurs, sauf des siennes. Son manque de lucidité pétrifiait Kreen, non pas parce qu’il était inquiétant, mais parce qu’elle savait pertinemment qu’il tirerait de la réalité une immense fierté. Être le plus abominable était précisément ce qui le faisait rêver. Cherchait-il simplement à arracher ces mots à sa plus grande réussite ? Était-il venu pour cela ; entendre Kreen l’Aurashaar prononcer ces paroles, « tu étais le pire de tous » ?

Pourquoi sa perversité aurait-elle cessé à sa mort ? L’attente fut longue, mais le visage de Kreen finit par s’adoucir. Elle afficha la mine d’une paix intérieure absolue. Aussi attendris, ses traits dessinèrent une beauté gracile, plus rare que tout. Elle haussa clairement les épaules.

Elle fit grimper sa main sur les joues, puis les tempes de Sahrrochen, enfonçant le métal dans sa chair, imitant la progression d’une araignée, puis finit par saisir le haut de son crâne. De là, elle souleva le corps du misérable qui lui ordonnait de lui répondre, et elle leva le bras jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol. Puis elle dégaina Circé de sa sénestre. Elle le décapita alors qu’il hurlait encore son nom.

On lui rapporta son casque, Greld se précipita à ses côtés, essoufflé, et demeura muet devant les restes du vieux fou. Kreen venait d’invoquer un silence perplexe, mais elle ne le laissa pas prendre ses aises.

« – J’ai quelque chose à faire au Temple. J’en ai pas pour longtemps. »


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeLun 11 Jan - 4:47

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Bref Interlude



– Tymbé 1303 –


Il était rare que les couloirs de cette aile soient animés d’une conversation aussi légère et badine. Les rires du Zélos courraient bruyamment dans les corridors, incitant sans doute un bon nombre de sourcils à se hausser comme au garde-à-vous devant un supérieur. La deuxième capitaine du Commandant Trahin Varss se rendait à une réunion organisée en urgence suite à la découverte de cassettes ouvertes de force dans les archives, mais son humeur et celle de ses compagnons ne reflétaient visiblement pas l’angoisse que la nouvelle avait dû susciter. En chemin vers une des salles de registres – par souci pratique, le conseil aurait lieu sur la scène de crime – les pourpres devisaient gaiement.

« – Et la fois où ahd Kiojoni avaient envoyé plus de cinquante hommes chez le duc de Xvir pour une histoire de vingt-sept dias ?

Dix-sept dias ! Et on n’en avait rien tiré !

– Oh là, pardon mais on était revenu avec un message de la plus haute importance !

– Jamais je n’oublierai le fou rire de Sovlawin. Elle se souvenait s’être pincé les lèvres si fort pour ne pas imiter son confrère qu’elle avait eu une espèce de crampe. Elle se souvenait aussi avoir aperçu Greld se mordant la main dans le même but. Le Zélos fit d’ailleurs un geste respectueux sur sa poitrine à la mention de ce camarade.

– Ce pauvre Sov a fini par payer… Le lieutenant en question avait péri lors d’une guerre atroce menée par le même Conseiller aliéné. À ses ordres et pendant près de trois ans, pas moins de treize-mille guerriers de Sharna avaient affronté une fédération de dissidents aussi armés qu’eux sous l’œil curieux mais passif d’un Démégor occupé autre part. Si Kreen et Greld avaient de quoi se moquer de la folie de feu Hjun ahd Kiojoni, ils avaient aussi bien des frères d’armes à pleurer à cause de lui. Soixante ans avaient passé, mais le sombre Conseiller de l’Impérial avait laissé autant de cicatrices sur les rebelles de Phelgra que sur sa propre armée. Le trio arriva à un croisement et s’y arrêta. Bon, je vous laisse. Amusez-vous bien. Le plus haut des deux lieutenants prit à droite alors que Kreen et Silvaesh devraient poursuivre tout droit, car si le Yorka avait répondu présent à la demande de sa supérieure de l’assister pendant la réunion, Greld avait hélas d’autres obligations un peu plus loin. »

La Gorgoroth et son second eurent tôt fait de rejoindre le point de rendez-vous. La pièce était vide, ce qu’ils escomptaient puisqu’ils étaient en avance. Ils s’assirent à la table comme s’ils venaient de rejoindre une taverne et non un bureau unique dans un temple de l’administration. Ils étaient désormais flanqués de deux interminables colonnes de tiroirs dressées fièrement comme des autels honorant la paperasse, et cernés d’étagères qui ployaient sous les coffrets et les manuscrits. Les beaux fauteuils qu’ils occupaient témoignaient d’une volonté de rendre le coin prompt aux rencontres officielles et sérieuses, mais il n’en restait pas moins que les lieux étaient poussiéreux et pouvaient vite devenir étroits. Au-delà de sept convives, la table commencerait à être surchargée. Alors que Kreen exerçait sa télékinésie sur une plume restée là, Silvaesh brisa le silence.

« – Ahd Kiojoni, hein ? Il était comment ?

– Complètement dingue. La conversation sembla s’arrêter là pendant un certain temps.

– Comment tu peux faire confiance à un Yorka ? Le ton du coyote était tiède, mais ses mots trahissaient bien trop clairement un questionnement profond.

– Quoi ? Kreen laissa son jouer retomber, incrédule.

– C’est comme si moi je faisais confiance à un type que je connais depuis une semaine. Kreen effectua un rapide calcul mental et en conclut que de son lieutenant et d’elle, un des deux devait être mauvais en mathématiques.

– Mmmh non, et puis c’est pas comme ça que ça marche. Un sourire modeste tira les babines de Silvaesh.

– Je peux nommer... Allez, soixante-dix gars que tu connais depuis plus longtemps que moi.

– Tu crois que douze ans, je les sens pas passer ? Je savais pas que t’étais complexé par ça.

– Je suis pas complexé, je suis perplexe. Tu sais, je crois que nous les falots, ça fait quelques temps qu’on est plus en supériorité numérique, ici. T’as remarqué qu’il y avait pas de Terrans, dans notre escouade ?

– ‘Fectivement, mais dans notre escouade, c’est aussi tous des têtes de nœud. Kreen n’était pas ravie de la troupe que Varss lui avait demandé de diriger dans les prochains jours. Elle suspectait même qu’il l’eût assignée à une tâche ingrate pour tester sa patience. Sa voix s’habilla néanmoins de conviction avant de poursuivre. Les siècles rendent pas intelligent, Silva. Ils rendent surtout pas sages. Ils rendent oublieux. Ils rendent las et blasé. Et présomptueux. C’est pas apprendre de tes erreurs que d’arrêter de les commettre parce qu’on t’en empêche. Et puis sérieusement… Tu ferais confiance à quelqu’un qui choisit encore d’être Cavalier de Sharna après trois-cents ans de service, toi ?

– T’es pas assez stupide pour penser ce que tu dis, siffla l’homme-bête en retenant un rire.

– Franchement ? Je mise sur du cinquante-cinquante. Harvis Mog’raugh, il est persuadé qu’on a encore les effectifs de Taulmaril. Lënnel ez Joyël, il est ingérable parce qu’il ne répond qu’à Ygyaso le Rude, Commandant mort depuis plus de quatre-cents ans. Faun d’Oliaro, il maîtrise trois magies. Le Fléau et sa clique ? Le Commandant Varss est à deux doigts de tous les pendre parce qu’ils oublient systématiquement de passer par leur lieutenant avant de l’emmerder. À chaque exemple, son atterrement devenait plus comique. Elle finit par écarter les bras pour laisser plus de place à l’encombrante évidence de ce qui allait suivre. Praors. Ce mort-vivant antédiluvien était célèbre pour sa chance insolente, parce que les siècles avaient grandement amoché son bon sens et il n’avait malgré son âge aucune réelle perspective d’évolution. Sa bonne fortune était un pouvoir bienvenu et son seul intérêt. Et je te signale que tous ces braves hommes, ils sont, au mieux, brigadiers. Les bons, ils montent en grade. Toi t’es monté en grade. Le Yorka sembla à la fois ému et impressionné. Il se sentit obligé de s’expliquer.

– Je sais que tu me fais confiance, qu’on a combattu ensemble plein de fois. Et je sais que je mérite ma place à tes côtés, j’en suis fier et je me sens capable de tout ce que tu me demandes. Mais tu sais, nous les gens qui font que passer, on se remet tous en question quand on est entouré de confrères séculaires. Enfin, je sais que tu sais ce que je veux dire.

– Je l’imagine. Mais j’ai du mal à craindre pour toi. T’as pas fini de gagner le respect des autres. Tu mourras en Cavalier exemplaire, même si c’est sur ta couche. Le message était touchant, mais le visage de Silvaesh ne fit que s’assombrir. Il fronça les sourcils, baissa les yeux, et mit un long moment avant de rétorquer.

– C’est ça le pire. Savoir combien me verront vieillir, et combien me survivront. Ce spectacle, il aurait préféré ne jamais l’infliger à ses amis. Et surtout ne jamais l’offrir à ses ennemis. »

La Gorgoroth sembla sincèrement atteinte. Elle regarda ailleurs pour mieux trouver ses mots ; elle voulait lui conseiller de ne pas se voir si grand, de ne pas se voir si remarquable. D’embrasser plutôt tout ce que la vie avait d’insignifiant et de négligeable, pour les Yorkas comme pour les autres. D’accepter que personne n’était inoubliable et que personne n’était au centre du monde, qu’en dehors de préserver son honneur et de rester fier jusqu’à la mort, il n’y avait rien à faire ici-bas. Mais elle aurait voulu le dire comme il fallait, comme si cela ne contredisait pas scandaleusement sa propre devise, et ce n’était pas évident. Elle n’en eut pas l’occasion. Le Commandant Varss et trois autres capitaines firent leur apparition, et Silvaesh se leva avant elle pour saluer dignement les nouveaux venus.


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeSam 10 Avr - 16:27

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À Sang Chaud



Ses doigts potelés nouèrent fermement le tissu autour de sa poitrine, puis, comme si elle s’inquiétait d’être présentable, elle passa ses mains sur le devant de cette courte toge pour la lisser. Elle franchit ensuite le seuil du vestibule et se mit à parcourir les couloirs, à traverser les atriums, à passer sous les arches, ce pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’elle atteigne le recoin qu’elle cherchait. Ses pieds nus émettaient de légers clapotis sur les dalles de marbre, seule source de bruit dans ce qui ressemblait désormais à un temple abandonné, sinon sis dans une dimension vide. Elle progressa avec confiance et exactitude, se répétant inlassablement les mots qu’elle avait mémorisés. Sans être angoissée, elle était plutôt nerveuse : une excitation certaine, mêlée à une légère crainte de l’inconnu, lui serrait l’estomac. Pourtant, un sourire fendait son visage poupin. Il n’était ni joyeux, ni même réellement sincère, mais il lui conférait une aura assurée, et c’était sans aucun doute la foi aveugle qu’elle avait en son plan qui étirait ses lèvres. Le menton haut, elle se délectait de ses nombreux souvenirs dans lesquels on l’accusait d’être malicieuse et vilement rusée.

Bientôt, elle arriva à une intersection qu’une série de torches éclairaient vivement, comme s’il s’agissait là d’un carrefour très fréquenté au sein du bâtiment. Le corridor qu’elle suivit longeait une petite cour intérieure à la végétation exotique, et il débouchait sur une grande salle carrée depuis laquelle on pouvait rejoindre des bassins privés, plus isolés et plus chers. Là, une paire de sentinelles étaient postées, comme elle s’y attendait, devant une ouverture traversée par un rideau.

Elle ajusta sa démarche au moment de s’avancer vers les deux hommes. Jusque-là, elle avait avancé avec raideur et à un rythme preste, mais cette attitude ne convenait visiblement plus. Ses hanches se mirent à se balancer, accompagnées par l’ondulation de sa chevelure dans son dos, et il sembla que son expression passa de la détermination au hautain. Arrivée à la hauteur des gardes, elle bomba le torse et siffla.

« – J’ai un rendez-vous ici-même. Je suis sûre que vous êtes au courant. Sous leurs heaumes, elle vit que les soldats s’échangèrent une œillade, et les broches qu’ils arboraient à la poitrine ne tardèrent pas à scintiller. Leur couleur oscilla entre le turquoise et le vert pendant quelques instants en formant des tourbillons et en créant une curieuse impression de profondeur infinie dans ces petites pierres de la taille d’un œuf de caille. Finalement, la teinte passa à un bleu profond et stable. On la toisa froidement, et les lances croisées s’écartèrent pour la laisser passer. »


*
*            *



La vapeur se métamorphosait à vue d’œil. Une nuée timide et inégale se muait en un voile épais, une toile impalpable mais pesante sur la peau qui transformait les visages comme l’auraient fait des souvenirs vagues et distraits. Des visages, il y en avait plusieurs, mais seul un d’entre eux était réel. Au centre de la pièce embuée, dans un large bassin dont s’échappaient des volutes brûlantes, on pouvait distinguer, en plissant les yeux, les traits d’une guerrière aux yeux clos. Elle était entourée de statues aux traits délicats, penchées sur de larges vases, condamnées à verser de l’eau invisible dans le bain jusqu’à leur effondrement. Leur expression à la fois bienveillante et vive semblait cerner la combattante d’une aura protectrice, et leur regard, comme perdu dans d’autres vies, laissait soupçonner qu’elles détenaient bien des secrets.

Du lait d’ânesse et plusieurs huiles avaient été mêlés à l’eau dans laquelle Kreen était plongée jusqu’aux clavicules. Le rebord du bassin et les bancs de marbre sous la surface lui permettaient de reposer confortablement sa nuque tout en s’installant pudiquement, son échine courbée épousant avec aise l’inclinaison arrondie de la roche. Une masse ondoyante et noire formait un soleil sombre autour de son visage et de ses épaules, et alors que la condensation s’épaississait encore, l’auréole d’ébène devint le dernier indice permettant de retrouver la commandante dans cette peinture au sfumato exagéré.

Les Thermes du Haut Egiol, situés au pied d’une des collines de Themisto, étaient un des lieux les mieux fréquentés de Phelgra. L’entrée y était onéreuse, les produits d’excellente qualité et les gardes implacables. On les disait incorruptibles et impartiaux, ce qui signifiait plus simplement qu’ils coûtaient très cher. En outre, leur fonction était considérée comme prestigieuse malgré la simplicité de leur tâche. Théâtre de réunions de toutes sortes – des complots aux rencontres diplomatiques, des commérages sans ampleur aux exposés de grande envergure –, le Haut-Egiol avait une allure un peu fantasque. Les ornementations témoignaient d’une ancienneté remarquable car les statues et les icônes qu’on pouvait y admirer représentaient des personnages qu’on ne vénérait plus, et à l’extérieur, les sculptures arboraient bien des cicatrices. Les jambes rayées de fêlures, ainsi que les nez et les oreilles brisés, auraient presque pu laisser croire à des effigies de guerriers, et n’auraient ainsi pas juré avec l’esthétique des alentours. Pourtant, la délicatesse des étoffes et des accessoires que brandissaient ces hommes et femmes de granit trahissaient l’âme poétique, hédoniste, et sans doute un peu lubrique de leur créateur. De par son architecture, l’établissement n’était pas des moins typiques de Themisto ; la pierre sombre était relevée de touches plus pâles autour des huisseries, comme au Manoir Cavaleri, et à l’image de la plupart des villas qui les entouraient, les thermes étaient larges, pourvus de nombreuses ailes, et plutôt biscornus. Peut-être que concevoir des bâtiments moins fonctionnels que piégeux était une forme de convention locale.

En plus d’être assurée par la haute qualité du service, la popularité du Haut-Egiol s’expliquait par un constat universel et simple auquel seule une minorité n’adhérait pas du tout. La nudité exigée par les lieux était une garantie que les phelgrans ne rechignaient pas à prendre quand cela en valait la peine. Les artisans du continent sombre excellaient dans la confection de poches secrètes et d’armes trompe-l’œil, alors on n’était jamais certain de l’inoffensivité de qui que ce fût, quand bien même on aurait eu la naïveté de la croire vraisemblable. Vêtus, au maximum, d’un seul et unique linge, parfaitement démunis par le personnel – qui lui arborait de grandes lances et rapières –, les visiteurs des thermes étaient tous égaux en vulnérabilité. Général ou petit bourgeois, grand guerrier ou roublard fourbe, on ne distinguait plus les puissants des faibles dans ce temple à la gloire de la proximité, de l’humidité et de la chaleur. On aimait dire que l’établissement incarnait parfaitement ce vieil adage selon lequel plus on se dévoile, moins on en dit sur soi, et si les combattants les plus fiers ne faisaient pas toujours confiance à cette mièvre maxime, ils se ralliaient sans doute à la croyance tacite que lorsqu’on se regarde dans les yeux faute de pouvoir regarder ailleurs, les liens s’endurcissent. Des Thermes du Haut Egiol, on aimait aussi dire que les murs avaient des oreilles, mais qu’au moins, ils n’avaient pas de bouche.

Il faisait nuit. La pièce était baignée d’une lumière douce que des torches et des bougies diffusaient en taches orange sur l’écran de vapeur, et, perçant un des minces soupiraux qui longeaient le plafond comme des moulures en vitrail, un rayon de lune jetait un cône bleuté en travers du tableau. La Commandante des Cavaliers Rouges rentrait d’une mission de plusieurs jours dans la campagne et n’avait pas été seule depuis une éternité. Une lassitude aussi mentale que physique l’avait prise, et elle avait la sensation d’être couverte d’impuretés. Son statut de mort-vivante ne l’avait pas privée du sentiment d’insalubrité ou de l’impression de mariner dans son armure après un certain temps, même si cela n’intervenait pas aussi souvent que ce dont les vivants les plus tatillons se plaignaient. Elle ne connaissait plus la sueur ; son corps émettait encore et toujours l’odeur du baume dont on l’avait recouverte juste après sa mort, une senteur capiteuse mais naturelle qu’elle-même ne percevait plus. En revanche, elle éprouvait une tolérance limitée aux sécrétions d’autrui, miasmes auxquels elle avait été exposée au cours de ses dernières semaines à cause de la fièvre ardente et de ses devoirs dans l’arrière-pays. Un vestige de sa noblesse, sans doute. Elle avait ressenti le besoin de défaire sa carapace, de pouvoir poser les yeux sur sa propre chair, et de la purifier de tout ce que ces malades et ces malpropres, ces créatures affectées et crasseuses dont même la mort ne voulait pas, avaient laissé sur elle.

Dès que le début du voyage de retour, elle avait pris la décision de se rendre aux bains publics à son arrivée à la capitale. Peut-être estimait-elle mériter une récompense pour tout le travail qu’elle avait accompli ? N’étant pas amatrice d’auto-psychanalyse, Kreen ne s’était pas posée beaucoup de questions sur la raison de cette soudaine envie de luxe, aussi inhabituelle était-elle. Tant qu’elle était au Manoir, elle prenait des bains plus fréquemment qu’il n’était réellement nécessaire, mais elle le faisait rapidement et dans ses appartements. D’ailleurs, et bien qu’elle eût les moyens de s’y rendre plusieurs fois dans sa longue vie, elle ne se souvenait plus de sa dernière visite aux Thermes du Haut Egiol. Il était bien possible que cela datât de ses jours de prêtresse… Elle ouvrit les paupières et fixa le plafond à la recherche d’une réponse. Elle n’y trouva rien et referma les yeux. Ses pensées naviguèrent depuis des souvenirs fades jusqu’à des préoccupations actuelles, d’une poignée de réminiscences glorieuses à de trop nombreuses inquiétudes. Ses longues mains pâles et exsangues vinrent chercher dans sa chevelure quelques nœuds à défaire, et quand elle entendit des pas s’approcher, elle ne cessa pas de coiffer ses longues mèches.

Il n’y avait, semblait-il, plus de place dans son cœur las pour de l’anxiété. Elle était simplement curieuse de savoir qui avait eu l’audace de réclamer une audience privée avec elle. À dire vrai, quand Silvaesh lui avait tendu la missive d’un air perplexe, elle s’était contentée de la lire sans la prendre dans ses mains, et elle avait levé les yeux au ciel avant de demander à son capitaine de répondre succinctement qu’elle serait au Haut-Egiol tel jour, telle heure, et que si l’impertinent n’était pas au rendez-vous, il n’aurait pas de seconde chance. Arrivée longtemps à l’avance – tant par précaution que pour pouvoir profiter de l’eau brûlante – elle avait eu l’occasion de se préparer à tout, alors le seul sentiment qui l’habitait à cet instant était la hâte de pouvoir lever l’anonymat.

« – Ma Dame. Quel honneur d’enfin vous rencontrer. Kreen ouvrit les yeux à moitié, peu désireuse de révéler, avec une quelconque expression de sérieux ou un geste brusque, qu’elle était pressée d’apercevoir un faciès. Elle dut faire preuve de patience, hélas, car l’autre ne daigna pas s’avancer trop près. L’agacement ne tarda pas à se manifester chez la Gorgoroth qui tâcha de ne pas le montrer. Peut-être l’intruse – car la voix était rocailleuse mais féminine – la vit-elle crisper un peu la mâchoire, mais la guerrière avait assez d’expérience dans le domaine de l’inexpressivité pour faire passer un véritable rictus d’irritation pour un simple signe d’intérêt.

– Je ne sais même pas qui vous êtes, répondit-elle si froidement que la vapeur faillit se dissiper.

– Meikren, fille de Girish l’Aurashaar et Sekra er’Lun. Je suis votre arrière-arrière-arrière-petite nièce. La jeune femme parla d’un ton mielleux bien digne de ses origines, et s’inclina avec autant d’hypocrisie. Kreen n’oublia pas que cette descendante était visiblement d’une hardiesse remarquable, mais le simple fait de savoir qu’il s’agissait d’une Terrane et probablement d’une Gélovigienne sembla enrober son cœur d’un baume d’égo.

– Je ne sais pas qui vos parents sont non plus.

– Nous sommes de la descendance directe de feu votre frère Throd l’Aurashaar, ma Dame.

– Et qu’est-ce que vous pouvez bien me vouloir ? Fidèle à ses habitudes, la commandante faisait preuve d’une désinvolture ironique et d’une diction monocorde aux sous-tons méprisants. Meikren sourit et s’assit au bord du bassin pour tremper ses jambes dans l’eau brûlante. Enfin, la mort-vivante put la scruter. Elle avait la peau hâlée, un trait que la génération de Kreen avait eu également mais qui avait eu tendance à se diluer après cela. Le nom de la mère de l’effrontée laissait pourtant penser que cette branche de la famille avait renoué avec ses origines argyréennes.

– Connaissez-vous le nom de la jeune prêtresse que vous avez assassinée le quatorzième jour de Tiria 1177 ? Elle ne marqua même pas de pause. Non ? Je m’en doutais. La légende raconte que vous ne l’avez même pas regardée. Elle s’appelait Shaushka Delal. Originaire d’une famille modeste de Canopée, elle n’avait que 86 ans. Celles qui se souviennent d’elle la décrivent comme douce, aimable et surtout, d’une grande tolérance. Kreen passa sa langue sur ses lèvres, signe qu’elle savait parfaitement où la religieuse voulait en venir et qu’elle en était très agacée. Mais il aurait fallu la connaitre par cœur pour le déchiffrer.

– Je me souviens d’elle et la décrirait comme très malchanceuse.

– Avez-vous une idée du nombre de prêtresses qui, encore de nos jours, se souviennent de votre acte pour y avoir assisté en personne ? La Terrane fit mine d’attendre une réponse de Kreen puis haussa les épaules. Moi non plus ! J’ai dû quitter Hellas avant de toutes les rencontrer.

– Selon vous, je serais donc en danger de mort depuis plus de cent-vingt ans. Je ne suis pas d’une grande patience alors je vous prierai d’en venir à votre tentative de chantage, Mei… ?

– Meikren.

– C’est ça.

– Cela vous surprendra peut-être mais les Prêtresses de Cimmeria ne sont pas conscientes de votre… Situation. Elle fit un geste du haut vers le bas pour désigner la longue silhouette de son aïeule.

– Cela me surprend beaucoup moins que votre curieuse persuasion selon laquelle lesdites prêtresses ont quoi que ce soit à faire de mon existence, rétorqua Kreen en penchant la tête sur le côté.

– Pas toutes, je l’admets. Après tout, vous n’êtes pas commandante depuis très longtemps. Mais je ne vous apprends évidemment pas que Hellas garde les deux yeux sur vous autres Cavaliers, sur votre état-major, sur vos changements de personnel… Sur vos moindres et faits et gestes, en fait.

– Les cimmeriens savent parfaitement qui je suis et quel poste j’occupe. Ils le savaient avant vous. Elle prononça ses mots en soulignant, par son intonation, l’évidence qu’ils constituaient.

– Croyez-moi, ma Dame, les prêtresses de Kesha ne le savent pas. Elle tenta de parler d’un ton grave et peut-être un peu menaçant, mais Kreen ne voyait toujours pas en quoi cela aurait dû l’alarmer. Elle exagéra simplement un acquiescement avant de faire un geste agacé de la main pour l’inciter à poursuivre. L’eau clapota sous cette agitation, perturbant de son chant cristallin l’atmosphère tendue que Meikren s’était efforcée d’installer. Qu’en est-il du nouveau Grand Maître, ce mystérieux Sirion le Preux ? La guerrière retint un rire très sincère.

– Est-ce que mon supérieur direct, l’homme qui a mené les espions de Sharna pendant plus de cinq-cents ans et réformé entièrement l’état-major à sa convenance, connait mon histoire ? Diantre, je l’ignore. Elle ouvrit de grands yeux moqueurs.

– Vous avez raison. Il ne verra donc aucun inconvénient à renforcer votre sécurité quand Dames Anahit et Ameyalli apprendront, puisque cela arrivera bien un jour, que… Vous êtes en vie. Ces noms ne parlaient pas à Kreen ; elle devait admettre ne pas s’être beaucoup penchée sur les filles de Kesha depuis un certain temps. Elle savait leurs rangs fournis et bien armés mais de par les divergences d’ambitions qui les caractérisaient, elles ne constituaient pas une menace directe. C’était du gouvernement de Cimmeria que l’armée devait se méfier, et même si les prêtresses le constituaient partiellement, leur caste restait officiellement et majoritairement focalisée sur la foi. C’était d’ailleurs d’autant plus vrai depuis l’apparition de l’épidémie.

– Des femmes hargneuses, je suppose ? Enquit-elle d’une voix ennuyée.

– Plus puissantes que quiconque dans votre précieuse armée. Encore une fois, la Gélovigienne s’essaya à l’intimidation, et on put voir dans son jeu qu’elle n’était pas tout à fait novice, mais la combattante ne perçut qu’un affront puéril. Kreen fit claquer sa langue. Elle caricatura une douleur soudaine en grimaçant et en sifflant entre ses dents, puis lança un assaut discret mais fulgurant. Meikren retint un gémissement alors que son cœur était saisi d’un vilain pincement.

– Manifestement, vous êtres persuadée que votre impudence restera impunie, j’en déduis que vous avez un marché alléchant à me proposer. La mort-vivante parlait sans émotion mais cela ne rendit pas ses propos moins redoutables. Meikren rétorqua en adoptant une attitude pleine d’orgueil aussitôt libérée de l’étreinte magique de sa grand-tante.

– J’ai eu le loisir de me rapprocher de certains grands noms de Hellas. Être Gélovigien ouvre plus de portes qu’on ne pense, même en étant du culte de la guerre. Et finalement, les portes qui me sont fermées sont celles du temple auquel je consacre mon existence. Le message était explicit. L’audace de la jeune femme arracha un sourire à Kreen. Or… Votre vie ne serait-elle pas plus simple si c’était un Aurashaar qui le dirigeait ?

– C’est bien la première fois qu’Alton ait à craindre ce nom. Cette perspective amusa réellement la combattante. Aussi prévoyante qu’elle pût être, elle n’avait jamais songé au danger que représentait sa famille pour les grands noms du clergé. Les prêtres et prêtresses Aurashaar étaient aussi nombreux que dociles.

– Ne m’en parlez pas. Vous et moi sommes bien les seules personnes de notre lignée à avoir fait preuve d’ambition ce dernier siècle, vous ne pensez pas ?

– Vous beaucoup plus que moi, j’ai l’impression. Depuis un moment, la commandante avait levé les épaules et laissé ses bras reposer sur le rebord du bassin. En plus de lui conférer une allure des plus détendues dans le but de déstabiliser l’importune, cela lui permettrait de se hisser rapidement hors de l’eau en cas de besoin. Elle sembla réajuster sa position sur le banc pour que, malgré l’écartement de ses bras, sa gorge reste peu exposée, puis elle leva un sourcil accusateur.

– Je saurai me montrer patiente. D’ailleurs, mon statut de simple prêtresse a encore ses avantages. Je doute que Hellas accorde moins de méfiance au Haut-Prêtre Zolond qu’à moi. Il s’agit d’un projet à long terme. Meikren faisait preuve d’une confiance en elle grandissante. Elle se permit même un geste badin de la main.

– Vous réalisez qu’Alton n’a aucune raison de me faire du tort ?

– Bien sûr. Hélas, je crains que vous ne puissiez rien contre moi, riposta la jeune femme, l’arrogance tirant ses lèvres vers l’avant.

– Cette présomption s'avère rarement. Meikren fit un signe dubitatif de la tête et laissa planer un silence éloquent. Le voile de condensation se déchira délicatement, offrant aux deux phelgrannes l’occasion de plonger dans les yeux l’une de l’autre. La prêtresse finit par plisser les paupières et prit une profonde inspiration avant de s’exprimer.

– Savez-vous ce qu’est un coffret d’At-Renn Lid ? Le mien se trouve quelque part à Cimmeria et je ne lui confie pas que quelques secrets de temps à autres. Il contient tout ce que je sais ; sur les gens de Hellas comme sur ceux de Themisto, sur le Temple de Kesha comme sur celui de Sharna, sur les Prêtresses de Cimmeria comme sur les Cavaliers de Phelgra… Sur le Manoir Cavaleri… Sur vous… Et je n’ai pas été radine. Il n’attendra pas l’extinction de mon essence divine pour s’ouvrir, il suffira simplement que je lui en donne l’ordre. Vous imaginez un peu quel prix il a coûté ! Kreen se redressa, alerte, et ouvrit de grands yeux ronds. Ce genre d’artefact était connu : le Séide savait qu’une fois activée, la cassette enchantée délivrerait tous les savoirs de Meikren sur un plateau d’argent à qui avait été désigné comme bénéficiaire. Cette imbécile était devenue une encyclopédie ambulante au sujet des terres phelgrannes et de leurs seigneurs. Depuis combien de temps voyageait-elle à travers tout le continent ? Celui à qui elle avait confié la boîte n’avait qu’à la tuer pour découvrir tout ce que cette prêtresse de Sharna savait sur les Cavaliers et leur règne. Désormais légèrement courbée vers l’avant, les muscles bandés et le regard empoisonné, la Gorgoroth n’avait plus du tout l’air de plaisanter.

– C’est un miracle que vous soyez encore en vie, espèce d’inconsciente ! Meikren découvrit narquoisement ses dents, encore davantage, et poursuivit après avoir croisé les jambes.

– Vous me décevez. Ne savez-vous donc pas que les coffrets les plus récents ne nécessitent plus le consentement du récepteur ? Elle l’ignorait. Aux dernières nouvelles, ces objets fonctionnaient à travers un pacte, et la personne vers qui le savoir se dirigeait une fois la boîte ouverte était conscient de son statut de cible. Selon les dires de Meikren, pourtant, ce n’était pas le cas ici. La Terrane avait donc jeté un sort à un cimmerien naïf mais proche du pouvoir, qui serait frappé de clairvoyance au sujet de l’ennemi s’il arrivait quoi que ce fût à la religieuse. Le calcul fut vite fait. Les compétences de Faust et la magie d’Alton seraient requises, mais il y avait bien un moyen de récupérer toutes les connaissances de la jeune femme sans laisser au cimmerien l’occasion de les divulguer. La tâche serait ardue – surtout pour l’espion – et la Gélovigienne constituerait une menace jusqu’à ce que la mission soit accomplie, mais il y avait bien là une occasion en or. Kreen ne laissa pas transparaître ses émotions. Elle souffla simplement par le nez et inclina légèrement la tête.

– Vous êtes une jeune femme zélée, je suis forcée de l’admettre.

– Alors marché conclu ? Kreen resta immobile un moment avant de se laisser glisser dans sa position initiale, de fermer les yeux et de pencher la tête en arrière. Elle se devait d’avoir l’air contrariée mais convaincue, ce qu’elle ne dut feindre que partiellement.

– Ai-je vraiment le choix ?

– Et quelle sera ma première mission ? La voix de Meikren trahissait sa fierté d’être parvenue à ses fins. L’enthousiasme procura à ses mots un élan presque enfantin.

– De ne plus jamais m’importuner de la sorte. Et de rester en vie. La Terrane rit.

– Hihi, veuillez m’excuser ma Dame… Excellente soirée à vous. Elle tourna les talons et disparut en laissant des empreintes humides sur les marches. Kreen ne tarda pas à rouvrir les paupières et à plonger dans de longues et pénibles réflexions, le front plissé et les poings serrés. Et les eaux des Thermes du Haut Egiol lui parurent soudainement bien impures. »


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeDim 31 Oct - 17:49

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La Terreur Reine



– Cladil 1299 –


Lors de leurs patrouilles, les Cavaliers de Sharna n’avaient pas l’allure d’une garde parfaitement arrangée, pas comme toutes ces collections de clones anonymes qui parcouraient les rues des cités rutilantes de l’est en synchronisant leurs pas. Non, ils avançaient au rythme qui leur semblait bon, alignés stratégiquement, certes, mais sans se pavaner sous le vernis d’une réputation à préserver. Ils n’hésitaient pas à échanger – car le mutisme n’aurait pas fait d’eux de meilleurs combattants, ils ne s’arrêtaient pas lorsque l’un d’eux se faisait aborder – car un enfant de Sharna seul face à un civil ne risquait rien, et ils ne portaient pas tous le même équipement – car leur polyvalence n’était pas gâchée par un quelconque souci esthétique. Les troupes qui parcouraient les rues étaient des ribambelles de silhouettes et d’accoutrements différents, bavardes quand l’humeur l’autorisait, et bien souvent égrainée tout le long des artères. Seuls les officiers les plus frais arboraient encore un uniforme, tout droits et silencieux aux côtés de leurs aînés.

Les Rouges menaient toujours leur escouade, qu’elle fut à cheval ou à pied, et leur apparence suffisait largement à dégager une piste large devant la troupe. Les Noirs suivaient, directement derrière leurs confrères du front ou bien depuis les hauteurs et les ombres. Les Gris étaient plus rarement sollicités pour les rondes, mais lorsqu’un détachement incluait des mages, ceux-ci choisissaient généralement les flancs. Le passage des soldats de Sharna n’était pas un spectacle – cela dit, il obéissait à un emploi du temps volontairement confus que les dissidents avaient bien du mal à prédire, raison pour laquelle il était toujours accompagné d’un réel élément de surprise. La réaction suscitée par leur présence variait principalement selon les quartiers ; plus l’arrondissement était cossu, plus les hommes de Démégor étaient salués. Dans les zones les plus excentrées, la tendance était à la fuite, et à l’approche de deux de ces banlieues, les guerriers dégainaient systématiquement leurs armes. C’était là que s’étaient installés une majorité des rebelles les plus vindicatifs, même s’ils avaient l’audace de sévir bien au-delà de ce qu’ils considéraient comme leur territoire. Le premier de ces secteurs était les Aubépines, un faubourg marqué en 1287 par une mutinerie de serviteurs contre plusieurs familles bourgeoises, et qui avait depuis lentement sombré dans la déchéance. Des habitations aux façades encore belles se dressaient au milieu de broussailles et de ronces et laissaient parfois entrevoir à travers une vitre brisée des linges sales et une poussière omniprésente. Le second quartier dans lequel les Cavaliers redoublaient de vigilance était celui dit des Roches Rouges, un lieu autrefois hautement fréquenté puisque les passes, les drogues et les tueurs à gage y étaient les moins chers de la cité. Si ce statut économique était resté inchangé, l’activité avait fait une chute vertigineuse depuis que les opposants au régime avaient élu domicile sous ces mansardes éventrées. Ils n’étaient plus très loin de constituer une moitié de la population de ce district décadent.

Seigneur Fwold menait une patrouille à pied de huit Rouges, cinq Noirs et deux Gris. Deux autres équipes similaires progressaient au même rythme vers le cœur des Roches Rouges depuis des points de départs différents. L’humeur n’autorisait pas les bavardages, et elle n’autorisait pas l’égrainage non plus. Des informateurs avaient mis les guerriers en garde contre une agitation inhabituelle dans les quartiers connus pour abriter des rebelles. Aucune information n’avait circulé sur d’éventuels plans, mais un nom avait bien été mentionné ; celui des Fils de Chiens. C’était une douce appellation qu’ils avaient choisie eux-mêmes, et la seule chose que les Cavaliers affectionnaient chez eux. Ces opposants-ci n’étaient pas de simples citoyens à la conscience politique mal orientée : c’était des terroristes. Leurs actes de révolte faisaient systématiquement des morts, ils s’en prenaient aux familles des commerçants soupçonnés d’entretenir des rapports cordiaux avec l’armée, ils faisaient brûler tout ce qui pouvait abriter un insigne militaire et ne déclenchaient jamais un seul affrontement sans piller les établissements alentours. Ils n’étaient peut-être pas indénombrables – quoi qu’ils fussent difficilement dénombrables – mais leur pugnacité et leur endurance fantastiques compensaient largement, à la fois pour leurs effectifs et pour leur apparente idiotie.

Les lames au clair, les Cavaliers finirent par atteindre la place d’Enkilil, un espace dégagé en longueur au centre duquel trônait une fontaine d’eau croupie depuis des décennies. Quelques âmes inoffensives s’ôtèrent de leur chemin sans leur adresser un regard. Les boutiques comptaient un ou deux clients, pas plus, mais on entendait des bruits de cuisine animer un rez-de-chaussée et une discussion bruyante entre saoulards donner vie à un recoin lugubre. L’attaque des Fils de Chiens ne fut pas une surprise ; ils surgirent des ruelles, des toits et des balcons en poussant des cris barbares, visiblement fiers de leur guet-apens. Leurs adversaires s’élancèrent avec confiance, sans nécessiter d’ordres ou d’indications particulières ; ils s’étaient préparés à affronter la vermine en colère et se réjouissaient plutôt de devoir le faire sur un terrain somme toute dégagé. Le nombre des dissidents ne tarda pas à les inquiéter, hélas. Ils étaient sans aucun doute une cinquantaine, et leur source ne semblait pas tarir. La stratégie des valeureux guerriers de Sharna était efficace : tandis que les insignes pourpres et argent se chargeaient d’abattre leurs ennemis au sol, les assassins les pourchassaient sur les hauteurs et jusque dans leurs nids – mais la large supériorité numérique des révolutionnaires rendait la tâche difficile.

Kreen s’était armée de Scylla dans sa main droite et d’une dague dans la main gauche, la lame vers l’extérieur. Elle envoya un coup de fléau dans le ventre d’un premier assaillant, et suivit un trajet en zigzag afin d’assurer une élimination méthodique et de ménager les officiers les moins expérimentés qui se trouvaient encore derrière elle. La bataille se concentra dans un périmètre relativement restreint, les Cavaliers Noirs faisant en sorte que les rebelles encore cachés n’aient d’autre choix que de se rabattre vers le cœur de l’affrontement. C’était une façon de garantir qu’il n’y ait aucun survivant, mais les effectifs des résistants ne cessaient pas de gonfler. Un jeune Lhurgoyf Rouge se retrouva pris en tenaille par trois ennemis ; il fit plusieurs pas de côté dans l’espoir d’échapper à leur encerclement mais n’y parvint pas. Il se retrouva rapidement débordé, affaibli de surcroît par une magie insidieuse qui le faisait trembler comme s’il avait été laissé dévêtu sous la neige. Accaparée par une femme particulièrement hargneuse qui ne la laissait pas abattre son bouclier magique, Kreen remarqua son subordonné un peu tard : il était déjà chancelant, prêt à se laisser tomber à genoux. Elle fit disparaître sa protection, acceptant d’encaisser un coup avec son gantelet à nu, et repoussa la belliqueuse d’un coup de fléau vers le haut. Son adversaire parvint à esquiver son attaque, mais Kreen gagna suffisamment de temps pour se téléporter auprès de son frère d’armes dépassé.

Elle défonça le crâne d’un des trois rebelles déloyaux et le propulsa vers un autre à la carrure impressionnante, mais elle n’était pas la seule à savoir se déplacer plus vite qu’un guépard. Le dernier Fils de Chien s’évanouit sous ses yeux pour mieux réapparaître derrière elle, là où la Terrane qu’elle avait délaissée s’était également glissée. Ils frappèrent ensemble dans une tentative de passer une lame entre les plaques d’armure de la revenante ; ils y parvinrent, mais sans grandes conséquences. Kreen se contenta de grogner avant de lancer un coup de coude à l’aveugle et de faire volte-face, d’abandonner son poignard dans la tempe de l’impudente, et de plonger son regard dans celui du mage subreptice. Elle s’engagea au corps à corps contre lui. Hélas, le plus grand des Chiens se redressait déjà après avoir repoussé le cadavre de l’écervelé – or c’était lui qui torturait le jeune officier. Ce dernier mit un genou à terre, l’épée encore levée en direction de son assaillant dans l’espoir vain de le tenir à distance. Ses lèvres tournaient au violacé, ses mains tremblaient tant qu’il finit par lâcher son arme avant d’appeler sa capitaine d’une voix chevrotante et de s’évanouir. La Gorgoroth ne put se tourner vers lui ; elle était encore occupée à chercher une faille dans les défenses fulgurantes de l’autre révolté. C’est alors qu’elle comprit de quel mal avait été frappé le Lhurgoyf ; une sensation glaçante, évocatrice d’un blizzard cimmerien, la submergea. Ses nerfs n’étant plus ce qu’ils avaient été, elle parvint à lutter contre les tremblements, mais elle n’osa pas imaginer ce qu’avait enduré son confrère. Plus certaine de pouvoir affronter deux personnes à la fois à cet instant précis, elle hurla qu’on lui vienne en renfort. Quand la chaleur l’envahit quelques secondes plus tard, elle comprit – ou espéra – qu’on s’était chargé du magicien de glace et qu’il ne l’importunerait plus. Elle usa de nouveau de son bouclier d’essence, esquiva, se téléporta, et parvint enfin à envoyer son dernier ennemi rejoindre ses aïeux.

Et puis l’air sembla se remplir d’une force invisible et malsaine. Une tension pesante, comme un mauvais pressentiment, éveilla une inquiétude grandie chez les enfants de Sharna qui eurent tous le réflexe de s’éloigner de leurs agresseurs respectifs. Ils reculèrent de quelques pas, sacrifiant parfois des ouvertures dans la défense adverse, et se consultèrent du regard les uns les autres. Il s’agissait d’une essence divine puissante, mal intentionnée, ils en étaient certains. Des sourires cruels vinrent plisser les traits des Fils de Chiens.

« – Il est temps que vous rencontriez nos p’tits copains… Persifla un garçon malingre au visage vilement déformé. »

Une brume aux couleurs nocturnes se leva. Elle apparut d’abord de l’autre côté de la place, puis engloutit la fontaine en s’épaississant auprès du sol. Des volutes d’un violet profond s’envolaient vers le ciel tandis que devant les guerriers, des formes denses se dessinaient dans la nuée. Kreen fit cinq pas en arrière, à l’instar de ses confrères qui tendirent leurs armes vers le brouillard en s’éloignant des terroristes qui s’y laissaient disparaître. Les silhouettes se précisèrent ; des contours animaux, de longues pattes sous une échine ployée, des crocs et des langues qui jouaient avec les ténèbres dont ils s’extirpaient progressivement. Dix créatures semblables à des loups écorchés, couverts d’une suie grasse, sortirent de l’ombre vaporeuse et posèrent leurs pupilles maléfiques sur les soldats qui leur faisaient face. Les Cavaliers Noirs et Gris s’empressèrent de chercher le puissant mage qui devait être à l’œuvre alors que les monstres bondissaient sur leurs proies.

Kreen fut projetée à terre, plaquée contre les pavés humides par d’immenses pattes griffues. L’animal sécrétait de la gueule un liquide noirâtre et sirupeux, d’une puanteur saisissante, qui dégoulina sur son armure en un long filet épais. Un sifflement s’échappa du cuir au contact de la substance alors qu’elle commençait à attaquer la matière comme l’aurait fait un acide d’essence immonde. Une faim inextinguible se lisait dans les yeux d’obsidienne de la bête, aussi sombres et vides et morts qu’ils paraissaient. Elle pencha le cou en aboyant, puis émit un couinement enragé lorsqu’on lui frappa le dessous de la mâchoire pour l’éloigner. La guerrière lutta pour maintenir le museau de la créature vers le haut mais ne put l’empêcher de mordre l’air au-dessus d’elles et de projeter des gouttelettes de bave brûlante tout autour. Le corps canidé était d’une puissance phénoménale, et bien qu’elle n’eût pas besoin de respirer, la Gorgoroth sentit l’angoisse enfler en elle alors que la pression sur sa poitrine se faisait grandissante. De son bras valide, elle donna un coup dans le flan de la bête ; les pointes se fichèrent profondément dans les chairs sombres, et puis celles-ci se détachèrent en tentacules visqueux et s’enroulèrent autour de la masse pour l’engloutir. Kreen sentit son bras être attiré vers le ventre du loup, prise au piège de ce monstre à demi-matériel qui commençait à presser ses griffes à travers le métal de son plastron et s’apprêtait à faire disparaître Scylla dans ses entrailles. Fureur et panique se mêlèrent en un cri qui déchira la gorge de la revenante. Elle secoua le bras comme elle le put pour tenter de sauver son arme mais ne fit que découvrir les tripes gluantes de l’animal. Lui n’eut l’air de ne ressentir aucune souffrance alors que son corps se décomposait en appendices déchiquetés et se refermait sur les piques du fléau. Il parvint à dégager son museau et manqua de peu de broyer les os de son adversaire en plantant ses crocs dans sa main. La mort-vivante vit ses derniers instants arriver. Étaient-ils si terribles ? Ne se serait-elle pas battue jusqu’au bout ? Elle entendit la voix de Silvaesh l’appeler, et des hurlements partout autour d’elle. Elle s’était imaginée mourir au front, tuée par un guerrier plus puissant qu’elle, mais après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas mourir sur sa terre natale, dévorée par de l’essence divine pure, aux côtés de ses confrères ? Elle n’abandonnerait pas, pas jusqu’à l’ultime seconde, mais elle partirait sans regrets.

Le temps sembla s’arrêter, juste l’espace d’un instant, et puis le chien leva la tête pour humer le vide avant de se mettre à convulser. Un grognement faiblard demeura prisonnier de sa poitrine tandis que ses pattes commençaient à fondre, délaissant le plastron de la guerrière qui ne sentit plus aucun poids sur son torse. Ce dont était fait l’aberration s’étira en une forme grotesque de moins en moins animale, de plus en plus abstraite, ondulante et torsadée, poisseuse mais dense, jusqu’à disparaître en gargouillant comme si elle avait été rappelée dans une dimension parallèle. La Gorgoroth baissa les yeux sur le cuir de son armure qui n’avait pas cessé de produire une fumée mince, mais la substance n’avait laissé aucune goutte derrière elle. Kreen eut la sensation de se réveiller d’un cauchemar. Naïvement, elle prit une seconde pour reprendre ses esprits, immobile, toujours allongée sur le sol. Elle entendit les cliquetis des armures de ceux qui se relevaient, les gémissements de ceux qui n’y parvenaient pas, et des centaines de pas qui la cernaient de leur battement furieux. Elle ne voyait que le ciel tout blanc au-dessus d’elle, et les pointes de quelques toits vantards, alors elle analysa les sons. Qui prenait ses jambes à son cou ? Qui criait « reviens ici ! » et s’élançait à la poursuite des autres ? Pourquoi n’entendait-elle plus les fers se croiser ?

Kreen se releva en un bond vacillant. Elle fit un tour sur elle-même et vit ses confrères se redresser pour mieux prendre en chasse les rebelles en fuite. Elle les vit s’engouffrer dans les venelles adjacentes et se ruer à l’intérieur des bâtiments. Tous dans la même direction. Tous dans le bloc nord-est de la place. Silvaesh trotta vers elle en boitillant, les bras levés, un mouvement perpétuel de la tête lui signifiant qu’il avait lui aussi anticipé la catastrophe imminente. Ils échangèrent un regard désespéré. La mort-vivante se précipita à la suite de ses frères d’armes, les mains autour de sa bouche.

« – Ne les poursuivez pas ! C’est un piège ! Cavaliers, revenez sur vos pas ! Le bras de Silvaesh s’abattit sur son épaule et il la tira à lui par la cape.

– À l’abri, maintenant ! Aboya-t-il comme s’il était son supérieur. »

Il la poussa vers la fontaine alors qu’un cor retentissait, grave comme la voix d’un colosse. L’air vibra tout autour d’eux, le chant sinistre prit fin, une seconde passa, puis une deuxième.

Et les explosions s’enchaînèrent.

Les vitres de la maison close furent pulvérisées, ses murs réduits en ruines. Les toits du comptoir médicinal et du prêteur sur gage s’effondrèrent sur des flammes monumentales, une fumée noire comme le jais s’éleva de chaque bâtisse alors que des silhouettes en feu surgissaient des débris. Kreen vit alors qu’elle et son compagnon étaient encerclés par un mur brûlant, et que ce qu’elle avait pris pour de la pluie sur les dalles de pierre était en réalité de l’alcool. La place entière était la proie des Enfers.

L’esprit vide, elle tenta de tirer vers elle les corps inertes de ses confrères restés au sol et de les blottir contre elle, aussi loin que possible des bords de la cage incendiaire dans laquelle ils avaient été pris. Elle crut un instant qu’elle ne pouvait rien faire d’autre que cela : essayer d’arracher au brasier ceux qu’elle avait à portée de bras. Trois combattants trouvèrent refuge auprès d’elle, immobiles, peut-être déjà morts. Le Yorka, lui, cherchait quelque chose des yeux, et c’est en le voyant fixer le heaume d’un guerrier que Kreen parut se réveiller. Déterminée à ne pas faire les choses à moitié, elle ignora l’idée du coyote ; elle préféra se relever en faisant fi des flammes, et mettre de puissants coups de masse dans le rebord de la fontaine. Les pierres se brisèrent, se délogèrent, et finirent par éclater en laissant un flot rageux se déverser sur quelques mètres devant elle pour emporter feu et alcool, fumée et boue. Un chemin se traça, comme un passage à gué sur une rivière embrasée ; les deux guerriers s’y engouffrèrent après avoir jeté leurs camarades sur leurs épaules, et coururent se mettre à l’abri.


*
*           *



L’attentat avait laissé de grandes cicatrices noires sur la place d’Enkilil. Six bâtiments avaient été balafrés, trois n’étaient plus que des ruines calcinées dans lesquelles pourrissaient encore des morceaux de cadavres. Une odeur âcre persistait deux jours plus tard, un mélange infâme de poussière et de cendres encombrait l’air, des taches de sang se mêlaient à la boue. Les âmes endeuillées qui fouillaient encore les débris finissaient de peindre un tableau de misère. On avait ordonné à sept capitaines et lieutenants de retrouver les coupables coûte que coûte, faisant d’eux les enquêteurs principaux sur une sombre affaire qui, chacun le savait, serait bientôt oubliée. La Gorgoroth s’était portée volontaire, et face à la passion avec laquelle elle avait exprimé son désir de participer, ses supérieurs avaient choisi de tempérer les choses ; au lieu de lui proposer un confrère comme partenaire, ils lui avaient imposé la compagnie de Matrinna, la propriétaire de plusieurs établissements du quartier. Matrinna était une femme d’affaires et une politicienne dont l’autorité n’était plus à prouver. Elle ne cautionnait en rien les actes des terroristes qui gangrénaient le quartier qu’elle aimait appeler sien, mais elle avait souvent servi de porte-parole du peuple mécontent auprès des Cavaliers de Sharna, et inversement. Elle connaissait ses voisins mieux que quiconque, et aussi désagréable que cela leur était, les seigneurs de Phelgra se devaient d’admettre qu’ils ne pouvaient pas se débarrasser d’elle, de ses informations, et de sa capacité à fédérer.

Retourner sur les lieux avait rendu Kreen amère. Matrinna avait subi sa mauvaise humeur toute la matinée, si bien qu’elle n’était pas parvenue à convaincre la capitaine de ne pas repasser par les lieux du drame comme elle l’aurait préféré.

« – Nous ne trouverons rien ici, marmonna la Terrane rondouillarde.

– C’est une scène de crime. La revenante ne poussa pas l’effort jusqu’à adresser un regard à son accompagnatrice.

– S’il y avait des preuves, elles sont toutes parties en fumée.

– Les pots sont des preuves.

– Les pots aussi sont parties en fumée, Dame Aura-…

– Fermez-la et rendez-vous utile, bordel ! Les explosifs, ça laisse des traces, cherchez-les ! »

Sa voix attira les curieux. Les civils tournèrent des mines intimidées vers les deux femmes et s’éloignèrent des débris sans les quitter des yeux. Aux fenêtres des bâtisses alentours, les visages poussèrent semblables à des champignons intrigués. Kreen donna un coup de pied dans un morceau de poutre devenu petite bûche de charbon.

« – Je ne suis pas à vos ordres, vous le savez, ça ? Matrinna avait une voix rauque et râpeuse, ce qui était exacerbé par son irritation. Kreen ne lui répondit pas ; elle était penchée sur des traces de suie en forme d’étoile et n’avait clairement aucune intention de prendre ses réprimandes sous-jacentes au sérieux. Vous autres Cavaliers, vous n’aimez vraiment pas communiquer, hein ? Vous n’essayez jamais de connaitre un minimum ceux qui vous entourent ? Ou de comprendre ce qu’on vous reproche ? Tss, et vous vous étonnez encore de ne pas parvenir à les faire taire... »

Elle vit la soldate se relever lentement. Trop lentement. Kreen tourna un visage voulu neutre vers la négociante, mais la tension dans sa mâchoire trahit une fureur que seul un outrage des plus infâmes aurait pu attiser.

« – Vous plaisantez ? La combattante s’approchait, menaçante, l’ombre enragée sur son visage se propageant bientôt à toute son âme. Éclairez-moi, Matrinna. Expliquez-moi ce que les Fils de Chiens revendiquent. Exposez-moi leurs idéaux politiques. Leurs préoccupations morales. Leurs rêves de justice. Allez-y, convainquez-moi qu’ils ne sont pas seulement des rejetons colériques qui ne cherchent qu’à provoquer l’autorité, à semer la dévastation par plaisir, à meurtrir sans égard, à faire brûler leur ville et saigner leurs semblables. Convainquez-moi qu’ils ont une cause. Qu’ils ne se cachent pas simplement parce qu’ils n’ont aucun but dont ils pourraient être fiers. Elle levait le ton, incapable de contenir la haine ardente qui lui faisait cracher ses mots. Convainquez-moi qu’ils regrettent leurs meurtres. Convainquez-moi que le chaos, que les quartiers nécrosés et les corps carbonisés, ne sont pas leur seul et unique fantasme. Un silence se suspendit au-dessus d’elles, nourrit par le mutisme d’une Matrinna qui luttait pour ne pas laisser transparaître son malaise. La voix de Kreen s’adoucit, tristement, et tomba comme une supplication. Je ne demande que ça. »

Matrinna déglutit en plissant le front et demeura interdite encore un moment, peut-être aussi intimidée qu’elle était choquée par les paroles de la militaire. Kreen se détournait d’elle quand elle trouva enfin comment rétorquer.

« – Ne soyez pas de mauvaise foi ! Vous parlez d’une minorité, vous le savez pertinemment. Que faites-vous de tous ceux que vous pourriez sauver et dont vous détournez systématiquement le regard ?

– Rien n’empêche qui que ce soit de rejoindre nos rangs, répondit Kreen comme si elle énonçait un simple fait – et c’était presque le cas. L’armée de Sharna est une opportunité offerte à tous les phelgrans, et ils le savent.

– Vous devez être aveugle, ma parole… Regardez autour de vous. Qui aurait sa place dans votre armée de barbares, ici ? Ces enfants ? Ces mères miséreuses ? Quelle place auraient-ils, sinon celle d’esclaves ? »

Matrinna désigna les locaux d’un geste passionné du bras. Elle n’avait pas encore recouvré toute la prestance qui faisait sa réputation, mais les propos de la capitaine la fascinaient tant ils lui paraissaient absurdes. Kreen, elle, les trouvait des plus terre-à-terre. Bien sûr qu’il valait mieux travailler aux cuisines du Manoir, ou aux lingeries. Bien sûr qu’il était plus sûr d’y être employé à faire le ménage, à rénover les bâtiments, à rempailler les mannequins, à œuvrer comme palefrenier ou comme aide aux tanneurs et armuriers. Être sous la protection des Cavaliers de Sharna n’avait pas de prix. Il y avait du travail pour tout le monde et l’enceinte de Cavaleri était le lieu le plus sécurisé de tout Phelgra. La place de ces enfants et de ces mères miséreuses serait hors de ce taudis et dans la dignité de servir l’armée de leur nation. C’était une évidence, aussi choisit-elle de ne pas répondre factuellement. De ne surtout pas honorer les sous-entendus arriérés d’une femme d’affaires ignare. Elle secoua la tête, affligée.

– Nos esclaves vivent mieux que ces gens. Patrouiller dans ces quartiers miteux, c’est bien charitable de notre part… Matrinna eut un hoquet d’indignation.

– Vous parlez d’une noblesse ! Si votre caste était aussi salvatrice que vous le prétendez, elle n’inspirerait pas la terreur. Kreen se tourna de nouveau vers la commerçante, le regard venimeux.

– Si elle n’inspirait pas la terreur, il n’y aurait plus personne à sauver. Un long silence s’imposa de nouveau, glacial et tranchant. La soldate examinait une poudre aux reflets cuivrés sur le bout de ses doigts.

– Vous pensez vraiment ce que vous dites, hein ? Finit par demander la Terrane, les bras croisés sur sa poitrine. Son ton était plus désolé qu’il n’était accusateur.

– Croyez-moi, Matrinna. Quand vous aurez passé cent cinquante-huit ans sur cette terre, vous aussi vous aurez cessé de croire à la sagesse de la plèbe. »


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeDim 27 Mar - 20:16

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Les Ténèbres au Cœur de mon Amour



Les bras croisés derrière la tête, Silvaesh s’était laissé glisser dans son fauteuil et avait tendu ses jambes sur le bord de la table. Les talons de ses bottes reposaient suffisamment loin des cartes pour ne pas risquer de les froisser, mais le Yorka semblait décidemment peu soucieux de l’image qu’il renvoyait. Kreen et Greld demeuraient penchés sur les documents qui avaient été étalés devant eux, plongés dans un silence devenu hautement plus contemplatif que studieux. Un des lieutenants qui patientaient avec eux s’était assis et s’était mis à tapoter ses pouces, tandis que son camarade avait entrepris d’entraîner une magie éveillée récemment, un peu plus loin au pied d’une arche. Lorsqu’il remarqua la posture de son confrère, le Zélos donna un coup dans le meuble dans l’espoir de déstabiliser le coyote et de l’inciter à s’installer correctement, mais cela n’eut aucun effet si ce n’est un sursaut chez sa commandante qui l’interrogea immédiatement d’un regard acidulé. Les trois personnages échangèrent plusieurs coups d’œil dans un ballet absurde de froncements de sourcils, de levées au ciel et de clignements exagérés, le tout dans un silence comique que leurs subordonnées observèrent un peu confus.

L’aiguille de la pendule indiquerait bientôt un retard d’une heure pour Sagrom Riesh Zaahl et son associée. Kreen avait toujours exigé de ses hommes une ponctualité irréprochable, ce qui faisait de cette attente un supplice rare. Greld, Silvaesh ainsi que les lieutenants Xunavu et Iës, commençaient à espérer que leur meneuse réprimanderait amèrement le coupable, et cherchaient encore plus secrètement les signes d’impatience chez la Gorgoroth. Elle les dissimulait autant que possible, mais sa posture s’était tassée et ses tics nerveux se multipliaient ; on la voyait titiller ses molaires avec sa langue, se frotter l’arête du nez, ou encore pianoter sur le bois à la manière d’un musicien en manque (les cours de clavecin qu’elle avait reçus étant enfant avaient imprimé dans ses muscles les mouvements nécessaires à la démonstration d’une gamme). Plusieurs fois, elle se mit à fixer les portes de la pièce pendant de longues minutes, ses yeux d’abord scrutateurs, puis finalement perdus dans le vague après trop de temps passé à se perdre dans les détails des ornements.

Plusieurs conversations eurent encore lieu – toutes dans l’espoir mal assumé de se divertir – avant que le lieutenant tant attendu fasse son apparition. Il passa le seuil de la salle avec brusquerie et s’inclina plus bas que nécessaire pour saluer l’assemblée, le front plissé par l’embarras et la bouche pleine d’excuses. Suite à la dernière mission qu’on lui avait assignée, son retour en ville avait été repoussé, et son accompagnatrice avait été contrainte de faire un large détour avant de le rejoindre, sans quoi elle aurait sans doute péri sous la lame d’un assassin de la Cour de Marbre. Compte tenu des circonstances, les soixante-dix-sept minutes de retard constituaient finalement la preuve d’une assiduité remarquable, aussi Kreen ne reprocha-t-elle rien aux deux nouveaux arrivants. Les quatre autres Cavaliers approuvèrent son indulgence de quelques hochements de tête, et ce même si la frustration de ne pas voir Sagrom se faire enguirlander fût palpable chez les plus sanguins d’entre eux.

La silhouette de Nagar sembla se détacher de l’ombre de son maître. Derrière le large guerrier dont la stature était encore accrue par son armure, elle était restée invisible un moment, le temps que les serviteurs de Sharna échangent sur cette sombre histoire de délai. Désormais, l’affaire était close, alors elle pouvait s’avancer et s’imposer au sein de cette coterie en cotes de maille. Elle était légèrement échevelée mais c’était bien là la seule trace d’effort que l’on pouvait déceler sur son corps et ses atours. Sa peau était largement exposée pour un personnage de sa profession – notamment ses épaules et ses jambes – et Kreen, qui l’aurait examinée même sans chercher quoi que ce soit, ne remarqua aucun accroc ni aucune contusion récente. La Terrane dégageait la même aura enjôleuse et ardente que d’habitude, son charisme exotique exacerbé par l’or et les tissus qui ceignaient ses formes, sa voix et son accent toujours porteurs de cette chaleur naturelle qui avait marqué les esprits huit semaines plus tôt.

La nouvelle servante de la famille Riesh Zaahl fréquentait ces nobles depuis plusieurs années, et ce à travers les activités commerciales gérées par Serigia, l’aînée de la lignée. Nagar était active au sein de la Cohorte Ishreg, une caravane de marchands argyréens qui entretenaient des rapports cordiaux avec les Cavaliers de Phelgra, faute de quoi ils auraient dû tirer un trait sur la lucrative portion de leur route qui les menait jusqu’au temple de Bor. Les accords qui liaient cette compagnie et les serviteurs de Sharna étaient partiellement officieux et maintenus secrets, à la demande explicite des négociants qui ne souhaitaient pas être accusés de trahison dans leur pays natal. Cette discrétion n’était pas non plus pour desservir les guerriers qui profitaient grandement de la situation pour réclamer pots de vin et autres présents, autant d’offrandes que la Cohorte ne rechignait pas du tout à présenter. Cette relation était devenue si mutuellement bénéfique qu’elle était parfois célébrée par des fêtes discrètes et que les enfants nés d’une union entre un Cavalier et un artisan Ishreg étaient loin d’être rares.

Nagar avait un jour exprimé à Serigia son désir de devenir sédentaire, car la joaillerie ne la distrayait plus et elle supportait de moins en moins l’ambiance frivole et pourtant vénale de la caravane au sein de laquelle elle avait passé près de trente-deux ans. L’aînée Riesh Zaahl ayant plusieurs fois succombé à ses charmes, elle ne fut pas difficile à convaincre ; la bijoutière devint officiellement femme de chambre, servante et hôtesse au sein de cette large famille, et fut accueillie avec une méfiance toute relative pour des phelgrans fortunés. Bientôt, les murmures rapportèrent son intelligence et son habileté jusqu’aux oreilles des Cavaliers de la famille ; le père et chacun de ses fils. Ce fut Sagrom, le pourpre le plus gradé, qui s’intéressa le premier aux talents de Nagar. Il lui suggéra de devenir informatrice pour l’armée, ce à quoi elle répondit qu’elle avait déjà bien des choses à lui confier. Très vite, elle s’était retrouvée conviée aux réunions des Cavaliers Rouges afin de partager ses informations sur les cercles qu’elle espionnait le mieux : la Cour de Marbre, le cartel de Xaën, et la coalition des Immortels.

Il n’avait échappé à personne que Nagar avait certaines tendances envers Kreen. Ce n’était pas innocemment qu’elle se plaçait toujours face à elle et inclinait ses hanches de façon à laisser une cuisse visible en permanence. Ce n’était pas avec pudeur qu’elle se penchait sur les cartes lorsque la Commandante était dans les parages, ni avec naïveté qu’elle se mordait la lèvre et passait la main dans ses boucles quand la Gorgoroth risquait de la voir réfléchir. Les minauderies étaient un comportement naturel, peut-être instinctif, qu’elle avait envers tout le monde, mais elles sortaient de l’ordinaire lorsqu’elles étaient destinées à la revenante. Il eut été difficile de savoir si elle voulait sa tentative de séduction ostensible ou si elle cachait mal ses intentions. En effet, elle n’avait pas l’air de se soucier des regards que les hommes lançaient à leur meneuse incrédule quand elle s’adressait à elle en soulignant lascivement son grade et en papillonnant des yeux, pourtant, cela la rendait indéniablement suspecte et elle devait le savoir.

Ce jour-ci ne dérogea pas à la règle. À un moment donné, Nagar s’appuya sur la table d’une main et posa l’autre sur sa hanche, comprimant sa poitrine d’un côté et soulignant l’élégance de ses courbes. Une mèche auburn glissa de son épaule et vint onduler dans son cou puis juste devant ses seins, traçant le chemin qu’auraient pu suivre les lèvres d’un amant s’il avait cherché à l’enflammer. Quelques instants plus tard, elle plongeait son regard dans celui de Kreen, ses iris aussi sombres mais plus brûlants encore que la braise, et prenait un ton fataliste qui altéra son timbre. Sa voix devint plus grave, rauque aux abords de ses phrases, poignante dans ses vibrations. La Gorgoroth la toisa, alors que les trois lieutenants faisaient mine de ne rien remarquer, que Greld se frottait les yeux et que Silvaesh se retenait de rire. Elle finit par esquisser un sourire, sans doute incontrôlé, et à revenir à la cartographie qui n’était toujours pas terminée.

Le conseil prit fin près de trois heures plus tard, après des discussions qui tournèrent en rond un moment. Certains participants en vinrent même à ôter quelques pièces d’armure, accablés par le sentiment qu’ils passeraient la nuit sur les lieux. Xunavu prit congé, puis Sagrom et Nagar, suivis de Iës. Le Zélos et le Yorka restèrent encore une bonne vingtaine de minutes, le temps de récapituler et de prendre les dernières notes. La fatigue commençait à peser sur leurs paupières et leurs estomacs criaient famine, mais ils savaient pertinemment à quel point leur commandante tenait à ce que les choses soient documentées. Elle prit pitié d’eux, cela dit, et les somma de rejoindre leurs quartiers avant que le dernier rapport ne soit terminé. De toute façon, son écriture était plus lisible que les leurs.

Le colosse n’avait pas encore fermé la porte derrière lui qu’un tourbillon de particules sombres s’extirpait déjà du mur derrière Kreen, semblable à une brume sablonneuse. Faust s’étira en faisant craquer ses cervicales et se posta aux côtés de la guerrière, les yeux là où elle avait posé les siens, dans le sillage sensuel que la servante semblait avoir laissé derrière elle. Il ne prit pas immédiatement la parole. Il avait vraisemblablement trouvé quelque chose à savourer ; le solennel grotesque de sa posture, le secret autour de sa présence pourtant bien réelle depuis un long moment, le nombre de questions qui tourmentaient son employeuse… Les trois, à n’en pas douter.

« – Vous allez pas être contente. Une inspiration dramatique fit office de roulement de tambours. La superbe argyréenne aux yeux de biche qui vous fait du gringue espionne pour… Il claqua des doigts comme s’il s’apprêtait à annoncer quelque chose de cocasse. Canopée. La déception et le dégoût de Kreen se mêlèrent en un son courroucé, entre le soupir et le grognement. Elle s’était doutée qu’il s’agissait d’une autre nation, mais Canopée ? Il y avait quelque chose de déshonorifique à se faire espionner par Canopée. J’ai aussi une bonne nouvelle, cela dit. Elle fait partie d’un réseau quasi-dormant dont la gestion a été confiée il y a plusieurs années à un commandement… Disons secondaire. On attend surtout d’elle qu’elle informe sur les mouvements des troupes et depuis qu’elle est en service, elle ne fait que des rapports à intervalles réguliers, ce qui me laisse penser qu’elle a pour instruction de rester plus ou moins passive. La guerrière rétorqua promptement.

– Peut-être, mais elle a l’air sacrément intégrée à la maison Riesh Zaahl, et elle en sait forcément beaucoup sur les pactes passés avec la Cohorte Ishreg. Elle doit avoir des contacts jusqu’à Cimmerium.

– C’est le cas. Mais j’ai l’impression qu’elle n’a été placée à Themisto que pour prendre le relai après un prédécesseur mort du Mal de Drys. Elle est considérée comme nécessaire mais elle n’est pas très surveillée, sans doute parce qu’elle n’est pas le seul pion du coin.

– Vous suggérez qu’on en fasse une araignée. Dans le jargon des Cavaliers, ce terme désignait un espion découvert mais non pas dénoncé dont on profitait pour faire parvenir de fausses informations à l’ennemi, et ce tout en endormant sa vigilance. Autrement dit, un indésirable qu’on épargnait dans un souci de sanité environnementale. Le Cavalier Noir acquiesça et haussa les épaules.

– Elle est plutôt sûre d’elle pour une novice, elle sera facile à gaver.

– Devrais-je m’inquiéter du fait qu’elle semble n’en avoir qu’après les Cavaliers Rouges ? Le ton de Kreen se fit presque badin.

– Comment ça ?

– Le patriarche Riesh Zaahl est Cavalier Gris. Elle ne travaille avec aucun Noir alors que cela lui faciliterait grandement la vie. Et puis ce n’est pas la première fois qu’elle mentionne Trahin.

– C’est vrai, admit Faust en opinant de la tête sans toutefois laisser paraître un réel intérêt. Et puis je vois pas bien pour quelle autre raison elle aurait tant envie de vous manger toute crue. L’espion et la guerrière échangèrent une œillade longue mais muette, paradoxalement expressive compte tenu du néant abyssal que leurs mines respectives semblaient communiquer. Ouais. Je vous conseille de tirer ça au clair. Puis il s’avança, comme s’il s’était lassé de la conversation et qu’il comptait – par miracle – sortir par la porte. Kreen leva une main décontenancée.

– Et je vous paye pour quoi ? Faust pivota pour faire face à la Gorgoroth sans pour autant cesser de s’éloigner à reculons. Il écarta les bras et adressa à sa consœur un sourire diagonal des plus sincères.

– Je suis navré Commandante mais je peux pas la baiser pour vous. Et une nuée sombre remplaça sa silhouette, avant de s’évanouir comme une volute de vapeur chassée par un courant d’air. »


*
*            *



La peau cuivrée semblait glisser sous ses doigts, prête à lui échapper en un battement de cil. Sur le chemin de sa paume, les plissures de quelques stigmates racontaient des histoires, dénombraient les combats. Une longue couture brune juste au-dessus de son genou illustrait tout en aspérité la fraîcheur de ses dernières aventures. Un peu plus bas, les teintes d’une ecchymose évoquaient une pensée fleurissante. Kreen laissa son majeur s’attarder sur le creux poplité de la belle, effleurant la zone de sa pulpe exsangue. La guerrière, elle, ne ressentait presque rien à ce contact ténu, quand bien même elle s’était suffisamment blottie contre sa maîtresse pour pouvoir constater la chaleur de sa poitrine. Nagar eut un frisson et se cambra davantage alors qu’elle approchait une main délicate de la joue adverse pour mieux la caresser. Un ronronnement bref trembla dans sa gorge. L’index de la soldate vint rejoindre son frère dans cet angle chatouilleux, et tous deux, ils taquinèrent la chair encore un instant.

À chaque spasme de Nagar, à chacun de ses rires étouffés et de ses soupirs malicieux, la Commandante se permettait plus d’entreprise. Elle avait commencé par parcourir le corps de l’étrangère d’une main prudente et exerçait maintenant une pression plus grande sur ses cuisses, éprouvant leur fermeté d’une curiosité consciencieuse. Son examen se poursuivit vers le haut, en direction de formes plus charnues que la servante fit mine de vouloir préserver en se tortillant. Ses gestes permirent en fait de dénuder ses jambes, désormais plus libres de gigoter entre les pans de sa longue jupe fendue à la phelgranne. Les lacets devenus lâches, ils laissaient apercevoir ses hanches dorées entre deux bandes de soie.

Kreen se redressa, ne laissant aucun choix à sa maîtresse qui se laissa basculer complètement sur le dos. Sage, perceptive, l’argyréenne ne tenta pas de se hisser sur les coudes comme elle l’aurait fait avec d’autres pour mieux leur présenter ses lèvres. La Cavalière avait le touché émoussé, les sensations diffuses. Elle n’éprouvait aucun besoin de réciprocité, ne cherchait pas de réponse dans les bras de ses partenaires. On ne pouvait rien lui offrir de plus que d’être matériel.

La Gorgoroth la dominait désormais, penchée sur elle comme elle l’aurait été si elle avait voulu lui ôter la vie d’un coup de poignard. Quand elle déposa sa langue juste sous la clavicule de Nagar, la belle émit un petit couinement à la fois surpris et joyeux. Le muscle était un peu plus froid que celui d’un vivant, mais il ne semblait pas avoir perdu en souplesse. Elle passa des doigts prudents dans la nuque de Kreen, emmêlant volontairement les cheveux qui échappaient à la torsion de sa tresse. La revenante répondit en se serrant davantage contre elle.

La servante Riesh Zaahl avait la peau douce là où elle n’était pas balafrée. Ses épaules étaient larges mais osseuses, d’une prestance élégante dénuée de force. D’allure inoffensive, ses membres n’étaient pas sculptés ; elle avait les hanches saillantes et les chairs rondes, enveloppées dans un satin chaud. Du coton de sa chemise et du mäs’scym de son corsage émanait encore l’odeur épicée et entêtante de sa terre d’origine, où l’encens et les vapeurs de thé avaient imprégné les tissages de ses atours. L’arôme exotique ne parvenait à Kreen que maintenant, son visage si proche du torse de l’étrangère qu’elle pouvait la goûter – et elle ne se priva pas. Elle se permit de prendre un peu de peau entre ses dents et de le retenir un instant avec ses lèvres, signifiant par ce biais qu’elle éprouvait une faim grandissante. Nagar émit un hoquet avant d’intimer à son amante de réitérer l’expérience en l’étreignant. La guerrière obéit, et le derme brun ne tarda pas à rougir sous l’assaut.

Les mains désormais fébriles de la Terrane luttèrent pour se glisser entre les deux corps. La soldate termina un second suçon avant de s’écarter pour lui faciliter la tâche. Nagar défaisait les attaches de son corsage, un exercice dans lequel Kreen l’assista tardivement. L’empressement de la jolie brune, sa maladresse, étaient autant de signes d’une excitation désormais invincible. La Commandante les savourait et laissait sa partenaire remuer contre elle sans ciller, appréciant les coups parfois brusques avec lesquels elle se rapprochait. À chacun de ses gestes, ses bracelets et autres breloques tintaient comme les grelots d’un chat en plein jeu. Le bustier fut envoyé sans ménage sur le sol, découvrant la finesse d’une chemise derrière laquelle peu de détails restaient secrets. Les lèvres de Kreen migrèrent vers le sternum de la servante, et puis ensemble, elles chassèrent progressivement l’étoffe afin que les baisers ne rencontrent aucun obstacle. Plus bas, les doigts de la Gorgoroth, qui avaient longuement joué avec les lacets de soie, trouvèrent la voie vers la boucle de ceinture de Nagar. Pour la défaire d’une seule main – l’autre lui servant d’appui, sans quoi elle aurait pesé de tout son poids de guerrière sur une frêle suivante –, elle dut faire preuve d’un peu de brusquerie. Elle tira sur le cuir d’un coup sec afin de déloger l’ardillon, arrachant un sursaut à la fragile argyréenne qui sembla nécessiter une seconde pour se remettre de cette attaque. La Cavalière fit glisser la sangle sous les reins de sa partenaire et l’envoya rejoindre le corsage délaissé.

Le ventre doré était enfin à elle. La jupe n’étant plus retenue par le ceinturon, elle put terminer d’en délacer les côtés et de découvrir entièrement l’abdomen brûlant de son amante. Elle usa d’abord de sa main pour en apprécier la tendresse, puis elle abandonna promptement son œuvre humectée entre les seins de la douce pour mieux la poursuivre autour de son nombril. Même insensibilisée par la mort, elle percevait la fougue qui semblait enflammer les entrailles de Nagar – et sur sa langue endormie, la saveur enivrante d’une chair aussi nouvelle qu’avide ne manqua pas de rendre la fièvre contagieuse. Elle s’accrocha fermement à ce corps menu et précieux, prélassé tout contre elle, impatient de se laisser révéler et explorer, et finit enfin d’extirper les jambes basanées de leur entrave de coton. Un linge mince formait un dernier barrage à sa passion ; la Terrane se joignit précipitamment à l’effort pour le faire disparaître, incapable de subir plus d’attisement. Les amantes ajustèrent leur position, s’installèrent idéalement sans besoin d’échanger, et se laissèrent enfin aller à un acte langoureux.


*
*            *



Les premiers instants, la revenante se laissa faire. Nagar caressait sa gorge d’une douceur aérienne, alternant entre le bout de ses doigts et le dos de ses phalanges en faisant tourner son poignet gracile. Cette tendresse futile n’éveillait rien d’autre chez le Séide qu’une méfiance amère. Pourquoi l’espionne s’acharnait-elle alors qu’elle avait déjà obtenu ce qu’elle voulait ? Elle n’avait pas encore retouché terre après l’envol qu’elle battait de nouveau des ailes, blottie contre sa maîtresse dans l’étreinte épuisée d’une amoureuse dont la confiance serait devenue aveugle. Pendant un long moment, la belle se contenta de dessiner des huit et des arabesques sur la peau marbrée de la guerrière, glissant parfois la main sous la chemise vermillon qui se dressait entre elle et le cœur silencieux de Kreen. Quand elle vint faire reposer sa tête sur l’épaule ferme et fraîche de la combattante, Nagar poussa un long soupir qui se mua aussitôt en un gémissement de complaisance. Sous le coup de cette invasion, la Commandante eut le réflexe de se redresser sensiblement.

« – Ne te fatigue pas, intima la Gorgoroth à la Terrane. Son ton bien plus blessé qu’autoritaire s’assortissait à une mine d’une rare tristesse. Nagar eut un mouvement de recul et se hissa sur un coude pour mieux encrer ses prunelles d’obsidienne à celles de son amante.

– Me fatiguer ? À quoi donc ? »

À quoi donc. Kreen songea qu’une simple dame de compagnie n’aurait peut-être pas compris, mais l’argyréenne était loin d’être une imbécile. N’avait-elle sincèrement pas réalisé à quels privilèges elle avait droit ? Inconcevable. Être conviée à la table des Rouges, elle, une étrangère à la caste et à la nation. Être sollicitée et écoutée par la Commandante elle-même, pas plus de quelques semaines après avoir commencé son œuvre. L’avoir vu défaire son armure, seule, l’avoir vu sortir de sa carapace pour dévoiler sa forme humaine. L’avoir enlacée et parcourue comme en rêvaient peu de prétendants et de trop nombreux assassins. De contact occasionnel, elle était devenue la maîtresse d’une des femmes les plus puissantes du pays. Que pouvait-elle encore chercher à obtenir à travers ses tentatives d’attendrissement ?

« – Tu as déjà toutes mes faveurs, Nagar. Tu n’obtiendras rien de plus en feignant des sentiments aussi invraisemblables… Au contraire. Ses mots pesaient comme une menace mais sa voix portait le voile subtil d’une franche lassitude. Et pourtant. La simple dame de compagnie se réinstalla, un amusement suave vibrant dans sa gorge.

– Je sais bien de quoi j’ai l’air, mais tu te fourvoies. Je passe mon temps à devoir séduire des hommes vois-tu, parce que les bourgeois lubriques sont des hommes, et que les espions déloyaux sont des hommes. On ne peut compter que sur les hommes, dans ce métier. Or ma préférence va à l’autre gent, alors je suis souvent frustrée. Je n’y peux rien. Si une femme à peu près fréquentable croise mon chemin, qu’elle n’empeste ni la sueur, ni l’alcool, et qu’elle a toutes ses dents… Je n’ai pas tellement envie de passer ma chance.

– Mon grade ne serait qu’un plus ? Interrogea la soldate d’une espièglerie sortie de nulle-part.

– Mmh non, j’avais l’intention de m’acoquiner avec un commandant quoi qu’il arrive… Mais je ne serais probablement pas en train de câliner Seigneur Kern si c’est lui qu’on m’avait présenté. Un silence préfaça la réponse pince-sans-rire de Kreen.

– Il y a plus d’une raison à cela. »

La franchise de Nagar ne manqua pas sa cible. La mort-vivante ne pouvait pas prétendre souffrir des mêmes contraintes que l’informatrice, ni même connaître les difficultés d’un choix trop restreint en termes de partenaires préférés. Les Cavalières de Sharna et leurs fidèles sujettes fuyaient rarement le saphisme, ce plaisir qui, dans sa légèreté inoffensive et partageuse, constituait une alternative bien moins invasive et nettement plus optimisée à la passion ignare des hommes phelgrans. Cela dit, elle imaginait facilement avec quelle plus grande ardeur elle aurait pourchassé le contact chaud et leste des corps féminins si on l’avait poussée à s’offrir à des mâles. D’ailleurs… Elle ne sut dire si la jeune prêtresse qui apparut dans ses souvenirs était sa propre personne ou une simple camarade, mais elle savait pertinemment que, parmi toutes les images enfouies dans les tréfonds de sa mémoire ante-mortem, il y en avait de morphologies qu’elle n’aurait jamais choisi d’apercevoir dénudées. Kreen se laissa prendre au jeu. Si peu vêtue aux côtés d’une espionne de Canopée, elle était loin d’avoir laissé sa vigilance s’assoupir – bien au contraire – mais Nagar ne lui avait pas menti depuis un bon moment, et elle ne présentait à ce moment pas plus de menace que les sentinelles postées à l’entrée de ses appartements. La soldate se mit à jouer avec une mèche de cheveux de l’argyréenne, l’entortillant autour de son index pour en faire varier la rougeur dans un rayon de soleil.


*
*            *



Sous les cieux nocturnes et le feuillage épais, une pèlerine sombre la rendait invisible. Elle trottait silencieuse en dehors du sentier, son rythme hâtif parfois cassé par la prudence inquiète avec laquelle elle escaladait les talus et écartait les fougères. À l’approche d’un haut chêne dans le tronc duquel un large trou dessinait un œil maléfique, elle ralentit sa course et retroussa ses manches. De larges racines lui servirent d’escabeau alors qu’elle se hissait sur la pointe des pieds pour pouvoir glisser son bras dans le creux de l’arbre et tapoter l’écorce du bout des doigts. Une faible lueur se mit à émaner du cœur végétal, jetant des formes orangées sur les parois de la niche. Elle retira sa main et attendit que la créature qu’elle venait d’éveiller montre son bec.

C’était une chouette effraie. La blancheur de son poitrail n’était altérée que par le rayonnement auroral d’un bijou entre ses plumes, une pierre de sphène taillée avec délicatesse qui paraissait scintiller d’elle-même dans son sertissage doré. Sur ses contours, des symboles reconnaissables entre tous traçaient de jolies boucles, et les serres du rapace étaient ornées de grigris tout aussi caractéristiques. Nagar plongea la main dans sa besace à la recherche d’un minuscule rouleau de parchemin. Elle avait dû y écrire tout petit, car même codées, les informations qu’elle s’apprêtait à faire parvenir à ses employeurs prenaient de la place. Il était temps qu’elle corrige les renseignements qu’elle avait communiqués à Canopée sur l’ampleur de la mission que les Cavaliers menaient si proche de la frontière de Cebrenia. La fierté d’avoir déjoué les pièges que Phelgra lui avait tendus ne s’était toujours pas dissipée, aussi esquissa-t-elle un sourire discret au moment de sortir le message de sa sacoche.

Elle n’eut pas le temps d’en faire quoi que ce soit. Un sifflement passa sur sa gauche, suivi d’un bruit sourd de pointe plantée dans du bois. Le carreau d’arbalète avait transpercé le ventre du strigidé qui avait chuté dans le tronc et ne s’envolerait plus. Nagar fit volte-face. Une silhouette vaporeuse était apparue, et un éclair plus tard, elle était dans ses bras, une lame sous la gorge. Incapable de faire un geste.

« – Tu veux t’expliquer ? S’enquit un soupir grave et monocorde.

– Qui t’es, toi ? Elle cracha avec haine. C’était la première fois qu’elle se faisait prendre. Mais elle était préparée.

– Je suis au service de l’armée. Si t’as une bonne excuse, c’est maintenant ou jamais. Nagar invoqua sa magie de brûlure mais l’espion resserra immédiatement son étreinte, et alors qu’elle s’était attendue à des gémissements de la part de son agresseur, le souffle qu’elle sentait sur son oreille demeura calme et muet.

– Je… C’est pas ce que tu crois.

– Mh, t’es pas sur la bonne voie, murmura le fantôme. Il appuya le tranchant de sa dague contre sa peau et ajusta sa posture. Ses jambes étaient désormais placées de façon à ce qu’elle ne puisse que trébucher dessus dans le cas miraculeux où elle parvenait à lui échapper. Ses autres pouvoirs ne l’aideraient pas, et même si une chaleur grandissante se dégageait bien du corps derrière elle, l’utilisation de sa seule magie offensive ne semblait pas avoir l’effet incapacitant espéré. Aucun mensonge ne lui vint à l’esprit. Aucun mensonge n’aurait été suffisamment bon. Il n’y avait aucun doute sur ce que son assaillant avait vu, ni sur ce qu’il avait compris. Elle allait mourir. Les larmes glissèrent sur ses joues comme des billes sur la glace. Ses lèvres se mirent à trembler alors qu’elle essayait de retenir ses sanglots. L’assassin posa ses yeux sur elle. Elle le sut. Elle le sentit l’observer, scruter ses traits à la recherche d’un indice ou d’un début de réponse. Il vit qu’elle abandonnait. Rien du tout ? Il ne sut pas si elle secoua la tête négativement ou si elle eut un simple spasme. Cela revenait au même. Navré. Rêva-t-elle l’once d’émotion qui parut porter ce souffle ? Ou l’inconnu ressentit-il bien quelque pitié pour elle ? Elle, agente esseulée, esclave d’une nation qui n’était pas la sienne, simple pion sans couleur voué à être sacrifié un jour ou l’autre. »

Il était sincère. Nagar avait depuis longtemps perdu le contrôle de son destin. Ses gestes n’étaient plus vraiment les siens. Lui mieux que quiconque le savait. Il éprouvait pour elle une peine amère.


*
*            *



Aucun cierge ne daignait bénir de sa lueur le corps inerte qui était appuyé là, contre l’autel, comme s’il avait été oublié. Il gisait dans un faisceau de lune glacial, une pâle auréole tracée par la rosace qui perçait le mur ouest de l’édifice. Autour de Nagar, la pénombre avait englouti les chandelles, les encensoirs et les bénitiers, les réduisant à des ombres grossières indignes de la caresse argentée des satellites.

Sa tête tombante déversait sa chevelure sur sa poitrine, les boucles emmêlées comme des ronces. Les plumes s’échappaient de sa coiffure défaite. Elle avait les bras écartés, les paumes tournées vers le plafond, et les jambes lâchement droites devant elle. Derrière un rideau de nœuds auburn, on devinait des paupières à demi-closes sur des yeux éteints, et des lèvres figées sur un dernier soupir. Le mäs’scym de son corset n’affichait plus ses joyeuses harmonies colorées. Sa chemise de coton avait abandonné sa teinte sableuse. Un pourpre abyssal recouvrait désormais son buste trempé, le tissu collé à sa peau à la manière d’un linceul impudique.

Kreen passa le seuil de la chapelle mais ne s’approcha pas davantage. Dans la nuit au fond du bois, la scène était sublimée d’un silence symphonique, écho au souffle ultime et éternel qui avait quitté cette nouvelle offrande à Sharna. La Gorgoroth contemplait cette œuvre. Elle se demandait qui, de Faust, d’elle-même ou de son dieu, en était réellement l’auteur.

« – Je n’ai pas eu le choix. L’espion se matérialisa dans un froissement sourd, sa voix sombre trop retenue pour résonner.

– Qu’a-t-elle fait ?

– Elle était chez Jurn Haeris il y a quelques heures. Ils ont longuement échangé autour de la horde d’Ebreus. Elle a fini par comprendre. Je l’ai suivie jusque dans une sphère illusoire sur la route des Ruines de l’Aube. Madame avait bien sûr un rapport urgent et exceptionnel à envoyer par familier. Kreen lui adressa une œillade inquiète. En temps normal, il aurait répondu de manière cynique à cette question vexante, mais pas cette fois. Il lui tendit le parchemin qu’il avait ramassé juste avant d’inspecter le cadavre de la chouette et de le brûler. Il n’y a aucun souci à se faire. Mais j’ai décidemment bien fait. La mort-vivante ne se dérida pas.

– On aurait pu en savoir beaucoup plus sur la surveillance de Canopée. Elle chuchotait presque mais parlait sévèrement, bien plus sévèrement qu’à l’accoutumée. La guerrière n’était pas dans son état normal. Elle laissait une aigreur irrationnelle dicter ses mots, semblablement à ses jours de mauvaise humeur. On aurait pu croire qu’elle reprochait à son espion d’avoir été impatient et précipité. On aurait pu croire qu’elle avait espéré pouvoir interroger Nagar sous la main de Shil jusqu’à ce qu’elle révèle bien des choses sur son travail et les informations que les Sindarins avaient déjà. Mais ce n’était pas le cas. Les Cavaliers savaient déjà tout du statut de l’argyréenne. Elle n’aurait fait que jurer ne rien connaître de plus, et elle n’aurait pas menti. Tel parlaient les espions dormants. Faust savait pertinemment que Kreen lui faisait confiance, qu’elle ne remettait pas en cause ses décisions. Il fixa simplement le sol.

– Va falloir arrêter de s’amouracher de toutes les furettes bronzées du pays, Commandante. Son conseil sembla flotter un moment entre eux alors qu’ils ne se regardaient pas. Lorsque la Gorgoroth reprit la parole, un long silence se brisa.

– À quoi devons-nous nous préparer ? Il haussa les épaules.

– Canopée viendra pas chercher après elle. Ils se contenteront de la remplacer.

– Bien. »

Et alors que Faust se volatilisait encore une fois, elle pénétra dans la chapelle et dégaina sa lame. Elle se devait d’offrir le corps de Nagar à Sharna et de s’assurer qu’il n’irait pas à Kron.


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MessageSujet: Re: Au Commandement des Rouges   Au Commandement des Rouges Icon_minitimeMar 14 Nov - 15:26

Au Commandement des Rouges Banner15

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Les Loups dans le Brasier



À mesure que les verres se remplissaient pour noyer les sens dans leurs vapeurs, le brouhaha se muait en vacarme. Les couverts tintaient sous le coup de la maladresse, on s’esclaffait pour un rien, les manières se faisaient plus amples, plus déliées. Afin de ménager les yeux alcoolisés, les lustres avaient changé de teinte et baignaient désormais l’immense salle de réception d’une lumière ocre. Sur les murs, les portraits semblaient reprendre des couleurs, revenir à la vie après un long séjour aux soleils.

Dans un grand miroir à sa droite, Kreen suivait, captivée, la progression d’un insecte dans le dos d’un bourgeois. La petite bête s’était posée sur son épaule et avait entrepris de parcourir la redingote entière, intriguée peut-être par le motif floral brodé dans la soie. Pendant ce temps – et alors qu’il aurait probablement chassé la mouche avec dégoût s’il avait été conscient de sa présence – le conte de Brenesh continuait de moquer l’instabilité de la caste militaire en faisant de grands gestes des mains sans jamais craindre pour son vin rouge.

« – Enfin admettez que cela n’est pas nouveau, Commandante ! Les Cavaliers de Sharna n’ont pas pour réputation d’être loyaux.

– Voilà qui doit vous préoccuper, vous qui dépendez tant de notre protection, répondit-elle distraite.

– Bien sûr, moi au contraire, je suis patriote. Ce n’est pas parce que je suis lucide sur la situation des Cavaliers de Sharna que je m’abaisserais à engager des mercenaires… Contrairement à certains. Il but d’abord une gorgée, puis il releva les yeux sur Kreen qui finit par reporter son propre regard sur lui. Brenesh avait les sourcils levés et ses iris grisâtres scintillaient curieusement.

– Quelle que soit l’information qui vous brûle les lèvres, je vous garantis que nous l’avons déjà.

– Tss ! Votre orgueil dépasse l’entendement. Vous savez, vos prédécesseurs ne faisaient pas aveuglément confiance à leurs homologues Noirs et Gris. Loin de là.

– Mes prédécesseurs avaient tort de vous confier quoi que ce soit. »

Au fond de la salle, une clameur annonça l’arrivée des desserts. Les ducs et duchesses furent les premiers à trotter vers les plateaux, suivis de près par les ambassadeurs éridaniens. En balayant l’assemblée des yeux, Kreen constata que les Sindarins n’avaient pas changé de formation ; ils étaient toujours regroupés en arc de cercle entre deux colonnes et loin des fenêtres.

À l’occasion du sommet précédent, Canopée n’avait envoyé que deux représentants : des hommes controversés dans leur propre pays que la couronne sindarine avait espéré ne pas voir revenir. Entre temps, Sirion était repassé sur les effectifs des émissaires et démis ceux qui, juste avant la guerre entre les Lanetae et Cimmeria, avaient été trop insistants dans leur discours aux nations voisines. Désormais, les ambassadeurs de Phelgra auprès de la reine Viwien étaient des personnages très modérés, et parce que les deux gouvernements s’étaient finalement mis d’accord sur le traitement réservé aux renégats et aux survivants de la famille d’Elerinna, les relations semblaient s’être rentrouvertes. Ce soir, les Sindarins ne s’étaient visiblement entretenus qu’avec leurs homologues, et ce du bout des lèvres, mais pour l’armée, leur présence seule était une victoire.

Excepté l’Amiral et le Commandant Noir, tous les membres du Conseil étaient présents, signe supplémentaire que cette fois-ci, le Haut-Sommet de Thémisto avait retrouvé de sa valeur aux yeux des dirigeants du monde. On ne le considérerait plus comme un traquenard dans lequel on envoie les indésirables – si on envoie quiconque. L’événement avait acquis cette réputation plusieurs décennies avant la disparition de Démégor et n’avait pas été organisé depuis des lustres. Sirion, lui, avait travaillé dur pour le remettre au goût du jour.

C’est pour toutes ces raisons que la Commandante Rouge faisait, elle aussi, acte de présence ce soir, car si elle avait pu, elle y aurait échappé. En début d’après-midi, les rencontres et autres discours avaient été intéressants, mais maintenant que les festivités avaient débuté, les nobliaux se croyaient rois et les instincts primaires se réveillaient sous les méfaits de l’alcool. Dans son costume d’apparat et aussi désarmée qu’elle acceptait de l’être, Kreen commençait à sentir la bienséance peser sur ses épaules et emporter dans les limbes tout ce qu’elle avait de patience. Après un hochement de tête inattentif, elle abandonna Brenesh à ses déblatérations polémiques.

« – Navrée mais les événements ne me semblent plus requérir ma présence. Mes hommages, conte. »

Un vent frais vint immédiatement faire battre la cape qu’elle finissait de fixer sur ses épaules. L’air du soir était piquant, même sur sa peau exsangue. Les torchères dessinaient des taches floues dans la brume sous les gros nuages gris qui se déchiraient devant les cieux nocturnes. Ses bottes émirent un bruit humide sur les marches du palais, et elles crissèrent dans les gravillons que le brouillard avait couverts d’une mince couche de froid. Sur le chemin des écuries, elle pouvait entendre l’agitation s’évanouir doucement dans son dos, et les murmures de la nuit l’encercler avec bienveillance.

Elle se revit dans les jardins du Temple, après la tombée du soir, à errer entre les tombes et les bancs de pierre, à profiter du souffle glacial sur ses joues, à apprécier les baisers mordants d’une Nivéria vive et affamée. Les bras salvateurs d’une nuit froide n’avaient pas d’égal.

Des bruissements lui firent tourner le regard vers les bosquets. Elle fit volte-face de façon à se placer dos à un large chêne, et demeura coite. Le chant du feuillage sembla se taire. Au bout de l’allée, le feu d’un braséro faisait scintiller l’armure d’une sentinelle. De l’autre côté, les lumières de la demeure trouaient encore vastement la brume. Elle se remit en marche.

À sa gauche, un sifflement transperça l’atmosphère. Kreen leva immédiatement son boucler magique et chercha à protéger ses arrières, mais un craquement juste derrière elle lui signala qu’elle était en train de se laisser cerner. Elle ouvrit les lèvres, appela la garde… Et aucun son ne sortit. Un énorme carreau venait de se planter dans son flanc, juste sous ses côtes. La surprise lui arracha d’abord les mots, puis ils semblèrent fondre dans sa bouche. La sensation qu’elle se liquéfiait envahit son corps entier qui tituba vers l’arrière. Un grognement resta longuement coincé dans sa gorge avant de couler en crachats plaintifs entre ses lèvres.

Se voyant s’effondrer à genoux, elle s’asséna une puissante droite. Les picotements parvinrent à lui remettre les idées en place. D’une voix gémissante, elle hurla qu’on sonne l’alerte. La sentinelle accourut immédiatement, mais elle n’était pas encore à mi-chemin quand sa silhouette disparut sous une masse noire, et que des sons de lutte commencèrent à résonner. Il s’agissait de sons étouffés, diffus, comme s’ils provenaient de l’intérieur d’un cercueil.

Kreen sentit un caillot gluant lui remonter l’œsophage. Elle le régurgita avec peine, incapable de distinguer son sang de Gorgoroth d’une quelconque autre substance. Dans un gémissement sourd, elle se téléporta vers les marches du palais. Elle s’affaissa à leur pied. Des formes hautes et sombres firent leur apparition dans son champ de vision, juste au-dessus des gardes qui s’élancèrent sans attendre. Bientôt, le chant des lames et les cris étourdirent la commandante, poussée à terre par un de ses hommes qui tentait de la mettre à l’abri. Elle lui fit signe de ne pas s’occuper d’elle, enfouit son visage dans sa manche pour mettre fin aux stimuli visuels et se focaliser sur les sons qui emplissaient les jardins. Les Cavaliers s’ordonnaient en quelques mots. Elle en entendit hurler des nombres, de plus en plus haut. Les assaillants qu’ils neutralisaient. Ils y arriveraient. Elle pouvait se laisser aller à la panique, s’inquiéter de son propre sort. Elle se mit sur le dos et laissa tomber son bras sur le côté.

Lorsqu’elle baissa les yeux sur ses jambes, elle les vit ondoyer, elle vit les couleurs se fondre comme si elle n’était plus faite que de cire et que l’on avait jeté sa carcasse au bûcher. Alors elle préféra lever le regard. Au-delà de ses bottes remuantes, au-delà de ses soldats qu’elle ne pouvait aider, au-delà des buissons menaçants qui regorgeaient d’ennemis – vers la colline juste à côté. Les formes fantasques et aigües de son ancienne demeure, les lueurs rouges qui bordaient son parvis, les longues silhouettes de ses habitants qui erraient sur les marches. Perçant le voile des nuages, les lunes caressaient les sculptures du bout des doigts, comme elles le faisaient toujours après la Transe des Obsidiens, après les messes nocturnes, à la tombée du soir lorsqu’elle errait entre les tombes et les bancs de pierre.

Elle usa de nouveau de magie, une fois, puis deux, puis trois. Elle traîna son corps comme un filet plein de boulets de canon, lentement et lourdement vers le haut de l’escalier, grondante et gémissante, plus semblable à un gibier vivant ses dernières heures qu’à une guerrière abattue. Les prêtres s’approchèrent d’un pas curieux, ils se penchèrent sur elle sans dire un mot. Seules quelques lèvres s’étirèrent en un sourire compatissant.

Kreen aperçut le reflet blanc d’une lame dans la main d’un des clercs. Elle tendit une main tremblante, l’arme refléta bientôt ses mouvements. Elle glissa des doigts de son propriétaire, s’installa maladroitement dans celle de la Gorgoroth qui la brandit de travers, tressaillante.

« – Hyelest… Hyelest Izevyn. Amenez-moi à lui, ou Alton saura… Que vous m’avez laissée mourir. »



– Ginik 1165 –


« Que ses murmures te suivent jusque dans l’infini. »

L’écho de ces mots ne se taisait plus dans les couloirs du Temple. Plus que des souhaits, une litanie. Dans tout Thémisto, on pouvait l’entendre courir derrière les prêtres et les prêtresses et derrière de nombreux Cavaliers qui la répandaient une main sur l’insigne. Chez les plus pieux, elle suscitait une rare euphorie. Elle attisait la flamme fanatique qui faisait vibrer leur voix et luire dans leurs yeux fous leur soif de cataclysme.

Aucune célébration n’attirait plus de fidèles que celle-ci. Le parvis du Temple disparaissait sous l’attroupement, cette foule colorée peuplée de visages exaltés, animée d’exclamations joyeuses dont on ne croyait pas ce culte capable. Souvent, les croyants se paraient de leurs plus beaux vêtements. Ceux dont la profession ne nécessitait le port d’aucune armure sortaient même leur équipement militaire du placard et l’enfilaient pour l’occasion. Pourtant amateurs de chaos, les Gélovigiens de Sharna se devaient de compter les visiteurs, de leur indiquer où poursuivre leur attente et parfois même de former des files, sans quoi les cérémonies ne pouvaient avoir lieu. Dans bien des mesures, la semaine qui précédait la Récolte des Murmures était exceptionnelle.

Il s’agissait également de la fête que l’on ratait le plus amèrement, du moins lorsqu’on avait la foi profonde. Parmi les fidèles présents ce jour se tenaient bon nombre de magistrats et de grands guerriers, des célébrités que les prêtres et les prêtresses s’empressaient d’accueillir l’œil brillant de dévotion. Les légendaires Méhorania et Tys Zëvilyn, par exemple, ne rataient que rarement la Récolte, alors que leurs devoirs les poussaient souvent bien loin de toutes les autres célébrations. Les Gélovigiens se ruaient alors sur eux, extatiques, et se réjouissaient tant de leur présence qu’on les aurait cru divins eux-mêmes. En retour, les Cavaliers que l’on noyait ainsi dans la déférence ne venaient pas les mains vides. Au cours de leurs batailles, ils recueillaient les plus belles offrandes, les choisissant avec soin comme on sélectionne un fruit, et les conservaient précieusement dans des cassettes dédiées. Ils les distribuaient alors aux religieux, pas seulement à ceux qui déposaient sur eux la Main de Sharna – rituel privé censé rendre les bénis plus susceptibles de comprendre les Murmures – mais également à ceux qui se contentaient de les accueillir. Au cours de cette rencontre rare, les deux castes festoyaient autour d’une extase contagieuse. On aimait dire qu’à l’occasion de la Récolte, Sharna portait la main à ses lèvres pour unir tous ses enfants.

À l’intérieur, une troupe de jeunes prêtres et prêtresses finissaient de préparer le cinquième grand autel, celui sur lequel on effectuerait le dernier sacrement ; les Odes Tomosigillaires destinées à garantir le dévoilement par Sharna de tous les secrets de ce monde, et de tous les secrets de tous les autres mondes. Une fois les dix rites complétés, on pourrait appeler le dieu et capturer ses fameux Murmures dans la Cinischaronia, la conque sacrée dans laquelle résonneraient ses promesses, ses prophéties, ses menaces. Avant les Odes, les crânes peints symbolisant chaque peuple istherien devaient être disposés très précisément pour que les symboles qui les ornaient soient parfaitement alignés. La tâche était ardue mais bientôt terminée.

Kreen avait glissé ses doigts sous le maxillaire Lhurgoyf vacillant pour la caler avec une améthyste. De l’autre côté de l’autel, Hyelest et Cémi-Gil essayaient encore de faire pivoter un des crânes sans pour autant faire effondrer la structure. Le Sindarin était grimpé sur le marbre et retenait sa respiration.

« – Alors, Izevyn ? Appela une voix puissante qui fit sursauter Hyelest, amusant grandement le coupable. J’espère que tu ne seras pas aussi long après-demain. Il risque d’être bien silencieux, ce coquillage. L’elfe ne répondit pas. Personne ne le fit. Pharon était le type de brute contre lequel le mépris était l’arme la plus efficace. Un long silence offrit à sa raillerie le luxe d’un écho. Pfff, vous seriez vraiment prêts à y passer un siècle entier s’il le fallait, reprit l’imbécile, vexé qu’on ne lui accorde aucune attention. Vous réalisez que tout ça ne pourrait pas être plus vain, non ?

– Tu peux toujours aller te rendre utile ailleurs, tu sais.

– Ouais, sur le parvis par exemple, suggéra Cémi-Gil. Avec le monde qu’on attend, même toi tu ne serais pas de trop.

– Non merci… C’est de là que je viens, face de hyacin. Il y a encore un tas de bourges qui vient d’arriver. Et vas-y que je me jette à genoux, et vas-y que je baise des mains… Il suffit que n’importe quel Cavalier pointe le bout de son pif et ça y est, on n’a plus de maîtres instructeurs. Ils se transforment tous immédiatement en serpillère.

– Seigneur Cahavinn n’est pas n’importe quel Cavalier, abruti. Ereyn était apparue derrière lui, visiblement prête à l’attraper par le col et à le ramener auprès de ses supérieurs. Pâle de peau et forte de tempérament, cette Aurashaar n’avait d’Aurashaar que le nom. Elle était réputée pour sa franchise et sa bravoure, des traits qui faisaient aussi d’elle une bien drôle prêtresse de Sharna. Sa cousine avait fait volte-face à ses mots.

– Seigneur Cahavinn est là ? »

Abandonnant l’améthyste là où elle ferait correctement son office, Kreen s’était mise à trotter derrière Ereyn et avait fini par la dépasser. Elle descendait désormais à grands pas les marches du demi-étage, pressée de sortir alors que sa tâche n’était même pas terminée. Derrière elle, la course furtive de Hyelest ne tarda pas à la rattraper. Il suivit son amie en silence, un regard intrigué scrutant ses traits radieux.

Sur le parvis, la foule s’était densifiée depuis la dernière fois qu’elle était passée dans les parages. Elle dut jouer des coudes, bousculer certains confrères pour se frayer un chemin jusqu’au heaume rouge et or qui dépassait de l’attroupement. Il était cerclé de Gélovigiens extasiés qui acceptaient ses cadeaux les larmes aux yeux. Kreen se glissa entre deux prêtres aux bras alourdis d’offrandes et se pencha poliment sur le côté pour attirer l’attention du Cavalier.

« – Seigneur Cahavinn ? Kreen l’Aurashaar, fille de Cekresh et Thrëina l’Aurashaar. Vous étiez présent lors de ma Quête aux Étincelles.

– La jeune Aurashaar. Bien sûr. Je suppose que vous venez de passer votre Errance, mes félicitations.

– Et j’ai appris que votre campagne à Mahaazar avait été un succès. On m’a relaté vos stratégies.

– Les rumeurs circulent vite ! Je ne suis pas sûr que tous mes confrères soient au courant.

– Je connais un peu les regs d’Oth Mahaaz. J’étais très curieuse de savoir comment vous gagneriez les mahaazarites à notre cause malgré la présence des Guides du Silence… Sans parler du terrain, qui devait restreindre vos mouvements de manière considérable. Elle rougit et laissa son regard dégringoler vers les pavés, honteuse de s’être permise autant de commentaire. Cahavinn ne cacha pas sa surprise. Il haussa haut les sourcils et eut une moue impressionnée.

– Votre père m’avait dit que vous aviez soif de savoir militaire.

– Voilà qu’il a dû admettre à contre-cœur, répondit-elle en riant nerveusement.

– C’est vrai. Il a eu tort. »


*
*            *



Au-dessus de sa tête, un vitrail colorait chaudement les rayons solaires tombés dans le puits de lumière. À première vue, le motif semblait abstrait, mais à cette heure de la journée, les taches qu’il jetait sur les dalles formaient une large gueule aux bords aiguisés dont surgissaient cinq grandes flammes. En face, une seconde ouverture teignait le sol de nuances plus froides, avec des contours flous et difformes car les astres ne brillaient pas encore sur cette lucarne.

Les murs s’étaient drapés de rideaux et de tapisseries, et formaient autour de lui un écrin précieux. Les bruits extérieurs lui parvenaient étouffés et lointains alors qu’il savait l’agitation toute proche. Il s’était agenouillé sur le tapis et avait disposé son arme favorite à terre devant lui, comme il avait pour coutume de le faire avant d’être consacré. Il baissa les paupières. Capturée dans les tentures qui l’encerclaient, l’odeur de l’encens était capiteuse. Combien de fois avant sa venue la fumée avait-elle grimpé les murs de cette chapelle et envahi les étoffes ? Combien de fidèles les Gélovigiens recevaient-ils chaque jour, assidûment, prêts à répéter une centième fois les gestes de la même bénédiction ? Ces clercs étaient d’une patience incommensurable, songeait-il.

Le bruissement d’un lourd rideau l’arracha à ses pensées. Un jeune Sindarin sublimement coiffé fit son apparition, un manuscrit serré contre la poitrine et une cassette sous le bras gauche. Il lui adressa un large sourire avant de déposer ses bagages sur l’autel et de se poster de l’autre côté du tapis pour s’incliner respectueusement.

« – Prêtre Izevyn, pour poser sur vous la Main de Sharna, puisse-t-elle vous rendre la langue divine limpide. C’est un honneur, Seigneur Cahavinn. Je suis navré, prêtresse l’Aurashaar et moi-même avons dû échanger nos rôles.

– Rien de grave, j’espère. Le guerrier avait déjà penché la tête en arrière et fermé les yeux.

– Oh, pas du tout. J’étais destiné à recueillir les Murmures. Notre prêtre instructeur a réalisé ce matin – et à raison – que Kreen maîtrisait mieux son essence et qu’elle y parviendrait plus facilement que moi, alors elle doit s’entraîner. Enfin... Amusément, elle était très déçue. Hyelest avait ouvert le coffret et étalait sur ses paumes une substance rouge à peine moins liquide que du sang.

– Ah oui ?

– Oui. Je crois qu’elle avait très envie de vous honorer. Je ne l’avais jamais vue trépigner auparavant.

– Mh. Ce qu’on ne ferait pas pour faire plaisir à son père. Il ouvrit les paupières et secoua la tête, les lèvres tirées par un sourire discret. L’elfe parut déconcerté.

– Oh. Non, Seigneur. Je crois qu’il ne s’agissait pas de faire plaisir à son père. »


*
*            *



Spoiler:


*
*            *



« – J’ai eu l’impression que tu me cherchais avidement aujourd’hui, l’Aurashaar. Aurais-tu enfin retrouvé le chemin vers les rosiers ? »

La voix éternellement suave d’Ophréstine l’enveloppa d’un réconfort fugace. Dans son ton, dans ses mots joueurs, Kreen aperçut les contours de ce qu’on ne lui laissait plus apprécier. La chaleur enivrante des galanteries d’une femme avait été réduite, dans son esprit brumeux, à l’état de souvenir lointain.

Depuis plusieurs mois maintenant, les prêtresses ne la regardaient plus de la même manière. Elles ne la regardaient plus du tout. Pour celles qui avaient partagé sa couche, Kreen aussi avait été réduite à l’état de souvenir lointain. Jamais plus ses bras ne serait le refuge de ces femmes qui n’aimaient pas les hommes. On ne venait plus se blottir contre elle après les orgies pour se rappeler qu’auprès d’une amante dévouée, l’amour n’avait rien d’effrayant.

Les mains entreprenantes des prêtres, leurs remarques indécentes, n’étaient plus non plus les mêmes. Mais Kreen avait fini par ne plus les sentir ni les entendre. Elle avait appris à faire abstraction, comme la première fois qu’elle les avait découvertes et appris à vivre avec. Elle pouvait s’habituer à être malmenée par les hommes. Pas à être ignorée par les femmes.

Pendant la cérémonie au Grand Tarakosh, elle avait tendu des bras éperdus vers Ophréstine. La sublime élusienne avait toujours posé sur elle des mains tendres et talentueuses. Kreen avait combattu pour pouvoir de nouveau apprécier la texture de ses lèvres et le goût de sa langue. Elle avait passé ses bras autour de sa taille et l’avait enserrée aussi puissamment qu’un naufragé se serait cramponné à son rocher dans la tempête. Le visage enfoui dans la poitrine de son aînée, Kreen avait versé une larme. Jamais les rumeurs ne l’avaient éprouvée à ce point, et elle tenait là tout ce dont elle avait besoin pour se consoler. Le torse chaud d’une femme qui voulait bien d’elle, le battement de son cœur contre son oreille, la douceur moite d’un corps qui ne s’immisce nulle-part, qui ne fait que ronronner sous les baisers, qu’il suffit de caresser pour satisfaire. Pour lequel on ne sacrifie rien.

Ophréstine s’était assise à côté d’elle sur le banc de granit. Les jardins du sanctuaire étaient mal entretenus mais on y voyait souvent quelques religieux prendre l’air après une cérémonie sulfureuse. Pour les fuir, Kreen avait choisi la pierre la plus lointaine, celle sous laquelle on ne pouvait pas s’installer à plus de deux à cause des buissons qui cherchaient à la dévorer.

« – Je ne l’ai jamais quitté.

– Tu exagères un peu. Kreen se tourna vers la Yorka.

– Tu es sérieuse ? Toi, Ophréstine, tu ne saisis pas la différence entre le désir et la tolérance docile ?

– Bien sûr que si. Et je te connais. Ton ambition n’est pas suffisamment forte pour te porter seule jusque dans les bras d’hommes comme le Féal, Seigneur Cahavinn, ou tous les autres.

– De quoi est-ce que tu parles ? La voix de Kreen s’était brisée. L’atterrement lui pesait si lourd sur l’échine qu’elle s’était pratiquement pliée en deux. Je n’ai jamais adressé la parole au Féal. Je ne sais même plus de qui on dit qu’ils ont reçu mes avances !

– Pourquoi une telle honte, Kreen ? Ces rumeurs ne sont pas diffamatoires. Ça n’a rien d’indigne, de ne pas avoir de préférence.

– Mais j’en ai une ! J’en ai une et elle ne change pas ! Je déteste être avec des hommes, et désormais, tout le monde pense que je faisais semblant ou que j’ai changé d’avis, que je tolère tout tant que je peux y gagner quelque chose ! Et je ne sais même pas pourquoi...

– C’est parce que tu as une audience privée avec Seigneur Cahavinn, Kreen. Tu le réalises, ça, non ? Ophréstine s’était penchée vers sa consœur, sans doute moins pour la réconforter que pour s’assurer que ses mots portent bien tout leur poids.

– Parce qu’il a demandé à me parler ! C’est lui qui m’a fait des avances ! Mais par Sharna, comment cela peut-il paraître invraisemblable… À quiconque ?! Ne vivons-nous pas tous dans le même monde ?! Kreen levait les mains au ciel et retenait à peine ses sanglots.

– Parce que ta parole ne vaut rien contre les bruits qui courent. Et les bruits prétendent que tu le désirais plus encore que l’Avènement de l’Ardent Empire. Kreen renifla. Elle avait froid. Elle se serait jetée d’elle-même dans le Grand Brasier s’il était apparu devant elle.

– C’est une drôle de rumeur à répandre sur moi, non ? Je n’en vois vraiment pas l’intérêt. Elle plia le genou et ramena sa cuisse contre elle. Je suppose que tu ignores qui l’a inventée ? La question semblait hasardeuse. Elle voulait savoir, mais elle ignorait pourquoi. La vengeance n’aurait, cette fois, aucun goût.

– Je l’ai deviné. Tu le pourrais aussi si tu y réfléchissais un peu. Désemparée, Kreen leva ses yeux encore humides sur Ophréstine, fixa longtemps ses prunelles maquillées à la recherche d’une réponse, et demeura muette. Elle secoua la tête et avec elle, les larmes qui en dégringolèrent sur ses joues. Allons, Kreen. Qui chercherait à te fermer la porte de Cavaleri en te discréditant auprès de la seule personne y ayant une opinion favorable de toi ?

– Pfff. Haut-Prêtre Zolond ? Ma famille ? Lorsqu’un troisième nom lui vint, elle se décomposa. »


*
*            *



Il encaissa le coup, et les limbes l’engloutirent. L’espace d’un instant, le monde entier devint un abysse, une obscurité cruelle dans laquelle résonnait une note haute, perçante, continue. Puis il fut happé vers la réalité, juste à temps pour ressentir l’impact dans son estomac, puis l’horreur d’avoir le souffle coupé avant d’avoir pu prendre sa respiration. Il s’écroula, leva les bras, et demanda ce qu’il avait bien pu faire pour mériter ça.

Kreen le saisit par le col des deux mains et le força à se relever. Il n’était plus qu’un sac de sable, et elle n’était plus que haine. Elle le jeta contre un meuble dont les poignées s’enfoncèrent atrocement dans sa chair.

« – Tu sais très bien ce que t’as fait, fils de chien ! Hyelest se redressa tant bien que mal. Son grognement parut d’abord plaintif mais il se mua en menace.

– Tu tiens à ce que j’use de magie pour le savoir ?

– Cahavinn ! Le nom te parle ?

– Quoi ?! Qu’est-ce que je lui ai fait ?! Tous deux crachaient leurs questions à la manière de chats enragés.

– Tu lui as dit que je voulais le monter, espèce d’ordure !

– T’aurais dû voir comment tu lui parlais. »

Elle rugit. Ce bâtard l’avait jetée dans un piège et l’avait humiliée, et alors qu’elle était prête à l’écharper, il continuait de sourire, fier de ses ignobles jeux. Elle lui jeta la pierre dont elle s’était armée plus tôt, lui asséna une pluie de coups. Elle y mit tous ses membres, tout son corps. Il ne luttait presque pas. Il en était incapable. Il ne savait que fuir. Il essaya, mais elle attrapa ses cheveux et l’attira à elle d’une poigne furibonde. Il émettait des toussotement alarmants, humides, étouffés. Le braséro était juste là, plein de charbons incandescents, luisant d’appétit.

« – Pourquoi tu m’as fait ça ? Dis-le moi avant que je te jette par la fenêtre.

– Imagine un peu ce que tu aurais obtenu, parvint-il à souffler entre deux crachats sanguinolents, si tu l’avais fait. »

Il résista, poussant de toutes ses forces sur ses bras. Elle le retint. Elle se retint. Insista finalement. Les brandons sifflèrent et l’air se remplit de l’affreuse odeur de chair brûlée.



– Famael 1307 –


Il chassa une mèche de son visage avant de se redresser brusquement, de faire glisser un bouchon de liège entre ses doigts et de l’enfoncer dans le goulot de la fiole qu’il venait de remplir. À en croire les reflets dorés qui apparaissaient et disparaissaient à la surface des filaments, le poison se tortillait encore, évocateur d’un long verre de terre étincelant. Hyelest pencha la tête sur le côté. Ce qu’il venait d’extraire du corps de la Gorgoroth ne lui était pas familier. Il avait passé près de deux heures à parcourir chaque veine et chaque muscle de la guerrière à la recherche de cette substance, et sa texture filandreuse, élastique, ne lui rappelait aucune de ses précédentes découvertes. L’opération avait infligé à Kreen des douleurs innommables. Plusieurs fois, elle avait perdu connaissance et ne s’était réveillée qu’à cause des abominables manipulations de son médecin. Ses hurlements étaient moins semblables aux cris de ceux que l’on soigne qu’aux supplications de ceux que l’on torture.

Après avoir scellé la bouteille d’une lourde goutte de cire, il vint s’appuyer contre la table d’auscultation, juste à côté de sa patiente qui se relevait déjà péniblement et usait de magie régénératrice sur son flanc. Même si elle avait les traits très creux, les pupilles lasses et les membres tremblants, elle semblait incontestablement soulagée.

« – Bon… Il ne me reste plus qu’à décider quelle rétribution je vais exiger de toi.

– Considère-toi racheté, répondit-elle en terminant de refermer sa plaie. Un tiraillement sévère déforma son visage lorsqu’elle se mit entièrement debout et entreprit de remettre son corset en dépit de sa vision encore floue.

– Je te demande pardon ? Tu me dois la vie, Kreen. Je n’ai jamais eu une telle dette envers toi.

– Ne sois pas mesquin, Hyelest. Tu m’aurais soignée de toute manière. Elle repliait désormais le large col de son par-dessus.

– Et dans un cas comme dans l’autre, tu me dois une fière chandelle. Kreen resta inerte un moment, puis elle finit par poser le regard sur le Sindarin. Un regard curieux et sincère qui lui arrondissait les yeux.

– Qu’est-ce que tu veux ? Hyelest fit mine de réfléchir.

– Et si tu commençais par me dire lequel de mes affronts tu crois valoir autant que ta vie ? Je sais que tu n’essayes pas simplement de fuir ton sens de l’honneur. Elle reprit ses habillages.

– Tu es invivable, Hyelest. Tu es vil, lâche et vaniteux. J’ai dû endurer ta compagnie quasi-quotidienne pendant vingt-huit ans. Tu crois peut-être que j’ai compté tes coups bas ?

– Tu ne m’as pas toujours trouvé invivable. De nouveau, elle s’interrompit.

– Non. Ça c’est vrai. Et de nouveau, ses yeux plongèrent profondément dans ceux du prêtre, lourds et malheureux.

– Tu ne m’as jamais dit ce que tu me reprochais.

– Si, je te l’ai dit. Un court silence. Tu ne t’en souviens pas ? Ça a pourtant laissé des traces. Ses iris, redevenues froides, passèrent furtivement sur la vilaine brûlure qui rayait la tempe de Hyelest.

– Tu ne m’as rien expliqué ce jour-là. Tu n’as fait que déchaîner ta colère sur ma pauvre personne. Il haussa les épaules pour feindre l’outrance. Kreen se mit à frotter ses mains gantées l’une contre l’autre pour en chasser les gravillons.

– Tu t’obstines à vouloir me faire jouer à tes jeux, Hyelest, mais tu le sais pertinemment : je n’ai jamais cédé et je ne le ferai jamais. Mine de rien, je te connais. Personne n’est plus lucide, ne fait les choses plus sciemment que toi. Toi et Alton. Je ne connais personne d’autre qui soit entièrement dénué d’innocence. L’elfe plissa les yeux et demeura muet un instant, comme s’il cherchait à parfaire sa réponse avant de la prononcer.

– Tu ne crois pas que si j’avais cherché à te nuire, j’aurais pu m’y prendre de bien meilleure manière ? En te dénonçant pour tes meurtres et tes infidélités au Temple ? Kreen expira bruyamment.

– Bien sûr. Faire dans l’intime, ce n’est vraiment pas ton genre. Les beaux traits de Hyelest s’assombrirent. Deux rides minuscules se creusèrent entre ses sourcils. Son ton ne se fit pas plus venimeux mais à la manière dont son regard s’agita en rétorquant, Kreen sut qu’il ne cherchait plus à l’agacer. Il se justifiait.

– Tu te mens, Kreen. Tu nourris encore l’espoir d'être sensible, fragile, parce que tu crois que cela te rapprochera des vivants. La vérité, c’est que tu n’as jamais été ni l’un ni l’autre. Tu n’as jamais été une femme craintive. Elle l’avait toisé puis s’était nonchalamment versé un verre d’eau sharnite, songeait qu'elle y retrouverait peut-être son équilibre. Elle fit tournoyer la boisson contre le cristal et en admira les vagues, désintéressée des insanités, lassée des tristes tentatives de provocation. Je t’ai vue participer à des dizaines d’orgies, tu sais. Moi aussi, je te connais. »

Un fracas, et mille morceaux de verre s’éparpillèrent au sol. Il hoqueta. Les yeux de Kreen lui consumaient désormais les entrailles de leur fureur ardente. Elle approchait, les poings serrés.

« – Dans ce cas, tu as dû remarquer que je ne laissais personne se croire plus grand que moi. Elle le saisit à la gorge, fermement, les doigts enfoncés dans la chair sous sa mâchoire. Tu sais ce que j’aime ? Alors tu ferais bien de trembler un peu plus, Hyelest. Parce que si tu me cherches, tu me trouveras, et homme ou femme, je saurai parfaitement faire de toi ce que bon me semble. »

Sous sa poigne, elle pouvait le sentir s’enflammer. Les yeux de l’elfe avaient d’abord enflé sous la terreur, puis ses paupières étaient retombées sur ses prunelles d’acier. Comme s’il était au bord de l’évanouissement, sa mine s’était lénifiée. Mais ce n’était pas parce que l’oxygène lui manquait. En se propageant du sein de Kreen à celui de Hyelest, le brasier s’était fait feu de foyer. Flammes fougueuses mais domptées, apprivoisées dans l’âtre de la familiarité et des préférences.

Elle lâcha prise, mais dans sa colère, elle ne se contenta pas de le pousser sur la table d’auscultation. Hyelest tituba, tomba à la renverse, et lorsqu’il se rattrapa, ses mains se jetèrent sur le verre brisé. Il siffla entre ses dents, meurtri aussi bien aux paumes qu’à l’égo, puis il se releva en gémissant. Il lui faisait de nouveau face, l’œil sombre mais scintillant.

« – Je savais que tu mourrais avant de rejoindre les rangs des Cavaliers. Je cherchais à te protéger.

– Me protéger de quoi, Hyelest ? Encore une fois, son regard avait perdu toute aigreur. Elle voulait comprendre celui qui avait été son ami et ne le serait jamais plus. Regarde-moi. Où aurais-tu enterré ta Kreen, si tu l’avais vue vieillir et regardée mourir ? Que dirais-tu d’elle, aujourd’hui ? Que tu l’as admirée pour ses décennies de servitude ? Que sa médiocrité mortelle te manque ? Sa voix se voulait douce mais on y décelait une détresse secrète.

– La honte que tu réserves à ton passé est un peu pathétique.

– C’est ce qui arrive quand on évolue, Hyelest.

– Oh, tu as changé Kreen, ça je te l’accorde, mais tu es bien naïve si tu crois t’être élevée. Regarde-toi. Tu continues d’obéir à des hommes aussi aveugles qu’orgueilleux. Tu continues de te dévouer toute entière à un dieu qui ne bénit personne. Autrefois en soutane et maintenant en armure, tu n’as jamais brisé le sceau de ta servitude. La Gorgoroth s’était mise à trembler. Son corps fatigué ne pouvait plus contenir sa rage, il ne lui permettait plus de traiter l’offense blasphématoire avec le même flegme qu’à l’accoutumée. Elle serrait les dents à s’en briser les mâchoires et devait se retenir de ne pas fracasser la tête de Hyelest contre le mur.

– Mais je suis immortelle, Hyelest, siffla-t-elle comme un avertissement.

– Tu es congelée, Kreen. Tu n’es pas invincible. Et soyons francs. Je risque bien de devoir t’enterrer malgré tout. Il avait penché la tête sur le côté et laissé couler la commissure de ses lèvres en un sourire bravache. La guerrière émit un rire nerveux des plus sinistres.

– Tu es en train de réduire drastiquement tes chances. Il se mordit la lèvre et ronronna, les yeux pétillants. L’arrogance finalement intacte, l’émoi et le fiel envolés, il assumait pleinement les battements furieux de son cœur. Kreen rugit de frustration, à bout de forces face à cet adversaire irréductible, cet écervelé contre lequel elle ne pouvait rien. La vie doit être tellement facile quand on bande devant les menaces ! Elle asséna un coup de poing monumental dans le bois d’un buffet, défonçant le panneau et renversant les fioles qui y étaient stockées. Puis elle quitta le laboratoire en claquant violemment la porte derrière elle. »


*
*            *



L’air lui paraissait alourdi par les résidus de son angoisse. Là où elle s’était vautrée dans les graviers, avait geint pitoyablement, vomis un immonde simulacre de bile, perdu la raison – là semblait flotter un fantôme, et quand il la possédait, il lui faisait respirer sa propre terreur. Autour d’elle, les taches de sang et les zones carbonisées racontaient l’histoire d’un affrontement violent, et si la vue d’individus menottés gardés par quatre militaires n’avait pas été là pour la rassurer, elle n’aurait eu aucune certitude que ses soldats eussent été vainqueurs.

Il faisait encore nuit noire mais on avait sorti toutes les torches et allumés des feux, si bien que les jardins étaient désormais vivement éclairés. Ils s’étaient d’ailleurs transformés en un camp de fortune à l’atmosphère tendue. Les Cavaliers, courtois dans les premières heures de la soirée, avaient réadopté l’autorité qui faisait leur réputation et ordonnaient sèchement aux convives de ne pas s’approcher. La situation était encore loin de se tasser. Si les assaillants avaient pu être appréhendés pour la plupart, il était manifeste que leurs meneurs eussent pu fuir. Et on ignorait de quel groupe il pouvait bien s’agir. Les modes opératoires des Fils de Chiens et de l’Éclipse n’avaient pas été reconnus, ni celui de la Cour de Marbre qui n’aurait jamais attaqué de front, ou des Plébéiens qui n’auraient pas cherché à causer la mort.

Car la Commandante des Cavaliers Rouges avait bien failli y passer, et ses hommes le savaient désormais. Un carreau empoisonné avait effleuré la cuisse d’un capitaine Gris qui avait été prompt à intervenir, mais personne d’autre n’avait fait les frais de la substance dorée. Il devait s’agir d’une ressource rare et précieuse réservée à des cibles choisies. Kreen avait bien du mal à croire qu’on ait pu la viser spécifiquement ; selon elle, il était plus vraisemblable qu’on l’ait reconnue et que l’on ait choisi, à ce moment-là, de lui destiner la toxine, pas que l’on ait planifié longtemps à l’avance un attentat contre sa personne… Mais en réalité, elle ne basait cette hypothèse sur rien du tout, si ce n’était ses espoirs.

Le capitaine Gris était conscient et dans un état stable mais Kreen ordonna sévèrement qu’on l’amène à Hyelest. Elle regarda un jeune homme le prendre sous le bras et l’aider à marcher en direction du Temple, la mine perplexe et le pas las. Un confrère s’approcha les mains sur les hanches, les traits tirés par une profonde contrariété.

« – Commandante Kreen. Ravi de vous revoir. Son ton était sacrément lesté par le reproche. Elle le fixa et laissa un long silence faire office de réponse. Je vois que votre escapade vous a fait du bien, tant mieux pour vous, insista-t-il en marmonnant.

– Si vous tenez à me voir crever, vous pouvez toujours tenter votre chance. Il ouvrit des yeux grands comme des écus et en usa pour la dévisager. Kreen répliqua en le toisa courtement avant de pousser un soupir hautement exaspéré. Dure soirée. Oubliez ça.

– Ahem. Il y a beaucoup de Yorkas parmi les prisonniers, entre vingt et quarante ans, aucun symbole visible, des accents phelgrans et d’ailleurs. Ça vous évoque quelque chose ? Ce guerrier était de la faction grise, il ne lui demandait son avis que parce qu’il la savait experte dans le domaine terroriste. Il n’y avait pas vraiment de respect dans son ton. Elle secoua négativement la tête.

– Rien du tout. Déterminez si ce sont des esclaves, vérifiez s’ils ont des marques. Le lieutenant opina et tourna les talons. Et Seigneur Cahavinn ? Les lâches, ce ne sont pas toujours ceux qui se sauvent. »


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