De Sang et de Sable

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Effectifs

• Eryllis: 3
• Ladrinis: 9
• Eclaris: 5
• Prêtresses: 5
• Cavaliers de S.: 5
• Nérozias: 6
• Gélovigiens: 3
• Ascans: 0
• Marins de N.: 4
• Civils: 15

Lien recherché

- Walter cherche de Preux chevaliers.
_ Raël veut des clients.
_ Deirdre a besoin d'employé!

Les Rumeurs

_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
_ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose".
_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 De Sang et de Sable

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Anonymous Invité
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MessageSujet: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMar 4 Fév - 15:04

Amaryl. Une ville fantôme qui, pour des raisons assez évidentes ne lui avait pas souvent été donnée de visiter. Le foyer des mystérieux et doctes Eclaris, une ville réputée abandonnée des dieux depuis des temps immémoriaux, et qui n'avait pas encore réussi à faire oublier ces histoires passées. Personnellement Irina ne se sentait pas vraiment concernée par ces légendes urbaines, bien qu'elle sache qu'il y ait au moins un fond de vérité, d'après les témoignages des ouvrages les plus anciens. Des livres poussiéreux... des instruments bien plus puissants que l'on ne pourrait le croire. Une perte de temps pour certains, une source inestimable de savoir pour d'autres.
Contente d'elle même, la rouquine passa tendrement les mains sur les volumes de vieux cuir, qui gardaient en leur sein bien des secrets. Ensuite elle déposa les deux volumes dans sa sacoche, après avoir vérifié la présence d'une série de fioles diverses ainsi que de vivres. Le plus gros de ces derniers était déjà prêt et rangé ailleurs, l'attendant sur sa monture. Descendant les marches de l'auberge afin de rejoindre son compagnon de route qui devait la rejoindre, elle était prête à partir. Son escorte était un militaire bougon et mal luné qui avait néanmoins l'air d'un homme bon. Leur voyage jusque là avait été relativement tranquille et ils n'avaient pas beaucoup discuté, ce qui ne la dérangeait pas plus que ça. Elle n'ignorait évidemment pas que le colonel Jézékaël n'était pas un étranger pour sa bien aimée Elerinna, ce qui représentait forcément un certain danger... Or c'était justement ce qui rendait les choses intéressantes.

Hazard et Ode, leurs chevaux, avaient passé une journée et une nuit à reprendre des forces avant ce qui serait sûrement le plus grand périple de leurs vies. Résister au froid mordant du nord, progresser dans la poudreuse qui les ralentissait c'était une chose. S'empêtrer dans le sable sous un soleil de plomb en était une autre. C'est pourquoi ils avaient convenu de partir avant même que le soleil ne soit levé, et de ne progresser qu'aux heures de moins grande exposition. Aucun d'entre eux n'était habitué à ces températures  extrêmes, et courir des risques inutiles ne faisait pas partie de leurs plans. Ajustant les vêtements adaptés qu'elle avait spécialement achetés pour ce voyage, la Serpentine attendait Léogan. Assise à une table, la demoiselle parcourait les informations dont ils disposaient dans sa tête. C'était grâce au journal de Linhgard, l'apprenti de Hephaestus, qu'elle avait réussi à retrouver la trace de ce dernier. C'était grâce à lui et ses derniers écrits qu'elle espérait mettre la main sur un artefact puissant, et dont la réputation n'était plus à faire, du moins dans certaines sphères bien spécifiques.

Par conséquent c'était à titre personnel et non pour le compte des prêtresses qu'elle était ici, bien qu'évidemment cette découverte puisse indéniablement leur servir. Par ailleurs comme elle avait des affaires à résoudre auprès de certains Eclaris, sa venue dans la région avait été reçue avec gratitude. Il est clair que peu de religieuses avaient le courage, ou le physique nécessaire pour entreprendre un tel voyage. Irina faisait partie de ce nombre réduit qui avait le devoir d'errer à travers le monde connu pour s'occuper des affaires externes, souvent délicates. Autrement dit, elle profitait de ce déplacement exceptionnel pour mener ses propres recherches sur un sujet qui l'intéressait grandement. Et dire qu'elle en était venue là parce qu'elle menait l'enquête sur Exanimis, le dieu déchu... C'était assez ironique. Lissant sa chemise blanche et la longue écharpe de la même couleur qui la protégerait du vent et du soleil, Irina aperçut enfin le soldat cimmérien.


« Bien le bonjour. »

Certes elle ne lui avait pratiquement rien dit sur la raison de leur expédition à venir à Lokram, ce qui devait sans doute être frustrant, mais en même temps il n'avait rien demandé non plus. Il était donc difficile de dire s'il s'en fichait, ou bien s'il n'osait pas l'interroger. Il devait avoir entendu bien des histoires à son sujet... après tout on ne la surnommait pas la Vipère Écarlate et l'Œil de Kesha, pour rien. D'un autre côté un peu de politesse ne pouvait tuer personne, alors autant rester en de bons termes. Surtout que jusque là et ce malgré ses réticences, il avait été correct avec elle. Taciturne et pas très engageant c'est vrai, mais c'était déjà pas mal, pour un homme qui était en bons termes avec sa Némesis... Le dévisageant de ces yeux brillants de jade, l'air sérieux mais énergique, Irina avait l'air d'une lionne à la crinière ardente. Ou du moins elle aurait l'air d'une prédatrice... si elle ne faisait pas un mètre soixante pour quelques quarante-cinq kilos tout mouillés. Le fait est que sa maigreur lui était restée d'un passé où elle n'avait que très rarement mangé à sa faim. Seulement c'était aussi de ce tumultueux et incertain passé que lui était restée cette rage de vivre et cet enthousiasme dans l'adversité, faisant d'elle une femme indépendante, qui contrairement à ses contemporaines, ne se plaignait jamais. Un ouragan nordique... qui allait bientôt déferler sur le désert.


[Étant donnée l'était de grossesse avancée d'Irina, je prends la liberté de situer l'action quelques mois en arrière. Si quelque chose ne va pas, hésite pas à me le dire et j'éditerai.]
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Anonymous Invité
Invité

MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 8 Fév - 15:49

Léo se fichait pas mal de la connaissance absolue. Ca ne le concernait pas, le monde tournait très bien sans qu’il n’en connût tous les secrets. C’était l’affaire des politiciens et de certains Eclaris de fourrer leur nez sans vergogne dans les mystères des hommes, des dieux et de l’univers et de prétendre ensuite les élucider ; bien fou celui qui croit tenir toute la vérité dans le creux de sa main. Aussi, ce genre de comportement ne remportait chez lui souvent qu’une forme d’indifférence que l’habitude teintait légèrement de méfiance ou de suspicions. On ne recherchait pas la connaissance absolue sans motif ou sans le désir plus ou moins précis de prendre l’ascendant sur ses pareils. C’était ce pourquoi il était loin de sacraliser les auteurs et leurs écrits et qu’il s’en moquait parfois même avec une insolence insupportable pour les puristes, qui refusaient de voir leurs modèles s’effondrer de leur piédestal historique. Vouloir régner sur l’Histoire, s’immortaliser dans les mémoires et l’avenir, non, mais, vraiment qu’est-ce qu’on ne va pas inventer. Quelle belle cohorte de dégénérés, tiens.
Il s’était disputé avec trois ou quatre Eclaris à l’auberge, et s’était fait traiter une bonne quarantaine de fois d’inculte et d’ignare (« bon, quand même, admettez, un livre, c’est un livre, je veux dire, c’est jamais rien d’autre que du papier plié en quatre »). Cela ne lui avait fait ni chaud ni froid, mais les types étaient prêts, en ce qui les concernait, à faire sauter le boui-boui pour réparer l’insulte. Cette petite expérience avait été fort instructive : il suffisait de faire preuve d’un peu de mauvaise foi auprès de ces gigantesques malades pour réussir à leur faire complètement perdre les pédales. De façon paradoxale, cette dispute l’avait mis de bonne humeur – une victoire de plus sur les élites cultivées à son actif, ça ne mangeait pas de pain, mais c’était toujours réjouissant.

Pourtant Léogan n’était pas aussi fruste et primitif qu’il en avait l’air, et il avait même du respect pour les chercheurs ; entendons-nous, les vrais chercheurs, ceux qui lui ressemblaient. Par exemple, il était proprement fasciné par les œuvres de son jeune frère, Ilyan, qui se consacrait avec passion à son rêve et à son travail, insouciant et désintéressé des affaires des puissants. Non, voilà, en somme, c’était là tout le problème. Quelque part, et il le reconnaissait, il était un peu en contradiction avec lui-même. Quand la nuit se faisait sombre et qu’il pensait à sa vie d’autrefois, aux aventures qu’il avait menées avec son frère, à sa traversée périlleuse jusqu’à El Bahari et à la liberté des Ascans, il hochait la tête douloureusement et il prenait conscience qu’il s’était trahi. Non, en vérité, il n’était pas mieux placé que n’importe qui pour prononcer de tels jugements. La politique avait la main partout, y compris sur sa propre épaule. Il fallait simplement tâcher de s’en sortir au mieux, en donnant à autrui autant de chances qu’il était possible d’en donner. On ne pouvait pas espérer plus en cette ère de félicité.
Mais, d’un geste irrité de la main, Léogan dissipa ces idées moroses qui toujours revenaient à la charge contre les faibles épisodes d’allégresse que lui accordait son caractère. Il fourra dans son havresac les cartes qu’il étudiait à la lueur des bougies depuis une heure, et il le jeta sur son épaule. Il y avait également coincé deux grosses gourdes, l’une d’eau, l’autre de thé (c’était sa petite marotte depuis El Bahari), ainsi que quelques fruits et des miches de pain. Il passa rapidement une tunique de coton blanc, puis s’habilla d’un vêtement noir, long et ample, dont les pans aériens viendraient avec la brise soulager la fièvre qui rosserait bientôt toute sa carcasse.

D’un pas gaillard, il descendit prestement les marches des chambres et se présenta au tavernier qui accepta de lui faire une dernière consommation – un lait de chèvre – avec un regard de chouette ensommeillée. Ils firent un brin de causette, Léogan avala sa commande cul sec et glissa quelques pièces sur le comptoir. L’aubergiste bâilla et secoua mollement la tête :

« Non, non, mon bon sire, la dame, elle a déjà payé pour elle. Par contre, j’vous prends aussi les piécettes pour la consommation.
– Ah bien, bien, bon, bah, écoutez, mon brave. A la revoyure ! On ne manquera pas de repasser par chez vous pour le retour.
– C’est b’en aimable à vous, ça m’fait de la fréquentation, et c’est pas plus mal ici, croyez-moi sur parole, à vous seuls vous doublez mon chiffre d’affaire de la soirée ! »

Léogan se dirigea en fredonnant vers les écuries, tout en faisant sauter une pomme dans sa main. A la faible lueur d’une chandelle, il se mit à seller Ode qui, encore un peu endormie, se rebiffa et hennit en signe de protestation.

« Oh, ça va, hein, la gronda-t-il, en serrant les sangles, sous le regard outré de la jument. Je t’ai pas dit bonjour, c’est ça qui te défrise ? »

Elle détourna la tête en renâclant d’un air manifestement renfrogné.

« Eh bien, bonjour, duchesse, dit-il, en lui flattant l’encolure, avec un petit sourire moqueur. Désolé de venir gâcher ta grasse matinée. »

Sans prévenir, elle lui flanqua dans la poitrine un violent coup de tête, qui lui coupa la respiration, et elle fixa méchamment la pomme qu’il tenait dans la main. Interloqué, Léogan agita le fruit devant les yeux bruns de la jument, et elle frappa trois fois son sabot contre le sol pour témoigner de son impatience. Il eut un rictus désabusé et la lui lança d’un geste vif. Le cheval s’en saisit en vol d’un coup de mâchoire alerte et la broya entre ses dents avec une évidente satisfaction. Entre surprise et affection, Léogan lâcha un rire léger et affligea son flanc d’un coup de poing complice.

« Je rêve. Mais sans moi, vieille mule, tu serais passée à l’abattoir, tu le sais, ça ? Tu pourrais avoir un minimum de reconnaissance. Allez, tiens, oui, c’est ça, mange, mauvaise carne. »

Il arrivait à Léogan d’avoir des conversations très nourries avec sa jument – bien qu’à sens unique, fatalement. Il avait une faculté innée d’empathie avec les animaux et s’il était évident qu’Ode ne lui répondrait rien, il avait toujours une intuition assez précise de son humeur et de ses désirs.
La première fois qu’il avait cherché à la monter, Ode s’était cabrée, avait flanqué des coups de sabots à tout ce qui s’était trouvé à sa portée et avait entraîné son cavalier dans un rodéo endiablé à travers toute l’écurie de la caserne. Désormais, ses chevauchées étaient plus tranquilles, même si la jument n’en faisait décidément qu’à sa tête : elle ne répondait aux appels de son maître qu’au moment où cela lui chantait et il avait même parfois l’impression de reconnaître des rires moqueurs dans ses hennissements. Cependant, elle avait le mérite d’être célère comme le vent et d’une intelligence remarquable ; enfin, elle pressentait quand la situation exigeait d’elle une coopération absolue, et même si ces occasions étaient rares, elle était avec son cavalier capable des acrobaties les plus périlleuses.

Léogan attrapa les rênes d’Ode et elle le suivit à l’extérieur de l’écurie sans trop rechigner, en mâchonnant encore des restes de pomme. Il en sortit une autre de son havresac et la frotta nonchalamment contre son habit. Le cheval tenta de la lui chiper mais il l’éloigna d’elle en sifflant entre ses dents.

« Si tu continues comme ça, il va te falloir une taille de selle plus large, mon amie. »

Dehors, le fond de l’air était encore frais. Il devait être entre trois heures et quatre heures du matin. La chaleur viendrait avec l’aube et les rayons blancs des soleils à l’horizon, qui pèseraient bientôt sur la ville d’Amaryl et sur le sable étouffant du désert. A vrai dire, il attendait le moment où il pourrait sentir sur son visage, son crâne et ses épaules le poids écrasant des géants célestes, comme autrefois, quand il travaillait comme mercenaire avec son frère dans cette contrée puis à Phelgra, et à El Bahari, où en revanche l’humidité le disputait à la fournaise. Léogan avait toujours eu le sang plus disposé aux grandes chaleurs qu’aux neiges froides de Cimméria – il y était d’ailleurs souvent malade, ce qui n’arrangeait pas son humeur.
Pour l’instant, toutefois, nulle autre clarté que celle du ciel, d’un bleu océanique, et celles, faiblissantes, de la lune et des étoiles n’éclairaient la petite rue misérable où la prêtresse Irina Dranis l’attendait.

C’était une très belle femme, incontestablement, et Léo n’y était pas insensible. Elle avait une chevelure souple et lourde de la couleur de l’acajou, ce bel arbre aux parfums profonds qui ne poussait qu’à la lumière chaleureuse des soleils, en prenant racine dans des sols forts et fertiles. Il avait toujours aimé les cheveux des femmes, ce n’était pas d’aujourd’hui ; mais elle avait aussi un regard vert et profond comme la forêt, où semblait crépiter un feu secret. Elle avait l’air frêle, sur son bel étalon noir – qui souffrirait dans peu de temps de la chaleur intolérable du désert – mais ce n’était pas la robustesse d’une constitution qui en garantissait toujours la survie. Léogan avait vu bien des enfants des rues, qui n’avaient que la peau sur les os et toujours la morve au nez, mais qui résistaient aux hivers et aux maladies avec ténacité, tandis que les enfants forts et dodus de la bourgeoisie étaient si facilement terrassés par une grippe ou une petite fièvre de saison. Irina Dranis devait être de cette sorte, aussi tenace et vivace que les enfants des pauvres. Et elle devait avoir d’autres cartes en main, que la force et la puissance physiques.

Les prêtresses n’étaient pas si différentes des Eclaris qu’il avait provoqués la veille à l’auberge. Elles étaient sans scrupule, intelligentes, cultivées et les connaissances qu’elles recueillaient leur profitaient toujours dans leurs petites mesquineries politiques. Elerinna n’était pas allée chercher Léogan au fin fond de son île tropicale pour le catapulter Colonel par simple affinité. Elle savait qu’il n’était pas dupe de ces petits jeux tordus, et qu’il ne l’avait jamais été.
Comment lui avait-elle décrit Irina, dernièrement… ? Ah, quelque chose comme : « cette sotte qui se figure être ma rivale pour une noble cause ». Quelque part, Léo accordait un point à Elerinna. Une noble cause, c’était typique, ha, c’était vraiment très drôle. Un jugement qui témoignait d’une grande naïveté, ou peut-être (et cela semblait plus probable en ce qui concernait celle qu’on surnommait « la vipère écarlate ») d’une mauvaise foi répugnante.
Ils avaient tous de nobles causes, dans le métier, c’était leur violon d’Ingres à eux, et ils prétendaient tous que leurs motifs étaient supérieurs à ceux de leurs adversaires pour mieux prendre leur place. Certains y croyaient dur comme fer, et ce n’était que présomption. Il n’y avait aucun idéal, aucun rêve, qu’on pût comparer, qu’on pût hiérarchiser, car ce n’étaient précisément que des rêves et des idéaux. Rien de plus que des visions de l’esprit, quand la réalité devenait entre leurs mains un douloureux chaos.
Elerinna savait tout cela. Malgré toute la rancœur que Léo portait en son sein pour l’ambition de son amie, il lui reconnaissait cela. C’était peut-être la savoir lucide à ce point qui le rendait aussi malheureux. Il ne pouvait vraiment rien lui reprocher, et c’était absurde.
Pourtant, Elerinna avait beau se moquer méchamment de sa rivale, il n’en restait pas moins qu’elle « l’aimait tendrement », comme elle disait. N’importe qui aurait pu crier à la duplicité et à l’hypocrisie : c’était parfaitement contradictoire. Mais souvent, ce qui était contradictoire chez Elerinna relevait de la vérité la plus honnête du monde.
 
En ce qui le concernait, Léogan n’avait encore posé aucun jugement sur Irina, pour la simple et bonne raison qu’il ne l’avait pas beaucoup fréquentée (en cinquante ans de service, c’était le comble), et que ce n’était pas dans son habitude de trancher aussi sèchement son opinion sur les hommes. Il faisait son boulot, surveillait les alentours, prévoyait des itinéraires sûrs selon les informations dont il disposait, il remplissait sa mission efficacement. Il avait beau être un ami cher d’Elerinna, c’était un homme d’armes, un aventurier, un soldat, pas un fureteur de bas étage. La grande prêtresse avait assez de mouchards à son service pour utiliser quelqu’un comme Léogan à des fins aussi sordides. Cela ne signifiait pas, en revanche, qu’à titre personnel, il ne s’intéresserait pas à Irina ; en vérité, il avait toujours attendu l’occasion de se trouver en commerce avec elle pour tenter de voir plus clair dans ses desseins et ses inspirations et même pour lui en toucher un mot en toute honnêteté. Il attendrait, écouterait, observerait. Il avait quelques questions à lui poser, aussi, mais cela viendrait en temps et en heure.  
La camelote qu’ils allaient récupérer aux ruines de Lokram, bien sûr, il s’en moquait comme de colin-tampon. Ah ça, oui, et ce qu’elle avait l’intention d’en faire lui était parfaitement égal. Ce qui l’intéressait, lui, c’était la route. Il n’avait posé aucune question à la jeune prêtresse au sujet de ses objectifs, d’ailleurs il ne lui avait pas parlé plus que de nécessaire. Ils savaient tous deux ce qu’ils représentaient l’un pour l’autre et la courtoisie hypocrite qu’ils entretenaient jusqu’ici avait au moins eu le mérite de l’amuser, quand elle ne le mettait pas simplement d’une humeur de chien.
Aujourd’hui, toutefois, il se sentait allègre et léger, voire même un peu moqueur, et ce n’était pas pour une raison aussi idiote qu’une petite dispute victorieuse menée dans une gargote. Ils allaient gagner le désert. Ils allaient chevaucher sous le regard inquisiteur du ciel, et tout à fait à découvert dans leur solitude, ils tâcheraient de dissiper les mirages.

Quoi qu’il en soit, il n’avait jamais fait de rond de jambe aux dignitaires jusqu’à présent, et cela n’allait certainement pas commencer avec Irina – tout aussi belle et voluptueuse qu’elle fût. Quand elle le salua poliment, il leva vers elle des yeux intrigués et répondit nonchalamment :

« Ouais, bonjour. »

Il mordit vivement dans sa pomme et mangea tranquillement, en observant Irina d’un regard pétillant. Il décocha finalement un sourire et lança avec clarté :

« Bon vous êtes d’attaque ? »

Sans attendre de réponse, satisfait de voir briller dans les yeux de la prêtresse l’éclat sauvage de son âme, il appuya son pied sur son étrier et bondit sur sa selle.

« Alors, en piste ! » s’exclama-t-il avec une gaieté pleine d’énergie.

Il coinça sa pomme entre ses dents et noua son long foulard blanc sur ses cheveux noirs. Enfin, il prit les rênes d’Ode à la main et leva les yeux au ciel, en poussant un long sifflement. Quelques secondes plus tard, Horos, son faucon, apparut au-dessus de sa tête et tournoya autour de lui en poussant des cris perçants. Léogan sourit avec satisfaction et frotta les flancs d’Ode de ses talons, pour la mettre en marche. Elle renâcla un peu, mais accepta finalement d’avancer au pas, aux côtés de l’étalon d’Irina.
Ils quittèrent paisiblement la rue et Léogan, comme si la nuit l’avait mystérieusement transformé en compagnon de route volubile – à défaut de le faire agréable à proprement parler – tâcha de lancer la conversation :

« Je ne sais pas si vous y avez pensé, enfin, pour ma part, j’ai étudié une carte approximative du coin et quelques plans des ruines de Lokram, pour aller récupérer vot’ bazar, là. Qu’est-ce que c’était déjà… ? Ah, oui, le gantelet gauche de Machin ? » demanda-t-il avec désinvolture, avant de mordre une dernière fois dans sa pomme.

Il offrit le trognon à Ode, qui le happa avec gourmandise, il lui frotta le museau, et il poursuivit à l’adresse d’Irina :

« Bon a priori, à moins que le ciel nous tombe sur la tête – ce qui a l’air d’être plutôt courant ici – on devrait y arriver sans encombre. C’est à deux jours de chevauchée. Du temps où je vadrouillais dans la région, on s’arrêtait avant le zénith et on dressait le campement à l’ombre, sinon ça devenait insupportable, surtout pour les chevaux. C’est ce qu’on fera, à moins que vous ne fassiez d’objection. On reprendra la route plus tard dans l’après-midi, quand la chaleur sera moins accablante, et on progressera jusqu’au crépuscule. Si mes calculs sont exacts, on saura trouver un point d’eau où dormir. »

Il fit claquer sa langue contre son palais à plusieurs reprises et Ode hennit joyeusement en adoptant un pas plus rapide. Léogan lui-même avait sur les lèvres un sourire inhabituel. Son regard se portait au-delà de l’enceinte d’Amaryl, sur les dunes de sable qui roulaient mystérieusement sous le vent de l’aube.

« D’après l’aubergiste, dit-il lentement, nous y rencontrerons sûrement de vieux amis à moi, là-bas, des itinérants, des voyageurs avec qui je traînais dans le temps. C’est un point de rendez-vous commun. Vous allez voir. Je nous ai tracé une belle route. On croisera des gens nouveaux. On se joindra à eux. On passera par des coins si beaux que vous n’auriez pas cru en voir de vos yeux à Argyrei. »
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMar 18 Fév - 20:03

Aussi paradoxal que ce soit, voyager avec quelqu'un de taciturne, peu expressif et qui ne faisait pas d'efforts pour sociabiliser avait ses bons côtés. Léogan était visiblement un homme naturel et direct, qui ne se couvrait pas de faux semblants. Une matière brute et curieuse qui n'avait pas besoin d'être taillée, car elle coupait bien assez. Il avait quelque chose de terre-à-terre et de profond, bien que caché derrière son air bougon et ses traits anguleux. Cependant, aussi rude et silencieux qu'il puisse être Irina l'appréciait sans trop savoir pourquoi... Et étant donnée la longueur de leur voyage au bout du monde, c'était tant mieux. Cela aurait été insupportable d'avoir dans les pattes un de ces énièmes gardes si désireux de bien paraître, qu'ils en oubliaient leur condition de militaires.
D'autre part, Irina n'était pas venue ici pour prouver quoi que ce soit à quiconque, et en cela le contact avec son compagnon -bien que limité- lui convenait. Après tout elle n'était pas non plus un exemple de bonne humeur... Et bien des apprenties riraient aux éclats si on venait à la dépeindre comme une personne facile à vivre. La prêtresse était une femme dure, exigeante envers les autres et encore plus envers elle-même, et qui n'admettait pas l'oisiveté. Bien entendu les faux-semblants étaient présents partout, et n'étant pas exception elle devait jouer le jeu, ce qui ne voulait pas dire qu'elle l'appréciait. L'âge apportait avec lui une certaine lassitude de ce genre de jeux répugnants, ce qui n'arrangeait rien à son sale caractère. Mais ça c'était simplement parce que contrairement à d'autres, elle ne se donnait pas la peine de cacher ce qu'elle était vraiment. Trancher entre Elerinna et elle revenait à choisir entre la peste et le choléra, et elle le savait en son âme et conscience. Avait-elle même déjà pris la peine de le nier ? À quoi bon ? Elle était une dague à double tranchant qu'il fallait prendre par le bon bout, voilà tout. Ceux qui n'étaient pas contents n'avaient qu'à passer leur chemin, et trouver mieux.


« Je suis toujours d'attaque. »

Avait-elle répondu pour la forme, même si elle s'était rendue compte que la question était rhétorique. D'un autre côté elle était assez surprise de voir le soudain entrain du sindarin, qui n'avait jusque là pas montré grand chose d'autre qu'un énorme potentiel de râleur professionnel. Elle lui aurait même déposé quelques piécettes au creux de la main, si elle ne savait pas déjà ce qui en découlerait derechef. D'un regard en coin, elle le vit s'équiper et se protéger contre le soleil, ce qui attira son attention. Il savait ce qu'il faisait, et ces gestes étaient trop naturels pour que ce soit le fruit de quelques conseils de dernière minute. Cet homme savait ce qu'il faisait, c'était certain. Rassurée d'un côté, elle ne put s'empêcher de réaliser une nouvelle fois qu'elle ne savait rien de lui. Pourtant elle ne ressentait pas la moindre peur -ce qui était normal vu que ce sentiment lui était étranger par nature- ni la moindre menace, ce qui était déjà plus surprenant.
Déjà prête depuis un moment, la rouquine ajusta les vêtements qu'on lui avait conseillés sur le visage. Un solide bout de tissu enroulé lui couvrait la tête, et un drôle de voile transparent lui couvrait la bouche et le nez. Ça devrait être utile pour ne pas respirer le sable, ainsi qu'éventuellement pour chasser les insectes. Damnées soient ces choses maudites... Heureusement que la demoiselle avait pris l'initiative de se plonger dans un bain aux huiles de citronnelle, ce qui lui offrirait un répit non négligeable ainsi qu'un désodorisant naturel. Néanmoins elle n'était pas très à l'aise malgré les vêtements amples, et ça se sentait. Elle devait avoir l'air aussi ridicule que tous ces touristes aventureux qui venaient explorer les glaciales contrées de Cimméria, et ne savaient pas comment se protéger du froid et de la neige. Qu'importe, Irina ne se prenait pas au sérieux et apprendrait avec le temps. Avec un claquement de la langue, Hazard se mit en route, et le bruit de sabots résonna dans les rues désertes.


« J'ai pris quelques cartes avec moi, au cas où. Pour ce qui est de retrouver l'emplacement exact de l'objet que nous cherchons, eh bien on verra ça plus tard. Une chose à la fois, c'est déjà pas mal. »

Elle ne s'offusqua pas de la légèreté avec laquelle il parla, ni même d'une certaine familiarité dans sa voix. Les révérences, les précautions déplacées et les louanges vides auraient été autrement plus dérangeantes. De plus comme à chaque fois qu'elle était hors du cadre du temple, Irina devenait une simple exploratrice apprenant du monde autour d'elle. Nul besoin de cérémonies et de grandes pompes, surtout pour crapahuter dans le sable. Pragmatique comme à son habitude, elle voulait déjà s'approcher de son but avant de décider de la marche à suivre. Bien entendu elle avait déjà pensé à plusieurs plans alternatifs, mais il valait mieux les garder en réserve pour plus tard. En plus de ça Léogan semblait se découvrir l'habilité de dépasser sa « timidité », alors autant en profiter. Avait-il mangé un truc avarié, ou alors c'était l'effet de la pleine lune ? Souriant avec sarcasme, Irina se retint de plaisanter.

« Nan aucune, ça me va parfaitement. Les chevaux doivent être ménagés, et ne ne refuserai pas non plus un peu de sommeil entre deux séances de bronzette. Je ne sais pas vous, mais pour ma part je n'ai pas l'habitude de ce climat. J'ai comme le sentiment que tout cela ne vous est pas complètement étranger, ceci dit. Je me trompe ? »

La terran le regarda en coin, curieuse. Quitte à ce qu'il parle, autant participer un peu. Qui sait ce qu'elle pourrait découvrir d'intéressant. Ne pensant même plus à son lien potentiel avec Elerinna, elle scrutait sa réaction sans arrière pensées. S'il voulait lui nuire, il l'aurait probablement déjà fait, et s'il tentait de gagner sa confiance par envie de bien faire, il aurait tout le temps du monde de faire disparaître son corps dans le désert. S'en formaliser était donc une perte de temps... Ce qui devait arriver, arriverait.
Calquant le rythme de sa monture sur celle de son compagnon de voyage, la rousse sourit à la mention des 'amis' de Léogan. Elle savait déjà qu'il n'était pas originaire de Hellas, mais elle n'avait pas encore cherché à en savoir plus à son sujet, bien qu'il soit un espion potentiel. En conséquence, toutes ces informations  distillées avec insouciance étaient une nouveauté à ses oreilles.


« J'ai hâte de voir ça. »

C'était la pure vérité. Il lui avait déjà été donné de voir de nombreuses choses en ce monde, naturelles ou surnaturelles. Cependant elle n'avait encore jamais exploré cette région en personne, faute de temps, de moyens, et surtout d'une bonne raison. Ce n'était pas vraiment le genre d'endroit dans lequel on va prendre l'air sur un coup de tête, encore moins lorsque pendant plus de vingt ans on avait uniquement connu les températures hivernales les plus extrêmes. Pour cela -et bien sûr pour trouver le gantelet- ce voyage avait des allures de permission exceptionnelle. On en était loin c'est vrai et elle n'était pas libérée de ses fonctions religieuses, mais peu importe. La liberté qu'elle respirait à pleins poumons était largement suffisante à compenser les chaînes morales qui étaient toujours présentes.

« Vous êtes attaché à cet endroit, n'est-ce pas ? Vous y avez vécu en tant que nomade, ou bien était-ce seulement un court périple passé ? »

Il faisait encore nuit, et le chemin était plus que long, alors autant faire passer le temps. Irina n'était pas une grande bavarde mais cette conversation l'intéressait sincèrement. Quand à savoir combien de temps durerait la bonne disposition du grincheux Léogan, c'était une autre histoire...
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeDim 23 Fév - 5:09

Léogan haussa les sourcils et regarda Irina avec un sincère étonnement. Les questions de la jeune femme étaient loin d’être indiscrètes ; en fait, elle les posait même avec une curiosité légitime. La plupart du temps, il s’arrangeait pour qu’on lui fichât la paix et, avec sa réserve naturelle et ses airs d’ours mal léché, il réussissait avec brio à faire en sorte que personne n’eût la plus petite envie de fourrer son gros nez dans ses affaires. C’était personnel. Là. Mais cette fois-ci, il avait tout benoîtement tendu une perche à la curiosité de son interlocutrice. C’était un effet secondaire classique de sa bonne humeur ; il se mettait à évoquer évasivement sa subjectivité au détour d’une phrase plus ou moins prosaïque, et l’œil de son comparse pétillait soudain d’un intérêt surpris, et d’un accent non moins ébaubi, il s’exclamait : « C’est fou, ça, j’ignorais que vous aviez… une histoire, un passé, des goûts, voire des sentiments ? ».
Non, mais vraiment : la bonne humeur, ça ne devrait jamais éclore et fleurir quand on est en société ; ça finit systématiquement par se transformer en contrariété. Est-ce que c’est parce qu’on se permet d’avouer fugacement « moi, j’aime le bon vin de Cebrenia » ou « d’ailleurs ma tante fait d’extraordinaires tartes à la fraise », qu’on est du même coup disposé à palabrer sur soi-même comme une vedette de cabaret ? Non ! Non, ma bonne dame, par Kesha et toute la clique des dieux tous puissants, non et deux cent-mille fois non ! Non !
Les gens étaient incapables de s’armer de patience, d’attendre qu’on leur offrît discrètement quelques confidences, de les recevoir avec joie, de les recueillir, de les mettre contre leur cœur et de les chérir ; ils n’imaginaient pas que peut-être, avec le temps, et avec un peu de chance, ils parviendraient à les tisser ensemble et à prétendre être devenu l’ami de telle personne, de la comprendre et de la connaître modestement.
Il fallait toujours que ça tourne à l’interrogatoire. Donnez leur un doigt, ils vous prenaient la main, donnez leur la main, ils vous dévoraient le bras. C’était des fauves affamés ; ils n’en savaient jamais assez et même s’ils n’y trouvaient aucun intérêt, il leur fallait tout avoir, et sur le champ. C’était quelque chose qui fatiguait beaucoup Léogan, c’était vraiment très, très, très agaçant.

Il se retourna vers la route avec une moue maussade et resta pensif une ou deux minutes, en négligeant grossièrement de répondre à Irina. Il n’aimait pas répondre aux questions – d’ailleurs il détestait simplement qu’on vînt lui en poser une, deux, trois, ou toute une tripotée ; ça le rendait inquiet, mal à l’aise, il avait tout bonnement l’impression d’être agressé, en danger, comme un animal traqué, ou simplement submergé au point de ne plus savoir sur quel pied danser. Mais enfin, d’abord, c’était lui le responsable : il se connaissait, il connaissait les gens, et malgré toute cette lucidité et toute sa pratique des hommes en société, il n’arrivait pas à s’y faire. A chaque fois, à chaque fois, ça ne manquait pas, il tombait dans le panneau. A chaque fois.
Il prit bientôt conscience qu’il s’enfonçait un peu trop profondément dans la muflerie – et pour bien peu de choses, en vérité – et il se retourna vers Irina pour lui sourire maladroitement et tenter de faire de l’humour.

« Excusez-moi. Je dois bien vous avouer, les questions, chez moi, ça accentue le côté… marmonna-t-il, en portant son poing à ses lèvres comme pour s’aider à réfléchir. Comment dire, voilà, le côté bougon. Ne le prenez pas mal, hein. Enfin, si, oui, non… Prenez-le comme vous voulez, au juste, c’est pas vraiment mon problème. Vous pouvez bien penser ce que vous voulez. »

Il soupira, lassé de son propre discours, de ses excès caractériels grotesques et simplement de parler à Irina de son passé – ce qu’il n’avait même pas commencé à faire. S’il était hors de question de discourir avec qui que ce soit sur son existence à Canopée, il ressentait également une grande réticence à l’idée de partager avec quelqu’un d’autre qu’Ilyan, son petit frère, ses souvenirs de fraude, de maraude et d’adrénaline.

Ils étaient sortis de la ville sans qu’il ne s’en fût aperçu. Ode s’engagea gaillardement sur une petite route de terre ocre, sèche et craquelée, où poussaient quelques gerbes d’herbes sèches. Léogan ne reprit pas la parole immédiatement. Il n’avait pas envie de répondre à Irina, et pourtant, il savait pertinemment qu’il le ferait, et si ce n’était pas immédiatement, ce serait dans quelques minutes ou quelques heures.
D’un autre côté, il était ennuyé de se laisser si facilement submergé par la maussaderie et le pessimisme, alors que ce bon vieil air du désert fouettait déjà son corps et mouchetait son front et ses pommettes de ses grains de sable jaunes et mordants. Il avait même hâte de voir le soleil surgir à l’horizon et déverser sa fournaise sur les dunes mouvantes. Il respirait profondément et tentait d’oublier qu’il était accompagné, qu’il avait à nouveau l’impression d’être embarqué dans ce genre d’histoires politiques qui ne l’avaient jamais intéressé, qu’il pouvait nuire à Elerinna en sortant un mot en trop ou de travers en face d’Irina. C’était idiot, il avait voulu en apprendre un peu à son sujet, et il s’était bêtement laissé mettre sur la sellette.
Il se laissa happer par le silence et ferma les yeux quelques minutes. Son cœur battait un peu vite, il l’écouta sereinement et essaya de réguler ses palpitations en les comptant deux par deux. Il se passa un petit moment où Irina aurait pu croire qu’il s’était stupidement endormi sur sa monture, puis il se redressa et leva la tête. Devant eux, à la lisière du désert, une immense formation rocheuse jetait sa courbe ovale entre la terre et le ciel, comme un immense serpent aux écailles rousses qui, le corps enroulé d’une part, jette sa tête sur une proie en formant dans l’air un parfait arc de cercle. Léogan eut enfin l’air un peu satisfait et il s’anima avec une énergie d’enfant.

« Ca, c’est tout à fait épatant, s’exclama-t-il, en montrant l’immense roche ocre de laquelle ils s’approchaient tranquillement. Pas vrai ? »

Ils passèrent sous l’arcade rocheuse et il l’observa d’un œil à nouveau émerveillé, avant de reprendre avec un peu de réserve :

« Enfin, je vais tout de même vous répondre, parce que j’ai moi-même une question honnête à vous poser, qui me trotte par la cervelle depuis notre départ de Cimméria. »

Il eut un sourire en coin, comme un gamin qui proposerait un bête échange, et ses yeux  noirs pétillèrent d’un éclat malicieux. Puis il prit une profonde inspiration, acceptant bon gré mal gré d’obtempérer et de remplir sa part, et commença à réfléchir, à parler, à hésiter et à se corriger :

« Eh bien. En réalité… Par où commencer ? Disons simplement que j’ai longtemps vécu en nomade entre Argyrei et Phelgra – une bonne vingtaine d'années, oui. Vous me direz… J’ai trois cents ans, environ, j’ai passé cinquante ans – un demi-siècle – à jouer au Colonel par moins quarante à Cimméria, alors qu’est-ce que peuvent bien faire vingt ans de ma vie passés sous un soleil de plomb, ce n’est rien, c’est ridicule, c’est grotesque. En fait j’ai aussi vécu un autre demi-siècle à El Bahari. La chaleur, c’est dans mon sang. Ca va vous faire rire, mais aujourd’hui encore, au bout de cinquante ans, poursuivit-il, en esquissant un sourire amusé et cynique, à Hellas, toutes les trois semaines à peu près, je choppe un rhume carabiné. Si, si, je vous assure ! » s’exclama-t-il, en éclatant lui-même de rire.

A Cimméria, parmi la garde, il avait la réputation de ne rire jamais, mais quand il se sentait le cœur léger, sa poitrine palpitait irrépressiblement, sa respiration se chargeait d’euphorie et il éclatait d’un rire bref et grave. Il l’étouffa rapidement en perdant une nouvelle fois ses yeux entre la nuit et les dunes du désert, et il murmura au bout d’un moment, d’une voix absorbée :

« Je crois que… Rien n’affecte tant notre constitution physique que notre bonheur. Ou plutôt notre tempérament. » corrigea-t-il, avec une sorte de pudeur étrange.

Il occupa ses mains en fermant plus étroitement sa tunique noire contre son torse et évita de croiser le regard émeraude d’Irina, craignant qu’elle ne vît soudain parfaitement clair en lui et en sa faiblesse de caractère. Pour faire oublier cette petite phrase grave qui lui avait malheureusement échappé, il arqua un sourcil un peu narquois, considéra la prêtresse avec un air vague de gaieté et d’insolence, puis détourna habilement la conversation de sa personne vers Irina en portant dans sa voix un puissant désir de conviction :

« Vous, par exemple, vous êtes d’une ténacité telle que je suis sûr que vous ne tombez jamais malade ! Ah ! N’est-ce pas ? Ou bien, vous savez toujours vous rétablir, et si vite, si vite. J’ai raison ? »


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Dim 4 Jan - 1:13, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 28 Fév - 11:07

Obtenir des réponses d'une personne récalcitrante c'était un art subtile et complexe datant de la nuit des temps. D'ordinaire, il fallait bien plus qu'un joli minois pour faire parler les plus sceptiques, même si évidemment avoir un physique avenant aidait beaucoup parfois. L'arme la plus puissante restait sans contestation possible la patience. Dérober des confessions c'était un peu comme dépouiller quelqu'un de son bien le plus cher et le plus précieux... Et en la matière, Irina avait roulé sa bosse. En ce cas précis, la demoiselle ne comptait pas obtenir toutes les réponses qu'elle souhaitait, ou tout du moins pas dans l'immédiat. Il n'était pas nécessaire d'être la femme la plus intelligente que la terre ait portée pour s'en apercevoir. Léogan était un homme expérimenté et contradictoire, aussi bougon qu'il avait l'air sans histoires. Ce qui ne voulait pas dire qu'il n'en avait pas à raconter.

C'était sans doute le genre d'homme à râler sans cesse et geindre d'être embarqué dans une épopée trop aventureuse, qui pourtant bien au fond, faisait secrètement vibrer son cœur. Curieuse, Irina se posait toute une série de questions sur lui, en tant que personne. Il avait l'air de s'ennuyer ferme la plupart du temps, du moins quand il n'était pas trop occupé à faire savoir son déplaisir d'avoir été embarqué avec une mégère qu'il ne connaissait pas. Quelque chose lui disait qu'étrangement, ce n'était pas dirigé contre elle en particulier. C'était d'ailleurs ce qui l'intriguait le plus. Être constamment de mauvaise humeur était une chose... mais n'était-ce pas triste de perdre ainsi son temps, plutôt que de profiter des quelques plaisirs de la vie ?  
L'observant du coin de l’œil, la rouquine haussa les épaules et le laissa tranquille. Quelques minutes plus tard, alors qu'elle sombrait dans une intense réflexion au sujet de l'artefact sur lequel elle espérait mettre la main, Léogan lui répondit. Il avait même un rictus contrit sur le visage. Un semblant de sourire ? Kesha soit louée... Il en était donc capable ! Riant doucement non de son humour mais de sa maladresse, Irina ne se moquait pas ni ne s'en cachait.


« Nul besoin de s'en excuser, je ne m'en formalise pas. J'ai cru comprendre que c'est votre marque de fabrique. Je tenterai d'éviter les questions ne vous en faites pas. Je ferai même en sorte de moduler mon intonation afin que vous ne vous rendiez pas compte de leur existence, si ça peut aider. »

Elle le taquinait et se doutait bien que la réaction serait immédiate, bien qu'elle espère qu'il ne se referme pas dans sa coquille pour si peu. Ce n'était que le début du voyage après tout, et il leur restait beaucoup de temps pour se disputer et se houspiller sérieusement. Cela viendrait tôt ou tard, c'était inévitable, et cela ne lui faisait pas peur. Autant dire les choses en face, les yeux dans les yeux, même si c'était simplement pour se traiter de noms d'oiseau et se reprocher mutuellement les fruits d'une fulgurante incompétence.
Ceci dit, d'autres méthodes pourraient en théorie les rapprocher. Certains disaient qu'une confidence en appelle une autre, mais cette possibilité n'en était pas une pour Irina. Si la prêtresse n'avait pas de complexes concernant son passé -pas toujours brillant, pour user d'un bel euphémisme- on ne peut pas dire que Léogan semble enclin à l'écouter raconter sa vie. Ça tombait bien en fait, elle n'était pas non plus disposée à faire. Pas comme ça, pas sans raison. N'ayant rien à dire, Irina appliqua un de ses conseils favoris et resta muette. Pourquoi polluer le silence en déblatérant inutilement ?

Tournant son regard de jade vers l'horizon, elle profita des merveilles pastel qui s'étendaient à ses pieds. Pendant un instant elle en oublia la désagréable sensation du sable collé à sa peau, la rudesse du chemin de plus en plus accidenté, et tout le reste de ces choses finalement secondaires. Il ne resta alors que la sensation d'immensité, la douloureuse conscience de ne pas être plus qu'un grain doré dans cet océan à perte de vue. Ce paysage, ces couleurs et ces odeurs poussaient à la modestie et à l'introspection.
En progressant, ils virent à quel point le désert prenait rapidement ses droits, couvrant tout de son épais manteau brillant au soleil. C'était curieux, et plaisant à la fois. Le sable était à Argyrei ce que la neige était à Cimméria. Elle recouvrait tout pour le faire disparaître, l'engloutissant et le réclamant comme sien. Juste comme ça... sans compromis, sans concessions.
La serpentine était perdue dans ses pensées, lorsqu'une formation rocheuse attira alors son attention. Léogan sembla intrigué lui aussi, à tel point qu'il sortit de son silence. Penchant la tête sur le côté, Irina se demanda s'il avait une sensibilité particulière pour ces œuvres insoupçonnées de la nature. C'était un peu bizarre, mais cela cadrait étrangement avec le drôle de personnage. Acquiesçant sobrement à sa question, Irina ne le regardait pas. Son esprit était ailleurs, perdu quelque part entre cette palette de tons ocres et la fraîcheur relative de la nuit. Ce ne fut qu'ensuite, tandis qu'ils dépassèrent ce serpent rocailleux qui les fascinait, qu'elle réalisa qu'il lui parlait. Lorsqu'il admit qu'il avait une question à lui poser, elle se tourna vers lui, l'incitant implicitement à poursuivre. Leurs montures continuaient à allure régulière et ils ne risquaient pas de rencontrer des masses d'obstacles alors il avait toute son attention. Les balbutiements qui suivirent la firent sourire sans même y penser.


« Je suppose que c'est la façon qu'a votre cœur de vous montrer que ces épilogues passés, aussi brefs soient-ils, vous manquent plus que vous ne l'admettrez jamais. Les épisodes les plus courts dans une existence sont souvent les plus intenses. La preuve en est qu'on ne les oublie pas, même s'ils étaient semblables à la brise éphémère d'un jour à peine. »

Sa voix était calme et posée comme à l'accoutumée, bien qu'il soit évident qu'elle aussi était plongée dans ses souvenirs. Le même genre de souvenirs qu'elle venait de mentionner, en fait. Le soldat avait sans doute raison dans ce qu'il avait dit. Le tempérament n'était sûrement pas sans lien avec le bonheur et la santé. En fait tous les trois étaient étroitement liés la plupart du temps, elle avait souvent pu le constater dans sa carrière. Cependant ces remarques cohérentes soulevaient une autre ribambelle de questions au sujet de son récalcitrant interlocuteur. S'il se sentait si bien que ça en tant que nomade, pourquoi avait-il abandonné cette vie, et plus précisément, pourquoi avait-il choisi un poste de soldat dans l'armée régulière, à l'autre bout du monde ? Devenir garde revenait inévitablement à s'enchaîner à la ville de Hellas, et à embrasser une vie de sédentaire. Haussant un sourcil, Irina se garda de vocaliser sa réflexion. À la place elle sourit avec sarcasme, répondant toujours avec la même vivacité qu'on lui connaissait. Qui a parlé de mauvais caractère ?

« Jamais malade... oui si on veut. Enfin, si on part du principe que contracter la Sarnahroa ne compte pas, bien sûr. Sur ce coup là on peut dire que j'ai eu de la chance, le remède a été découvert à temps. Autrement je doute que j'aurais pu m'en sortir avec juste des mauvais souvenirs et quelques frayeurs. Je dois avoir le chic pour ces choses là, remarque. Pendant un rude hiver d'il y a à peu près vingt ans, Hellas a été ravagée par la peste noire. C'était une hécatombe comme je n'en ai jamais vue, encore plus dévastatrice que la dernière épidémie. Je me demande encore comment j'ai pu m'en sortir alors que je n'avais pas de toit sur ma tête. »

Son ton était égal, pas froid mais volontairement neutre. Irina ne cherchait la pitié de personne. En vérité elle ne supportait pas les gens qui n'avaient de cesse de se présenter en victime. Ce n'était là qu'une réponse à la conversation qui avait été initiée, voilà tout. Bien sûr c'étaient des événements qui l'avaient touchée de près à l'époque et encore maintenant, faisant d'elle ce qu'elle était. Mais ça c'était un tout autre sujet, et heureusement il était encore lointain. Soupirant en se laissant porter par le rythme des pas de Hazard, la demoiselle tourna la tête vers Léogan. Elle ne redoutait pas ce qu'il allait lui demander, mais elle s'interrogeait sur ce qui l'intéressait à ce point. La nordique joua cartes sur table, directe comme à son habitude.

« Alors, quelle est donc cette question que vous vouliez tant me poser ? »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 8 Mar - 2:42

Irina était une femme drôle et d’une intelligence piquante. Léogan souriait discrètement en l’écoutant plaisanter avec gentillesse de sa morosité puérile et rire doucement, avec cet air ironique si bien fait pour sa tête fine et spirituelle. Il aurait bien relevé le « c’est votre marque de fabrique » qui l’avait fait un peu plisser du nez – non, en vérité, il ne cherchait pas à se donner un style ; il était souvent de mauvaise humeur, d’accord, il avait une propension assez lourde au bougonnement, en effet, mais ça ne faisait pas le fond de son caractère ; enfin, en tout cas, il l’espérait… – il l’aurait bien relevé, donc, mais il était trop satisfait de s’être acquis un tant soit peu de familiarité de la part d’Irina pour le faire. Alors, il souriait et se laissait asticoter sans rien dire. Très ironiquement, elle lui rappelait son Elerinna. Il se garderait bien de faire le rapprochement à voix haute, mais les deux femmes se ressemblaient plus qu’elles ne voudraient jamais l’avouer ; elles avaient la même espièglerie, la même prévenance, le même esprit vif et le verbe aussi agile et alerte l’une que l’autre.
Si un jour elles venaient à s’expliquer face à face, il serait hors de question, quand bien même le pays serait à feu et à sang, qu’il ne ratât leur rixe, c’était juré… Au moins par mesure de précaution. Sans blague.

Léogan avait l’habitude d’être la cible des sarcasmes gentils et des moqueries familières de son entourage. Parfois, tout cela prenait une tournure qu’il n’appréciait pas : il lui arrivait d’avoir l’impression de devenir un clown malgré lui, une mascotte pitoyable mais attendrissante, une drôle de personne avec une petite âme et un intellect étriqué qu’on prenait en charité en riant de sa maladresse. C’était les dérives de cette petite affection ridicule qu’on prenait pour de l’amitié et qui conduisait les gens à traiter leurs connaissances avec une condescendance dont ils pensaient qu’elle était autorisée par leur promiscuité. Elles devenaient des objets familiers, on ne devinait plus leur sensibilité à travers leurs habitudes : tout n’était plus que répétition comique, qu’une jolie chanson qui revenait, revenait, revenait sans cesse et dont on ne percevait plus la vraie beauté. Léogan méprisait ces gentillesses cruelles avec un silence qu’on prenait souvent mal – n’aimait-il vraiment personne, cet homme ? Ce n’était qu’un bougon acariâtre, un Sindarin rabat-joie et plein de mauvaise foi.
Mais Léogan n’était pas un imbécile. Il n’ignorait pas la nature de son caractère et en avait parfois lui-même de l’amusement, avec Elerinna, en particulier, qui le taquinait en babillant et avec laquelle il jouait à ronchonnailler avec une ingéniosité à nulle pareille.
Il ne savait pas s’il se le permettrait avec Irina qui, même si elle avait un humour séduisant, une frimousse adorable, et de très beaux yeux, n’était pas de ses intimes – et la chance qu’elle le devînt était plus infime à mesure que  se creusait le fossé politique qui les séparait.

Il ne savait vraiment pas sur quel pied danser. C’était peut-être cela qui la faisait rire par notes de satin, douces et étouffées. Il eut l’air un peu gêné, tourna son regard vers la route d’un air vague et elle passa à autre chose, en prenant un air grave qui lui était plus habituel.
Les yeux de Léo sourirent lorsqu’elle commença à raisonner sur la petite sentence qu’il avait formulée imprudemment, et il se réjouit d’avoir réussi su s’écarter du centre de la conversation sans en avoir trop dit à son sujet. En vérité, il n’avait pas été très honnête avec elle, il avait un peu répondu à côté de la question et raconté sa vie comme un itinéraire touristique. Il n’avait même pas parlé d’Ilyan, dont le visage fin, les yeux pers et intelligents et le sourire bienveillant hantaient sa mémoire. Son frère lui manquait effroyablement, et personne à Hellas – hormis Elerinna – ne connaissait son existence. C’était très bien comme ça. Il ne voulait partager le souvenir et le secret de leur attachement avec personne. C’était triste à dire, mais jusqu’à présent, Léogan n’avait pas connu d’ami plus sincère, plus généreux et plus courageux que son jeune frère ; et parfois il pensait qu’il n’en connaîtrait jamais d’autre.

De son côté, Irina avait l’air d’éprouver moins de difficulté que lui à évoquer son passé, et il se tira de ses songes pour l’écouter avec un respect un peu machinal, et un peu de curiosité aussi, il fallait l’avouer. Il savait qu’elle avait été une enfant des rues, à vrai dire, elle était encore une fillette la première fois qu’il l’avait vue, une fillette farouche qu’Alana élevait austèrement. Aujourd’hui, elle avait l’air d’avoir son âge. Les Terrans grandissaient et périssaient si vite, c’était terrifiant. Léo les aimait beaucoup, mais rechercher leur amitié était douloureux ; il avait chaque fois le sentiment de courir après d’éphémères papillons qu’il ne pouvait tenir dans sa main qu’un instant avant de recueillir leur dernier soupir.
Irina, cependant, n’avait certainement que faire de ses atermoiements. Léogan l’écoutait et la regardait sans ciller, et elle parlait d’un ton indifférent et détaché. C’était une femme fière. Elle n’avait pas même trente ans qu’elle regardait son enfance d’un regard presque étranger. Encore une fois, Léo s’impressionnait de la force morale de ces gens, et d’Irina en particulier, peut-être, qui ne s’attardait pas sur elle-même mais qui restait d’une sincérité absolue sur ce qu’elle décidait d’avouer – ce qui, bien sûr, n’était pas le cas de Léogan, qui était loin d’avoir la force de ne pas s’abandonner aux mensonges faciles ou aux omissions volontaires.
Il pinça ses lèvres et son regard s’assombrit comme si Hellas déployait devant lui, sur les dunes chaudes du désert, ses rues pestilentielles, sa fosse maudite et ses habitants malades qui y purulaient comme de la vermine.

« Ah, la peste noire, murmura-t-il, dans un souffle profond. Oui, je m’en souviens. La ville était un répugnant charnier… Mais je suis content, reprit-il avec honnêteté (une fois n’est pas coutume), et avec un sourire en prime, que vous ayez trouvé notre toit peu après pour vous abriter. Il ne faut pas trop tenter la fortune. »

Il ne s’épancha pas davantage, mais il avait un peu pâli à ce souvenir. Il en avait suivies, des prêtresses en expédition dans les quartiers pauvres, qui tentaient tant bien que mal de prodiguer des soins à de pauvres condamnés aux corps noirs et déformés.
Enfin, il chassa ses visions infernales de son esprit et poursuivit avec un sourire feutré :

« Et non, la Sarnahroa ne compte pas, bien sûr. Vous lui avez davantage couru derrière qu’elle ne vous a prise dans ses filets. »

Il avait haussé les sourcils et la regardait avec l’étonnement qu’avait réveillé son souvenir du départ des malades d’Hellas, sous l’escorte d’Irina et d’Othello. Il poussa une exclamation un peu éteinte et lança finalement :

« Vous êtes une folle. »

Il avait une voix un peu rieuse, et si chaude que sa phrase sonna comme un compliment. Le courage dont la jeune femme avait fait preuve lors de l’épidémie le remplissait aujourd’hui d’une joie étrange et lumineuse, qu’il ressentait toujours lorsqu’il rencontrait sur son chemin l’audace et la bonté des hommes. Lorsqu’elle était partie sur les routes avec les miséreux, personne n’aurait pu dire qu’elle y survivrait. Elle avait résolument tiré un trait sur ses espérances et ses magouilles politiques pour suivre ce qui lui semblait juste – et cela, même s’il était possible qu’elle eût été guidée par le désir orgueilleux d’être meilleure qu’Elerinna, Léogan l’estimait de toute son âme.

Et puis elle lui renvoya la balle. C’était encore une fois très honorable de sa part de rappeler qu’il avait une question gênante à lui poser. Les lèvres de Léogan frémirent et sourirent amèrement. Voilà. Le quart d’heure d’optimisme était passé. Quelque part, ça l’arrangeait. Ce n’était pas parce qu’Irina lui apparaissait sous un jour très favorable en cet instant qu’il se sentait plus à l’aise avec elle ; au contraire, en vérité.
Alors il acquiesça silencieusement et plongea un regard dur et puissant dans les yeux verts de la prêtresse.

« Ecoutez, dit-il, d’une voix assurée, je ne veux surtout pas vous faire l’impression de vouloir vous tirer les vers du nez. Seulement j’en ai un peu marre de me conduire avec vous comme si de rien n’était. Je ne demande pas qu’on parle à couteaux tirés, mais bon sang, j’aimerais qu’on se mette au clair entre nous. J’ai rien moufté depuis notre départ pour pas vous dissuader de voyager avec moi, mais maintenant qu’on est entrés dans le désert, je vais cracher ma pilule. »
Il s’arrêta un instant pour la préparer à la suite, inspira profondément et lâcha avec franchise : « Je suis pas politicien, j’ai aucun intérêt à jouer votre jeu. Je sais que vous manigancez contre Dame Lanetae – et vous êtes loin d’être la seule à machiner dans votre coin contre une de vos consœurs, ah ! Je suis bien placé pour le savoir, marmonna-t-il, avec un rire jaune. Ca fait cinquante ans que je fais face à l’insouciance calculatrice des prêtresses de Cimméria – elles cassent les objets, elles cassent les humains, et puis on fait comme si rien ne s’était passé, et on laisse aux gens dont c’est le métier le soin de nettoyer et de balayer les débris. Mon boulot, au juste, c’est davantage de vous protéger de vous-mêmes que de vous défendre de la canaille, des voleurs, des grouillots et des pégriots, ou même des hommes du maire lui-même. Bref, acheva-t-il, avec un geste de la main expéditif et agacé. Je ne sais pas qui vous êtes exactement, Dame Dranis, mais je sais à peu près ce que vous trafiquez – ce n’est peut-être même un secret pour personne. Vous, vous ne savez pas non plus qui je suis, ni ce que je fais à Hellas. »
Il se ménagea un petit instant de silence pour choisir ses mots avec attention, car il savait que la chute serait brutale. « Vous êtes une femme intelligente, Irina Dranis. Vous savez simplement que Dame Lanetae m’a choisi et nommé colonel, comme c’est le droit des grandes prêtresses – mais c'est assez. Vous ne savez pas ce qui me lie à elle, mais vous savez que ce n’est pas par hasard que j’occupe ce poste. Alors… murmura-t-il, avant de prendre une grande inspiration, et de s’écrier presque : par toutes les étoiles de Teneis, quelle espèce de folie vous a soufflé l’idée de faire de moi votre garde du corps dans une contrée déserte et hostile ? Parce que, pardonnez-moi, avec tout le respect que j’vous dois, c’est quand même nettement entre l’audace et la débilité, comme initiative. »

Il se sentait presque en colère. Il songeait à ce qu’il aurait pu faire à Irina, s’il était né plus féroce qu’il ne l’était, et si Elerinna était aussi cruelle que sa jeune rivale la dépeignait. Il songeait à ce qui se serait passé si la grande prêtresse avait choisi pour colonel un homme plus zélé encore qu’il ne l’était, et qui n’aurait pas hésité à lui rendre service en éliminant son ennemie au milieu de nulle part, sans témoin, et à revenir seul à Hellas en prétextant un accident de parcours.
Il semblait si emporté qu’on aurait pu croire qu’il était sur le point de commettre toutes ces atrocités. Mais il ferma les yeux pour se calmer, porta son poing contre ses lèvres et inspira profondément. Il se demandait encore comment il avait fait pour se retenir d’exploser jusqu’ici. Tous ces complots, c’était si petit, c’était simplement ridicule, une poussière dans l’œil du monde. Peu lui importaient les secrets de la politique – qui n’en étaient pas d’ailleurs, et il en avait assez de prétendre ne rien savoir, alors qu’elle savait pertinemment qu’il savait, et tout cela, c’était très, très, très agaçant !  
Il croyait sincèrement en l’intelligence d’Irina. Elle devait avoir un motif raisonnable pour l’avoir sollicité comme garde du corps. C’était si évident qu’il préféra conclure son petit monologue par un brin d’humour.

« A moins bien sûr, que vous ne cachiez sous votre turban et sous vos jupons un talent dont vous êtes sûre qu’il me mettra hors de nuire… fit-il, en roulant ses yeux noirs sur toute la silhouette d’Irina, comme s’il était possible de prendre sa concession au sens propre. Mais j’en doute, conclut-il, avec un sourire narquois. Pas qu’je remette en question vos capacités, mais ce serait bien présomptueux de votre part. »

Il avait repris un air nonchalant, en tirant sur ses lèvres le tissu de coton blanc qu’il avait laissé flotter dans son cou, les yeux levés vers le ciel argenté qui commençait à se colorer de soleil et de pourpre, avec le son mélodieux du sable et de la brise, qui étaient aux oreilles de Léogan un unisson ravissant de luths, de naïs et de percussions. Le vent se leva soudain. Un nuage de sable s’abattit sur la figure aveugle des voyageurs et cingla les corps robustes de leurs chevaux.  
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 21 Mar - 21:49

Dire qu'Irina s'en tenait à une sincérité aussi violente que pure serait une vérité, mais une vérité partielle. Il n'y avait nul doute sur le fait qu'une femme de sa position soit capable de manier le mensonge aussi bien que certains manient l'épée. Pourtant, il était très rare qu'elle cède à ces moyens qu'elle considérait d'une répugnante facilité. Une facilité reliée à une certaine forme de fuite et de lâcheté... Deux traits qu'elle avait du mal à supporter. Car elle n'était pas personne à fuir, ni devant l'adversité, telle que l'avait montré son pèlerinage suicidaire au temple de Delil ; ni devant les obstacles sur sa route. Après tout elle avait longtemps attendu son heure et accepté tous les divers sacrifices, y compris celui de son amour-propre. Cette soif de revanche revenait de loin c'est vrai, mais depuis des années déjà, elle s'était muée en quelque chose de bien plus profond : la certitude qu'il y avait plus important que sa petite vengeance personnelle, aussi délectable soit-elle. Cela avait pris du temps et l'apprentissage de cette erreur avait été long et douloureux. Peut-être l'était-il même maintenant. Seulement désormais elle avait les yeux grand ouverts sur l'avenir, et l'aube nouvelle qui finirait par se lever avec ou sans elle était ce qui la poussait vers l'avant.

« On dit que la vermine est toujours la dernière à périr. » Elle sourit comme si cette idée l'amusait, mais son ton finit par s'adoucir. On pouvait lui reprocher beaucoup de choses, mais certainement pas de ne pas se dévouer corps et âme à l'Ordre et plus largement, au peuple de Hellas. « Oui, j'ai eu de la chance de trouver un foyer. »

C'était un résumé laconique de toute ce qu'il y avait à dire sur le sujet. Ceci dit Irina doutait qu'il soit friand de confidences et les souvenirs charriés par cette conversation n'étaient pas que bons. Cette période avait forcément laissé des traces chez tous ceux qui l'avaient traversée et survécu, car bien que leurs vies perdurent, ils avaient forcément beaucoup perdu. C'était souvent le cas pour ce genre d'épidémies, mais aussi celui d'événements majeurs tels que des guerres. Un mal que le monde n'avait pas connu depuis longtemps... 'Et qu'il demeure ainsi encore longtemps, par la volonté de la Déesse.' Pensa-t-elle. Ils avaient déjà bien assez à faire avec la Sarnahroa qui n'était pas encore tout à fait vaincue.
Ceci dit l'affirmation presque tendre de Léogan la fit sourire.


« Oui, je sais. »

Elle réprima cependant son hilarité et le rire qui montait dans sa poitrine. On le lui avait déjà dit à de nombreuses reprises et de toutes les façons possibles, pourtant c'était toujours aussi drôle. Il était  probable que son compagnon change d'avis, surtout s'il apprenait qu'elle était enceinte. Beaucoup avaient jugé ses décisions irresponsables, et il était bien possible qu'ils aient raison, elle l'admettait volontiers. Mais aurait-il été plus raisonnable de rester cloîtrée derrière les murs du temple en attendant que la maladie se propage et finisse par la ronger aussi ?
Contrairement à ce que pensaient certains, la décision de partir en abandonnant tout ce qu'elle possédait n'allait pas à l'encontre de sa prise de position, au contraire : s'en était même la raison première. C'étaient justement l'égoïsme et l'arrogance de la Haute Prêtresse qui avaient motivé son choix désespéré. Il lui avait été insupportable d'entendre les plaintes du peuple prétendant que les prêtresses les avaient abandonnés à leur sort. Les accompagner était par conséquent la seule option possible... Et elle s'y était tenue envers et contre tout, y compris les hauts gradés de la garde prétoriale qui s'étaient naturellement insurgés contre son idée. Irina était du genre à prendre les problèmes à bras le corps quoi qu'il advienne. Sa franchise était parfois violente et les gens qui l'avaient croisée s'en rendaient vite compte. Léogan allait lui-même en faire l'expérience, comme en témoignait son expression hésitante.

Ils en venaient visiblement au sujet qui fâche. Irina ne s'étaient pas attendue à ce qu'il survienne aussi tôt, mais après tout pourquoi pas. Il fallait bien passer par là à un moment ou un autre, alors autant en finir. Haussant les épaules en comprenant à l'avance de quoi il allait être question, la rouquine ne semblait pas inquiète. Elle n'avait aucun intérêt à le manipuler ou jouer la comédie. Ces petits jeux avaient de plus en plus tendance à la fatiguer. Ce qui expliquait aussi pourquoi depuis les derniers mois la guerre interne qui déchirait les prêtresses n'était plus un secret pour ceux qui connaissaient le milieu. Resserrant le voile autour de son nez et de sa bouche, Irina sentait les premières gouttes de sueur perler à son front. Beaucoup d'autres suivraient sans doute, tandis que leur conversation progressait. L'explication du soldat ne fut pas interrompue car Irina l'écoutait aussi attentivement que faire se peut. Enfin, lorsqu'il s'arrêta elle laissa le silence planer pendant quelques minutes avant de répondre.


« Oui, je manigance contre elle, tout comme elle manigance contre moi. Cette histoire ne date pas d'hier, et je sais que vous le savez aussi bien que moi. Elle a peut-être autant de raisons de m'en vouloir que je n'en ai moi-même... Bien que je m'en fiche éperdument, en vérité. Ce sont des histoires entre elle et moi, et j'en ai assez de prendre d'autres gens à parti. Si vous vous sentez personnellement concerné et désirez la soutenir c'est une autre histoire, qui d'ailleurs ne me regarde pas vraiment.

Demandez-vous à chacun de vos collègues de la garde sur quel cheval ils vont miser ? Et bien c'est la même chose me concernant, je ne vais pas juger un homme uniquement en fonction de son opinion sur ce sujet. Je me fie aux actes et au cœur, pas à de telles trivialités car ses fidèles peuvent aussi être des bonnes gens. De plus, le temps se chargera de leur montrer à qui s'en remettre pour le bien de tous, comme pendant la pérégrination. J'espère simplement qu'ils seront suffisamment objectifs pour voir au delà des sermons, des promesses et des apparences. »


Libre à lui de croire qu'elle s'amusait à se jouer de lui, qu'elle tentait de le convertir à sa cause ou quelque chose de ce genre. Il était en droit de se montrer méfiant, et à sa place elle aurait certainement fait de même. Toutefois cela ne justifierait pas certaines barbaries pour autant, et la diaboliser ne lui donnerait pas raison dans l'absolu. Elerinna avait bien plus de charisme qu'elle, Irina était la première à le reconnaître. C'était une femme magnifique qui avait le don de galvaniser des foules entières par sa seule présence. De même elle savait aussi que sa rivale n'avait pas fait que des mauvaises choses. Sous son commandement les prêtresses avaient prospéré et s'étaient maintenues influentes malgré les nombreuses manœuvres du Maire Bellicio. Le culte se portait bien et bien qu'à sa connaissance leurs coffres soient vides ou presque, au moins les prêtresses n'étaient pas endettées en ces temps compliqués. Ce n'était pas rien.
Néanmoins cette capacité à dominer politiquement n'arrivait à compenser le manque d'humanité et le gouffre de compassion qui lui faisaient défaut. Les prêtresses servaient le peuple, et ce même peuple avait des besoins plus urgents que de savoir qui s'en mettrait plein les fouilles, ou qui était le prochain noble à séduire pour gagner des faveurs. Dans son amère lucidité, la Terran savait que peu importe la prêtresse victorieuse, il s'agissait de choisir entre la peste et le choléra. Un choix cornélien qui n'assurait aucunement un avenir radieux. Mais comme le peuple n'avait pas vraiment son mot à dire quand à l'élection des Hautes prêtresses, il n'était malheureusement possible de s'en remettre à leur jugement.


« C'est exact, nous ne nous connaissons pas... et c'est justement pour ça que nous sommes ici, entre autres choses bien sûr. Je n'ai pas peur que vous me mettiez à mort pour rougir davantage ce sable déjà écarlate. Si vous vouliez me tuer, vous l'auriez sans doute déjà fait à Hellas ; et si vous avez été assez patient pour attendre jusqu'ici et que je me trompe, alors mon erreur me coûtera la vie, tout simplement. Ceci dit je sais que les assassins sont plus à son goût. C'est plus raffiné, plus délicat, plus personnel... Je pense que c'est l'image qu'elle a de notre inimitié. C'est elle tout craché, même. »

Irina soupira, haussant les épaules avec légèreté. Il n'y avait qu'elle pour parler de choses aussi graves avec autant de calme... Et c'était la vérité, qu'il la croie ou non. Une différence entre Elerinna et elle c'était qu'Irina n'avait jamais essayé d'attenter à sa vie, bien que la tentation de lui tordre lentement le cou soit grande, afin d'ôter le sourire faux de son beau visage. Oui, elle la haïssait cordialement, elle n'avait jamais pris la peine de le cacher. Quoi qu'il en soit, dans la mesure du possible la vipérine se retenait de chercher l'affrontement, direct ou indirect. Son action dans les derniers mois se résumait simplement à arracher des novices idôlatres à l'influence de la sindarin, tout en se chargeant de les protéger contre les éventuelles représailles de leur ancienne maîtresse. Son but était de leur ouvrir les yeux et les laisser décider par elles-mêmes de ce qu'elles voulaient faire, afin qu'elles ne soient plus de pâles marionnettes suspendues au bout de leurs fils rompus.

« J'ignore ce qu'est la peur, croyez-le ou non. C'est un sentiment inconnu pour moi. C'est probablement une des raisons de ma 'folie', comme vous dites. Seulement c'est aussi ce qui me rend si terre-à-terre pour le meilleur comme pour le pire. J'imagine que c'est pour ça qu'on m'aime, et aussi pour ça qu'on me déteste. En tout cas détrompez-vous si vous croyez que je me prends pour une héroïne des temps modernes, arrivant sur son blanc destrier pour libérer mes sœurs d'un tyran en jupons. Je n'ai jamais eu la prétention d'être au dessus de tout soupçon, et je sais qu'un jour je paierai pour mes pêchés, comme tout un chacun. Ça non plus, ça ne me fait pas peur. »

La peur lui était étrangère au sens le plus littéral, ce qui lui donnait une vision singulière de toute chose, y compris de cet étrange conflit. Au départ elle n'avait pas cherché à réclamer la présence de Léogan en particulier. D'un autre côté les gardes compétents et avec un minimum de cervelle n'étaient pas légion alors il avait fallu faire avec. Il lui fallait quelqu'un de capable et qui ne lui donnerait pas des envies de meurtre avant de passer la frontière de préférence. Le fait qu'elle ait une chance de s'entretenir avec un vieil ami d'Elerinna sans la présence d'éléments perturbateurs n'était qu'un agréable bonus, après tout c'était plaisant de satisfaire sa curiosité. Irina n'espérait pas le faire changer d'avis sur sa Némésis car il était évident que c'était peine perdue, mais au moins elle espérait qu'il pourrait la voir sur son vrai jour, au delà des rumeurs et autres bruits de couloir. Libre à lui de la détester s'il le voulait, tant qu'il avait une bonne raison, une raison dépassant le cadre des opinions externes. Ce n'était donc pas qu'elle fasse semblant de ne rien savoir, c'est juste que tout cela lui était complètement égal, puisque c'était sans rapport avec sa présence dans ce désert.

« Un moyen de vous mettre hors d'état de nuire peut-être pas, mais un moyen de vous survivre, sûrement oui. »

Elle sourit d'un air fier en bombant le torse, bien qu'elle ne se prenne pas au sérieux. Elle l'aimait bien, sans trop s'expliquer pourquoi, et cela lui donnait envie de profiter de cette expérience sans se poser plus de questions. Cependant il s'interrogeait de manière légitime et lui répondre ne coûtait rien, alors dans sa grande bonté elle acceptait de s'y plier sans faire d'histoires. C'était agréable d'avoir quelqu'un qui ait enfin les tripes de la confronter et quelque part, de lui tenir tête. Rien que pour ça, pour cette effronterie et ce petit rictus contraint et séduisant, il méritait son respect. Cependant sa dernière question bien que pertinente, soulevait la problématique inverse.

« Et vous alors, pourquoi avoir accepté d'escorter une femme que vous soupçonnez des pires crimes, une mégère capable de torturer ses semblables pour le plaisir ? Pourquoi protéger un monstre aux airs angéliques, alors qu'il pourrait sans doute empoisonner votre dîner et vous regarder mourir lentement, sans ciller ? »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeDim 30 Mar - 4:03

« Non mais vous rigolez ? » s’exclama Léogan, avec un brusque sursaut d’hilarité.

La petite pique finale d’Irina l’avait surpris, comme une morsure désagréable, elle lui arracha un rire sans joie et ses yeux se chargèrent de stratus bas et menaçants.
C’était trop fort. Elle s’en prenait à lui, maintenant. A lui, milles entrailles, si ce n’était pas drôle, ça ! Comme s’il se sentait menacé par n’importe quelle de leurs magouilles politiques !
Elle n’avait pas l’air de trouver paradoxale la possibilité d’éliminer son escorte au milieu du trajet, non, elle tenait même à lui faire prendre l’hypothèse au sérieux. Vraiment !
Léogan chassa cette remarque d’un petit geste de la main plein d’indifférence.  

« Je ne sais pas, le simple fait qu’il n’y a rien à tirer de ma mort, peut-être ? fit-il, avec un jeu de sourcils incrédule. Ca m’a porté chance jusqu’ici. »

L’éventualité de son meurtre en plein désert – qui lui paraissait cocasse, tout de même ! – tournoyait dans son esprit comme une image ubuesque et faisait frémir son visage d’un rictus amer et sarcastique.
Il connaissait bien la peur, lui, il l’avait toujours fréquentée de près, mais il abordait très sereinement l’idée d’avoir à mourir un jour. Léogan était un homme d’armes. Une fois qu’on avait une épée dans la main et qu’on se trouvait face à des ennemis de la même trempe, on entrait dans un monde où le trépas était un horizon inévitable, et la férocité, une nécessité qu’on finissait par apprécier.
Mais en vérité, il n’était même pas question de ses craintes ou de ses prédispositions morbides, en l’occurrence, c’était une toute autre affaire, bien moins tragique, et d’un prosaïsme qui était pourtant à ses yeux plus que du bon sens, une évidence claire comme de l’eau de roche.

« Mais n’empêche que je m’demande bien ce que vous compteriez faire exactement au beau milieu de ce désert après m’avoir assassiné… ! s’exclama-t-il, dans une inspiration d’une très grande truculenterie. Entre les bestioles dangereuses qui traînent dans l’coin, les tempêtes de sable qui s’lèvent n’importe quand, les caravanes de bandits et puis la difficulté d’orientation qui surviendra bien assez tôt, vous verrez – non, non… Il faudrait être cinglé. Enfin, remarquez… s’interrompit-il, d’un air faussement éclairé, le menton levé et les yeux moqueurs. Héhé… Peut-être bien que vous l’êtes ! Je ne sais pas. Alors, écoutez – au cas où, hm ? – j’ai empaqueté moi-même mes tartines et que je me servirai toujours de mes propres gourdes ; je n’vous conseille pas non plus de vous approcher de mes bagages, ça plaît déjà pas à Ode d’être chargée comme un mulet, alors si vous venez fouiller là-bas d’dans… Elle a déjà éborgné un palefrenier pour moins que ça, vous savez. »

Il contempla l’encolure de sa jument d’une mine comique, et se souvint du soulagement du maréchal-ferrant qui la lui avait vendue : « J’allais la m’ner à l’abattoir, cette sale rosse, mais si vous la voulez, j’vous la donne à pas cher – faut-il qu’vous aimiez les bêtes, colonel, parce qu’elle va vous en faire voir d’toutes les couleurs ! »
Il ne regrettait pas franchement son achat, d’autant plus qu’il avait fait une affaire. Ode avait un sale caractère, et il n’avait réussi à la monter qu’au bout de quelques semaines de rodéo, beaucoup de chutes scabreuses et des bordées de jurons fleuris, mais c’était une bête intelligente, il avait de l’affection pour elle et il était presque sûr qu’elle lui était assez fidèle pour botter le train de certains importuns qui lui chercheraient des ennuis.

Mais la question d’Irina, malgré son caractère saugrenu, lui traînait dans la tête avec la régularité ininterrompue d’une chansonnette et l’empêchait de méditer au reste du propos qu’elle lui avait tenu, de sorte qu’il se sentît obligé d’en dire ce qu’il en pensait vraiment.  

« Et puis vous avez pas besoin de dramatiser comme ça, si ? demanda-t-il, en roulant des yeux. Protéger un monstre aux airs angéliques, « qui pourrait vous regarder mourir lentement, sans ciller », blah blah… Pff… On se croirait dans une tragédie eridanienne. »

Il secoua la tête de désarroi. Tout ce jeu théâtral dont s’entichaient les gens de beaux discours ne le touchait pas, et ne lui avait jamais inspiré qu’une impatience vertigineuse.  
Il roula des yeux.

« Eh bah, vous m’empoisonnerez, si ça vous chante, voilà, qu’est ce que vous voulez que j’vous dise ? Sans déconner. Et puis, je vous accuse de rien du tout, ramassez vos billes. » grogna-t-il, d’un ton moitié négligent, moitié agacé.

Il n’y avait rien de plus à en dire – la vérité, c’était qu’il se fichait pas mal de cette possibilité.
En revanche, la raison pour laquelle cette question lui restait à l’esprit commençait à lui apparaître distinctement. Derrière la petite menace déguisée d’Irina, il y avait un réel enjeu pour lui, qui l’avait depuis toujours laissé dans l’embarras. Il se mordit un peu la langue pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées et tenta de réfléchir tout haut.

« Vous voulez savoir pourquoi je vous ai accompagnée, Dame Dranis ? Parce que c’est ce que je dois faire, répondit-il, d’abord, avec une hésitation insatisfaite, puis il prit un peu d’assurance. C’est mon travail. Quand je suis devenu colonel, on ne m’a pas demandé de m’inscrire en lettres de sang dans un parti ou un autre – en fait, Elerinna Lanetae a toujours tenu à ce que je reste libre de mes choix – on m’a simplement demandé de protéger les prêtresses de Cimméria, rien de plus, rien de moins. Je suis dans l’armée. Mon rôle à moi, c’est de faire en sorte que tout se passe bien… marmonna-t-il, avant d’esquisser un autre rictus amer. La bonne blague, hein ? »

Non, décidément, ça ne passait pas. Il avait beau s’y essayer et vouloir y croire de toutes ses forces, les simagrées sur l’honneur, la noblesse de la garde cimmérienne et toutes ces balivernes sur la grandeur du devoir, ce n’était qu’une soupe immonde quand on se mettait les yeux en face des trous. Que tout se passe bien, hein ? Dans la garde prétoriale, vous dites ? Mieux, à Hellas ? Entre les prêtresses qui se tiraient sans cesse dans les pattes, les autres corps, qu’il avait la charge d’inspecter régulièrement, les troupes du Maire qui empiétaient la plupart du temps sur ses plates-bandes, tous ces officiers véreux investis par la politique, et les soldats idiots que les puissants utilisaient sur les grands échiquiers ? Non, vraiment, que tout se passe bien ?

« La bonne blague… répéta-t-il, d’un air las. Enfin. Quand j’ai signé, je savais où ça me mènerait. « Vous êtes garant de la paix et de la sécurité dans le corps prétorial, l’ami, personne n’a dit que ce n’était pas absurde, mais c’est votre travail ! » s’exclama-t-il, dans une imitation débridée du colonel dont il avait pris la place cinquante ans auparavant. Que croyez-vous que je fais ici avec vous ? » demanda-t-il, les yeux fichés sur Irina avec une férocité menaçante, qui était avant tout dirigée contre lui-même.

Il se laissa encore quelques secondes de réflexion, pendant lesquelles il retourna et retourna encore ses pensées sous son crâne fébrile, avec une impression de vacuité absurde qui le mettait hors de lui.

« J’en sais rien du tout ! Et c’est bien pour ça que je vous pose la question ! » lâcha-t-il, finalement, avec un éclat de désespoir.

Ses muscles se relâchèrent, sa nervosité retomba, et sa tête lui sembla soudain lourde et inerte. Il passa une main devant ses yeux et poussa un soupir court. Puis il avala sa salive et referma ses doigts sur ses rênes en marmonnant :

« J’essaie d’y voir plus clair, sans doute. De désamorcer la machine infernale avant qu’elle n’explose. De comprendre. Je suis plutôt optimiste, comme type, vous voyez ? »

Il tenta un sourire d’autodérision, mais le résultat fut sans doute un peu crispé.

« Bref, je suis pas là pour vous juger, ça rimerait à quoi, vraiment… J’aimerais juste réfléchir un peu avec vous. » dit-il, d'un ton plus calme, et une inflexion de gentillesse inhabituelle.

Il ne pensait rien de toutes les rumeurs qui couraient sur la personne d’Irina, ni des services compromettants qu’elle avait rendus à Elerinna dans le passé, ni enfin de ce qu’elle disait être une inhibition à la peur – était-ce une façon de parler, de l’orgueil, ou une pathologie qui lui attirerait sans doute plus d’ennuis qu’elle ne lui rendrait service ? Il ne la connaissait pas. Qu’avait-il à en penser ?

« En tout cas, je vous remercie pour votre franchise, admit-il, après un moment de silence. C’est… Plutôt inhabituel, on va dire. J’apprécie. »

Il leva toutefois un sourcil sceptique.

« Mais elle n’ôte pas grand-chose à votre imprudence. C’est gentil, de penser du bien de ses rivaux, mais tant que vous y êtes, vous pouvez aussi tendre l’autre joue, vous en pensez quoi… ? Vous savez, moi, par exemple, il y avait un temps où je tuais des gens pour de l’argent. »

Ce n’était pas tout à fait vrai, en fait – il n’avait jamais tué qu’en cas d’extrême nécessité, ce qui arrivait plutôt rarement dans une existence de bandits de grand chemin. Dans la majeure partie des cas, la fermeté et la conviction de l’attaque suffisaient à pétrifier les cibles et à leur faire abandonner leur pactole dans leur fuite. Il pouvait arriver parfois de tomber sur une forte tête qui réagissait avec plus de virulence, mais il était tout à fait dans les cordes de Léogan de neutraliser sans tuer. Et puis, il avait été mercenaire, pas assassin. On n’avait jamais fait appel à lui pour des missions d’élimination à proprement parler – il avait tout au plus aidé certains homicides à se réaliser, mais rien de particulièrement sanglant à son actif. Il avait tué, oui, sans aucun doute ; mais ce n’était pas aussi simple de fait, et les meurtres ne l’étaient jamais.
Toutefois, il réalisa au moment où il acheva sa phrase qu’Irina pouvait prendre sa révélation pour une réponse aux menaces enjolivées qu’elle avait formulées, et cela le remplit d’une bouffée de colère.

« Et je ne dis pas ça pour… commença-t-il. Rah ! Ca n’a rien d’un jeu, c’est clair ? Ca n’a rien d’amusant… » explosa-t-il, les yeux pleins d’orage entre les plis blancs du tissu qui lui couvrait le visage.

Il avait décelé une sorte de délectation qui l’avait crispé, dans le propos raffiné d’Irina, qui avait l’air de prendre un plaisir morose à anticiper des préjugés qu’il aurait pu avoir à son égard, et qu’elle avait formulés elle-même avec emphase, et qui surtout avait perçu des menaces auxquelles son ressentiment s’était senti obligé de renchérir sans réflexion d’aucune sorte.
Elle n’avait pas compris. Léogan n’était pas quelqu’un de corrosif. Il réagissait très mal à ces joutes verbales pleines de fiel dont il ne ressortait rien que de la rancœur, cela le mettait dans une colère noire. Il ne voulait pas se lancer dans un combat de cabots, grogner pour répondre à des grognements, mordre par peur des crocs, et en sortir blessé, avec le seul contentement d’avoir pu faire exploser sa fureur. Il préférait lâcher le morceau, se taire, râler dans son coin, et passer pour un faible de volonté, plutôt que de se lancer à corps perdu dans des disputes aussi vaines. Il n’aimait pas se battre contre les gens, il préférait de loin s’en prendre à lui-même – et paradoxalement, cette brutalité finissait par rejaillir sur son entourage.
Certains trouvaient à ces petits duels, comme elle manifestement, une joie féroce dont Léogan n’avait pas de mal à deviner l’origine. C’était la haine et l’impuissance qui tournoyaient sans cesse et sans cesse dans leur âme, qui grossissaient comme un essaim, et qui n’attendaient qu’un léger coup d’éperon dans une fierté déjà blessée pour se déverser à grands flots en discours acerbes.
Toute la rhétorique dont Irina se servait pour maquiller la rancune qu’elle vouait au monde entier – et en particulier à Elerinna – ne faisait qu’en accentuer les traits. Sa misanthropie était d’un type plutôt différent de celui de Léogan. Il n’appréciait pas la fréquentation des hommes parce qu’il éprouvait du mal à s’aimer parmi eux, et parce qu’il ne voulait pas y trouver sa place, par impatience, gêne ou fatigue ; elle, de son côté, semblait calquer partout, malgré l’idéalisme dont elle se revendiquait, une rancœur tenace qui avait dû naître d’un passé douloureux. A cet instant, elle avait eu l’air de s’être sentie attaquée, pour bien peu de choses en réalité – Léogan n’avait jamais eu l’intention de la mettre en mauvaise posture, il s’appliquait plutôt à lui donner une chance de s’expliquer – et s’était agitée verbalement comme s’il lui avait déclaré la guerre. Elle s’était dressée comme un cobra, sa morsure avait été immédiate et son poison avait un goût de désespoir, qui toucha Léogan à travers son exaspération familière.
Il soupira pour laisser partir sa colère et tenta de parler d’une voix grave et calme, qu’il ne put empêcher, toutefois, de sonner d’un éclat emporté à certains endroits, comme une mer démontée qui semble s’apaiser un instant, et qui soudain remonte et redevient un gouffre d’écume.  

« Vous ne me connaissez pas. Je pourrais vouloir vous tuer sans avoir reçu le moindre ordre d’Elerinna. Pour la protéger, l’avantager, ou que sais-je ? Vous n’avez pas le droit de me laisser la moindre chance, vous entendez, ça ? Je préférerais que vous vous méfiiez, ça me rassurerait un peu pour vos arrières. » acheva-t-il, avec déconvenue.

Il soupira encore une fois et s’allongea légèrement sur l’encolure d’Ode pour lui flatter les oreilles. La jument leva un peu la tête et ses naseaux laissèrent échapper un souffle affectueux. Léo sourit, les yeux portés sur le lointain, et s’étendit plus confortablement, désinvolte et capricieux comme un gosse mal-éduqué ou un chat de gouttière – en tout cas, il était à des lieux du soldat et à des années-lumière du colonel. Il lança à Irina un regard noir de suie, avec une lueur effrontée et lasse, les bras croisés sous son menton.

« Bon, ça m’énerve, je vais laisser tomber ça, tant pis… » marmonna-t-il.

Il ferma les yeux quelques instants pour clore arbitrairement ce chapitre et prétendit  avec beaucoup de mauvaise foi quitter le monde des éveillés. Il se laissa bercer par le pas fort et régulier d’Ode, qui était pour le moment aussi gaillarde qu’elle pouvait l’être et qui ne s’agaçait pas encore de la consistance meuble du sable sous ses sabots. Il lui caressait l’épaule d’une main distraite. Le vent se levait – il l’avait senti tout à l’heure, le sable venait irriter ses paupières closes et piquer ses cils comme une aiguille pour les coudre – et le soleil aussi, il montait lentement à l’horizon, ses premiers rayons trouvaient un chemin entre le ciel et le désert, bondissaient sur les dunes et touchaient le corps drapé de noir de Léogan comme autant de flèches incendiaires. Il savait que la chaleur serait difficile à supporter dans un premier temps, mais il ne tarderait pas à se féliciter du choix de sa tenue ; il acceptait nonchalamment le feu et la fièvre du soleil, et se laissait porter. Sa rage s’évanouissait dans sa poitrine, noyée par la satisfaction grandissante qu’il ressentait en remettant son corps à la chaleur et en le laissant se gorger peu à peu de flammes et de lumière.

Quand il rouvrit les yeux, au bout de quelques longues minutes, et qu’il les reposa sur Irina, il se sentait plein d’une indolence féline. Il prit une profonde inspiration. L’air tiède du désert se lova dans ses poumons, étreignit ses artères et lui électrisa la cervelle.
Il réfléchit plus posément aux mots que lui avait adressés Irina, sans se presser. Derrière eux, Amaryl disparaissait dans des nuées de sable, de nuit et de lumière. Il avait un goût acidulé sur le bout de la langue, que le vent portait des vêtements amples d’Irina jusqu’à ses sens. Il nota avec amusement qu’elle réussirait à éloigner les mouches pour deux avec une odeur corporelle aussi forte et l’observa d’un air enjoué. Quelques mèches d’un roux sombre s’échappaient, indociles, de son turban bien serré et couraient sur ses joues en reflétant les éclats aurifères du matin. Ses yeux étaient un marasme vert insondable. Sa silhouette frêle se dessinait mystérieusement sous les plis amples et mouvants de sa tenue. Elle n’avait pas l’air de s’y mouvoir à son aise – et Léogan, qui était habitué à masquer ses gestes dans des vêtements de ce genre au combat, s’en amusa un peu – mais elle gardait une sorte de force dans son maintien qui venait presque défier son regard. Malgré son impulsivité et sa rancœur misanthrope, elle était plutôt attachante, jolie, et sa révolte naturelle lui donnait encore un air de jeunesse idéaliste et tenace qui captivait l’intérêt de Léogan.

Il était dommage de voir toutes les forces de Cimméria et tous ses esprits intelligents, par haine et mécompréhension, se diriger les unes contre les autres et tendre à l’autodestruction. Il y avait tant à faire et tant à penser. Ces petites disputes de prêtresses étaient ridicules et stériles, et si seulement elles faisaient l’effort de s’écouter vraiment et d’agir ensemble…

« J’ai pas l’impression que vous connaissiez Elerinna si bien que ça, en fait, ne vous en déplaise…  lança-t-il, au milieu du silence, d’un timbre bas et songeur. Il est vrai qu’on ne peut connaître d’elle que ce qu’elle laisse paraître – et elle ne laisse paraître que ce qui l’avantage… Mais enfin. »

Il resta pensif un petit instant, les yeux dans le vague, et l’esprit ailleurs, auprès d’Elerinna dont il connaissait tous les motifs, toutes les aspirations, et toute la sensibilité derrière ses traits nobles et puissants de grande-prêtresse. Il était triste qu’Irina ne suspectât pas qu’il pouvait se produire tant et tant d’averses émotionnelles, de chaos métaphysiques et de visions éblouissantes derrière le masque de porcelaine de sa rivale et qu’elle ne cherchât pas à comprendre les choix d’Elerinna plus loin que ce que lui en disait sa rancœur.
Léogan prit le parti de parler un peu. Pas trop, juste assez pour lui montrer une piste inexplorée qui pourrait les mener tous sur la même route.

« Les assassins, c’est pas sa tasse de thé, dit-il, avec légèreté, en haussant les sourcils d’un petit air étonné. En fait, elle dispose d’un grand éventail de possibilités pour vous empêcher d’agir, des possibilités plus simples, moins absurdes et moins dangereuses pour son autorité. La calomnie, la collecte et la révélation d’informations gênantes… L’exil. Elle pourrait aussi vous envoyer à des missions lointaines, renforcer son pouvoir de l’intérieur, agir pendant que vous n’êtes pas là, vous prendre de vitesse en s’armant suffisamment pour qu’il devienne hors de propos pour vous d’agir… Assassiner quelqu’un, c’est dangereux. Surtout quelqu’un comme vous. Vous avez des fidèles, du charisme, les gens vous aiment. Croyez-vous Elerinna assez stupide pour vouloir vraiment vous tuer ? La plupart des assassinats finissent par saper le pouvoir du commanditaire. Voilà, mais j’aimerais attirer votre attention sur un point. Elle aurait pu – elle pourrait – mettre les plans que je viens de vous évoquer à exécution, elle en a le droit et le pouvoir. Alors, méditez un peu ça, Irina Dranis : pourquoi ne le fait-elle pas ? »

Il acheva son petit discours par un sourire mystérieux, qui ne se lisait que dans ses yeux noirs, et qui en disait plus long que toutes les paroles du monde – qui auraient été bien superflues de toute façon. On ne réfléchissait jamais mieux que par soi-même.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 12 Avr - 12:32

Les réactions de Léogan avaient le don de l'amuser plus qu'il ne lui serait possible de l'expliquer avec des arguments objectifs. Il était semblable à un long fleuve tranquille, coulant dans un gargouillis placide et régulier, traçant sa route sans jamais se plaindre ni se dévier. Pourtant au delà de ce calme trompeur et cette supposée simple béatitude, il y avait bien plus de fantômes en ses insondables profondeurs qu'il ne voulait bien l'admettre. C'était un homme plein de choses à raconter bien qu'il rechigne à le faire, probablement par pudeur ou par esprit de contradiction. Néanmoins un pressentiment persistant habitait Irina... Les trésors les mieux cachés et les plus discrets détenaient les plus éclatantes merveilles, celles-là même qui brillaient pour leur valeur et non pour leur apparence éclatante. Il avait choisi de ne pas se dévoiler complètement, mais cette absence de confidences en disait long à son sujet elle aussi. À ses yeux un silence pouvait révéler autant qu'un long discours, si ce n'est plus.
D'un autre côté la prêtresse éprouvait une sincère satisfaction de cette proximité étrange, malgré l'incongrue situation où ils étaient plongés. En réalité ses tirades au sujet de l'éventualité que l'un d'eux tue l'autre n'étaient rien de plus que la crue énonciation d'une vérité possible, bien qu'elle lui semble peu probable en réalité. Après tout pensait-il qu'elle risquerait sa vie en compagnie de quelqu'un qui pourrait représenter un danger ? Bon oui d'accord, elle était assez folle pour faire ça, mais ça ne voulait pas dire que c'était par manque de conscience. Le plus drôle dans tout ça c'est qu'il prenait ses provocations drôlement au sérieux, posant sur elle un regard chargé et presque accusateur... avant de finalement prendre le tout au deuxième degré. Ah, ça y est, aurait-il enfin compris ? Souriant en coin derrière son voile transparent, la rouquine flatta l'encolure de Hazard d'une main distraite.


« Vous êtes bien méthodique pour vous défendre d'une faible femme, je vous l'accorde. Cependant vous devriez savoir que je n'ai pas besoin de recourir à des méthodes aussi grossières pour parvenir à mes fins. »

La mimique espiègle dont elle le gratifia trancha avec ces paroles à en faire froid dans le dos. Le sourire monta jusqu'à ses yeux, protégés par des paupières à demi-closes et de longs cils légèrement ensablés. D'un autre côté c'était non seulement par envie de se jouer un peu de lui mais aussi par auto-dérision qu'elle avait dramatisé. La manœuvre visait à lui indiquer le caractère infantile d'un tel comportement qui se calquait sur le sien. Dramatiser, hein ? Oui, on pouvait dire qu'il avait été plutôt théâtral en lui demandant comment elle pouvait lui faire confiance. Sa réponse volontairement risible avait été de renchérir sur cette méfiance en lui montrant qu'il était quasiment aussi suicidaire de sa part à lui d'avoir accepté de l'accompagner. Tout au plus étaient-ils tous les deux aussi fous l'un que l'autre, voilà tout. Continuant de sourire, elle releva avec amusement l'humour acide du soldat. Décidément, cet homme lui plaisait.

« Je pourrais me reconvertir en écrivain, pas vrai ? »

L'ironie était leur arme commune, et pour une raison qui lui était étrangère, cet échange l'amusait bien plus qu'il ne l'exaspérait. C'était justement pour forcer ce genre de tête-à-tête que ce voyage serait des plus enrichissants, en plus de l'aider dans ses recherches, bien sûr. Au delà des saluts formels dans les couloirs, les détours de rumeurs plus aberrantes les unes que les autres et autres informations détournées, Irina voulait puiser à la source de ce long fleuve soit disant tranquille, quitte à devoir se jeter à l'eau et remonter à contre courant. Ce qu'il prenait pour une menace n'était rien de plus que le récit inchangé de ce qu'on racontait à son sujet, avec un fondement plus ou moins justifié. Elle se moquait simplement de ce qu'on pouvait raconter en exploitant des clichés, et le moins qu'on puisse dire c'est que ça fonctionnait. Irina avait réussi à faire réagir le réservé Léogan, et ce fait seul la consolait. Au moins ils ne l'affublait pas d'un ennuyeux mépris qui aurait rapidement raison du début d'entente étrange que même le vent chargé de sable n'avait pu chasser jusque là. Tout lui allait, sauf l'indifférence. Même les regards hautains, les grimaces haineuses et les rictus débordant de confiance et de rancune.

Repartant dans un silence qui nouait un certain compromis, Irina se tenait à nouveau très droite sur sa monture, les yeux rivés sur l'horizon. Des mèches brûlantes s'entêtaient à échapper au bout de tissu habilement roulé autour de son crâne, et flottaient au gré du vent qui venait soulager sa peau. Au delà des paroles parfois dures du soldat, elle ne semblait pas du tout troublée, ni même contrariée par ce qu'elle avait entendu. Avec un calme presque exaspérant elle s'était contentée d'écouter son explosion, soit la verbalisation des questions qu'il avait gardées prisonnières jusque là. Cependant Irina n'était pas inquiétée. Sa conscience était tranquille et elle avait la certitude que si machine infernale il devait y avoir, ce ne serait pas de son fait. Jusque là elle s'était juste maintenue sur la défensive pour s'assurer de rester en vie, puisque attaquer n'avait pas le moindre intérêt. Avec le temps, peut-être le comprendrait-il.


« La franchise n'est pas si inhabituelle pour moi. Je vous l'ai dit, je suis lasse des jeux et des mensonges, croyez-le ou non. »

Son ton était blasé, et sa voix basse charriait un écœurement qui était assez étrange chez quelqu'un qui entrait à peine dans la trentaine. Il y avait encore beaucoup de choses que cet homme ne comprenait pas. Haussant un sourcil, elle se demanda s'il vivait dans un monde de compte de fées, fait de bonnes intentions et de promesses de fins heureuses. Elle n'avait jamais dit qu'elle voulait le bien d'Elerinna. En fait un tel mensonge serait éhonté même pour elle. Rien ne lui ferait plus plaisir que de la voir mourir lentement et d'en d'atroces souffrances... Mais passer du souhait à l'acte serait descendre à une facilité qu'elle voulait éviter par dessus tout.
D'un autre côté ce n'était pas parce qu'elle la haïssait profondément qu'elle se devait d'être aveugle à ce que sa rivale avait pu accomplir. Était-ce si mal selon lui de ne pas voir le monde en noir et blanc ? Il y avait bien des choses qu'elle ignorait encore, et sa jeunesse la fourvoyait certainement à bien des égards, mais une seule certitude demeurait. L'existence était un éternel apprentissage, et l'arrogance était le bandeau qui couvrait les yeux des ignorants, les empêchant de voir le monde dans son entièreté. Ce qui ne voulait pas dire que cette réalité cessait d'être pour autant. Diaboliser Elerinna ne lui donnerait pas raison et elle le savait, c'est tout.


« J'ai tué des gens parce que c'était mon devoir, ou du moins c'est ce qu'on m'a dit. » Un sourire amer se dessina sur ses lèvres desséchées pour toute réponse. Intérieurement elle commençait à se demander si Léogan connaissait les vrais travers de sa précieuse amie, où s'il s'en doutait seulement avec la crainte qui précédait la découverte, en préférant ne pas fourrer son nez là-dedans. Ce serait compréhensible en soi. Lâche, mais compréhensible. Quelques minutes de silence suivirent, où elle fut absorbée dans ses pensées. Revenant sur terre, elle toussota légèrement. Heureusement son organisme avait récupéré des symptomes de la Sarnahroa, car le désert allait le mettre à rude épreuve. Souriant à nouveau, elle ouvrit sa gourde et se trempa ses lèvres avec un soupir. Son but n'était pas de forcer une confrontation avec lui, au final il n'y avait rien à y gagner ; bien qu'il soit vrai qu'elle préfère cet 'affrontement' à un total manque d’interaction.

« Vous voulez que je me méfie ? C'est bien aimable à vous. Je ne m'attendais pas à autant d'égards de quelqu'un qui ne me connaît ni ne m'estime. » Il n'y avait pas d'ironie dans sa voix. Enfin, presque pas. Cette taquinerie n'avait pourtant rien de méchant bien que son piquant provocateur soit toujours là, dénué de tout reproche. En outre Irina avait toujours été une personne indépendante qui ne comptait sur personne, ça ne changerait pas. Sa témérité et son mépris du danger n'étaient pas un choix volontaire. Certains changements s'étaient imposés sans qu'elle puisse y faire quoi que ce soit.

Après tout quel abruti irait choisir de compromettre son existence entière en devenant l'hôte d'un ancien dieu déchu ? Quelle ironie pour une prêtresse de la Lumineuse d'être choisie par une entité aussi enracinée et ténébreuse. Laissant Léogan à sa bouderie, Irina ferma les yeux en se laissant porter par le rythme régulier de Hazard. Toute lumière disparut alors derrière le rideau de ses paupières, couvrant tout de noir. Il ne lui fallut pas longtemps avant que la voix familière et abyssale d'Exanimis résonne dans sa tête, vibrant à travers son être entier, en ce corps à la fois frêle et fort qu'ils partageaient désormais. Son murmure subtile lui parvint alors distinctement, et il susurra à son oreille comme un enchanteur de serpents. Les notes envoûtantes qu'il prononça engourdirent alors quelque peu son esprit acéré, la réconfortant de leur froide étreinte qui sembla lui faire oublier jusqu'à la chaleur de plus en plus étouffante. Finalement de longues minutes plus tard elle revint à elle, les paroles du sindarin perçant son intime méditation comme une bulle de savon qu'on éclate. Une nouvelle fois sa voix grave la fit imperceptiblement sourire. Elle ne connaissait pas Elerinna, disait-il. Amusant.


« Je pourrais vous dire la même chose, bien que vous ayez raison sur ce point. »

Elerinna ne laissait paraître que ce qui l'avantage. Oui, ça c'était bien vrai. C'était une habile menteuse, une de ses femmes à l'intelligence agile et avec une réserve de finesse presque infinie. En ce sens Irina n'était pas surprise par les paroles de son compagnon de voyage. La capacité à cacher son jeu était une lame typiquement féminine, qui pouvait fendre l'air sans un bruit, tranchant toute matière dans un battement de cils. Il était bien naïf de croire que sa protégée n'avait pas déjà eu recours à toutes ces méthodes 'absurdes' et radicales. La calomnie allait toujours bon train depuis longtemps. La récolte d'informations gênantes également, sauf que malheureusement sa vie privée étant quasi inexistante, on ne pouvait pas trouver énormément d'éléments accablants ou gênants. Les missions à l'étranger... Et bien il y avait eu la recherche en Noathis, les missions d'enquête pour la mort du maire Dreak, et puis bien entendu il y avait eu l'exil forcé jusqu'au temple de Fen, cet exode en masse qui avait bien failli lui coûter la vie. Comment pouvait-il s'évertuer à croire que toutes ces manœuvres n'avaient pas déjà été tentées ?

Irina rit. Ses fidèles étaient loin d'être aussi nombreux que les foules qui affluaient au temple, mais elle avait un avantage. Le peu de gens qui la respectait le faisait pour ses actes et non pour ses paroles. Pour son soutien, ses capacités et ses conseils plutôt que son image parfaite ou sa rhétorique.

« Stupide ? Non, elle n'est pas stupide. Désespérée et avide, oui sans nul doute. Ceci dit bien qu'elle n'en ait pas le droit, elle en a largement le pouvoir. Si vous croyez le contraire, alors vous connaissez bien moins les conflits qui nous opposent que vous ne le pensez. Enfin... Ce n'est pas plus mal que vous restiez en dehors de ça. »

Pourquoi ne le fait-elle pas ? Parce qu'elle a déjà tenté sa chance, et qu'elle avait échoué. Irina brûlait de le lui répondre, ne fusse que pour le faire arrêter de défendre l'indéfendable. Cette crédulité proche de l'aveuglement lui donnait la nausée, animant son regard émeraude d'une lueur ardente. C'était précisément ce genre d'obstination gâteuse qui l'avait toujours débectée plus que tout. Au fond même si elle ne désirait pas posséder le même savoir faire, elle s'interrogeait souvent. Comment Elerinna était-elle capable d'embobiner les gens à ce point ? Si son esprit n'était pas empiriste au delà de ses croyances religieuses, elle aurait sans doute jugé qu'il s'agissait d'une perfide sorcellerie. Se tournant vers son interlocuteur, la serpentine le dévisagea d'un air presque guilleret, avec son insoupçonnable moue de femme enfant.

« Enfin, maintenant que vous savez que je ne suis pas là pour prendre votre tête, et que vous avez affirmé ne pas avoir d'intentions meurtrières non plus, nous pouvons passer à autre chose. Comme une discussion normale concernant notre voyage et les beautés désertiques. Comme les meilleures manières de râler ensemble au sujet de la chaleur et de ses effets ou bien de ce maudit sable qui s'infiltre partout. Le tout avant de partir d'une dispute inutile concernant les mauvaises habitudes l'un de l'autre. Vous bouderez, je rirai et tout ira bien. Au final nous nous tomberons dans les bras, satisfaits de notre entreprise fructueuse, et nous regagnerons nos terres glacées avec un soulagement non feint. Une fois à Hellas, vous n'avez qu'à continuer de faire ce que vous faisiez, la morve au nez et la plainte facile, cherchant l'aventure tout en chouinant chaque fois que vous y serez embarqué. Vous pourrez même faire comme si rien ne s'était passé. Ça vous va ? »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMer 16 Avr - 16:36




Le caractère de Léogan n’avait rien d’un fleuve calme, qui coulerait d’amont en aval, avec une régularité inaltérable et un débit ininterrompu. La fuite d’un fleuve est égale et monotone, on peut en prévoir chaque trajectoire, il avance dans une direction unique, sans broncher. Il ne partageait qu’une chose avec le fleuve, peut-être : celle de n’être jamais identique à soi-même. A chaque seconde, il s’écoulait et s’agitait de flots nouveaux, et c’était presque comme si, lorsqu’on le quittait et qu’on le retrouvait, on ne rencontrait plus le même homme.
En fait les métaphores fluviales lui convenaient plutôt mal, son esprit était difficilement équilibré, ébranlé par des cahots qui le brisait en éclats insaisissables. Il était comme le ciel et la mer. Il était soumis à la lune comme les marées. Son caractère était traversé d’averses caractérielles, remué par des houles incompréhensibles, et se déchaînait parfois comme une mer sous la tempête, nerveusement, sans raison, avant de regagner le calme lumineux du plat océan. Il n’avait pas la force tranquille du fleuve, en fait, cela correspondait mieux à Irina qui semblait savoir rester égale à elle-même en toute circonstance. Les sautes d’humeur de Léogan n’altéraient pas sa disposition flegmatique et enjouée, tout au plus réveillaient-elles chez elle quelques élans corrosifs qu’il n’avait pas volés.

Il ne savait pas vraiment ce que les gens percevaient de son caractère, il s’arrangeait simplement pour qu’on le laissât tranquille. Il n’ignorait pas que certains s’en amusaient – il prenait cela avec dérision et embarras, voire un soupçon de tristesse parfois – mais la plupart des gens renonçaient carrément à le fréquenter, quand ils n’y étaient pas obligés.

Finalement, Irina tourna vers lui sa figure charmante, ronde comme celle d’une enfant, il leva également les yeux d’un air entendu, prêt à écouter une autre de ses diatribes, et attendit en souriant avec un intérêt légèrement goguenard. Il l’observait non sans plaisir prendre un air de consternation adorable, ses lèvres se serraient, puis se gonflaient doucement pour former une moue malicieuse. Et puis elle commença à parler. Au début, il n’y avait pas grand-chose à en penser, sauf qu’elle s’était manifestement décidée à clore le chapitre qui intéressait Léogan, sans en avoir compris le motif. Son sourire faiblit tout à coup et finit par former une ligne inexpressive, tandis qu’il baissait les yeux sur les nuées de sable foulées par les sabots de leurs chevaux. Il se fichait bien de savoir si elle voulait l’assassiner dans son sommeil, l’empoisonner, abandonner sa dépouille dans le désert, et tout ce genre de considérations ridicules, et sa question initiale n’avait évoqué la possibilité d’une menace que pour mieux la repousser et en venir au sujet qui piquait sa curiosité et le plongeait dans la confusion. Que se passait-il dans la tête de cette femme, quels motifs, quelles raisons dirigeaient ses actes, et qu’est-ce qu’elle pouvait bien attendre de leur dangereuse rencontre ? Pour le moment, le bilan n’était pas très satisfaisant, il avait surtout été question de haine, de rancune, de jugements antagonistes, de menaces… Non, ce n’était pas franchement ce qu’il attendait, et il se sentait un peu trompé par ses espérances, sans compter qu’il n’avait pas reçu de vraies réponses à ses interrogations. Pourquoi voulait-elle s’arrêter si vite en chemin ? Qu’est-ce qui l’inquiétait ?
Et elle continuait de parler, souhaitait en venir aux bavardages inutiles dont on disait qu’ils étaient la marque des grandes amitiés, et Léo l’écoutait toujours, en s’allongeant à nouveau sur l’encolure de sa jument. Son front se froissait peu à peu, il prenait une mine de plus en plus ennuyée, mais il restait calme, cette fois-ci, davantage gagné par la surprise, la désillusion et l’amertume que par la colère immédiate et grondante. Le temps passait, les paroles s’envolaient, et le désert l’apaisait – mais cette femme-là n’avait pas fini de l’étonner.
Quand elle en arriva aux caricatures, à la morve au nez, à la satisfaction gouailleuse, au fameux retour à la maison tout fruste et étriqué, bras dessus, bras dessous, auquel il ne manquait plus que l’arrêt à la taverne du coin, quelques bières dans le ventre, des rires gros et gras, et puis de grandes accolades rustiques, Léogan tira une tête atterrée et la regarda par en dessous comme si elle venait de lui déballer une blague un peu trouble, sans savoir s’il devait en rire ou non. Elle acheva simplement, souriante, et le laissa dans une incrédulité absolue.

« Non, ça ne me va pas, enfin ! dit-il, après quelques secondes de silence gêné. C’est… C’est étonnant ce que vous dites. Ca vous va, à vous ? »

Il l’observait avec des yeux écarquillés et esquissa un sourire faible et confus, comme s’il n’avait jamais entendu de plaisanterie plus absurde, mais qu’il en attendait tout de même la chute par politesse. Mais hélas, la chute ne vint pas.
Il se redressa sur son séant, hésita quelques moments sur ce qu’il devait répondre, les paupières plissées, et se frotta les mains nerveusement. C’était à peine croyable. Très bien, il y avait le ton de l’humour, il y en avait le vocabulaire savant, mais que diable, cela sonnait creux ! Cela ne ressemblait pas aux traits d’esprit qu’elle lui avait tirés un peu plus tôt ! Pourquoi ? Etait-ce vraiment l’image qu’elle avait de l’amitié, ou même de la simple bonne entente ? C’était triste à en pleurer, il n’y croyait pas, non… Non, tout de même ! Il était loin d’avoir envie que ce voyage prît fin de la manière dont elle le dépeignait, cela le mettrait en rogne pour quelques semaines.
Il avait peut-être tort de penser qu’il reviendrait à Hellas avec un peu plus de lumière et de vérité dans l’âme, comme un découvreur de trésor de retour sans le moindre écu, heureux d’avoir su mettre un frein à ses mauvaises habitudes et d’avoir été quelqu’un d’autre, sous le soleil étincelant du désert, avec une femme qui aurait essayé aussi d’être une autre, pour deux ou trois jours seulement – même s’il n’y avait rien de plus désespérément éphémère au monde.
Il ne craignait pas l’éphémère. La fin d’une expérience n’est pas un échec si elle a permis à celles et à ceux qui l’ont vécue d’échapper aux griffes de la mort, d’en tirer des vérités  et des beautés insoupçonnables, d’embrasser l’impermanence. Si tout devait finir quand ils rentreraient à Hellas, s’ils ne tombaient pas l’un dans les bras de l’autre, en rigolant de leur petite aventure, et en s’enthousiasmant de la camelote qu’ils en auraient ramenée, cela lui importait peu. L’idée du retour ne lui plaisait pas, de toute façon. C’était maintenant qu’il voulait vivre.

L’air contrit, il releva les yeux vers Irina et se demanda un instant ce qu’elle savait et ce qu’elle avait pu expérimenter de l’amitié, dans son existence de tristesse, de révolte, de bataille et d’ironie.
Il n’avait pas l’intention de se plier immédiatement à sa demande, mais il l’avait entendue. Il prit une courte inspiration et sourit à nouveau, les sourcils toujours un peu levés de surprise. Il pensa aux courtes réponses qu’elle lui avait faites sur ce qu’il lui avait dit auparavant, et décida d’y réagir sincèrement avant de tourner la page, puisqu’elle en avait marqué le désir.

« Bon, bien, acquiesça-t-il. En attendant, je ne vous prends pas pour une faible femme. Jamais je ne vous insulterais, ni vous, ni votre sexe, dit-il, avec insouciance. Le problème, vous voyez, c’est que les soldats ont cette espèce de tendance un peu triste à vouloir contrôler la plupart de choses qui se passent autour d’eux. Ils ont besoin de sentir que tout est solide et assuré pour avancer. C’est pour ça que je vous harcèle avec mes recommandations inquiètes, dont vous n’avez visiblement rien à faire, fit-il, avec une sorte de rire léger dans la voix. Mais vous le savez, vous, le monde n’est pas comme ça. On n’agit jamais vraiment en attendant que tout se fasse clair et logique. Vous le savez, bien entendu. Mais c’est aussi pour ça que je suis venu – finalement, c’est marrant, je finis par en trouver des raisons. Entre nous, j’espère quand même que les choses s’éclairciront en chemin, pour vous, comme pour moi… Regardez ce ciel. »

Léogan posa ses mains sur la croupe d’Ode et bascula la tête en arrière. Ses yeux noirs soutinrent l’éclat aveuglant du matin, qui jetait des couleurs mauves, oranges et roses au-dessus d’eux, jusqu’à l’horizon, et qui vint transpercer douloureusement ses iris.

« Il est si éclatant, si limpide. » murmura-t-il.

Sa poitrine se soulevait puissamment, comme s’il avait eu le pouvoir de respirer les couleurs et de les sentir éclater et étinceler dans tout son corps. Lorsqu’il se redressa, il eut une sorte de vertige, ses yeux ne virent que du blanc, que du noir, et puis soudain, des papillons chatoyants crépitèrent et dansèrent dans ses globes oculaires. Il mit quelques secondes à regagner ses sens d’usage et se retourna cavalièrement vers la prêtresse, dont les yeux verts semblaient si froids alors, et si tristement intelligents.

« Ca ne vous donne pas envie d’oublier les préjugés et les malentendus et puis de tirer le voile ? dit-il, en montrant d’un geste cavalier la gaze transparente qui couvrait le visage d’Irina. Pas longtemps. Juste un peu, pour sentir le feu et la lumière du soleil. »

Il lui sourit gentiment.

De toute évidence, Irina avait toutes les qualités et tous les défauts d’une femme d’action. Elle devait trouver Léogan bien lâche, ou scrupuleux à outrance, voire un peu nigaud – autrefois, c’était ce qu’en disait son grand-frère, Daeron, mais Léo ne le portait pas dans son cœur, et Irina ne méritait pas d’être rapprochée de lui de toute manière. Ce n’était qu’une vieille ordure.
Elle, elle était prompte, franche, déterminée, elle avait des idées arrêtées et ne s’embarrassait pas de considérations superflues qui pourraient affaiblir son cœur, comme les sentiments de ses ennemis ou même la vérité. En fait, Léogan aurait été incapable d’accomplir la moitié de ce qu’elle avait fait jusqu’ici. Tuer par nécessité, agir et se décider rapidement, prendre une vie, en sauver une autre, lancer une offensive, mener une guerre, oui, il le pouvait, il avait appris à le faire sans scrupule, et il ne regrettait rien. Mais mener un projet sur plusieurs années, manipuler son monde, mentir, côtoyer des assassins et toute la lie de l’humanité, commercer avec elle, et ne jamais s’interroger, sous peine de revoir sans cesse ses projets, et de ne pas arriver à leur terme, c’était en dehors de ses facultés, et même de sa volonté. Il pensait trop. C’était un vice peu répandu et que les hommes n’affectionnaient pas beaucoup.    
Irina pouvait se permettre de s’éloigner des sentiers battus, pour cette fois. Il lui en donnait les moyens. C’était agréable, de sentir qu’on pouvait changer, même temporairement, et être vue différemment. Il fallait seulement qu’elle y consentît.

« Et je vous crois, dit-il, avec l’impression de devenir un genre de charmeur de serpent, à force de répéter qu’il lui donnait toutes ses chances.
Vous êtes sincère, c’est évident, ce que vous dites est vrai, ça se voit dans vos yeux, s’exclama-t-il, en plongeant son regard dans le sien. Ca, ça fait de vous une personne particulière. C’est inhabituel. »

Il la considéra encore quelques secondes et puis, comme elle avait un peu bu, qu’elle lui avait donné l’idée de faire de même, et qu’il avait soif à force de parler, il prit tranquillement une de ses gourdes de thé froid qui pendaient aux flancs d’Ode et la déboucha sans se presser.

« Seulement, il faut me croire, moi aussi. » dit-il, en hochant la tête avec une gravité feinte, avant de boire un peu.

Le thé, encore frais, laissa sur son palais un goût de fruit, de rose, de vanille et de miel, avec des notes minéralisées de sel et de malte, qui lui faisaient l’impression d’un doux alcool. Il rangea doucement sa gourde, en se ménageant un effet d’attente espiègle.

« Croyez-moi quand je vous dis que je connais Elerinna, reprit-il. Je ne suis peut-être qu’un homme, qu’un mec avec une épée au fourreau, qui a le souffle de penser que son rôle, c’est de protéger des femmes comme vous, qu’un phallocrate stupide comme tous les autres mâles, peut-être même ! déballa-t-il, avec une dérision joyeuse. Je m’en rends pas bien compte. Mais je suis sans doute le seul type au monde qui la connaisse pour ce qu’elle est. Ah ! Vous penserez que je suis une autre de ses « marionnettes » – c’est comme ça, que vous dites, je crois, hum – que je me fais minablement rouler parce que je suis naïf, comme des tas de types avant moi, ou que sais-je. »

Il leva un sourcil. L’hypothèse n’avait rien d’idiot, et il l’aurait envisagée sérieusement s’il ne connaissait pas Elerinna depuis l’enfance. Elle ne pouvait pas lui cacher grand-chose. Quand l’œil noir de son compagnon la dardait avec suspicion, cela la troublait et elle finissait par lui avouer une sottise qu’elle avait benoîtement voulu lui dissimuler. Elle ne pouvait pas (et ne voulait sans doute pas) lui mentir. Même lorsque jadis, ils avaient été amants et qu’elle s’était tournée vers d’autres hommes, elle ne lui avait pas menti – ce qui était peut-être plus cruel. Mais un amour qui se ternit est laid, le leur n’avait au moins pas souffert de trahison.  

« Ce qui est vrai, c’est qu’Elerinna et moi, on est comme tout le monde, affirma Léogan, plongé dans un songe. On se manipule, on se domine, puis on s’écrase, je l’ai fait vivre, elle m’a grandi, on s’est fait mal, elle m’a brisé, je l’ai brisée. Les gens font tous ça, quand ils se connaissent. Et même si j’ai l’air d’écraser le coup à côté d’elle, je ne suis pas son pion ! Je ne suis pas comme les autres types qu’elle mène en bateau. Ils disent tous ça ? Ouais, ils disent tous ça. »

Il acquiesça à cette remarque qu’Irina aurait pu lui faire, et qu’elle devait certainement penser au fond d’elle, et réfléchit à la manière la plus convaincante de se défendre. A vrai dire, il ne pourrait peut-être pas mettre la prêtresse en doute sans se livrer lui-même un tant soit peu. Il hésita quelques secondes, dodelina de la tête et se décida.

« Mais moi, ça fait… Des siècles ! lâcha-t-il, avec énergie. Ca fait des siècles que je suis son égal, à elle. Parce qu’elle en a besoin.
Pourquoi ? Et pourquoi moi, surtout ? La dernière chose que je lui ai dite avant de la laisser tomber, il y a cent cinquante ans, c’était… Qu’elle était un monstre d’égoïsme et qu’elle était faite pour vivre seule. Oui c’est bien ça. Dur, quand même.
Mais je suis là, maintenant, et elle m’a toujours fourré dans ses affaires, donc forcément j’ai les pieds en plein dedans et je sais de quoi je parle. La vérité, c’est que personne ne peut vivre seul. »


Il poussa un soupir de dépit, encore gêné d’avoir dû raconter – quoi qu’évasivement – un épisode secret de son existence, et il fuit le regard de la jeune femme pour ne pas avoir à y lire ce qu’elle en pensait.

Oh bien sûr, il y avait certaines personnes, comme lui, qui avaient besoin de solitude, de guérison, de retour à soi, du souffle d’un air pur qui circule librement. Fréquenter les hommes de trop près, c’est un exercice périlleux qui expose au dégoût. Léogan avait l’impression, parfois, de vivre une promiscuité trop physique avec ses pareils, comme peau contre peau, de sorte qu’il n’avait plus à voir de la personne humaine que chacun de ses pores, chaque brin de pilosité, chaque tache, chaque vésicule, croûte, fibre spongieuse et chaque détail microscopique qui rend la plus parfaite physionomie si laide et si vraie, ce n’était plus qu’un amas de chair en putréfaction et en recomposition permanente ; et tout cela finissait par l’étouffer et l’oppresser d’une répugnance viscérale. C’était à croire que les humains étaient faits pour vivre toujours à quelque distance des uns des autres, pour se reconnaître au moins, et se tenir en respect.
Mais vivre seul, ce n’était qu’une grande illusion. On croit fuir les autres pour leur laideur et, heureux un instant dans son désert, on y respire mieux que partout ailleurs, on se sent libre, arraché à toute attache, il semble que la pensée s’élargit, pendant une seconde, on se figure, en voyant scintiller ces espèces de lueurs dans son esprit, qu’on est sur le point de découvrir des vérités indicibles, et puis tout à coup, on perd pied, la fenêtre se referme et on finit par reconnaître ce qu’on a fui en soi-même. C’est fini.
Aucun politicien ne peut pas avancer si sûrement dans ses convictions pendant un demi-siècle sans soutien pour s’assurer qu’il ne vit pas dans un grand et délirant solipsisme. Elerinna avait besoin d’être comprise, comme tout le monde, et Léogan l’aimait assez pour être resté si longtemps près d’elle, pour la maintenir en vie, la faire rire et l’ouvrir à quelques plaisirs. Elle était fragile. Elle était comme les autres humains. C’était cela qu’elle cachait et c’était ce qui la faisait mentir.

Si elle était égoïste ?

Elerinna était de ces fous ou de ces génies qui échappaient à la morale de leur vivant et qui ne pouvaient être jugés qu’à rebours, une fois morts et enterrés, par le seul regard de l’Histoire. Ses actes, dans l’instant, pouvaient être mal appréciés, taxés d’égoïsme – et sur un certain plan de réalité, celui des petites gens prosaïques et sans vision, c’était de l’égoïsme : après tout, que faisait-elle, sinon dévier les volontés particulières sur la sienne, d’un regard, d’un geste charmeurs, s’en emparer et les aliéner – mais il ne fallait peut-être pas arrêter un avis dessus avant de connaître l’ensemble de son immense projet. Il était pareil au monde, bien mal considéré des hommes dont la vue se limite à l’horizon, mais d’une clarté époustouflante quand il nous pousse des ailes et qu’on peut le considérer avec de la hauteur.
La morale était un soulier trop petit pour le pied d’Elerinna – elle avait décidé d’être une géante. Ce n’était pas facile, pour elle : elle avait un cœur humain, et c’était encore plus difficile pour les personnes qui acceptaient de l’accompagner ou qu’elle tirait derrière elle, comme Léogan, qui n’avaient pas assez d’assurance, d’ambition ou de mégalomanie pour supporter l’existence qu’elle menait. Il lui arrivait de se disputer très fâcheusement avec elle, mais lui en avait gagné le droit. Il avait porté son regard où elle avait fixé le sien, loin au-delà de la stratosphère, sur une étoile dont elle suivait la lumière, et il avait compris. Cela ne signifiait pas que, quotidiennement, toutes ses affaires n’éprouvaient pas la patience de Léogan. Parfois, il n’avait qu’une envie, c’était simplement de rendre son tablier, de regarder son grade de colonel bien en face et de rire un bon coup, de quitter son poste, enfin, de retrouver ses chemins. En un demi-siècle, il avait donné tout ce qu’il avait à Elerinna. Et elle le savait.

Il sortit un peu de ses songes.

« Je sens que vous vous êtes formée beaucoup de certitudes – beaucoup trop, peut-être, avoua-t-il, d’une voix profonde, deux doigts posés sur son front, comme un penseur. Ne vous débarrassez pas si vite de ce qu’il est possible de penser, Irina. Vous permettez que je vous appelle Irina ? demanda-t-il, en souriant, et sans vraiment attendre de réponse. Il se passe beaucoup plus de choses dans le monde et dans la tête des gens que ce vous pouvez en apercevoir ou en comprendre. Si on vous donne les moyens de voir plus loin, saisissez cette chance. Il se pourrait que vous soyez étonnée. »

Bien entendu, il y avait certainement eu des assassins, de la calomnie, des voyages lointains et périlleux, mais il était trop facile de croire que tout cela ne descendait que d’un unique commanditaire, et sans doute très présomptueux de penser que les moyens dont ils parlaient – s’ils étaient employés ! – étaient destinés à se débarrasser d’elle.

Elerinna avait toujours considéré les complots qui s’ourdissaient contre elle avec une condescendance de reine et s’en détournait avec tristesse en se drapant dans sa dignité. Elle fermait les yeux sur ce qu’elle appelait des « mesquineries petites et sans intérêt » et concentrait ses efforts sur son grand projet. Elle laissait faire et puis, quand elle en avait l’occasion, quand elle croisait la prêtresse fautive au détour d’un couloir, elle lui adressait quelques paroles hypnotisantes, et la plupart du temps, les choses s’arrêtaient là. Si cela ne suffisait pas, elle ne s’y intéressait pas davantage, mais s’en agaçait, s’irritait, devenait nerveuse. Il lui arrivait d’envoyer la source de ses ennuis crapahuter loin d’Hellas et de sa personne, surtout, mais elle avait trop de fierté pour prendre de vraies mesures contre ces problèmes. Elle attendrait certainement d’être au bord du gouffre pour s’apercevoir de la précarité de sa situation, rassembler enfin l’essaim de ses alliés, puis cerner et anéantir la menace. Un jour peut-être, il serait trop tard pour le faire.
Léogan n’avait pas plaidé sans raison contre l’insouciance d’Irina, qui acceptait de badiner en plein désert avec un partisan de sa rivale. Elle ne se figurait peut-être pas tout le danger que pouvaient représenter pour elle les fidèles d’Elerinna. La belle Sindarin s’entourait de gens d’argent, évidemment, qui exécutaient ses plus basses besognes en échange de pièces sonnantes et trébuchantes, à défaut de croire en ses idéaux. Mais ceux qu’elle préférait, c’était les hommes et les femmes passionnés. Elle leur « montait à la tête », beaucoup l’adoraient à l’excès et pire que tout, c’était des hommes indépendants. Elle leur avait répété mille et mille fois qu’ils ne devaient la suivre que pour être forts et libres. A ces gens-là, elle ne commandait pas. Ils agissaient par eux-mêmes et leurs moyens pour écarter le danger de leur Dame étaient parfois aussi impitoyables que leurs jugements étaient sans appel.
Oh, c’était certain, la situation aurait été moins complexe si elle avait été gouvernée – comme le pensait Irina – par la seule autorité d’Elerinna, mais en réalité, les puissances qui servaient le projet de la grande prêtresse étaient devenues diffuses, innombrables, indistinctes et autonomes. C’était un réseau invisible et insaisissable, dangereux et imprévisible, qui s’était tissé pendant tout un siècle de jeux de pouvoir.

Léogan appréciait sincèrement Irina malgré ses boutades un peu blessantes et ses jugements rapides et arrêtés, il lui reconnaissait sa valeur et son honnêteté, il affectionnait de plus en plus son visage intelligent et le fond révolté de son discours imperturbable. Il n’en voulait pas à sa vie, c’était une chose, mais il y tenait avec une sorte d’affection instinctive et naturelle qu’il n’interrogeait pas. Il n’avait jamais été très rationnel, de toute façon.

Finalement, après avoir réfléchi lui-même sur son propre propos pendant quelques secondes, il s’en débarrassa par un petit soupir dépité. Il haussa les épaules et sourit avec scepticisme et un soupçon de moquerie à Irina.

« Enfin, si c’est le genre de conversation mondaine que vous voulez… Non, mais ça ne me gêne pas, ajouta-t-il, aussitôt, en levant un doigt prévenant. Tout ça reste sur le tapis, on ne pourra pas s’en débarrasser. »

Il s’étira comme un chat sur Ode qui s’ébroua de mécontentement, puis se redressa en rajustant le tissu de son habit avec l’air excessivement sérieux de quelqu’un qui va raconter une blague. Le noir de ses yeux avait capturé l’éclat du soleil, ses iris magnétiques luisaient malicieusement.

« J’aime bien râler, oui, dit-il, d’une voix paresseuse, comme s’il parlait d’un autre. Et puis, comme vous l’avez fait remarquer – vous êtes maligne, Irina, plus que maligne, mais celle-là ne me vexera pas – je suis un grand gamin, c’est vrai. Ca je le sais, ce n’est pas un problème. »

Il prenait un certain plaisir à prononcer le prénom d’Irina. Ce n’était pas encore une promesse d’amitié, non, mais un nouvel obstacle abattu sur le champ des conventions, de l’usage, et de la politesse, et il goûtait à ce prénom avec une effronterie douce dont, il l’avait compris, elle ne se formaliserait pas de toute façon. Il était agréable de pouvoir discuter avec ce genre de personnes. On n’avait pas à se soucier de brûler les étapes, dans la mesure où on restait prévenant. Irina, pour sa part, ne s’incommodait même pas de tact. Parfois, sans qu’elle ne s’en rendît tout à fait compte sans doute, ses paroles frisaient l’agressivité, en couvant sûrement une énergie difficile à contenir – mais, s’il y avait beaucoup de choses que Léogan ne pouvait pas supporter en matière de méchanceté, il avait été habitué très jeune à ce genre de piques venimeuses, auxquelles il était à peu près immunisé. Les paroles d’Irina lui avaient simplement rappelé le souvenir désagréable de son frère Daeron et lui avaient pincé le cœur, venant de la part d’une femme qu’il estimait, mais elles n’avaient éveillé aucune colère sous son front soucieux. Il avait de toute façon bien assez tempêté pour l’heure, il fallait quand même, au bout d’un moment, cesser de répondre aussi farouchement aux provocations de la jeune femme. Cela faisait son jeu, c’était évident.

Son tempérament et sa composition se mêlaient de façon incongrue dans sa façon d’être. Elle distillait le calme et l’indifférence absolue avec une violence rampante, qui se cabrait soudain, imprévisible, et frappait, avant de retourner à ses louvoiements furtifs. Léogan ne savait pas jusqu’à quel point Irina contrôlait cette malignité, qui était manifestement le fruit amer d’une mélancolie profonde, si la jeune prêtresse bouillonnait sous un masque inflexible, ou si son âme elle-même avait gagné le calme des eaux du fleuve, où s’étaient dilués secrètement de discrets poisons – elle était encore bien trop réservée pour qu’il pût en juger, et cela l’intriguait.

« Dites-vous seulement que j’ai aussi les qualités des gosses, ça équilibre le plateau, ajouta-t-il, avec légèreté. Si je râle autant quand je pars à l’aventure – en omettant toutes les circonstances qui peuvent m’insupporter, comme les questions des inconnus, par exemple – c’est parce que je sais que je serais obligé d’arriver à destination et puis de rentrer chez moi… Chez moi, ha ! s’exclama-t-il, avec un rire sans joie. Quelle blague. »

Ses dents grincèrent un peu et il chassa la vision d’Hellas, de son quartier militaire et de sa maison tristement déserte, de quelques battements de cils agacés.
Il n’avait été chez lui nulle part, sauf peut-être à El Bahari, où il n’avait eu guère qu’une cabane précaire, qu’il reconstruisait à l’occasion ici ou ailleurs, quand sa fantaisie le lui commandait – était-ce alors vraiment un foyer ? C’était ce s’en rapprochait le plus à ses yeux, en tout cas. Enfant, déjà, il n’avait jamais aimé revenir sur ses pas après ses escapades dans la forêt, revoir les paysages quotidiens qui ne devenaient rien de plus que des repères avec le temps, reprendre sa place, retrouver ses habitudes, et mourir à petit feu.

« Si seulement on pouvait ne jamais avoir à rentrer « chez soi »… » murmura-t-il, avec rancœur.

Puis il fit claquer sa langue sur son palais et s’agita un peu, débarrassa son vêtement indigo du sable doré qui s’y était attaché, et essuya son visage de sa main qui commençait à devenir moite, comme le reste de son corps. Le vent venait se glisser dans les plis amples de son vêtement, cependant, et le rafraîchissait agréablement.

« Vous aimez faire la fête, Irina ? lança-t-il, soudain, en espérant que sauter du coq à l’âne la surprendrait et la troublerait un peu. Enfin, je veux dire, plutôt, vous avez déjà vraiment fait la fête dans votre vie ? Parce que j’parle pas de bals ou de réceptions assommantes auxquels on vous a sûrement conviée en qualité de prêtresse, ça… (Il eut un rire méprisant et puis sa voix regagna une sorte de rondeur grave et paisible.) Il y aura une fête ce soir, à l’oasis. Avec des gens qui ne sont que là que pour ça, parce que leur vie toute entière est une fête. »

Bien entendu, cela ne faisait aucune différence pour lui de parler de fête, d’amitié ou de philosophie avec Irina. Changer de sujet de conversation, ce n’était pas changer d’intentions ; elles restaient là, tapie dans le coin de leurs phrases, et surgiraient plus ou moins volontiers, au détour d’une question qui en appelait d’autres, et d’autres encore, comme la fête appelle la joie, et la joie l’amitié.
La forme qu’adoptait leur conversation, bien que son contenu le laissât un peu sur sa faim, lui plaisait beaucoup. Irina avait assez de patience pour l’écouter parler jusqu’au bout, et l’intriguait assez pour qu’il attendît également de voir son voile tomber.
Léo leva une main haut vers le soleil, qui était né de l’horizon depuis quelques temps déjà, et qui entamait sa course vers le zénith. Ses doigts filtrèrent quelques rayons dorés qui vinrent brûler sa figure, et jouèrent capricieusement avec leur lumière, pour donner au ciel quelque perspective nouvelle, quelque métamorphose féérique, un changement gracieux qui mourrait quand il baisserait finalement le bras.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 3 Mai - 18:37

Léogan était un homme censé. Il avait certes bien compris qu'Irina n'était pas du genre à agir sans raison, même lorsqu'il s'agissait d'un détail insignifiant aux yeux de tous. Chez elle il n'y avait pas de place pour le hasard ou les coïncidences, et en cela au moins, il l'avait bien cernée. Seulement il avait encore tendance à se poser plus de questions qu'il ne le devrait. Il se méprenait à son sujet, car si elle était une femme mystérieuse et réservée, cela n'en faisait pas nécessairement quelqu'un de complexe pour autant. Le soldat n'avait pas encore posé de vraies questions, où disons qu'il surestimait largement ses manœuvres et manigances. C'était une erreur légitime, par conséquent tout cela le n'impressionnait pas ni n'attristait la prêtresse. Avec le temps, il finirait sans doute par comprendre par lui-même qu'il perdait son temps à essayer de prévoir l'imprévisible, ou du moins elle l'espérait sincèrement. Ce n'était pas que son esprit se braque ou qu'elle se sente particulièrement sur la défensive -du moins pas consciemment- seulement elle ne voyait simplement pas l'intérêt de continuer à tourner en rond autour d'un même sujet de conversation. Surtout qu'elle n'avait pas refusé de répondre à ses questions, malgré l'envie évidente de tomber dans le confort du sarcasme et l'ironie. En outre, paradoxalement le sujet qui les liait était aussi celui qui creusait une abîme entre eux. C'étaient leurs divergences qui les rapprochaient, c'était leur opposition involontaire qui donnait lieux à ces contretemps sur lesquels était bâtie cette entente fragile et instable.
Pourtant de sa silhouette ne se dégageait que ce calme serein et profond, cette force tranquille et imperturbable qui la caractérisait ; un calme plat et trompeur qui pouvait pourtant précéder la plus âpre des tempêtes. Au final elle était sans doute semblable aux terres nordiques qui l'avaient vue naître. Une terre hostile en apparence, d'une beauté distante et dure, offrant le meilleur comme le pire de manière indissociable. La magnificence de son silence suzerain et l'impitoyable froid qui glaçait jusqu'aux os, imposant cette privation nécessaire à la reconnaissance envers les plaisirs simples. La nature leur retirait pour mieux le rendre généreusement, bien qu'à sa façon... Elle était de ces guerrière téméraires des légendes, qui se dressait invincible devant toute menace, écrasant tout ennemi sans distinctions.  Les plus faibles n'avaient aucune chance de survivre à sa fureur car elle n'admettait pas le droit à l'erreur. Sa proximité était à la fois fascinante et très dangereuse, car l'exposition à sa glaciale étreinte finissait toujours pas consumer les plus aventureux et les plus vaniteux. Oui, ça lui ressemblait assez bien, quelque part.

Cela n'empêchait pourtant pas Irina d'aspirer à cette simplicité bien plus épanouissante à son cœur que toutes la grandeur et le luxe des bals et autres mascarades, ces parades grotesques où les plus égocentriques se baladaient poitrine bombée, sûrs de leur fait et enrubannés dans leur dégoulinante idiotie. Une popularité même déclinante ne l'avait jamais intéressée, et c'était d'ailleurs pour ça qu'elle n'avait jamais fait le moindre effort pour se faire aimer des fidèles. Toute médecin qu'elle soit, la rouquine n'avait jamais pris la peine de cacher sa misanthropie. Son but était de les servir et d'épauler ceux qui en avaient besoin, pas de conquérir leur amour ni de les amener à lui baiser les pieds telle une sainte. Non, l'idolâtrie l'avait toujours débectée, ce n'était pas nouveau. Les réactions mitigées mais instinctives telles que celle de Léogan avaient donc le don d'énormément l'amuser, et parfois comme dans le cas présent, de lui plaire. Il avait du cran, au fond.
Il pouvait bien bouder, s'étendre sur sa jument et faire la moue autant qu'il le voulait, la vérité c'est que le résultat resterait inchangé. Irina ne comptait pas perdre son sens de l'humour, quoi que toujours aussi acide et noir, tout simplement parce qu'il n'allait pas dans son sens. Les caricatures étaient donc un portrait augmenté et extrapolé de leurs personnages, qu'elle peignait à travers un miroir volontairement déformé. L'air abasourdi qu'il fit eut le don de lui arracher un rire rauque. Qu'il était sérieux le vieux monsieur. Il prenait tout au premier degré sans jamais se demander si elle ne se jouait pas simplement de lui. Enfin... d'une bonne façon, comme le ferait un vieil ami avec un humour un peu déplacé certes, mais étonnamment il n'y avait là rien de malsain. Le rire argentin de la demoiselle glissa dans l'air telle une mélodie depuis longtemps oubliée, si rare que peu de gens le connaissaient. Ce n'était un des rictus qui habitaient souvent ses lèvres, c'était quelque chose de bien plus enfantin et naturel.


« Bon j'ai peut-être un peu cédé à l'envie de me jouer un peu de vous. Vous avez l'air déçu. J'imagine que vous aspirez à des choses différentes. Ceci dit j'ignore ce que ça peut bien être. Vous êtes un homme énigmatique, à votre façon. »

Que savait-elle de l'amitié, au juste ? C'était une bonne question. En vérité, probablement pas grand chose. C'était un lien qu'elle n'avait jamais cherché, et qu'elle avait même clairement fui, pour tout dire. Oh, elle avait bien du respect pour certaines personnes, de l'estime proche d'une inavouable affection, oui. Mais de l'amitié ? Non, en général les personnes dont elle était proche étaient des gens qu'elle protégeait. Au final son lien avec elles tenait plus de l'amour maternel que de l'amitié. Il était donc certain qu'Irina n'était pas la mieux placée pour discourir sur les aléas et les vertus de l'amitié. Au moins l'avouait-elle sans complexes, sans regrets ni remords. Cela ne l'empêchait pas de continuer de vivre sa vie, indépendante et fière comme un chat sauvage.

« Non, je n'en ai pas grand chose à faire. Je suppose que j'ai l'air d'un sale gosse irresponsable et insouciant qui ignore le danger. Il y a un peu de vrai là-dedans, mais vous êtes un grand garçon, vous constaterez le reste par vos propres moyens. » Elle sourit à demi, jouant avec les rênes de cuir du bout des doigts. Sa posture bien que légèrement rigide témoignait de son habitude de pratiquer l'équitation. Hazard quand à lui semblait peu à l'aise dans ce terrain si différent de ce dont il avait l'habitude, mais il s'accrochait pour le moment. Il avait bu à sa soif avant de partir, alors d'après ses estimations il pourrait encore tenir un moment. « Oui, j'ai bon espoir que les choses s'éclairciront. »

L'espoir était présent dans sa voix, même si la satisfaction de son attente était loin d'être garantie. C'était précisément une des raisons pour lesquelles elle était là, au milieu de nulle part, sous ce ciel transparent qui semblait leur ouvrir les portes d'un monde parallèle. Ce bleu irisé et écrasant semblait leur montrer l'infini sans limites, résonnant en diapason de ce doré à perte de vue qui manquait de les aveugler. Irina se tint un peu plus en avant afin de dégourdir les muscles de son dos endolori. Se penchant sur Hazard et posant son visage contre la crinière de son étalon, la prêtresse observait Léogan et ses acrobaties à la chaîne. Ce spectacle grandiose avait de quoi lui ravir ses mots. Ces couleurs étaient dignes de sertir les plus grands tableaux, et bien qu'elles soient différentes des aurores qui déchiraient parfois les cieux du nord, elles étaient tout aussi fascinantes.

« Je n'ai pas l'habitude de porter ça. Je pensais simplement à me protéger pour ne pas être un poids, après tout je n'ai pas l'habitude de ce climat de lézard. » Un léger sourire aux lèvres, Irina accéda à sa demande et dévoila le restant de son visage, où ressortaient ses lèvres rosées et un peu séchées par la chaleur. Cette requête comportait bien plus qu'un simple conseil avisé destiné à lui faire profiter de ce que le paysage avait à offrir. En réalité d'autres implications plus subtiles s'imbriquaient entre ces quelques mots anodins en apparence, ce qui ne changeait rien à sa résolution première. Faire tomber les voiles et les masques, même pendant un court instant ? Ça lui allait parfaitement. Elle n'avait pas grand chose à cacher, surtout s'ils restaient dans un terrain neutre qui leur permettait d'oublier leurs différents. En fait elle ne demandait pas mieux, car elle avait vraiment une certaine curiosité à son égard.

« C'est vrai que c'est magnifique. Je suis de moins en moins étonnée que vous ayez été charmé par les beautés secrètes du désert, malgré l'âpreté de la vie de nomade. »

Son ton était rêveur, loin de la froideur habituelle. Aussi étrange que cela paraisse, elle était particulièrement sensible à ce genre de merveilles. Cependant... Cependant restaient les interrogations. Ou la liesse d'un lien qui déchirait la peau pour mieux la blesser, avec la promptitude vénale d'un prédateur silencieux. Elles étaient le poison qui dévorait chaque être pensant, sans même qu'il ne s'en rende compte. Elles étaient la prison sans barreaux capable de tromper les plus méfiants sans le moindre effort. Et Irina n'était pas exception. Bien sûr que si, elle se posait des questions, même si elle hésitait très rarement. Au fur et à mesure des années sa résolution s'était faite plus posée et modérée, bien que l'intensité et l'urgence restent inchangées par le temps. Les sacrifices avaient été nombreux, les trahisons aussi, alors comment continuer à se mentir, comment fermer les yeux sur l'intolérable ? Comment pourrait-elle penser à faire marche-arrière, ou abandonner ses projets ? Irina n'était pas assez forte, ou pas assez insensible pour cela.
L'Œil de Kesha était une femme comme une autre, une terrane comme on en trouvait tant. Certes elle était particulièrement tenace et imprévisible, mais cela suffisait-il à vraiment en faire quelqu'un de spécial ? Les quelques mots prononcés par le soldat semblaient le laisser croire, et pourtant son manque de vanité s'interposait sans cesse. Elle avait confiance en ses capacités et son savoir faire, mais sa valeur en tant qu'être humain elle, était bien plus discutable. Mais ils n'étaient pas là pour discuter philosophie ou questions existentielles, aussi elle se redressa un peu avec une expression plus neutre. Il y avait du vrai dans les paroles de son compagnon de voyage, et c'était assez déroutant.


« Je ne demande pas mieux que de vous croire. » Dit-elle calmement, lui laissant tout le loisir de parler et préciser sa pensée. Elle nota bien entendu la pointe de provocation condescendante dont il faisait preuve, la taquinant sur les choses qu'elle pouvait dire. Le terme de 'marionnettes' n'était pas de son fait, mais il ne servait à rien de le corriger. Un sourire ironique se dessina sur ses lippes pleines, tandis qu'elle remarquait cet air paternel qu'il prenait, comme s'il donnait une leçon à un sale gosse rebelle. C'était insuffisant pour réveiller sa susceptibilité profondément endormie, alors s'en était drôle. Enfin son minois se refit sérieux alors qu'il lui parla de son passé trouble avec Elerinna.
Oui, il cernait probablement ce qu'elle pouvait penser au sujet de la grande prêtresse, de façon légitime qui plus est. Car quand bien même Irina n'avait jamais, au grand jamais charmé un homme pour le manipuler, tel n'était pas le cas de la plupart des prêtresses. La plupart était évidement loin du degré d'art de leur meneuse, mais ça c'était encore une autre histoire. Son corps était et demeurerait loin du toucher de tout homme, c'était un choix personnel auquel elle s'était toujours tenue, bien qu'elle connaisse la facilité que pouvait procurer cette méthode. Seulement ses principes et son vœu envers la Déesse passaient avant son envie de se jouer d'autrui et du danger. Ce n'était la méthode qu'elle condamnait en soi, c'étaient les limites que ses consœurs manquaient de s'imposer, ce qui ternissait la réputation de l'Ordre entier.


« Je vous ai effectivement senti différent des benêts qui la suivent partout, la bave au coin du menton en semant des pétales de fleurs sur son passage. » C'était caricatural une fois encore, mais pas tant que ça au final, après tout les fanatiques de la sindarin étaient nombreux et d'une mielleuse dévotion. Par ailleurs, inutile de demander des explications à Irina concernant la raison de ses dires, elle ne pourrait pas en fournir. C'était un pressentiment, une impression fugace qui ne la quittait pourtant pas. Sa perception des gens avait toujours été instinctive, et avec l'âge ça ne faisait que s'accentuer. Peut-être qu'elle se trompait, et qu'au final Léogan était simplement d'un genre plus discret, un admirateur plus intime et plus subtile.

Ce qu'il lui révéla lui fit pourtant froncer les sourcils, à la fois dubitative et surprise. Il avait dit l'avoir laissée tomber, ce qui impliquait donc l'existence d'une relation sérieuse, indépendamment du temps que cela avait duré. Les yeux perdus dans le vague Irina n'avait pas cherché à creuser par la faille qu'il venait de créer. Elle respectait son espace, c'était sa façon d'implicitement le remercier d'en avoir révélé un peu plus sur lui, d'autant qu'il semblait détester ça plus que tout. Mentalement elle nota donc qu'il avait une certaine force de caractère, ce qui le faisait doucement monter dans son estime. Quitter quelqu'un comme Elerinna, ce n'était pas facile, que ce soit pour un amant, un ami ou un allié... Elle était bien placée pour le savoir. Non seulement car la peur des représailles était bien souvent présente, mais aussi et surtout parce qu'elle arrivait à jongler avec les sentiments et la culpabilité comme on manie un pinceau sur un tableau. Il ne lui restait alors qu'à apporter suffisamment de retouches pour que le paysage ressemble à ce qu'elle avait prévu au préalable, et le tour était joué.

D'un autre côté les paroles de l'ancien nomade lui restaient en tête. 'Personne ne peut vivre seul'. Oui c'était vrai, douloureusement vrai même. Même les plus récalcitrants des solitaires devaient se plier à la présence de leurs semblables de temps à autre. Pire, il était forcément inévitable qu'ils viennent à avoir besoin d'eux, et pas seulement pour des raisons de besoin matériel. La nécessité sentimentale d'avoir un contact avec l'autre était inéluctable, bien qu'Irina soit la première à le déplorer. Longtemps elle avait mené une vie d'ermite, une Ombre parmi les ombres, une femme effacée et aussi crainte qu'elle était détestée. Il semblerait qu'à ce titre les choses n'aient pas changé tant que ça, bien qu'elle soit devenue une figure publique, malgré tous ses efforts. Une position inconfortable qu'elle ne convoitait pas, et dont elle se serait même bien passée si elle avait le choix. Or ce n'était pas le cas, pas sans renoncer à tout ce pour quoi elle s'était battue jusque là.
Baissant les yeux pour regarder par dessus la tête de Hazard, La jeune femme contemplait l'étendue de sable dans laquelle les sabots de sa monture s'enfonçaient sans efforts. Le terrain était facilement praticable et comme l'étalon n'était pas très chargé il marchait d'un air gouailleur et léger. Seulement elle le connaissait par cœur, cette vitalité débordante était amenée à prendre fin tandis que la fatigue prendrait le dessus. Ses pensées étaient ailleurs. Tel un fantôme à la démarche féline, un sentiment  insidieux se profilait dans sa poitrine. C'était affligeant et intense à la fois, et cela arrivait pas vagues continues, se déchaînant en flots qui manquaient de la submerger. Pendant un instant l'oxygène sembla lui manquer, ses tripes se contorsionnèrent, et ensuite elle toussa comme si elle s'étouffait. Connaîtrait-elle quelqu'un comme ça un jour ? Quelqu'un capable d'endurer ses bons et ses mauvais côtés, de l'envoyer paître pour lui marquer clairement les limites, tout en acceptant de revenir une fois la tourmente passée ? Son regard se ternit d'une abîme de sombre tristesse. Irina leva son visage vers le haut, baignant sa peau de ce soleil encore relativement clément. Fermant les yeux, inondant son esprit d'une blancheur aussi violente que réconfortante. À peine avait-elle acquiescé pour lui permettre de l'appeler Irina qu'il continuait. Cheveux au vent, toujours visage nu, la demoiselle ne l'interrompit pas. Il y avait bien des choses qu'elle brûlait de dire, mais rien ne sortait. Pas encore.


« Dans ce cas-là ouvrons nos deux esprits et tentons de voir ensemble ce qui se passe au delà des apparences, Léogan. »

Ce n'était qu'un soupir, bref et rauque. Léogan. Elle savoura ce prénom comme si elle le prononçait pour la première fois. Et c'était sans doute une première, du moins de cette façon. C'était un prénom étonnamment doux pour quelqu'un qui se voulait malléable. Elle sourit. En sa compagnie, elle n'avait pas envie de faire semblant, ni de mentir. Si d'ordinaire elle n'en voyait pas l'intérêt, en ce moment ça lui paraissait encore plus déplacé. Non. Ce séjour ne serait jalonné que de sincérité et de naturel, même si bien entendu elle ne comptait pas tout lui raconter ni l'épargner. Mais il fallait bien commencer quelque part, n'est-ce pas ?

« Je ne cherchais pas à me débarrasser du sujet qui fâche, je n'ai pas de complexes. J'attendais seulement que nous ayons dépassé le stade des accusations et des doigts pointés avant d'en discuter de façon raisonnable. » Irina soupira. Rester perchée sur son cheval commençait à la démanger. Son côté hyperactif la poussait à descendre et continuer à pied afin de se dégourdir les jambes, au diable le bon sens et autres recommandations d'usage. Pourtant elle se retenait, contenant son besoin de faire quelque chose. Il valait mieux économiser ses forces, car le désert aurait bien tôt fait de les lui voler. « Oh, mon but n'était pas de vous vexer. Ce serait bien dommage d'entamer les hostilités aussi tôt... » Elle rit doucement, laissant bien clair que ce n'était pas sérieux. En fait elle se demandait pourquoi le provoquer de cette façon la mettait de si bonne humeur. C'était très intriguant, en vérité. Mais elle en voulait plus, toujours plus. Après tout son enfant intérieur était bien présente aussi.

« Si vous n'avez pas de chez vous, si vous ne ressentez pas ce sentiment d'appartenance, alors pourquoi partir et explorer le monde vous pose-t-il tant de problèmes ? N'est-ce pas là la meilleure façon d'échapper à cette absence de foyer ? Vous avez l'air bien plus heureux ici qu'à Hellas, cela au moins c'est un fait indéniable. Je suppose que je devrais vous ravir à Elerinna et vous emmener vadrouiller plus souvent. Histoire de vous voir sourire ouvertement, au moins une fois. »

Elle était un peu folle de se prendre au jeu de la sorte, mais ça lui ressemblait bien. Relever des défis supposément impossibles, s'engager dans des situations inextricables pour mieux s'enivrer de l'adrénaline si grisante qui la faisait se sentir plus vivante que jamais. Oui, ce que la plupart voyait comme se mettre volontairement dans le pétrin, était pour Irina ce qui mettait du piment dans l'existence. Sans doute son imperméabilité à la peur y était-elle pour quelque chose. Mais quelle importance ? Tout ce qui naissait était amené à mourir tôt ou tard. La rouquine sourit à cette pensée, bien que la dernière question de Léogan l'ait surprise. Faire la fête ? Ce n'était pas dans ses habitudes. C'était une bourreau du travail, et la paire d'heures qu'elle dormait par jour en témoignait. En fait en y réfléchissant elle ne se souvenait même pas de la dernière fois qu'elle avait pu dormir une nuit complète. Peu étonnant en réalité, tout comme le fait qu'elle ne participe jamais à des réceptions et autres événements du genre. Elle détestait les grands attroupements et les rassemblements en général, car les foules la mettaient mal à l'aise. Et puis il y avait de toute façon peu de probabilités que les gens présents lui soient majoritairement supportables. Par conséquent les rares fois où elle participait à ce genre de choses c'était pour une raison bien précise. Sa conception de 'faire la fête' était donc assez... étrange et confuse. Songeuse, elle répondit tout de même.

« Non je ne crois pas avoir déjà réellement fait la fête. Vous savez bien que je ne vais pas à ce genre de cirques. Elerinna est bien plus douée que moi pour ce genre de réceptions. La patience n'est pas vraiment une de mes vertus, et c'est encore plus vrai dans ce genre de cas. » Irina sourit tout bas. Il était bien plus âgé, il savait qu'elle avait grandi dans les rues les plus mal fréquentées de la ville... et il n'était donc pas très compliqué de deviner le désamour qu'elle portait envers la noblesse en général. Par contre l'idée de 'faire la fête' avec des inconnus l'intriguait fortement. Cela lui rappelait des souvenirs teintés de nostalgie mais aussi d'amertume. Secrètement elle espéra que le colonel n'était pas au courant de ce qui lui était arrivé. Sa mère et elle avaient été plutôt connues en tant qu'artistes de rue, et leur disparition avait fait grand bruit dans le milieu urbain. Dommage, parce que la curiosité générale aurait été bien déçue par la raison glauque qui avait causé ce changement. « Peut-être pourrais je dérouiller mes talents de danseuse à l'occasion, qui sait ? À supposer bien sûr que vous veuillez qu'on se joigne à eux. » La meilleure façon de savoir s'il s'en souvenait, c'était encore de lui poser la question. Seulement c'était un peu trop direct, et contrairement à la plupart des interlocuteurs de Léogan, elle ne mourrait pas d'envie de livrer ses plus sombres secrets, la clé fatidique ouvrant le coffre où était gardée l'ancienne Irina, la fillette fragile et délinquante dont les ruelles malfamées de Hellas étaient le seul foyer.

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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 10 Mai - 4:46

Il n’y avait pas de codes dans le désert ; les codes et les signes étaient humains, et ceux qui vivaient dans ses ergs de sable roux étaient des animaux solitaires qui ne pouvaient qu’écouter la nature pour se préserver de ses dangers. Dernier pays libre, mouvant, sans frontière ni barrière, il n’était possible ni de le conquérir, ni de le posséder. Les nomades disaient qu’ils y suivaient la piste – la piste du sud – mais elle était si longue sous le soleil léthargique, et leurs pérégrinations étaient si lentes, à dos de leurs animaux nonchalants, qu’elle ne semblait pas avoir de fin.
Qui était étranger à la piste croyait dériver là dans une vaste éternité où l’espace s’était figé. Le soleil pesait toujours, comme un dieu tyrannique et aveuglant au ciel, le vent soufflait continûment, de jour et de nuit, et d’est en ouest, il n’y avait que du sable et des dunes qui se ressemblaient comme les jumelles d’une fratrie immense. Mais un individu qui avait reçu l’éducation du désert savait y distinguer ses filles rousses et blondes qui se mouvaient silencieusement et se refaçonnaient au gré du vent, il voyait des nuances dans les rayons aveuglants du soleil, dont il suivait d’ailleurs la course, qui lui indiquait l’avancement de la journée et la venue du soir, et quand la nuit bleue couvrait les ergs, il n’était pas surpris par la soudaine froideur des airs.
Léogan se demandait ce que l’œil étranger d’Irina voyait du désert – elle pouvait le haïr comme lui détestait les étendues glaciales et stériles de Cimméria, ou le découvrir avec l’émerveillement étonné qui était le privilège des ignorants. Son œil à lui avalait l’or du ciel et étincelait comme un soleil noir, qui se posait partout avec amour et méfiance. Lorsqu’elle avoua ne pas être insensible à la beauté cruelle du désert, Léogan ressentit une joie subite et lui offrit un sourire inattendu. Il disparut aussi furtivement qu’il était venu sur ses lèvres, par réserve peut-être, mais il gardait le cœur content et cela avait suffi à faire voir à Irina ce qu’il voulait lui montrer.

Maintenant que le vent s’était levé, son souffle brûlant était devenu un ennemi plus féroce que le soleil lui-même. Léogan savait que le sirocco ferait vibrer le silence du désert pendant de longues heures, qu’il remuerait la terre et dessécherait leurs corps jusqu’à l’accalmie brutale, si lointaine qu’on ne l’attendrait plus.  

Il écoutait Irina parler dans sa verve provocatrice si particulière, en menant ses paroles dans des inflexions douces-amères. Il avait apprécié la façon dont elle avait prononcé son nom. Il n’acceptait pas souvent ce genre de familiarité, mais il avait paru si suave, enveloppé dans sa voix, qu’il n'en éprouva qu’un plaisir un peu flatté. Son cœur battait lentement, il avait l’impression de flotter longuement à la surface d’un fleuve. Il ne dit rien, il sourit parfois avec discrétion. Il lâcha un simple soupir qui ressemblait à un rire étouffé, en comprenant qu’elle s’était encore jouée de lui et se sentit stupide. Il était difficile de démêler dans les discours d’Irina ce qui tenait de la franchise et de l’ironie, et il en était la dupe toute désignée. Il n’avait pas franchement l’habitude des discussions, alors il était facile de l’embarquer où on voulait, malgré ses protestations.
Ils étaient comme des gosses. Elle jouait avec lui et il répondait avec une indignation presque crédule. A vrai dire, il avait le sentiment qu’elle s’obstinait à se faufiler entre ses questions tandis qu’elle le faisait parler plus qu’il ne le devrait. Elle n’avait pas envie de réfléchir aux enjeux qu’il lui proposait – elle se fichait de connaître la vérité sur Elerinna, dont elle n’évoqua même pas le nom d’ailleurs, et Léogan pressentit amèrement qu’il ne servait à rien d’essayer de recoller les morceaux maintenant. Elle semblait avoir toujours l’impression d’être accusée par lui – de quoi, à vrai dire, il l’ignorait, c’était peut-être qu’elle s’accusait elle-même, comme il en avait l’habitude de son côté – et, quoi qu’elle en disait, elle repoussait le sujet avec une obstination qui découragea son interlocuteur pour un moment. Il aurait essayé, du moins.
 
Il ne l’avait sans doute pas abordée de la meilleure façon possible ; de toute façon, il était assez malhabile à discuter et préférait de loin écouter ce qui venait naturellement dans la voix des gens qui décidaient de s’adresser à lui. Faire parler Irina, c’était une autre paire de manches. Ce qu’elle disait d’elle n’éclaircissait pas les préjugés que chacun formait à son sujet à Hellas ; elle avait même l’air de s’amuser à les confirmer, et Léogan s’en sentait terriblement lésé.  
Mais, même s’ils avaient été tous deux de meilleure volonté, les circonstances de leur discussion ne facilitaient pas vraiment leurs tentatives d’approche et de compréhension. Léogan se félicitait bien sûr d’avoir su trouver une avance différente, qui visiblement convenait mieux à Irina, mais il était encore bien incapable de la cerner.
Ils étaient comme deux enfants intrigués, attachés l’un à l’autre dans une immensité où il n’y avait qu’eux et le silence, et à qui on avait dit : « demain, vous rentrerez à Hellas et si vous ne faites rien maintenant, rien ne changera et vous ne trouverez plus la liberté de parler comme aujourd’hui ». Il fallait tirer autant de lumière que possible de leur proximité, et la tâche était urgente. Alors, si Léogan gardait encore l’espoir d’apprendre à connaître Irina sans lui rentrer violemment dedans, elle ne cessait de le bousculer de toutes les manières possibles, de sorte qu’il s’égarait en lui-même et goûtait parfois à un absurde vertigineux.
Mais elle, de son côté, ne perdait pas le nord. Elle exigeait de lui qu’il parlât, il se pliait à son envie et bien sûr, de fil en aiguille, elle finit par poser la bonne question ; « vous avez l’air bien plus heureux ici qu’à Hellas », oh vraiment.

Le visage de Léogan pâlit et ses traits se décomposèrent muscle par muscle. Ses yeux noirs, pleins de trouble comme le regard d’une bête traquée, se figèrent sur Irina qui l’observait avec l’avidité mielleuse d’une lionne. Tout à coup, il eut le sentiment que ses poumons s’étaient vidés de tout air, comme si la panique lui avait fait oublier jusqu’à la respiration, et il ressentit le besoin d’inspirer une profonde goulée d’air, qui fit frissonner sa gorge et qui gonfla sa poitrine.

« C’est-à-dire que… Je… » balbutia-t-il, d’une voix éteinte.

Il détourna son regard et ses doigts moites se refermèrent nerveusement sur les brides d’Ode, qui ressentit sa nervosité et loin d’en compatir, y répondit par une sorte de hennissement moqueur. Le bandeau qu’il portait sur le visage masquait pour grande part sa gêne mais son esprit se tordait, se nouait de toutes les façons possibles et se perdait dans son propre vortex d’absurdité. La vive contrariété que la question d’Irina lui causait – décidément, que fallait-il lui donner pour la rassasier, à cette femme ? – se noyait dans le vertige qu’avait engendré l’acuité de sa réflexion.
Son visage était moite. Il tira un peu le tissu qui masquait sa bouche et découvrit le pli amer de ses lèvres.
C’étaient là des questions que Léogan se posait chaque jour secrètement, dans l’œil caché de ses tempêtes, dans les replis et les recoins de sa pensée sporadique, et auxquelles il ne savait formuler que des réponses pénibles et fausses, qui ne le satisfaisaient jamais. Oh, ça, oui, elle était maligne, cette renarde aux yeux brillants. Elle l’avait coincé comme un rat. Il n’était pas assez bon menteur pour se mettre à rire de sa question comme d’une sornette et il avait été le premier à proposer ce pacte douteux d’aveux et de confidences sous le regard impitoyable du désert. Il était fait, et il ne pouvait s’en vouloir qu’à lui-même. Irina l’avait pris au mot et l’avait expédié au coin du tapis avec violence sûre et soudaine – il avait simplement été pris par surprise. Il avait cru un instant, bien benoîtement, que les protestations qu’il avait grommelées un peu plus tôt au sujet des questions l’avaient écarté de tout danger. Mais jusqu’ici, Irina n’avait porté qu’une attention pleine de malice à ses recommandations et à ses prescriptions – elle s’en fichait pas mal. La vérité, c’était qu’elle avait décidé de le lutiner et qu’elle continuerait de le faire avec une intelligence rare : tout ce qu’il pourrait dire n’y changerait rien.
Cette fois-ci, néanmoins, la jeune femme avait peut-être touché un peu trop juste. Elle ne pouvait sans doute pas deviner que cette contradiction-ci du caractère de Léogan le laissait plein de rancœur pour lui-même, pour ses choix risibles et hésitants et pour la faiblesse dont – de l’avis de sa famille – il avait toujours fait preuve.
Il aurait pu dire non à Elerinna, le jour où elle était venue le chercher au fin fond de sa jungle, il ne l’avait pas fait par excès de scrupules, et les cinquante années qui avaient suivi avaient toutes ressemblé à ce jour-là, où sa délibération n’avait été qu’un vertige et ses jugements, des élans incertains et confus. Son égoïsme le disputait sans cesse à son amitié et il était incapable d’aimer ce qu’il avait choisi. Pourquoi avoir délaissé sa quête et avoir choisi de s’enchaîner à celle d’Elerinna, alors, s’il n’en éprouvait aucun bonheur ?

« Je ne sais pas. » murmura-t-il, d’un air de capitulation, les yeux baissés sur ses mains et les sourcils arqués de désarroi.

Léogan prit sa nuque dans une de ses mains et la massa avec embarras, en relevant à demi sa tête vers Irina, un sourire contrarié aux lèvres, et un sourcil levé. Qu’elle était maligne, la jolie rouquine.
Un rayon du soleil frappa au hasard ses deux iris, qui chatoyèrent d’un éclat clair au fond duquel gisaient la douleur et la lassitude, une ombre discrète qui parfois le rendait un peu plus fréquentable.

« Mais ne vous détrompez pas, si je suis à Hellas, c’est parce que je le veux bien, assena-t-il, d’un ton qui se voulait assuré, et son regard se raffermit. On m’a juste présenté un choix, et j’ai décidé. Simplement… J’ai manqué beaucoup de choses, et je n’ai pas choisi le bonheur. Vous ne l’avez pas choisi non plus, pas vrai ? Vous et moi, on s’est sûrement construit notre propre prison. Mais c’est la nôtre. On lui trouve quelque chose qui en vaut la peine, alors on y reste… »

C’était tout l’orgueil qui lui restait, et il n’en avait jamais démordu, il avait toujours défendu sa liberté avec la férocité d’un loup enchaîné. Il restait fermement campé sur ses positions, il croyait en Elerinna, en la noblesse de son idéal et à la possibilité de le voir se réaliser.
Cette dame aux yeux bleus comme des abysses et au visage blanc comme la lune avait toujours été sa fée. Elle enchantait le monde et lui donnait des rêves. En échange, il écoutait le son cristallin que faisaient ses larmes quand elles s’écrasaient sur le marbre immaculé de son temple. Il lui donnait plus de chances qu’une femme pouvait en espérer d’un homme, de l’espoir stupide, de l’humour affectueux et blasé, mais surtout une force, comme une plateforme où elle pouvait se hisser pour atteindre son éden et pour elle la volonté de persévérer quand il ne ressentait plus lui-même qu’un abattement sourd et profond. Il était comme un chien qui avait choisi son maître.
Il disait qu’il serait capable de briser sa chaîne dès qu’il la trouverait trop lourde et trop inutile pour la porter, il voulait s’en convaincre, mais n’avait-il pas laissé passer l’occasion depuis longtemps déjà ?
Un jour, peut-être, tout serait clair. Il se réveillerait, et il serait alors évident que tout ça n’était même plus susceptible d’éveiller ses scrupules, il serait évident qu’il n’aurait tout à coup plus rien à foutre de ce pays glacial, de ce temple plein de fiel et des larmes de détresse d’Elerinna. Il s’enfuirait, il oublierait, il apprendrait, il aimerait, il serait à nouveau riche d’un trésor qui ne s’achetait pas ; il vivrait.
Ce matin-là naîtrait comme une évidence. Il n’y avait qu’à l’attendre encore un peu et surtout, le reconnaître… s’il n’était pas passé derrière lui et n’échouait pas déjà à l’ouest, avalé par l’horizon. Ce doute-là, l’impression que l’occasion avait pu lui échapper lors d’un moment d’inattention ou d’égarement, la possibilité de réaliser à rebours qu’il était trop tard et d’avouer amèrement « c’était maintenant », poursuivait dangereusement ses espérances.

« Je suis en conflit avec moi-même, continua-il, dans un souffle rauque, en passant une main dans ses cheveux. Partir définitivement, maintenant, claquer la porte, m’enfuir loin, sans me retourner… Ca m’est impossible. Elle l’accepterait, mais elle ne le supporterait pas, et par conséquent, je ne le supporterais pas non plus, et ça, c’est encore une faiblesse de ma part, j’en ai conscience. Alors toutes ces petites escapades, qui me donnent bien sûr de la joie, j’ai du mal à les vivre autrement que comme de l’hypocrisie. C’est petit, et c’est ridicule. »

Ses traits s’étaient figés durement et faisaient à son visage un masque de sévérité. Ces derniers mots avaient été prononcés d’un ton sec et péremptoire, avec cette intonation froide de colonel qui s’accuserait de ne pas avoir su rester un bandit. Mais derrière l’intransigeance qu’il s’infligeait, Léogan se sentait maintenant à découvert et presque nu sous le regard intéressé d’Irina. Il savait ce qu’il était au fond – rien de plus que ce gamin égaré et crasseux de quinze ans qu’il était autrefois, qui courait et perdait pied dans un grand labyrinthe dont il ne trouverait jamais la sortie – mais il préférait bien sûr que les autres n’en sachent rien.
La gêne lui montait dans la gorge et il voulut dissiper ses paroles d’un geste flegmatique de la main.

« Mais ne parlons pas de ça, exigea-t-il, d’une voix plus claire et plus légère, en espérant que cela suffît cette fois-ci à le prévenir d’autres ennuis, puis il poursuivit dans une veine gouailleuse. Maugréer, c’est une chose, et maugréer bien, ça peut avoir son charme, mais pleurnicher, c’est insupportable. Vous voyez, c’est ça qui est ennuyeux avec les questions, on est toujours obligé d’en venir à pleurnicher sur son sort pour y répondre. Avouez que c’est quand même barbant. Autant ne pas en poser : avec le temps, on finit toujours par trouver des réponses sans avoir à poser de questions. Et puis, vous comprendrez tôt ou tard que je ne suis pas un homme énigmatique. Je me cache, c’est tout. Quand vous me trouverez, vous verrez que je suis le type le plus simple du monde. »

C’était un jeu qui avait l’air de la ravir, après tout. Il acheva par un sourire satisfait et conclut en la regardant avec un panache bizarre et peut-être hors de propos :

« Mettons simplement pour aujourd’hui que nous avons brisé nos chaînes et que nous sommes libres de faire ce que nous voulons. C’est du vent, mais ça ne fait de mal à personne. »

Léogan n’était pas un bon menteur, mais il avait de la ressource pour les jeux de faire-semblant. C’était un peu sa recette du bonheur. C’était faire de la vérité – cet antidote à l’innocence – une chose convenue et tacite, que personne n’ignorait, mais dont on devait réussir à se passer un moment, et cela représentait un tel effort qu’on ne savait plus qui du courage ou de la lâcheté tenait les rênes.

Léogan flaira l’air rêche du désert, parut s’en satisfaire et remonta à nouveau son bandeau de tissu sur son visage. Pendant un petit instant, il se rappela l’éclat de malice et de tendresse qui avait brillé dans l’œil vert d’Irina quand elle avait parlé de l’arracher à Elerinna pour vagabonder ensemble, et il lâcha une sorte de petit rire étouffé en s’imaginant la scène.
C’était amusant, cette façon joyeuse qu’elle avait de ramasser sur son chemin les paumés dans son genre – et quoi qu’elle pût penser sur sa valeur humaine, c’était aussi une rareté précieuse. Et puis elle aussi, parfois, elle avait cette petite douleur dans le regard qui donnait envie de l’approcher et de l’écouter, avant qu’elle ne devînt à nouveau cette femme fière et secrète et qu’elle décidât de se passer de toute présence humaine.
Elle avait peut-être compris que Léogan avait quelque chose à lui donner ; ou peut-être pas. Peut-être qu’elle était trop indépendante pour l’accepter. C’était possible, après tout. En tout cas, pour une raison qu’il ne devinait pas, elle lui avait également tendu une main secourable. Des reconnaissances réciproques, des affinités spontanées et gratuites comme celle-ci, il n’en vivait pas assez pour les rejeter soit par pudeur ou par mépris.
Léogan baissa un peu la tête et regarda la jeune femme par-dessous d’un air pensif. Puis il hocha la tête lentement, tandis que sur son visage se peignait une joie sauvage qui lui venait du fond des entrailles. Si elle le voulait, ils pourraient s’enfuir parfois, s’emmener l’un et l’autre, partir au vent, loin des gens et de leurs ambitions si grandes qui ne faisaient au fond que des rêves piètres et trop étroits.

« Vous donnez quand même l’impression d’être quelqu’un de bien, vous savez ? » souffla-t-il, doucement.

Et il sourit simplement, avec sérénité. Puis il laissa flotter un petit silence tranquille. Le poids qui pesait sur sa poitrine s’évanouissait peu à peu, et il laissait sa pensée se perdre entre les dunes sinueuses du désert.
Dans un coin de sa tête fleurissaient par hasard les notes d’une petite gigue qu’il avait jouée autrefois, dans des circonstances qui lui échappaient, et, bercé dans son souvenir atmosphérique, il en revint au sujet qu’il avait abordé un peu plus tôt.

« Pour la fête, on se joindra à eux, bien entendu ; on a pas fait tout ce chemin pour venir bêtement s’asseoir et regarder vivre d’autres que nous, n’est-ce pas ? »

Il adressa un coup d’œil complice à Irina, puis revint à sa contemplation du désert, le sang plein d’une nonchalance qu’y instillait la chaleur, en fredonnant tout bas, sans paraître réfléchir ni s’inquiéter.
Pourtant, il avait bien senti que les paroles d’Irina portaient plus de significations que ce qu’en prétendait leur ton insouciant. La jeune femme venait de laisser discrètement tomber un autre de ses voiles, et cela n’avait pas échappé à l’œil attentif de Léogan.
La mémoire d’une créature plusieurs fois centenaire comme lui était une chose imprévisible, tout en caprices et en fantaisie, et sans vraie rationalité. Il aurait été inutile et épuisant de charger son esprit comme un mulet quand il rêvait de déambuler encore mille ans sur terre. Il n’y avait que les petits voyageurs pour toujours s’obstiner à s’encombrer et pour pleurer leurs oublis qu’ils appelaient des petites morts. En vérité, il y avait même des fois où Léogan réalisait qu’il n’avait même pas emporté le nécessaire dans son paletot troué. Il était capable de se rappeler très précisément les couleurs chatoyantes de la lumière qui jouait jadis dans la petite cascade du jardin d’Elerinna, il avait encore mal de chevaucher en tenant le corps de son frère contre le sien, pour fuir les routes dangereuses de Phelgra, mais le visage de son père, par exemple, ne lui revenait que rarement, dans les aléas de ses rêves et il ne se souvenait même plus de la première fois où on avait essayé de le tuer – c’était dire l’importance qu’il y accordait. Il vivait tranquillement avec l’oubli. Cela lui jouait parfois des tours, bien entendu ; certaines choses qui paraissaient particulièrement dérisoires à sa mémoire ne l’étaient absolument pas aux yeux du monde.
Les claquedents qui dansaient dans les rues, Léogan en avait croisé une infinité rien que dans celles d’Hellas. Il ne leur était pas indifférent ; en fait leur présence avait l’art de le culpabiliser, et s’il ne marchait pas le plus souvent sans le moindre sou dans ses poches, il viderait facilement sa bourse en traversant trois quartiers, sans pourtant en ressentir de plaisir. Mais les mendiants, ce n’était encore qu’une marée humaine qui frappait sa mémoire. S’il recroisait un individu auquel il aurait donné le sou un jour, il aurait sûrement été incapable de le reconnaître, comme la plupart des gens. Toutefois, l’image de ce joueur de flûte qui s’était installé pendant plusieurs mois, à la nuit tombée, devant les colonnes blanches du temple, flottait encore comme un rêve lointain et mélancolique dans sa mémoire. Et il y avait eu aussi cette petite fille qui n’avait pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête, et qui dansait avec ses clochettes dans l’obscurité glaciale de la ville. Les bas quartiers avaient longtemps jacassé à son sujet et Léogan l’avait croisée quelques fois, d’abord accompagnée, puis seule avec ses clochettes qui tintaient sur son corps, où leurs sons clairs se brisaient comme du cristal. Ce n’était pas précisément pitoyable. La petite dégageait une atmosphère et l’octroyait aux passants, il fallait lui donner un sou en échange – ce n’était pas cher payé. On entrait timidement dans l’intimité de ses mouvements lents et mesurés et de sa grâce détachée. Elle ne voyait personne. Et personne n’osait l’appeler et l’emmener quelque part, n’importe où, juste un moment peut-être. On aurait dû oser pourtant. Les enfants auxquels on ne tend pas la main grandissent et deviennent un jour ou l’autre des hommes et des femmes en colère. Mais on avait toujours à faire ; et Léogan n’était pas différent des autres, il n’errait jamais dans les rues d’Hellas sans raison précise. Oh, il avait fait ce qu’il fallait, quelques fois, mais pas à chaque fois, et pas pour Irina.
Et s’il était évident que la jeune femme était trop fière pour lui montrer sa faiblesse, il serait peut-être permis à Léogan de se rattraper aujourd’hui, d’une façon ou d’une autre.

Mais il ne voulait pas la forcer. Il sentait bien qu’elle aurait voulu l’entendre répondre « Comment, vous dansiez ? Je ne vous en imaginais pas capable ! », mais il ne le pouvait pas – même s’il l’avait voulu, le mensonge aurait été piteux et cruel.

Il respira profondément et regarda autour de lui, comme s’il s’imaginait trouver les mots qui convenaient dans l’ombre d’un rocher ou dans les voiles minérales du vent. Il pensa à la fête et puis, il sourit vaguement, la tête un peu penchée sur le côté.

« Vous n’avez rien vu ni fait de tel, alors ? demanda-t-il, précautionneusement. Ce ne sera pas semblable à un bal de paons, ni aux danses que font les mendiants, non, ce sera… nouveau, avança-t-il, en fronçant les sourcils, car le mot avait son importance. Quelque chose comme une sarabande libre et turbulente – on ne se demande pas ce qu’elle vaut, on ne la paie pas – et même si vous n’en connaîtrez pas tous les pas, il faudra entrer dans la danse. Jamais personne ne les connaîtra tous, de toute façon. »

Il sourit un peu maladroitement à la jeune femme et ne répondit rien de plus à la question qu’elle n’avait pas posée. Si elle désirait parler, elle n'avait plus qu'à le faire ; il avait laissé assez de pistes. Il laissa simplement ses yeux traîner sur le visage pâle d’Irina et glisser sur ses mèches cuivrées qui ondoyaient autour, puis descendre sur le vêtement ample qui enveloppait mystérieusement son corps et qui avait l’air de l’embarrasser.

« Et vous en faites pas, vous êtes très bien, affirma-t-il, avec un regard et un sourire espiègles, qui chassèrent l’amertume de ses traits et lui rendirent inopinément son air de jeune capitaine cavaleur. Ce soir, vous pourrez vous trouver d’autres nippes, si vous n’êtes pas à l’aise pour danser avec celles-là. On vous en prêtera. »

Une bourrasque hurlante se jeta tout à coup à leur visage et ils durent se replier sur l’encolure de leurs chevaux, qui s’étaient arrêtés un instant pour hennir et piaffer de mécontentement. Le vent finit par retomber un peu au bout de quelques secondes. Léogan s’essuya sèchement le visage et rouvrit ses yeux, qu’il posa sur le ciel, que le soleil envahissait de plus en plus de ses rayons et qui faisait au désert comme une vaste chape de plomb. Le matin avançait, le calme de la nuit ne paraissait plus, et les coups de vent ne pardonneraient plus.

« J’apprécie que vous suiviez ma métaphore avec autant de spontanéité, Irina, dit Léogan, avec rigueur, et peut-être un soupçon de dérision, et j’apprécie de voir vos traits, mais couvrez votre visage, le vent s’est levé, et le sable avec lui ; ensemble, ils vous mettront de sacrées claques dans la figure si vous restez à découvert. »

Ses yeux noirs, durs et opaques, pareils à des gouttes de métal, balayèrent la surface vallonnée du désert, où les roches se raréfiaient, comme si le temps et les bourrasques les avaient peu à peu désagrégées et pulvérisées, jusqu’à les réduire à l’état de sable épais et cuisant. Le vent qui tourbillonnait autour d’eux commençait à inquiéter Léogan. Les sabots de leurs chevaux disparaissaient tout à fait dans une brume de sable qui fuyait entre leurs pattes et fouettait les jambes de leurs cavaliers. La lumière rutilait et ruisselait de toute part, elle naissait maintenant de tous les côtés, de la terre ocre, du ciel et du soleil. Léogan aussi avait envie de plonger ses pieds dans le sable, de courir sans voir où il allait, de sentir ses poumons se déchirer et de crever dans la férocité du désert et sa propre violence. Mais c’était impossible pour le moment. Si la tempête se levait, il crèverait pour de bon.

« Il va bientôt faire si chaud que même les lézards iront s’enterrer six pieds sous terre, annonça-t-il, pour reprendre l’expression goguenarde d’Irina. Dites-moi si vous apercevez un endroit où nous pourrions nous abriter. »

Il regarda encore Irina avec détermination. Son visage était couvert d’une fine pellicule de sable doré et ses lèvres étaient sèches ; ses yeux brillaient en rencontrant ceux de la jeune femme. Ils commencèrent à dériver dans les courants du vent sec qui les enveloppaient en tournoyant autour d’eux. Ils avançaient sur la piste, ils s’en allaient loin de la ville, comme dans un rêve, et disparaissaient.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 30 Mai - 1:04

À ses yeux, les gens n'étaient qu'un reflet imparfait et incomplet des merveilles du monde. Une pâle déclinaison de l'évolution possible en cet univers, une banale version qui telle une vermine indésirable et perverse, avait contre toute attente réussi à survivre. Non, son amour de l'humain en général ne l'étouffait pas, c'était le moins que l'on puisse dire. Ce profond mépris teinté d’inflexibilité lucide la rendait réfractaire à l'amour de ses semblables, bien qu'elle ne se mente pas pour autant. Personne ne pouvait vivre éternellement seul, ce qui hélas la rendait aussi douloureusement opportuniste que n'importe qui d'autre. C'était là tout le paradoxe : être une belle représentante de tout ce qu'elle détestait tant chez autrui.
En outre, c'était sûrement à cause de ce désamour profond que son admiration s'était naturellement tournée ailleurs... vers la féerie bucolique, la force élémentaire de la Nature qui était la seule à pouvoir allier l'intangible éphémère à l'invincibilité de l'intemporel. Le désert en était une belle illustration, dans sa cruelle beauté en constante transformation. C'était un décor sublime et impitoyable qui inspirait le respect et lui donnait une certaine adrénaline. Il représentait bien son mode de vie, car marcher ici dans ce sable; même avec la simple intention de traverser la région, revenait à danser sur la corde raide et à badiner avec les limites. Irina savait qu'à la moindre erreur, soit dès qu'elle aurait la bêtise de baisser sa garde, le désert l'engloutirait immédiatement jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Et loin de lui déplaire, l'idée la stimulait à relever le défi. Elle n'était pas assez arrogante pour croire qu'elle pourrait maîtriser quoi que ce soit bien sûr, mais elle était convaincue que se déjouer de cette menace constante était de l'ordre du possible... Et elle voulait l'expérimenter par elle-même.

De la même façon, elle voulait découvrir Léogan de ses propres yeux, scrutant subtilement entre les brèches qu'il voulait bien lui laisser à portée. Il était évident qu'elle était curieuse de savoir qui il était vraiment, et comme elle ne faisait confiance à personne pour se faire une idée sur lui, elle n'avait d'autre choix que de s'en charger. Une délicieuse corvée. Irina sourit sous cape, amusée de cette situation. En fait cet échange était plutôt amusant tant qu'il n'était pas question d'Elerinna, une manifeste pomme de discorde qu'elle tenait à éviter. C'est vrai que la prêtresse ne tenait pas à en apprendre plus sur la sindarine, car tout cela était loin de l'intéresser pour l'instant. Se préoccuper d'un sujet et d'une femme aussi frivoles pendant un voyage qui se voulait enrichissant, à l'autre bout du monde, ça revenait à salir un joyau brut avec du fumier. Non, hors de question de commettre une telle erreur.
Irina préférait encore s'en tenir à une discussion plus basique, à une tentative sincèrement innocente d'en savoir plus. Avoir mentionné le sentiment d'appartenance à une terre était simplement une tentative maladroite de le connaître au delà de son uniforme. Par ailleurs, si elle bousculait son interlocuteur ce n'était pas par pure agressivité, par impatience ou par caprice ; c'était seulement là sa manifeste curiosité presque naïve. Il n'y avait pas d'étincelle prédatrice dans son regard de jade, ni un plaisir malsain de presser les sujets qui fâchent. Peut-être était-ce là de l'indélicatesse de sa part, une rudesse muette qu'elle ne pouvait contrôler. Cependant à sa décharge on pouvait dire que discuter avec Léogan sans le brusquer revenait à avancer aveuglément dans un champ de mines... On finissait forcément par heurter un obstacle imprévu, même en voulant bien faire. Face à son hésitation, Irina soupira avec une teinte de regret. Sa franchise brutale avait le don de mettre les gens mal à l'aise, de les confronter à l'abime de réalité qu'ils essayaient souvent de fuir. Et c'était sans doute pour ça qu'il paraissait si intérieurement indigné, sûrement à raison. Et voilà, en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, elle avait encore mis les pieds dans le plat. Lui offrant donc une porte de sortie, elle haussa les épaules et ne le pressa pas. Tôt ou tard il parlerait, s'il en avait vraiment envie.

Sa réponse finit par venir, faible et vaincue. Néanmoins Irina acquiesça simplement sans exprimer la moindre moquerie. C'était sans doute le retour le plus sincère qu'elle puisse espérer, et le plus lucide aussi. Il ne lui viendrait donc pas à l'esprit de mépriser ce qu'elle voyait comme un pas en avant. C'était un peu déroutant de le voir aussi confus, car il donnait l'impression d'un blessé à qui l'ont vient de rouvrir les plaies. Ce n'était pas son but... mais d'un autre côté peut-être que cela pouvait lui être bénéfique au final. Crever l'abcès était parfois nécessaire à aller de l'avant, et si elle n'avait pas la prétention de détenir toutes les solutions, tout du moins pouvait-elle espérer ne pas lui nuire. Par pudeur ou par compassion Irina ne le regardait plus, afin de ne pas envahir ce qu'il restait de son espace vital. Ce n'était sans doute qu'une illusion vu qu'ils n'avaient que la compagnie l'un de l'autre, mais avec un peu de chance cela l'apaiserait un peu.
Irina baissa les yeux sur ses mains, les contemplant méthodiquement comme s'il s'agissait d'un corps étranger. Son expression était pensive et calme, son visage ne pouvant retranscrire la volubilité de son esprit agile. Irina se voulait tolérante envers les silences de Léo ainsi que sa timide réserve envers la promiscuité, même si elle l'observait pour tenter de le comprendre. Enfin, pouvait-on vraiment la blâmer pour autant ? Son compagnon de voyage n'en faisait-il pas autant d'une façon ou d'une autre ? C'était se leurrer de croire qu'ils n'avaient pas au moins cela en commun. Qu'importe, de toute façon elle ne comptait pas l'abasourdir de reproches ou de fausses remontrances uniquement destinées à le sortir de ses gonds. L'écoutant prononcer des justifications qui lui donnaient l'impression qu'il essayait tant bien que mal de se convaincre, Irina arqua un sourcil mais ne l'interrompit pas. C'était encore difficile de mesurer jusqu'à quel point il disait vrai, jusqu'à quel point leurs 'prisons' pouvaient être comparables.

Au fond de son ventre le même sentiment aigre et coupant s'éveilla à nouveau. Il était persistant et même obstiné. Il ne démordait pas des choix qu'il avait faits même s'ils le rendaient malheureux et c'était triste, au fond. C'était une force et une faiblesse, une abnégation qu'elle ne pouvait totalement comprendre. Se sacrifier pour une cause c'était une chose, mais se laisser molester pour une seule personne, ce n'était pas la même paire de manches. Cet homme était bel et bien différent, son instinct ne l'avait pas trompée. Il n'était pas comme les soupirants avides et baveux qui gravitaient autour d'Elerinna. Il dégageait quelque chose de plus profond et plus mystérieux également. Il ne semblait pas aveuglé par ses manigances, ou tout du moins pas au même degré. Il avait traversé les années et faisait encore partie de ses proches, ce qui en disait long sur sa capacité à vivre et supporter cette femme avec ses bons et ses mauvais côtés. Irina rabattit le tissu qui entourait sa tête pour protéger ses yeux du soleil.

« Je ne pense pas que servir par obligation et non par envie soit plus supportable, mais ce n'est là que mon avis après tout. Rester aux côtés de quelqu'un de qui nous sommes mentalement et sentimentalement prisonniers, maintenus éternellement si malheureux, n'est-ce pas aussi une forme d'hypocrisie ? Ceci dit, je comprends parfaitement qu'elle veuille égoïstement vous garder dans son entourage à tout prix. Je suppose que n'importe quelle femme serait tentée de faire la même chose. Combien sont dans le cas inverse, suivant docilement des hommes qui ne leur accordent pas un seul regard, qui mènent leur vie dans la plus grande indifférence ? »

Sa voix était posée mais basse, comme si elle réfléchissait à voix haute. Pour une fois ce murmure ne brisait pas le silence du désert, il y glissait doucement comme pour ne faire qu'un avec lui avant de s'éteindre. Cette douce caresse sonore disparut finalement, dans un tranchant contraste avec le combat mené par son corps qui luttait contre la chaleur de plus en plus pesante. De la sueur tombait à grosses gouttes sur son front, imbibant le tissu clair qui reflétait pourtant une grosse partie des rayons. Il était clair que la religieuse souffrait de ces températures extrêmes, même si pas une seule plainte ne franchissait ses lèvres pleines. Sa respiration se faisait plus lourde même si sa maigreur lui donnait toujours cet air léger si trompeur. Ses membres semblaient peser trois tonnes chacun, ce qui la rendait faible et un peu somnolente. Chassant donc le poids sur ses paupières en agitant la tête, Irina se concentra sur la voix de Léogan. Le changement de sujet ne la surprit pas outre mesure, et lui arracha même un léger sourire. C'était prévisible.

« Je ne vois pas ça comme des pleurnicheries, mais je vois ce que vous voulez dire. Hmm, alors ce que vous voulez implicitement me faire comprendre, c'est qu'il faut que je vous laisse tranquille sans poser la moindre question et attendre que vous sortiez de votre cachette pour me faire coucou ? Une drôle d'idée je dois dire. Oui, j'ai bien compris que vous avez horreur d'être interrogé, vous l'avez déjà dit. D'un autre côté vous êtes de ces grands hommes un peu empotés qui ont peur de se révéler. Dois-je en déduire que vous n'avez pas non plus la moindre curiosité à mon égard ? »

Irina était beaucoup de choses, mais elle n'était pas vaniteuse. S'il lui répondait par la négative elle ne s'en offusquerait pas, et il était même probable qu'elle le laisse tranquille pour de bon. Il s'agissait après tout d'en apprendre plus de part et d'autre afin de se découvrir petit à petit. Toutefois s'il n'en manifestait pas l'envie elle ne s'imposerait pas. Justement elle n'était pas de ces gens qui se confient sans raison juste parce que les circonstances s'y prêtent, elle n'assommait pas les gens -et encore moins un quasi inconnu- de ses histoires juste pour le plaisir de voir sa réaction.
En plus du reste il avait proposé qu'ils agissent comme étant libres de leurs chaînes, au moins le temps du voyage. Irina rit tout bas. Cela sonnait comme une sorte de jeu d'enfants, qui le temps de leur récréation devenaient quelqu'un d'autre. Ils arrivaient à briser toutes les barrières réelles ou fictives qui s'interposaient entre eux et leur monde imaginaire, se berçant d'une puissance grisante qu'un adulte ne pourrait jamais conquérir. C'était tentant de se laisser transporter par cette facilité, même si elle était éphémère. Il lui dit ensuite qu'elle était quelqu'un de bien, ce qui la surprit. Elle partit d'un rire aussi bref que sincère. C'était étrange qu'il s'exclame cela comme ça, tout d'un coup. L'espace d'un instant, la rouquine se demanda si cela faisait partie de son jeu... Mais son sérieux laissait présager le contraire.

« Vous n'avez pas l'air d'un mauvais bougre vous non plus. J'en regretterais presque de ne pas vous avoir enlevé plus tôt. Enfin m'est avis que si tout se passe bien je risque fort de récidiver. » Son ton n'était pas sérieux, bien qu'il y ait un certain fond de vérité tout de même. « Oui, vous avez raison. Quitte à être là autant profiter à fond de l'expérience. Pour l'instant je rêve juste d'une douche froide et d'une paillasse à l'ombre, mais une fois le soleil couché je reprendrai sûrement quelques forces. Vous m'apprendrez quelques bribes de ce que vous savez sur ces lieux et ces gens ? »

La prêtresse avait parlé avec franchise mais avec une humilité qu'on lui connaissait peu. Il fallait dire que les sujets où elle était aussi peu renseignée n'étaient pas légion. Ceci dit elle était aussi friande d'apprendre qu'elle pouvait être un bon professeur. Et puis il lui paraissait normal de vouloir tirer le plus grand parti de cette découverte, car elle ne risquait pas d'avoir la même occasion tous les jours. Par conséquent pourquoi ne pas profiter des connaissances éventuelles de quelqu'un qui était si familier de cet univers étranger ? Oui c'était un comportement étrange chez quelqu'un qui comme elle, abhorrait les relations humaines en général. Alors comment expliquer que rencontrer de parfaits inconnus au milieu de nulle part ne lui paraisse pas absurde ? Comment expliquer pourquoi cela ne lui paraissait même pas désagréable ? Cet homme avait peut-être un effet bizarre sur elle.
Irina renoua le voile qui couvrait son nez et sa bouche afin de se protéger du vent qui menaçait de se lever. En simultané elle écoutait les observations et interrogations du soldat avec quelques réticences. Il choisissait ses mots elle le sentait. Il lui faisait passer un message aussi subtile qu'il était clair. D'une manière ou d'une autre, il savait d'où elle venait ; et sans doute plus que ce qu'elle n'aurait voulu. Ses lèvres se pincèrent tandis que ses doigts se crispèrent autour des rênes de Hazard. Ce n'était pas qu'elle en ait honte après tout elle n'avait jamais fait secret autour de sa nature de roturière. En réalité à ses yeux c'était une fierté d'avoir été et d'être encore une femme du peuple. Se sentant nue à son tour, Irina ne put s'empêcher de se demander ce qu'il pouvait savoir au juste... Mais préféra ne pas demander. Ils s'étaient déjà compris, donc il était inutile de vocaliser davantage.

« Les danses les plus belles sont celles qui sont ressenties plutôt que maîtrisées, celles qui sont le vecteur entre le corps et l'âme. Chercher à contrôler ses membres c'est une erreur, c'est ce qui fait la différence entre un homme qui virevolte bêtement et un véritable artiste. »

On peut dire qu'elle avait parlé... à sa façon. On dirait bien qu'une sorte de conversation implicite s'était engagée, ce qui l'avait amenée à confirmer sans pour autant rentrer dans les détails. De toute façon s'il ne posait pas de questions, c'était simplement qu'il ne tenait pas à savoir, ce qui en soi n'était pas un mal. Sage décision. Par ailleurs le commentaire de Léogan sur sa tenue la fit légèrement rougir. Ce n'était pas tant que ces vêtements ne soient pas confortables, c'est plutôt que ce n'était pas très pratique pour l'équitation, et qu'elle avait du mal à comprendre comment autant de couches étaient censées la garder au frais. Car certes oui il fallait bien qu'elle couvre sa peau à la blancheur diaphane pour éviter les coups de soleil, mais en attendant elle suait sang et eau juste en restant là, assise à ne rien faire. Elle était en train de fondre comme une bougie qui a brûlé trop longtemps, voilà tout. Cherchant à cacher sa timidité d'adolescente, Irina changea de sujet.

« J'ai entendu dire que le peuple du désert vit en communauté plus que n'importe quel autre. Que tous ses membres mangent ensemble et ont développé un esprit commun, un sens de la meute et de la famille comme nous en sommes incapables. Enfin nous... je devrais dire moi. »

Léogan avait vécu parmi eux et visiblement il s'y était plu, cela signifiait donc qu'il avait réussi à s'intégrer, d'une façon ou d'une autre. Il y avait donc fort à parier que si quelqu'un pouvait avoir du mal à s'adapter, ce ne serait pas lui. Irina était en train de réfléchir aux implications que cela soulevait lorsqu'une bourrasque plus forte que tout ce qu'elle avait déjà senti depuis leur départ fouetta son visage avec force. Du sable lui entra dans les yeux, ce qui la força à les frotter pour tenter de s'en défaire. Son voile fut en partie arraché, ce qui d'ailleurs lui valut un commentaire de la part de son interlocuteur. Sarcastique, la rouquine sourit.

« Disons que je vous épargne la vue de mon minois ensorceleur... pour le moment. Tout trésor mérite mesure, comme on dit. »

Elle ne se prenait pas du tout au sérieux et son ton le laissait bien clair. C'était en toute auto-dérision qu'elle se laissait aller à une tentative d'humour. Enfin c'était soit ça soit le taquiner sur ses penchants attentionnés et presque paternalistes ; le tout sur un fond de sable qu'on inspire chaque fois qu'on ouvre la bouche. Le vent de plus en plus violent ne lui disait rien qui vaille, et d'après son instinct de néophyte des terres arides, ça ne pouvait être que le présage d'une tempête à venir. À moins évidemment que ce soit un des fameux caprices imprévisibles du désert... Ouvrant à nouveau sa gourde pour s'humidifier les lèvres, Irina but à petite goulées. Boire devenait comme une drogue. Plus l'eau lui soulageait le gosier, plus elle avait soif. La sensation de fraîcheur était délectable mais tellement courte que s'en était frustrant.
La gourde rangée à sa place, la nordique reporta son regard sur la ligne d'horizon. Le décor était bien plus monotone désormais, car les amas rocheux étaient bien plus rares, voir inexistants. Le silence était d'ailleurs si pesant qu'elle se demandait s'il y avait bel et bien des animaux qui arrivaient à survivre dans ces conditions. Néanmoins en mettant la main en visière elle essayait de trouver l'abri dont ils avaient tous besoin, bipèdes comme montures. Il lui sembla distinguer alors les contours de grandes colonnes de pierre, l'une ayant basculé sur l'autre. Cela ressemblait assez aux traces que l'on trouvait à Ebreus, en fait. Lui indiquant l'endroit du doigt, elle ne voyait pas trop quoi lui proposer d'autre. Le tout n'était pas vraiment un abri mais au moins il y avait un semblant d'ombre et la construction était tellement large qu'en se serrant un peu ils devraient pouvoir se mettre à l'abri du vent ; à supposer que la tempête ne dure pas trop longtemps... Car autrement, ils seraient très vite pris dans l’œil du cyclone.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMar 3 Juin - 23:24

Les chevaux avançaient d’un pas lent vers les colonnes de pierres effondrées qu’avait indiquées la prêtresse, leurs têtes penchées et ombragées par leur longue crinière éparse et leur poil luisant et fumant sous les rayons du soleil. Ce que Léogan n’avait pas dit à Irina, c’était que les tempêtes de sable pouvaient durer une heure, comme trois jours, ou même une semaine. Personne n’en savait rien. Mais ils ne s’étaient pas encore enfoncés trop profondément dans le désert, et ils pouvaient encore espérer que les rafales ne seraient pas excessivement violentes – c’était encore envisageable.
Tout en progressant dans des volutes de sable qui tourbillonnaient dans les jambes de leurs montures, Léogan plissait des yeux et semblait se concentrer sur la structure de leur futur abri, sur le sens du vent et sur d’autres détails logistiques, mais il songeait surtout aux paroles évasives de la jeune femme qui dans son esprit esquissaient vaporeusement les silhouettes des possibles. Il prit un plaisir malicieux à deviner ce qui se cachait dans l’ombre de ses mots, tout en souriant vaguement sous son châle, et ce qu’il comprenait – avec une acuité de plus en plus aigue – teintait sa langueur chaude de fauve assoupi d’une consternation bizarre, un sentiment qu’il n’aurait jamais imaginé éprouver pour cette femme fière et sans peur. Oh bien sûr, il n’avait pas cru qu’elle ne souffrait d’aucune faiblesse – la bonne blague – mais il n’avait pas pensé non plus qu’il lui aurait été donné de les voir un jour, à lui. Après tout, n’était-il pas la main d’Elerinna, son loup ou son chien, son émissaire sombre, dont on ne connaissait rien ?
En réalité, son changement de tactique avait été plus fructueux encore qu’il ne l’aurait espéré. C’était étonnant, étonnant mais gratifiant, et plus encore, c’était intéressant. Elle n’y avait peut-être pas fait attention. Tous ces indices lui avaient peut-être échappé naturellement, sans qu’elle ne l’eût vraiment voulu, ou peut-être qu’elle avait réellement commencé à abattre ses barrières, à laisser aller la vérité, à être elle-même sous le soleil perçant du désert – l’un dans l’autre, c’était bien ! Oh oui, c’était bien. Il fallait passer par là. Mais ce n’était pas encore assez.
Evidemment, cela pouvait encore attendre. Mais quelle triste idée. Le temps passait, lui n’attendait pas, il n’attendait pour personne et encore moins pour eux, qui passaient aussi, si vite dans ce désert, et disparaissaient. Cela pouvait-il vraiment attendre ?
A nouveau, le sentiment d’urgence assaillit Léogan. Ses yeux étincelèrent comme de l’or noir et il regarda furtivement Irina.
Pour connaître, il fallait s’armer de patience, et tout particulièrement avec elle, sans doute. Elle était secrète et blessée, chacun de ses mots était lourd de mépris pour elle d’abord, et puis pour les autres. Elle n’allait jamais jusqu’au bout de sa pensée, s’arrêtait sur une pointe de tristesse, se ravisait amèrement et se repliait sur elle-même, par fierté, souffrance ou par crainte de trop en montrer. Léogan était un chercheur patient. Il n’en demandait pas trop. Il se satisfaisait de ce qu’on lui donnait. Irina lui avait offert des silences, des sarcasmes et de l’humilité, elle avait osé parfois dire « moi », un mot qui éteignait subitement sa voix, ou qu’elle cachait dans des généralités et des métaphores subtiles. Et c’était plus que suffisant pour faire sur elle toute la lumière qu’il estimait nécessaire.
Il n’y avait pas tant d’urgence à former des connaissances sur Irina ; mais pour vivre, se donner entièrement et se lier, ils ne devaient pas attendre, peu importaient leurs lacunes. Les hommes, pour la plupart, étaient inconstants et ne se connaissaient pas eux-mêmes, alors n’était-ce pas une ineptie que de vouloir avaler toujours plus de savoir sur autrui, quand ce savoir était éphémère ? Connaître, ce n’était pas aimer. Il s’agissait seulement de comprendre et d’agir.

Léogan ne se sentait plus aussi gauche que tout à l’heure, face à l’intelligence et au discours alerte et ambigu de sa compagne. Il avait trouvé sa piste dans une immensité sans horizon, il n’y avait plus qu’à la suivre. Cette perspective l’enthousiasmait, comme un chercheur de trésor près du but, et lui donnait en même temps une inclination vive et pénible pour cette femme aux cheveux de flammes. Cachée dans l’enveloppe blanche de son vêtement, Irina ployait sous la chaleur sans un gémissement. Léogan esquissa un sourire moite. Il entendait son souffle oppressé se tirer douloureusement de sa poitrine. L’observant d’un regard en coin, pour la première fois, derrière sa carapace de sarcasmes acides et de perspicacité, il la trouva vraiment frêle sur son cheval et il sentit dans ce spectacle une fragilité dérangeante, il vit dans son cœur le feu qui brûlait, la rage de vivre qui se débattait, et qui ne parvenaient pas à sortir des barreaux de sa cage thoracique. Il apercevait parfois un endroit palpitant de sa peau diaphane, où roulait des perles de sueur, et la voyait boire sans cesse à sa gourde, toujours plus d’eau, toujours plus, de l’eau qui ne l’abreuvait jamais. Il la voyait se démener pour vivre, dans tous les sens, avec un désespoir qui lui rappela le sien, il la voyait s’agiter sans comprendre qu’elle réprimait son feu, ou qu’elle ne savait pas comment le faire grandir.
Il réfléchissait dans un calme qui ne lui était pas coutumier. Il ne souriait plus. Quelque part, au fond de son ventre, planait un désir impitoyable qui nouait insidieusement ses entrailles, et contre lequel il ne pouvait rien. Il pensa un instant – un très court instant – à Elerinna et mesura combien elle s’inquiéterait de le voir frémir tout à coup, il sentit son regard astral se poser sur lui, le percer à jour jusqu’au plus loin de ses projets, et en ressortir avec alarme. Mais ce ne fut qu’un malaise fugace. Elle était au courant qu’il était dangereux pour elle, qu’il était trop imprévisible pour faire un parfait chevalier servant, et elle l’avait accepté. Il était libre de faire ce qu’il voulait.

Le temps passait et il ne disait rien. Le sable qui venait lui fouetter le visage était un assez bon prétexte pour se reclure dans le mutisme et la réflexion. C’était plus fort que lui, il fallait qu’il fît quelque chose, même si c’était hasardeux, violent ou stupide – voire les trois à la fois – en fait, dit comme ça, c’était encore plus emballant. Il n’avait pas besoin de raison ; qui s’embarrassait de raisons, dans ces affaires-là ?

Une vingtaine de minutes plus tard, les deux cavaliers arrivèrent aux colonnes effondrées. Léogan mit pied à terre avec une certaine satisfaction, s’étira souplement, comme un chat paresseux au réveil, et planta ensuite ses deux mains sur ses hanches, le nez en l’air pour évaluer le sens du vent et sa force. Il en parut satisfait et se tourna vers cette étrange édification naturelle, qui les prémunirait assez de la tempête, vraisemblablement, si elle n’atteignait pas d’intensité vertigineuse.

« Hmm… marmonna Léogan, en plissant les yeux avec un faux air de souci. Attendez deux minutes, j’vais jeter un œil là-dedans. »

Il abandonna les brides d’Ode qui piaffa de contentement et sortit une petite dague de sa ceinture de tissu avec nonchalance. Il se dirigea d’un pas vif vers les colonnes et, n’entendant rien qui lui parût particulièrement suspect, il entra dans leur refuge de fortune par un large trou. Ses bottes se posèrent sur le sable froid et jonché de pierres de l’endroit, qu’il balaya d’un regard méfiant. Il repéra une ou deux traces douteuses, ses lèvres se pincèrent et il flanqua un brusque coup de pied dans le sable qui ébranla un peu le sol meuble. Une série de sifflements courroucés y répondit et Léogan grommela pour lui-même quelques phrases sans suite, en repérant un Nahagyl qui mouvait rapidement leurs anneaux pour le fuir. L’espace était réduit, il avait peu de chances de s’en sortir. D’un geste vif, Léo lança sa dague vers lui et la lame lui trancha nettement la tête. Il inspecta rapidement le reste de l’édification, heureusement assez large pour s’y abriter avec les chevaux, et n’y repéra pas d’autres menaces. Il nettoya sereinement sa lame, qu’il rangea, et porta le cadavre du serpent à l’extérieur, en faisant signe à Irina de le rejoindre.

« Paraît que son venin peut être utile aux médecins, si ça vous intéresse… lui dit-il en lui désignant le Nahagyl du pied avec une grimace peu inspirée, une fois qu’elle fut à ses côtés. Ca profite toujours de l’ombrage, ces machins-là, et y’en a partout. En tout cas, si Madame veut bien se donner la peine… » conclut-il, en lui indiquant l’entrée avec un sourire malicieux.

Il la suivit de près en faisant avancer les chevaux, qu’il fallut laisser à l’entrée de leur refuge improvisé, plus spacieux que le fond, où on pouvait se tenir assis, et auquel on accédait en enjambant un morceau de colonne brisé. Il donna les rênes des deux animaux à Irina, en lui souriant toujours, et alla débarrasser Ode des longues pièces de tissu noir qu’il avait achetées à Amaryl afin d’en faire une tente.

« Vous voulez bien vous en occuper ? demanda-t-il, à propos des chevaux, tout en déroulant une des toiles, qui laissa échapper de la corde et des piquets sur le sol. J’aimerais protéger un peu les entrées. »

Il se mit bientôt à l’ouvrage et tenta, en pestant contre le vent et le sable, de fixer ça et là les tentures au plus proche de la pierre, à l’aide de son matériel de fortune. Quand il fut à peu près satisfait de son œuvre, qui leur faisait un abri clos, quoi qu’étrange, arrêtait les rayons du soleil et tamisait mollement la lumière, il poussa un soupir soulagé et frotta ses mains couvertes de sable contre son habit, avant de se tourner vers Irina d’un air amusé et un peu fatigué :

« Pour la douche froide, ce sera sûrement pour ce soir, désolé, ma belle. Pour la paillasse à l’ombre, c’est pas l’grand luxe, mais je pense que vous pourrez vous arranger un coin pour vous reposer, ici. »

Il flatta doucement le museau d’Ode, qui rechercha la main de son maître avec affection, il fouilla dans son havresac et lui donna une pomme qu’elle flaira avec contentement avant de la happer et de la mâcher d’une mine impériale. Puis il se débarrassa lentement du châle qu’il avait ceint autour de sa tête et ses cheveux noirs s’écoulèrent en bataille dans son cou. Il laissa échapper un soupir soulagé et frotta son visage dans le tissu humide de sa propre transpiration. La lumière noire et chaude qui baignait l’endroit l’apaisa un peu. Il respira profondément et se laissa enfin tomber dans le sable, comme un gosse exténué, pour s’adosser à la pierre froide, les yeux fermés. Il avait dans la bouche un goût métallique. Son corps se relâchait doucement dans la chaleur ambiante, qui ralentissait sa respiration et pesait sur ses poumons. Ses épaules se soulevaient alors qu’il inspirait à longs traits de l’oxygène qui lui semblait s’être faite étonnamment rare. Son visage, renversé en arrière, était luisant, et son front, singulièrement lisse, semblait n’avoir jamais couvert de souci. Il écouta longuement son sang rosser ses veines et ses muscles frémir de soulagement. La torpeur l’engourdissait. Son cerveau fourmillait d’images convulsives, de taches de couleur aveuglantes, apparitions sporadiques, et un bruit de percussion incessant, des battements tout-puissants résonnaient à l’intérieur de son crâne, si fort qu’il aurait juré qu’Irina aurait pu les entendre. Il ouvrit les yeux pour échapper aux échos étranges de son corps et son regard rencontra la silhouette menue de la prêtresse, mais il ne parvint pas à noyer le vacarme dans l’ombre chaude de l’abri. Le bourdonnement sembla même s’accentuer quand il croisa le regard vert d’Irina, des yeux de chat qui brillaient mystérieusement dans le clair-obscur.
Il n’avait répondu à aucune de ses paroles jusque là. Elle s’était peut-être résignée. Elle s’était peut-être dit qu’en définitive, il n’avait formé aucune curiosité à son égard, et qu’il fallait en rester là. Il faisait comme si de rien n’était. Il ne disait rien, et c’était comme s’il ne voulait rien.

Finalement, il se redressa avec vivacité et dans une sorte de gaieté innocente, il tenta laborieusement d’ôter sa longue tunique indigo. Il se débattit quelques instants contre ses propres vêtements et parvint à se dégager complètement de l’habit, qu’il plia rapidement en quatre et jeta sur son havresac. Il reposa sa tête contre la pierre froide, le regard errant entre les plis foncés de la tunique qu’il venait d’abandonner avec soulagement. Ses vêtements de lin blanc, imprégnés de sable et traversés d’électricité, comme souvent, ondoyaient étrangement sur lui. Il ne s’en soucia pas et fit tranquillement remarquer à Irina, en indiquant la tunique d’un geste vague :

« C’est de la bonne transpiration. En s’évaporant, elle permet de refroidir le corps, il garde une température interne correcte, quoi. J’vous apprends rien, vous êtes médecin. Avec les vêtements amples, la chaleur s’évacue plus facilement, simplement. Il faut s’y faire. D’ailleurs, ralentissez un peu sur l’eau fraîche, je vais faire du thé. »

Ce réflexe pouvait sembler bizarre et inapproprié ; la situation était loin de l’exiger, mais Léo obéissait la plupart du temps à ses fantaisies inattendues, sans besoin d’y réfléchir, et surtout, il n’y avait rien de tel pour se rafraîchir que du thé brûlant, aussi paradoxal que cela pouvait paraître.
Il se releva tout à coup avec entrain, dénicha rapidement dans son sac de l’amadou, un morceau de fer, une pierre à feu, deux récipients de pacotille qui serviraient de tasses et une petite théière en fer – des instruments sans lesquels il ne voyageait pas – et se saisit d’une de ses outres à thé. Il se dirigea vers le fond du refuge, enjamba les bris de colonnes et s’assit près d’un renfoncement de pierres, qu’il n’avait pas protégé des rafales pour le moment. Il fit rapidement un petit feu, dont la fumée s’échappait par la brèche, versa du thé dans la théière et la posa sur les braises d’amadou et de brindilles qu’il avait arrachées rapidement ça et là.
Bientôt, l’odeur sucrée et entêtante du thé vert et de la menthe flotta dans leur esquif de chaleur noire, malmené par les vents sur un océan de sable.
Léogan ôta rapidement la théière du feu, qu’il piétina à la hâte, afin de refermer au plus vite la brèche, qu’il avait certes laissée ouverte dans le sens du vent, mais qui leur aurait rapidement porté préjudice.
Une fois le thé servi, il s’assit sur la toile de lin rayée de rouge et de beige qu’il avait disposée sur le sable. Il tendit une de ses tasses de fortune à Irina pour l’inviter à s’asseoir également. Affalé sur les rocs inconfortables avec une désinvolture nonchalante, digne d’un pacha dans des soieries, il faisait tournoyer le thé dans son récipient en ferraille et avec l’intérêt d’un enfant pensif, il en observait les couleurs chatoyantes, qui scintillaient comme de l’ambre sous la mousse du sirop. Il finit par boire une gorgée brûlante, qui coula dans sa gorge, se déversa dans sa poitrine et noya ses entrailles, avec un effet rafraîchissant très inattendu, qui l’éveilla subtilement dans les vapeurs chaudes de leur tente.

« Qu’est-ce que je pourrais vous apprendre… murmura-t-il, d’une voix capricieuse, en faisant à nouveau tourner le thé dans sa tasse, les yeux brillants. En fait, commença-t-il, en rebondissant enfin sur ce qu’Irina lui avait demandé, ce serait mentir que de vous dresser un portrait idyllique du coin. Je veux dire, bon, cet « esprit commun », ou ce « sens de la meute et de la famille », on peut voir ça comme ça, bien sûr, mais… Le désert a une vraie influence sur les gens, dit-il, d’un ton grave, le visage baissé dans la lumière dorée et ses yeux noirs fixés sur la jeune femme. La violence du sirocco, celle des nuits glaciales qui succèdent aux jours torrides, celle des sols caillouteux qui ensanglantent les pieds des marcheurs, ça déteint sur eux. La souffrance et la mort, c’est leur quotidien. »

Leur esquif tremblait dans la tempête naissante. Léogan restait tranquille et réfléchissait. Ses doigts dessinaient machinalement des arabesques sur sa tasse de fer. Des visages émergeaient paresseusement de sa mémoire, quelques souvenirs tournoyaient sous son front dans une ronde indolente. Il reprit, d’une voix sourde et grave, qui, dans ses plus basses fréquences, vibrait comme un oud dans les souffles profonds du vent.

« Ce que vous appelez leur famille n’est jamais la même quand vous les quittez pour quelques mois ou quelques années et que vous revenez vers eux, et c’est encore plus évident pour les espèces qui survivent longtemps aux autres. Ils vont et viennent à la même table, ceux qui partent sont remplacés par ceux qui arrivent. Ce sont des hommes dangereux, pétris dans la brutalité, ils sont armés, et ils font usage de leurs armes. Chacun survit dans l’isolement, loin de tout et de tous. Ils sont nés du désert et aucun autre chemin ne peut les conduire, dit-il, très lentement, avec une résolution impitoyable. Ils ne disent rien. Ils ne veulent rien. Le vent passe sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils ont le regard vide, et en même temps plein de fièvre et de folie.
Tout est fugace, violent et changeant dans le désert. Le jour, on lui fait face silencieusement, on le combat, puis la nuit, c’est la fête, et la joie des hommes n’est pas moins violente. »


Il se tut quelques instants pour respirer l’air lourd et moite de la tente et boire une nouvelle gorgée de thé. Ses yeux luisants s’emmêlèrent dans la chevelure ondoyante d’Irina, assise non loin de lui, si rouge et si cuivrée qu’il s’imagina un moment se brûler les doigts en les plongeant dans cette fournaise et perdre la main en jouant avec la danse de ses flammes.
Il sourit.

« C’est que, grands dieux, la nature qui vous frappe et vous brutalise vous allume un tel feu dans le ventre ! murmura-t-il, avec exaltation. Je crois que c’est dans la peur et le péril de mourir qu’on se sent vivre vraiment. La faim, la soif, la fatigue, elles vous rossent tout le corps, elles n’abandonnent pas votre esprit, et c’est là que vous sentez enfin qu’ils existent dans l’infini de l’univers. Ici, on apprend qu’on est fait de sang et de sable. De dérision et de violence. »

Il acheva ces paroles avec un sourire carnassier et finit par rire lui-même franchement de ce qu’il avait dit. Il soupira avec aise, comme si le conte était fini, et vida sa tasse en fer du liquide ambré et entêtant qui obsédait son palais et son odorat. Il la déposa près de la théière et se releva vivement, sans raison particulière. Il passa une main moite sur son visage doré et respira profondément, avant de poursuivre, d’un ton plus léger, plus clair, et dans un débit rapide :

« Les gens, quand ils parlent, parlent un peu fort. Ils rient beaucoup ! Ils vendent n’importe quoi aux étrangers. Ils prient. Ils disent que des génies malfaisants roulent avec le sable sur les dunes. Ils sentent l’ambre et le jasmin, ils ont la peau dorée. Ils dansent sans cesse. Et ils font de telles choses avec leurs mains et leurs pieds ! »

Ceci dit, Léogan bondit lestement sur le bris de colonne qui jonchait le sable et, sans prévenir, il posa ses mains près de son corps, tournoya lestement en faisant claquer ses bottes contre la pierre, avec une précision insoupçonnée, et le rythme de ses pas devint bientôt mélodique, de plus en plus rapide, toujours diaboliquement précis, son cœur s’accélérait aussi, et il en vint rapidement à complexifier le rythme par la sonorité de ses doigts qu’il fouettait sèchement contre sa paume. Il s’interrompit brutalement, plus moite encore que tout à l’heure, et rit à nouveau, de bon cœur, presque pour de rien. Ode le regardait avec un étonnement suprême, en battant ses grands cils, comme de mépris, et piaffa en frappant d’un coup de sabot contre le sol, pour mettre fin à cette piètre comédie. Léogan rejoignit Irina d’un autre bond, et se rassit en soupirant.

« Je ne suis pas très bon – pas assez précis encore, et la passion sans la précision, c’est le chaos, dit-il, avec amusement, à moitié pour répondre aux réflexions d’Irina sur les danses, puis il poursuivit comme si de rien n’était. Quand ils n’en peuvent plus, ils dorment – l’après midi, surtout, quand le soleil devient vraiment oppressant. Ils ont du thé à la menthe… Qui vaut mille fois celui-là. Ha, celui-là, il est lamentable, c’est une honte, vraiment… ! Leur musique est ensorcelante, et… Leurs femmes aussi. »

Il décocha à la prêtresse un sourire enjoué et s’avachit à sa place, les mains derrière la tête, presque prêt à s’assoupir.

« Vous verrez tout ça ce soir, marmonna-t-il, paisiblement. Enfin, vous serez peut-être plus attentive aux hommes, de votre côté. » ajouta-t-il, avec un plaisir un peu mesquin.

Il se tut alors, pour écouter ce qu’elle avait à dire, et pour rêvasser un peu. De temps à autre, il buvait une gorgée de thé à la menthe et sentait tout son corps frémir de satisfaction. Mais surtout, il écoutait le vent qui s’abattait en tempête sur leur fragile abri, conscient que ce qu’il avait confectionné pourrait se déchirer et être emporté par la tourmente, qu’ils seraient alors perdus corps et âme dans le désert, conscient de tout cela, et pourtant étrangement satisfait de son sort.
Il regardait Irina d’un air absorbé, et réfléchissait.

Il avait déjà fait beaucoup. Il avait dit beaucoup de choses, il lui avait dévoilé ses faiblesses, il les avait assumées, il lui avait révélé plus qu’elle n’aurait pu en espérer de sa part, plus qu’il n’en dévoilait à Elerinna elle-même – afin de ne pas la blesser ou l’entraver dans sa course.
Mais elle, quels efforts avait-elle fait ? Elle restait recluse derrière sa compréhension de misanthrope altruiste et ses sarcasmes joueurs ou venimeux. Elle ne se livrait pas – et c’était le plus important, pourquoi ne se livrait-elle pas ? Il y avait du feu en elle et elle tendait timidement un bras vers lui. Elle voulait que ça arrive, elle était disposée à vivre, mais elle n’osait rien.
Oh, Léogan concevait que ce n’était pas facile, alors il l’aiderait. Il était peut-être un peu tôt, elle ne lui faisait peut-être pas encore assez confiance, ou peut-être qu’elle ne l’appréciait pas assez pour lui permettre des fantaisies aussi cruelles, mais il n’avait pas le temps d’attendre, et elle non plus, elle encore moins.
Il se passa de longues minutes où il ne dit rien, redoutant un peu ses propres plans, mais trouvant dans sa peur une excitation grandissante. Elle le prendrait sûrement très mal, mais il était là pour ça – d’une certaine manière, il était là pour elle. Il fallait bien mettre les pieds dans le plat à un moment donné, de toute façon, n’est-ce pas ?

Il joua un peu avec sa tasse brûlante, d’un air songeur, et finit par dire lentement :

« Ne pas poser de questions, ce n'est pas renoncer à connaître, et cela ne signifie pas non plus qu'on est sans curiosité. Seulement, l'essentiel ne se découvre pas au détour d'une conversation.
Je pourrais vous poser tout un tas de questions, c’est vraiment pas ça qui manque. Voyons… »
murmura-t-il, en faisant peser sur elle un regard opaque et noir, lourd de sous-entendus.

C’était facile, vraiment. Qui était donc cet homme qui l’affligeait d’inaction et de silence, sinon d’indifférence comme elle le pensait ? Attendait-elle un enfant, comme Elerinna le prétendait ? Qu’était-il arrivé à sa mère, qui l’accompagnait autrefois dans les rues froides d’Hellas ? Pourquoi haïssait-elle à ce point les hommes ? Vivait-elle si seule pour concevoir avec tant de difficulté qu’on pouvait prêter de l’intérêt à sa personne et à sa valeur ? Que faisait-elle de l’art qu’elle aimait tant, dans son existence dédiée aux complots et à la politique ? Que faisait-elle d’elle-même ?

« Je sais beaucoup de choses, dit-il, avec légèreté, et elles appellent toujours d’autres énigmes, mais je ne vous poserai pas de questions. Je ne recherche pas la connaissance absolue, ce serait avoir tout pouvoir sur vous, et ça, non, franchement, non, s’exclama-t-il, avec un rire désabusé. C’est autre chose que je cherche ; du naturel, un élan, une étincelle. Rien de plus. Et ça ne répond pas aux règles de la conversation. Excusez mon langage, mais merde, je veux dire, il n’y a rien de moins spontané que le discours. Tellement de règles à observer, et de barrières entre les mots et la réalité. Je n’y suis pas doué. »

Il se redressa, resservit à Irina du thé, qui n’avait pas perdu en parfum, se servit lui-même, et plongea son visage dans les vapeurs grisantes de la menthe.

« Vous êtes libre de répondre à n’importe quelle des questions que je n’ai pas posées, de dire de vous et de taire ce que vous voulez. C’est vous qui décidez.
Parlez si vous voulez. Moi je veux seulement que vous viviez. Que vous viviez pour de vrai, et que vous viviez aujourd’hui avec moi. Pourquoi vous retenez-vous si fort ?
demanda-t-il, avec un naturel troublant. Si, si, vous vous retenez. Vous en voulez au monde entier, qui vous enveloppe d’indifférence, vous en voulez à vous-même, et ce ressentiment vous dévore. »

Ses sourcils noirs se froncèrent, ses yeux fixèrent Irina, brillèrent férocement, comme la nuit du sud, et ses doigts se crispèrent sur sa tasse.
Ces paroles-ci s’écoulaient spontanément dans sa voix, avec une fluidité qui ne lui semblait pas commune, et s’il était certain qu’il ne lui appartenait pas de dire autant d’insolences infondées en face d’Irina, il savait qu’il était proche de la vérité.
Il posa sa tasse lentement sur la toile rouge et se glissa près de la jeune femme, ses yeux plantés résolument dans les siens. Il lui prit la main sans prévenir et en observa la paume diaphane, avec un intérêt bohémien ou philosophe – c’était difficile à dire. Alors, il poursuivit d’une voix adoucie, en refermant les doigts d’Irina sur eux-mêmes :

« Il y a tellement de force, de puissance, d’intelligence et de talents en vous, vous les bridez dans des tâches que le devoir vous impose. Aujourd’hui, il faut vivre pour vous-même et créer ; ou au moins essayer… Faire comme si. Vous avez soif de tout cela. » établit-il, en fermant définitivement cette main frêle et assassine qu’il avait tenue, puis en l’abandonnant.

Une violente bourrasque ébranla leur petit esquif noir. Léogan ne semblait pas s’en soucier. Assis négligemment en arrière, appuyé sur ses bras, il se préparait à aller encore plus loin dans l’audace et l’effronterie. Son médaillon de bronze reposait sur son torse, il respirait lentement. Il recula doucement dans l’ombre de leur fond de refuge, sa tasse à la main, et se plaça légèrement en retrait, presque dans l’angle mort d’Irina, pour souffler quelques paroles cruelles, d’une voix basse, sans réelle pitié, mais parfois très douce de compréhension :

« Vous parliez de l'heure où nous rentrerons à Hellas. De cette heure où vous rentrerez chez vous en fait. Pourquoi voudrions-nous rentrer, Irina ? Il n'y a personne là bas. La petite ? Elle n'y reste que parce qu'elle vous aime. Et le temple, ma foi ? On se débarrasse de quelques empoisonneuses, et il y en a encore plus à dégager le lendemain. Les complots à déjouer ? Y en a encore plus le lendemain. Et ces alliés que vous réunissez péniblement autour de vous ? Et qui disparaissent si vite. Je vous promets. Vous avez fait de votre mieux, Irina. Vous avez fait le numéro de la meneuse et du mentor, le numéro de la défenseuse, de la prêtresse altruiste, les cérémonies d'intronisation, la confession, le tour des quartiers pauvres avec vos médecines, pas mal de sales boulots, et une petite prière à Kesha le matin. Un ou deux verres le soir, présuma-t-il, doucement, d’un air rêveur. Quelques petits regrets ça et là. Un petit tour ailleurs pour changer d'air et... où en êtes vous, Irina ? »

Son thé tournoyait dans sa tasse. Quelques nuages de sable flottaient ça et là, entrés on ne savait comment dans la tente de tissus et de pierre. Léogan ne voyait plus le visage d’Irina, il s’était retiré pour ne pas l’humilier définitivement, mais il poursuivait toujours, apparemment sans commisération :

« Vous me direz que ce que vous faites, vous le souhaitez et vous l’assumez, vous me direz que vous allez bien. Vraiment ? demanda-t-il, et sa voix se fit soudain plus sévère et plus forte. En faisant semblant d'être quelqu'un d'autre ? En faisant semblant d'être une moitié de vous-même ? Combien de temps tiendrez-vous comme ça ? »

Il ne savait pas franchement si ce qu’il disait avait une quelconque réalité, si tout était vrai et vérifiable, mais tout cela, c’était comme la connaissance absolue, il s’en fichait – détails…
Il abandonna sa tasse à nouveau et se rapprocha d’Irina et de sa chevelure flamboyante, à ses risques et périls, certainement, mais il ne lui fit pas face.

« Le monde continue à grandir, murmura-t-il, non loin d’elle, avec une douceur un peu triste. Vous le nourrissez, mais lui, il ne vous nourrit pas. Il vous traverse et il ressort comme il est venu. Combien de temps allez-vous encore encaisser, combien de temps allez-vous tenir avant de craquer définitivement ? Hm ? A regarder le plafond, couchée sur votre lit, à attendre qu'il se passe quelque chose en sachant bien entendu, depuis le début, que vous auriez pu vous destiner à mieux ? »

Il prit une profonde inspiration.

« Vous pouvez vous servir de moi, Irina, lança-t-il, dans un souffle persuasif. Servez-vous de moi. C’est ce que je veux. Faites de moi ce que vous voulez, je tiendrai le coup. On peut faire tout ce que bon vous semble aujourd’hui. Mais faites simplement que ça se passe. Provoquez l'événement. N’attendez pas. Le temps ne fait que nous tuer. »

Enfin, il relâcha la tension qu’il avait fait monter dans la tente et se tut définitivement. Il regarda le thé rougeoyer un peu dans sa tasse et s’attendit au pire. Il avait fait ce qu’il avait à faire. Maintenant, elle pouvait lui envoyer une mandale si ça lui chantait, lui cracher à la figure ou prendre ses distances avec lui pour le reste du trajet ; les germes étaient plantées. Mais son visage n’avait jamais été aussi authentique à Irina que sous ses traits provocateurs qui laissaient voir avec insolence ce qu’il désirait : qu’il se passe quelque chose, et surtout, que ce soit vrai et libéré. Il restait encore hors de sa vue, toujours assis en arrière, appuyé sur un de ses bras, tout en considérant sa tasse de thé d’un air perplexe.
Bien entendu, ses paroles ne signifiaient pas qu’il se mettait au service d’Irina pour ses aventures politiques hétéroclites – certes non, il avait été assez clair là-dessus – mais il était prêt, et cela faisait sa plus grande joie, comme toujours, à lui servir de tout ce qu’elle voulait pour faire sortir tout ce feu qu’elle contenait en elle.
S’il était difficile de comprendre ce que Léogan voulait, c’était qu’il ne demandait rien de précis, et absolument tout – et certainement qu’il ne savait pas lui-même précisément ce qu’il voulait. Il manquait encore tellement de précision, après tout.

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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMer 11 Juin - 23:21


S’il faut mourir sur nos stèles je veux graver,
Que nos rires ont berné la mort et le temps.




Ce n'était pas tant qu'Irina planifiait méticuleusement la façon dont elle allait s'ouvrir petit à petit, comme on dessine doucement les contours d'une histoire à l'intrigue complexe. C'est plutôt qu'elle avait secrètement envie d'amorcer un changement trop brusque pour qu'il soit amorcé instantanément, et ce à la seule force de sa volonté. Dépasser les barrières invisibles qui se dressaient entre sa personne la plus humaine et le reste du monde demandait bien plus de courage et de rigueur qu'on ne pourrait le croire. Cela revenait sans doute à remonter un rapide à contre-courant, ou bien à trouver un moyen de faire survivre un glaçon dans ce décor rubicond et ardent. C'était un chantier colossal qui exigeait patience et persévérance, autant de sa part que de celle de ses interlocuteurs. Par ailleurs elle n'était pas femme à repenser chacun de ses gestes avant de les ébaucher, probablement parce qu'elle était trop spontanée pour ça. C'était souvent l'image de redoutable manipulatrice qui lui portait préjudice, la faisant paraître bien plus calculatrice qu'elle ne l'était en réalité. Certes elle avait largement les capacités intellectuelles et les prédispositions que cela impliquait, mais cela ne voulait pas dire qu'elle poussait le vice jusqu'à s'en servir jusque dans sa vie privée. Les nécessités et le fonctionnement de la vipère étaient bien plus simples que ceux de la plupart... Du moins si l'on arrivait à faire abstraction du mur de mystère -plutôt involontaire- qui l'enveloppait. Entre esquive savamment employée et simple maladresse, il y avait de quoi aisément se méprendre.

La rouquine sentait les regards furtifs que glissait Léogan en sa direction, chaque fois qu'il jugeait qu'elle n'y prêtait pas attention. Bien que ses yeux graves soient rivés sur les colonnes au loin, la demoiselle n'en gardait pas la douloureuse conscience d'être observée tant que faire se peut. Curieusement cela ne la mettait pas mal à l'aise, bien que cela l'intrigue fortement. Il y avait fort à parier que Léogan avait quelque chose à dire, bien qu'il ne semble pas vouloir se risquer à le faire avant qu'ils soient enfin à l'abri. Sage décision. Parfois il valait mieux savoir se mettre à l'abri plutôt que de rester à la merci d'une tempête... qu'elle soit désertique ou d'invectives féminines. Se drapant dans les pans de tissu en même temps que dans le silence qui poussait à la réflexion, Irina laissa le sifflement du vent charrier ses pensées en même temps que le sable.
La chevauchée était éprouvante pour le corps comme pour l'esprit. Les étendues dorées étaient infinies et s'étendaient bien plus loin que son regard ne pouvait suivre. Le décor était d'une monotonie inchangée, ce qui lui donnait l'impression de faire du surplace. C'était comme si tout se passait au ralenti, comme si le temps s'égrainait si lentement qu'il pouvait arrêter son cours à tout instant. Par conséquent lorsqu'ils posèrent pied au pied des colonnes déchues, un sentiment de grand soulagement l'envahit. Ce n'était jamais qu'une étape de franchie, mais c'était toujours ça de pris. S'encourageant intérieurement, la prêtresse essayait de forcer sa nature à se faire plus positive. Chaque pas fait contre ce vent de plus en plus violent était une petite victoire, une autre minute où elle continuait de respirer et de se dire qu'elle continuait de vivre. Vivre à en crever, plus que jamais. C'était à la fois son leitmotiv et le phare qui la guidait dans cet océan tumultueux qu'était devenue sa vie.

Le visage baissé dans une tentative vaine d'échapper aux rayons solaires, la nordique s'étira longuement pour chasser la lassitude de ses membres trop longtemps inactifs. Tirant les bras au-dessus de sa nuque d'un geste naturel et informel, elle ne s'embarrassait pas d'apparences ou de bonnes manières excessives. Cela lui paraissait presque déplacé de s'encombrer de ce genre de préoccupations, alors qu'il y avait tant de choses plus importantes à prendre en compte... comme la meilleure façon de survivre  en respirant sans recracher du sable par les narines, par exemple. Et en parlant de nez, Léogan avait levé le sien vers le ciel, comme un chien partant en chasse. Un curieux rituel que voilà. Haussant un sourcil, Irina prit une longue inspiration lorsqu'il se proposa de passer devant. Elle n'avait pas cet esprit féministe mal placé qui la pousserait à vouloir montrer qu'elle pouvait se débrouiller seule, surtout que là un petit coup de main n'était pas de refus. S'adossant nonchalamment à un mur -non sans avoir vérifié au préalable qu'aucune bestiole ne s'y promenait- elle attendit qu'il revienne enfin. Le dos rafraîchi par la pierre froide et dure, Irina bascula la tête en arrière pour regarder les lucioles qui dansaient sous ses paupières.
C'est vrai qu'elle n'avait pas l'habitude du désert, néanmoins elle avait l'habitude de voyager dans des lieux très peu fréquentés. Il lui était arrivé à de nombreuses reprises de se déplacer uniquement pour traquer  telle bête ou telle plante rares, dont les ingrédients étaient nécessaires à ses recherches. Néanmoins il ne lui était probablement jamais arrivé de voir quelqu'un venir fièrement en sa direction avec un animal mort dans les mains, en guise de trophée. Alors oui, on disait qu'il y avait une première fois à tout c'est vrai, mais là ça en devenait carrément louche. Penchant la tête sur le côté, Irina dévisagea le soldat avec un air incrédule. Il avait vraiment pris la peine de garder ce qu'il restait de ce reptile pour le lui offrir ? Ce serait presque attentionné, si ce n'était pas aussi glauque. Enfin on faisait avec ce qu'on avait.

« Comme c'est gentil de penser à moi. Hmm... Je vais voir ce que je peux tirer de cette pauvre bête, parce que dans l'état où elle est, ce n'est pas sûr que les poches à venin n'aient pas été percées en même temps que le reste. »

Oui, elle était bien obligée de râler, ne fusse que pour la forme. Car autrement elle allait devoir le remercier voir lui sauter au cou pour avoir massacré un bestiau qui ne pouvait survivre que dans ce milieu aride et sec, lui offrant par la même occasion un sujet d'études inattendu.  Dans ce cas, il la prendrait certainement pour une tarée d'être plus heureuse à la vue d'un tas d'écailles que d'un bijou ou d'une fourrure, ce qui serait assez compréhensible. Quoi qu'il en soit malgré sa réserve elle eut un rictus amusé, ses yeux se chargeant d'une chaleur vive et profonde. Oui, Irina pouvait être un acolyte de voyage d'assez bonne compagnie pour peu que ses homologues soient conciliants, et assez patients pour la laisser s'ouvrir d'elle-même.
Prenant son nouveau jouet en pinçant prudemment l’arrière de sa tête avec un geste qui trahissait l’habitude, Irina l’emmena avec elle et prit les devants en s’armant d’une courbette sarcastique. Puisque Léogan semblait déterminé à mener les deux montures par la bride, autant le laisser faire. De toute façon Hazard était bien plus obéissant qu’Ode, et il n’allait sûrement pas faire le ronchon si on l’emmenait à l’ombre. Il avait besoin de repos et surtout d’un peu de fraîcheur, après tout il n’était pas taillé pour ce genre de températures, lui non plus. Quant à la rouquine, elle avait le regard braqué sur son venimeux présent, qu’elle étudiait sous ses différentes coutures. Pas de doute avec cette couleur ambrée et ces zigzags sombres, il s’agissait bien d’un Nahagyl. L’air d’enfant qui vient de recevoir un cadeau d’anniversaire ne quittait pas son visage fin, et ce sans même qu’elle s’en aperçoive.

Avec une joie silencieuse mais plutôt communicative, Irina posa le serpent sur un rocher à l’ombre afin de les préserver des insectes et autres animaux de rapine. Surveillant ce dernier du coin de l’œil, elle accepta les rênes et entreprit d’attacher les cheveux à l’extérieur de leur refuge, dans un endroit qui ne risquait pas d’être exposé une fois que le soleil tournerait. Sans se soucier du reste, elle donna d’ailleurs un coup de main au soldat qui se donnait du mal à essayer de protéger leur abri du vent autant que faire se peut. Luttant contre la toile soulevée par les rafales, la jeune femme ignorait la sueur qui coulait le long de son dos, faisant coller le tissu de façon désagréable. Ce n’était pas son genre de rester là les bras croisés alors autant se rendre utile tant que c’était dans ses cordes. Œuvrant de concert sans poser de questions, elle ne tarda pas à déballer quelques maigres possessions, dont principalement du matériel médical qui lui servirait à recueillir le venin de Nahagyl.
Après avoir également défait le turban qui enveloppait sa tête, elle prit une profonde inspiration sans la désagréable sensation de sable qui lui infiltre les poumons. La tresse ardente lui retomba alors dans le dos, tel un autre serpent qui se délecte d’enfin retrouver sa liberté. Son visage marqué par la chaleur trahissait l’effort et l’énergie qui lui étaient progressivement volés par ce climat, ses joues rougies ayant déjà pris quelques couleurs, malgré le fait qu’elle se soit jusque-là méthodiquement protégée du soleil. Néanmoins tel le roseau elle ployait sous le vent harassant sans pour autant se laisser briser, attendant l’heure où elle pourrait à nouveau se dresser fièrement, de toutes ses forces. En outre Irina épiait Léogan sans se cacher, cherchant à ne pas commettre de faux pas à cause de son ignorance de la vie dans le désert. Cependant tandis qu’elle prenait place sur un rocher qui lui permettait de pas gêner le passage, elle tiqua sur le « ma belle ». C’était une familiarité qu’elle ne lui avait jamais entendue, pour personne. Il y avait donc de quoi être intriguée, même si elle ne pensait pas qu’il y ait matière à prendre quelque conclusion que ce soit.

« Je saurai m’en contenter mon cher, du moins si vous ronflements ne réveillent pas la moitié de la faune locale… »

Elle sourit et détacha sa sacoche qui était scellée à Hazard avant de le remercier d’une ou deux tapes sur les flancs et un bout de sucre. Reprenant sa place assise elle se débarrassa de quelques mèches rebelles avant d’ôter certains outils de son sac et de les disposer sur la pierre à ses côtés. Pendant que Léogan se laissait aller à un peu de repos bien mérité, la prêtresse agrippa le fameux serpent avant de le faire mordre un flacon vide, pour en extraire le poison. Serrant la gorge de ce dernier dans un geste précis, elle en extirpa le précieux liquide d’une teinte dorée. Recueillant le tout après quelques secondes, soit une quantité plutôt infime mais au combien concentrée, elle referma soigneusement le flacon pour s’assurer que le tout ne s’évaporerait pas avec la chaleur. Chassant péniblement l’envie de boire à nouveau, Irina jetait des regards désespérés vers sa gourde.

« Je sais, je sais. J’essaie d’être raisonnable, seulement c’est plus facile à dire qu’à faire. Cette catin me fait de l’œil. »

La gourde était d’une attirante rondeur, oui. Mais c’était ce qu’elle gardait secrètement qui la passionnait plus que tout. Alors une teinte d’humour, cela ne pouvait pas faire de mal. Jusque-là Irina avait rarement bu à grandes goulées, se limitant à leurrer son propre corps en humidifiant simplement ses lèvres, mais jusque-là c’était loin d’être évident. Chevaucher sous cette canicule lui demandait largement plus de ressources que travailler toute la journée au temple, parcourant des kilomètres au chevet des malades. C’était à ne rien y comprendre.
Rangeant le flacon parmi une nuée de ses confrères, Irina sortit son calepin afin d’y faire quelques annotations avec un bout de graphite. L’échantillon correctement décrit et daté, elle s’estima satisfaite. Ceci dit elle ne cessa pas immédiatement d’écrire, et consigna d’autres informations tout en observant Léogan sous cape. Ce dernier venait d’enlever une couche de vêtements, avec un naturel et une confiance qui dégageaient une virilité féline et presque agressive. Agréablement agressive. Rougissant un peu à cette pensée, elle ne put s’empêcher de fanfaronner.

« Vous êtes bien conservé, pour un vieil homme… »

Continuant de griffonner, elle regretta de ne pas avoir pris ses lunettes. Forcer la vue avait toujours tendance à lui donner mal à la tête, surtout que son estomac commençait à crier famine. Ceci dit pour une raison qui lui échappait, cette situation, ce moment des plus simples, lui donnait l’impression d’être paradoxalement privilégié. Loin de tout, loin de tous, ils en revenaient forcément aux bases les plus saines, à un partage essentiel de ce qu’ils étaient plutôt que de ce qu’ils paraissaient. Cet homme était d’une agréable compagnie, bien plus que ce qu’elle ne l’avait pensé au départ. Il lui avait paru mystérieux et intéressant, et il était à la hauteur de ses expectatives, bien qu’il se montre surprenant et d’une certain côté, imprévisible. Le regardant faire le thé avec tant d’attention, Irina était amusée. Il semblait  guilleret et presque joyeux, un sentiment qu’elle n’avait pas l’occasion de voir souvent chez les gens de son entourage. S’il se mettait à siffloter une ancienne mélodie sur un ton affirmé et un peu faux elle ne serait probablement pas choquée. Souriant imperceptiblement, elle finit ses observations écrites en se laissant transporter par la délicieuse odeur qui lui chatouillait les narines. En grande férue de thé qu’elle était, le voir apprécier cette boisson était résolument un point positif. De son côté elle avait également apporté de quoi en faire, soit du thé naturellement cultivé à Nivéria, mais comme le thé vert était l’un de ses préférés, elle se voyait mal jouer les rabat-joie.

« On peut sans douter tirer quelque chose de la chair de ce serpent si on le prépare suffisamment vite. C’est plutôt nutritif et avec les bonnes épices, ce n’est pas si mauvais. Je ne sais juste pas si cela vaut la peine, surtout qu’il n’y a pas de point d’eau dans le coin. »

Essuyant son front à sa cape juste après l’avoir retirée, Irina s’assit en tailleur sur la nappe, dévoilant ses bras fins glissés à travers sa blouse blanche à manches courtes. Un bracelet d’obsidienne encerclait alors son biceps droit, formant un ouroboros avec deux catalyseurs ambrés en guise d’yeux. Un symbole récurent chez elle il fallait bien l’avouer, ce qui n’était sans doute pas une nouveauté. Quoi qu’il en soit il y avait bien d’autres choses plus passionnantes et nouvelles à apprendre, telle que le laissait deviner son expression intéressée par le discours de Léogan. La tasse chaude dans les mains, la rouquine regardait ses profondeurs liquides et mouvantes comme si d’un océan il s’agissait. Avec des manières retenues par l’envie de savourer plutôt que d’engloutir, elle se faisait cérémonieuse et presque solennelle. Ce thé aurait une saveur spéciale, quoi qu’il advienne. D’ailleurs ce ne fût qu’une fois que le thé eut passablement refroidi qu’elle  se risqua à le siroter lentement, comme on savoure un grand cru. Sans doute avait-elle un peu peur de le laisser descendre son gosier et brûler ses entrailles comme de la lave en fusion, ou bien peut-être avait-elle simplement une langue de chat, qui ne supportait pas les aliments trop chauds. Sans doute un peu des deux.

Dans tous les cas dans son regard tourné au loin vers les pans sombres de la tente qui s’agitait au vent, il y avait de la concentration. Une écoute attentive et une réflexion profonde qui était nourrie par la voix profonde et grave du sindarin. Oui il avait raisons. Les hommes devaient être à l’image du désert, au même titre que les habitants de Cimméria étaient à l’image de la glace. Les cimmériens étaient durs et inflexibles, vrais mais rigides, éternellement figés dans leurs principes mais aussi dans leurs intrigues. Ils étaient d’une chaleur et d’une hospitalité sans égales, mais aussi d’une rudesse froide capable de la plus grande insensibilité. Lui répétant le flux de ses pensées d’un ton murmuré qui s’approchait de la confidence, Irina lui disait les choses comme elle les pensait, sans détours. La tête basse tournée vers la tasse de fer, avait soudainement l’air plus jeune et plus désarmée. Une brise fraîche parcourut le détroit rocheux naturel formé par les colonnes, ce qui agita violemment ses cheveux. Le ruban qui les attacha se défit alors, et elle eut tout juste le temps de le rattraper avant qu’il ne soit emporté. Des mèches rousses retombèrent sur son front, lui cachant la vue. D’un geste plutôt rageur elle les dégagea, sans pour autant prendre la peine de les rattacher immédiatement. Cela faisait du bien de respirer un peu sans la chaleur tassée sur sa nuque. Les mots de Léogan résonnèrent toutefois dans sa tête comme une chanson sans fin, qui à peine terminée reprenait à nouveau.

« La peur et le péril de mourir ? Oui, ça doit être cela qui me manque. Je suis imperméable à la peur, de la même façon que les Sylphides sont insensibles à la douleur. Par conséquent je ne peux me baser que sur la rage de vivre pour continuer, je ne peux que danser sur la corde raide et me revigorer de l’adrénaline, de la grisante impression de pouvoir tout obtenir et tout conquérir. Je ne peux me nourrir que de l’ivresse sans jamais apprécier le velouté du vin, si l’on veut. »

Et voilà, elle venait d’en révéler davantage à cet homme qu’elle n’en avait jamais dit à ses consœurs, ou à ses proches. Elle avait parlé avec neutralité parce qu’elle ne voulait pas se donner l’impression de se plaindre, tout comme elle ne recherchait pas non plus la pitié. C’était juste le fruit de l’impulsion du moment, la poussant à s’ouvrir petit à petit, tel un coquillage qui ouvre de plus en plus sa coquille au fur et à mesure qu’il se sent plus en confiance. D’un autre côté elle sentait une grande authenticité de la part du militaire, une posture étrangement malléable qui n’avait rien à voir avec la rigidité martiale qu’elle avait pu imaginer. Il s’exprimait et se montrait sans complexes, sans se poser de questions, dans une liberté telle qu’elle en arrivait à l’envier. Ainsi comme pour mieux illustrer la folie passionnelle qui couvait sous ses airs d’ordinaire si graves, Léogan grimpa sur un débris de pierre pour pousser son petit pas de danse. Irina releva alors la tête pour le regarder faire.
Comme magnétisée par ses mouvements fluides et précis qui s’enchaînaient, la religieuse le regarda faire en silence. Si la prestation fut brève, elle n’en fit pas moins forte impression. À vrai dire elle ne saurait dire ce qui était le plus impressionnant entre la capacité du danseur à retranscrire la magie du moment, ou bien la prouesse physique que cela représentait d’arriver à bouger autant par une telle chaleur. Applaudissant légèrement dans ce qui était un geste étonnamment dénué de toute ironie, Irina le complimenta. C’était appréciable de voir qu’il était assez spontané pour entreprendre cela sans craindre son jugement ou son opinion. Car elle n’avait pas le moindre doute qu’il la savait capable d’aisément détruire quelqu’un en usant seulement de ses mots. Par conséquent soit il était masochiste, soit il avait terriblement confiance en lui. Et à choisir, elle préférait supposer qu’il s’agissait de la deuxième possibilité.

« Vous n’êtes pas mauvais. Peut-être vous apprendrai-je quelques trucs ce soir, si ça vous tente. »

Sirotant son thé sans trop oser bouger, elle s’armait de patience pour ne pas bouger. Il était d’ailleurs assez surprenant de la voir toujours dans la même position, contrariant ses habitudes de furie hyperactive, incapable de rester immobile. En réalité même si son souffle était toujours assez lourd, faisant sa poitrine se soulever péniblement, Irina dégageait une aura de paix comme rarement. Elle se sentait apaisée et complète comme rarement depuis des années, comme si elle commençait enfin à trouver sa place. Pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Très bonne question, mais elle ne saurait y répondre de façon satisfaisante. Acquiesçant aux explications de son interlocuteur, elle accepta de voir ça de ses propres yeux un peu plus tard dans la soirée. La seule idée de pouvoir enfin profiter d’un peu de fraîcheur l’emplit d’une profonde mélancolie. Malgré la curiosité et l’épanouissement que lui procurait cette expérience, le froid du nord lui manquait terriblement. Sans doute était-ce dû au fait qu’elle n’avait que très rarement eu l’occasion de voyager pour son plaisir personnel plutôt que pour des obligations diverses et variées.

Le milieu humide et lourd des jungles avait par exemple tendance à l’oppresser plus que n’importe quel autre, la rendant paranoïaque et irritable à la moindre contrariété. Il lui arrivait encore souvent de cauchemarder du temple de Delil, chargé de la puanteur des malades lentement pétrifiés, se sentant dévorés par la pierre qui les condamnait à redevenir poussière. Même pour quelqu’un de profondément misanthrope et réputé insensible, ce genre de visions avait de quoi devenir une hantise pendant un bon moment. Absorbée qu’elle était à lutter contre les visions qui menaçaient d’être revécues une nouvelle fois, Irina ne se rendit même pas compte que le silence s’était installé entre eux depuis plusieurs minutes déjà. Regardant ses mains sans vraiment les voir, ainsi posées dans son giron, enlaçant la tasse d’une poigne solide, elle semblait ailleurs. Ses mains fines mais calleuses par endroits avaient sûrement déjà fait couler autant de sang qu’elles n’en avaient retenu. Elles avaient probablement tué autant qu’elles n’avaient sauvé. Distraite par ses questionnements intérieurs, Irina sembla revenir sur terre au son de la voix de Léogan, remarquant instantanément que le ton de ce dernier avait radicalement changé. Aussitôt elle se braqua en se redressant, sur la défensive.
Ce qu’elle pensait de ce ton péremptoire et presque arrogant ? Qu’il semblait bien sûr de son fait, aisément disposé à porter des jugements sur des choses qu’il ne comprenait sûrement pas. Pensait-il vraiment qu’elle avait la science infuse, ou suffisamment d’expérience en relations humaines pour savoir comment s’y prendre sans mettre les pieds dans le plat ? Le discours et la parole étaient ses seuls moyens d’expression, les actes n’étant pas vraiment au goût du jour pour le moment. À défaut de mieux, elle avait simplement fait avec les moyens du bord, parce que c’était la seule alternative qu’elle connaissait. Il était pourtant passé à côté de la chance qu’elle lui avait offerte, il était en train de bafouer les efforts plus ou moins salutaires qu’elle avait ébauchés. Le voyant la resservir avec le flegme presque provocateur qui était le sien, Irina le regarda en biais, méfiante. Et plus la conversation –ou plutôt le monologue vu qu’elle n’avait pas le temps d’en placer une- évoluait, plus elle sentait que son instinct avait vu juste. Vivre, hein ? Crétin obstiné, salaud de prétentieux, abruti de fossile ! Ne comprenait-il donc rien ? Une veine commença à battre plus fort au niveau de sa tempe, le sang pulsait si fort qu’elle semblait l’entendre. Crispée jusqu’au bout des orteils, Irina changea de position pour s’asseoir sur ses talons. Les paupières mi-closes, Irina fixait le thé comme si ce dernier avait soudainement pris le goût de rouille. Sa voix était profondément chargée de douleur, aussi coupante qu'une lame. Une brutalité traduite dans chacun des mots presque crachés avec dépit.

« Peut-être n’est-ce pas dans ma nature, tout simplement. Quand j’ai joint l’ordre de Cimméria, on m’a invectivée sans cesse et poussée à renoncer à mon identité passée en même temps qu’à ma robe crasseuse. J’ai cessé d’être Erynn… exit la petite fille des rues, la bâtarde cul terreux, la voleuse et mendiante. Bonjour à Irina, disciple d’Alana, prestigieuse servante de Kesha et prodige de sa génération, médecin de génie promue prêtresse de premier ordre à l’âge d’à peine vingt ans. »

« Je n’ai jamais vécu pour moi-même, alors je ne sais pas comment faire ! » Voilà ce qu’elle brûlait de lui dire. L’ordre avait toujours été sa vie. Elle avait vécu pour lui et par lui depuis toutes ces années, ce qui expliquait en partie pourquoi elle s’insurgeait contre les débordements actuels ; quitte à devoir partir en croisade et rebâtir le temple de ses propres mains. Élevée sans père dans les rues de Hellas, elle avait toujours suivi sa mère jusqu’au beau jour où cette dernière avait simplement disparu, la laissant à son sort. Aujourd’hui encore, Irina ignorait ce que cette dernière était devenue. Avait-elle poursuivi en tant que femme d’un soir afin de survivre, ou avait-elle déjà péri dans un caniveau, seule et dévorée par une épidémie comme la Sarnahroa ? Elle n’était même pas sûre de vouloir vraiment le savoir. Quatre ans après son intégration, s’en suivit la mort de sa mentor Alana, condamnée à une mort certaine par… Elerinna. Les abandons s’étaient suivis de près sans se ressembler, faisant d’elle ce qu’elle était. Survivre au sein d’un ordre aux intrigues aussi vastes et subtiles que Cimméria n’était pas donné à n’importe qui, surtout lorsqu’on n’avait même pas encore atteint la majorité. Pourtant elle avait fait ce qu’il fallait, s’adaptant à la situation tout comme elle avait jadis dû apprendre à vider les poches des passants les plus imprudents.

Il lui prit alors la main, ce qui la surprit suffisamment pour lui faire lever la tête vers lui. Les prunelles d’ébène lui firent face, scrutant au fond de son âme. Ceci dit bien qu’elle sente son espace vital violemment envahi, elle n’eut pas la force de l’amener à reculer. Acculée, elle se sentait au pied du mur, au sens propre comme au figuré. Improbablement docile mais surtout innocente, la rouquine baissa le regard vers son poing désormais serré, entouré de la grande main masculine. Les mots durs qu’il avait prononcés semblèrent faire irruption dans sa tête, comme s’il cherchait à effacer tout ce qui s’y trouvait déjà pour mieux recommencer à zéro. Il n’y arriva pas c’est vrai, mais son discours ne manquait pas de la faire s’interroger davantage. Comme si elle avait besoin de ça. Une fois que Léogan sépara leurs dextres, Irina relâcha un souffle qu’elle avait retenu sans s’en apercevoir, confuse entre soulagement et manque de cette sensation si brève.
Elle ignorait d’où il tirait cette foi en elle, ne fusse que parce qu’il ne la connaissait pas. Il n’avait jamais vu la petite fille qui se cachait lamentablement derrières les hauts murs de froideur et d’agressivité, alors comment pouvait-il affirmer qu’elle était digne de tant de louanges ? Sur quelle planète vivait-il donc ? Et comment pourrait-elle se contenter de faire semblant, si elle savait déjà la déception qui l’attendait au bout du compte ? Oui bien sûr qu’elle en avait envie, mais à quoi bon boire jusqu’à l’ivresse, si au réveil sa réalité restait la même ? Une fois l’ivresse passée, une fois les rires et la détente terminés elle restait la même personne, la même femme sans rêves. Une bourrasque s’immisça dans leur tente improvisée, la décoiffant complètement sans pour autant qu’elle fasse le moindre effort pour y pallier. Ses longues mèches ardentes vinrent involontairement fouetter le visage de Léogan, charriant jusqu’à lui un léger parfum fruité. Le poing toujours serré, Irina avait posé sa tasse toujours pleine au sol. Les paroles pernicieusement susurrées en sa direction étaient comme des coups de bâton dans un essaim débordant d’abeilles. Se retournant vivement vers le grand brun, elle fronçait les sourcils, indignée et piquée au vif. Pour qui cet énergumène se prenait-il au juste ? Il pouvait bien attaquer ses décisions personnelles s’il voulait, mais ses convictions il ne les raillerait pas comme ça. Jamais. Elle le saisit par le col et rapprocha son visage du sien, si près que leurs nez se touchaient presque.

« Alors quoi ? Je suis censée me prélasser ici comme si demain n’existait pas, pour la simple et bonne raison que les choses ne changeront jamais ? Je suis censée regarder le déclin des valeurs en lesquelles je crois juste parce qu’on me dit que c’est impossible de les rétablir ? Je dois faire ma vie ailleurs et laisser tomber tout ce que j’ai bataillé pour conquérir, laissant tomber tous ceux qui déposent en moi leurs espoirs ? Je sais très bien que mes efforts sont disproportionnés si comparés au terrain gagné, oui je le sais mieux que personne. J’ai les pieds bien ancrés sur terre, c’est sûrement mon plus gros problème. Ouais, vous pouvez dire que je suis une actrice, une manipulatrice, une hypocrite qui croit en ses propres mensonges, vous pouvez bien dire ce qu’il vous plaira, cela n’y changera rien. Traitez-moi de faux cul si vous voulez, je me soucie réellement du peuple ! Je ne vais même pas me justifier là-dessus, si vous n’étiez pas qu’un stupide arrogant vous l’auriez compris depuis longtemps déjà. Je me bats pour ce en quoi je crois, merde ! Je l’ai toujours fait, et je continuerai de le faire jusqu’à mon dernier souffle, n’en déplaise à ceux qui comme vous préfèrent se terrer dans des supposées loyautés à deux ronds ! Tu parles d’une putain d’amitié, ce n’est qu’une belle façade ! Un vulgaire écran de fumée vous permettant de rester prisonnier d’une vie que vous haïssez sans enfin réaliser qu’il ne tient qu’à vous d’en changer ! Je ne ‘vis’ peut-être pas selon vos critères, mais je préfère ma survie à vos mensonges enfantins le temps d’un voyage ! »

Elle le relâcha tout à coup, dégoûtée. Pourquoi risquerait-elle sa santé et même sa vie, si elle ne se souciait pas sincèrement de l’avenir des habitants de Hellas ? Pourquoi avait-elle-même risqué sa position, et donc mis en jeu tout son investissement politique depuis tant d’années, pour suivre des réfugiés ? Pourquoi aurait-elle dilapidé sa fortune pour acheter Nivéria, si au final elle avait employé presque uniquement ces mêmes réfugiés, soit des paysans qui avaient presque tous dû apprendre un autre métier ? Par intérêt propre, peut –être ? Ou bien allait-il prétendre qu’elle faisait tout cela pour soigner son image publique ? C’était ridicule, elle n’avait jamais convoité le pouvoir pour elle-même. Irina n’était pas comme ça, ça au moins elle en était certaine malgré ses nombreuses incertitudes. Cette philanthropie, bien que contradictoire avec son manque de contact avec ses semblables, n’en était pas moins réelle. Furieuse, elle était passée à la contre-offensive ne comptant pas laisser le bon Léogan s’en tirer à si bon compte. Non, il n’allait pas lui tourner le dos et terminer la conversation alors qu’ils venaient à peine de commencer. Se levant d’un bond, elle le suivit en dehors de la tente, laissant le vent châtier son visage, mais pas sa résolution. Les poings serrés le long du corps, elle se dressait de toute sa petite stature, comme un cobra se levant avant de mordre. Et effectivement la morsure n’allait pas tarder.

« Jusqu’à il y a à peine quelques secondes, vous m’avez fait envier Elerinna. Oui, j’ai bien dit envier. Je la jalousais d’avoir un amant, amoureux et ami capable de se tenir à ses côtés qu’importent les décades, la vieillesse, les obstacles ou les facettes les plus monstrueuses de sa personnalité. Je me disais que j’aurais voulu aussi savoir ce que c’est d’être aimée au moins une fois dans ma vie, car il est bien triste de mourir sans l’avoir éprouvé au moins une fois. Désormais je me dis que je ne suis qu’une idiote qui n’apprend jamais, toujours à rêvasser à des sornettes ridicules. Ce n’est pas par amour que vous restez à ses côtés, c’est bel et bien par lâcheté d’entreprendre quelque chose de votre propre chef. Vous avez peur de vivre vous aussi, tout autant que vous avez soif de voir le monde et de vous réveiller toujours à un endroit différent. Vous brûlez de quitter le froid du nord, et pourtant vous n’êtes ici dans cette région qui fait battre votre cœur que parce que je vous y ai contraint et forcé. Alors je peux vous renvoyer vos propres questions. N’en avez-vous pas assez de faire semblant d’être quelqu’un que vous n’êtes pas, n’en avez-vous pas marre de jouer les gentils cabots d’Elerinna, son confident et ami remplaçant, l’homme qui se tapit dans son ombre en attendant qu’elle se lasse de ses aventures et de ses écarts ; et ne revienne vers vous en piaillant de ses larmes de crocodile, comme un marmot dans les jupes de sa mère ? Pourtant vous voilà toujours fidèle au poste, vous tenant dans un salut bien propre, faisant semblant d’éprouver de la fierté en portant l’écusson, en chien bien dressé. Foutaises… Vous ne valez pas mieux que moi, en vérité. »

Il n’était pas le seul à pouvoir frapper où cela faisait mal, et il était bon qu’il en reprenne conscience. Sans la force de le forcer à nouveau à la regarder, Irina restait là, plantée comme un piquet au milieu de cette tempête qui se levait de plus en plus fort. Pourtant elle ne tremblait pas ni ne bougeait, déterminée à y faire face advienne que pourra. Ce n’était pas qu’elle ne reconnaisse pas l’adversité, c’était juste la preuve que sa détermination lucide la faisait rester malgré tout. Poursuivant dans un ton toujours aussi froid, elle fusillait son interlocuteur du regard, même s’il était de dos. Elle n’avait pas honte de ce qu’elle disait, et allait tout de même répondre afin qu’il ne puisse l’accuser d’esquiver.

« J’ignore si j’aurais pu accomplir quelque chose d’autre, si j’aurais pu être destinée à mieux. Seulement les si n’ont jamais mené quiconque nulle part. Ma vie sera courte. Je n’ai pas de temps à perdre en suppositions. Je vis dans l’urgence de faire ce qui me tient le plus à cœur, et en l’occurrence je préfère me salir les mains plutôt que de laisser ce fardeau aux enfants comme Alix. Si je devais laisser quelque chose à la génération future, j’aimerais que ce soit un ordre dénué du vice qui le ronge de l’intérieur. Je n’attends rien en retour, je sais bien que le monde que je nourris ne me nourrira pas, je l’ai accepté depuis longtemps. » Son regard se voilà d’une mutine tristesse. Elle n’était pas sûre de comprendre où il voulait en venir, ni de quoi il essayait de la convaincre. « Le temps n’est pas la seule chose capable de nous tuer. C’est des Autres que viennent les plus grandes trahisons… Vous devez le savoir après autant de temps de vie, après autant d’années à ses côtés. »

Ce qu’il avait dit n’avait pas de sens. Il lui reprochait d’être limitée et prisonnière de sa position, de ses choix, et pourtant il était à peu près dans la même situation. De plus il avait l’air heureux ici loin de tout, principalement des manigances de son amie de longue date… et pourtant il semblait vouloir se lier à Irina, ce qui lui vaudrait forcément le courroux possessif de la sindarine. Elle n’était pas du genre à tolérer qu’on lui ‘prenne’ ses gens, que ce soit par simple insécurité ou par ego mal placé. Non que ça lui importe, remarque. Cependant la proposition presque indécente en un sens que venait de lui faire Léogan avait de quoi la dérouter. Etait-il donc masochiste au point de bien vouloir se livrer entièrement –ou peu s’en faut- entre ses mains ? Il avait pourtant une petite idée de ce dont elle était capable. Incroyable. Incroyablement inconscient. Ou stupide. Ou inconsciemment stupide.
Un rictus amusé et mauvais apparut sur ses lèvres, bien qu’il ne puisse le voir. Passant à côté de lui, Irina fit mine de retourner s’abriter sous la tente, bien qu’en réalité ses mouvements soient d’une lenteur délibérée. Et à sa décharge ce n’était pas évident de marcher avec le vent tournoyant dans la figure. Ceci dit avoir donné le change aux répliques acides de Léogan ne lui suffisait pas. Elle avait soif de plus, elle avait envie de le bousculer comme il venait de le faire avec elle, à la fois par esprit de contradiction, mais aussi pour voir sa réaction. Ainsi elle se rassit à nouveau dans le sable, derrière lui, décidée à frapper là où il s’y attendrait le moins. Enlaçant sa nuque de ses petits bras, elle se serra contre son dos et posa le menton sur son épaule, dans une étreinte… invraisemblable dans sa nature. Irina murmura alors en retenant la satisfaction anticipée que lui procurait une telle provocation, sur le ton d’une confidence plutôt que d’une voix aguicheuse qui serait trop vulgaire.

« Je peux me servir de vous, vous êtes sûr ? Vous aimez vivre dangereusement, je dois bien le reconnaître… »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 14 Juin - 1:33

D’un geste vif, cette femme sans peur qu’il avait provoquée referma une poigne puissante sur son col. Il la laissa faire, avec un sérieux inébranlable, et la regarda droit dans les yeux, pour déterminer si ce qu’il avait fait aller réussir ou échouer. Alors, elle commença à se défendre avec une violence corrosive, et il l’écouta, le visage inexpressif et les yeux brillants.
Elle cria presque, sa main se resserrait sur lui, et son visage s’était dangereusement rapproché du sien. Il sentit dans sa main, dans son regard intense, dans ses mots acides qu’il lui avait donné l’envie de l’étriper. Il frissonna un peu, mais il ne chercha pas à s’échapper à sa poigne. Il l’écoutait avec une attention sans précédent. Elle sifflait comme une vipère furieuse, elle vociférait contre le monde entier, et surtout contre lui, elle défendait ses certitudes comme une lionne protège son petit, et il ne douta plus du tout de sa valeur. La figure obscure de Léogan se crispa cyniquement. Elle avait une force d’âme extraordinaire, ça lui donnait presque la nausée. Elle marchait dans ses habits de prêtresse héroïque comme une enfant de dix ans dans l’armure du géant des fables. Tous les masques étaient tombés devant son regard, l’humanité avait soulevé sa robe et lui avait montré à elle, adepte et digne de la vérité, sa monstrueuse nudité. Elle avait vu les hommes tels qu’ils étaient, elle s’était dit : pour qui est-ce donc que je travaille ? Lui aussi avait parcouru les rues d’Hellas, il avait regardé autour de lui, il avait cherché des visages qui lui donnaient du cœur, et se demandait : quand nous aurons fait notre coup, ceux-là en profiteront-ils ? Ils avaient attendu que l’humanité leur montrât un peu d’honnêteté, et fallait-il qu’elle l’eût découvert pour défendre ses plans avec tant de férocité ?
Où était le bien, à Hellas ? Léogan n’était pas un complet mépriseur d’hommes, il savait qu’il y en avait de bons ; mais à quoi servaient-ils ? Que faisaient-ils ? Comment agissaient-ils ? Tout ce qu’il avait à voir, lui, c’était qu’Irina était seule, triste à en mourir, que le vice avait été pour elle un déguisement hideux, qui maintenant lui était collé à la peau, mais qu’elle était de la confrérie des gens de bien, qu’elle se battrait jusqu’au bout, elle, pour des causes invraisemblables ; elle en perdrait la raison et elle en mourrait. C’était extraordinaire.

Il éclata soudain de rire, les sourcils levés, l’air agréablement surpris et avec une férocité cruelle. Elle le relâcha avec dégoût. Ah, c’était extraordinaire ! Il rit encore un peu, s’essuya le front du revers de la manche et se redressa, secoué entre le malaise et l’ivresse. C’était extraordinaire. Il abattit un pan de leur tente d’une main folle et une bourrasque de vent et de sable le frappa au visage, défonça l’ouverture et tourbillonna dans l’abri. Les chevaux hennirent avec panique et Léo sortit de l’esquif noir d’un pas déterminé. Il fit quelques pas dans le sable, épouvanté et comme heureux. Il se sentait dans un affreux délire. Les vents l’avalaient. Il regardait au loin, il ne voyait rien. Il se laissa tomber sur la dune, avec une folie insouciante, et attendit de voir si elle le laisserait s’échapper.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été détesté de la sorte. C’était ressourçant, d’une certaine façon. Il se retrouvait enfin tel qu’il était, il se reconnaissait, elle le reconnaissait, c’était la vérité pure qui surgissait finalement d’entre les futilités de son caractère. Pourtant, il faisait vraiment de son mieux, tous les jours, et on devait à force se rendre compte qu’une grande partie de sa personnalité consistait à provoquer les gens jusqu’à ce que leurs mécanismes naturels de défense entrent en jeu. Il essayait sans arrêt de faire tomber les prétentions et les masques, il les forçait, comme Irina, à utiliser leurs instincts de survie. Quand il arrivait à les faire hurler, crier et bondir de colère, il se mettait à rire. Parce qu’il avait gagné.
Et évidemment, cela ne faisait qu’aggraver les choses.

Irina sortit en trombe derrière lui et le poursuivit pour l’invectiver de plus belle. Léogan avait un sourire insupportable sur le visage, un sourire désormais sans joie et sans décence, inspiré par la victoire triste qu’il avait remportée contre le temps et la léthargie. Il avait réveillé quelque chose. Ce n’était peut-être pas bon pour lui, mais dieux, ça l’était pour Irina. Il ne l’avait jamais entendue parler aussi longuement. Il l’écoutait crier de rage, libérer toute sa fureur, se décharger des secrets qui avaient pourri dans un coin amer de son être, il l’écoutait tout déverser sur lui, le traiter de lâche, de chien, de laquais pitoyable, il serrait les dents parfois, passait une main nerveuse sur sa nuque, sentait la vérité s’enfoncer comme un poignard dans sa poitrine et se taisait ; il ne voulait se dire qu’une chose : elle n’était plus seule aujourd’hui, il était là, même s’il n’était pas le confident qu’elle avait espéré.
Elle était déçue, très déçue, et blessée. Et pourtant, par un sortilège incompréhensible, elle lui dévoilait désormais sans plus aucune hésitation les méandres tortueux de toute sa personnalité et de sa vie misérable. Qui était-il pour entendre tout cela ? Rien qu’un type qui passait par là et qui avait eu assez d’insolence et de perspicacité pour voir la faille et s’y engouffrer. Rien qu’un type, avec pas mal de défauts, beaucoup de mauvaise foi, personne. Qui détestait-elle tant, elle, dont elle était pleine et écœurée, ou lui, qui n’était personne ?
Chacun des mots qu’elle prononçait lui faisait mal, mais il les encaissait avec une tranquillité désarmante, comme il l’avait fait des centaines de fois, avec tout un tas de gens qu’il insupportait considérablement. Le pire dans l’affaire, c’était qu’il avait peut-être déjà parfaitement intériorisé tout ce qu’elle lui balançait à la figure, qu’il savait qu’il ne réussissait pas mieux sa vie qu’elle, et qu’il n’avait pas l’air de vouloir changer d’un iota.

Il l’écoutait encore tempêter froidement derrière lui, il trouvait ce qu’elle disait glaçant et déchirant, et il ne comprenait pas ce qui motivait tant de générosité et d’abandon de soi – elle lui donnait le vertige. Elle se laissait simplement avaler par le monde, elle se donnait entièrement à lui, et c’était tout. Rien de plus. Léogan frissonna. Et soudain, la voix cassée d’Irina s’éteignit et ce fut le silence.

Voilà. L’orage était passé. Léo se sentait encore sens dessus dessous, à l’intérieur. Il n’avait pas imaginé que ce serait aussi pénible de la voir perdre le contrôle, arracher tous ses masques de constance et de ténacité, exploser et hurler, alors qu’elle avait toujours eu à décider et à dominer – alors qu’il s’était senti écrasé par sa sagacité moqueuse tout à l’heure – et cela lui faisait vraiment mal au cœur, mais maintenant, Irina était devenue réelle. Et, elle le détestait, aussi, accessoirement. Mais ça n’avait pas d’importance. Il ne cherchait pas à être aimé. Il avait gagné.
Ses épaules se détendirent et il soupira silencieusement. Le sable labourait son visage et au loin, quand il plissait assez les yeux, il voyait la tempête qui se formait en tourbillonnant et qui allait jeter ses terribles vagues de poussière dans il ne savait quelle direction ; le vent soufflait d’un côté, puis refluait de l’autre, malmenait leurs petites silhouettes humaines au milieu du désert, se retirait capricieusement et puis revenait à la charge. Les cheveux rouges d’Irina volaient de tous les côtés et incendiaient les airs comme de longues flammes dansantes et déchaînées. Elle restait campée là, furieuse et battue par les vents, sans rien leur céder.
L’orage était passé ; il avait été bref, violent et désespéré, c’était fini. Léogan restait silencieux. Il pensa vaguement qu’il faudrait rentrer sous la tente avant d’être avalés par cette autre tempête qui hésitait encore où précipiter sa rage. D’ailleurs, Irina tourna les talons et regagna leur abri sombre d’un pas lent. Il la sentit passer près de lui, féline et assurée, et il passa une main un peu gênée dans ses cheveux noirs ; il eut l’impression de la plonger dans du sable.

Et tout à coup, deux bras le capturèrent par derrière et il sentit le corps d’Irina se presser contre le sien avec hargne.
Il tressaillit subitement. Son cœur trébucha, manqua un battement et bondit dans sa poitrine, il ressentit un profond vertige qui lui électrisa l’échine, lui monta jusqu’à la tête et lui brouilla toute la cervelle. Son premier mouvement, instinctif, fut de se raidir et se cabrer pour échapper à l’emprise de la jeune femme, mais il réussit à contenir sa panique d’extrême justesse, de sorte qu’il ne s’arracha pas brutalement à elle comme une bête effrayée, mais lui permit de le tenir étroitement enlacé dans ses bras. Il ferma les yeux et respira profondément, tandis qu’elle susurrait à son oreille d’une voix grave et vibrante. Ses paupières lui brûlaient, le sable giflait leurs visages.
Oui, c’était bien ce qu’il avait dit, et jusque là, elle n’y avait pas accordé d’importance, semblait-il, elle pouvait se servir de lui et faire tout ce qu’elle voulait ; c’était un marché qu’il avait déjà proposé. S’il était sûr de vouloir le tenir ? Les bras moites d’Irina autour de son cou, son corps pressé contre son dos et son visage posé si près du sien lui donnaient quelques alarmes : il prenait conscience que s’il confirmait ce qu’il avait dit, cela reviendrait à offenser Elerinna ; avait-il le droit de donner à sa rivale ce qu’elle était si heureuse d’avoir de lui ? – et en même temps, l’opposition frontale entre ces deux femmes lui paraissait si dénuée de sens et si stupide – après tout, si Irina avait été une autre, Elerinna n’y aurait vu aucun inconvénient – qu’il n’avait pas la plus petite envie de douter de ce qu’il voulait.
Ces pensées grouillaient dans sa tête dans la plus grande confusion, et ne faisaient que renforcer son aplomb et décupler ses audaces. Il se détendit lentement, en pensant qu’elle pouvait tout aussi bien tenter de l’étrangler, et un sourire cynique se dessina bientôt sur ses lèvres. Il ouvrit les yeux et prit une profonde inspiration. Le parfum entêtant d’Irina flottait près de son visage, lui piquait les narines, rafraîchissait son esprit brisé, enflammait sa poitrine, avec des notes claires comme des vérités et douces comme des secrets. Il y avait quelque chose dans son ventre qui brûlait et dont les fumées lui envahissaient tout le corps, qu’elles illuminaient de sensations étranges.

« Pas mal conservé pour un vieil homme, hein ? murmura-t-il, finalement, d’une voix rauque, hantée d’un rire embarrassé. Vous n’êtes pas mal non plus. »

Irina était d’une inimitable beauté, maintenant ; d’une beauté ombrageuse, flamboyante, égoïste ; une beauté agressive et charnelle. Il sourit discrètement et ses yeux se plissèrent férocement. Il tourna la tête vers le visage angélique de la jeune femme, dont les sourcils se fronçaient malicieusement et dont le sourire un peu crispé rayonnait d’une lumière haineuse. Il y avait sur ces lèvres sèches et rouges – si rouges qu’en s’y penchant, qu’en les touchant, on aurait peut-être le goût âcre du sang dans la bouche – un trait désespérément despotique, triste et vengeur, qui faisait grincer les dents de Léo. Les mèches cuivrées d’Irina tombaient en cascades sur les épaules et sur la poitrine de Léogan, qui contemplait l’incendie qu’elles faisaient sur sa chemise et observait les courbes dangereuses des bras qui s’étaient enlacés autour de son cou. Son regard s’attacha un instant au serpent noir qui ceignait férocement le biceps gauche de la jeune femme, ses yeux caressèrent sa peau diaphane sillonnée de veines bleues et il effleura légèrement ce bras qui passait sur son torse, d’une main chaude et évasive.
L’air insupportable qu’il avait sur le visage tout à l’heure s’était légèrement effacé, troublé par la fièvre et la surprise. Ses yeux crépitaient comme du charbon ardent. Il attendit sans un mot, sans ciller, et il se plongea dans le regard vert d’Irina qui s’irisait de nuances extraordinaires, comme la mer sous le soleil. Il y vit des ombres mauvaises, des reflets tristes et des lumières, quelques chatoiements mutins qui apparaissaient, dansaient et disparaissaient au coin de son iris. Il se laissa absorber quelques longs instants, silencieux et rêveur, le visage brûlant. Il attendit, sans oser respirer trop fort, il attendit un peu.

Et puis, comprenant qu’elle ne tentait rien de plus, il se retourna lentement vers la tempête de sable, qui valsait toujours là-bas au gré des vents, il laissa sa main posée sur le bras d’Irina et il se demanda si elle attendait vraiment qu’il répondît à tout ce qu’elle avait dit. Il lui semblait qu’il n’avait pas à se défendre – car il avait été volontairement odieux – et qu’elle avait le droit de soutenir ses certitudes de tout son cœur si c’était vraiment ce qu’elle voulait, mais quand il repensait à la voix blanche qu’elle avait eue parfois, au milieu de ses cris de rage, son front se plissait, un éclat de colère passait dans ses yeux, sa gorge se serrait un peu.
Enfin, il s’éclaircit la voix et parla d’un ton grave et pensif.

« Vous n’avez pas grand-chose à envier à Elerinna. Je ne la trahirai pas parce qu’elle sait que je suis destiné à partir et à lui faire du mal. Elle ne peut pas compter sur moi, elle n’a pas d’espoir. Je suis déjà parti et je recommencerai. Et je ne suis pas son amant. » acheva-t-il, d'un ton légèrement agacé.

Il fronça les sourcils et son visage s’assombrit.
Il l’avait déjà dit, ça aussi, quelques heures plus tôt, et Irina ne l’avait pas écouté – elle n’en faisait qu’à sa tête, et à présent, elle était déçue et blessée. Il ne fallait pas faire confiance à Léo, malgré l’air de compréhension qui flottait sur son visage, la gentillesse de ses remarques et les secours spontanés qu’il portait aux gens. Tout cela n’avait rien d’hypocrite, mais ce n’était pas un chic type sur lequel on pouvait compter. Ce n’était pas un jeune premier galant, courtois et sympathique. Il ne fallait jamais l’oublier. Il ne fallait pas oublier qu’il était un voyageur. Il ne fallait pas oublier la férocité animale qui brillait dans ses yeux quelquefois, ni la versatilité tempétueuse de son caractère, il ne fallait pas oublier qu’il était violent, dangereux et imprévisible. Qu’il faisait mal. Que c’était son métier depuis toujours. Qu’il ne l’avait jamais renié.
Ce qu’Elerinna appréciait chez lui, ce n’était pas ses reptations serviles ou ses aboiements de chien de garde : c’était cette agressivité lucide et instinctive qui la remettait constamment en face d’elle-même, cette force féroce qui la tirait des pensées en impasse où elle gambergeait, et ses désirs libérateurs qui lui redonnaient la volonté de combattre et de vivre.
Parfois, il fallait le dire, c’était insupportable pour elle. Il la jetait hors d’elle. Et en cela, non, Irina n’avait rien à envier à Elerinna, si son souhait était d’avoir à ses côtés un amant absolument dévoué, dont la foi ne souffrait d’aucune faiblesse, qui resterait là, toujours, immuable et inchangé, comme un objet familier et rassurant. Parce que ce n’était pas ce qu’était Léogan, ni la plupart des hommes – à qui pouvait-on demander sans scrupule de se donner entièrement, comme un objet malléable et sans vie ?

Il y avait des moments pénibles où Léo avait l’impression de n’être rien de plus que cela, d’être utilisé, que sa force ne lui servait pas à lui-même, qu’il déversait tout son fluide vital dans les veines d’une autre, et cette perspective l’anéantissait.
Il aurait souhaité qu’Elerinna s’aperçût de ses détresses passagères et de son malaise généralisé, mais elle ne voyait rien, ou peut-être qu’elle ne voulait pas le voir. Les gens fragiles sont tellement pleins d’eux-mêmes et apeurés, parfois, qu’ils deviennent aveugles et sourds au reste du monde.

Bien sûr, Irina n’avait pas tort de lui renvoyer vertement l’offense, car il était vrai que Léogan ne vivait pas non plus pour lui-même, qu’ils étaient semblables, et qu’il débordait de mauvaise foi en la débusquant dans un terrier où il s’était logé lui-même, mais elle était passée à côté de certains détails qui distinguaient fatalement leurs existences.

Il soupira doucement, il sentit peser le corps de la jeune femme contre lui, ses bras plus serrés contre sa gorge, son visage et ses lèvres, plus proches de sa peau, plus engagés dans le creux de son cou et il frissonna. Il ne perdit pas son calme cependant et répondit d’un air détaché, vaporeux et lointain, qui agacerait peut-être Irina dont le désir était visiblement de le faire souffrir autant qu’elle avait souffert par sa faute.

« Cinquante ans, pour moi, vous savez, Irina, ce n’est qu’un battement de cil. Un moment, une pause, comme si j’arrêtais de respirer. Je ne lui donne qu’un instant de ma vie – je suis un vieil homme, pas vrai ? Quand je le déciderai, je remonterai la tête à la surface et je reprendrai mon souffle. C’est pour bientôt. Vous allez voir. »

Sa poitrine le piqua et se gonfla d’un enthousiasme rêveur et sauvage. Son visage sombre rayonnait d’une lumière chaude et cuivrée. C’était vrai, qu’il était lâche, qu’il avait été arrogant avec ses présomptions urgentes et injustifiées, il ne s’en défendrait pas, ça ne le débectait même pas qu’elle le pensât, ça n’avait aucune importance.

« A la différence de vous, je sais que ça va arriver. Je vais faire le choix de vivre égoïstement, moi. Pas maintenant, mais très bientôt, je peux vous le jurer. » dit-il, d’un ton sérieux et d’une inflexion féroce.

Il se détacha doucement de l’étreinte troublante d’Irina, se glissa entre ses bras avec la souplesse d’un chat et lui échappa furtivement. Agenouillé, les mains plongées dans le sable brûlant, il s’était enfin tourné vers elle et la regardait d’un œil noir et pénétrant. Le vent le faisait ployer, gonflait sa chemise et éraflait son torse, mais il restait campé sur ses appuis, comme une bête féroce, déterminé à éclaircir un peu ses actes maintenant qu’elle avait tout à fait perdu son sang-froid.

« Vous êtes vraiment quelqu’un de bien, murmura-t-il, d’un ton entre l’affection et la gravité. Vous ne ferez pas ce choix. Et c’est tellement triste. Votre vie sera misérable, dangereuse et brève. Comme pour la plupart des êtres humains. Pourtant, comme beaucoup d’entre eux, vous méritez tellement mieux. Et vous en voulez plus. Seulement vous vous interdirez toujours d’avoir ce que vous voulez, parce que, attendez, ah, dit-il, en élevant la voix, dans un petit accès de cynisme, vous êtes quelqu’un de bien ! Vous avez vos raisons morales, vous aimez les êtres humains, quoi que vous leur crachiez d’ssus à cœur joie, vous êtes forte, vous ne lâcherez rien, vous vous ferez mal. Les gens bien sont toujours malheureux, acheva-t-il, d’un ton péremptoire. Mon frère disait qu’ils étaient faibles, marmonna-t-il, entre ses dents, en tournant ailleurs un regard haineux et agacé. Je crois qu’ils sont forts. Et complètement cinglés… Le monde ne mérite pas leur sacrifice. »

Il sentait la tempête gronder et grandir derrière lui, et il y avait un monstre qui grondait et grandissait aussi dans sa poitrine, alors qu’il observait Irina, ses cheveux rouges et son corps qui paraissait encore plus délicat, débarrassé de cette tunique ample qui lui avait donné tant de tracas.

« Pour vous, n’ayez pas pitié de moi, dit-il, sèchement. Ma vie est déjà longue… J’ai conquis la plupart des terres que mon cœur a désirées. Et j’en ai bien profité. » ajouta-t-il, d’un ton goguenard.

Il ne prenait pas de plaisir particulier à se rendre détestable, mais c’était plus fort que lui. Son cœur battait à tout rompre sous sa poitrine. Il y avait quelque chose qui le mettait en colère, et ce n’était pas davantage son propre sort, pour une fois, que celui qu’Irina se préparait, avec le soin méticuleux des gens qui s’apprêtent à se suicider.

« Et contrairement à vous, je suis un enculé, vociféra-t-il, avec un sourire mauvais. Vous pouvez le dire : c’est vrai. J’ai un appétit incontrôlable, dans tous les domaines possibles, d’autant plus qu’il y a longtemps que je n’ai pas mangé à ma faim. Je vais l’assouvir, et je crèverai sûrement en le faisant. Je ne crois pas que ma vie aura été brève, et elle n’aura pas été misérable. Cet instant, dont je vous parle, que je vis et que je lui donne, c’est vrai, est méprisable. Vous pouvez le mépriser. Méprisez-le ! Mais ce n’est qu’un instant. Alors que vous, lâcha-t-il, en s’approchant soudain d’elle, les yeux chargés de tempête, vous, vous avez décidé de jouer au martyr toute votre vie – ça, c’est écœurant ! Putain, mais votre baratin, vous y croyez ? Qu’est-ce qui vous dit que vous possédez la vérité et que les autres non ? Qu’est-ce qui vous donne la certitude que vos jolies raisons morales sont les bonnes, qu’il n’y en a pas d’autres, que vous faites ce qu’il faut faire ? Tout ça… dit-il en reprenant hâtivement sa respiration, ça ne veut rien dire ! Et si vous croyez pas à toute cette ribambelle de bons sentiments, bordel, pourquoi vous ne vivez pas pour vous, plutôt que d’offrir tout ce que vous avez à des gens qui n’existent pas encore ou qui ne l’méritent pas ?! »

Les yeux de Léogan, tout à l’heure opaques et inexpressifs pour mieux se faire haïr, luisaient d’un éclat intense, cruel et douloureux. Il prit une profonde inspiration pour se calmer et détourna la tête, un rictus amer figé sur le visage. Il tremblait un peu, sans chercher à se contrôler, les battements de son cœur s’accéléraient et ralentissaient, en même temps que ses pensées planaient dans son esprit, comme un essaim d’oiseaux de passage – elles faiblissaient parfois dans le lointain, fades et tristes, et revenaient soudainement, toujours plus virulentes et plus écœurantes que dans ses proches souvenirs.
Il poussa enfin un soupir dédaigneux, qui ressemblait à un rire bref, et il secoua la tête en serrant les dents, ses cheveux noirs balayant son visage couvert de sable.

« Mais vous allez vous sacrifier quand même, hein ? demanda-t-il avec lenteur. Bordel, lâcha-t-il, férocement. C’est extraordinaire. »

Il ricana avec acidité, assez désagréablement pour lui comme pour elle, comme si ça lui sciait la gorge, comme si ça lui arrachait les cordes vocales.
Ça lui donnait presque envie de vomir.

« Extraordinaire. Tellement que vous me faites mal. »

Il prit nerveusement son bras dans une de ses mains et le massa douloureusement, en cherchant où poser son regard, si ce n’était sur Irina dont la vue l’enflammait de toutes les manières possibles.
Il tâcha de retrouver un semblant de calme pour paraître aussi persuasif que tout à l’heure, il respira profondément et finir par la regarder droit dans les yeux.

« Vous pouvez vous servir de moi, réitéra-t-il, avec fermeté. Aujourd’hui, et juste maintenant, parce que, c’est dégueulasse, mais c’est tout ce que je peux vous donner. Prenez-le et dépêchez vous. Vous n’avez pas de temps à perdre. Moi, j’ai choisi le moment où je devais arrêter de respirer, mais vous, maintenant, il faut sortir de votre apnée, alors prenez une grande inspiration, bordel. C’est douloureux et demain, vous allez le regretter pour tout un tas de raisons, mais ça je m’en fous, vous n’aviez qu’à avoir moins de scrupules. »

Il éclata de rire sauvagement et il eut alors l’impression de se débarrasser d’un poids qui pesait depuis quelques temps sur sa poitrine.
Quand il cessa de rire, pour la première fois depuis un moment, maintenant, il accorda un sourire doux à la jeune femme, un de ces sourires rares qui semblaient défier le monde entier, et qu’il concentra sur elle avec un préjugé irrésistiblement favorable, avec l’air de vouloir la comprendre autant qu’elle désirait être comprise, de croire en elle dans l’exacte mesure où elle aurait voulu croire en elle, mais ce sourire n’effaçait pas tout à fait le pli triste de sa bouche.

« Faites-le. Je tiendrai le coup, je vous dis. » murmura-t-il, d’un air espiègle, plus proche d’Irina que jamais, appuyé sur un genou et une main dans le sable, où il sentait que ses appuis étaient instables et mouvants.

Il se sentait un peu glisser mais il avait arrêté son visage à quelques centimètres de celui d’Irina, il respirait son odeur capiteuse et sentait ses cheveux rouges venir lui balayer le visage dans la tourmente. Il était peut-être complètement idiot, mais il assumait jusqu’au bout ce qu’il entreprenait ; il ne craignait pas ce qu’elle pouvait faire, parce qu’il avait décidé de l’accepter de toute façon. Irina l’avait assez troublé et étonné pour qu’il lui offrît cette chance.

« Allez-y, murmura-t-il paisiblement. Allez-y maintenant. »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 27 Juin - 3:41

Les yeux de Léogan étaient deux abysses d’obsidienne, deux flammes dansantes qui oscillaient entre plusieurs émotions qu’elle ne pouvait définir. C’était comme si lui-même ne pouvait se décider sur le sentiment qui prenait le pas sur les autres, comme si lui le premier était surpris du maelström qui faisait rage en lui. Pourtant c’était là le cadet des soucis d’Irina, très loin d’avoir laissé le feu qui la consumait tout dévorer sur son passage. Il semblait pouvoir penser qu’elle fonctionnait comme une tempête du désert, brusque un instant et douce le suivant, se laissant porter au gré de ses caprices et des colères de grande envergure mais de courte durée. Oh erreur. Il avait beau avoir l’expérience de décennies d’existence, il est peu probable qu’il soit prêt pour ce qui risquait de lui retomber sur le coin du museau. Car la prêtresse alliait l’explosivité à l’imprévisibilité dans un dangereux mélange, qui risquait de tout emporter sur son passage.
Soudain l’impertinent se mit à rire de bon cœur, ce qui ne manqua pas d’assombrir l’expression déjà sévère de son interlocutrice. Elle avait une furieuse envie de lui coller son poing dans la figure, de l’insulter jusqu’à ce que les jurons se tarissent, avant de le forcer à lui expliquer ce qu’il y avait de drôle. En fait c’était sûrement cette attitude moqueuse qui la rendait plus folle que tout le reste réuni. Parfois dans les recoins de son expression hilare il y avait un petit regard condescendant, ce même genre de regard paternaliste et insupportable qui lui signifiait qu’elle n’était qu’une enfant à ses yeux. C’était toujours pareil avec les sindarins et les races séculaires en général... Ils étaient toujours persuadés que parce qu’ils vivaient plus longtemps, ils étaient supérieurs. Putain d’arrogants ! Avec frustration, Irina suivit le soldat en dehors de leur abri de fortune, calmant Hazard  qui n’était pas rassuré par le sale temps… bien qu’en réalité un tumulte encore plus violent tourbillonne dans sa poitrine. Murmurant quelques paroles de réconfort à l’oreille de son étalon, Irina essayait de se calmer par la même occasion. Elle ne pourrait oublier la rage et la révolte qui fourmillait en elle, néanmoins il fallait bien qu’elle redescende en pression sous peine de commettre un meurtre.

Cet homme croyait s’en tirer. Qu’il le pense donc, et qu’il baisse sa garde… elle l’attendrait au tournant, tapie dans un recoin invisibleà son regard, elle saurait attendre son heure comme un bon prédateur, avant de finalement lui tomber dessus pour ne plus le laisser s’échapper. Il ne se déroberait pas, il ne se déroberait plus. Il serait atteint et étreint. Pris dans une toile éthérée et invisible dans laquelle il n’avait pas encore conscience d’être tombé. La vipère se ferait arachnée s’il le fallait, mais il était hors de question qu’il ait l’occasion de se glorifier de son triomphe ridicule. Elle effacerait ce sourire victorieux de son visage, coûte que coûte, quitte à commettre une folie. Et des folies, pourquoi n’en commettrait-elle pas, au fond ? Pourquoi devrait-elle se contenter de regarder vivre les autres, se barricadant dans la mesure et l’équilibre ? Pourquoi ne pourrait-elle pas simplement oublier tout le reste, et suivre le seul conseil à peu près censé que lui avait donné Léogan ? Ils étaient là pour se libérer, respirer sans contraintes, oublier leurs inhibitions et leurs chaînes. Faire semblant, n’était-ce pas là son expression ?
Le léger tressaillement qu’il lui fut possible de sentir à travers son étreinte la fit sourire. Un rictus mauvais et satisfait à la fois apparut sur ses lèvres, bien que le bien-fondé de ce dernier ait de quoi laisser pantois. Irina qui s’enorgueillissait de faire de l’effet à un homme ? Eux, ces créatures hideuses qu’elle avait toujours fuis depuis toujours, non par manque de soupirants, mais par dépit et mépris du genre humain ? Oui, on peut dire qu’en ces terres arides, rien ne semblait tourner rond, désormais… et les choses n’étaient pas prêtes de s’arranger, puisque Léogan ne se déroba pas aux barreaux de cette cage de chair. Le fait est que malgré son total manque d’expérience en la matière, Irina savait repérer les signes physiques trahissant les émotions. Le corps masculin sembla se tendre tout entier, comme une proie à l’affut de la morsure fatale. Bien sûr elle ne pouvait voir l’expression du visage du malandrin, mais elle l’imaginait sans peine… hébété et comme hypnotisé par la peur qui suintait de chacun de ses pores. Elle nota aussi l’habileté avec laquelle il la refoula, même si cette dernière était toujours aussi délicieusement palpable. Il avait pas mal de sang-froid, il fallait bien le reconnaître. Elle sourit encore, sa joue chaude contre la nuque du brun. Il restait digne et se contrôlait, mais son cœur battait à tout rompre, elle le sentait  à travers sa jugulaire pulsante. L’adrénaline venait de monter d’un cran. Bien. Les hostilités allaient donc pouvoir poursuivre… Dans un tout autre domaine.

Les jeux d’esprit étaient donc lancés… et malgré le calme passif dont faisait preuve Léogan, Irina pouvait presque jurer entendre le vacarme de pensées qui s’entrechoquaient sous son front. Pourquoi faisait-elle tout cela ? Pourquoi changeait-elle si brusquement d’avis, et surtout de façon aussi radicale ? C’était une question qu’il était en droit de se poser. Bien que la réponse elle, soit bien plus complexe. Peut-être aussi parce qu’il y en avait plusieurs possibles, et toutes aussi vraies. Par vengeance. Par défi. Par colère. Par curiosité. Par envie. Laquelle retiendrait-il au final ? Ce n’était pas ce qui lui importait. Irina ferma les paupières à son tour, ignorant les rafales qui charriaient toujours du sable. Ici le vent était plus agressif, cependant ils restaient toujours relativement protégés de la vraie danse sifflante qui serpentait à travers les étendues planes du désert. Tout au plus prenaient-ils un peu l’air, pas de quoi s’affoler puisque maintenant les chevaux ne craignaient rien. Avec une faim qu’elle ne s’expliquait pas, Irina savoura l’instant dans sa violente intensité, dans la rudesse de ce qui le rendait unique en son genre. L’odeur musquée et terrienne qui se dégageait du haut gradé envahit ses narines et manqua de la faire frémir, prise par surprise. Elle n’avait pas souvenir d’avoir déjà senti un homme aussi près pendant aussi longtemps… du moins volontairement. Pourtant c’était mystérieusement appréciable. Agréable, même. Ce qui était pour certaines une évidence était pour elle une découverte, aussi risible que ce soit. De plus la chaleur de la peau hâlée contre la sienne semblait la brûler comme un fer chauffé à blanc. La prêtresse n’eut pas le temps de comprendre si c’était dû à la chaleur ambiante, ou bien si c’était autre chose… Car la relance tardive du compliment la fit hausser un sourcil. Sous l’étonnement sa prise se fit un peu moins serrée, sans qu’elle ne démorde de sa position. Le menton posé sur l’épaule de Léogan, elle était plutôt confortable.

L’espace d’un instant elle se demanda ce qui lui prenait et ce qu’elle foutait là. Un éclair de raison clairsema son esprit confus, déchirant le ciel de ses appréhensions, zébrant ce qu’il restait de toutes ses hésitations. Comment réagirait-il si elle continuait sur cette pente glissante, qui menait tout droit à… à… seule la déesse savait où ? Dieux… elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle faisait ni de à quoi tout ça allait mener. Seulement cette vive sensation de se laisser complètement transporter par l’instinct était si grisante qu’il lui était difficile de réfléchir avec clarté. L’adrénaline lui incendiait les veines tandis qu’enfin Léogan se tourna pour lui faire face, et pourtant son appétit n’était pas encore repu par cette drôle d’initiative. La peau malmenée par le soleil manqua de retranscrire sa gêne, sa peau déjà rosie par la température lui sauvant temporairement la mise.
Comme figée, Irina avait regardé la main de Léogan effleurer sa peau claire d’un toucher léger et presque doux. Ce n’était sans doute pas son intention première, mais il semblait répliquer à sa passion avec ce qui ressemblait étrangement à de la tendresse… Ce qui était plutôt déroutant. Ou peut-être que tout était déroutant pour quelqu’un qui ne savait pas du tout comment s’y prendre. D’un autre côté, faute de repères, la jeune femme cherchait des réponses chez son compagnon de voyage, qui ne lui dévoilait pas grand-chose. Ou alors elle était trop obtuse pour le voir, ce qui n’était pas impossible. La crainte qu’il avait ressentie plus tôt s’était quasiment éteinte désormais, même  s’il devait sûrement rester encore quelques miettes de méfiance quant à ses intentions. Ce serait vache de le blâmer pour ça, c’est vrai. Retenant un soupir, la rouquine s’empêcha de baisser le regard.

Elle n’avait pas de regrets et n’avait pas non plus de raisons d’avoir honte de son geste, alors elle lui fit face tête haute; ses yeux de jade brillant d’une silencieuse espièglerie, bien que le sable mêlé à ses longs cils lui donne des airs de poupée fragile. Elle n’avait pas la beauté sans défauts d’Elerinna, mais ses traits reflétaient tout de même quelque chose de délicat et intouché, quelque chose d’intemporel peut-être. Dans son regard hanté de nombreuses émotions passaient très vite. Ce n'étaient que diverses teintes fugaces et subtiles, dont elle ne se rendit pas compte car elle se noyait dans la noirceur enveloppante des prunelles adverses. On pouvait sentir qu’elle n’était pas dans sa zone de confort mais qu’elle faisait l’effort de jouer le jeu en se montrant telle quelle était. Une femme comme tant d’autres. Simple mais contradictoire. Monstrueuse, impitoyable, impatiente et tyrannique. Brute et imparfaite comme une pierre qui n’aurait jamais été polie. Irina déglutit. Elle était incapable de se faire livre ouvert, mais au moins elle avait réussi à ne pas cadenasser son contenu, ce n’était déjà pas si mal.
Pendant quelques minutes, elle ne bougea pas. Ses bras croisés autour de Léogan bougeaient tout doucement au gré de leurs respirations, tandis que son regard suivit celui du sindarin jusque dans le lointain. Cette surprenante quiétude la désarma, lui faisant oublier le côté impromptu de ce contact sortant clairement de l’ordinaire. Bien des questions sans réponse naissaient déjà à ce propos… des questions qu’elle s’empressa de clore dans un coin reculé de sa tête. Plus tard, elle aurait tout le temps d’y réfléchir. Elle inspira profondément, laissant son souffle se perdre lentement contre la peau dorée non loin. Ce fut finalement la voix grave de Léo qui la fit redescendre sur cette terre écarlate. Il semblait pensif et hum déçu ? Ses paupières s’ouvrirent et se fermèrent plusieurs fois, papillonnant tandis qu’elle réfléchissait. Cette espèce de trêve étrange était-elle une façon de se rabibocher comme deux enfants qui seraient allés trop loin dans leur dispute ? Elle rit tout bas, sans trop savoir pourquoi.

Intérieurement l’idée qu’il reparle d’Elerinna avait tendance à mettre sa patience à rude épreuve. Lui être comparée ne pouvait décemment être pris comme un compliment. En outre, il pouvait bien la traiter d’égoïste, mais il ne lui viendrait pas à l’esprit de gâcher le moment en parlant du sujet qui fâche. Pour elle ils avaient déjà discouru suffisamment là-dessus sans avancer d’un iota, alors pourquoi continuer de s’acharner pour de si piètres résultats ? C’était tout bonnement absurde. De plus il serait temps qu’il comprenne que tourner en rond n’était pas vraiment la meilleure méthode pour passer à autre chose. Et elle qui croyait qu’il existait une règle tacite empêchant les hommes trop bavards de parler d’autres femmes… Elle soupira et répondit sur un ton qui ne laissait percer le vrai fond de ses pensées.


« Bien, vous n’êtes pas son amant. Ça tombe bien, je suis du genre égoïste. »

Oui, elle était disposée à enfin le croire, malgré le choc certain que suscitait cette réalité éventuelle. Sa vision étriquée et surtout inexpérimentée était trop limitée pour vraiment pouvoir comprendre. S’il n’y avait rien de charnel entre eux tel qu’il le prétendait, alors pourquoi restait-il aux côtés d’une femme pareille ? Tout ça lui paraissait de plus en plus bizarre. Il aimait souffrir, vraiment… c’était la seule explication plausible. Tournant le visage vers lui, Irina l’observait sans se cacher. Ce n’était pas tant qu’elle cherche à percer le mensonge, c’est plutôt qu’elle nageait dans l’ignorance et cette frustration menaçait de la submerger à tout instant. Pensive, elle prenait en compte ce qu’il venait de dire et entreprit de réfléchir à voix haute, comme pour partager ce que lui évoquait sa dernière remarque.

« J’ai hâte de voir cette grande inspiration, alors. M’enfin si cinquante ans ne sont pour vous qu’un battement de cil, alors que représente ce voyage ? Une particule infime des pavés que vous foulez ? Une petite brise chaude sur votre visage ? »

Son ton était calme maintenant, trainant et chaud. Il n’y avait pas de reproche dans ses paroles,  mais une certaine nostalgie s’en dégageait sur certaines notes. Son regard dériva sur Exanimis à sa main, et elle retint un petit sourire sarcastique. Parfois lorsque le démon décidait de la tourmenter, ou simplement lorsqu’il semblait baisser sa garde, une nuée de souvenirs lui parvenait parfois, aussi piquants qu’une myriade d’essaims vengeurs. Alors elle se voyait revivre le passé à travers ses yeux, revivant une existence qui ne lui appartiendrait jamais pleinement, et qui pourtant était aussi la sienne. Ensuite venaient quelques pics de douloureuse plénitude aux côtés d’Anima, des moments précieux qui soulevaient sa poitrine d’un amour si transcendant et si ardent que sa poitrine manquait d’exploser. Enfin venaient la stase et l’oubli lors de l’exil, dont l’abîme révoltant engloutissait tout de noir. Elle sentait parfois cette prison des années immobiles sans la vivre, et cette expérience la laissait toujours perdue et intriguée sur ce qu’on éprouvait de l’autre côté du miroir.
Toutefois il y avait quelque chose d’autre dans les yeux de Léogan. Il semblait incrédule, révolté, dégoûté… le tout dans un mélange chaotique qui ne l’aidait pas à faire le tri dans ses idées. Il virevoltait entre accusations péremptoires, provocations inutiles et  un profond cynisme dans un ballet disparate, avant de revenir au point de départ pour on ne sait quelles raisons. Irina ne savait quoi penser de cette oscillation incessante. Il recommençait à jouer le salaud sur de son fait, le petit con qui ne risque de s’étouffer avec sa propre perspicacité. Au fond tout cela était seulement le fruit de son exigence stupide… son exigence à voir tous les êtres humains vivre leur vie égoïstement, ou plus exactement sans destination précise. Pourquoi était-ce si dérangeant de voir que certains avaient déjà un but bien précis en tête ? Tous devaient mourir un jour ou l’autre, alors pourquoi ne pas prendre le risque d’atteindre ce qu’on veut le plus au monde, quitte à échouer ? Et puis pourquoi semblait-il si sûr qu’elle voulait se sacrifier ? Oui c’est vrai qu’Irina y était prête, mais de là à programmer de donner sa vie, ce n’était pas la même chose. Sa voix était exaspérée et coupante, ses yeux exaspérés se levant au ciel.

« Oui, vous êtes un bel enculé, nul doute là-dessus. Et un enculé qui a les idées fixes, en plus du reste.  Mais ne me sous-estimez pas. Je suis une emmerdeuse comme vous n’en avez jamais vue. Je n’ai pas l’intention de mourir demain ni dans un futur proche. En fait je pense avoir encore de longues années devant moi, pour le meilleur comme pour le pire. J’ai toujours fait en sorte de rester en vie et je continuerai encore autant qu’il le faudra. Me laisser mourir ou planifier une mort cela demande un égocentrisme et un sens du drame dont je manque cruellement. Mon art c’est la danse, pas le théâtre... Donc arrêtez vos jérémiades de gamin, à ne pas savoir si vous devez rire ou en pleurer de celles qui jusqu’à preuve du contraire sont mes décisions. » Une nouvelle fois elle se redressa sous l’agression, se tenant si près de lui que leurs nez se touchèrent à plusieurs reprises à cause de leurs vociférations mutuelles. Elle n’avait pas peur de quoi que ce soit, et encore moins de lui. Et cela restait vrai même s’il était diablement viril avec son rictus de panthère couverte de poussière d’or, la crinière noire volant dans tous les sens. Concentrée sur ce qu’il venait de dire, Irina avait presque à ignorer ce fait, ainsi que la troublante proximité qui les unissait. Presque. Pas assez donc. Ses yeux dérivaient dangereusement sur la silhouette masculine, même si fort heureusement son cerveau arrivait encore à tenir la route. Pour l’instant. Sourcils froncés et l’air grave elle se retenait farouchement à ce qu’il lui restait de résolution… soit un certain humour un peu foireux, même si elle ne savait pas elle-même comment elle en était venue là.

« À force de dire des choses comme ça, je vais finir par croire que ma présence vous est si indispensable que vous la déplorez déjà à l’avance… bien que je n’aie pas encore joué de mes charmes. Nous sommes dans le désert donc ce n’est pas vraiment problématique ici, mais je finirai par ne plus passer les portes, et croyez-moi je n’ai pas prévu de mourir en m’encastrant la tête dans un mur. » Elle rit à nouveau, contre toute attente. Pourquoi ne lui sautait-elle pas à la gorge ? Peut-être pour les même raisons qu’il ne cessait de la provoquer et de la pousser à bout. Esprit de contradiction, quand tu nous tiens... L’ironie perçait dans chaque mot.

« Pour le reste… Je vous emmerde, sieur Léogan. Mes raisons… eh bien ce sont les miennes, justement. Donc je me fiche de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises, ni même si votre altesse royale le cul pincé se sent de les approuver. Et puis est-ce que je viens vous demander pourquoi vous restez auprès de cette harpie délavée, alors qu’il y a tellement mieux ailleurs ? Oh et puis merde. » L’attirant soudainement jusqu’à elle, Irina pressa ses lèvres contre les siennes dans une tentative instinctive de le faire enfin taire pour de bon. Néanmoins sa frustration se déversa dans ce geste impulsif pendant quelques secondes à peine, ce qui lui fit rapidement lâcher prise. Un peu tard, puisqu’il était sur elle, maintenant. Se rendant compte de ce qu’elle venait de faire, elle déglutit mais ne se rétracta pas. Ce ton impérieux qu’il prenait pour la pousser à aller de l’avant et se ‘servir de lui’ l’irritait au plus haut point. Crétin. Un sursaut de fierté la rendit plus hardie et plus fière qu’elle ne l’était vraiment, ne fusse que parce qu’en d’autres circonstances elle devrait être paralysée par l’appréhension à l’heure qu’il était. « Ici et maintenant, hein ? Et qui a dit que je m’en contenterais ? Ça ne vous fait pas peur d’avoir une psychopathe aux trousses ? » C’était de l’esbroufe bien sûr, mais ça il ne pouvait pas le savoir… Ou alors il s’en fichait complètement… ce qui n’en était pas moins inquiétant. Se sentant défiée par ses manières provocatrices, et le jugement embrumé par l’odeur de thé qu’il exhalait encore, Irina sourit sincèrement, espiègle. « Bon sang, arrêtez de me donner des ordres… » Se hissant alors sur les coudes, la rouquine couvrit la distance qui les séparait et enlaça sa nuque pour l’embrasser à nouveau, dans une belle infusion de passion parfumée d’une pincée de maladresse.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 28 Juin - 5:43

Oh, nom de dieu, ça lui avait manqué. Combien de temps s’était-il tenu écarté de cette folie euphorisante, qui à cet instant brûlait dans les yeux d’Irina, se jetait furieusement dans lui et lui électrisait tout le corps ? Combien de temps avait-il supporté l’ombre et le silence, cette demi-vie cousue d’attente et recousue de privation ?
Combien de temps ?
Cinquante ans, ce n’était pas grand-chose, pas vrai ? Allons, en prenant un peu de recul, qu’était-ce qu’un demi-siècle ? Une poussière dans l’œil du monde. Allons. Mais, c’était si frustrant, si frustrant, et il avait tellement soif, il avait tellement faim, aujourd’hui, maintenant, chaque jour, tout le temps… Absolument tout le temps.
Et pour combien de temps encore ?
Ce n’était plus supportable. Il lui semblait qu’il pouvait faire tellement de choses, et qu’Irina aussi, peut-être même davantage, il lui semblait que s’ils se laissaient faire, plus rien ne serait impassable. Ils pourraient attraper les nuages, se rendre minuscules ou devenir gigantesques et atteindre les astres les plus lointains, stopper d’un doigt la course de la terre, voyager n’importe où dans l’espace et le temps, se rendre invisibles, percevoir d’autres mondes et même appeler les morts, ils pourraient dire non à tout ce qu’ils n’aimaient pas, ressentir et mourir.

Elle, flamboyante dans les voiles rouges de ses cheveux, parlait d’amant, d’inspiration, d’éphémère et de battements de cils avec une ironie mordante. Le cœur de Léogan rata un battement au moment où elle prononça le mot « égoïste », un frisson passa sur son échine, et il se sentit prêt à lui appartenir un instant, si elle voulait bien se donner à lui. Elle n’était pas dupe. Si elle ne voyait pas clair dans le beau galimatias que lui servait Léogan, elle avait compris qu’à l’évidence, il ne fallait pas prendre sa parole pour argent comptant, sûrement parce qu’elle était aussi versatile et changeante que son caractère.
Elle savait peut-être, au fond d’elle, que l’indifférence acide du Sindarin sur les cinquante ans qu’il avait passés à Hellas regorgeait de mauvaise foi, elle l’avait peut-être senti, c’était très possible – il n’était pas bon menteur.

Mais ses veines devenaient volcaniques. C’était du feu qui battait dans sa jugulaire à présent, qui distillait un poison savant dans sa cervelle et qui affolait toute sa perception.
Léogan grinçait des dents, le visage à quelques centimètres de celui d’Irina, qui rougissait à mesure qu’elle vociférait, et dont les yeux pleins d’ondes marines s’agrandissaient à chacun de ses battements de cils. Il souriait avec une satisfaction sauvage. Difficile de dire qui de lui ou d’elle devait se sentir le plus en danger. Il savait parfaitement ce qu’il faisait et elle, elle avait tout pouvoir, elle était infiniment libre, et donc infiniment imprévisible – c’était terrible et excitant.
L’attente devenait de plus en plus insoutenable. Oh, approche-toi, fais-le, fais-le au moins pour toi, je ne pourrais plus tenir très longtemps.

« Oh… Si perspicace… » siffla-t-il, en esquissant un sourire sardonique et en regardant Irina par-dessous, si près d’elle qu’il sentait son souffle enivrant sur ses cils noirs.

Les Sindarins de Canopée n’estimaient pas Léogan beaucoup mieux qu’un jeune Terran crasseux, et malpoli avec ça. Alors autant dire que de la fierté de créature multicentenaire, il n’en avait pas à revendre. Seulement, c’était un prétexte bien pratique pour s’extirper de toute sorte d’accusation de lâcheté ou d’inertie, à l’occasion. J’ai trois cents ans, alors foutez-moi la paix, bordel. Pauvre Léo, c’était bien piteux. C’est toi tout craché.
Il ne se sentait pas supérieur à Irina. Il n’avait pas la prétention d’être devenu plus sage en trois siècles qu’elle en trente années d’existence – d’ailleurs il ne croyait ni en la sagesse, ni en la vérité, alors que pouvaient bien lui octroyer cette vie cent fois plus longue, que le pouvoir de ne s’attacher à rien ? Il était libre, c’était tout, malgré les apparences ; en tout cas, il voulait se le répéter, le croire, et agir comme si – qu’est-ce que ça lui coûtait ?
Il n’avait pas l’impression d’être plus âgé qu’Irina, il avait même parfois le sentiment de n’être qu’un gamin stupide à qui on aurait soumis un problème mathématique insoluble, et qui resterait dans une éternité de vertige qu’un professeur viendrait soudain couper d’un ton cassant. Il n’arrivait pas à la comprendre ; ça l’agaçait, ça l’énervait. Habituellement, c’était si facile. Pourquoi lui échappait-elle sans cesse, chaque fois qu’il croyait la voir telle qu’elle était vraiment ? Il avait l’impression de tourner en rond comme un fauve en cage. Ses doigts s’enfonçaient dans le sable, de part et d’autres des cuisses d’Irina, comme dix griffes impatientes.

Elle persiflait encore, ses yeux de chat qui feule étaient brillants, fendus et vibrants de couleurs, d’éclats et de lumières, son visage d’enfant furieuse, égrenant des nuées de poussière dorée, se cognait férocement contre celui de Léogan, sans pudeur ni retenue – et le concept de frontières personnelles n’avait jamais eu moins de sens.
Il voyait qu’elle n’était pas indifférente à lui, il voyait que son regard se perdait quelques fois dans ses yeux, dans ses cheveux, dans sa gorge et sur sa poitrine, et il s’enflammait de manque, de désir et de satisfaction. Il ne cachait pas ses propres regards, qui suivaient les courbes discrètes et félines d’Irina, remontaient le long de ses bras diaphanes, s’égaraient dans les plis de sa blouse blanche, et s’emmêlaient dans ses cheveux rouges où ses rétines s’embrasaient. Sa poitrine tambourinait sauvagement, et il ne pouvait pas s’empêcher de vociférer à son tour, le front plaqué contre celui de la jeune femme.

« Ah, ça, je vous le fais pas dire ! Vous êtes nulle, pour les effets dramatiques, s’exclama-t-il, avec un rire moqueur et vengeur, tout en se rappelant la petite tirade qu’elle lui avait faite, tôt dans la matinée, sur les diverses manières qu’elle pourrait employer pour l’assassiner. Ou alors j’ai un sérieux problème avec le théâtre, nuança-t-il, un sourcil levé de dérision. Je vous aime mieux comme ça. Vous êtes plus réelle. Mais il y a bien des manières de se sacrifier, la mort, ce n’est rien que la dernière extrémité – et pas forcément la plus glorieuse, comme vous l’avez fait remarquer. J’vous empêcherais pas de porter votre croix, si ça vous branche à ce point, vous en faites pas, sainte Irina. C’était juste une remarque. Faites-en ce que vous voulez. » dit-il d’un ton acide, qui feignait en vain la paresseuse indifférence.

Et puis elle le surprit tout à coup avec une plaisanterie ridicule qui l’hébéta un instant, et à laquelle il ne put s’empêcher de rire avec elle, les sourcils levés d’étonnement, tant cette situation, soudain, lui apparaissait absurde, frénétique, démentielle.
Il secoua la tête, troublé, et passa une main dans ses cheveux. C’était vrai qu’il s’emballait vite, et sans raison particulière. C’était vrai. Irina était bien en droit de s’interroger sur tout ce déferlement émotionnel qui la touchait, mais Léo lui-même avait bien de la peine à y trouver quelques raisons satisfaisantes. Il avait simplement donné une impulsion, par fascination et par caprice, le reste lui échappait totalement. Il savait ce qu’il fallait faire, mais il ne comprenait pas bien pourquoi il le faisait, et il restait même abasourdi qu’Irina ne l’eût pas brutalement refoulé.
Déconcerté, avec une légèreté bizarre, il rit encore de l’insulte truculente qu’elle lui cracha au visage, puis de l’invective qu’elle réserva à Elerinna, et il la contempla d’un regard agrandi, brûlant et halluciné.
Et tout à coup, enfin, alors que Léogan se perdait avec jouissance dans cet océan de folie et d’absurdité, elle l’attrapa par surprise, le tira brutalement vers elle et l’embrassa avec une ardeur courte et sulfureuse. Le temps de réaliser ce qui lui arrivait, de sentir son cœur tournoyer sur lui-même comme une toupie, et de fondre finalement sur elle, le corps délesté de toute cette tension qui le retenait en arrière, et Irina s’était détachée de lui. Il lui donna un coup d’œil étonné et s’arrêta, le souffle coupé. Il lui avait saisi un bras et une épaule, sa prise se relâcha doucement alors qu’elle déglutissait, et il sentait sous ses doigts le sang qui rossait cette peau claire, où s’imprimait la marque de ses mains brûlantes.
Elle profita de son instant de surprise et d’hésitation pour lui envoyer une nouvelle pique pleine de fiel et d’un soupçon de passion qui le fit sourire avec un enthousiasme narquois. Il se sentait léger. Alors il fanfaronna d’un ton insouciant et bravache :

« Peur ? Non ça ne me fait pas peur. Et alors, du coup, qui serait indispensable à qui ? railla-t-il, comme un feulement espiègle. Ne me donnez pas de mauvaises idées, je ne suis pas sûr de savoir m’en contenter non plus, je suis un grand maniaque, moi aussi. »

Il avança sur elle souplement, avec un rictus carnassier, et la força par jeu à se ployer un peu en arrière, en se couchant presque sur sa poitrine, ses cheveux noirs effleurant légèrement le visage de la jeune femme sur lequel il se penchait.

« Je suis là pour vous aujourd’hui, mais je ne donne pas ma parole pour les autres jours, murmura-t-il, très sérieusement, les yeux durs et brillants. Ma parole ne vaut pas grand-chose de toute façon. Je ne veux pas parler de demain. »

Il préférait être clair sur ce point, même s’il sentait qu’il aurait terriblement aimé entamer une relation sérieuse avec elle. Le futur était traître et leurs sorts contradictoires. Il aurait voulu être là pour elle, ce jour-là, le lendemain, et tous les autres jours, mais il se connaissait trop bien, et il avait trop douloureusement conscience de leur situation pour donner son aval à ce genre de perspective idéaliste. Sa mâchoire se serra un peu, ses sourcils se froncèrent avec souci – non, décidément, il ne voulait pas parler de demain.
Irina, elle, lui souriait avec une sincérité qui le ravissait doucement, et puis elle lâcha avec un agacement révolté, « Bon sang, arrêtez de me donner des ordres. », et avant que Léo ne pût en rire comme d’une plaisanterie joyeuse, elle combla la distance qui les séparait et reprit l’avantage sur lui. Ce baiser-là fut plus long et plus puissant, plus assumé et plus enivrant. Sa bouche avait un goût piquant et sucré, un goût rouge, son haleine avait une odeur incendiaire. Léogan ferma les yeux en sentant les mains de la jeune femme se placer maladroitement sur sa nuque, et il frissonna, alors qu’un petit rictus amusé se dessinait sur ses lèvres qui épousaient néanmoins celles d’Irina avec une avidité insatiable.
Il la sentait tendue dans sa sensualité, ses lèvres étaient dures et fermes, son visage était doux, mais nerveux, et il comprit instantanément quel effort elle avait dû faire sur elle-même pour avancer vers lui. Il inspira profondément et prolongea le baiser en l’étreignant contre lui. Une de ses mains remonta sur l’échine de la jeune femme, passa doucement sur sa nuque moite, massa le début fin et soyeux de son cuir chevelu, à la base de son crâne, avant de plonger ses doigts dans cette chevelure rouge où il avait rêvé de se brûler.
Lorsque l’oxygène commença à leur manquer et qu’ils se séparèrent, à bout de souffle – quel dieu crétin avait bien pu décréter qu’on aurait besoin d’air pour survivre ?! – Léogan frotta son visage contre celui d’Irina et coula doucement vers sa clavicule en respirant son parfum électrique et naturellement fruité. Il pensa à l’ordre qu’il lui avait assené tout à l’heure, dans le trouble de chaleur, d’odeurs et de battements indécis qui étreignait son corps, enveloppait celui d’Irina, et s’abreuvait de la confusion propre à la jeune femme. Faites que ça se passe. Servez-vous de moi. Faites ce que vous voulez. Allez-y maintenant.

« C’était le seul ordre que j’avais vraiment à vous donner. Les autres, c’est que des conneries. » ricana-t-il, le visage enfoui dans le cou de la jeune femme, et sa respiration se perdit près de son oreille.

C’était à peu près sa façon de concevoir son rôle de colonel, d’ailleurs – quelle belle farce, tiens. Lui, colonel, ah !
Il passa ses jambes de part et d’autre des cuisses d’Irina et posa doucement son front brûlant contre sa tête. Ses cheveux s’emmêlèrent à la tignasse décoiffée de la jeune femme, il la regardait d’un œil noir et perçant, où flottaient quelques rêveries fantomatiques. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il le croyait prêt à tout arracher sur son passage pour en sortir, à tout moment. Le regard irisé d’Irina, vert et transpercé de rayons dorés, allumait un grand feu dans son ventre, mais il décida de prendre un peu patience, pour ne pas la brusquer, et il caressa lentement ses bras, enroulant ses doigts autour du bracelet d’obsidienne qui ceignait son biceps, avec une fascination presque enfantine, puis il suivit le dessin bleu de ses veines jusqu’à ses poignets. Il prit enfin ses mains, blanches, frêles, mais d’une imperfection rêche, dans les siennes et les porta à ses lèvres. Il respira longtemps leur parfum particulier, qui éveillait pour ses sens à vif l’image d’un océan de végétation, ou d’une jungle luxuriante de plantes douces et mortelles. Il embrassa ses doigts avec une précision et une lenteur diaboliques, puis il l’attira puissamment vers lui, pour combler le vide brûlant qui les séparait.
Ses yeux se noyèrent dans le regard d’Irina, et les mots se bousculèrent dans sa bouche, sans qu’il pût tout à fait les réfléchir, ni même les retenir :

« Je voudrais vous écouter parler pendant des heures et des heures, je ne vous interromprais pas, je serais juste là, j’aimerais essayer de comprendre… Comment vous faites pour… murmura-t-il, le regard un peu égaré, sans pouvoir trouver le mot juste, et puis abandonnant d’un battement de cil ennuyé. Et en quoi ce serait si différent du sacrifice, et ce que ça vous apporte à vous, Irina, parce que je ne comprends pas. Je ferais de mon mieux. Ce n’est pas une histoire d’approuver ou de refuser – vous faites ce que vous voulez. Vous faites ce que vous voulez. C’est ce qui vous rend si belle. Pour une emmerdeuse de première catégorie, ne put-il s’empêcher de préciser. Ou ce qui me fait tant d’effet chez vous. Parce que je vous aime bien, au fond, vous savez ? »

Il lui sourit plus sincèrement que jamais, malgré le doux euphémisme qu’il venait de prononcer, mais ses yeux se fendirent bientôt d’un éclat goguenard, il enroula une des mèches enflammées d’Irina autour d’un de ses doigts, et tenta de l’agacer en la tirant d’un petit coup sec vers le bas.

« Mais remettons ça à plus tard, commanda-t-il d’un ton espiègle. Je crois que tous les deux, on peut faire bien mieux que ça pour l’instant… Moi en tout cas, j’en meurs d’envie. »

Une expression affamée passa sur son visage. Il se pencha à son tour sur elle, en posant ses mains sur ses deux épaules, et l’embrassa d’abord doucement, en passant l’un de ses pouces sur la clavicule osseuse de la jeune femme, qu’il massa lentement. Il avait si chaud qu’il s’imaginait que ses vêtements venaient à prendre feu au contact de sa peau – il croyait brûler. Quelque part, au fond de lui, il voulait le dire à Irina, et surtout lui communiquer un peu du feu qui l’incendiait en dedans chaque fois qu’il la touchait. A la place, il la poussait peu à peu en arrière et la serrait étroitement contre lui, il explorait ses lèvres de la pointe de sa langue, puis une canine en l’embrassant plus fermement, une langue jumelle, et bientôt la courbure d’un palais.
Il finit par la relâcher après un petit morceau d’éternité sur la dune de sable, quasiment couché sur elle, et se soutint d’un bras pour la contempler avec amusement, en balayant ses cheveux noirs d’un geste agacé de la main. Il la regarda dans les yeux, un sourire tranquille au coin des lèvres, et leva un sourcil.

« Salut. »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 28 Juin - 11:21

Ses sens s’affolaient. Il lui semblait voir chaque détail et chaque infime partie de Léogan jusque dans ses moindres imperfections, sans pour autant que ces détails ne ternissent son étrange fascination. Elle était douloureusement consciente de sa présence, de son aura, de son corps tout entier, suspendu si près du sien. Sa proximité était brutalement réelle la prenait à la gorge comme une odeur trop vive, aussi il lui était impossible de l’ignorer. C’était comme un coup de poing en plein milieu de la figure, comme si cet homme avait décidé de se joindre à la chaleur infernale pour l’assaillir aussi et harceler son esprit d’idées dont elle ignorait le fondement. Il était comme une drogue subtile et délectable qui l’empêchait de raisonner normalement, brouillant progressivement ce qui restait de ses appréhensions. Ses yeux voyageaient avidement, manquant de la honte qui était réservée à sa pudeur naturelle. Pourtant sa conscience était muette face à ce qui en soi était un manquement à ses résolutions. Cette dernière était inscrite aux abonnés absents, brillant par son inutilité au moment où elle aurait besoin de reprendre pied. Mais le voulait-elle seulement ? Il serait si agréable de se perdre dans les marées infinies que Léogan étendait pour elle… Si agréable de pouvoir se perdre et s’oublier comme s’il n’y avait pas de lendemain. Il lui offrait la chance de pouvoir vivre ce jour comme le dernier, et bien que ce ne soit qu’une vulgaire illusion, le réconfort d’un instant éphémère et intangible lui paraissait plus tentant que bien des discours moralisateurs.
Irina se noyait dans l’immensité obscure de ses yeux, dérivant à travers leur brillance comme un bateau se fait charrier par le courant. Il continuait de parler, des mots tortueux franchissant ses lèvres craquelées par la chaleur, ondoyant dans l’air comme un fouet. Mais rien ne parvenait jusqu’au cerveau de la rouquine, qui obnubilée par d’autres choses foncièrement plus intéressantes, avait du mal à continuer d’accorder tout le crédit qu’il se doit à tout cela. Ses rétines se fixèrent un instant sur les poils hérissés de la barbe de Léogan, qui érigée sur sa peau hâlée, lui donnait un charme de bête indomptée. S’en suivit alors la courbe arrogante de ses lèvres pliées en un sourire mordant, et finalement le menton légèrement carré fièrement dressé en sa direction. Merde, il fallait qu’elle se reprenne. Fermant les yeux un instant, Irina les rouvrit presque aussitôt, bien que sa résolution soit hélas toujours aussi chancelante. Elle savait bien qu’il lui disait de ne pas espérer avoir plus qu’il ne voulait présentement lui donner. Elle savait bien ce qu’il lui disait, d’une façon certes enrobée, mais suffisamment claire pour être compréhensible. Néanmoins ce n’était qu’une arrête dont on aurait grossièrement arrondi les angles, dans l’espoir vain de la rendre moins meurtrière. Et pourtant, même si elle savait tout ça… son avis ne changeait pas. L’impulsion première lui vola son souffle en même temps que son dernier doute, la poussant à aller de l’avant et briser le serment d’une vie.

Lui de son côté semblait se repaitre de la faim qu’il provoquait, comme s’il se satisfaisait de la voir enfin ressentir ce manque. Il ne paraissait pas se laisser porter par l’impulsivité d’un ego en besoin d’attention, ce qui la troublait plus encore. Il n’y avait pas de prétention détestable dans son regard, bien qu’il soit clair qu’il n’avait pas de complexes particuliers. Néanmoins il la regardait en retour, l’étudiait longuement comme s’il la regardait pour la première fois, comme s’il la redécouvrait sous un nouveau jour. Ce qui ne saurait être plus vrai, remarque. Tels deux enfants, ils apprenaient à se connaître d’une manière on ne peut plus singulière, exigeante et impatiente, plongés qu’ils étaient dans l’urgence de profiter du temps qui leur était accordé loin de toute contrainte extérieure. Quoi qu’il en soit l’aigreur piquante de ses paroles ne passa pas complètement inaperçue, vu qu’elle se sentit obligée de lui répondre bien que ce soit complètement enfantin et tout aussi inutile.

« Pff. Sainte ? Mon cul ! »

Grognant presque entre ses dents blanches, la prêtresse lui avait jeté un regard en coin, jetant d’un revers de main négligent cette affirmation stupide. Elle une sainte ? La bonne blague… Non, elle n’avait jamais prétendu une telle ineptie et ne le ferait jamais. En vérité elle avait horreur de tous ces gens qui s’amusaient à se draper d’innocence, comme on se pavane dans une nouvelle cape particulièrement seyante. C’était d’ailleurs le cas de beaucoup de ses consœurs, ce qui ne manquait pas de lui donner une furieuse envie de vomir. Expirant pour chasser le mépris que lui inspirait ce type de comportement, Irina revint brusquement au présent. Et puis elle empoigna Léogan et l’embrassa. Elle l’embrasa des flammes qu’il avait éveillées et dans lesquelles il mourrait d’envie de fouiner. Si elle n’avait pas été aussi surprise de sa propre impulsion, il est même probable qu’Irina ait pu rire de l’expression presque choquée du Sindarin. Il avait voulu jouer avec le feu et il venait de se brûler… encore que pour l’instant ce n’était là qu’une petite flammèche presque innoffensive. Essayant de ne pas se démonter ni donner parti faible, Irina le toisait aussi dignement qu’il lui était possible dans cette position douteuse, se demandant quand même pourquoi il avait saisi son bras de la sorte. Etait-ce un mouvement de recul qu’il avait réprimé ? Elle fronça les sourcils, ne pouvant s’empêcher de rebondir sur ce qui avait été dit.

« Pourquoi seraient-elles de mauvaises idées au juste, monsieur le maniaque ? »

Pourquoi avait-elle posé cette question, alors qu’elle n’était même pas sûre d’être prête à entendre sa réponse ? C’était lamentable, risible, pathétique. Soupirant de sa propre bêtise, Irina ne se sentait pas tout à fait en confiance. Il était clair qu’il n’était pas dans leur intérêt de penser à ce qui pourrait suivre plus tard… à l’un comme à l’autre. Pourtant il lui était impossible d’effacer l’angoisse de ne pas savoir. Tout au plus elle pouvait la mettre en veilleuse pour le moment, ce qui lui semblait être le meilleur compromis. « Non rien… laissez tomber. »  Elle se préféra finalement se rétracter afin d’éviter les… incidents diplomatiques. Il était déjà bien assez compliqué de ne pas mettre les pieds dans le plat, alors autant ne pas en rajouter. Et puis il paraissait avoir quelque chose en tête, une idée ou un plan, une ébauche peut-être… quelque chose… n’importe quoi. Reculant par instinct, Irina fut plus ou moins contrainte de se tenir sur le dos, appuyée sur ses coudes pour pouvoir le regarder. Son dos humide collait à ses vêtements pleins de sable, même si l’étendue sur laquelle elle était allongée était moins chaude qu’elle ne l’aurait cru. Ils étaient à l’ombre… et bien que ce soit une fraicheur relative, c’était loin d’être négligeable. Un frisson lui parcourut l’échine, et elle préféra conclure que c’était dû au vent plutôt qu’à Léogan.
Tel un gros chat ce dernier recouvrit alors une partie de son corps avec le sien, la rendant prisonnière de son poids. Incapable de regarder ailleurs Irina le laissa donc faire, manquant de la volonté nécessaire à inverser la tendance. Et puis elle avait envie de voir ce qu’il allait faire. Et elle était curieuse de voir ce qui allait suivre. Et puis merde, même s’il faisait preuve d’une rudesse sauvage qui avait de quoi scandaliser les plus nobles, elle n’avait pas envie qu’il se dérobe, voilà. Il était proche, terriblement proche… assez pour recouvrir aisément son petit gabarit, et la laisser inspirer la senteur de ses cheveux en bataille. Un toucher léger caressa alors les contours de son visage, lui faisant fermer les yeux un instant. Etrangement, il ne lui suscitait aucune animosité profonde, aucune rancœur enracinée. Il devait toujours payer pour un ou deux affronts c’est certain, mais elle ne nourrissait à son égard aucune hostilité véritable. Bizarre. L’écoutant discourir sur sa ferme intention de ne pas engager sa parole, Irina acquiesça avec un sourire sarcastique où perçait une pointe de mélancolie.


« Je sais. »

Elle ne lui demandait rien, et ne le ferait sans doute jamais. Ce n’était pas son genre, et ce pour bien des raisons qu’elle ne se sentait pas d’énumérer. Ses doigts fins se mirent à jouer avec le pan de tissu de la chemise masculine, tandis qu’elle les regardait faire, distraite. Elle ne tenait pas à le regarder maintenant, il y avait toujours des choses qu’elle ne voulait pas montrer, qu’elle ne se permettrait pas de montrer. De plus il n’était pas question qu’il pense qu’elle lui ferait des exigences ou qu’elle jouerait les demoiselles en détresse, les soupirantes effarouchées et dépressives après la rupture d’une relation inexistante depuis le départ. Elle ne voulait pas non plus trop réfléchir ni se laisser hanter par la conscience, un espoir qui n’avait pas lieu d’être, ou on ne sait encore quelles mésaventures intérieures. Ce fut donc pour exorciser la renaissance de ces spectres perfides qu’elle attira Léogan jusqu’à elle, forçant ainsi le premier vrai baiser de sa vie.
Sa première pensée fut de regretter d’avoir les yeux fermés et ne pouvoir regarder en face les conséquences de son impulsivité, alias l’expression précieuse qui aurait pu combler sa frustration toujours croissante. Au moins avait-elle eu le dernier mot pour l’instant, c’était une satisfaction. Enfin à condition de mettre de côté le sourire amusé qu’elle avait pu sentir contre ses lippes pleines. Qu’il était énervant à se la raconter, même dans ces circonstances… Comme pour se venger, la jeune femme mordilla sa lèvre inférieure, plongeant une main avide dans sa longue chevelure corbeau. Sous le poids du corps ferme du soldat, Irina se sentit s’enfoncer un peu plus dans le sable, bien qu’elle n’ait pas ébauché une seule plainte à ce sujet. Retenant son souffle sous les caresses lentes et sulfureuses de son compagnon, la prêtresse avait l’impression d’étouffer. Les sensations qu’elle éprouvait étaient au-delà de ce qu’elle avait pu imaginer, et la surprise ne l’aidait pas à retrouver sa posture.

Léogan goûtait la menthe et les épices ; il sentait le désert et les arabesques dorées de la terre devenue poussière, mais surtout il l’enivrait plus que n’importe quel spiritueux, la transportant à des hauteurs inconnues où se suspendaient le désir charnel et la faim d’autres horizons. Il ne faisait soudainement plus qu’un avec la tempête qui tourbillonnait toujours avec force en dehors de leur abri temporaire, sifflant rageusement comme pour les défier de sortir de leur terrier. Il avait réussi en un seul baiser à lui faire oublier le monde entier, ses ambitions, son serment, ses doutes, et jusqu’au visage familier d’un des rares hommes à lui montrer une certaine forme d’affection… en bref, il avait réussi à soustraire Irina à la plus grande et pénible prison qui soit : celle de son propre esprit.
Son corps fébrile se voûta de lui-même comme pour aller à la rencontre de celui qui le surplombait, le couvrant de son poids. Ses mains d’enfant glissèrent alors pour effleurer les muscles dorsaux dans un toucher qui n’avait rien d’impersonnel. Ce n’était pas juste une autre peau qu’elles examinaient, de fait elles progressaient lentement comme pour apprendre chaque contour et chaque irrégularité, malgré la barrière de tissu qui les incommodait. Et puis le baiser prit fin, les laissant enfin reprendre le souffle qu’ils avaient pris plaisir à perdre l’espace d’un instant. Le cœur affolé, Irina sentit une joue effleurer la sienne, puis dériver vers son épaule. Un sourire amusé tendit ses lèvres encore brûlantes, tandis qu’une fois encore elle comparait mentalement Léogan à un gros chat, tantôt agressif et toutes griffes dehors, tantôt ronronnant et tactile. Un petit rire secoua sa poitrine, bien que le contact soit trop plaisant pour qu’elle envisage d’y mettre fin. Ses ongles courts griffonnèrent légèrement une omoplate, probablement parce qu’elle pensait au félin qui se serrait contre elle. Ceci dit il parla à nouveau pour la narguer, son souffle ondulant sur sa peau. Les yeux clos, la demoiselle réprima un frisson mais ne put contenir la chair de poule. Il le faisait exprès, c’était certain…

« M’est avis que c’était peut-être simplement une façon de me demander de vous donner ce que vous voulez immédiatement… De nous donner… ce qu’on veut. »

Elle était encore un peu hésitante quant aux mots employés, mais l’essentiel de ce qu’elle voulait faire passer y était. Sans trop savoir si elle avait fait ou dit ce qu’il fallait, Irina se mordillait la lèvre inférieure, comme en proie à une intense réflexion. Tu parles… comme si elle était en état pour ça. Etreignant Léo dans ses bras pendant de longues secondes d’un répit mutuel bien mérité, elle le vit se redresser. Ses yeux étaient inquisiteurs, mais aucune question ne sortit de sa bouche. Il était évident qu’elle l’observait silencieusement, s’habituant tout doucement à le voir d’aussi près. Interdite, elle le vit prendre ses mains dans les siennes, avant de les regarder et les fouler gentiment de ses lèvres. C’était… déroutant, pour user d’un bel euphémisme. Bien sûr ce geste était on ne peut plus plaisant en soi, ceci dit cela ne lui disait pas ce qu’il y avait à en penser. Confuse, Irina se figea, la tête penchée sur le côté.
C’était comme s’ils venaient de planètes différentes, et qu’ils étaient obligés de recourir à un dialecte commun pour parvenir à se comprendre. Parfois il y avait des malentendus, des quiproquos  qui pourraient être meurtriers et ruiner tous les efforts faits jusque-là, les tournant aisément l’un contre l’autre. En ce sens et aussi parce qu’il lui apparaissait parfois comme une vieille bourrique obstinée et détestable, ses mots la laissèrent bouche-bée. D’abord il lui disait qu’il ne voulait pas s’attacher ni entendre parler de demain, et maintenant il lui balançait son envie de l’écouter parler, de l’entendre exposer sa philosophie de vie afin de la ‘comprendre’. On faisait difficilement mieux comme contradiction en si peu de temps. D’autre part cet aveu la touchait autant qu’il l’intriguait. Ce n’était pas cet homme qui quelques heures auparavant avait prétendu ne pas supporter les confidences d’autrui ? Elle rit, le rouge aux joues. Oui, Irina rit de bon cœur, dans un râle rauque et étouffé, parce que sincèrement elle ne voyait vraiment pas quoi faire d’autre. Au fond ce qu’il avait dit la touchait bien plus qu’elle ne voudrait bien le reconnaître, seulement il était bien trop tôt pour se réjouir d’une chose qui était très loin de lui être acquise.

« Vous alors… On ne vous refera pas. J’aime ça, ce sourire de gosse fier de sa dernière connerie. Ça vous rend plus humain, plus chaud,  plus heureux, plus… vivant. Au final je vois enfin la seule chose que je voulais de vous depuis le départ : l’homme qui se cache derrière le soldat. » Elle le regardait franchement dans les yeux, affirmant ce qu’elle avait déjà plus ou moins annoncé dans leur précédente conversation. Léogan l’avait toujours intriguée cela ne datait pas d’hier, alors oui le découvrir était déjà une victoire en soi... Même si elle avait trouvé bien plus que ce qu’elle avait cherché au départ. Un rictus mordant sur le visage, la nordique dodelina de la tête comme pour rire du dernier petit jeu de son interlocuteur. Il jouait avec ses cheveux sans pour autant réussir à lui arracher une réaction, ce qui la faisait s’interroger. Etait-ce une énième façon de la provoquer pour encore la pousser à bout ? Et d’où lui venait cette urgence, cette obsession en la matière ? Malgré tout elle lui répondit par une option alternative qui leur ouvrait certaines possibilités sans les compromettre.

« Le voyage est encore long, alors nous avons le temps de discuter plus tard. Il y a aussi beaucoup de choses que je ne comprends pas, alors je veux bien qu’on en apprenne plus tous les deux, si vous arrêtez de jouer les vierges outragées dès que j’essaierai d’en savoir un peu plus sur vous. »

Cela lui paraissait un échange équitable que de vouloir un juste retour des choses… bien que son petit doigt lui souffle qu’il aurait sûrement quelques réticences. Toutefois et pour de toutes autres raisons, Léo devint très sérieux, la fixant d’un air si posé et intense qu’elle sentit des papillons danser dans son ventre. Cet homme avait le don de la sortir de ses gonds de toutes les manières possibles… et c’était presque rageant de voir que physiquement aussi elle ne pouvait pas lui être indifférente. Maudit soit-il… Maudit soit-il, lui ainsi que cette furieuse et tenace envie de lui appartenir. Une envie qui semblait résonner en diapason pour l’un comme pour l’autre, et qui se traduisit par un nouveau baiser, toujours plus ardent. Exhalant un petit soupir d’aise, la jeune femme le dévora férocement avant que leurs langues ne se mêlent avec une lenteur calculée. Suivant le mouvement qu’il avait imprimé, il lui avait été facile d’ajuster sa position à la sienne afin que leurs silhouettes s’emboitent parfaitement même si le colonel persistait à prendre un peu de distance pour la regarder. Ce qu’il y trouvait de si passionnant par contre, restait un mystère.
Un ‘Salut’ séducteur et joueur la fit rire à nouveau. Cela lui donnait l’impression qu’il reprenait leur rencontre à zéro, recommençant sur de nouvelles bases aux détails fort… sensuels. La voix trainante qu’il prit lui rappela l’éloquence rôdée des plus grands dandys, même si la taquinerie dans son regard cassait un peu le sérieux de son expression concentrée. Et puis il se croyait toujours à l’abri pour la bonne et simple raison qu’il était un homme. Peut-être pensait-il aussi qu’elle avait peur de l’évolution des choses, ce qui lui était biologiquement impossible. Alors elle joua le jeu et lui sourit ouvertement, répliquant de sa voix trainante et expirée.

« Salut, vous… »

La distance qui les séparait était désormais minime, ce qui permettait à Irina d’aisément sentir la poitrine de Léogan se baisser et se relever encore et encore. Néanmoins ce dernier restait là à la regarder sans rien faire, lui laissant manifestement une fois de plus le choix de continuer ou de se rétracter. Alors sur un soupir qui en disait long, ses doigts prirent le chemin des boutons de la chemise sombre du Sindarin, qu’ils défirent un à un. Ses mains étaient un peu maladroites mais ne tremblaient pas ni n’hésitaient. Elle avait fait son choix et ne reviendrait pas en arrière, à moins d’y être contrainte. Qui plus est ses interrogations personnelles devraient attendre un moment plus propice, car celui qui lui était offert là à l’instant ne pouvait être gâché. Tâtonnant un peu au début, elle finit par pouvoir enfin effleurer la peau nue de son compagnon, avec le même impératif vorace d’un affamé qui peut enfin manger à sa faim. Un sourire se voulant confiant aux lèvres, Irina se découvrait un courage et une effronterie qu’elle ignorait posséder. Se redressant pour poser les mains sur les épaules masculines, elle prit impulsion grâce à ses jambes afin de basculer  et intervertir leurs positions. Ainsi assise sur les cuisses de Léogan, elle se pencha en avant afin de poser son front contre le sien, murmurant contre ses lèvres.

« Je fais ce que je veux, il paraît que c’est ce qui vous fait de l’effet. » Elle ricana tout bas, se moquant gentiment de lui, mais surtout savourant l’effet de ces paroles qu’elle avait toujours du mal à intégrer. Ensuite elle se coucha pour de bon sur lui, laissant ses courbes épouser la ligne ferme de son corps, et ses mains vaquer à une exploration lente et méthodique de son torse. Enfin elle embrassa tantôt sa joue, sa gorge et sa nuque, murmurant à son oreille. « Là, aujourd’hui et maintenant… c’est vous que je veux. Alors vous allez me donner satisfaction ou bien vous attendez que je vienne le prendre moi-même ? » Il avait voulu la pousser à bout, la réveiller de sa torpeur bien trop longue… et il avait réussi. A voir maintenant s’il était prêt à prendre ses responsabilités, et tuer cette faim et cette luxure… qui paradoxalement les dévoraient tous les deux.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeSam 28 Juin - 19:13

Les mains de Léogan caressaient celles d’Irina et enveloppaient ses épaules avec le même velours dangereux que des pattes de grand félin, qui cachaient des griffes sous des coussinets moelleux. Il éprouvait une joie fauve dans la liberté de passer sa main dans les flammes de la chevelure d’Irina et un plaisir vertigineux à la sentir se presser contre lui, sans comprendre pourquoi elle le faisait de si bon cœur. Il avait aussi senti de la tristesse dans sa voix, quand elle avait acquiescé à ses préventions sur l’avenir, et cela l’avait peiné à son tour, mais il valait mieux faire preuve de lucidité. La facilité avec laquelle elle se livrait à lui depuis le discours odieux qu’il lui avait servi tout à l’heure le laissait pantois. Il n’avait pas pensé pouvoir être aussi efficace et dans le même temps, n’être absolument pas en mesure de la comprendre.
Il se sentait plus heureux encore d’entendre Irina avouer que ses désirs, à cet instant, coïncidaient avec les siens, qu’elle voulait ce qu’il voulait lui-même, qu’ils désiraient ensemble, simplement, et qu’elle ne chercherait pas à se défiler.
Il réalisait, à la voir le contempler en silence avec une gravité solennelle, comme captivée, qu’il exerçait un pouvoir mystérieux sur elle, une sorte de magnétisme auquel elle aurait sûrement voulu échapper, si elle l’avait pu – il apercevait dans le fond de ses yeux quelques crépitations de colère quand elle cédait à ses étreintes, ou qu’elle laissait échapper un soupir trop complaisant. Cela aurait pu embarrasser Léo, mais le feu qui brûlait dans son ventre le rendait sourd à tout scrupule, et lui faisait trouver les petits élans de ressentiment de la jeune femme, au moins amusants, sinon adorables.

Mais ce qu’il préférait, depuis le moment insensé où Irina lui avait donné deux baisers, c’était ces rires étouffés aux notes un peu éraillées, comme une mécanique musicale un peu rouillée qui n’aurait pas fonctionné pendant des années, qu’elle égrenait parfois à l’improviste. Il ne l’avait jamais vue rire autant de sa vie, et c’était un spectacle qui adoucissait son cynisme habituel et qui lui faisait oublier peu à peu qu’ils étaient en train de se quereller. Il découvrait peu à peu qu’il possédait également une agréable disposition à faire naître quelques rires sensuels dans la gorge d’Irina, et cela le flattait autant que cela le séduisait.
Mais elle parlait aussi d’une voix suave et grave, plus rauque que d’usage, qui le faisait frémir comme un chat frileux et qui lui donnait envie de capturer ce souffle sur ses lèvres. Quand elle lui avoua finalement qu’elle aimait le sourire insupportable que sa figure arborait depuis quelques temps, maintenant, et qu’elle estimait avoir trouvé une silhouette humaine derrière son habit de soldat, Léogan secoua la tête d’un air un peu gêné.

« Cet homme mystérieux qui se cache derrière le soldat… marmonna-t-il, les sourcils arqués de scepticisme. Et au bout du compte, c’est juste un gosse chiant et capricieux. On donne des gallons à n’importe qui, de nos jours, vous avez vu ça ? – à moins qu’une cervelle ne serve pas de grand-chose à un colonel en fin de compte, ou qu’en montant en grade on est plus tenus de la garder toujours sur soi. Le pouvoir de délégation, qu’on appelle ça. Une invention géniale. » ironisa-t-il avec légèreté.

Cela pouvait sembler stupide ou incongru de la part d’un haut-gradé comme lui, mais s’il en avait l’occasion, Léogan ne se privait pas de se moquer de l’armée, par ressentiment, certainement, mais surtout par goût de la dérision car vraiment, sa situation de colonel lui semblait singulièrement déplacée, pour lui, soldat déchu, plus bandit que militaire.
Il jeta sa tête en arrière et rit doucement de son propre trait d’humour, le cœur léger et sans animosité.

Et puis il regardait Irina avec un sérieux inébranlable, les yeux fixés sur elle comme deux pierres d’onyx dures et brillantes, mais chaque fois qu’elle avançait une de ses piquantes plaisanteries, il ne pouvait plus s’empêcher de s’étonner et de s’en amuser avec elle. Il ne se sentait plus particulièrement en danger, c’était peut-être une erreur de sa part, ou le simple effet de son flegme – mais certainement pas le fait de son improbable supériorité masculine. Simplement, c’était devenu leur jeu, maintenant, et les sourdes menaces d’Irina ne lui semblaient plus que destinées à faire monter son adrénaline.
Quand elle lui proposa son petit marché, avec autant de simplicité que d’espoir, Léogan ne se sentit pas le cœur de se dérober comme il en avait l’usage. Il sourit vaguement et murmura, d’une voix qui se mêla aux souffles du vent :

« Je ferai ce que vous voudrez. Ca n’aurait pas vraiment de sens de vous refuser ça. Vous pourrez aussi poser quelques questions, si ça vous chante. » concéda-t-il, finalement, avec une petite grimace de dérision embarrassée.

Presque allongé sur elle, avec son rictus des bons jours, Léo l’écouta rire à nouveau et répondre à son salut maladroit, qu’il avait prononcé un peu au hasard, comme à une inconnue qu’il aurait croisé pour la première fois et qui lui aurait inspiré un tourbillon d’émotions vives et chatoyantes. Il oubliait l’urgence et la contemplait dans une rêverie duveteuse, alors que ses cheveux rouges se mêlaient à l’ocre du sable et à l’or du soleil, si bien que son visage semblait dégager lui-même de la lumière. C’était comme une fée flamboyante et cruelle, une créature de sang et de sable, et Léogan se perdait dans le sortilège de ses yeux verts. Il tendait une main vers le soleil, au-dessus de la tête d’Irina, et s’amusait nonchalamment à faire scintiller quelques rayons égarés sur les cheveux de la jeune femme, qui s’irisaient de la gamme complète des couleurs fauves. Elle ne s’en rendait peut-être pas compte, mais elle était loin d’être sans pouvoir sur lui. Elle pouvait le grandir ou le détruire d’un simple mot, d’un simple regard, et il était assez fou pour l’accepter en toute connaissance de cause.

Finalement, elle poussa un profond soupir, qui sortit tout à coup Léogan de sa rêverie, et ses mains blanches prirent d’assaut sa chemise, sous le regard surpris et amusé de son compagnon, qui la laissait faire en capturant dans sa main quelques mèches de cheveux rouges, avec l’impression surnaturelle d’avoir attrapé un feu redoutable. Elle déboutonnait cette chemise, mue par un instinct quasiment militaire qui faisait sourire Léogan, un peu narquoisement, évidemment, et ses mains glissaient vers le sud, sous le couvert des plis blancs du vêtement, elles repoussaient le tissu, s’emmêlaient, peu rodées à ce genre d’exercice et malgré tout, Léo sentait sa respiration s’emballer sous sa poitrine. Quand il se trouva enfin à découvert sous le regard brillant d’Irina, la surplombant toujours avec adresse, son souffle caressa le visage de la jeune femme et ses yeux s’agrandirent lentement. Elle le toucha avec une précaution d’enfant curieuse et il se laissa faire silencieusement, sans cesser de l’observer, avec un enthousiasme qu’il peinait de plus en plus à contenir.
Et soudain, d’un geste vif et imprévisible, Irina le jeta sur le côté, ils roulèrent dans le sable et elle grimpa sur lui en claironnant malicieusement. Il passa une main sur son visage et dans ses cheveux noirs couverts de poussière dorée et ricana avec elle, avec le sentiment euphorisant d’être deux adolescents complices et grivois. Oh, oui, et comment que ça lui faisait de l’effet.

« Vous imaginez pas à quel point. » répondit-il, avec dans la voix une sorte de ronronnement dangereux et dans les yeux un jeu de lumières obscures.

Il releva sa tête du lit de sable que lui faisait la dune et s’accouda en arrière pour pouvoir se rapprocher d’elle, tandis qu’elle parsemait son visage, sa gorge et son torse de caresses et de baisers. Une vague de chaleur le submergea, en particulier quand elle vint souffler à son oreille, et il plissa des cils d’un air de contentement indicible – il eut un instant la conviction qu’avec une telle voix près de la pointe effilée de son oreille, il serait capable d’affronter une ère glaciaire en chaussettes et en caleçon.
Il grinça un peu des dents en tentant de rassembler les mots délicieux qu’elle lui avait murmurés et d’y voir du sens, et il frémit en comprenant quel désir avait enfin formulé cette voix ensorcelante. Il plongea son regard volcanique dans les yeux d’Irina, la tête un peu en arrière, avec une expression de voracité et de défi, puis il murmura, d’une voix plus rauque que d’usage, mais non moins provocante :

« Ca ne marche pas comme ça, ces choses-là, mon ange – ça se fait à deux, ou pas du tout… Je vous ai juste offert l’initiative, alors maintenant que vous l’avez saisie… Prenez garde. Parce qu’il y a certaines choses dont j’ai très envie moi aussi… Je serais à vous, si vous êtes à moi. » susurra-t-il, en déposant un baiser brûlant sur sa tempe.

Il se laissa retomber dans le sable et referma ses bras sur Irina, dans une sorte de cocon d’ardeur, de souffles et d’échos lointains, et ses mains s’aventurèrent sur le dos de la jeune femme, alors qu’il se répétait encore et encore que cette expérience tenait du surréalisme le plus vertigineux.
Ses mains redessinaient avec force les contours souples des hanches d’Irina, leur courbure discrète et ronde, ses ongles s’enfonçaient dans la mollesse insupportable du vêtement, ses pouces épousaient le creux de sa silhouette – et il se disait en riant tout doucement que posséder des hanches pareilles, ça aurait dû être reconnu comme une infraction criminelle.
Bientôt, ces mains-là s’aventurèrent dans les plis pleins de poussière de la blouse d’Irina, leurs doigts percèrent un passage dans cet habit agaçant et se pressèrent avec une souplesse puissante sur la peau délicate et malléable de la jeune femme. Il y imprima des arabesques impitoyables, et s’aventura de plus en plus loin dans l’intimité de son amante, il glissa hardiment ses doigts sous la couture de son pantalon, vers une peau nouvelle, douce et lisse, pleine de promesses. Ses pouces se posèrent délicatement sur les deux petites bosses que formait l’os du bassin d’Irina sous sa peau merveilleuse et les caressèrent en ronds infinis.
Des feux souterrains embrasaient ses veines et ses nerfs, couraient sous sa peau et entre ses muscles en enfumant tout, l’incendie brûlait plus fort à chaque seconde, son intensité grimpait à toute vitesse. Il sentait la poitrine d’Irina battre à l’unisson contre la sienne, son souffle qui lui brûlait les lèvres et qu’il respirait avec une sensation de griserie incomparable, et il avait toujours plus soif de son odeur, du contact et du goût de sa peau, alors il leva soudain la tête et lui saisit les lèvres avec avidité. Il l’embrassa avec la même ardeur que tout à l’heure, sa langue s’emmêla à celle d’Irina, caressa son palais, effleura ses dents à l’émail si lisse, ses crocs se refermèrent sur ses lèvres, et il éprouva une impatience sans nom à sentir la peau de la jeune femme contre la sienne, que le sable labourait comme un millier d’aiguillons perçants. Sa cervelle fourmillait, embrasée comme du salpêtre qui explosait en une myriade d’étincelles aveuglantes, et une chaleur diffuse commençait à envahir son bas-ventre.

Son échine se tendait, sa nuque se raidissait, la position devenait peu à peu inconfortable, mais son appétit grondait trop pour qu’il se préoccupât réellement des petits éclairs de douleur qui pinçaient ses muscles. Son corps se dressait vers elle, il tenait fermement ses positions, en se sentant néanmoins glisser doucement sur la dune de sable, ce qui réduisait parfois ses efforts pour la tenir contre lui à néant et le faisait ricaner faiblement. Ses mains grimpaient peu à peu sous la blouse d’Irina, qui le surplombait agréablement, et dont les cheveux fauves venaient rutiler sur sa poitrine, et chatouiller son visage dans des effluves fleuries, où perçaient encore parfois les parfums piquants de la citronnelle et la douceur entêtante du thé qu’ils avaient bu dans leur esquif noir.

A force de glisser, de la sentir lui échapper dans les courants meubles et chauds de la dune, de se débattre contre le labyrinthe horripilant de ses vêtements, Léogan se redressa brutalement pour s’asseoir et se cogna l’arcade sourcilière contre le front d’Irina. Il grimaça de douleur et de surprise mais, dans la confusion, ne voulut pas desserrer son étreinte et se contenta de souffler à l’oreille de son amante quelques « pardon » contrits et précipités. Il croisa les bras derrière son dos et plongea son visage dans son cou, où il se lova un instant avec une douceur étrangement mélancolique, qu’il ne comprit pas lui-même – son cœur eut un sursaut, il fronça les sourcils et chassa cette humeur bizarre qui l’assaillait en posant ses lèvres sur la jugulaire d’Irina, qui battait à tout rompre. Il sourit un peu narquoisement, libéra un soupir de contentement sur une de ses clavicules et ses lèvres partirent finalement à la conquête de cette gorge nacrée, avec la ferme intention d’y laisser une trace de leur passage. Ses mains voguaient dans l’océan rouge de ses cheveux, échouaient parfois sur son visage doux et rond comme celui d’une enfant, il suivait la courbe de sa mâchoire et caressait ses lèvres.
Il enroula ses jambes autour d’elle et la sentit se tendre et se cambrer doucement dans ses bras. Ses mains glissèrent à nouveau vers sa blouse, tandis qu’il errait encore dans sa gorge, et commencèrent à défaire les ficelles et les boutons du vêtement, en surveillant d’un œil brillant chaque centimètre de peau qui apparaissait sous ses doigts. Il embrassa chacun des courbes moites de la peau d’Irina qu’il faisait émerger de sa blouse, caressa d’une main vaporeuse le début de ses seins, qui apparaissaient dans son sous vêtement, et couvrit son ventre de caresses quand il le libéra de tout ce tissu diabolique. Enfin, avec un grand soupir de satisfaction, il l’étreignit contre son torse nu et sentit enfin la chaleur de sa peau contre la sienne, en frémissant de délectation. Il la tint quelques longues secondes serrée contre lui, ses doigts s’aventurèrent entre les bretelles de son soutien-gorge, et il entreprit de les faire glisser doucement sur ses épaules.
Une joie folle explosait dans sa poitrine, celle des grandes conquêtes et des victoires, celle aussi du don total et exclusif, la joie de la renaissance par l’autre et la sensation grisante qu’elle s’éveillait également grâce à lui. Il aimait l’expression de satisfaction et de colère qui berçait les traits d’Irina, il aimait la lueur de presque folie qui oscillait dans ses yeux verts, il aimait cette façon qu’elle avait de rougir jusque dans le creux de la poitrine, il aimait le goût de sa peau, frais, sucré comme un fruit mûr, doux et envoûtant comme de l’opium, et par-dessus tout cette chaleur qui irradiait de son corps, dont il était à l’origine, et qui le faisait fondre à son tour. Il lui en fallait toujours plus. Et il commençait à comprendre qu’il aimait Irina toute entière, du plus petit de ses grains de beauté jusqu’à ses rires moqueurs et ses convictions différentes, et qu’il ne pourrait pas se passer de la ravir ici et maintenant, avec pour seul témoin le regard vide et éblouissant du soleil.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeJeu 3 Juil - 19:30

Irina n’était pas femme à fuir ni à abandonner, et ce n’était pas le cas simplement parce qu’elle ne pouvait pas ressentir la peur. Peut-être ce facteur pesait-il aussi dans la balance,  seulement il était loin d’être le seul. Ce n’était pas dans sa nature de battre en retraite de façon définitive, bien que ce soit sans doute une grossière erreur dans certains cas.  C’était plus fort qu’elle… une fois engagée dans quelque chose elle se donnait toujours à fond, et ce que la tâche soit ingrate ou audacieuse. Il en allait de même pour la prise de risques qu’elle connaissait aux côtés de cet homme toujours mystérieux à bien des égards. Et puis comment expliquer la façon dont Irina en était venue à convoiter cette bouffée d’air frais qu’il lui offrait négligemment, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde ? Il lui était impossible d’avoir envie de quelque chose qu’elle n’avait jamais éprouvé auparavant. On ne peut décemment manquer d’un plaisir dont on ignore l’existence… Mais comment ne pas être tenté de mordre cette pomme juteuse à pleines dents, alors qu’elle était tendue avec tant d’insistance ? Peut-être n’était-ce qu’un piège, qu’une combine évidente et vulgaire qu’elle aurait dû éviter. Sans doute même, mais son choix était fait désormais. Quitte à perdre ce qui restait de son innocence, autant le faire à fond.

Et jusque-là ça en valait largement la peine. Ces quelques moments -pourtant brefs- l’avaient comblée plus que bien des années de dévouement acharné et presque aveugle. Ces minutes improbables avaient joué une mélodie prenante et forte qui faisait vibrer son cœur entier, la plongeant dans un univers à part. Plongée dans un égoïsme tout en impulsivité, Irina n’avait qu’une envie… Que ça ne s’arrête pas. Ses yeux tremblèrent un instant dans cette étreinte étroite qui les liait, comme pour chercher des signes avant-coureurs d’un désistement. Tout cavalier et gentleman que soit Léogan, s’il lui faisait un coup fourré à un moment pareil, elle ne lui pardonnerait jamais. S’il profitait de cette ouverture unique pour tenter de lui nuire ou se moquer, elle le suivrait jusqu’à la fin de ses jours et lui rendrait la vie impossible, le traquant jusqu’en enfer s’il le fallait. Il apprendrait alors à ses dépens que les sentiments qu’éprouvait la rouquine étaient tout sauf mornes, ternes et effacés. Il n’y avait que très rarement de demi-teintes dans la palette de ses émotions. Très peu d’espace pour les entre-deux,  ce qui signifiait qu’il avait tout intérêt à choisir sa place parmi l’un des deux pôles.
Quoi qu’il en soit pour l’instant il n’y avait pas matière à débattre de la prise de mesures aussi drastiques. Léo lui avait donné plus de raisons de sourire en quelques heures que la plupart des gens qu’elle avait côtoyés durant des décennies, que ce soit à travers leurs disputes ridicules d’enfants gâtés, ou la chaleur de leurs jeux dignes d’amants de longue date. En vérité cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas ri comme ça, tantôt par amusement tantôt par incompréhension, avec une spontanéité sincère dont elle était la première étonnée. À vrai dire elle ne se souvenait pas du tout de quand datait la dernière fois, ce qui était bien triste, mais ne lui arracha pas le moindre signe de dépit. C’était la vie… Sa vie. Il convenait donc de garder à l’esprit que tôt ou tard il lui faudrait retourner à cette cruelle réalité. Mais l’heure n’était pas à cette vie maussade qui l’attendait dans le grand nord.

Un sourire paresseux réapparût aux paroles de Léogan, toujours teintées d’un certain sarcasme… une arme qu’Irina connaissait aussi bien que son poignard favori. Il ne se voyait sans doute pas comme quelqu’un de mystérieux, mais ça ne rendait pas ce trait moins vrai. Le colonel plusieurs fois centenaire était de ces gens qui paraissent transparents et ordinaires, qui donnaient toujours l’illusion de ne rien cacher. Pourtant ce qu’il montrait au commun des mortels n’était que la partie immergée de l’iceberg, une infime partie de ce qu’il était vraiment. Or justement ce qui intéressait son esprit analytique et soucieux du détail, c’était ce qu’il y avait derrière les apparences, derrière les bougonnements, les saluts militaires et autres fioritures. C’était à travers la douceur parfois rêche de ses yeux expressifs, à travers sa peau salée de sable et ses gestes emportés qu’elle retrouvait enfin les trésors tant espérés. Ce qui n’avait pas de valeur aux yeux des autres trouvait grâce chez la prêtresse qui prenait un certain plaisir à ne rien faire comme tout le monde.

« Vous n’avez peut-être pas vous servir de votre de cervelle, mais pour ce qui est du reste… » Elle rit de l’idiotie de son propre sous-entendu, n’arrivant pas à croire qu’elle avait vraiment dit ça. Qui pouvait bien être cette femme grisée par l’euphorie, provenue des ruines du désert ? Qui était cette nomade sans voile, cette voyageuse découverte par ce vent fustigateur et destructeur ? C’était quelqu’un d’autre, ça au moins c’était une certitude. Un quelqu’un d’autre qu’il lui plaisait d’être, même si ce n’était pas voué à durer longtemps. Ses mains avides tâtèrent la peau chaude de Léogan, avec lenteur mais appétit, comme dotées d’une vie propre. Capricieuses et voraces, ces dernières ne semblaient pas enclines à attendre que leur propriétaire finisse sorte de sa torpeur et cesse ses réflexions pour assouvir leur désir ardent. Et elles n’étaient pas les seules. Son corps entier semblait résonner à l’unisson de ce besoin presque primaire de toucher Léogan, de le sentir avec tous les autres sens à la fois et plus seulement avec ses yeux.
Le phénomène avait presque de quoi l’inquiéter, et si cela ne l’arrangeait pas autant de pouvoir agir sans avoir l’air d’une adolescente apprenant les bases de la vie adulte, il est probable qu’Irina se soit posée énormément de questions. Et puis quel instinct bestial et primitif la faisait agir de la sorte, comme si cette danse intime entremêlée de fine séduction lui était naturelle ? C’était comme si c’était inscrit dans ses gênes, et pourtant… Pourtant elle n’avait jamais agi de cette façon, même pas en pensée. Se pouvait-il qu’Exanimis se joue de son manque d’expérience et s’amuse à ses dépens, en lui transmettant son savoir sans qu’elle en ait conscience ? Non, aussi étrange que cela puisse être à admettre, le démon n’y était pour rien. S’il avait essayé d’atteindre son esprit d’une quelque façon que ce soit, elle l’aurait forcément senti. Ce qui la mettait devant les faits purs et durs… Cette fougue brûlante et cette envie viscérale qui lui remuait les tripes étaient le fruit de son désir pour cet énergumène contre elle.

Cet attrayant énergumène parvenait à la troubler d’un seul regard plein d’intensité, même si elle faisait de son mieux pour ne rien en montrer. Ces joyaux sombres rutilaient de leur propre chef, et leur brillance était telle qu’ils n’avaient pas besoin de la vive lumière ambiante. Pourtant cet éclat allait au-delà de la simple beauté. Ils dégageaient sans cesse une perspicacité détestable qui lui rappelait qu’il était loin d’être dupe. Il avait bien plus d’expérience et voyait sûrement clair dans son jeu, ou en tout cas il voyait sûrement plus qu’elle ne voulait lui montrer. Certes elle respectait son intellect car de toute façon elle aurait été incapable de se laisser approcher par un homme stupide, mais cela avait tout de même de quoi la perturber plus que de raison. Alors vu qu’il ne lui restait pas trente-six options viables pour ne pas se laisser écraser, Irina faisait de son mieux pour en apprendre plus sur lui, explorant le gouffre de son regard tout comme les contours de ses formes. Une de ses mains épousa l’arrière de la nuque masculine, ses doigts se plongeant parfois dans son cuir chevelu. La rouquine sourit malicieusement.

« Faire ce que je veux peut vite devenir dangereux, vous devriez le savoir. Ceci dit, contrairement à vous, je ne vois pas pourquoi je m’en plaindrais. »

Il semblait toujours un peu sceptique quant à sa demande, mais d’un autre côté Irina était trop soulagée qu’il n’ait pas refusé de but en blanc pour s’attarder sur les détails. Au départ elle n’avait pas pour ambition d’imposer sa vision des choses et ses idées, mais une fois encore il serait assez ironique de se plaindre que Léogan se range à son avis. Peut-être que ce dernier l’accuserait plus tard de l’avoir manipulé dans un ‘moment de faiblesse’ afin de profiter de sa personne, mais à vrai dire elle savait déjà qu’elle n’aurait pas de regrets. Pas tant que ces grandes mains rugueuses continueraient de divaguer sur sa peau avec la même urgence non retenue. Se mordillant la lèvre inférieure, la prêtresse sentait sa respiration s’entrecouper à chaque caresse qui dépassait un tant soit peu la barrière du tissu. Pendant ce temps sa dextre s’aventura dans le creux des reins de Léogan, tandis qu’une partie de son esprit cherchait déjà comment le débarrasser du reste. Elle sentit sous son toucher l’irrégularité de quelques blessures anciennes bien que refermées, supposant de fait qu’il devait s’agir d’un point d’entrée d’un projectile. Cet homme avait vécu l’équivalent de plusieurs vies humaines, il ne fallait pas l’oublier… Même s’il était doué pour l’y pousser. Un vertige aussi plaisant que puissant lui vrilla la tête comme pour la ramener sur terre, surtout qu’il lui était difficile de faire preuve du calme olympien qui lui était habituel.
La patience n’était pas vraiment l’une de ses vertus, ce n’était pas nouveau… alors il n’y avait pas grand-chose d’étonnant de la voir prendre les devants, s’engouffrant dans la porte qu’il lui avait ouverte. Prenant le dessus de la façon la plus littérale qui soit, Irina dépassait son trouble et sa timidité pour aller de l’avant. Ainsi assise sur les cuisses de son amant, elle le contempla un instant avec ferveur et défi, avant de lui fondre dessus et lui accorder quelques attentions bien méritées. Prenant son assentiment comme un encouragement indirect, elle sentit un feu couver dans son bas ventre. La violence de cette sensation lui vola son souffle, mais n’entama en rien sa détermination. Fulminante de passion, la jeune femme sourit avant de tendre une main en direction de leur abri. Une brève seconde plus tard la toile de lin sur laquelle ils avaient bu plus tôt y apparût, mue par ses capacités télékinésiques. Ils allaient probablement en avoir besoin tôt ou tard, surtout s’ils comptaient s’allonger sans engloutir du sable par la même occasion. Dans tous les cas Irina la laissa choir à portée, n’ayant pas du tout envie de bouger pour le moment. Enfin en tout cas pas pour s’écarter.

« Vous savez que je ne peux pas avoir peur, alors ça ne rien de crier au grand méchant loup. Et si vous me le montriez plutôt ? De quoi avez-vous donc envie,… Léogan ? »

Irina avait pondéré écourter ce prénom par plaisir de le défier, mais finalement elle l’avait gardé tel qu’il était. Ces quelques syllabes lui paraissaient trop mélodieuses pour qu’elle ne les défigure avec tant d’insouciance. Et puis c’était toujours plaisant de savourer le goût qu’elles lui laissaient dans la bouche… un goût persistant qui ne pouvait être effacé qu’avec quelque chose de plus fort encore. La saveur de ses lèvres par exemple. Se penchant brièvement, elle lui vola un autre baiser qui ne s’éternisa pas longtemps. Si elle se laissait aller, elle serait sans doute tentée de s’abandonner jusqu’à perdre la raison et son souffle vital par la même occasion. Et rire… ce petit rire satisfait et joyeux qu’il avait sans même qu’il y ait de raison particulière, ce n’était pas humain de lui retourner les tripes comme ça. Une fois redressée pour pouvoir le regarder, Irina posa ses mains sur son torse désormais nu, dans une recherche instinctive de cicatrices et autres traces qui lui seraient spécifiques. Elle le voulait entier, lui et pas un autre… Avec ses blessures, ses imperfections et ses incidents. Se relevant un peu, la demoiselle se positionna assise sur l’aine du soldat, d’un air qui ne laissait pas de doute quant à son amusement. Sentant ainsi la tension qu’il partageait également, son rictus se fit triomphal même si la rougeur de ses joues la trahit. Même si en un sens ce genre de sensations était intimidant, dans l’autre cela ne faisait que mettre le feu aux poudres de son excitation déjà insufflée. Néanmoins les dunes n’étaient pas vraiment faites pour les escapades en amoureux, et les deux voyageurs d’un jour se mirent à glisser petit à petit. Cet inconvénient ne parvenait pas à gâcher la magie du moment ni la bonne humeur étrange qui animait la femme médecin. Elle fut prise au dépourvu par le redressement brusque de Léogan, qui dans son mouvement finit par la heurter, heureusement sans conséquences. Embrassant sa joue et enlaçant sa nuque, elle le taquina en fermant un œil grimaçant, secrètement soulagée qu’il ne semble pas vouloir la laisser partir.

« Oh, j’ai cru voir une étincelle… »

Un peu à l’image de leur relation, en fait. Un choc qui faisait des étincelles et allumait un feu longtemps endormi, mais qui maintenant dévorait tout sur son passage. Ils étaient les premières (heureuses ?) victimes de cet imprévu qu’ils ne semblaient pas regretter, les deux seules qui importaient, remarque. Quand il se lova contre sa nuque, Irina posa sa joue contre sa tête, caressant tendrement sa crinière. Sans une plainte elle le laissa se délecter de la blancheur laiteuse de sa peau, ne pouvant constater la facilité avec laquelle cette dernière gardait les traces du passage masculin. Le gémissement étouffé qu’il exhala contre son épaule la fit frémir, tandis que son cœur battait à tout rompre. Pourquoi fallait-il qu’elle soit aussi sensible et réactive ? Merde. S’accrochant fort à Léogan, elle huma son odeur comme on s’imprègne d’une senteur douce et familière. Sa proximité était grisante comme la plus charnue des ivresses, à tel point que par moments elle n’était même pas sûre de savoir ce qu’elle faisait.
Ce ne fut donc que quelques secondes plus tard qu’Irina se rendit compte que ses propres vêtements avaient disparu pour laisser place aux mains de son compagnon, qui se faisait un plaisir de savourer leur absence. Rosissant sous son regard avide, la jeune femme ne savait pas trop quoi dire. Elle n’avait toujours pas envie de se rétracter, bien qu’elle se sente soudainement faible et fragile. Vulnérable. Comme toute personne nue, me direz-vous… Sauf que son ressenti allait bien au-delà de cette évidence. Enfin les implications et les conséquences attendraient. La serpentine utilisa à nouveau sa télékinésie pour étendre la couverture sur une partie plus plane du terrain, à couvert des renfoncements rocheux qui leur serviraient d’alcôve. Ainsi, à l’abri du vent et du regard de tout autre être vivant, ils pourraient se retrouver sans interruption extérieure, au pied des toiles qui servaient de paravent. Se levant donc à contre cœur, Irina prit leurs vêtements d’une main et chercha celle de Léo de l’autre, avec la ferme intention de le faire déménager tant qu’ils en avaient encore la force.

Lui jetant un regard timide en biais, elle lança leurs fripes à l’intérieur de leur tente improvisée sans trop s’en inquiéter. Ensuite elle glissa ses mains autour de la nuque de Léogan, comblant la différence de taille en se tenant sur la pointe des pieds. Bon elle se sentait un peu ridicule au passage, ce qui était assez secondaire étant données les circonstances. Frôlant ses lèvres des siennes, Irina le regardait dans les yeux, serrant son corps contre le sien dans l’espoir insensé de cacher sa nudité. Une tonne de pensées toutes plus déplacées les unes que les autres filaient dans son esprit, dans une cadence folle qui manquait de faire surchauffer son cerveau. Néanmoins rien de tel ne franchit la barrière de ses lèvres humides de baisers, si ce n’est un murmure timide, étonnamment dépourvu d'autorité.

« Montrez-moi... Et cessez de vous retenir, je ne suis pas de verre. »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 4 Juil - 10:28

Quand tout était gris, calme et ordinaire, quand il se laissait simplement porter par les courants amers de son existence, Léogan prenait un plaisir insensé à faire semblant et à faire croire. Peu importait que ses mensonges fussent bons ou mauvais – car si cela avait une importance quelconque, cette tactique étrange s'apparenterait davantage à de la comédie qu'à un jeu, et les dieux savaient à quel point il exécrait la comédie : cette nouvelle réalité qu'il inventait selon sa fantaisie, sans même chercher à être convaincant pour les autres, avait pour unique condition de trouver un point de rupture avec ce qu'on appelait la vérité, qui n'était après tout qu'un artefact étriqué, froid, impersonnel, insupportable.
Il devenait seulement quelqu'un d'autre. Il marchait au milieu de nulle part, il oubliait jusqu'à son nom, il se sentait bohémien, nomade, marin, musicien, marchand ou escroc itinérant, mais surtout pas soldat, et encore moins colonel. Il n'habitait nulle part, les gens auxquels il s'était attaché n'existaient plus. Il ouvrait un nouveau pan de l'univers, qu'il ne connaissait pas et qui pouvait précipiter son sort dans n'importe quelle direction – et ça lui plaisait terriblement.

Ce danger qu'Irina disait représenter pour lui était en fait moins un péril de mort et de souffrance que la menace imminente du changement, même éphémère, même s'il n'était peut-être rien qu'une secousse particulière dans la course d'un cœur qui bat. Ils avaient ensemble déchiré les vérités risibles tissées à Hellas par les préjugés, le ressentiment ou le pouvoir ; ils avaient ouvert une parenthèse, une brèche, un entre-monde, leur monde, fragile, imprécis et violent. Ce n'était pourtant pas une fiction. Ça se passait vraiment. Cette rencontre avait beau être surréaliste, l'union de leurs corps, d'une force fantastique, et Irina, avec ses yeux verts brûlants de folie et de courage, fabuleuse comme une fée des contes, tout cela se produisait vraiment. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il se sentait ivre d'elle. Sa main blanche, qui emmêlaient ses doigts dans les cheveux noirs qu'elle caressait, et qui traçait des sillons brûlants sur son crâne, l'envoûtait et lui faisait perdre tout à fait la raison. Il se pliait aux mouvements tendres qu'elle imprimait à sa nuque, l'échine souple et ondoyante, il respirait dans ses cheveux rouges et inondait ses sens de l'odeur d'Irina, qu'il tentait de distinguer de tous ses parfums accidentels – les nuances diverses de thé, de plantes médicinales et mortelles, et ce goût de soleil qui imprégnait tout, ici – où se perdait l'essence précieuse et indéfinissable de son corps. Ses yeux noirs et luisants observaient le contraste curieux de la peau laiteuse de son amante inattendue, veinée d'un bleu sanguin, contre la sienne, dorée comme un rayon de soleil. C'était comme si un ouragan nordique s'était soudain heurté à une tempête du désert, le choc avait été si violent que rien n'y avait résisté, tout avait été ébranlé.
Léogan ne savait plus tout à fait si ce jeu d'enfants avait pour prétention de le faire bien devenir quelqu'un d'autre, ou plutôt de revenir à ce qu'il était essentiellement – personne. Un voyageur sans visage, fuyant comme le vent, changeant comme les dunes, silhouette floue dans les chaleurs des grands midis. Après tout, l'imaginaire n'était sans doute qu'un prélude à la réalité.
Plus encore, il se demandait quelle influence ce sortilège avait sur Irina elle-même. Était-elle devenue quelqu'un d'autre, aussi ? L'avait-il rendu folle ? S'était-elle métamorphosée ? - pour combien de temps ? Que faire pour la garder ? Non. Il enfouissait son visage dans son cou, il mouillait ses épaules frêles de baisers.
Il espérait secrètement qu'elle était devenue elle-même, alors, que ce quelqu'un d'autre, c'était elle. Il ne voulait qu'elle, libre, effrontée, hardie et touchante, il voulait croire que c'était bien elle. Parfois la pensée qu'il pouvait être trompé surgissait dans le chaos de ses sensations, aussi impromptue qu'une girafe dans un salon, et puis il la regardait dans les yeux, étonné et sérieux, avant de chasser cette nouvelle ineptie de sa cervelle. C'était idiot. On ne pouvait pas mentir comme ça, ce n'était pas possible. Il le sentirait. C'était la sincérité avec laquelle Irina se donnait à lui qui lui nouait les entrailles et lui brûlait la cervelle – et ce je ne sais quoi qui faisait d'elle ce qu'elle était, cette humanité pudique et triste qui riait avec des éclats féroces. On dit que l'amour noie les plaies – il se sentait miraculeusement sauvé, entre les bras d'Irina, bercé par son odeur, enveloppé dans la cascade fruitée de ses cheveux écarlates. Est-ce qu'il y avait un moyen de faire durer cela éternellement ? Non. Non, Léo, non, cesse donc de réfléchir, tu enchaînes des absurdités plus vite qu'un gosse de quatre ans. Arrête tout de suite, serre-la, serre-la, il n'y a rien d'autre à faire. Il l'attirait encore contre lui et la serrait avec force, hagard et frissonnant.

Il jurait qu'il n'avait jamais entendu son nom prononcé avec autant de rêve dans la voix, et il lui sembla quelques instants que ce mot ne lui appartenait pas, qu'il était tout à Irina, maintenant, et à sa voix grave et paresseuse de sirène alanguie. Elle parlait avec des inflexions toutes en velours, souplement, comme la démarche d'un chat, soupirait la fin de ses mots et les laissait deviner plus qu'elle ne les prononçait – Léogan restait suspendu à ses lèvres, presque de peur de perdre un instant seulement de leur mélodie sourde et obsédante.
Quand il n'y avait plus que le silence et le concert profond de leurs respirations, Léogan murmurait à son tour, d'une voix vibrante, comme le bruit d'une chose immense qui bouge lentement dans le sable, avec un peu de nervosité qui l'éraillait par endroits.

« C'est intrigant, ça, tout de même, que vous ne puissiez pas avoir peur, enfin c'est... Bizarre. Je veux dire, ça n'a pas l'air d'être du flanc, faudra m'expliquer ce que ça signifie. »

Il perdait peu à peu sa faculté de faire du cynisme en toute circonstance, de se moquer et d'agacer, il était trop confus pour se servir de son intelligence à des fins aussi subtiles. Il l'avait perdue, elle aussi, de toute façon, alors, comme elle le disait si spirituellement, il valait mieux se rabattre sur d'autres talents, qu'il était d'autant plus certain de posséder.
Il sentait bien que ses gestes n'étaient pas familiers à Irina, quoi que chacun d'entre eux lui électrisait la nuque, lui traversait le dos en un éclair et le faisait frémir tout entier. Les doigts de la jeune femme suivaient les formes de son corps avec une minutie d'artisan, s'enfonçaient dans de vieilles cicatrices dans son dos, en éveillant des pics de douleur inattendus qui lui coupaient le souffle, et se logeaient parfois à des endroits sensibles qui augmentaient encore son incendie souterrain. Parfois, quand les vapeurs de l'amour étaient percées soudain d'une lueur de lucidité, il se demandait ce qu'il avait bien pu faire pour se faire autant désirer et ce qui en lui pouvait donner si faim à Irina. Puis, abasourdi par ses caresses, il l'embrassait lui-même avec plus d'avidité.
Il ne savait pas précisément de quoi il avait envie, il ne répondit à sa question que par un regard pensif et se pencha sur ses lèvres pour y perdre toute sa respiration, avant de se redresser, à bout de souffle et malicieusement satisfait de sentir contre lui le sang d'Irina qui rossait ses artères.
Mais malgré tout, en dépit de ses fanfaronnades et de ses plaisanteries moqueuses, Léogan ne souhaitait pas brusquer Irina. Il avait du mal à exclure la possibilité que sa folie et son engouement physique – auquel la prêtresse n'était manifestement pas habituée – ne la fissent s'écarter ou qu'elle ne prît peur d'une manière ou d'une autre, quoi qu'elle pût en dire. Ses gestes étaient lents, doux, presque mesurés, il ne faisait que l'effleurer parfois, la gorge nouée et les yeux luisants de désir, et pourtant plein d'une rêverie sereine. Ses mains suivaient les courbes de la jeune femme, il lui semblait que leur mouvement en était rendu plus gracieux, et il l'observait surtout, avec l'impression illusoire d'avoir toute une éternité devant eux.
Il faisait doucement glisser les bretelles de son sous-vêtement sur ses bras, elle le remarquait à peine, accrochée fermement à lui, les yeux fermées et la respiration profonde. Il eut un sourire plus doux, dénué de tout sarcasme, et l'embrassa à la tempe en la défaisant habilement de son soutien-gorge, d'un geste qui se confondait avec ses caresses.
Il respira profondément en sentant la chaleur et la rondeur de sa poitrine épouser la sienne, se soulever mollement contre lui, et il ne se sépara de ce contact doux que presque à regret pour déposer un baiser à la naissance de ses seins.
Irina sembla s'étonner de sa propre nudité et rougit jusqu'au creux de la poitrine, ce qui fit fondre Léogan pour de bon et étira paresseusement son sourire. Elle détourna le regard avec un semblant de gêne, mais il ne s'en formalisa pas davantage. Il l'embrassa sur la joue et passa légèrement ses doigts dans le duvet soyeux que formaient ses cheveux, au haut de sa nuque.

Il nota finalement qu'elle déplaçait magiquement les tissus de leur petit esquif et observa le ballet des couvertures noires, rouges et beiges dans l'ombre de la dune, en serrant Irina contre lui, le menton levé et appuyé sur la tête de la jeune femme.
Ils se levèrent sur l'incitation d'Irina. Léogan n'était pas particulièrement dérangé à l'idée de continuer de se découvrir dans le sable – et puis ça avait quelque chose d'original – mais il abandonna sa main dans celle de la prêtresse et la laissa le guider jusqu'à l'abri que sa magie avait créé.
Elle se leva sur la pointe des pieds et se blottit contre lui. Le temps ralentit encore, dans la chaleur ondoyante de sa poitrine. Sans doute dans le but de détourner son attention, elle  tentait de capturer le regard de Léogan, qui se laissa apprivoiser naturellement dans les ondes chatoyantes de ses yeux verts. Elle respirait fort, sa bouche frôlait la sienne, son haleine sentait le thé, et il avait à nouveau l'envie irrépressible de s'abreuver à ses lèvres.
Elle parla avec une innocence touchante, caparaçonnée dans quelques ordres qui ressemblaient davantage à des requêtes. Il avala son souffle et l'embrassa à nouveau, les yeux à demi fermés, cette fois, pour apercevoir le visage d'Irina à travers ses cils.

« Je n'ai pas grand-chose à vous montrer, ce n'est pas une leçon... murmura-t-il, d'un ton à nouveau dénué de raillerie, avec un sourire nouveau, qui semblait vouloir la persuader qu'il avait d'elle exactement l'impression qu'elle voulait produire. Il n'y a ni bien, ni mal, ici, pas de règles, juste vous et moi. Vous êtes spirituelle, drôle, vous êtes forte et libre, Irina. »

Il avait eu l'impression de posséder également ce prénom, en le murmurant, en faisant rouler ses syllabes sur ses lèvres, en s'attardant un peu sur la dernière voyelle, comme s'il peinait à le relâcher.
Il repoussa la jeune femme sans brusquerie, pour défaire cette étreinte qui la camouflait volontairement à son regard, et, à quelques distances, il la considéra d'un large coup d’œil, certain qu'elle lui offrait un spectacle naturel et ravissant, avant de la ramener vers lui et de refermer ses bras sur elle.

« Vous êtes très belle, chuchota-t-il, à son oreille. Je ne vous ferai plus l'offense d'être trop sage... Nous n'en avons pas le temps. »

Ce sentiment d'urgence qui allait et venait au gré de ses emportements physiques et de la marée capricieuse de ses pensées donnait un peu d'ombrage à sa joie et la rendait en même temps plus féroce chaque fois qu'il se précisait.
Il caressait le dos de la jeune femme, glissait ses mains sur ses reins, et peu à peu, il en vint à soulever les frontières de son pantalon, pour confirmer son désir d'aller encore de l'avant.
Il le déboutonna d'un mouvement espiègle de l'index et du majeur, et le tissu de lin glissa sur les belles hanches d'Irina. Au bout du compte, il se défit simplement de son étreinte et s'assit sur le tissu rouge et beige qui couvrait le sable, torse nu, encore à moitié habillé et un air sauvage sur le visage. Il lui sourit malicieusement pour l'inviter à s'asseoir près de lui. Le vent traversait leur abri, poussait les rideaux noirs à l'intérieur et à l'extérieur, comme des vagues capricieuses et agiles, les emportait en tourbillons vers le soleil aveuglant, puis il glissait sur leur couverture rouge et beige qu'il frisait en faisant courir une ombre floue à sa surface. Irina, blanche, enveloppée dans des cascades de mèches rouges, et immobile au milieu de ces voiles mouvantes, paraissait flotter dans les ombres et la lumière.
Elle finit par s'asseoir près de lui. Léogan lui ôta ses chaussures et acheva de faire glisser son pantalon sur ses cuisses, avec une tranquillité de moins en moins contrôlée – il n'était pas sûr de vouloir lui obéir maintenant, même si, c'était vrai, ils n'avaient qu'aujourd'hui, et elle avait certainement le désir de le vivre aussi intensément que possible. Il ne voulait pas faire les choses trop vite, tout s'évanouirait très bêtement entre leurs doigts s'ils ne faisaient pas durer le moment.
Le corps d'Irina était presque entièrement nu, maintenant. Léogan avait poussé un peu la jeune femme pour se retrouver allongé dans son dos, il avait fait couler sa chevelure rouge dans son cou pour découvrir les formes sensuelles de ses épaules et il continuait d'effleurer ses courbes, afin de les imprimer dans son esprit et d'en connaître chaque sinuosité. Ses doigts brûlaient au contact de cette peau si blanche. Il s'enivrait du parfum de ses cheveux et murmurait, d'une voix féline, naturelle, où perçait de plus en plus son envie, mais qui cherchait surtout à caresser ses pensées comme ses mains effleuraient son dos, ses omoplates saillantes, ses épaules fines, jusqu'à ce bassin rond, aux belles courbes de ses hanches.

« J'aime beaucoup votre dos, souffla-t-il, près de son oreille. Il est doux et fort. Vous n'êtes pas en verre, c'est vrai, mais c'est comme si pourtant vous en aviez la solidité et la fragilité... »

Il la fit basculer vers lui à nouveau, plus hâtivement, cependant, et posa son nez contre le sien. Puis il se hissa sur elle, avec assez de vivacité pour lui faire comprendre qu'il avait assez souffert de sa retenue. Il la regarda encore une fois avec rêverie, posa ses mains sur son ventre, les remonta lentement sur sa poitrine, qu'il toucha plus résolument, et puis il se coucha sur elle pour l'embrasser ardemment dans la nuque, avec l'impression de brûler sur le plus beau et le plus flamboyant des bûchers.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMar 8 Juil - 12:53

Lui expliquer ce que cela signifie de ne pas pouvoir peur ? Euh, c’était assez délicat. En vérité il n’y avait pas de sens caché dans sa phrase qui devait être prise telle qu’elle était, à un premier degré déconcertant. Irina ne pouvait avoir peur car elle était invulnérable à ce sentiment. C’était comme si son cœur dur y était imperméable, de la même façon que l’eau et l’huile pouvaient se côtoyer sans jamais se mélanger. C’était un sentiment qu’elle pouvait manipuler et absorber à souhait, avec le même détachement et la même verve qu’une enchanteresse subjugue son public. Très peu de personnes étaient au courant de l’existence de cette capacité dont Irina ne faisait pas étalage, pour des raisons assez évidentes. D’une certaine façon il était déjà assez frustrant d’intimider la moitié des gens qui faisaient partie de son entourage, alors si en plus elle leur révélait la noirceur de sa nature profonde, cela ne ferait que tout compliquer. Et étant donnée la complexité chaotique de sa vie en ce moment, autant mettre de côté les incidents évitables. Toujours accrochée à la nuque de Léogan, la rouquine lui avait répondu d’un air pensif, mesurant ses mots qu’elle avait l’impression de mal choisir.

« Je vous expliquerai ça plus tard. Là… j’ai d’autres projets plus intéressants. Néanmoins vous pouvez prendre note quand même. C’est une de mes règles de base… je ne bluffe jamais. »

Irina renonça finalement à s’épancher en explications pour l’instant, préférant largement monopoliser l’attention de Léogan sur des sujets bien plus ‘pressants’. Et puis vu qu’ils avaient tous les deux prévu de discuter de façon posée et relativement civilisée quand les circonstances s’y prêteraient, il n’y avait pas lieu de presser les choses de ce côté-là. Au lieu de ça Irina jeta à Léogan un regard provocateur et si intense qu’elle aurait pu faire faire fondre les neiges hivernales de Hellas. Elle le dardait de ses prunelles de jade, striées de doré comme une pierre veinée de cicatrices ; guettant un mouvement ou une émotion dans son regard qu’elle ne quittait plus. Elle attendait toujours qu’il se livre encore, qu’il s’ouvre, qu’il lui précise le cheminement de ses pensées. Il avait dit qu’il y avait des choses dont il avait très envie, et pourtant ses questions avaient eu l’air de le déstabiliser. C’était comme s’il ne s’attendait pas à ce qu’elle y prête attention, comme s’il avait anticipé qu’elle s’en détournerait sans trop réfléchir, avant de se recentrer sur ses propres envies. Or, certes Irina n’avait pas la prétention de détenir les clés de sa satisfaction, mais cela ne coûtait rien d’écouter pour autant, avant de décider si oui ou non cela tenait du possible.
Ceci dit Léogan et son habituelle humeur papillonnante se dérobèrent élégamment, esquivant la flamme avec laquelle il avait joué un peu trop longtemps. Il avait alors eu un mouvement de recul, écartant vivement ses mains de la chaleur devenue soudainement trop forte, tel un gamin impudent puni de son audace. Ceci dit l’étincelle d’intérêt et de curiosité dansait toujours dans ses yeux noirs, montrant que malgré ses réticences il avait tout de même envie d’en découvrir davantage. En tout cas c’est ce que la nordique se disait, même si le comportement de son amant était toujours aussi contradictoire et difficile à analyser. De plus les caresses du militaire avaient la fâcheuse tendance à l’empêcher de réfléchir clairement, ou à carrément lui faire oublier ce qu’elle avait en tête. Emplissant sa mémoire de souvenirs cristallisés de leur étreinte, Irina immortalisait mentalement l’expression de ses lèvres courbées et humides, le toucher possessif de ses mains chaudes et le goût envoûtant de sa peau dorée. Dans son attitude il y avait certes la réserve timide d’une personne avançant dans à l’aveuglette dans l’inconnu, mais elle ne semblait pas hésiter pour autant. En bonne funambule progressant au-dessus de l’abîme, Irina s’équilibrait comme elle pouvait, s’adaptant petit à petit à son environnement.

Son envie d’avancer la poussait à ne pas s’arrêter ni hésiter, car elle sentait que cette interruption serait fatale à la fragilité de son courage presque suicidaire. Elle n’attendait donc aucune attention particulière, aucune délicatesse calculée, aucune tendresse réconfortante. Irina prenait ce que lui donnait Léogan sans nourrir aucune attente ni exigence. Une gourde d’eau, même tiède, était toujours salvatrice après plusieurs jours d’errance. Il ne lui venait pas à l’esprit de réclamer plus pour l’instant… Toutefois rien ne pouvait garantir que dans quelques temps elle n’aurait pas soif à nouveau, comme lors de leur follement lente chevauchée depuis Amaryl. Mais après tout ce n’était pas de sa faute si Léogan avait le goût de ce thé brûlant qui l’avait paradoxalement désaltérée plus tôt… L’association d’idées était facile. Irina s’abreuva à nouveau de ses lèvres avec le même désespoir, et la même sensation ardente de prendre feu de l’intérieur. Entre caresses et baisers échangés, Irina l’observait, et ne cessait de s’étonner de la patience dont il faisait preuve. Il la regardait avec cette mesure et cette retenue si frustrante qu’elle avait envie de le secouer. Il s’était amusé à la piquer au vif, la pousser à n’en faire qu’à sa tête et voilà que maintenant il attendait, traînait et la berçait de cette consternante lenteur.
Cette même lenteur avec laquelle ses yeux se promenaient sur sa silhouette pâle, brillante comme un marbre poli sous l’or du soleil. Cette même indolence avec laquelle elle avait pris son courage à deux mains pour l’emmener à l’orée de leur abri, le tirant par la main. Bien qu’elle n’ait théoriquement rien contre l’exotique et les nouvelles expériences, Irina n’était pas impatiente de se rouler dans le sable malgré son amour des choses simples. Il y avait une limite à ce qu’elle était prête à s’infliger, surtout qu’en l’occurrence elle avait les moyens d’éviter cette mésaventure. Ses doigts s’entrelacèrent avec ceux de Léo sans même qu’elle n’y réfléchisse, son corps prenant les devants avant que son esprit ne puisse suivre ; puis leurs corps se rapprochèrent à nouveau avec la force de deux aimants inévitablement attirés l’un par l’autre. La sensation étrangement agréable de leurs peaux nues pressées la fit soupirer d’aise, et se taire pour savourer le silence et la beauté unique de cet instant éphémère. Léogan prit alors la parole, la faisant sourire bien malgré lui. Il avait mal interprété ses paroles, ceci dit c’était plutôt touchant de sa part. À demi moqueuse, Irina roula des yeux. C’était certes prêteur à confusion, mais elle ne lui avait pas demandé de lui apprendre comment faire. Ça… elle avait le temps de l’apprendre en le mettant en pratique.

« Je ne parlais pas de ça. Je veux que vous me montriez plus de vous. » Elle le vit protester et anticipa en posant un index sur ses lèvres, qu’elle ne put s’empêcher d’effleurer doucement. « Montrez-moi qui vous êtes. Montrez-moi un bout de votre âme, pour une minute ou une heure à peine. Révélez-moi juste ce qu’il faut, juste ce que vous dictera votre instinct. C’est cela que je veux voir, plus que n’importe quoi d’autre… Soyez mien et je serai vôtre. »

Elle reprit ses paroles avec un sourire en coin, amusée de ses élans orateurs mais pensant jusqu’à chaque petite virgule de ce qu’elle venait de prononcer à voix basse. Ce qu’il avait dit à son sujet lui paraissait à la fois très vrai mais aussi plutôt naïf. Forte et libre ? Oui, dans ce désert elle l’était sans doute. Une forte tête, une femme décidée et obstinée qui luttait bec et ongles pour défendre ses convictions et ses intérêts, qu’ils soient ésotériques, politiques ou personnels. Cependant Erynn, la petite fille dont on avait volé l’identité il y a de ça vingt ans, n’avait rien à voir avec Irina… le monstre dissimulé dans les robes cérémonielles blanches, la figure publique dont le nom commençait à faire trembler les hautes sphères. Ici il n’y avait effectivement pas de règles, pas d’influence, pas de richesse. Il n’y avait qu’eux, des créatures de chair et d’os, des gens de sang et de poussière.
Des créatures nues, dévêtues non seulement de leurs vêtements, mais aussi de leurs divers artifices. Voyant que Léogan prenait une légère distance, Irina se raidit l’espace d’un instant, ne comprenant pas le changement dans son comportement. Ce ne fut qu’après sa première phrase que ce geste prit enfin du sens, encore que ce compliment la prit au dépourvu et la fit ciller plusieurs fois le temps d’intégrer. Longue à la détente ? Oui, dans ce domaine on pouvait dire ça. Dodelinant de la tête pour chasser le sourire bête qui lui montait aux lèvres Irina faisait de son mieux pour reprendre une contenance depuis longtemps perdue. Surtout qu’il lui aurait été de toute façon impossible de la retrouver alors que ce nomade aux yeux sombres était en train de la dépouiller de ce qu’il restait de ses vêtements. Se mordillant la lèvre inférieure d’un air gêné, Irina contrôlait tant bien que mal son réflexe de se dandiner nerveusement d’un pied sur l’autre. Il fallait que son corps se contienne, elle n’avait plus treize ans, merde ! Ses pieds la portèrent vers Léogan qui attendait, et étonnamment aucune réplique effilée et spirituelle ne lui vint. Un petit merci fut la seule chose audible.

Ses cheveux lisses et en bataille cascadaient librement sur sa peau trop blanche, la rougeoyant come un incendie infini et animé. Ses yeux légèrement en amande rutilaient d’envie et d’espièglerie, constamment rivés sur Léogan qui se trouvait non loin. Une fois encore elle se plongea dans cet inconnu qui avait de quoi paralyser, préférant le découvrir plutôt que de se laisser dévorer par lui. Ses mains trouvèrent naturellement le chemin du torse masculin, ses lèvres se perdant dans le creux de son cou pendant qu’il lui parlait. Ce dernières bougèrent alors vers son menton, descendirent vers sa gorge, puis son thorax. Le guettant du coin de l’œil, Irina étudiait ses réactions et apprenait à progressivement les interpréter. Léogan ne faisait aucun commentaire, et pourtant la lueur dans ses prunelles suffisait à lui apprendre ce qui lui plaisait, petit à petit. Le bon geste, la bonne pression, le bon stimulus… Tout était question de patience et  de cran. S’amusant intérieurement de ses réactions, la rouquine embrassa le lobe de son oreille, qu’elle parcourut délicatement de sa langue. Ces oreilles… La plupart des sindarins avaient la réputation d’être particulièrement sensibles, notamment parce que souvent leurs sens étaient très aiguisés. La véracité de ces théories restait à prouver en ce qui la concernait, mais dans tous les cas Irina avait bien envie de constater ça par elle-même. Dessinant le contour de l’oreille de Léogan de sa langue, Irina jubilait à peine discrètement. Eh bien oui que voulez-vous ? Il y a des petits plaisirs dans la vie…

« Je me suis toujours demandée… ce que cela vous faisait. »

Sa langue se fit plus hardie et descendit le long de la jugulaire du soldat, avant que la prêtresse ne soit finalement amenée à s’allonger près de lui. Menée par le colonel, la serpentine était allongée sur le dos et sentait déjà quelques grains de sable coller désagréablement à sa peau. Néanmoins la douce chaleur de son amant lui réchauffait les entrailles et faisait bouillir sa cervelle. Sentant l’adrénaline rusher dans ses veines, la rouquine baissa ses mains vers les cuisses et les rondeurs de la croupe adverse, formant une jolie courbe  sous ses doigts fins. Appréciant la fermeté irréprochable de ses muscles,  elle aventura ses mains sous les fronces du tissu, qu’elle ne tarda pas à paresseusement tirer vers le bas. Il lui était impossible de se raisonner. Si d’un côté elle avait envie de prendre son temps et profiter de chaque seconde qui lui était offerte, de l’autre il lui était impossible d’ignorer le décompte insignifiant mais autoritaire du temps qu’il leur restait. L’invitant plutôt franchement à céder ce maudit bout de tissu qui se dressait encore entre eux, Irina sentait sa respiration se faire toujours plus haletante et son toucher plus fébrile. Elle avait envie de le sculpter de ses mains, de le sentir, de le regarder. Un gémissement de frustration coupable s’échappa de ses lèvres, avant qu’elle ne prenne une inspiration qui lui permit d’articuler intelligiblement.

« Solide et fragile en même temps, drôle de description en ce qui me concerne. Surtout qu’aujourd’hui il ne reste que l’ambition et la force, l’obsession du feu tourmentant que vous avez allumé, l’espoir égoïste de vivre un jour différent, de tout oublier : les contraintes, les conflits, l’improbabilité de cette situation et même votre caractère de sale gosse. Enfin qu’importe…  Au moins aujourd’hui, regardons la tempête droit dans les yeux… ensemble. »

Elle eut envie de rire et de se moquer un instant, songeant à l’implication latente de sa métaphore. Oui, la tempête qu’elle voulait voir n’était ni venteuse ni sablonnée même si elle risquait de l’être sous peu. C’était plutôt du cyclone d’émotions tourbillonnantes dont elle voulait parler ; de ce maelström chaotique qui faisait vibrer jusqu’à ses mains empressées. C’était sûrement un peu de tout ça à la fois, et sans doute plus encore car ce n’était pas son fort de discourir sur ce qu’elle éprouvait, surtout à chaud. Avec une expression bien plus confiante que ce qu’elle était vraiment, Irina sentait que la chaleur n’avait pas quitté ses joues, mais n’en démordait pas. Elle n’était plus une adolescente intimidée par les choses de la vie depuis bien longtemps, il n’y avait donc pas marge à être embarrassée. Déglutissant avec peine, elle leva enfin ses yeux fuyants vers le visage qui était penché sur elle, avant de l’embrasser doucement, dans un rituel instinctif. Ses mains dénouèrent alors ce qu’il restait du tissu de son pantalon, ne se gênant pas pour chercher le contact de sa peau au passage. Se blottissant contre Léogan, Irina se laissait transporter par cet instinct qui la guidait au milieu du brouillard d’inconnu où elle marchait. C’était cette intuition inexplicable, plus que toute autre chose, qui lui permettait de ne pas se vexer du ridicule de sa propre inexpérience.
Irina retint son souffle tandis que Léogan fondit sur la chair sensible de son cou... L’air lui manquait et ce pour bien des raisons bien moins objectives. Exhalant un soupir rauque, la jeune femme le serra fort contre elle, le rendant prisonnier de son étreinte tandis qu’une fois encore, les effluves de son odeur musquée lui chatouillaient les narines. Hissant une jambe contre sa taille, elle sentit sa peau rude et nue contre la sienne avec un contentement presque soulageant. Ne pouvant s’empêcher de bouger et ondoyer sous lui à la fois par réaction et par provocation, Irina ne se contenterait pas de rester passive. Se frottant à lui d’une manière plus lascive que ce dont elle avait conscience, elle enroula finalement une gambette autour de sa taille, forçant soudainement leurs bassins à se coller. La température sembla alors monter d’un autre cran, à tel point qu’elle se fit l’impression d’avoir fait exploser quelque chose en les soufflant tous les deux au passage. ‘Cela en vaut la peine’ pensa-t-elle. Irina voulait se jouer de lui comme il se jouait d’elle, le défier et le confronter par désir revanchard et sans arrière-pensées. Quitte à ce qu’elle soit consumée par le désir qui lui faisait perdre progressivement la boule, autant l’emmener dans sa chute. Posant une main froide sur sa joue elle l’embrassa de tout son soûl, avec la ferme intention de lui donner en cet instant tout ce qu’elle avait et tout ce qu’elle était… pour ce que ça pouvait bien valoir.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeVen 11 Juil - 3:17

« Regardez moi, Irina, je crois que je ne vous cache rien... Je ne suis pas assez spontané ? Pas assez naturel ? Pas assez à vous, encore ? Qu'est-ce que je pourrais bien faire de plus ? » demanda-t-il, avec beaucoup de sérieux.

Il se sentait un peu bête d'ajouter un nouveau quiproquo à la longue liste qu'ils avaient déjà formée depuis le début du voyage. Tout allait si vite, l'urgence devait certainement le rendre un peu stupide, ou bien c'était les outils de communication mis à leur disposition qui ne convenaient pas – d'ailleurs, aucun langage ne semblait plus à même de satisfaire leur compréhension que ces étreintes qu'ils partageaient égoïstement, sans penser à ce que pourraient penser tous ces gens à Hellas, qui ne saisiraient pas, de toute façon, la force et la nécessité de leur décision.

« Attendez de voir un peu, peut-être, ajouta-t-il, d'un vague ton d'excuse. Vous pouvez prendre de moi tout ce que vous voulez, et puis, tôt ou tard, je vous donnerai le reste. Plutôt tôt que tard, d'ailleurs. »

Il était très impressionné de l'audace dont faisait preuve Irina, alors qu'il la suspectait, d'après ce qu'il avait entendu et ce qu'il avait vu jusqu'ici, de s'être tenue à un vœu de chasteté – c'était dire aussi le peu d'importance qu'il accordait aux vœux et aux promesses. La prêtresse s'enhardissait à chaque minute, ses gestes un peu gauches s'accomplissaient avec une résolution qui surpassait toute sa timidité, et ces quelques rougeurs qui parsemaient son visage et sa poitrine ne parurent que plus touchantes à Léogan en la voyant lutter contre son inexpérience. Il n'avait jamais eu l'intention de la dominer, ici, il lui avait demandé de se servir de lui, pas l'inverse, mais s'il l'avait voulu, il n'aurait certainement eu aucune chance. En vérité, cette façon pugnace qu'Irina avait d'aller de l'avant, de découvrir des secrets charnels inattendus et de faire prévaloir son désir féroce et urgent à tout savoir-faire, lui faisait réaliser peu à peu qu'elle ne voulait pas se soucier de pudeur et de tact, et elle lui apparaissait de plus en plus manifestement comme une amante et une partenaire, plutôt que comme une pauvre néophyte – et ce fut assez admiratif qu'il tâcha d'abandonner ses tendresses paresseuses.

Le contact humide de la bouche et de la langue d'Irina sur le contour de son oreille fit naître un éclair dans la tête de Léogan, qui lui traversa la colonne vertébrale en ligne droite, en explosant son cœur au passage, et il eut soudain besoin de prendre une grande inspiration. Le visage d'Irina, doux et chaud, caressait le sien, les pensées sous son front frôlaient celles de Léo, ses cils rouges chatouillaient sa tempe.

« ...il faut que je réponde quelque chose ? murmura Léogan, d'une voix ivre et floue, après un petit instant de silence. Vous me vrillez la cervelle, et vous... attendez des commentaires ? Désolé, ça me semble... Pas très compatible, tout ça... »

Il se sentit physiquement incapable d'aligner un mot de plus à cet ersatz de sarcasme  surpris, trop rauque, trop éraillé au fond de sa gorge pour exprimer autre chose qu'une faiblesse soudaine et inattendue. Le monde infini de sensations qu'offrait Irina, tout contre lui, lui gonflait intensément les poumons, au point qu'il se persuadait lui-même que son affolement les déchireraient bientôt, ou qu'ils briseraient bientôt leur cage thoracique à force de violence, il avait l'impression de toujours manquer d'air et son poitrail tirait de l'oxygène avec une force désespérée. Ses yeux ne voyaient plus rien, ses cils battaient comme des papillons tapageurs, son échine était tendue contre la bouche d'Irina, son oreille n'entendait plus, tressaillait sous les caresses agiles et mouillées de sa langue, qui traçait des chemins insoupçonnés à travers l'armure de patience et de retenue qu'il s'était efforcé de porter. Toute force l'avait soudain abandonné. Irina l'étreignait dans un vertige où il perdait peu à peu conscience de lui-même, ses tympans vibraient, sa cervelle fourmillait et bourdonnait comme un essaim affolé, et il n'y avait plus aucune pensée pour lui sembler claire, lumineuse ou profonde. Il n'y avait plus qu'Irina au monde, et lui, quelque part en elle, c'était comme si leurs corps enlacés étaient devenus un univers où la raison ne trouvait pas sa place.
Il n'avait pas seulement l'idée qu'elle profitait d'une vulnérabilité propre aux gens de son espèce, en s'attaquant espièglement à son oreille, il n'avait pas seulement l'idée d'être vulnérable, sous ses lèvres, qui avaient la couleur et le goût des grenades, et sous ses mains, sèches, terrestres et si terriblement charnelles, mais il l'écoutait avec une joie aveugle s'amuser des réactions qu'elle éveillait dans son âme et son corps. Il la sentait se réjouir du pouvoir qu'elle avait sur lui, des découvertes qu'elle faisait, il la sentait l'aimer, simplement, et il se laissa lui appartenir. Oh, Irina, faut-il que vous soyez si seule pour tout ignorer de ces partages et de ces osmoses, et surtout pour ne les découvrir qu'avec moi ?
Ce qu'elle appelait des dangers, ce qu'il aurait dû craindre, peut-être, ne lui semblaient pas être autre chose que des bienfaits. Elle n'usait pas de son pouvoir pour l'anéantir, seulement pour exister avec lui, jusqu'au plus profond de sa chair et de ses os, elle n'en usait que pour s'imprégner de lui et l'imprégner d'elle, elle n'en usait que pour les faire exister ensemble.

Léogan n'ajouta rien pendant de longs instants – il en était bien incapable, d'abord, et ensuite, il n'était pas vraiment du genre à faire des commentaires au milieu des étreintes. L'amour, il l'avait fait souvent, mais il n'en parlait jamais. Il le voyait luire dans les yeux ensorcelants d'Irina, il le sentait couler dans son cou, brûler sur sa peau, sans parole inutile, sans contrat despotique, sans illusion ni artifice. Par dessus tout, il sentait ses fumées lumineuses émaner du corps de la jeune femme, s'infiltrer en lui par tous ses pores, il sentait son corps qui les respirait, et qui soufflait d'autres vapeurs à son tour, toujours plus lourdes de chaleur, plus voluptueuses, plus réelles, à mesure qu'elles affluaient et refluaient entre eux. Et peut-être bien que le vrai danger se trouvait là.
Il ne pouvait pas se donner aussi entièrement et en ressortir intact. Quelque chose aurait changé. Il ne pourrait pas l'ignorer. Il avait décidé de provoquer l'événement avec Irina – ce n'était pas comme s'il pourrait plus tard se disculper, en se disant qu'il lui était arrivé quelque chose de terrible, quelque chose qui le bouleverserait à jamais, qu'il était tombé amoureux, mais qu'il n'y pouvait rien. Ce n'était pas vrai.
Il l'avait cherché. Ce n'était pas arrivé par hasard. Il avait tourné son regard vers elle en sachant pertinemment qu'il ne pourrait plus l'en détacher. C'était Irina Dranis. Même s'il l'avait voulu, il n'aurait pas pu l'ignorer, ni à Hellas, où il entendait Elerinna se moquer d'elle avec dédain, où il voyait Irina chaque jour jeter partout des regards verts brillants d'intelligence et des sourires rouges acides, ni ici, au milieu de nulle part, où chacun de ses gestes étaient dirigés vers lui. Elle avait un pouvoir de fascination terrible, elle ressemblait à ces sirènes fabuleuses et carnassières qui entraînaient les hommes dans les bas-fonds pour les noyer. Avoir fait le premier pas vers elle, ça n'avait rien d'innocent. C'était comme venir écouter de soi-même le chant d'une sirène. Mieux, c'était comme se dresser sur un écueil, l'appeler, ouvrir ses bras et se laisser ensorceler.

Peut-être qu'il aimait vivre dangereusement, comme elle le lui avait susurré tout à l'heure. Peut-être qu'il était complètement suicidaire.
Il parcourait le dos d'Irina de caresses toujours plus intrépides, plus fermes et plus avides, il massait son échine, les bosses et les creux que faisaient ses os contre sa peau, et puis il emmêlait ses doigts dans le duvet de ses cheveux, à la base de son crâne, et les agaçait malicieusement. Les mains de la jeune femme tentaient de percer un chemin dans la toile de son pantalon, et leur impatience fébrile sur la peau de Léogan, entre le tissu et ses hanches, toujours plus bas dans son ventre, lui faisait perdre peu à peu son endurance. Sous l'invective sauvage d'Irina, il l'aida à dégrafer son vêtement en emmêlant ses doigts aux siens, avec une maladresse guidée par leur empressement. Le gémissement étouffé de son amante lui transperça à nouveau la colonne vertébrale et il l'embrassa à nouveau, à trois ou quatre reprises, avant de tâcher de se débattre contre son propre pantalon pour le faire glisser tout en restant allongé contre elle, dans la chaleur sucrée de son cou, de son ventre, de ses cuisses, de sa poitrine.
Il aimait penser – autant qu'il le pouvait en tout cas – qu'il désirait Irina parce qu'elle incarnait un danger pour lui, mais aussi parce qu'il était également une menace pour elle, et qu'ils s'étaient trouvés ce jour-là pour basculer ensemble dans la folie, qu'ils s'étaient reconnus, qu'en s'empoignant et en se battant, ils avaient senti le besoin désespéré du contact étroit avec un être humain – et qu'ils avaient trouvé en l'autre la bonne personne pour le faire, une personne qui avait la même faim, la même fièvre, et qu'il fallait sauver en se sauvant soi-même. Ils s'enlevaient l'un et l'autre, ils s'emportaient ensemble, ils exploraient leurs différences, ils éprouvaient le besoin impérieux de se découvrir pour vivre. Et Léogan avait l'impression de s'éveiller d'un grand songe, long et morne, qui avait dû jusque là être son existence.

Il se fourrait le doigt dans l’œil jusqu'au coude en lui disant que cette histoire était vouée à l'éphémère – il le savait au fond de lui et négligeait cavalièrement d'y accorder de l'importance. C'était injuste d'imposer à Irina une telle règle, de la forcer à croire qu'il n'y aurait pas de lendemain – mais que pouvait-il bien lui dire d'autre ?

Pourtant, elle n'avait pas l'air de lui en vouloir. Ses mains avaient finalement chassé les premiers replis du pantalon, roulaient comme une vague incendiaire sur la peau de Léogan et prenaient possession de ses reins avec une satisfaction de conquérante qu'il pouvait lire entre les cils plissés de ses yeux verts. Il déglutit à son tour, sans cesser de redessiner les courbes discrètes, chaudes et subtiles de son buste, et fut presque assommé par la réplique savamment formulée qu'elle prononça finalement, avec l'ombre d'un rire au coin de la bouche et une exaltation féroce dans le regard qui retourna littéralement le ventre de Léogan. Il l'observa un instant d'un air surpris, le visage légèrement empourpré, tenaillé par la joie victorieuse qu'avaient fait naître ces belles phrases, lovées dans la chaleur de cette belle voix. Ses yeux brillèrent d'émotion, et tout à coup, ses cervicales se relâchèrent et il éclata de rire, le visage penché vers la gorge d'Irina, ses cheveux se mêlant aux siens et chatouillant son visage.

« Vous n'avez pas perdu votre bagou, dites donc, c'est impressionnant ! s'exclama-t-il, en redressant la tête, et en essuyant une larme d'un revers de la main. Emmerdeuse de première catégorie, hein ? Malheureusement, je crains que de mon côté, le caractère de sale gosse ne soit non-négociable... »

Il rit une autre fois, sans pouvoir s'en empêcher, comme si tous ces sons-là avaient été retenus de force dans sa poitrine depuis des siècles et qu'ils s'en échappaient dès qu'ils en apercevaient l'opportunité.
Il se sentait tout à fait libre avec elle. Ils avaient passé toutes les frontières, il n'y avait plus à se retenir, à esquiver, à calculer, à se cacher. Il suffisait de se laisser rire, comme ça. Et ça sortait de sa gorge, dans un son cuivré, un peu cassé, mais léger, léger, et ça s'envolait vaporeusement.
Il ressentait un contentement indicible à l'entendre prononcer elle-même ces mots. Ce n'était pas seulement le sentiment d'avoir gagné, lui et ses jeux puérils, contre le bel arsenal de convictions adultes, morales et rationnelles, que lui avait déployé tout à l'heure Irina. Non, c'était bien plus que ça. Elle était avec lui. Au plus proche de lui. Ils partageaient les mêmes souhaits, ils crevaient du même désir, ils anéantissaient ensemble leur dépit banal, ils le foulaient à leurs pieds, et ils se sentaient forts, tous les deux. Même leurs fragilités signaient leur puissance d'exister.
Il la regarda d'un air pensif et heureux, puis il se pencha vers elle, avec dans les yeux la même douceur de velours noir, traversée d'éclairs scintillants, et répondit à son baiser avec une émotion bouillonnante. Quand il quitta ses lèvres pour s'enfouir dans son cou, il réfléchit péniblement à ce qu'il fallait vraiment répondre aux paroles grisantes d'Irina. Mille idées lui traversaient la tête, il n'en capturait que des bribes, et il aurait voulu tout condenser simplement en trois mots, mais il n'y parvint pas.

« Vous avez raison. Je... Enfin, murmura-t-il, d'une voix hésitante. Est-ce qu'on a vraiment besoin de trouver le mot juste dans ces circonstances ? Je ne sais même pas s'il en existe bien un qui correspondrait à... Tout ce qui se passe maintenant au fond de moi, en vous, entre vous et moi. Et je n'ai pas besoin de le savoir. Vous en avez vraiment besoin, vous ? demanda-t-il, sérieusement, avec un regard pur, en effleurant d'une main légère les mèches qui couraient sur le visage d'Irina. Ce que je veux, vous allez simplement le comprendre et le vivre avec moi, et si on ne parvient pas à l'expliquer, qu'est-ce que ça peut faire ? Je veux qu'il se passe des choses folles, et je veux que ce soit avec vous, je veux que vous deveniez la chose la plus folle qui me soit jamais arrivé, je veux... »

Elle le serra si fort contre elle qu'il fut incapable de finir sa phrase, et encore moins de se rappeler ce qu'il avait voulu dire. Son cœur sursauta dans sa cage thoracique, et un fourmillement volatile parcourut son ventre, pour se réfugier dans son entre-jambe, qui se tendait peu à peu tandis qu'Irina se frottait tout contre lui, avec une provocation paresseuse, la souplesse d'une femme rompue à la danse, une lasciveté féline et innocente, le genre d'une panthère au repos. Elle pliait ses jambes autour de lui, l'emprisonnait dans l'univers infini de son corps chaud et capiteux, et il ne cessait d'embrasser ses épaules, ses bras, son cou, sa gorge et ses seins, les mains posées sur ses cuisses, qu'il caressait avec ardeur, et dont il suivait la courbe avec avidité, jusqu'à la rondeur ferme de ses fesses, encore dissimulées sous un tissu importun.
Il respirait de plus en plus profondément, son souffle se perdait dans l'étreinte charnelle d'Irina, quelque part entre son cou et sa poitrine. Et tout à coup, une de ses jambes douces et lisses qu'il flattait d'une main insatiable s'enroula autour de lui et d'une pression ferme, elle le plaqua inopinément contre le corps tendu de la jeune femme. Il glissa sur le tapis rouge et leurs bassins se rencontrèrent soudain. Les poumons de Léogan se vidèrent, sous le choc, et il lâcha un gémissement soulagé, avec l'impression d'exploser de sensations brutales et colorées, et la certitude extrême de ne pouvoir trouver de satisfaction ailleurs qu'emprisonné entre les deux jambes d'Irina, à ce moment précis.
Il pouvait à peine bouger, elle le serrait contre elle et s'agrippait farouchement à lui, elle le retenait si fermement qu'il crut un instant qu'elle avait peur de le sentir disparaître entre ses mains. Il ne chercha pas à s'arracher de son étreinte, mais il n'était pas capable non plus de rester immobile dans ses bras. Son ventre se déchirait de désir, tout son corps battait à tout rompre, alors il se débarrassa de ses bottes par quelques mouvements de pieds plus violents qu'habiles, et du reste de son pantalon avec acharnement.

Il avait l'impression de ne pas avoir fait l'amour depuis quelques éternités – pas comme ça, en tout cas, pas avec cette avidité féroce des toutes premières fois, peut-être jamais. Ses mains et sa bouche se perdaient dans l'océan pourpre des cheveux d'Irina, et il murmurait son nom dans un souffle égaré, une fois, deux fois, trois fois, et Irina se changea en Erynn dans sa voix, sans qu'il n'y prît garde. Ces noms-là n'étaient plus seulement à elle, maintenant, ils se gravaient sur la peau de Léogan au fer rouge, à chacune de ses caresses, et tout le royaume de sensations qu'elle attisait dans son corps venait maintenant les porter.
Il frissonna quand la main froide d'Irina se posa sur sa joue, s'en étonna même, mais n'eut pas le temps de s'interroger davantage, elle l'embrassait déjà, avec une assurance décuplée, qui lui mit le feu aux rétines et à la poitrine. Il perdit tout son souffle dans la bouche brûlante et sucrée de la prêtresse, et quand ils se séparèrent pour reprendre leur respiration, il ne se laissa pas le temps de retrouver ses esprits.
Il attrapa une des mains fines et rêches d'Irina dans la sienne, emmêla ses doigts aux siens, sculpta la courbe délicate de sa paume d'un pouce avide et fit céder l'emprise de ses bras autour de lui, pour se redresser un peu et retrouver une certaine liberté de mouvement.
Il embrassa sa poitrine empourprée avec une impulsion brouillonne, dominé par un instinct presque animal, sans réflexion, si ce n'était cette pensée, comme une note amusée dans un coin de son esprit, qui notait la fierté sauvage d'Irina qui luttait hardiment contre son inexpérience – c'était si adorable qu'il en oubliait ses sarcasmes habituels, qui fondirent et reculèrent quelque part ailleurs dans son vieil esprit cynique.
Ses mains chaudes, sèches et piquantes de sable posées sur les cuisses d'Irina, il l'embrassait encore et encore, sans penser être un jour rassasié et repu, tout doucement sa langue glissa sur les zones les plus délicates et les plus sensibles de sa peau blanche et souple. Parfois il s'arrêtait, frottait son front contre son ventre, se retenait, et repartait à l'assaut des courbes de la jeune femme. Ses mains, sur ses cuisses, remontaient doucement vers ses hanches, prêtes à affronter la dernière défense vestimentaire de l'intimité d'Irina. Il n'avait plus qu'une hâte, c'était de l'avoir contre lui dans sa nudité la plus parfaite – aussi mince qu'un fétu de paille était-elle, aussi frêle, déliée et fragile qu'elle pouvait le sembler, il voulait serrer cette maigreur d'enfant des rues dans ses bras et ne pas penser au moment où il devrait la relâcher.
Un désir obscur et chaotique se peignait sur son visage, mais des nuées de douceur ondoyaient parfois dans la tempête de son regard. Peu à peu, il fit descendre le dernier sous-vêtement d'Irina sur ses hanches, laissant ses doigts errer dans l'intérieur de ses cuisses avec précaution, appréciant leur douceur comme s'il effleurait de la soie vivante, qui rougissait au contact de ses doigts et frémissait. Il remonta soudain sur le buste d'Irina, la regarda un simple instant dans les yeux, caressa son visage et lui embrassa délicatement la mâchoire.

Et puis, il haussa les sourcils d'un air malicieux et un sourire secret passa sur ses lèvres. Sans prévenir, d'une torsion des hanches agile et puissante – dont il se servait habituellement pour les combats au corps à corps – il renversa d'un seul coup leurs positions, comme un prestidigitateur habile, et il ricana lui-même de son tour, tout en sentant avec quelques frissons le corps nu d'Irina tenter de se composer un nouvel équilibre sur le sien. Son poids sur lui lui offrait encore un peu de soulagement, comme si la pression étroite de leurs deux êtres, de sa poitrine douce et ronde sur sa poitrine, de son bassin presque découvert contre son bassin, l'envolait plutôt qu'elle ne l'écrasait.
Il reprit rapidement son sérieux en contemplant la figure de la jeune femme, rougie par l'émotion, couverte d'une fine pellicule de sable et cernée de mèches auburn ébouriffées. Ses mains s'aventurèrent dans ses cheveux, qui coulaient autour d'elle comme des rivières de feu, il l'admira encore un petit instant, rendu presque aveugle par le soleil qui tapait sur ses iris. Et puis ses cils se fermèrent un peu et il l'embrassa, tandis que ses mains dévalaient la courbe de son dos, glissaient dans son sous-vêtement et épousaient les formes de ses fesses avec un tact qui se chargea de dissimuler le subterfuge par lequel il la débarrassa du reste de son habit. Il soupira de satisfaction et la douceur d'une victoire rondement menée glissa sur son visage.
Il sentait son souffle haletant contre sa clavicule, ses lèvres sur lui, et toutes les formes de son corps se dessiner contre le sien. Il glissa finalement un bras entre eux et descendit petit à petit caresser son pubis, en soutenant la belle tête d'Irina et son flanc de son autre bras, l'air toujours très sérieux, mais vaguement interrogateur cette fois. Il pencha son visage sur elle, se sentit brûler sous son regard lumineux, embrassa ses deux pommettes, une de ses tempes, se frotta un peu contre elle et embrassa ses lèvres avec ivresse.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  Icon_minitimeMar 15 Juil - 0:36

Ses paroles eurent le don de la faire sourire. Il ne lui appartenait pas assez, qu'il disait. Oui, il y avait peut-être un peu de vrai là-dedans. C'était justement le nœud de la problématique -si tant est qu'on la considère comme tel- Léo lui appartiendrait-il assez un jour ? La question pouvait paraître stupide et disproportionnée au prime abord, mais dans le recoin secret de ses envies déraisonnables et instinctives, c'était tout à fait sensé. Comme toujours elle ne faisait pas les choses à moitié, et cela englobait aussi la façon dont elle considérait les relations, même si elles étaient vouées à ne pas connaître de lendemain, comme il l'avait si bien souligné plus tôt. À cette pensée un arrière-goût de regret aigrit sa langue, avant qu'elle ne s'efforce de le noyer avec l'ambroisie d'un autre baiser. Ce n'était pas le moment de penser à l'impression d'inachevé que lui laisserait certainement cet interlude désertique. Il fallait qu'il reste un court alinéa dans la parenthèse de sa vie, rien d'autre qu'une phrase en petits caractères qui ne lui donnerait absolument pas envie d'écrire un nouveau chapitre. Oui, vite dit. La patience n'avait jamais été son fort et c'était sans doute pour ça, parce qu'elle savait que tout se terminerait brusquement quoi qu'il advienne, qu'elle en voulait plus, toujours plus. Il fallait qu'elle s'abreuve de tout son soûl avant qu'on ne lui arrache la seule chose capable d'étancher sa soif. Il fallait qu'elle profite au maximum de chaque inspiration furtive, de chaque soupir volé, de chaque caresse addictive... Le tout avant qu'ils ne s'effacent pour de bon, emportés par le souffle impitoyable du sirocco.
En réponse à sa question fort pertinente, Irina haussa simplement les épaules, incapable de vraiment mettre des mots sur son ressenti. Si elle avait toujours particulièrement mauvaise en la matière, on pouvait dire que ce n'était pas sur le point de s'arranger. Ses gestes ininterrompus en direction du militaire donnaient cependant le ton de la direction de ses pensées... Une réflexion floue et confuse qu'il valait mieux ne pas chercher à approfondir de toute façon. Lorsque son compagnon prit une inspiration qui lui servit à compléter ses questions précédentes, Irina pencha la tête sur le côté. De son point de vue il avait probablement fait lumière sur des zones d'ombre à venir, mais en ce qui la concernait cela ne faisait qu'épaissir le mystère. C'était la première fois qu'elle croisait quelqu'un d'aussi extrême, tranché et d'une témérité frisant le suicidaire. Parfois il lui arrivait d'avoir l'étrange impression de se regarder dans une glace, ce qui ne manquait pas de la déstabiliser. Il était aussi borné qu'il était inconstant et plein de hardiesse. Pourquoi lui avoir demandé d'attendre ? Se pouvait-il qu'ils soient à nouveau en train de parler de choses totalement différentes ?

Irina était peu soucieuse des conséquences car elle assumait son choix jusqu'au bout, et aussi parce qu'elle ne pouvait être entravée par la peur de l'avenir et les retombées qui l'accompagnaient. Certes elle avait déjà sommairement envisagé les conséquences possibles de ce qui était et resterait un écart de conduite, seulement... Comment et surtout pourquoi Léogan pouvait-il faire de même ? Il était comme une anguille lui filant sans cesse entre les doigts au moment même où elle pensait avoir enfin réussi à mettre la main dessus. Secouant brièvement la tête et agitant au passage des mèches rouges qui lui collaient aux joues à cause du vent, la prêtresse étreignit ses épaules un peu plus fort avant de s'attaquer à son oreille avec un sourire espiègle d'enfant qui est fier de sa bêtise la plus récente. Sa question était rhétorique évidemment... Enfin elle tenait plus de la pensée formulée à voix haute qu'autre chose, en réalité. Et puis de toute façon cette voix rauque et hésitante lui avait donné la réponse qu'elle cherchait. Satisfaite d'avoir fait son petit effet, elle constata joyeusement que les rumeurs n'étaient pas infondées. Ceci dit elle accueillit les réactions masculines avec modestie, ainsi qu'un flegme qu'elle s'imposait pour ne pas sombrer dans l'euphorie la plus totale.

« Je n'ai pas vraiment de points de repères, donc j'ignore quel est le côté exceptionnel de la chose. »

Elle rit malgré tout de ce qu'elle venait de dire, non que ce soit une plaisanterie mais plutôt parce que ça sonnait vraiment ridicule et enfantin dit comme ça. Cela faisait un moment déjà qu'elle avait abandonné le projet de lui mentir concernant son absence d'expérience, car bien qu'elle ait pour l'instant évité les catastrophes majeures, cela crevait trop les yeux pour qu'affirmer le contraire soit crédible. Au lieu de ça, elle se réjouissait des moments précieux qu'ils partageaient, immiscés dans ce cocon intime et protecteur où tout semblait permis. Prenant les rênes sans trop s'en rendre compte, Irina brûlait non pas de s'imposer ou de dominer -son esprit ignorant le fonctionnement de concepts aussi abstraits- mais simplement de rétribuer dans la mesure de ses moyens. Elle voulait lui faire sentir des choses aussi fortes que celles qui l'animaient, elle voulait lui vriller la tête et lui retourner le cœur comme il le faisait si facilement. D'une façon maladroite et pas assurée pour deux sous, elle faisait ce que lui dictait son autoritaire instinct afin de pouvoir repenser à cette journée sans que sa mémoire ne se ternisse de regrets ou de remords. Il valait mieux trop oser que pas assez... D'un sourire sincère mais énigmatique, Irina effleura son lobe une dernière fois, avant de reculer de quelques centimètres pour le laisser un peu respirer.
Son expression était justement telle qu'elle avait imaginée quelques instants plus tôt, d'un sérieux détendu qu'elle ne lui avait jamais vu une seule fois à Hellas. Il semblait plus vivant, plus réel que jamais, plus jeune et davantage lui-même aussi. Petit à petit il se livrait tel qu'il était sans son uniforme, sans sa capacité à râler en permanence et ses sarcasmes caustiques. Rien que pour cela elle lui était reconnaissante, après tout ce n'était pas souvent que les gens acceptaient de tomber les masques, par les temps qui couraient. Oui peut-être qu'il visait à briser sa carapace pour mieux la détruire, et offrir à Elerinna les meilleurs moyens de la briser. C'était une éventualité effrayante qui n'était pas hors de propos, mais le fait est que pour l'instant son être tout entier lui hurlait de ne pas y penser. Ce toucher, cette passion, ce qui se passait entre eux n'était pas de la comédie. Cela ne se pouvait pas, tout simplement. Délestant Léo de son pantalon, Irina se rinça l’œil sans vergogne ni pudeur. Enfin presque sans pudeur. L'entendant rire à gorge déployée elle se détendit passablement, soulagée. Il semblait plus heureux que jamais et elle l'était aussi, alors c'était suffisant.

Clairsemant son torse et son visage de caresses du bout des doigts elle l'avait senti tressaillir d'hilarité, ce qui lui avait inévitablement collé un sourire aux lèvres. Il avait de ces rires graves et communicatifs, contagieux comme une épidémie dont on ne pouvait se défendre. L'entendre ainsi libéré lui donnait l'impression d'être plus légère, comme s'il l'affranchissait également par la même occasion. Bizarre. Cette allégresse inexpliquée qu'il lui transmettait faisait battre son palpitant un peu plus fort, l'emplissant d'une paix qu'elle ignorait posséder. Elle se sentait invincible telle un titan de sable ou un colosse d'air et de brume, flottant impunément hors du temps. Un temps qui s'était figé depuis qu'ils avaient rompu leurs accusations acides pour finalement tomber dans l'extrême opposé. Un temps qui semblait d'autant plus cristallisé par la sensation divine des lèvres de Léo sur la peau de sa nuque.
Ouvrant les yeux en prenant une grande inspiration, Irina avait plongé ses yeux dans les siens, attentive à ce qu'il avait à dire, bien qu'un peu surprise par le moment choisi. Fébrile, la rouquine contenait son  ardeur mais échouait à faire de même avec ses mains qui allaient et venaient sur son corps avec une lenteur non calculée. Léogan avait raison dans ce qu'il disait, évidemment. Il était inutile de vouloir s'acharner à tout rationaliser et catégoriser, alors que ce qui se passait était clairement le fruit de la folie du moment, l'impulsion de l'étincelle qui avait tout déclenché. Et pourtant au détour de ses paroles il y avait un je ne sais quoi qui l'intriguait, l'indice d'une promesse peut-être. Néanmoins Irina avait bien gardé à l'esprit le manque d'engagement qu'il lui avait martelé plus tôt, un 'léger détail' qu'elle n'était pas prête d'oublier. Elle en déduisit donc que son esprit y voyait ce qu'il voulait bien y voir, l'espoir crédule et idéaliste rongeant très vite la corde de son objectivité.

« Je ne demande pas mieux que de découvrir ce que c'est de commettre des folies........ Avec vous. »

Les deux derniers mots n'avaient été qu'un murmure rapidement emporté par le vent. Une confidence si basse qu'elle était à peine audible, aussi fugace qu'un soupir et aussi fragile que leurs pâles existences dans ce désert immense. Elle était décidée à prendre ce qu'il voudrait bien lui offrir dans l'instant, sachant pertinemment que ce calme trompeur dans lequel ils siégeaient ne pourrait durer toujours. Les éléments extérieurs se chargeraient bien assez tôt de leur mettre des bâtons dans les roues quelles que soient leurs intentions ou leurs plans d'avenir. Quoi qu'il en soit de la même façon que le vent charriait toutes les particules légères, le toucher du sindarin éclipsa toute tentative de raisonnement. Leurs corps quasi nus étaient désormais pressés l'un contre l'autre dans une proximité fusionnelle qui la maintenait désarmée. En représailles méritées, elle le fit cesser de s'appuyer sur ses bras et plaqua son bassin contre le sien. Le gémissement d'aise qu'elle lui avait arrachée avait donné naissance à un rictus carnassier mais amusé... qu'il lui fut impossible de maintenir plus d'une paire de secondes car l'excitation était trop forte. Faire la maligne c'était fort plaisant, sauf quand on avait du mal à garder son sérieux. Aucun son ne la trahit mais les changements dans son expression se chargèrent du reste.
Toutefois sa frénésie était telle que rien ne pouvait ruiner son bien être, hormis peut être un départ  à la dernière minute de la part de Léo. Riant doucement des gestes brusques avec lesquels il se débarrassait de ses chaussures, Irina se rendait compte qu'elle était dans un état second et idiot où un rien l'amusait. Le pire étant qu'en avoir conscience ne l'aidait pas à sortir de cette spirale, et qu'elle n'était même pas certaine de vouloir se tirer de là. Embrassant sa clavicule tandis qu'il se déshabillait, elle laissait ses mains parcourir lentement ses flancs et son dos, où elles dessinaient de multiples arabesques invisibles. Ses caresses s’arrêtèrent alors soudainement à la mention de son prénom de naissance, et il lui fallut plusieurs secondes pour se remettre du choc et revenir sur terre. L'émotion envahit alors ses prunelles de jade, avant que la jeune femme déglutisse avec peine.

Ce changement d’appellation la touchait énormément -bien plus qu'elle ne pourrait le dire en vérité- car Léo était le premier depuis feu sa mentor à l'utiliser. C'était son vrai nom, celui de la personne qu'elle avait été dans les rues, le symbole d'un passé qu'elle ne dédaignait pas, ni ne cherchait à cacher. C'était celle qu'elle était vraiment, au delà de la tenue de cérémonie ou de l'uniforme de l'ordre. Le fait qu'il ait naturellement recours à ce prénom n'était sûrement pas anodin, ou du moins ce n'était pas le cas pour la première concernée. À vrai dire secrètement elle avait souhaité qu'il l'appelle ainsi, et voir son vœu exaucé l'avait prise au dépourvu. Et puis ce faisant il venait de tisser un autre fil les reliant tous les deux, plus fortement que n'importe quelle promesse. Il n'était pas certain qu'il se rende compte du privilège qu'elle lui accordait si simplement, mais c'était sans importance. Ses yeux se firent humides sans qu'il y ait le moindre signe de larmes. Ce n'était pas le moment. Son regard se perdit un moment sur leurs mains entrelacées, fasciné.
Dans tous les cas Léo semblait ne pas perdre le nord, lui. Son contact se fit plus pressé et plus exigeant, ce qui au moins montrait qu'il avait décidé de passer aux choses sérieuses. Et putain... pour être sérieux, c'était sérieux. Irina se tortillait fiévreusement sous ses mains et ses lèvres, se sentant on ne peut plus vulnérable sous ses assauts. Il lui était alors seulement possible d'enfouir ses doigts fins dans ses cheveux, retenant sa respiration jusqu'à avoir l'impression de mourir à petits feux. Sa respiration se fit haletante et lourde, tandis qu'un désir épais et continu lui dévorait les entrailles, provoquant un incendie dans son ventre. Tout à coup les choses se passaient si vite que son cerveau malmené avait du mal à tout suivre. S'équilibrant comme elle pouvait, Irina posa ses mains sur le torse de Léogan en lâchant un petit «Oh ! » de surprise. Non seulement son compagnon venait d'inverser leurs positions sans broncher à l'effort, mais en plus par un procédé qui tenait presque de la prestidigitation il avait subtilisé ce qui lui restait de vêtements. Et Léo avait l'air de s'éclater à se jouer d'elle, en plus du reste. Le visage de la nordique s'empourpra à la pensée que pour la première fois un homme puisse voir son corps nu, mais aussi à cause de la frustration qu'elle peinait tant à contenir. Son esprit revanchard fulminait et la poussait à déchirer le sous-vêtement masculin pour se venger. En réalité elle l'aurait sans doute fait s'ils n'avaient pas encore un voyage à terminer dans des conditions des plus compliquées. Finalement le bon sens l'emporta de peu -aussi et surtout parce que désormais elle avait d'autres moyens de riposter-.

Ainsi assise sur un emplacement on ne peut plus stratégique qui n'avait probablement rien d'innocent de la part du militaire, Irina avait du mal à respirer. Sa peau nue était très sensible, et le fait de le sentir dans un état qui n'avait pas grand chose à envier au sien mettait le feu aux poudres. La dureté qu'elle sentait sous elle lui donna un frisson digne des hivers les plus rudes, le froid en moins et la sensualité en plus. Déglutissant à nouveau, la prêtresse s'allongea sur lui et savoura la danse de leurs peaux mouvantes, au gré de leurs respirations et de leurs mouvements de plus en plus lascifs. Il n'allait pas s'en tirer à si bon compte, c'était non négociable. Sa bouche se perdit sur son cou, son torse et un téton halé, avant de faire de même avec son jumeau. Sa langue en dessina délicatement le contour en petits cercles, maladroits mais appliqués.

Se laissant glisser vers le bas, Irina effleura la peau de ses cuisses comme il l'avait fait juste avant avec elle. Puis joua un instant avec les pans du tissu qui emprisonnait encore son intimité. Amusée de la tête qu'il faisait, elle s'enhardit encore et s'évertua de toucher longuement cette dernière à travers le tissu, se mordillant la lèvre tout en le regardant dans les yeux. Ce serait dommage de perdre une seule miette de ses réactions, n'est-ce pas ? Sinon oui, bien entendu que tout cela l'intimidait, mais qu'est-ce que ça pouvait bien faire, à ce stade ? Souriant en coin, la rouquine défit les liens du sous-vêtement masculin, se sentant pousser des ailes en voyant l'expression surprise de son amant. Finalement avec un petit coup de main de sa part, elle parvint à enfin réussir, ce qui la fit soupirer de satisfaction. Tout à l'heure il l'avait regardée avec cet air inquisiteur dans les yeux, comme s'il attendait une autorisation signée d'aller plus loin. Merde, s'il avait besoin de son accord solennel après tout ce qui s'était passé, alors c'était tout ce qu'elle avait à lui répondre : Merde. Le cœur battant à tout rompre, Irina faisait de son mieux pour ne pas perdre la boule. Un murmure se fit alors entendre, d'une voix si étrangement évocatrice et emplie d'anticipation qu'elle ne la reconnut pas comme la sienne.


« Grands dieux... Si vous ne trouvez pas le chemin, je vais finir par devoir vous le montrer. »

Ce disant, la jeune femme se redressa assise sur lui et le guidant d'une main tremblante mais dénuée d'hésitation. Enfin elle se laissa glisser sur lui pour qu'enfin se concrétise l'union dont ils avaient tant envie. Retenant son souffle et la surprise de cette sensation inconnue, elle expira enfin en un grognement primaire. La faim partiellement satisfaite et la douleur se mélangeaient étrangement, traversant son corps de part en part. C'était si violent qu'elle sembla absente pendant quelques secondes, accrochée aux épaules de Léo comme si sa vie en dépendait. Son expression était légèrement grimaçante mais elle n'était pas prête d'abandonner en cours de route, et le regard intensément chargé de luxure le laissait bien clair. C'est qu'il n'avait pas à rougir de son physique, malgré les rumeurs circulant sur la carrure de rossignol des sindarins. Enfin... peut être que le fait qu'elle soit vierge y était aussi pour quelque chose. Ses lèvres cherchèrent celles du soldat avec ferveur, cherchant à faire disparaître la pointe lancinante qui lui faisait froncer les sourcils. En tout cas ce qui était sûr c'est qu'elle se sentait comblée de toutes les façons possibles, et que le feu qui avait longtemps sommeillé en elle était maintenant bien vivant. Vivant et avide.
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