Les Princes de la cuite - PV Fenris

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• Prêtresses: 5
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• Gélovigiens: 3
• Ascans: 0
• Marins de N.: 4
• Civils: 15

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- Walter cherche de Preux chevaliers.
_ Raël veut des clients.
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Les Rumeurs

_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
_ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose".
_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 Les Princes de la cuite - PV Fenris

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MessageSujet: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeMar 23 Sep - 0:01

Les Princes de la cuite - PV Fenris 150127063602339704

Mois de Cobel.

« Hé ben, vous descendez pas avec la dame ? demanda poliment le cocher, à travers la petite fenêtre qui permettait de communiquer avec les passagers de la diligence. Ça a l'air festif, là-dedans, un peu bourge, mais festif !
‒ Non, je descends pas, roulez, répondit Léogan, en s'avachissant avec nonchalance sur la banquette arrière.
‒ Eh ben, qu'est-ce qui s'passe, vous vous êtes disputés ?
‒ Vous posez toujours autant de questions, Arghaï ? demanda-t-il, avec lassitude.
‒ Haha ! rigola le cocher. Désolé, mais avant j'faisais coursier, et les gens, ils aiment qu'on bavarde avec eux ! s'exclama-t-il, en faisant claquer son fouet contre le pavé pour faire avancer ses bêtes. ...vous vous êtes séparés y a pas longtemps ?
‒ Occupez-vous de vos chevaux.
‒ Allez, répondez, insista-t-il, avec amusement, vous êtes séparés, ou vous vous êtes simplement disputés ? Hein ? Elle vous battait peut-être ? » s'esclaffa-t-il.

Une ombre de sourire passa sur les lèvres de Léogan. Il fouilla négligemment dans une des poches de son manteau et en sortit une petite boîte fragile, ainsi qu'une feuille à rouler. Il ouvrit la boîte d'un geste sec. Les herbes de cindine et de tabac oriental qui y étaient couchées laissèrent échapper un soupir âcre et suave qui lui fit tourner un peu tourner la tête. Il répandit méthodiquement une traînée d'herbes sur la feuille à rouler, dans le creux d'une de ses mains tatouées au henné à la façon des gens d'Argyrei. Il rangea sa boîte lentement et commença à rouler sa clope machinalement. Et puis il alluma soudain entre ses doigts une étincelle bleutée, qui éclaira son visage émacié et se refléta dans ses yeux noirs, dans l'obscurité de la diligence. Il coinça sa cigarette de cindine et de tabac entre ses lèvres et l'étincelle d'électricité magique vint crépiter contre la feuille roulée qui prit feu instantanément.
Il inspira une profonde bouffée en fermant les yeux. Sa cervelle se renversa dans l'euphorie et il eut envie de lâcher un rire léger. L'herbe à fumer lui brûlait délicieusement les lèvres et lui rongeait les gencives. Il expira un nuage piquant dans la diligence et se sentit flotter un moment dans des vapeurs bleues, le regard vide et égaré. Sa voix lui échappa doucement.

« Ça fait longtemps, répondit-il avec indolence. C'est une question de job. Elle a voulu faire carrière.
‒ Et elle voulait vous forcer à la suivre, hein, répartit aussitôt le cocher.
‒ On peut rien vous cacher, Arghaï.
‒ Et vous avez accepté ?
‒ Ouais, en quelque sorte.
‒ En d'autres termes, vous avez voulu faire de la résistance, elle a insisté, et vous vous êtes écrasé, c'est ça ? Et du coup, elle vous trimballe de réception en réception comme un toutou, et vous vous êtes dit qu'en tirant la gueule, elle remarquerait peut-être que vous en avez marre !
‒ Vous comprenez à demi mot, bravo.
‒ J'peux vous arrêter à un endroit où vous pourriez occuper votre soirée, vous savez, vous avez qu'à me dire... ! J'peux même vous trouver un endroit sympa avec de jolies minettes, ça vous changera les idées !
‒ Le plus loin possible pour trois dias, c'est où ?
‒ Ah, mon pauvre vieux, pas très loin !
‒ Bah, c'est ça, emmenez-moi là. »

La pluie, très drue, s'écrasait sur la diligence dans un vacarme diluvien. Quand il jetait un coup d’œil indifférent par la fenêtre, Léogan avait l'impression de cahoter dans un océan de grêle, d'eau et de frimas. De grandes brumes louvoyaient dans les rues de Tyrhénium, s'emmêlaient dans la grisaille du crépuscule et escortaient fantomatiquement leur voiture. A l'intérieur, ce n'était pas si différent. La cigarette de cindine répandait une fumée âcre qui aurait sans doute incommodé Elerinna si elle avait encore occupé une place au côté de Léo, mais il était désormais seul dans la diligence à tracer des arabesques blanches dans le noir. La fumée épaisse s'enroulait paresseusement autour de ses mains, imprégnant ses vêtements négligés et ses cheveux d'un arôme de noix puissant et amer, qui donnait bien souvent mal au cœur aux natures sensibles et aux néophytes qui ne connaissaient rien aux odeurs étranges et envoûtantes du tabac oriental et de la cindine des oasis.

Elerinna était descendue quelques minutes plus tôt, sous un parapluie élégant, escorté par le lieutenant Roy Arthwÿs qui avait l'art de ne pas se plaindre quand on lui confiait des missions désagréables – et les dieux savaient que la monstruosité pouvait prendre des formes très diverses, dont ces réceptions de grandes gens minaudantes et bien vêtues faisaient partie. Léogan avait tenu à accompagner lui-même la grande-prêtresse au manoir où elle avait été conviée. Il avait fait le voyage de Hellas jusqu'à Tyrhénium avec une dizaine de soldats pour servir de garde rapprochée ; depuis sa visite à Umbriel, il avait fallu renforcer la sécurité d'Elerinna et être plus vigilant que jamais. Arthwÿs suffirait à la protéger au cours de cette soirée, et si Léogan les avait accompagné jusqu'ici, c'était par pur acquis de conscience. Il n'avait pas refusé directement à son ancienne maîtresse de rester près d'elle pendant la réception, mais il s'était assez mal habillé pour qu'il ne fût même pas question de le laisser entrer et faire tache parmi les invités prestigieux. Elerinna, habillée d'une robe verte en soie, garnie d'un jupon léger et bouffant, d'un corset busqué orné d'un delta de nœuds et de rubans et le cou orné d'un foulard raffiné, avait secoué la tête de désapprobation en faisant teinter ses boucles d'oreilles dorées, avait pincé les lèvres avec agacement et n'avait pas protesté davantage. Elle savait que cette période de l'année rendait Léogan aussi aimable qu'un ours dérangé en période d'hibernation. La pluie lui détruisait le moral et l'humidité, souvent, rendait quelques vieilles blessures mal soignées plus douloureuses qu'autrefois – des avantages de la sensibilité exacerbée des Sindarins, merci, messieurs dames.
Bref, elle avait arrangé les quelques mèches immaculées qui s'échappaient de sa coiffure compliquée en se contemplant dans un miroir de poche, avait plaqué des airs artificieux sur son visage au teint si pâle et était sortie.

Léogan était resté, dans ses vieux vêtements un peu élimés de nomade – une longue tunique de lin blanc fermée par une ceinture en tissu rouge, un pantalon ample et une paire de bottes usée – un long manteau noir aux manches évasées jeté sur les épaules, calé dans sa banquette, pas très loquace, et pas forcément contrariant non plus.
Arghaï, un type arrangeant, au fond, arrêta sa diligence près d'un tripot moins suspect que les autres et se tourna vers Léogan en souriant.

« J'ai fait un petit bout de chemin en plus. J'allais pas vous laisser vous tremper jusqu'aux os pour rejoindre une taverne, hein ? Y'a pas d'os, je suis pas à trois dias près.
‒ Vous êtes sympa, Arghaï, répondit Léogan d'une voix traînante, en fronçant des sourcils avec étonnement, un sourire flou sur les lèvres.
‒ Haha, tâchez de vous en souvenir pour la prochaine fois, alors ! » rigola le cocher, en refermant ses doigts sur les quelques pièces que son client lâcha au creux de sa main.

Léogan lui adressa un petit salut militaire brouillon, ouvrit la porte de la voiture et en sortit, aussitôt emporté sous des trombes d'eau qui dansaient chaotiquement dans le vent. Trempé sur le trottoir, tandis que la diligence s'en allait au pas, il enfonça un chapeau en feutre aux bords étroits sur ses cheveux mouillés, ferma son manteau nonchalamment et ralluma sa cigarette en la protégeant entre ses mains, au milieu des passants qui couraient dans tous les sens pour se mettre à l'abri. Sans se presser, machinalement, la mine un peu basse et le regard terne, Léogan leva la tête vers l'enseigne de la taverne et exhala doucement la fumée qui tournoyait dans sa gorge. Un peu largué, un peu seul sur la terre, il rêva vaguement d'une pipe à eau en céramique, des vapeurs chaudes qui l'envelopperaient dans la sécheresse du sud et il papillonna des paupières.
Il y avait des pauvres gens ici qui ne savaient pas ce qu'était le soleil. Qui ne l'avaient jamais vu. Et ma foi, c'était malheureux, tout de même.
Une odeur de chien mouillé flottait dans l'air, familière, bizarrement réconfortante. Léogan haussa des sourcils avec étonnement, jeta un regard égaré à droite, puis à gauche et ne distingua dans sa fumée que des silhouettes floues, étrangères, qui déambulaient partout avec une urgence inutile et absurde.


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Mar 27 Jan - 18:37, édité 6 fois
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeLun 6 Oct - 19:25



Chapitre I: Les Princes de la cuite
Acte I : Reunion of Liars

Il n’était plus si loin. La trace de plus en plus prononcée lui chatouillait constamment les narines de son odeur chaude et feutrée. C’était encore léger, mais aussi réconfortant que les effluves d’un bon café, bouillant lentement au coin du feu, aux premières lueurs de l’aube. Son parfum seul suffisait à doucement éveiller les sens et réchauffer le cœur, avant même d’éveiller le gosier à cette précieuse dose d’adrénaline. Et à vrai dire il avait bien besoin de ce genre de stimulus, car il fallait une bien bonne raison pour sortir par un temps pareil. Un temps de chien. Oui, on peut dire que c’était de circonstance. Il faillit sourire en se laissant aller à l’ironie, mais le désagrément avait encore le dessus sur l’impatience. Marchant dans les rues presque désertes de Tyrhénium, les mains dans les poches et son chapeau vissé sur la tête, Fenris donnait des airs de type pas commode. Son gabarit y était sûrement pour beaucoup, car à vrai dire son apparence était bien plus soigneuse que d’habitude. Sa barbe était taillée en un collier propre et régulier, sa chemise blanche était un peu plissée mais neuve, et même ses bottes étaient cirées, quoi qu’elles aient depuis été éclaboussées de boue.
Ses cheveux à moitié trempés étaient attachés en une queue de cheval qui lui collait au dos, calquée sur son long manteau en cuir comme une seconde peau. Bien sûr il évitait les grosses flaques qui pavaient les ruelles inégales fustigées par la pluie, mais évidemment il ne pouvait encore slalomer entre les gouttes. Et dire qu’il avait voulu mettre ses meilleures fringues pour faire bonne impression, s’en était risible. Voilà ce qu’il avait gagné pour avoir autant d’envie de retrouver ce vieux mangeur de salades. Ouais, à vrai dire peu de demoiselles pouvaient se targuer d’avoir suscité tant d’efforts de sa part, semant chez lui la graine de l’excitation d’un jeune premier désireux de faire ses preuves. Ouais, ça prend de plus en plus des airs de rendez-vous galant… Le pire c’est qu’il se foutra sûrement de ma gueule s’il l’apprend.

Et le bougre aurait raison, parce que Fen ferait certainement la même chose si l’occasion s’était présentée. D’une grande inspiration, le -plus si jeune- homme emplit ses poumons des vapeurs humides de ce temps bien triste, continuant de marcher d’un pas pressé et paradoxalement un peu hésitant, comme s’il cherchait lui-même quelle direction prendre. Distrait qu’il était, il heurta un homme trapu à moustache, qui lui fit savoir son mécontentement d’avoir été bousculé par un flot assez créatif d’injures. Il aurait même poussé le vice jusqu’aux mains, s’il n’avait pas rapidement saisi le désavantage physique dans lequel il se trouvait. « Bâtard de lutteur sans avenir, rejeton de Sharna ! », ouais on peut dire que c’était somme toute assez original. Néanmoins il ne récolta pas plus qu’un haussement de sourcils, avant que le Lhurgoyf ne touche les bords de son chapeau pour le saluer avec sarcasme, traçant son chemin à reculons avec un sourire mutin.


« C’ça, bonne soirée à vous aussi ! »

Il entendit la poursuite des insultes et se retourna alors agilement, levant la main en guise d’adieu, pour mettre quelques bûches de plus dans le brasier de la colère, sans se soucier de sa réaction. Bien entendu il lui était arrivé de devoir défendre sa vie pour moins que ça, seulement il n’était pas non plus nécessaire d’en faire des tonnes pour une simple bousculade involontaire. En ce sens riposter à tous ces merveilleux compliments d’un inconnu ne le mènerait nulle part, surtout qu’il avait mieux à faire. Haussant les épaules comme pour balayer cet imprévu sans importance de son esprit, Fenris arriva devant un carrefour où passaient plusieurs diligences. Il s’arrêta alors quelques minutes pour allumer une cigarette, laissant son esprit vagabonder au gré de son envie capricieuse. Les contours de nombreux souvenirs se succédèrent paresseusement, le plantant là en silence, enveloppé d’arabesques de fumée. Bon ce n’était pas tout de rêvasser, mais il avait du pain sur la planche.
La piste était soudainement devenue froide, comme si sa cible s’était soudainement volatilisée… ou qu’elle se déplaçait plus vite. Vraiment bizarre. Où ce bougre était-il allé à cette heure de la nuit ? Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne soit pas en train de quitter la ville, ce qui ne ferait que compliquer les retrouvailles. D’un soupir las Fen flanqua une main au fond de sa poche, fouillant jusqu’à enfin sortir un vieux dia tout usé d’entre ses longs doigts. Il ne restait plus qu’une solution : s’en remettre à Dame Fortune pour le guider à destination. Pile, gauche. Face, droite. Se risquant à lancer une œillade suspicieuse vers les cieux chargés de nuages, il tint la pièce entre son pouce et son index avec une adresse trahissant un geste mille fois répété. Le tintement familier lui fit froncer le nez, avant que le métal chaud ne tourbillonne dans l’air et retombe dans sa paume ouverte. Face.


« Bon bah c’est parti. »

Résigné, il tira une grande bouffée sur sa cigarette, et leva son œil unique sur la voie de droite. Plusieurs tavernes s’étendaient de part et d’autre de la rue, les fenêtres brillant d’une lumière vive et accueillante. Une enseigne geignit sur ses gonds de métal, donnant un je ne sais quoi de lugubre à l’endroit. Pourtant il venait de croiser un groupe d’amis qui venait en contresens en gueulant des chansons à boire, déjà ronds comme des queues de pelle. Et bien certains commençaient tôt, dis donc. Le pas léger, il poursuivit sa progression en apercevant une place un peu plus loin. Merde ça n’allait pas être évident de retrouver ses marques, surtout avec ce temps. L’œil clos, il tenta de se concentrer sur le lien invisible qui l’avait amené jusqu’à là, seulement pour être interrompu par l’interpellation soudaine d’une demoiselle.

« Hé beau Fen, t’veux pas que je t’tienne compagnie ce soir ? Viens chez moi, il y fait chaud et je pourrai m’occuper de toi ! »

Il lui fallut plusieurs secondes de blocage avant de comprendre qu’elle ne connaissait pas son prénom, mais avait plutôt usé du dénominatif en référence à la divinité éponyme. Autant dire plusieurs secondes de panique qui lui laissaient deviner quel genre de péripéties lui avait fait croiser le chemin de ce qui était clairement une prostituée. Non qu’il la dédaigne pour son métier, au fond. Après tout même si c’était souvent un peu triste de vendre son corps, ces femmes étaient des êtres humains, des filles payées pour être des amantes, des amies et des confidentes. À son sens supporter les impuissants et les ivrognes de ce monde, c’était un exploit digne de louanges. En outre, il avait d’ailleurs toujours été un client - régulier, quoique très sporadique- de leurs services sur ses presque trois cent ans de vie, ce qui aurait rendu toute critique bien hypocrite. Il se contenta de lui sourire sans animosité, lui rétorquant d’un ton profond.

« Plus tard ce soir peut-être, ma belle. »

Bien entendu dès qu’elle s’aperçut qu’il répondait par la négative, son visage plein d’espoir et lascivité d’il y a quelques secondes à peine se mua en déception inavouable, avant qu’elle ne détourne son regard vers une autre proie. Malheureusement pour elle il n’y avait pas un chat dehors alors elle avait dû se contenter de ce qui passait par là. C’était une terran dans la vingtaine, avec des cheveux très lisses d’un beau châtain et un corps plutôt pâle. Ses traits étaient plutôt quelconques mais dans ses yeux noirs brillait une étincelle de perspicacité et d’espièglerie qui avait attiré son attention. En fait, elle était plutôt jolie. Avec une certaine sympathie, Fen la regarda recouvrir son décolleté vertigineux d’une cape usée, grelotant un peu sous le couvert du porche du bâtiment. Les temps étaient durs, et les classes basses étaient les premières touchées, comme toujours. Il fut pris de la soudaine et inexplicable envie de rebrousser chemin pour la soustraire au moins quelques heures à cette vie ingrate. Son pas ralentit sensiblement, ses sourcils se froncèrent et en réalité il dut se faire violence pour s’empêcher de faire demi-tour.
Ça lui démangeait à un tel point qu’il en jeta la dépouille de sa cigarette au loin, seulement pour plonger la main dans la poche intérieure de sa veste, et saisir l’étui de bois dans lequel il gardait les autres. Ses enjambées creusèrent la distance, tandis qu’il allumait un autre clou pour son cercueil grâce à deux pointes de silex. Il pressa le pas sans trop savoir où il allait, confus et un peu coupable. Il se demandait déjà quelle tournure pourrait bien prendre sa soirée, lorsque le fil invisible qu’il avait suivi religieusement depuis la veille se tendit soudain. La sensation d’urgence le heurta avec la violence d’une meute de taureaux à pleine vitesse. Son corps se cambra en même temps, lui faisant lever la tête, l’œil perçant à travers la foule qui se tenait pressait devant le grand théâtre et les autres établissements, tous moins prestigieux. Une silhouette se démarqua alors parmi les autres ombres pressées, la tête couverte et les épaules voûtées par un poids invisible.

Il suintait la solitude, la déconvenue et la désillusion à un point presque douloureux. Fenris fut un peu pris au dépourvu et fut obligé de dresser ses barrières émotionnelles pour ne pas être anéanti par cette violente bourrasque. Eh bien on dirait qu’il avait un bon nombre de choses à lui raconter. S’approchant silencieusement, il ne put malgré tout s’empêcher de sourire bêtement, de ces grands sourires presque insouciants qui l’avaient caractérisé autrefois. Ses crocs brillaient presque dans cette lumière faible qui les enveloppait tous deux, comme s’ils avaient soudainement été coupés du reste du monde. C’était lui, chaque parcelle de son être le lui criait comme s’il l’avait toujours su. Il posa une main chaude sur l’épaule de Léogan, sachant pertinemment qu’il s’exposait à une réaction défensive s’il ne le reconnaissait pas assez vite. M’enfin qu’importe, il n’était pas à ça près, et son humeur était trop extatique pour qu’il se contienne maintenant.


« Je savais que je te retrouverais. Alors vieille branche, qu’est-ce que tu fous ici ? » Il lui tapota amicalement l’épaule avec une nonchalance singulière, poursuivant sans attendre. « J’ignorais que je t’avais converti au chapeau, ceci dit je ne te jette pas la pierre. C’est ta façon de faire vivre mon souvenir dans ton quotidien pas vrai ? Je savais bien que tu ne pouvais pas vivre sans moi. »

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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeMar 14 Oct - 0:35

La tête en l'air, l'esprit flou et intrigué, Léogan finit par se trouver stupide et fronça des sourcils avec exaspération. C'était le problème de ses soirées en solitaire où il abandonnait tout travail pour l'oisiveté. Son esprit répugnait à la stagnation, il valait mieux le tenir occupé et plongé dans des tâches sûres et pragmatiques, sans quoi il partait fatalement vagabonder dans des rêveries absurdes et des désirs obscurs. Il lança un regard presque vindicatif à sa cigarette et hésita quelques instants à la jeter sur le pavé et à l'écraser sous sa chaussure, mais il ne s'en sentit pas capable.
Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez toi, mon pauvre ami.
Il soupira, puis tenta de chasser ces souvenirs en tirant une grande bouffée d'herbes à fumer et s'agaça de ne pas réussir à se débarrasser de l'association d'idées entre cette odeur particulière qu'il sentait de plus en plus nettement et...
Une main se posa sur son épaule. Léogan tressaillit au milieu de ses vapeurs bleues et eut à peine assez de présence d'esprit pour poser sa main droite sur la garde de son épée et serrer son poing gauche par réflexe, prêt à l'expédier dans la figure de l'importun dans un geste instinctif d'autodéfense – c'était dire à quel sommet son ombrage naturelle en était arrivée. Ces derniers mois de vigilance constante l'avaient rendu complètement paranoïaque. Il se retourna vivement et au moment de cogner violemment son hypothétique agresseur, il tomba nez à nez avec un visage basané qu'il connaissait trop bien et aussitôt, il fut emporté, incrédule, dans le courant inexorable des mots qu'il lui adressa.

« Qu'est-ce que je fous... ? Fenris ?! » s'exclama-t-il, les yeux écarquillés.

Il battit des paupières comme pour chasser une hallucination trop persistante et fut incapable de reprendre contenance ou de comprendre la moindre des paroles qu'il lui avait adressées avant un bon moment d'adaptation, où il resta pétrifié de stupeur, les sourcils froncés, une grimace hagarde sur la figure. Un grand vertige ébranla son esprit, et soudain, un éclair naquit dans un coin de son cerveau et traversa sa colonne vertébrale en ligne droite.
Mais qu'est-ce que... Il poussa un petit rire nerveux et incrédule et tenta de remettre de l'ordre dans ce qu'il avait cru entendre.

« C'est-à-dire qu'il pleut et... protesta-t-il faiblement, complètement largué, avec une moue gênée, avant de réaliser qu'il le faisait tourner en bourrique, de s'interrompre, de ciller un peu, de réaliser que c'était bien Fenris qui était en face de lui à cet instant et d'éclater de rire. Nom de dieu... ! Oui, on peut voir ça comme ça, j'imagine ! Mais il n'est pas à moi, enfin, je l'ai acquis récemment. »

Il toucha ledit feutre en levant un sourcil amusé et tira une bouffée de tabac et de cindine en se rappelant vaguement de l'avoir emprunté la veille à un type qui s'était approché un peu trop familièrement d'Elerinna et qu'il avait étendu d'une droite dans la figure. Ce chapeau n'avait pas grand panache, c'était vrai, mais il lui avait semblé tomber à pic pour une soirée pluvieuse qu'il n'avait pas eu l'intelligence d'anticiper en partant de Cimméria tête nue, comme il en avait l'habitude. Il ne pouvait pas nier, en revanche, que son esprit associait très spontanément le port de chapeau à son vieil ami et qu'il avait éprouvé un peu de nostalgie en choisissant de s'en coiffer à son tour.
C'était dire que le hasard faisait bien les choses. Et puis de toute façon, ce feutre lui allait mieux qu'au bougre auquel il l'avait soutiré – sans rancune.

Plus il observait Fenris, plus il éprouvait que sa présence était bien réelle, plus sa stupeur grandissait. Il l'inspecta de la tête aux pieds, de sa barbe élégamment taillée à ses bottes cirées tristement maculées de boue, et un sourire moqueur se dessina peu à peu sur ses lèvres. Il connaissait trop Fenris pour ignorer qu'il ne mettait de chemise que pour les grandes occasions – il n'avait tout de même pas fait tous ces efforts pour lui ? Il jeta un regard à ses propres frusques, ternes, élimées, sans d'autre prétention que de rappeler vaguement son passé méridional, puis au manteau impeccable de son compagnon, à ses cheveux blonds tirés en arrière sous son éternel couvre-chef, à son collier de barbe doré, qu'il détailla très ostensiblement pour le narguer.

« J'ai peut-être le chapeau, mais j'ai pas encore ton style, camarade, dis-moi, t'es sapé comme un prince, le poil lustré et le cuir ciré ! Où tu vas comme ça ? Chanter une sérénade sous un balcon... ?
A moins... que tu n'aies une préférence plus nette pour les Sindarins irrévérencieux ? »
glissa-t-il, en plissant ses cils noirs d'un air d'espièglerie fauve.

Il resta là quelques instants, les yeux fixés sur le sourire bête de Fen, et l'air au moins aussi niais et insouciant que lui. Sa cigarette s'éteignit entre ses doigts. Tout cela lui paraissait complètement irréel. C'était comme si un autre vivait cette rencontre, comme s'il n'en était que le spectateur surpris, comme si Fenris, ce grand dadais blond malmené par les intempéries, était une fantasmagorie surgie de nulle part, une hallucination de son esprit malade ou le spectre rassurant et familier de ses vieilles amitiés disparues. Léogan se frotta les mains en riant nerveusement, le regard brillant de lueurs lointaines et extatiques. Toutes sortes de poids s'envolaient de sa poitrine, comme une nuée d'oiseaux sauvages, et il lui semblait retrouver peu à peu la sensation de son cœur qui battait sous sa cage thoracique.
La pluie s'écrasait en trombe sur son chapeau. Il passa une main moite sur son front pour dégager les mèches trempées de sa toison charbonneuse. Sa tête lui tournait. Il rit encore un peu, comme si les sons qui s'échappaient de sa gorge, brisés, éraillés, usés, pareils au bruit d'une mécanique qui n'aurait pas servi depuis trop longtemps, arrachaient physiquement ce désespoir qui s'était incorporé si étroitement à sa chair et à son sang. Le sourire canin de son ami, cet œil bleu comme la mer, plein de compréhension, de joie et d'espièglerie qui se posait sur lui, et ce sentiment intime – quoi que légèrement embarrassant – qu'il était là pour lui au moment exact où il avait besoin de sa présence, tout cela le tira magiquement de cette impression confuse qu'il avait depuis des mois d'être un peu seul sur la terre. Léogan passa une main gênée derrière sa nuque en observant la figure lupine du Lhurgoyf, cette tournure réjouissante de chien fou qui lui collait encore à la peau depuis tout ce temps. Il lui avait manqué. Cette certitude le heurta de plein fouet, il se trouva plus idiot encore, et tout à coup, pourtant, extrêmement soulagé.
Léogan se sentait toujours différent, aux côtés de Fenris, positivement différent, plus fréquentable peut-être, plus détendu, plus heureux en fait, simplement. Le diable savait ménager son effet, il y avait dans son odeur douceâtre de tabac, d'iode et de feu, ses gestes feutrés et ses mots lumineux cette chaleur complice inchangée qui se donnait l'air de promettre l'éternité ; c'était comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, et pourtant, Léo se demandait comment il avait effectivement réussi à se passer de l'amitié de ce vieux loup d'apparence apprivoisée pendant près d'un demi-siècle. Il lui avait vraiment manqué.
Euphorique, il s'approcha du grand blondinet d'un pas vif et abattit un bras sur ses épaules pour le faire descendre soudain à sa taille et le prendre dans une accolade fraternelle assurée et un peu brutale.

« Restons pas là, on a l'air idiot. » lâcha-t-il, malicieusement, en tirant un peu sur le bord de son chapeau pour faire couler l'eau qui y stagnait comme dans une gouttière.

Il s'amusa lui-même de ce grotesque et relâcha son ami en pivotant sur lui-même avec une soudaine vivacité. Il leva la tête, les yeux plus lumineux, sur la première enseigne de taverne qui se présenta. « Les Deux Renards » – eh bien, ça ferait l'affaire. C'était un grand établissement en briques, bancroche, bâti au petit bonheur la chance, encastré entre deux maisons tout aussi massives. Une dizaine de lucarnes de toute taille, qui paraissaient parfois s'effondrer d'un côté ou de l'autre, poussaient sans ordre ni souci de symétrie sur le toit de tuiles, lequel avait l'air de vouloir se précipiter sur le pavé et ne tenait sûrement bon sur sa charpente que par magie. Léogan, qui avait toujours eu une fascination bizarre pour ce genre d'architecture improbable, ne laissa pas le choix à Fenris, l'attrapa par l'épaule et avança vers l'entrée de l'auberge. Une lumière fauve brillait à travers les croisées des fenêtres, jusqu'à la cave, à laquelle il semblait qu'on accédait par un petit escalier obscur à l'extérieur et où devaient se jouer des combats à paris. Des rires, des jurons et des cris tonitruants s'élevaient de ce trou noir et malodorant dans un brouhaha houleux et retentissaient dans la rue dans une tempête enthousiaste qui rivalisait avec les intempéries.
Tenant galamment son ami par le bras, Léogan jeta sa cigarette sans s'en soucier et se présenta sous le portique éclairé d'une petite lanterne, avant de pousser la porte de la taverne avec entrain. Aussitôt, la chaleur fétide de l'endroit leur reflua dans la figure en bourrasques violentes, chargées de vapeurs d'alcool et de sueur, d'odeurs de charbon, d'humidité et de relents de moisissure, puis la pluie et le vent les emportèrent dans la rue. Léogan, un sourire cynique sur les lèvres, respira profondément ces fragrances familières à son odorat sindarin et poussa un soupir transporté en serrant l'épaule de Fenris contre lui.

« Haaa ! Putréfaction ! »

Il adressa un autre sourire content à son ami et lui tapa sur l'épaule gaiement. La porte se referma derrière eux et la puanteur revint peser lourdement dans la pièce. Un seul et large regard lui permit de conclure, avec une légèreté qui ne lui était pas habituelle, que toute la lie des rues de Tyrhénium s'était réfugiée dans cette auberge comme des rats dans la cale d'un navire. Il n'en sourit que plus largement.
Il ôta son feutre d'un air de dérision et le tapota un peu contre sa jambe pour tenter vainement de le sécher. Ses cheveux noirs, frissonnants d'humidité, s'aplatissaient un peu piteusement sur son front. Il les dégagea d'un geste vif et se frotta les mains, les yeux vagabondant espièglement sur les visages obscurs des clients, leurs boissons, et le tavernier, au fond, derrière le comptoir qui déployait une armada de bouteilles aux formes et au couleurs disparates.

« Mes dieux, j'ai envie de faire absolument n'importe quoi, ce soir, s'exclama-t-il, férocement, avant de se tourner vers Fenris avec un air vague de reconnaissance et de fatigue dans le regard. Je suis content que tu sois là, vieux frère. »

Il ponctua cet aveu discret d'un sourire moins goguenard que d'usage, et plus sincère aussi – ce qui, de sa part, il fallait bien le dire, équivalait presque à une déclaration d'amour.
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeDim 2 Nov - 3:14

Chapitre I: les Princes de la cuite
Acte II: Burning on the inside

Fen craignit d'avoir droit à un accueil exotique façon 'pain dans la gueule' en guise de bonsoir, et avait même déjà serré les dents en prévision du choc avec son poing. Néanmoins rien ne vint et il ne se portait que mieux de ce manque de contact physique qu'il n'aurait sûrement pas déploré en d'autres circonstances. Bah ouais, après tout Léo était sûrement ce qui se rapprochait le plus d'une vraie relation, une drôle d'histoire d'amour entre deux petits connards, ce qui n'était pas du tout de son bord, mais demeurait une histoire quand même. Bon d'accord, il se consolait comme il pouvait du vide intersidéral qu'était sa vie sentimentale, mais ce n'est qu'un infime détail dont la pertinence est toute relative.
De toute façon le changement radical dans l'expression du sindarin avait bien assez vite provoqué chez lui un sourire franc et amusé. Ce vieux gars devait être dans un sacré état pour autant manquer de réflexes. Et ce en passant sur le fait qu'il semble particulièrement heureux de le voir. Évidemment cela faisait très plaisir, seulement cela ne laissait présager rien de bon concernant son état émotionnel. Enhardi par sa réaction, Fen lui tapota l'épaule à nouveau comme pour l'aider à réaliser que c'était bien lui, la seule et (heureusement) l'unique sale bête qui arrivait à le traquer à travers tout le continent, même sous ce crachin persistant et dégueulasse. Sans gêne, il passa un bras autour des épaules de son vieil ami, exprimant sans complexe sa joie de le voir.

Comme à son habitude il l'entraîna à sa suite dans un équilibre contestable et sans destination précise, juste pour le plaisir de le retrouver. Bien entendu il n'avait pas manqué de remarquer qu'il l'étudiait méthodiquement, comme on observe un inconnu à l'apparence plutôt étrange. C'était à la fois flatteur et un peu vexant, si l'on prenait en compte l'étonnement qui se lisait dans son habituel haussement de sourcils. Ces sourcils... cette mince et broussailleuse ligne qui semblait être un organe à part entière, capable de se dresser dans des angles complètement improbables pour exprimer tout un éventail d'émotions. Avec les années il avait lentement appris à faire la distinction entre elles, seulement parfois il arrivait encore à le surprendre. À croire qu'ils ne cessaient de se redécouvrir à travers les décennies. Un rire rauque s'échappa de sa gorge tandis que Léogan essayait de se remettre de la surprise et balbutiait des excuses brouillonnes. Il prit avec bonhomie les taquineries qui lui étaient dirigées, ne s'offusquant pas des sous-entendus qui étaient plutôt flagrants. Au lieu de ça il relâcha enfin l'épaule qu'il avait tenue, ajustant son chapeau qui avait manqué de se faire la malle avec une rafale de vent.


« Sous un balcon par ce temps ? Tu rigoles j'espère. Je préfère les endroits chauds... » Il pouffa de sa propre connerie. « Nah mais tu sais bien que j'préfère les mal lunés qui serrent les dents dès qu'ils tirent la tronche. Ça leur donne un je ne sais quoi d'inaccessible. Il me faut un peu de défi, autrement je me lasse des petits jeux répétitifs. Et toi alors, toujours perché dans tes grands airs de maréchal des neiges, semant le trouble parmi les rangs des religieuses au cœur d'artichaut ? Et moi dans tout ça ? »

C'était un peu salaud, mais il avait été obligé. La perche était trop belle pour ne pas être saisie. D'autant plus qu'il se plaisait toujours autant à rappeler à cette fouine qu'il était toujours un semi-célibataire toujours couru par ces dames, qui pour une raison qui lui échappait s'évertuaient à lui courir après. Enfin, non que ce ne soit pas compréhensible au premier abord. Il avait une tête agréable et plutôt avenante quand il ne passait pas son temps à montrer son indifférence ou son agressivité. Ses yeux étaient brillants et perspicaces, son front soucieux et large trahissait l'intellect vif et rapide d'un décisionnaire. Il était clair qu'il était en bonne condition physique et dans l'ensemble on pouvait dire qu'il était assez bel homme. Il était donc normal qu'il s'attire les faveurs féminines, et il était encore le seul que ce succès régulier étonnait. D'ailleurs il ne doutait pas que Léo puisse en attirer davantage, s'il prenait un peu plus soin de son apparence et des manières. Non mais franchement, un capitaine de l'armée sapé comme un gueux coupe-jarret... S'en était désespérant. Il fallait de toute urgence qu'il lui intime un peu d'amour propre, au moins histoire de ne pas se faire l'impression d'aller prendre un verre en compagnie de son cuistot ou de son majordome.
Et dire que même dans ces guenilles usées il avait de l'allure. Correction : non seulement il avait toujours de l'allure et ce charisme malvenu pour un misanthrope, mais en plus il demeurait la même personne qu'il avait connue, en dépit de ses mésaventures, ses désillusions et toutes les fois où il avait trébuché sur les cailloux obscènes de la vie. Il était toujours le Léo qui avait trimé avec lui dans le désert, il était le même qui l'avait sauvé du naufrage, au sens propre comme au figuré. Il était toujours l'homme et l'ami à qui il devait tout. En conséquence, et sans doute aussi parce que la joie de Léo lui parvenait en échos sourds, Fen avait du mal à contenir son énergie débordante, trépignant comme un chien fou qui voyait enfin l'occasion de se défouler. Il accueillit donc l'accolade fraternelle avec un peu de surprise, mais ne s'offusqua nullement de la façon familière dont il le fit baisser la tête pour combler la différence de taille. Au lieu de ça il laissa l'odeur de pluie et de terre lui parvenir aux narines, sentant son œil unique se fendiller d'une once de désapprobation. Il aurait pu reconnaître cette odeur doucereuse et entêtante entre mille. C'était assez fort pour qu'il puisse la percevoir sans même devoir s'approcher ou renifler, ce qui voulait dire que ça devait être récent. Et connaissant le concerné, il était peu probable qu'il ait été exposé accidentellement. Sceptique, il manqua d'interroger Léogan comme on confronterait un enfant qui se laisse couler dans une vieille bêtise pour la énième fois.

Il décida de ne pas interrompre ces chaleureuses retrouvailles avec une pluie de reproches dont son ami n'avait pas besoin, tout en se promettant de le rappeler à l'ordre plus tard. Il était temps qu'il cesse de jouer les cons pour finalement ouvrir les yeux. Il était temps qu'il se sorte de cette vie immonde où il avait décidé de replonger de son plein gré, après avoir suivi une femme à l'autre bout du monde, pour la simple raison qu'elle était capable de le faire rêver. Il en avait tout simplement assez de le voir avec cet air triste d'âme en perdition et de spectre errant. Cela lui faisait mal au cœur, tout simplement, d'autant plus fort qu'il percevait le malheur que Léo cachait si bien derrière des murs d'indifférence, de force solitaire, et de mensonges qu'il forgeait pour ne pas déchanter. C'était sans doute une des raisons qui l'avait empêché d'aller le trouver pendant si longtemps. Il savait que le sindarin n'était pas encore prêt à entendre certaines choses, pas tant qu'il n'aurait pas personnellement pris la décision de lutter. En attendant... En attendant il restait au poste d'ange gardien et de voix de conscience, même s'il n'était pas vraiment d'une exemplarité hors normes. Oui, Fen était un truand qui avait soigné son élégance, un escroc, un tueur et un salaud, mais un salaud qui ne laisserait personne entraver sa liberté.
À ce titre, avait-il seulement le droit de le juger ? Dans le fond il ne valait certainement pas mieux que lui, et la tournure légèrement plus heureuse du chemin qu'il avait choisi ne tenait à pas grand chose. N'était-ce pas là simplement la manifestation de la chance, ou celle de son égoïsme ? Pouvait-il seulement se considérer plus chanceux de ne jamais avoir rencontré quelqu'un qui le transforme et le transporte, lui donnant un but dans cette longue existence d'égarement ? Parfois, en des soirées sombres et mornes comme celle-là, alors qu'il s'ennuyait à mourir dans une de ces auberges miteuses et bruyantes, il se demandait s'il aurait été différent s'il avait rencontré une femme comme Elerinna. Il se souvenait encore de ses yeux pers et de son aura de cheveux tombant en cascade, entourant son visage délicat maquillé avec soin. Lorsqu'il l'avait rencontrée il avait été très impressionné, restant là, bouche bée devant cette dryade à la contenance trop parfaite pour être réelle. Il avait déjà un certain âge à l'époque, et pourtant il restait encore très impressionnable. Car la demoiselle n'était alors qu'une ombre de ce qu'elle allait devenir des années plus tard avec Léo à ses côtés. Un homme tout spécialement engagé pour cimenter les fruits de son ambition, et répondre avec promptitude à la moindre de ses exigences, qu'elles soient pragmatiques ou non. Car après tout ce temps, il était toujours incapable d'oublier le moment où elle le lui avait alors pris sans retenue ni seconde pensée, comme on vient enfin retrouver un outil dont on redécouvre l'utilité.


« Ouais, je crois que j'ai suffisamment pris l'eau pour un moment. » Il acquiesça de la tête avant de porter une nouvelle cigarette à ses lèvres. Il en tendit une à Léo avec un certain flegme, le laissant se servir. Au moins il goûterait ces petites merveilles qu'il avait roulées lui même, après avoir choisi le meilleur tabac et avoir créé un nouveau mélange parfumé avec des épices. Da la cannelle et du cerisier principalement, ce qui changeait ce vice odorant en un subtile nuage d'arabesques presque fruitées. Il alluma sa clope comme à son habitude et tira un grand coup. Tout lui paraissait plus supportable avec de la bonne compagnie et une bonne cigarette. Il ne lui manquait plus qu'une bonne boisson et la sainte trinité serait complète. Bon Léogan semblait avoir encore perdu du poids, sans parler du fait qu'il manquait un peu de formes à son goût, mais il saurait s'en contenter.

Dodelinant de la tête en voyant la bicoque délabrée dans laquelle il avait choisi de l'emmener, Fenris rit. Léo avait toujours un grand faible pour les endroits d'une vieillesse pourrissante, comme s'il cherchait inconsciemment à faire vivre ces établissements agonisants, qui manifestement continuaient de perdurer comme une vermine dont on peine à se débarrasser. Marchant à sa suite sans rechigner, il ne fit pas le difficile bien qu'il puisse citer une vingtaine d'endroits plus agréables dans ce même quartier. Mais ce n'était pas vraiment ce qui lui importait pour l'instant. En fait, il avait du mal à contenir la batterie de questions qui lui brûlaient les lèvres. Tout en le suivant il s'approcha donc pour que sa voix couvre le bruit ambiant des conversations étranges qui s'élevaient au milieu de rires, de chants et d'autres jurons.


« Alors, qu'est-ce que tu fiches à Tyrhénium ? » C'était drôlement bateau comme lancement, mais ça lui paraissait une inconnue incontournable à son équation. Après tout cela faisait des mois que Léogan avait voyagé à des endroits toujours plus éloignés de sa Cimméria adoptive, et toujours plus étranges étant donnée sa condition de capitaine. Oh bien entendu il n'avait pas eu le temps ou l'occasion de le pister comme il aurait voulu, seulement son lien avec lui avait au moins l'avantage de lui indiquer une série de choses sans même qu'il doive les vérifier. Il ignorait donc complètement pourquoi il avait senti sa présence pendant un de ses séjours à Phelgra, mais au moins il n'avait pas marge à douter qu'ils avaient bien failli se croiser. La probabilité pour qu'il ait repris le genre d'affaires qui les avait jadis fait connaître était quasiment nul, autrement il lui en aurait parlé. Par conséquent il y avait fort à parier que ce qu'il avait été y faire devait être aussi sale que leurs anciennes occupations. De quoi éveiller sa curiosité fertile, qui déjà s'enflammait en toutes directions.

« Allez, fais pas ta mijaurée. J'veux tout savoir. »

Il tourna la tête de façon à couvrir son angle mort, interpellant le tavernier par un cri bien senti qui ne manqua pas d'attirer son attention. Il laissa alors le temps à ce dernier afin qu'il serpente entre les clients, profitant pour murmurer un conseil au brun. « La blonde censée être préparée artisanalement est dégueulasse. Leur fournisseur devrait être arrêté pour escroquerie, moi j'te le dis ! L'hydromel lui est pas trop mal, plutôt fort en fait. » Il le laissa choisir à sa guise et commanda un pichet du fameux hydromel, avant de presque le traîner dans un des rares coins tranquilles. Évitant de justesse un groupe de deux Zélos et un Yorkas au visage vaguement félin, il prit place sur un des vieux bancs de bois qui faisaient toute la longueur de la table. Inquisiteur il ôta son chapeau qu'il posa non loin, se penchant en avant pour continuer de discuter aussi tranquillement que le permettait le joyeux bordel dans cette cave alambiquée. Il avait l'air d'être dans son élément malgré ces fringues un peu trop distinguées, ce qui ne l'empêchait pas de mettre de côté les chichis. Son expression était détendue et toujours plutôt joyeuse, mais son œil unique perçait ce frère de destin dont il connaissait chaque mimique. « Alors comme ça tu trouves le moyen de vagabonder mais pas le temps de venir me trouver, hein? L'est belle, l'amitié. »

Il se laissa aller à un sourire sarcastique, sa voix se chargeant de peindre l'humour piquant qui le caractérisait. D'autant plus que ce n'était pas le genre de Léo de se laisser à ce genre d'exclamations spontanées sans une bonne raison. 'Tain, il devait vraiment être au bout du rouleau. L'affection c'était bien, de l'action c'était mieux... Si ce n'est que Léo faisait preuve d'autant de résignation qu'un bœuf en entrant à l'abattoir. Bien, dans ce cas il n'y avait pas des masses de solutions, il allait lui donner de son propre remède. « Ouais moi aussi j'suis content d'être venu t'faire chier, bla bla bla, tout ça tout ça. Bon et si tu me faisais gagner du temps en me racontant dans quel merdier tu t'es encore fourré? Alors... pourquoi diable est-ce que tu t'es remis à la cindine ? »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeMer 5 Nov - 0:55

Hin hin hin. Pff. J't'en servirais, moi, des mal lunés qui serrent les dents, tout ça. Crevure.
Léogan secoua la tête de gauche à droite d'un air un brin désabusé, le sourire aux lèvres cependant. Le reste de la plaisanterie le crispa un peu, mais il laissa couler la remarque sans la relever, sans doute parce que tout l'art de Fenris consistait toujours à toucher en plein dans le mille et de passer à autre chose comme s'il parlait de la météo. Dans le contexte, c'était un peu particulier à encaisser, mais Léo avait vu bien pire. Il ne répondit pas cependant, et se contenta d'esquisser une moue confuse en guise de (très) maigre protestation.

Et ils entrèrent dans la taverne avec le même enthousiasme. Le rire du blondinet détonna comme un éclat lumineux, courut dans la rue et résonna dans une vibration singulière qui invitait à la trêve joyeuse et à la fête. Léogan se détendit doucement. Il le sentait presque se tortiller d'impatience près de lui comme un gosse qu'on emmène pour la première fois au cirque, et il était plus qu'évident qu'il se retenait de lui dire un bon milliard de choses en même temps, sans trop y parvenir puisque dès qu'ils eurent passé la porte de l'auberge, Fenris s'engagea immédiatement sur la route de l'interrogatoire en règle que son ami réprouvait avec tant de hargne.
Ce qu'il était venu faire à Tyrhénium, hein ? La question était légitime, c'était vrai, mais la réponse était dérangeante.

« Ça va pas te plaire. » rétorqua-t-il, un peu piteusement, en grimaçant avec embarras.

Et il se laissa aussitôt emporter par son ami dans la foule bourdonnante qui se pressait dans l'auberge, guidé par la chaleur enivrante de sa voix et la bienveillance spontanée dont il l'enveloppait, comme d'une couverture agréable près d'un foyer après un long voyage dans une nuit d'hiver, tandis qu'il le pressait de répondre en frétillant d'excitation. Pourtant, hé, ce n'était pas comme si la vie de Léo consistait en faits épiques qu'il n'avait qu'à sortir de sa besace pour les lui raconter au coin du feu. Non seulement les motifs de sa visite à Tyrhénium étaient loin d'être palpitants, mais ils risquaient de mettre Fenris et son instinct protecteur de mauvais poil.
Débordant d'énergie comme à son habitude, il apostropha le tavernier d'un cri gaillard et se pencha aussitôt vers Léogan pour lui glisser quelques conseils qu'il avisa de bonne grâce. Si la soirée s'était déroulée comme il l'avait prévu initialement, il aurait sans doute fait fi de la qualité de ses consommations et se serait laissé couler dans de mauvaises bières sans le moindre remords, mais l'enthousiasme communicatif de son camarade avait déjà commencé à le dévorer jusqu'à la moelle et il sentait son cœur se répugner tout à coup à la seule idée d'une nuit morose devant cinq pintes de cervoise refroidie et au goût plus que douteux... Attends une minute.
Léogan enfouit soudain ses mains dans ses poches, tandis que Fenris prenait d'assaut le tavernier pour lui commander de l'hydromel, et il se souvint tout à coup qu'il avait donné ses derniers dias au cocher qui l'avait amené jusqu'ici. Il s'apprêta à prévenir son ami en se frottant la mâchoire avec embarras – Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire de son argent pendant le voyage ? C'était dingue, ça. – mais déjà, l'aubergiste se tournait vers lui pour prendre sa commande et il se ratatina de consternation. Il réussit à prendre sur lui, temporisa le problème et ajouta simplement à la suite de Fenris :

« Un grand pichet, patron. »

Et dans l'instant, son vagabond endimanché de meilleur ami le tira par le bras et virevolta à travers la salle, se faufilant entre les clients avec souplesse et dextérité du haut de ses deux mètres – ce qui était un exploit que Léogan notait toujours avec grande impression – et interrompit finalement sa sarabande devant une des rares tables libres où il déposa son chapeau avant de prendre place en continuant de babiller avec entrain. A moitié assommé par ses gesticulations euphoriques, Léo, toujours un peu à l'ouest après avoir fumé une cigarette de cindine, il fallait bien l'avouer, s'assit sur un banc un peu boiteux en face de lui, dont l'extrémité prenait appui contre un mur en pierre. Il ôta son chapeau également et passa une main méthodique dans ses cheveux mouillés pour les ramener en arrière et les sécher autant qu'il le pouvait.

Il ne répondit au reste des remarques goguenardes de son ami qu'en souriant d'un air désabusé, secouant la tête de gauche à droite avec gêne, le regard fuyant. Évidemment, il ne pensait pas à mal en le charriant de tous les côtés et il avait bien conscience que Fen passait son temps à le faire marcher pour s'amuser – il était joueur comme un gosse – mais il ne pouvait pas s'empêcher de trouver un fond dérangeant de vérité dans ses plaisanteries déguisées en reproches et d'éprouver un début de culpabilité. C'était vrai que Fenris pouvait passer pour l'avatar de la vitalité tapageuse et de la hardiesse haute en couleur, mais Léogan savait mieux que personne que derrière tous ses rires lumineux, ses paroles enjôleuses, sa belle sociabilité, ses habits de grand duc des chemins et ses fumées douceâtres de tabac épicé, ce type était un pur produit des marges de la société – un paumé silencieux qui préférait rire de l'absurdité de son existence plutôt que d'en pleurer. Si Léogan avait l'art de placer un mur de froideur dans ses relations sociales, Fenris vivait plus facilement parmi les hommes, il allait, venait, nouait des liens et les défaisait avec une facilité déconcertante, il apparaissait, s'amusait, virevoltait et disparaissait, et il n'y avait personne pour comprendre le gouffre que les siècles avaient creusé jusqu'au fond de lui et les démons qui le hantaient. Fenris ne dépendait de personne, mais il avait dû être plus seul qu'il ne le laissait paraître pendant tout ce temps.
Léogan le regardait pensivement pendant qu'il répandait son bagou avec enthousiasme, et soudain, une brimade plus directe le percuta de plein fouet. La cindine ? Le sang lui monta tout à coup au visage, il se sentit rougir rapidement de confusion, comme un gamin pris sur le fait par un grand-frère réprobateur, puis pâlit presque aussitôt de honte. Il porta instinctivement une main à la poche de son manteau où était enterrée la dernière boîte d'herbes à fumer qu'un vieux contrebandier lui écoulait gratuitement pour services rendus – sauver sa barque en se faisant à moitié bouffer par un léviathan avait sans doute constitué pour Veenboer une dette à vie envers Léogan, qu'il réglait à sa manière.
Rien n'échappait à ce vieux chien de garde, décidément. C'était sans doute une des rares choses que Léogan rebutait à lui avouer, tout comme le fait qu'il avait plus ou moins fait une stupide tentative de suicide quatre mois plus tôt ; d'une part parce qu'il n'en était pas fier, et parce que d'autre part, Fenris avait développé une méfiance répugnée à l'égard des drogues depuis leur naufrage, cinquante ans plus tôt. Ce n'était pas franchement un souvenir qu'il était tenté de lui rappeler...
L’œil unique de Fen, où ondoyaient des couleurs marines, d'un bleu serein au violet profond, s'était arrêté sur lui avec une intensité accusatrice. Léogan, embarrassé, pianota d'une main sur la table et posa son regard sur le comptoir dans une tentative vaine d'échapper à la confrontation. Qu'est-ce qu'il était censé répondre, au juste ?

« Parce que... » balbutia-t-il enfin, tout précipitamment, sans vraiment savoir ce qui allait suivre.

Son regard finit par retrouver le chemin du visage de Fen et il grimaça en passant une main derrière sa nuque. Heureusement, le patron choisit cet instant-là pour débouler avec un « Voilà Messieurs ! » triomphant, qu'il ponctua en faisant s'entrechoquer pichet d'hydromel et verres sur la table. Il repartit aussitôt vaquer à ses occupations et Léogan entreprit de les servir en réfléchissant à la façon dont il pourrait répondre aux attentes du blondinet, qui n'avait pas l'air en phase de lui accorder beaucoup de sa patience, à sa façon d'enchaîner les questions.
Fronçant les sourcils, il posa un pied sur le banc et s'avachit négligemment sur le mur en pierre contre lequel il était calé, avant d'allumer la cigarette soigneusement roulée que son ami lui avait offerte, d'un frottement de doigts électrisé. La fumée s'enroula autour de ses doigts et louvoya à ses narines en répandant une traînée d'odeurs chaudes, poudrées et colorées. Il avait vraiment le chic pour trouver des variations agréablement inattendues aux bonnes choses de la vie, cet homme. Il avait pour lui une subtilité qui manquait cruellement à son compagnon, d'un genre plus spontané ou plus brut, selon les points de vue. Là où Fenris soignait son habit, roulait d'avance et minutieusement des cigarettes épicées et se renseignait du mieux qu'il le pouvait sur la qualité de ses consommations, Léogan faisait chacune de ses choses dans un minimalisme brouillon et indifférent – ce qui ne l'empêchait pas, soit dit en passant, de profiter allégrement des soins de son ami quand il en avait l'occasion.
Il lui sourit avec une vague gratitude et commença à fumer doucement, avant de tirer son verre  vers lui, d'expirer une longue bouffée de tabac et de sentir avec curiosité le parfum de l'hydromel composé. Il en but deux gorgées lentement afin de gagner un peu de temps. Sa langue se chargea d'alcool sirupeux, de miel, de poudre de gingembre et de cardamone et il profita de l'échauffement qui coulait dans sa gorge et s'insinuait en louvoyant dans son estomac avec une satisfaction indolente qui lui fit fermer les yeux. Enfin, un peu soulagé dans ce cocon volatile de chaleur, il releva les yeux vers Fenris et le regarda à travers un voile flou de torpeur et de légèreté, avant de pousser un soupir de capitulation.

« Pas tellement que je vagabonde... commença-t-il laborieusement, en dissipant d'un geste de la main une volute de fumée. Enfin, à part l'autre fois à Mavro Limani. Entre temps, c'était la folie. J'sais pas comment t'expliquer ça clairement... »

Il le fallait pourtant. Ce n'était pas une tâche franchement agréable à accomplir et puis il n'en parlait pas suffisamment pour être au clair sur ce qui clochait chez lui – en fait il n'avait parlé de lui à personne depuis bien longtemps et il fallait bien dire qu'il n'avait pas non plus de goût particulier pour l'auto-contemplation – mais il était trop lié à Fen, depuis trop longtemps, pour lui refuser le droit de savoir.
La fumée tourbillonna dans sa gorge et il l'expira en regardant évasivement la porte de la taverne, qui s'ouvrait et se fermait en faisant valser des volutes nauséabondes de boisson, de moisi et de nourriture qui flottaient dans l'établissement. Léogan se gratta négligemment la ligne brouillonne de sa barbe qui joignait son menton à sa lèvre inférieure et finit par lâcher d'une voix sans timbre :

« Je crois qu'on est en train de couler, Fen. A Hellas. C'est fini, mais Elerinna s'accroche et y'a des jours, je me demande si elle finira par lâcher le morceau ou si elle préfère crever plutôt que d'faire ça. Et j'ai... J'ai pas envie de mourir avec elle, tu vois ? Ni pour elle, ni avec elle. »

Il remua un peu, embarrassé, et se cala contre le mur en pierre en plongeant son visage dans son verre d'hydromel. Dire qu'il était venu ici pour effacer superficiellement son malaise dans la fumée et l'alcool, et qu'il se retrouvait finalement à ressasser les vieilles angoisses qu'il cherchait perpétuellement à oublier, c'était plutôt ironique.
Quand il redressa la tête pour laisser l’œil bleu de Fen le confronter, les mots lui vinrent à l'esprit en nuées inintelligibles, il entrouvrit la bouche quelques secondes et il ne réalisa qu'en cours de chemin qu'il avait commencé à déballer ce qu'il y avait à déballer dans une confusion pressée :

« Je sais pas quoi faire, je sais pas quelle décision prendre, quand, comment, ni distinguer entre ce qu'il vaut mieux perdre et ce que je dois protéger à tout prix. Et j'en ai marre d'y réfléchir. Alors je fume, oui, et je fais un peu n'importe quoi. Elerinna m'a dit d'aller à Umbriel quand je suis rentré d'El Bahari, je suis allé à Umbriel où j'ai écouté jacasser pendant des heures ce fou furieux de Torenheim. » murmura-t-il, en penchant la tête vers son ami d'un air de conspirateur.

Il regarda de droite à gauche comme un animal méfiant, se rassura irrationnellement en constatant que personne dans ce brouhaha de bouteilles qui sonnaient, de conversations et de rires n'avait tourné son regard vers lui et il secoua la tête avec lassitude. Il passa une main dans ses cheveux mouillés et se frotta le front nerveusement.

« Je crois que j'ai encore mis la merde partout, Fen, lâcha-t-il, soudain, avec un petit éclat de détresse, tout au fond – d'une voix qu'il détesta soudain, comme une fausse note, rauque et pathétique, qui peinait à sortir de sa gorge. Elle voulait faire une alliance avec lui, ça s'est mal passé, je me suis énervé, je lui ai cassé la figure. Il parlait d'amis à lui, ou je n'sais quoi, qui projetaient de tirer parti de la mort d'Elerinna, qui tenteraient de l'assassiner à l'occasion, un truc comme ça, j'ai paniqué, je l'aurais tué. Je te jure, je l'aurais tué, mais je me suis arrêté à temps, acheva-t-il précipitamment en déglutissant.
Après, je suis rentré à Hellas, j'ai renforcé la sécurité dans mon secteur, je quadrille tout vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je la suis partout, partout, jusqu'ici pour qu'elle puisse s'amuser à ses réceptions avec tout le gratin d'Eridania. Ça me rend fou. »

Et je suis mort de trouille. Mais tu le sais, pas vrai ? T'es capable de le sentir, ça, de l'autre côté de cette table. Un vrai feu d'artifice. Ça fuse, ça pétarade, ça va dans tous les sens et on n'y comprend plus rien. Mais t'y vois peut-être plus clair que moi, toi ? T'as pas d'intérêt à te mentir sur mon compte. C'est plus facile.
Il aurait aimé avoir les couilles de vivre comme Fenris. De se battre chèrement pour sa liberté, de n'avoir aucune attache maladive pour le retenir inutilement en arrière, d'affronter sa douleur comme l'adulte responsable qu'il était censé être, de faire ce qu'il voulait quand il le voulait. Mais non, Léogan, c'était facile de lui faire prendre des vessies pour des lanternes, on lui ouvrait une prison en lui disant qu'on lui avait enfin trouvé une place, il fonçait dedans avec enthousiasme, on lui filait un masque, un beau costume et puis un texte noble et inspiré à réciter, on le recrachait sur scène, et il se prenait au jeu, avant de comprendre, mais toujours trop tard, que ce n'était qu'une minable diversion de plus.

« Y a des mois – non, je m'rappelle plus la dernière fois que j'ai dormi une nuit entière et... balança-t-il, tout à coup, comme si bizarrement, maintenant qu'il s'était jeté à l'eau, il n'était plus possible de s'arrêter, même si c'était pour enchaîner les jérémiades les plus débiles et plus mièvres du monde à la vitesse de la lumière. Je suis fatigué, je suis en colère contre tout le monde, tout le temps, je fais des cauchemars comme un gosse, sans arrêt. C'est très con, d'accord, mais j'ai vraiment l'impression de perdre la boule. Je sais plus trop ce que j'fabrique, Fen. C'est sans doute pas une raison de me pardonner de ne pas chercher à te voir autant qu'il le faudrait, ou autant que je le voudrais, mais je regrette. »

Il regarda Fenris d'un air sincèrement contrit, laissa échapper un soupir entrecoupé, enfin, et s'avachit définitivement contre le mur pour fermer les yeux, pendant quelques petites secondes. Puis il les rouvrit et découvrit que sa cigarette était en train de se refroidir doucement entre ses doigts. Il tira une profonde bouffée pour la rallumer et se laissa le temps de réfléchir sur son fameux succès « parmi les rangs de religieuses au cœur d’artichaut ». Un sourire amusé passa sur ses lèvres au milieu de son désarroi – c'était vrai qu'il y avait de quoi se marrer, avec ses histoires de bonnes femmes. Il y avait des jours comme ça où il avait l'impression de vivre dans un vaudeville. Un vaudeville où il risquait sa peau, quand même. Il haussa les épaules et finit par trouver le courage de raconter à Fenris d'une voix songeuse le dernier épisode de sa vie de célibat toujours en chantier.

« Quand je suis rentré de Phelgra, l'autre fois, j'ai bifurqué chez Irina plutôt que de filer directement à Hellas. C'était plus fort que moi, s'excusa-t-il, en passant à nouveau sa main sur sa nuque avec une mimique gênée, avant de reprendre d'un ton très sérieux. Son fils, tu sais. Aemyn. J'ai appris qu'il était de moi. Finalement. Enfin, je crois, hein. A un quart près, au moins. Quelque chose comme ça. C'est... compliqué. Et... J'ai renoué avec elle – en tout cas, c'est ce qu'il me semble à moi, j'espère que je me fais pas d'histoire... » marmonna-t-il, plongé dans une brume de souvenirs chatoyante qui enveloppa doucement son esprit inquiet.

Au bout du compte, il releva le menton, avala cul sec le contenu de son verre, qui roula sur son palais, accrochant partout ses particules sirupeuses de miel, d'épices et d'alcool, avant de se précipiter dans son œsophage comme de la lave qui explose dans la cheminée d'un volcan en pleine éruption. Il s'essuya la bouche d'un revers de manche, puis reposa silencieusement son verre sur la table et sourit à Fenris avec dérision.

« Un vrai roman feuilleton, hein... ? »

Il eut un petit rire étouffé aux éclats sans joie et puis haussa les épaules avec lassitude. Il se resservit machinalement un grand verre d'hydromel.
Mais il avait beau tenter de prendre ça à la légère et de faire le fanfaron devant le blondinet, la place de choix qu'occupaient Irina et Aemyn dans son équation cimmérienne lui inspirait plus de scrupules et de trouble que tout le reste. En fait, il y avait eux, et tout le reste – où même Elerinna finissait par se confondre, dans les moments où il prenait Irina entre ses bras et où il la serrait contre lui, pour la rassurer sans lui dire, pour sentir sa présence, pour avoir l'impression de former un couple un peu moins bancal qu'ils en avaient l'air. Mais la plupart du temps, quand il était seul à Hellas avec sa montagne de paperasse à remplir, les enquêtes qui proliféraient en ces temps troublés, les violences dans les bas quartiers, et les nobles tâches dont il devait s'acquitter du haut de sa prestigieuse position, le choix qu'il devrait faire bientôt lui apparaissait comme un gouffre au-dessus duquel on lui demandait de sauter. L'échec le guettait comme toujours, le vide était prêt à l'avaler goulûment.
Son visage se décomposait dans l'ombre de ses cheveux en bataille.

« Comment je suis censé choisir, merde ? murmura-t-il, en espérant presque que Fenris ne l'entendrait pas. Si je fais un pas d'un côté, de l'autre tout se cassera la figure. »

Il se retrancha dans le silence et s'accouda sur son genou en observant l'alcool doré qui tournoyait dans son verre en bois, au creux de sa main. Il repiqua du nez dedans et se laissa étourdir par l'hydromel – qui était aussi fort que l'expert en la matière qu'était Fen l'avait prédit, ce qui facilita grandement sa tentative. Quand il en émergea enfin, ce fut la confusion de son esprit qui parla plutôt que son bon sens.

« La cindine, j'ai rien de mieux pour le moment. Qu'est-ce que tu veux que je fasse, Fenris, hein ? Je vais pas... Faire un pile ou face pour déterminer aléatoirement entre deux façons de foutre encore ma vie en l'air, tu crois pas ? » demanda-t-il, avant d'éclater de rire à nouveau, comme un carillon mal huilé qui grince.

Et puis il se tut tout à coup, abruti par sa propre bêtise. Il papillonna des paupières, des cercles rouges palpitèrent sur ses rétines et il eut envie de vomir. Il fit un geste agacé de la main, qui signifiait sans doute universellement « Bah ! Laisse tomber. » et se redressa aussitôt pour mettre ses deux pieds sous la table. Il dégagea ses cheveux de son front, s'accouda et soupira profondément.

« Bon, écoute, pardon, j'devrais pas tourner en fiotte et te chialer d'ssus comme une conne, c'est inacceptable. Je vais me reprendre. »

Et il inspira profondément. Et puis il tenta même un mince sourire à l'égard de ce pauvre Fen, au-dessus de ses mains croisées. Il s'enivra de l'odeur de tabac, de cannelle et de cerisier, qui imprégnait ses vêtements et ses cheveux, crapahutait chaudement entre ses doigts, chatouillait ses lèvres, ondoyait dans sa gorge et gonflait ses poumons. Les épices emplissaient ses sens, le tabac laissait un goût persistant dans sa bouche. La rumeur de la taverne le berçait, le visage doré du Lhurgoyf, en face de lui, qui buvait son hydromel d'un air soucieux et dont l’œil brillait d'intelligence, le remplumait un peu du courage qui lui manquait. La fumée était comme un nuage et Léo commença à abandonner le poids de ses préoccupations pour s'y prélasser, doucement, entraîné par l'indolence rêveuse des vide-bouteilles. Il s'étirait comme un chat. Sa bouche, paresseusement, formait des ronds de fumée, qui flottaient au-dessus de lui et lui piquaient un peu les yeux.

« J'attends de voir, acheva-t-il, d'une voix qui cherchait la tranquillité, d'un timbre où la nervosité s'efforçait aussi de s'évanouir vaporeusement dans les airs. Il va se passer des choses bientôt, ça ne sera plus très long. Je me sortirai de ce merdier, vieux crabe, ajouta-t-il, dans une note qui frôlait presque l'enthousiasme, affligeant le bras de Fenris d'un coup de poing fraternel. Tire pas cette tronche. »

Il sourit. Enfin, il parvint à déplier sur ses lèvres le rictus effacé qui lui servait de sourire dans ce genre de situation. Et c'était déjà pas mal.
Il n'avait pas envie de voir Fen se morfondre sur son sort, il était d'ailleurs assez embarrassé d'avoir été forcé de lui larmoyer aux oreilles. Alors il était temps de passer sur un autre registre. Il coinça sa cigarette et plongea ses mains dans ses poches d'un air faussement navré.

« Par contre, euh... J'suis rincé, lança-t-il, insouciamment. Si tu veux qu'on continue de boire ensemble, faudra compter sur ta bourse avant de passer à l'étage du dessous. Ça te va ? Je t'filerai mes gains. » finit-il, avec une expression de gamin turbulent sur le visage.

Il n'avait pas pour autant abandonné l'idée de faire des folies ce soir-là. Et Fenris était sûrement la personne la mieux placée sur cette terre pour descendre avec lui dans une cave mal éclairée, une fois beurrés comme des tartines, et mettre des mandales dans la figure d'illustres inconnus, de mastodontes  bien huilés et de petits lutteurs du dimanche pour un peu d'argent. Voilà, ça lui mettait déjà des fourmis dans les jambes.

« Mais bon, et toi, dans tout ça, mmh ? l'imita-t-il espièglement, au-dessus de son verre. Comment vont les affaires ? Tu t'es trouvé un nouvel employeur à embobiner dans le coin ? Un béguin à bécoter ? Un canoë humain pour rejoindre la mer, ou un pigeon pour te louer un équipage et un bateau ? Honnêtement, ça doit se trouver. J'arrive pas à croire que tu aies encore les deux pieds sur la terre ferme. T'y trouves ton compte ? »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeVen 21 Nov - 18:39

Chapitre I: les Princes de la cuite

Acte III: Demons Within


Une plaisanterie coupante, et encore un tir à portée aveugle qui avait fait mouche. La réaction contrite et silencieuse de Léogan avait vendu la mèche, de telle sorte que Fenris ne fut guère surpris. Alors cette histoire de prêtresses avait toujours le vent en poupe, sans doute un peu trop au goût de ce pauvre bougre, qui ne savait où donner de la tête. Dans sa cruauté honnête, le Blondin se contenta de poursuivre leurs retrouvailles comme on s’accroche plus fermement à une corde de sortie. Ce n’était pas tant qu’il se fiche de la réaction de son vis-à-vis, seulement il était sans doute trop enthousiaste pour s’attarder sur ce qui pour lui n’était qu’un commentaire comme un autre.
Leur entrée dans la taverne se fit sans encombres, si tant est qu’on ignore les quelques bousculades et autres interpellations d’usage en de tels endroits. S’il y avait quelque chose de plus détestable pour ce bon vieux Léo que les endroits bondés de gens alcoolisés (alors que lui était encore sobre), c’étaient les questions pointilleuses et répétées qui donnaient forme à sa curiosité. Et bien il allait être servi car il ne comptait pas se priver de l’interroger pour rattraper un peu du temps qu’ils avaient perdu. À ce titre les siècles ne lui suffisaient jamais et comme au premier jour il était encore agité par cette force invisible, cette faim terrassante qui faisait de lui un vivant avide. Un homme avec un sens de la meute plutôt développé pour quelqu’un de fondamentalement solitaire.

« Ouais, ça je l’avais déjà deviné sinon t’aurais déjà craché le morceau plutôt que d’te tortiller comme un gamin. » Il haussa un sourcil par-dessus son cache-œil, sardonique. Néanmoins il ménagea son effet autant que possible, prenant bien garde de ne pas froisser le soldat parfois un brin susceptible. Ouais, on peut dire qu’il tenait vraiment à savoir ce qui se tramait encore dans les coulisses de Cimméria, à travers son ordre et les jeux d’échecs auxquels se livraient les puissants. Des intrigues complexes desquelles Fenris était bien content d’être écarté. Et pourtant, même sans être touché directement, il ne parvenait pas à être complètement à l’abri.

Son œil clairvoyant se posa sur son ami, tentant de déduire ce qu’il y avait à savoir de son langage corporel. Prenant une grande bouffée de tabac, il se laissa involontairement distraire par l’orangé incandescent de sa cigarette, laissant ainsi le temps au sindarin de préparer une réponse à sa convenance. Il se cala un peu mieux sur le vieux banc en bois, qui grinçait de mécontentement chaque fois qu’il bougeait un peu trop brusquement. Léo de son côté, se teintait de regret et d’un nuage de diffuse culpabilité qui en disait sûrement long sur la fragilité de son état émotionnel. S’il commençait à se remettre en question pour si peu, ils n’allaient pas aller bien loin. Cette vieille bourrique avait un sacré coup dans l’aile. Et la cindine n’y était pas étrangère.
Sérieux mais neutre, Fen se força à regarder ailleurs pour lui laisser rougir et pâlir en toute pudeur. Après tout ce n’était qu’une formalité un peu hypocrite car les sentiments qui le traversaient étaient plus évidents que n’importe quel mensonge éhonté. Et puis de toute façon ce n’était pas comme si ce gusse savait mentir, alors c’était du temps de gagné. À supposer que son nez ait pu le tromper, cet enchaînement de réactions avait suffi à rétablir la vérité. Merde, pour une fois il aurait bien aimé croire qu’il avait fait erreur, et que cette odeur entêtante et vaguement végétale ne venait pas de la drogue. Le borgne se mordit l’intérieur de la joue pour s’empêcher toute expression de sa déception. Léo avait la fâcheuse tendance d’être plus sensible à certaines choses qu’il ne voulait bien le montrer, et parfois même plus que ce qu’il pensait. Parfois il se disait qu’il le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même ; et bien que ce soit probablement faux et ridicule, Fen n’en pensait pas moins.

Ce dernier joua avec le verre d’hydromel qu’il avait entre les mains, le tournant doucement pour faire danser le liquide. Il n’y avait pas encore touché et étrangement étant donnée la direction de la conversation, tout ça lui coupait la soif. Il avait voulu retrouver son deuxième frère après une longue période et voilà qu’ils se trouvaient là devant leurs verres, silencieux et écrasés par un silence pesant. Ce n’était pas vraiment ce qui avait été prévu au programme, ce qui forcément l’emplissait d’une déception piquante. Quand Léo reprit la parole il leva enfin le regard, attendant une suite qui se fit désirer. Visiblement il avait du mal à s’exprimer, sûrement parce qu’il connaissait son avis sur les drogues en général et craignait donc sa réaction. Il n’avait pas tort, en un sens… Il connaissait le Lhurgoyf aussi bien que la réciproque était vraie.
Seulement penser que c’était par appréhension qu’il ne lui avait pas fait part de ses problèmes c’était plutôt vexant. Ils avaient dépassé le stade de ces conneries d’apriori depuis très longtemps. Ou du moins c’est ce qu’il pensait. Alors, pourquoi autant de mystères, à la fin ? Cette confession sans cesse repoussée commençait à l’inquiéter de plus en plus, même s’il faisait de son mieux pour ne rien montrer. Oh et puis merde. Soulevant son gobelet d’un geste délibérément lent, Fenris but une longue gorgée aux effluves de miel, comme pour se donner le courage d’encaisser la bombe qui allait tomber. Et ça n’était qu’une question de temps, il le savait. La révolte branlante de Léogan cédait déjà du terrain face à son insistance faussement anodine, et cet espace qui lui offrait pour respirer était la seule chose qui pourrait éventuellement le libérer du bâillon qu’il s’imposait pour Soulen seul sait quelle raison. Finalement le brun commença à parler d’un ton monocorde et précipité, comme s’il venait de lever la barrière qui endiguait ses angoisses.


« J’espère bien, que tu veux pas crever. » Le ton avait été coupant, avant de s’adoucir ensuite. Cette idée venait de retourner chacune de ses cellules de loup, dressant chacun de ses poils à une vitesse insupportable. Sans blague. Évidemment il aimerait bien savoir ce qui se passait, ne fusse que pour savoir à quel point il devrait éviter la région pendant les prochains temps. Mais il y avait plus important, et il lui paraissait toujours plus urgent de trouver un moyen de tirer son ami de là, d’une façon ou d’une autre. Au moins Léo faisait-il preuve de bon sens et ne lui servait plus ces charabias vaguement solennels d’homme mené à la baguette, avec une liste d’arguments contestables pour lesquels il suivait une presque inconnue à l’autre bout du monde. Super.
Bon si encore elle lui avait tenu chaud pendant les hivers rigoureux, ce serait une autre histoire, mais d’après ce qu’il lui racontait, c’était loin du compte. À chaque fois qu’il était question d’Elerinna, il écoutait les longues plaintes bougonnées entre dents, comme une vieille rengaine marmonnée dans sa barbe hirsute. Cette femme n’était pas un tyran… elle était une princesse. Une pierre précieuse qu’il fallait sauvegarder à tout prix, une femme à la délicatesse cristalline, qui risquait de se ternir au moindre coup de soleil un peu trop violent. Et d’après ce qu’il avait pu juger, Léogan fatiguait. Il était las de jouer les gardes du corps zélés et irréprochables aux yeux du monde, et surtout, surtout il en avait assez d’être traité comme un meuble ou un élément du décor. Tout bien réfléchi, Fen se demandait encore comment il avait pu tenir aussi longtemps. Il avait vraiment dû l’aimer, ça au moins, ça ne faisait pas de doute.

Plus choqué par l’évocation de nom de l’ennemi public numéro un que par la confusion sans nom qu’il avait déjà sentie, Fen se pencha en avant, un peu choqué. Il s’étouffa à moitié avec sa boisson avant de reprendre, moins fort.
« Torenheim ? C’est du sérieux, là ? Et qu’est-ce que Princesse lui voulait, à ce taré ? » Grands dieux. Traiter avec un malade pareil c’était pas vraiment le genre d’initiatives douteuses auxquelles il se livrait d’habitude. D’ailleurs vu la façon dont il en parlait, il n’était pas facile de deviner que ce n’était pas son idée. En même temps… Qu’est-ce qu’un soldat irait foutre à rencontrer ce criminel ?

Bon d’accord, Fenris n’était pas très bien placé pour juger les meurtriers, m’enfin lui au moins avait toujours eu le bon sens de ne tuer que de la racaille et des bâtards perdus, des gens qu’on ne plaindrait pas ni ne pleurerait… des gens comme lui. En tout cas pas deux des maires les plus influents d’Isthéria, ça c’est certain. Portant la cigarette à ses lèvres, il inspira lentement tout en encourageant son interlocuteur à continuer. S’il avait foutu la merde, ils n’avaient qu’à se débrouiller pour balayer sous le tapis. Ce n’était qu’une solution à court terme, mais au pire ça leur donnerait assez de temps pour mettre les voiles. Ce ne serait pas la première fois et ce ne serait sans doute pas la dernière non plus. Seulement quelque chose lui disait que cette fois ce serait différent, et dans ce regard sombre et tourmenté, il lisait plus d’hésitations qu’il n’en avait jamais vues. Quelque chose le retenait encore, mais quoi ? Sceptique, Fen se pencha et posa une main qui se voulait apaisante sur l’épaule de Léo.

« Hey l’ami, vas-y doucement. On va te perdre en cours de route. » Il reposa son verre sur la table, faisant un peu de place pour pouvoirs croiser ses bras sur le bois sans tout renverser. Intéressé, il déglutit et demanda quelques précisions. Il n’avait pas beaucoup de moyens mais il avait un grand réseau ‘d’amis’ prêts à lui colporter la moindre rumeur. Ses fournisseurs parlaient plus que des putain de commères, alors il n’allait pas être trop dur de s’informer à droite et à gauche sans éveiller de soupçons. « Et tu crois que ce type a les moyens de mettre ses menaces fantasques à exécution ? J’ai entendu parler des mesures de détention prises spécialement pour lui. Apparemment c’est du costaud. Tu crois qu’il représente toujours un danger, même dans cette cellule ? »

Ce n’était pas impossible mais ça restait quand même hautement contestable. Umbriel avait toujours plus ou moins été en proie à la corruption et autres manigances du genre, mais là ce n’était pas du voleur du quartier qu’il était question. Le roi d’Eridania devait débourser pas mal d’argent pour s’assurer que son psychopathe préféré restait sous bonne garde, qu’il était traité avec un minimum de respect sans pour autant être malencontreusement éviscéré par l’un de ses concurrents. Une dure affaire et un sacré merdier, ouais. Se fourrer là-dedans ce n’était sûrement pas une bonne idée, surtout quand on était censé servir l’armée régulière. Reculant de quelques centimètres, Fen réfléchissait. Il y avait toute une série de choses qu’il n’avait jamais comprises, et ce choix d’intégrer la garde en faisait partie. Pourquoi diable un homme qui avait toujours évité les responsabilités comme la peste s’était-il laissé prendre au piège comme ça ?

« J’sais que tu me détestes chaque fois que j’énonce les faits comme s’il était facile et évident de prendre de telles décisions. Mais tu sais aussi bien que moi que tu as besoin de bon sens, pas de leçons de morale ou de reproches. ‘Fin sérieux… Pourquoi tu ne plaques pas tout et ne la laisses pas se débrouiller ? Si elle est assez grande pour traiter avec des gars comme ça, elle est aussi assez grande pour se sortir du trou dans lequel elle a sauté. T’as suffisamment donné de ton temps comme ça. D’une façon ou d’une autre, tire-toi de ce guêpier tant que tu le peux encore, Léo. » Il frappa de la paume sur la table dans un petit claquement qui fit trembler les verres. « Putain, t’avais l’air moins malheureux quand on galérait sur cette saleté d’îlot perdu, sans la moindre gonzesse à l’horizon ! »

Agacé de le voir s’embourber dans cette vase politique qu’il dédaignait sans cesse, Fen avait bien envie de l’assommer d’un coup sur la tête pour l’embarquer à bord du premier long courrier venu. Ce n’était pas normal, non, il refusait de le croire. Cet homme avachi sur sa chaise, maladif, las et décrépissant ce n’était pas l’homme qu’il avait connu. Elerinna, Irina et tous ces gens étaient en train de faire de lui un homme porc-épic, attaquant tout et tout le monde gratuitement dans l’espoir de se protéger. Il avait perdu l’étincelle de vie qui faisait ses sourires impertinents, ses coups de folie passagers et la liberté expressive de son regard. En fait même sa santé se flétrissait de jour en jour, et cela il ne le tolérait pas. L’imbécile se laissait mourir à petits feux, comme lui lorsqu’il avait perdu son œil.
Se sentant impuissant, le blond passa nerveusement une main dans ses cheveux, puis soupira. Ce con était en train de culpabiliser pour ce qu’il lui avait dit, avec la même intensité que quelqu’un qui a peur de le voir partir en claquant la porte. N’importe quoi. Balayant ces conneries d’un geste de main, il le coupa dans sa litanie d’excuses.


« Nah, pas de ça avec moi. Garde ça pour ta bourgeoise, moi tu sais que c’est pour la vie. » Il sourit pour le provoquer, espérant que quelques bêtises pourraient au moins lever un peu le voile qui pesait sur sa conscience. Bifurquant sur les frasques amoureuses de Léo, Fenris regretta de ne pas avoir grand-chose à lui raconter si ce n’est peut-être quelques épisodes cocasses et éphémères. Ravalant un sursaut de jalousie latente, il écrasa sa cigarette sur un cendrier de métal qui traînait dans un coin de la table et tissa quelques commentaires. « Plus fort que toi… Tu veux dire que ça commençait à te démanger après autant de temps au fourreau ? » Il rit sans se prendre au sérieux, mais s’arrêta brusquement à la mention d’Aemyn. La vache, un deuxième neveu. « Merde alors. Mais attends comment ça, un quart ? C’est ton fils oui ou non ? » Il devait être un peu trop limité pour comprendre le concept qu’il essayait de lui expliquer. Ces choses-là étaient en général assez simples, et pourtant il avait réussi à en faire une pièce de théâtre romanesque, pleine d’imprévus et de contretemps. Perturbé par ces confidences, Fen lui répondit calmement.

« Si tu ne choisis pas, quelqu’un d’autre le fera pour toi. Et alors il ne te restera plus que l’amertume de ne pas t’être bougé plus tôt. Je ne crois pas que ce soit ce que tu veux, dans l’absolu. Fais simplement ce qui sauvera ta peau, ce qui maintiendra en vie ceux qui comptent à tes yeux, et ce qui te paraît correct selon ce en quoi tu crois. Dans cet ordre-là. » Un instant il se fit pensif, pesant ce qu’il venait de dire. Sa réponse avait été très spontanée et pourtant il sentait qu’il n’était pas prudent de donner un conseil aussi important avec tant de naturel. Il s’interrogeait quant à la cohérence de ce qu’il venait de dire, quand Léo reprit en laissant parler son désespoir de plus en plus apparent. La peinture avait craqué, laissant apparaître les vices cachés.

« Qu’est-ce que je veux que tu fasses ? Bah que tu m’appelles, nom d’un Kraken ! Que tu m’invites à foutre ma vie en l’air en même temps que toi, espèce de clampin dégarni ! Je n’suis pas juste là pour servir de blague récurrente à tous les prépubères qui se pavanent dans ta garde ! Sers-toi de ta cervelle, pour une fois dans ta vie, bon sang ! »

Que pouvait-il faire si Léogan s’évertuait à le traiter comme un vieux clébard qui traîne un peu partout pour venir lui renifler les bottes de temps en temps ? Si ça continuait il allait le forcer à venir le tirer de là -par la force si nécessaire- histoire d’être sûr qu’il n’allait pas finir embroché par la lance du premier trou du cul venu. Contrarié et un peu froissé, le tireur se réfugia dans sa boisson sans mot dire, avant de finalement glisser un murmure. « J’espère que tu auras au moins la décence de me faire signe, que je te sorte de là à coup de pieds au cul. Donc ouais, je tirerai cette tronche autant qu’il me plaira, tant que t’auras pas arrêté de jouer aux cons pleins d’orgueil. » Il vida son verre cul sec tout à coup, avant de le reremplir à moitié. « Ouais ‘t’occupe du fric, je m’en charge. » Il acquiesça un peu à contrecœur, soudainement moins emballé à l’idée de cogner quelques inconnus. Encore que ça pourrait au moins le décharger un peu de sa frustration.

Ce qu’il en était de lui ? Il y avait-il quelque chose à dire ? En fait pas vraiment. Il bondissait de client en client, d’employeur en employeur au gré des contrats, des opportunités et des arnaques plus ou moins bien menées. « Rien de tout ça, nan. Je crois que je suis encore vacciné contre les voyages en mer pendant un moment, et à moins d’un grand bouleversement, ça ne changera pas. Seior est apparemment toujours au même endroit avec sa petite famille. J’ai été jeter un coup d’œil le mois passé. Je n’aurais pas reconnu les petits si je les avais croisés dans la rue. Ils ont vraiment beaucoup grandi. »

Que pouvait-il dire de plus ? Seior restait une écorchure dont il ne se débarrassait jamais, et cela commençait à remonter si loin qu’il avait abandonné l’idée de se racheter à ses yeux un jour. C’était peine perdue, il n’y avait qu’un seul loup dans la famille et visiblement c’était bien suffisant. Son œil se porta naturellement sur le côté et sur les soupiraux qui donnaient sur la rue. Il pleuvait toujours des cordes mais à cause de ce milieu fermé et enfumé ils avaient été laissés entrouverts. « Malgré les apparences on se fait vieux. Je n’ai plus vingt ans, surtout dans la tête, et à vrai dire je crois que je m’ennuie. Je n’ai ni crédo ni direction, si ce n’est celle qui me mène au soleil et aux bonnes choses. Mais si tu veux mon avis, c’est sympa un temps… Mais seulement un temps. »

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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeMer 10 Déc - 1:47

Le regard profond et brillant d'intelligence, Léogan répondit aussitôt aux inquiétudes de Fenris, aussi précisément qu'il le put. Il ne se posa pas un seul instant la question de savoir ce qu'il avait le devoir de taire et ce qu'il pouvait dire de bon droit à un type comme lui, qui n'avait rien à faire avec les affaires d'Elerinna, il balança tout d'un trait, il jacassa comme toutes ses commères d'indics qui lui racontaient leur vie, à la différence que ce qu'il était en train de dire aurait sans doute pu avoir l'effet d'une bombe si Fenris avait été le roi d'Eridania.

« Torenheim n'est pas, comme il le prétend, un pégu isolé, murmura-t-il, d'une voix précipitée. C'est un kador, un vrai. Il a des larbins. Ils m'ont filé au train quand j'ai quitté Umbriel. Princesse voulait le sortir de son trou. L'associer à ses plans. Il a refusé, en me laissant entendre qu'il en sortirait quand il le voudrait bien. Qu'est-ce qu'on doit déduire, d'après toi, qu'il refuse l'aide de la grande-prêtresse de Cimméria, si ce n'est qu'il a bien plus de pouvoir qu'il ne le laisse entendre ? »

Il déglutit un peu, oppressé, et tira une bouffée de sa cigarette, avant de continuer dans sa lancée, sans s'arrêter, comme l'automate détraqué d'une boîte à musique rouillée. Et au milieu d'une de ses tirades, alors qu'il prenait une profonde inspiration pour mieux pouvoir enchaîner sur autre chose, il sentit la grande main de Fenris se poser sur son épaule et doucement, diffuser une onde de sérénité ineffable qui lui dénoua peu à peu le ventre. Et puis l'indignation sincère qui transpira de ses paroles lui ôta comme un poids sur la poitrine. Il secoua la tête, comme si ce qu'il disait – et que dans d'autres circonstances, il avait cherché à pondérer et à nuancer – était une vérité incontestable, mais surtout parce que ça lui faisait du bien d'entendre quelqu'un lui dire pour une fois qu'il avait le droit de se sentir au trente-sixième dessous et de se révolter un bon coup. Et puis soudain, sans qu'il l'ait vraiment voulu ou même cherché, la réalité glaciale lui revint à l'esprit et lui mit une bonne claque dans la figure.
Il s'accouda et soutint sa tête dans une de ses mains, en secouant cette fois la tête négativement.

« Non, c'est tout le problème, souffla-t-il, au milieu de la rêverie bleue et triste que lui inspiraient le souvenir et la cindine. Il parla plus lentement, la tête pleine d'images de jardins ensoleillés, du bruissement des cascades, des yeux bleus profonds d'Elerinna, assise sous un tilleul, de ses livres de jeune fille, de sa tête de poupée, et de ses rires un peu trop aigus, presque crissants, comme du cristal qui se brise. « Malgré les apparences, son port de reine et son regard hautain, elle est plus vulnérable qu'aucune autre. Comme une fleur fragile, murmura-t-il, en jouant avec la fumée entre ses doigts abîmés. Au moindre coup de vent... C'est comme si... Après avoir eu l'idée idiote de la sortir de sa petite serre chauffée, j'étais responsable de ne pas la laisser flétrir et se faner. Alors j'la porte à la boutonnière, dit-il, en secouant la tête bêtement. En échange, elle me donne du cachet, tu vois... Une place dans la haute... ! Dans la grande secte des gens bien et respectables ! grinça-t-il. Si je la détachais de ma veste que je la jetais par terre... »

Il frissonna. C'était sans doute un vieux fond de panique, comme un instinct animal qui le prévenait de la folie de ce geste et le glaçait irrationnellement jusque dans les entrailles, combiné à l'humidité de l'auberge, aux relents de moisissure, et au reste de cindine qui lui inspirait encore des bouffées bizarres d'euphorie. Et puis il s'ébroua.

« Les gonzesses, elles me feront toujours faire n'importe quoi... » ricana-t-il.

Ce qu'on ne pouvait pas enlever à Léogan, au moins, c'était que malgré l'attraction irrésistible que lui inspiraient parfois le vide, la chute ultime, la perspective de s'oublier et de se laisser sombrer, il ne cessait jamais vraiment de se débattre pour garder la tête hors de l'eau. Bien sûr, il se débattait dans tous les sens, il s'énervait contre tout le monde, il attaquait gratuitement, sans merci, avec le plaisir méchant et mesquin de faire souffrir autant qu'il avait mal – ça ne servait à rien et ça n'avait aucun sens.
Quand Fenris, très spontanément et d'une voix aussi dure que déterminée, lui présenta l'échelle de priorités qui avait été la leur pendant des années à Phelgra, à Argyrei et à El Bahari, tout lui sembla soudain clair et limpide. Il le scruta d'un air absorbé. Il devait se sortir de ce trou. Planifier une échappatoire, lutter pour sa survie. En réalité, ce n'était pas qu'il devait choisir entre deux chemins, celui d'Elerinna, ou celui d'Irina et d'Aemyn – il devait tracer le sien efficacement et décider lui-même de ce qui se passerait. Il devait mener la barque maintenant. Sa barque, tout au moins. C'était tout ce qu'il y avait à faire.
Il inspira laborieusement et soupira.

Bientôt, il retrouva son calme. Ils en vinrent à parler de Fenris lui-même, qui manifestement, avait moins de choses à partager, si ce n'était cette très pesante mélancolie qui le rendait amer et songeur quand il parlait du souvenir de son frère ou d'avoir vu, toujours de loin, le visage de ses neveux. L’œil bleu du blondinet fuit insensiblement ceux de Léogan, qui l'écoutait parler en fumant, appuyé au mur, le visage froissé de souci. Un instant, ils n'entendirent plus que la pluie qui s'effondrait du ciel à grands fracas et dégoulinait goutte à goutte aux soupiraux. Léogan baissa la tête, pas très convaincu par lui-même, et décida de maugréer quelque chose :

« Tu devrais pas abandonner l'idée de le revoir. C'est une chance d'avoir quelque part une famille solide, ne la laisse pas de côté sous prétexte que... C'est difficile de revenir et de demander pardon. Rien ne pourra jamais être comme avant, évidemment.
Mais enfin, ce n'est pas non plus totalement ta faute,
assena-t-il, avec plus de détermination. Si tu lui expliquais ce qui s'est vraiment passé ce jour-là, il y a une chance qu'il comprenne tes... Dérives. Tu sais bien qu'il a dû rencontrer une femme...comme lui, pour avoir des enfants, c'est pas possible autrement, et ils n'ont sans doute pas pu être protégés comme il l'est – peut-être même qu'il a légué son charme à un de ses fils. T'es p'têt pas le seul de la famille à être sujet à ces petits problèmes de fourrure, hein. Et puis en plus t'es rangé maintenant. Disons, mieux rangé que d'habitude...
N'attends pas trop longtemps,
souffla-t-il, désemparé, après un temps. Vaut mieux être fixé que vivre éternellement dans le doute. »

Léogan fronça imperceptiblement le nez. En fait, il ne trouvait pas normal qu'un frère aussi fusionnel que Seior n'ait pas cherché de lui-même à revoir Fenris pour comprendre les motifs de son départ précipité. Il ne le précisait pas à son ami, mais cela l'inquiétait. Après tout, il ne connaissait pas Seior. Il n'arrivait pas à imaginer quelle serait exactement sa réaction en voyant revenir son jumeau, avec son sourire joueur un peu embarrassé et ses airs de grand labrador hyperactif.
Bien sûr que son frère pourrait le regarder avec mépris et lui tourner le dos comme à un inconnu. Bien sûr que ce n'était pas la présence de Léogan, avec ses ribambelles de problèmes et sa bienveillance dépressive de frangin par procuration qui y changeraient grand-chose ; mais parfois, il fallait bien trouver des raisons, quitte à se mentir, pour reprendre du courage et oser aller de l'avant.
Léogan grimaça un sourire ironique en baissant la tête sur son verre. Ha, il était beau, il était magnifique, quand il tapait dans le dos des gens en leur prodiguant des conseils qu'il était incapable de mettre en application pour lui-même, et en leur promettant les plus belles choses du monde, en leur promettant que tout était encore possible, en leur promettant et en espérant encore que tout s'allège et devienne lumineux quand il savait pertinemment que tout resterait noir et pesant. C'était peut-être pour ça qu'il n'y était pas très doué. Il avait peur de dire des choses qui inspireraient de mauvais choix à Fenris, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'essayer de lui rendre son grand sourire plein de crocs, son rire fort et chaleureux et son enthousiasme de vieux gosse intrépide. Parce qu'en réalité, il n'y avait pas grand-chose d'autre qu'il pouvait faire...

Pensif, tout en triturant les pansements qui couvraient malhabilement ses doigts et ses phalanges rougies, Léogan continua d'écouter Fenris qui, lui, regardait par le soupirail d'un air vaguement triste et parlait d'une voix éteinte. Son dernier mot résonna sourdement et flotta quelques secondes entre eux comme la fumée épaisse et paresseuse de son tabac. Le front de Léogan se plissa de souci. Il n'aimait pas entendre Fenris dire qu'il s'ennuyait. Du moins, il y avait eu une époque, quand il vadrouillait avec lui, où ça ne l'aurait pas dérangé le moins du monde – où en tout cas, quand Fen déclarait de son petit air nonchalant, mais outrageusement élégant, qu'il s'ennuyait, c'était l'occasion de chercher ingénieusement la bêtise la plus risquée à courir et de s'amuser un bon coup. Mais maintenant que Fenris était seul sur les routes, Léo ne préférait pas voir jusqu'où l'ennui pourrait le mener... Ça ne sentait pas très bon, tout ça.
D'une petite chiquenaude de l'index, il fit tomber la cendre qui traînait au bout de sa cigarette et adressa un sourire faible, mais compatissant, à son ami.

« Ouais. Fais gaffe à pas te fourrer dans des emmerdes plus grosses que toi à penser à des trucs comme ça, marmonna-t-il avec souci, la tête penchée sur sa cigarette qui roulait en fumant entre ses tatouages et ses bandages. C'est quand on cherche à entrer dans un mécanisme, à être utile quelque part, qu'on se rend compte qu'on ne vient en fait que foutre un peu plus le bordel dans une machinerie complètement folle qui s'emballe et se détraque à longueur de temps jusqu'à exploser. Nan. Si tu t'ennuies, vieux frère, fais pas de ta vie quelque chose que tu regretteras. Monte ton affaire, enfin. Un truc que tu peux assumer de bout en bout. » dit-il en relevant la tête d'un air préoccupé, mais sérieux.

Quelque chose agaçait Léogan en sourdine, dans cette obstination à ne pas vouloir reprendre la mer pour son propre compte, une bonne centaine d'années après ce naufrage terrible qu'ils avaient vécu – un siècle, pourtant, n'était-ce pas avoir assez attendu ? Il se souvenait très bien de l'air épanoui de propriétaire aventureux qu'il avait sur son visage fouetté par le vent et l'iode, à la barre du Cerberus, quand il était capitaine. Il avait eu l'intuition que Fenris avait touché son rêve du doigt et que pendant un bref instant, il avait trouvé sa place ; sur les crêtes déferlantes de la mer où voltigeaient les embruns, entre le ciel et l'horizon. Il aurait été au bout du monde, s'il l'avait pu. Et puis, il y avait eu ce naufrage, il avait perdu son œil, son bateau, son équipage. Il n'avait pas été facile de lui faire voir qu'il devait se battre pour ne pas devenir le faible qu'il s'était imaginé être devenu avec la moitié de son champ de vision en moins, mais en réalité, et Léogan s'en était rendu compte bien assez tôt, il y avait quelque chose de plus vital que Fenris avait laissé derrière lui ce jour-là. Désormais, il n'espérait plus rien. En tournant le dos à la mer, c'était ses rêves de capitaine au long cours qu'il abandonnait.
Cela faisait bien longtemps qu'à titre personnel, Léogan ne rêvait plus de rien et qu'il regardait songeusement les autres le faire à sa place. Il lui était assez douloureux de considérer qu'avec le temps, Fenris était en train de devenir comme lui ; un type fade et sans illusion qui avait fermé la boîte et jeté la clé.
Qu'est-ce qu'ils feraient tous les deux de leurs pauvres vies maintenant ? Est-ce qu'ils allaient passer le reste de leur existence à se réunir au bistrot tous les derniers samedi du mois et à boire des pintes d'hydromel ? En se racontant leurs derniers déboires et en tâchant d'en rire avec philosophie... Parce qu'après tout, ils n'avaient plus vingt ans, pas vrai ?

« ...tu sais bien que les grands bouleversements n'arrivent pas tous seuls. Hein ? releva-t-il d'un ton vaguement maussade. Mais va pas faire de grosse connerie sans moi. »

C'était encore un autre effort à faire sur lui-même, plus difficile et plus long certainement que la rééducation physique qu'il l'avait aidé à réaliser à El Bahari, et qui ne dépendait que de lui-même. Pas d'un grand bouleversement qui le pousserait au large comme une tempête détache un navire du port d'attache et le précipiterait au milieu de l'océan. Pas de Léogan lui-même, qui n'avait même plus la légitimité de lui foutre son pied au cul. Il n'y avait plus que lui-même pour prendre la barre et retrouver son cap.
Mais Léo releva le nez et lui sourit pourtant avec complicité. Il secoua la tête avec humour et le regarda d'un œil brillant par-dessus son verre d'hydromel qu'il vida finalement d'un trait. L’alcool lui brûla la gorge, la poitrine, les intestins, comme une délicieuse langue de feu. Il respira profondément, le regard perdu dans les vapeurs chaudes et nauséabondes de la salle. Autour d’eux, la foule formait comme un cocon protecteur aux mille mains et aux mille visages ; quelque part dans un des nombreux recoins biscornus de l'auberge, un musicien pas très doué grattait sur les cordes d'une guitare en chantant un peu faux d'une voix sourde et rocailleuse. Léogan plissa des cils et sa bouche se froissa dans une moue ennuyée.
Il y eut un silence, pendant lequel il finit par regarder son verre un peu piteusement. Il hésita quelques instants puis se resservit en réfléchissant soucieusement. Il n'était pas aussi stupide qu'il était buté, c'était déjà un point positif : il réalisait que ce qui rendait Fenris si morose, c'était qu'il l'avait volontairement mis à l'écart de la cohorte de problèmes qui s'étaient bousculés à son portillon, ces derniers temps, et il savait qu'il était pour lui sa seule famille. L'interdire de venir à sa rescousse, c'était lui interdire de pouvoir être utile et loyal à la seule personne au monde pour qui il devait l'être depuis Seior.
Léogan soupira profondément et passa une main dans ses cheveux avec embarras. Te v'là bien, tiens, encore... Il tenta de retrouver le regard océanique de l’œil unique de Fenris en s'accoudant pour se rapprocher de lui, le front plissé de souci, mais quand il eut obtenu à nouveau toute l'attention du loup, il ne put s'empêcher de détourner nerveusement les yeux, en sentant son sourire vaciller comme une flamme dans un courant d'air.

« C'est pareil : j'voudrais pas te mettre dans la merde, Fen, souffla-t-il, pour essayer de mettre les choses au clair malgré tout, en froissant à nouveau sa cigarette entre ses doigts. J'veux dire, bien sûr qu'on est habitués à ramer dans la mouise bras dessus bras dessous et qu'on s'en est toujours tirés ensemble... Mais là c'est différent. Si moi ça me dépasse complètement, toi, tu mettrais les pieds dans un guêpier duquel il est pas possible de sortir. Tu pourrais l'éviter. C'est pas parce que c'est moi... commença-t-il, en relevant la tête et en faisant un geste vague de la main. ...qu'il faut que tu gâches toutes tes chances. Tu sais, arrive un moment... Où dame Fortune se fatigue de sourire aux pauvres imbéciles. » conclut-il, avec un sourire, pour reprendre cette formule qui était si chère à son ami.

Il descendit deux grandes gorgées d'hydromel afin d'étancher sa soif brûlante et ses réticences, qui persistaient désagréablement sur sa conscience, un peu à la façon du goût amer de la mauvaise bière qui traîne plus que de raison sur le palais. Il fit tourner son verre entre ses doigts et observa l'alcool tourner en laissant des résidus de sucre fermenté s'accrocher comme de l'écume aux parois.

« Maintenant... murmura-t-il entre ses dents, rendu inquiet par la perspective au point de temporiser légèrement avant de capituler. T'es un grand garçon. T'es prévenu. Mais si jamais tu traînes pas trop loin d'Hellas dans les semaines à venir... Peut-être bien que ça pourrait me tirer d'un mauvais pas... »

Sa voix s'étiola sur la fin et il regarda Fenris droit dans l’œil, l'air plus grave qu'un magistrat. Non, ça ne l'enthousiasmait pas du tout de le fourrer dans ses ennuis. Mais maintenant qu'il lui avait donné le feu vert, il savait que c'était inéluctable. C'était tout ce qu'il attendait pour rappliquer et s'interposer sans aucune hésitation entre lui et le danger. Cette réflexion lui arracha cependant un sourire mi-amusé, mi-gêné.
Fenris, mon vieux, parfois tu tiens un peu trop du chien, tu le sais, ça...
C'était qu'il lui avait manqué, avec sa loyauté indéfectible et ses petits coups de gueule de bourgeoise délaissée. « C'est pour la vie », qu'il disait. Bien sûr, Léo en avait conscience depuis longtemps, mais c'était toujours bizarrement agréable, comme des papillons dans l'estomac – ou bien c'était l'alcool ? – bizarrement agréable et franchement déstabilisant de l'entendre dire des trucs pareils. Il fixa Fenris, songeur. Y avait pas grand-chose au monde dont Léogan était plus assuré que de son amitié. C'était reposant d'être près de lui. Il n'y avait rien à faire, sauf être lui-même, et tout allait bien.

« Pour Aemyn... reprit-il finalement, avec un sourire bancal, avant de réfléchir quelques secondes à ce qu'il allait dire et de grimacer bêtement. Orf, on s'en fout, tu vas jamais me croire. Moi si on m'l'avait jouée comme ça, hein, j'y aurais pas cru. Au départ, d'ailleurs, j'pensais que c'était du pipeau. Sérieusement... ! Des fois je me demande si j'suis pas devenu complètement barge, parce que c'est quand même putain de bizarre, comme histoire. »

Il se frotta la barbe du plat de la main, avec la gaucherie d'un gosse, et chercha comment aligner une réponse qui ne le ferait pas passer pour complètement cinglé.

« Un quart parent. Un tiers de paternité. Le beau tiers, sûrement. » commença-t-il en fumant pensivement.

Il avait fini par penser à tout ça en proportions fractionnelles. Les mathématiques, ça avait un côté rassurant.

« Officiellement, c'est pas moi, le père, déclara-t-il, en recommençant à tirer nerveusement sur les bandages de ses mains. Tout le monde pense que c'est Veto Havelle – un gamin de la garde. C'est plus facile. C'est un Terran, Irina est une Terrane... Le compte est bon. Ce qui me scie le dos, c'est que si jamais... se coupa-t-il, d'une voix étranglée, avant de prendre une profonde inspiration. …si jamais il arrivait une connerie à Irina, le gosse lui reviendrait sûrement de bon droit, à Havelle. Pourtant bon. Pas besoin d'être un génie pour voir que c'est un Sindarin, hein. Des oreilles pointues... La même tignasse. Et elle a jamais connu que moi si tu vois ce que je veux dire. »

Il oubliait sa cigarette entre ses mains qui s'éteignait à nouveau doucement, dans des odeurs de cendre froide, de cerise et de cannelle.

« Mais... Enfin, tu vois bien le problème, bordel, lâcha-t-il d'un ton véhément, avant de baisser d'un ton pour ne pas attirer l'attention de la foule autour d'eux. J'ai pas pu faire un gamin à une Terrane ! Elle aurait dû... La vérité... Te fous pas de moi, hein, je te jure, sur ma vie, sur ma fille, je te jure, c'est vrai, dit-il précipitamment, avant de se faire craquer les phalanges La vérité, c'est qu'Irina n'est pas vraiment Terrane. Elle s'est... Euh, unie... » Il déglutit. « A un dieu déchu. Exanimis. C'est lui, le premier quart. Le premier tiers. Le chef d'orchestre. Il a tout arrangé pour avoir un héritier. Et je l'ai vu. Sur ma vie, Fen. »

Il posa précautionneusement son verre d'hydromel désormais vide sur la table et s'accouda en le regardant d'un air insistant. Il ne savait pas si c'était lui qui s'imaginait que son histoire sortie tout droit d'un bouquin de contes et légendes ne pouvait être raisonnablement crue par qui que ce soit – à part les fanatiques religieux peut-être, dont Fenris n'était pas, de toute façon – mais il crut déceler une lueur d'amusement sceptique dans l’œil bleu du Lhurgoyf et cela l'irrita tout au fond.

« ...quoi ? lança-t-il avec un poil d'agressivité, qu'il tenta de diluer dans une pointe d'humour. Oui, j'ai planté une presque-déesse, ça t'défrise ? »

Il cligna des yeux, l'espace d'un instant, se trouva très bête et se renfrogna dans son coin pour tenter de rallumer encore une fois sa cigarette en tirant un peu dessus.

« Ça arrive, marmonna-t-il, au milieu de sa fumée. Ça arrive même aux p'tits baltringues dans mon genre, tiens. » Et il ricana avec un mélange perturbant de victoire, d'amertume et d'autodérision.
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeDim 11 Jan - 5:31

Chapitre I: les Princes de la cuite
Acte IV : Bound by Soul

Son semblant se fit plus sérieux et aussi plus fermé au fur et à mesure que la conversation progressait. Il faut dire que toutes ces histoires de poursuites, d'affaires trop louches -même pour lui- ne lui disaient rien qui vaille. Peut-être parce que son instinct protecteur s'était développé avec le temps, peut-être parce qu'il avait trempé dans suffisamment de plans à la con pour savoir en reconnaître un... Ce qui est sûr c'est que plus le temps passait, plus Léo faisait un boulot de larbin craignos et non celui d'un militaire à haute patente. Qu'était-il en train de devenir ? Pourtant Fen l'avait pensé à l'abri du besoin et des magouilles grâce à sa nouvelle carrière. Que de naïveté. Sous sa peau la bête tapie remua tout à coup, comme titillée par la révolte grondante qui s'éveillait à l'approche de trop de changements malvenus. Tandis que son œil unique traversait la silhouette voûtée de Léo, avachi sur son verre comme un rescapé se prépare à encaisser les coups, Fenris fumait très lentement et étudiait la situation.

« On dit que les plus belles fleurs grandissent au bord de l'abîme... Mais c'est aussi là que meurt le plus grand nombre d'entre elles. »

Une poésie sans cesse emprunte d'une pointe de brutalité, une violence calculée mais réaliste qui brisait la bulle de savon onirique avec la précision d'une aiguille d'argent. Et pourtant dans ce qu'il disait la fantaisie avait toujours sa place, farouche et indélébile, bien présente pour qui savait la chercher ou voir plus loin que le bout de son nez. Une mixité dépareillée qui dépaysait les sobres, confondait les alcoolisés et exaspérait souvent les autres. Non que ça l'affecte, car son meilleur ami ne faisait partie d'aucune de ces catégories. Toutefois ses paroles sonnaient un peu plus dures qu'il ne l'avait voulu, et bien qu'il en ait pensé chaque syllabe, son but n'était pas d'enfoncer le couteau dans des plaies déjà ouvertes. Distrait par les spirales de fumée que faisait son interlocuteur à moitié happé par ses pensées vagabondes, Fen savourait le miel glisser sur son palais. Bien entendu il ne voulait pas blesser cette bête farouche qui traînait sa carcasse moribonde avec la ferme conviction de se porter comme un charme.
D'ailleurs il luttait sans cesse contre l'envie de claquer ses cartes sur table, de lui mettre une bon coup derrière la tête pour enfin lui faire ouvrir les yeux. Car être frères ce n'était pas que s'accueillir chaleureusement de grandes tapes dans les dos, se féliciter mutuellement avec l'orgueil du travail bien fait. Les décennies le lui avaient montré plus efficacement encore que s'ils s'étaient épousés. Ce pourquoi lorsque le sindarin poursuivit son explication, il lui fut impossible de ne pas compléter sa phrase avec la certitude cruelle de la vérité.

« Si tu la jetais par terre, alors... tu serais libre. »

Des vagues de rébellion coupable lui parvenaient distinctement de l'autre côté de la table, et pourtant il n'avait même pas besoin d'écouter les sentiments étrangers pour comprendre ce que ressentait Léo. Cette femme avait volé la vie qu'il lui avait bêtement confiée, le faisant espérer que cette muse tout juste trouvée puisse lui accorder la direction et la voie qui lui avaient toujours fait défaut. Il avait cru que ses discours transcendants de rêves, de projets et d'idéaux grandiloquents puissent le faire voyager au delà de son imagination. Sans doute avait il été attiré par sa beauté indéniable comme une abeille par une fleur unique, qui transpirait d'un monde à part entière ou rien n'était hors de portée. Il s'était envolé pour explorer des horizons inconnus, tout ça pour finalement se rendre compte qu'il avait juste été transporté par les vapeurs de la cindine, point de fuite à sa réalité. Jusqu'où avait-il été au final ? Il lui restait sûrement la vue imprenable de tous ces paysages imaginés sur un mur de prison, la brillance sans défauts de chaînes invisibles qui l'avaient gardé attaché à un mur, comme un animal de compagnie fidèle qu'on récompense quelque fois d'un os pourri, quand on oublie pas simplement qu'il a aussi un cœur.
Oh il lui restait sûrement des images du sang versé, des mains serrées puis brisées pour une cause dont il ne comprenait pas grand chose, et à laquelle il ne croyait pas non plus. Et pourtant comme à chaque fois que Léo se prenait une fixette sur une activité ou une substance dangereuse, débile, addictive et particulièrement viciée... Il était impossible de lui faire ouvrir les yeux. C'est donc dans l'attente angoissée que Fen avait pris son mal en patience, en parent bienveillant qui regarde son protégé apprendre à faire du vélo. Naturellement le bel enfant allait se viander lamentablement tôt ou tard, et il ne pouvait faire grand chose si ce n'est guetter le moment où il faudrait panser ses plaies. Calmement la Loup lui offrit un sourire qui ne monta pas jusqu'à son œil, dans une tentative maladroite d'alléger l'atmosphère. Il tendit néanmoins son verre pour trinquer à ces frasques féminines, sans trop savoir s'il était soulagé ou envieux de ne pas partager ce genre d'histoires.

L'un dans l'autre Léogan parut progressivement plus calme, que ce soit de par une présence amicale dépourvue de tout jugement ou simplement parce qu'il avait besoin de vider son sac. Et évidemment comme à peu près à chaque fois qu'il se tirait d'une mauvaise passe il se sentait presque obligé de se lancer dans une autre, tête la première, parce que sinon ce n'est quand même pas drôle. L'ennui, ah quel drôle de fardeau pour les centenaires ! Sans trop savoir quoi dire à cette rapide dissertation sur sa relation avec Seior -dont il eut au moins le bon goût de ne pas prononcer le prénom- Fen vida son verre et se resservit, sans jamais quitter la clope dont il inhalait doucement les bienfaits.


« J'en sais trop rien à ce stade. C'est p'têt ma faute, ou ptêt pas. J'aurais pu changer les choses en choisissant une autre route... ou pas. À vrai dire j'm'en fous un peu. C'est trop tard pour revenir en arrière, et puis j'aurai beau me retourner le ciboulot, je ne peux pas non nier ce que je suis. Je ne sais pas ce qu'il a fait ni comment il survit au quotidien. De ce que j'en ai vu il n'y a rien d'anormal chez lui, alors j'ignore s'il a simplement brisé ses serments... Ou s'il s'est transformé en perruche. Parce que crois-moi si nous étions de la même nature, je le saurais. En tout cas je crois que c'est pas l'moment pour ça. »

Ce n'était pas totalement faux, ni totalement vrai. Il avait simplement le pressentiment qu'ils étaient aussi différents qu'il était possible de l'être, en dépit de leur nature de jumeaux. Et puis qui sait... Seior du haut de ses grands chevaux se transformait peut être en créature inoffensive et ridicule ? Ce serait une vengeance stupide, mais ô combien méritée. Et puisqu'il n'avait que mépris pour les Lhurgoyfs, ce n'était qu'un juste retour des choses. Non qu'il y croie, vu que la nature était contrairement aux dires populaires, sacrément mal fichue. N'en déplaise certains dieux, qui depuis un paquet de temps déjà, semblaient être partis pour des vacances à durée indéterminée. Un peu blasé, il égoutta son chapeau et déplora l'état lamentable de ses bottes. « C'est pas l'moment pour ça non plus. J'ai pas la tête à ça, et je crois que je pourrais m'amuser bien plus ailleurs. Enfin on verra bien. Pour l'instant je n'ai pas d'autres prétentions que de voyager et me faire assez d'argent pour ne pas avoir à compter chaque dias. »

Ce n'était pas vraiment facile, à la cadence effrénée où il aimait vivre, mais au moins c'était toujours plus distrayant que de rester chez soi, braqué dans l'oisiveté à attendre une mort qui tardait à arriver. Ce pourquoi l'idée de se rendre utile en jouant de ses services pour Léo lui paraissait infiniment plus intéressante que de vendre sa lame à un étranger, aussi puissant et riche soit-il. Les missions d'escorte c'était chiant à en mourir, de toute façon. Ainsi il agita vaguement sa main dans un geste qui visait à interrompre les divagations sindarines sur la morale, les diverses options divertissantes qui se dressaient devant lui, car ces dernières ne l'intéressaient pas du tout. Pas alors que Léo allait à coup sûr avoir besoin d'autant d'aide que possible. « Et il arrive un moment où ces pauvres imbéciles finissent par en avoir assez de lui raconter des blagues dans l'espoir vain qu'elle se marre. » Il leva à nouveau son verre et but à longues gorgées, comme pour savourer une satisfaction proche du soulagement. « Je serai là. »

Oh il aurait été là avec ou sans invitation, mais c'était toujours plus agréable d'être invité à entrer. N'hésitant pas une seconde à le regarder droit dans les yeux, Fen ne semblait troublé le moins du monde par cette décision qui était déjà prise depuis un moment. Évidemment il était loin de savoir tout ce qui se passait derrière les murs de Hellas, néanmoins il avait entendu pas mal de rumeurs. Certains milieux colportaient pas mal de bruits concernant des altercations un peu... violentes entre les diverses factions, qui étaient à couteaux tirés depuis aussi longtemps qu'il s'en souvienne. Les quelques connaissances qu'il avait dans la capitale n'avaient de cesse de le tenir au jus sur les dernières péripéties de Léogan, ce qui à force ressemblait fort à un feuilleton en plusieurs chapitres sur comment devenir alcoolique et malheureux.
En conséquence il avait été tentant de débarquer comme si de rien n'était, prétextant un passage éclair et totalement innocent, mais il avait trop peur que ça flingue sa crédibilité. Pour le peu qu'il lui en restait, en tout cas. Et puis Léo avait sûrement bien d'autres chats à fouetter que de se rendre compte qu'il y avait toujours plusieurs paires d'yeux de substitution braqués sur lui quand aucun Borgne ne pouvait s'en occuper. Fen eut un petit sourire entendu à cette pensée, plutôt content d'avoir réussi à échapper à toute vigilance pendant tout ce temps. Ensuite vint un autre changement de sujet qui cette fois retint davantage son attention. Cette paternité controversée avait de quoi en surprendre plus d'un, et à vrai dire il ne faisait pas exception. La pilule était plutôt dure à avaler, autant d'un point de vue rationnel que personnel.


« Attends, quoi ? » Le beau tiers ? Mais de quoi il parlait bon sang ? C'était son père au gamin, oui ou merde ? Haussant un sourcil entre deux bouffées, Fen se pencha en avant pour accueillir le discours confus et improbable qui lui était servi. Ce n'était pas le genre de la maison de tourner en rond, pourtant... alors ça devait vraiment être aussi bizarre qu'il ne le disait. Remarque ça ne pouvait pas être plus bizarre que l'arrivée de Léna qui, non désirée et non programmée, avait semé la discorde entre des parents qui ne s'étaient jamais vraiment entendus. Du moins pas... comme des gens normaux. Hélas tout avait pris fin avec la décision ferme d'Elerinna d'écarter la gamine des terres nordiques, lui rendant sporadiquement visite pour la couvrir de cadeaux ; et lui faire oublier avec des mots doux et nombre d'étreintes de mère souffrante à quel point elle pouvait aimer sa fragile progéniture. Avec facilité il aurait pu imiter d'un jeu théâtral irréprochable les mimiques sentimentalement surchargées de la grande dame serrant son enfant contre son sein en pleurant à chaudes larmes l'affection qu'elle ne pouvait lui donner à cause de circonstances échappant à sa volonté, le tout sous mille jeux de lumière mettant sa beauté en avant. Rah, cela ferait une belle pièce en cinq actes. Agitant la tête pour revenir sur terre, le blond posa finalement sa cigarette dans le cendrier l'espace d'un instant.
Les explications partaient mal, alors pour faire le tri son esprit s'en tint aux faits vérifiables et apparemment incontestables. Les oreilles pointues, la même tignasse. Oui bon, ce n'était pas vraiment très rassurant en un sens, mais ça lui faisait de gros points communs avec sa demi-sœur Léna. Léna qui à défaut d'avoir un seul trait de caractère commun à son père avait au moins une bouille telle qu'il était quasiment impossible de douter qu'elle en soit bien la descendante. La moquerie facile lui vint rapidemen sur le bout de la langue, et ce ne fut qu'à cause de l'expression de Léo qu'il s'arrêta. Ponctuant donc les révélations de quelques murmures hésitants et pas vraiment assurés d'avoir tout compris, le mercenaire jouait avec son verre.
'Unie... à un ancien Dieu' ? Bien sûr il connaissait bien le mythe d'Exanimis, dont il avait d'ailleurs parfois conté l'histoire autour d'un feu et d'un bon verre de blonde. Mais là... là c'était soudain et effarant à la fois. C'était tout simplement incroyable, invraisemblable et pourtant... pourtant au fond de ses tripes de superstitieux, il y trouvait presque l'apaisement. Il n'était pas complètement fou, et ses croyances étaient peut-être moins alambiquées qu'on n'avait toujours voulu lui faire croire. Fen siffla entre ses dents.

Pendant plusieurs minutes il avait écouté en silence, pesant ce qui avait été dit avec un scepticisme qu'il n'avait pas caché. Néanmoins avec le temps, et surtout avec la certitude que Léogan malgré son humour douteux n'aurait pas plaisanté sur quelque chose d'aussi sérieux, il commençait à comprendre. Ou du moins partiellement. Leur servant une nouvelle rasade d'hydromel pour la peine, il s'adossa au mur comme il put, faisant travailler les méninges agitées qui avaient du mal à gérer autant de facteurs. Alors du coup, il faudrait peut-être poser la question autrement. Puisque le gosse avait déjà un père officiel, et qu'il n'était pas vraiment tenu par obligation de faire un pas en avant, allait-il quand même décider d'endosser la paternité ? Ce serait un sacré merdier, surtout si Elerinna venait à apprendre une chose pareille. C'était une femme après tout, alors qui sait ce qu'elle pourrait faire, qui sait jusqu'où elle pourrait aller pour se venger de ce qu'elle s’évertuerait de voir comme une infidélité, à n'en pas douter ? Ils avaient rompu il y a longtemps déjà, seulement les dédales de sa tête de lunatique regorgeaient de secrets tout bonnement énigmatiques.

« Attends mais tu l'as vu ? Vu, de tes yeux vu ?! » Ce dernier fait lui revint soudainement, comme si c'était encore le plus incroyable dans tout ça. Et en un sens, c'était normal. Après tout combien de gens sur cette terre pouvaient se vanter d'avoir été en présence d'un être surnaturel... plus encore, d'un être divin ? Le fait qu'il ait été exilé par les dieux lui paraissait très secondaire tout à coup. En fait pour un barde, conteur et apprenti historien c'était une mine d'or inattendue et tombée du ciel. Quoiqu'à en juger par la trogne que tirait Léo, il devait y avoir un poireau dans la rizière. Ou plusieurs, mêmes. Surpris par la question provocatrice, il fut désarmé à tel point qu'il fut obligé d'en rire.

« Tu parles, que ça m'défrise, attends... Et... C'était bien au moins ? Non mais parce que vu les emmerdes que ça te cause et le paquet complet de contraintes que ça comprend, un p'tit dédommagement ne s'rait pas de trop. Allez, maintenant que t'as commencé à vendre la mèche, je veux le reste des détails ! »

Sa grande main s'abattit sur son épaule pour le secouer un peu et le sortir de l'étrange torpeur qu'il exprimait. Il était tout mollasson, comme si une flemme terrible l'empêchait de lever le petit doigt pour s'amuser. Mais la soirée ne faisait que commencer, bordel ! Il n'était pas question de le laisser se faire du mouron alors qu'ils pouvaient un monde nocturne à leur disposition.

« Je ne suis peut-être pas encore assez baltringue pour faire la rencontre d'une presque déesse -plutôt bien roulée d'après ce que j'ai entendu dire- mais je peux encore t'aider à te défouler comme il faut. Allez viens levez votre sindarin fessier, monsieur le colonel... on a des dents à casser. » Sur ces dires un peu étranges il vida d'une traite ce qu'il restait dans son verre, vidant ainsi le pichet qu'ils avaient déjà réglé. Tout était donc bon, il n'y avait plus qu'à prendre leurs affaires et progresser vers l'autre attraction principale de cet établissement un peu singulier. Bon il allait ruiner ses vêtements tous neufs. Boarf, ce n'était pas trop grave. Il enlèverait la veste et la chemise pour les sauver... le reste par contre, était de toute façon déjà atteint par la pluie alors il n'y pouvait plus grand chose.
Faisant signe de tête à Léo, il serpenta à nouveau dans la salle enfumée, zigzaguant entre les tables pleines à craquer et le menant à un coin peu visible de la salle. Il y avait là un autre comptoir qui n'avait pourtant rien en commun avec le bar, si ce n'est le propriétaire. Le Borgne salua ce dernier, un colosse chauve et souriant, qui lui répondit chaleureusement par une poignée de main qui faillit lui arracher le bras, et ils discutèrent une paire de minutes. Les deux se connaissaient bien et se parlaient avec familiarité, surtout depuis que Fen était devenu un client fidèle et même la dernière coqueluche des lieux. Pourtant cette fois ce n'était pas à cause de son talent pour les fables et autres chansons capables de mettre l'animation. Cette fois il s'agissait de son dernier gagne pain stable, soit l'organisation de tournois mineurs de combat à mains nues.

« J'croyais qu'tu voulais pas v'nir avant la semaine prochaine, qu'est-ce qui t'arrive ? En plus tu t'es fait beau ! Tu t'es fait planter par une fille ou quoi ? »
« Planter ? Oh, non. J'ai juste un peu envie de me défouler... et j'ai amené un ami avec moi. C'est bien ce soir le deux contre deux, non ? »
« Oui. Attends, mais il sait dans quoi il trempe, ton pote ? J'veux pas qu'il vienne chouiner plus tard, hein. »
« T'en fais pas, il est doué. » Il posa une main autour des épaules du sindarin lui assénant un coup de coude afin qu'il acquiesce. « On n'a besoin de rien t'en fais pas. Dans combien de temps ça commence, au fait ? »
« Vingt minutes. C'est ton ami, et tu l'entraînes là-d'dans... T'es un drôle de type, Fen. Un drôle de type. »
« Ouais j'sais, on me l'dit souvent. »

Il sourit par anticipation, impatient comme un gosse qui se lance dans son jeu favori. Ils descendirent alors trois allées de vieux escaliers qui grincèrent sous leur poids, dans une longue plainte dissonante. En bas l'odeur était encore plus enfumée, plus salée de sueur, plus alcoolisée, et une seule différence notable sautait au nez. Au milieu de ce bouquet de senteurs hétéroclites et entêtantes s'était insinuée une autre plus doucereuse, métallique et tenace encore... Celle du sang fraîchement versé. D'ailleurs le nombre de gens qui descendait pour prendre un siège dans les étranges gradins de pierre ne laissait pas vraiment de doute quant à l'origine de cette cage incongrue faite de barreaux et d'une grille de fer qui pouvait se lever et se baisser via un système de herse. Dans peu de temps le public allait arriver et les choses sérieuses allaient commencer. Fen se craqua les doigts et la nuque faisant danser son chapeau au bout de son index. La bête rampait déjà sous sa peau avec le frisson habituel d'adrénaline. Il avait hâte.

« Alors tu te sens d'attaque ou tu te dégonfles ? »

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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeJeu 12 Fév - 18:36

Fenris avait beau être du genre canidé le plus noble, il n'en restait pas moins têtu comme une vieille bourrique borgne, et ça Léo était bien placé pour le savoir. Il s'y était fait, et il avait pour son ami une patience très exercée, mais au fond, ce fatalisme superstitieux qui faisait dire au Lhurgoyf que le cours des choses finirait par le porter à l'océan ou à son frère si c'était son destin – ou non, et dans ce cas, c'était bien qu'il n'y avait pas à s'en préoccuper – lui donnait quelques motifs d'irritation. Il savait qu'il était inutile de se répandre en arguments qu'il écouterait d'une oreille distraite, peu enclin à révolutionner brutalement son train de vie d'aventurier et de fêtard faussement insouciant. Le nez dans son verre d'hydromel, Léo grogna très charismatiquement en guise de réponse et maugréa dans un coin de sa tête qu'il faudrait un jour imaginer un plan bien ficelé pour flanquer ce loup échaudé à la mer. Des deux, c'était plutôt Fenris, l'adepte de ces espèces de coups fourrés bienveillants, mais il finirait par être lui-même contraint d'avoir recours à des expédients semblables s'il continuait de se bloquer stupidement sur ce naufrage qui datait d'un bon siècle – du tiers de son existence – maintenant.
Quant au reste, Léo avait toujours été très tenté d'aller trouver lui-même Seior aux Berges dorées pour pousser une gueulante et lui flanquer deux mandales, que ce frère Skirnir-là se transforme en perruche ridicule ou en fauve affamé de violence. C'était d'une injustice écœurante. Il voyait Fen s'inquiéter sans cesse de ce jumeau qui n'avait pas cherché à le rencontrer depuis des lustres, le protéger dans l'ombre et compter le nombre de ses neveux avec un regret inavoué, et une bonne dose de complexe d'infériorité, et il ne pouvait rien y faire. En fait il était exaspérant de considérer que toute sa vie à lui était déjà un chantier trop épuisant pour trouver le loisir, le temps, l'énergie, l'intelligence ou le pouvoir de veiller sur Fen autant qu'il en avait besoin.

Mais de toute évidence, son ami avait décidé qu'à ce stade-là, s'il y en avait un dont il fallait surveiller les conneries, c'était Léo en personne. Il n'aimait toujours pas l'idée d'enliser Fenris dans le bourbier cimmérien avec lui. C'était un trou dont on ne sortait pas, un piège très grossier, et il ne voulait pas être coupable d'y enfermer avec lui ce blondinet fidèle comme un chien de chasse. Et puis ils étaient tous les deux des hommes du sud. Ils n'avaient rien à faire à Hellas, sauf collectionner les plus belles variétés de maladies des bronches, de refroidissements, de fièvres et de sinusites du continent peut-être.

« ...au moins tu risques pas d't'ennuyer... » grommela-t-il.

Mais au fond, et cela lui faisait presque honte, l'assurance de la présence de Fen à ses côtés, à Cimméria, calmait son angoisse et le réconfortait doucement. Personne ne peut vivre seul, hein ? Il n'y avait personne d'autre. Oh si, il y avait Erynn, bien entendu, ou du moins, il y aurait Erynn quand elle rentrerait à Hellas, mais il ne pouvait pas lui demander de le suivre comme Fenris le ferait s'il décidait de faire les choses à sa manière : non seulement ça ne lui plairait pas, mais si elle acceptait de marcher avec lui, cela la mènerait à trahir tout ce pourquoi elle avait lutté jusqu'ici. Pour Fen, c'était plus simple. Il n'y avait pas tant de questions à se poser. Il s'agissait de sauver la vie de ses proches et la sienne – ou sa vie et celle de ses proches s'il écoutait les préceptes de son meilleur ami jusqu'au bout, quoi qu'il n'en prenait pas compte lui-même et se précipitait avec un enthousiasme suicidaire sur l'épée de l'ennemi pour lui sauver la peau.

« Mais je vois que ton brillant ordre de priorités ne va pas sans exception, releva de fait Léogan, avec un sourire moqueur. On va dire que je suis là pour confirmer la règle, hein ? Flatté de valoir ce bel élan de chevalerie, beau blond. »

Pour le reste, Léogan ne concevait pas l'inquiétude de perdre la confiance de Fenris en lui racontant ce genre d'histoires farfelues et en les lui tenant pour vraies ; en revanche, il avait peur de ne pas être cru et de passer pour un naïf ou une andouille de premier choix, sans compter que s'il comprenait encore très mal dans quel pétrin il avait sauté à pieds joints, il ne lui échappait pas, à lui, que non seulement ce qui se passait dépassait leur entendement de mortels, mais qu'en outre tout était vrai et réel. Aussi longtemps qu'ils n'avaient pas fourré leur nez dans sa destinée ou son existence, Léo avait toujours prié et respecté les dieux et s'il blasphémait régulièrement, c'était davantage pour se défouler un coup que pour porter offense à la grande clique des immortels – sans rancune. Mais il avait suspendu son jugement pour Exanimis. Ses desseins lui restaient encore terriblement obscurs. Il s'en faisait des nœuds dans le cerveau, depuis leur récent... Entretien. La seule conclusion à laquelle il était arrivé consistait à le garder à l’œil et à s'en méfier comme de la peste.
Le scepticisme amusé de Fen, néanmoins, sembla se transformer en préoccupation réelle tandis qu'il s'appuyait contre le mur et que son visage se fronçait silencieusement.

« Ben oui, hé, rétorqua-t-il, en tirant une dernière latte de sa cigarette. Je jure pas sur ma vie pour le plaisir. J'l'ai vu. J'lui ai même causé tiens. Il m'a vaguement chié sur les pompes et j'lui ai dit d'aller se faire foutre. »

Il haussa les sourcils d'un air désintéressé et souffla un nuage de fumée. Il contempla son ami quelques secondes, droit dans son œil écarquillé, et y discerna la lueur de curiosité passionnée du collectionneur de contes extraordinaires qu'il avait toujours été – il secoua la tête d'un air embarrassé, et se sentit pressé de développer son laïus. Bon dieu, c'était Fen, l'amuseur de galerie, ici, c'était lui qui racontait les histoires – lui, il savait pas faire ça, c'était pas son truc...

« Il était euh... Bon, on s'engueulait elle et moi, jusque là tout va bien, je croyais qu'elle me racontait des craques, ou qu'elle se payait ma tête, enfin – c'est putain de tordu je veux dire, quand même. Et là... » Il s'interrompit un instant et fronça les sourcils avec souci, embarrassé par la difficulté à décrire le phénomène de façon plausible, et si possible, pas trop théâtrale. « Ben elle a commencé à parler d'une voix très profonde – ce n'était pas elle qui parlait en fait, ou pas tout à fait, c'était l'Autre. Une ombre noire l'a enveloppée. Il ne s'est pas matérialisé, son visage est seulement apparu quelques instants tandis qu'il parlait, un visage à moitié cramé, insaisissable comme de la fumée, des yeux d'une noirceur absolue – et une armure – c'est très difficile à décrire, c'était complètement surnaturel. »

Il se frotta machinalement la barbe et s'adossa contre le mur en écrasant ce qui restait de son mégot sur un coin de la table. Les éclats de rire clairs et sonores de Fenris, et sa grande main de Lhurgoyf qui s'abattit sur son épaule, le bousculèrent doucement. Il se retrouva à s'esclaffer aussi dans son verre d'hydromel, comme s'il avait été touché soudain par la lumière apaisante et épanouie d'un bout de ciel bleu.

« Ça valait le coup de se faire défoncer la tronche par un genre de démon mal embouché si c'est ce que tu veux savoir ! » s'exclama-t-il en se marrant doucement. Il sourit songeusement et se laissa absorber par la contemplation des soupiraux où gouttait une pluie froide. « Irina, c'est... Quelque chose. Très étrange. Je ne pense pas que ce soit fait pour être expliqué, on le vit c'est tout. Elle est mue par une force que je ne connais pas. Et que je ne découvrirai sans doute jamais. C'est fascinant... » souffla-t-il, le regard perdu. Il releva enfin la tête d'un air espiègle, se cala contre le mur en pierre et avisa Fen pour achever avec flegme : « Ajoutons en outre qu'elle a un don inouï pour me supporter, ce qui fait d'elle sans doute la femme idéale. »

Il leva le nez dans les hauteurs bizarres de la taverne et se sentit soudain étonnamment léger. Il acquiesça de bon cœur à la bêtise de Fenris et but cul sec avec lui le restant de son verre d'hydromel, qu'il frappa sur la table avec enthousiasme.
Il avait raison. Ils étaient loin des soleils d'Argyrei et de ces soirées tièdes et moites qu'ils finissaient à chanter des paillardises dans la rue, après quelques bagarres contre des musiciens avec qui Léo avait joué puis s'était disputé ou des types qu'ils avaient escroqués et que Fen avait embobinés dans un bagout étourdissant, mais ils avaient toute la nuit devant eux, et si elle était froide et humide, il faudrait s'en satisfaire. Il y avait dans le fond de l'air une odeur piquante qui prenait à la poitrine et lui donnait envie de remplir cette pénombre glauque et obscure de folies extravagantes, d'impacts de poing, d'alcool, de danse et de musique débridée.
Pendant qu'il suivait Fenris, qui avançait à grands pas compassés entre les tablées de la taverne, Léo commençait à se rappeler qu'il savait faire la fête. Une excitation sourde commençait à bouillonner dans son ventre et à monter comme une ivresse dans sa poitrine. Il s'agitait à mesure que son champion de meilleur ami négociait avec le patron et s'impatienta jusqu'à se prendre un coup de coude dans les côtes et maugréer pour dissimuler sa bonne humeur grandissante dans le mécontentement d'être pris pour un gosse dont deux adultes parlent sans prendre en compte qu'il était présent entre eux deux :

« Il a l'habitude en tout cas. De s'en prendre plein la tronche. »

Ce fut suffisant néanmoins.
En descendant les trois escaliers branlants qui menaient à la cave que Léogan avait repérée dans la rue et qui avait attisé sa curiosité, il sourit en pensant à l'aisance tranquille du blondinet avec le tavernier, à cette sympathie spontanée, habituelle, mais toujours surprenante dont il avait toujours fait preuve d'aussi loin qu'il en avait le souvenir, et qui faisait chaque fois de lui la coqueluche de toute la bonne société avant qu'il ne disparaisse. C'était amusant, seulement, d'entrer dans une taverne au hasard et d'y trouver que Fen y était déjà passé, qu'il y était un habitué, et qu'il y avait même déjà sa réputation.

« Si je n'te connaissais pas, j'dirais que t'as mis l'pied dans tous les établissements du continent qui servent à boire, conclut-il d'un ton enjoué. T'es à Tyrhénium depuis longtemps ? »

Cette vie lui manquait, à vrai dire. Ses frasques avec Fen lui manquaient. Mais lui n'avait pas changé, il avait su rester le même et c'était comme si, le jour où Léo prendrait ses cliques et ses claques et tirerait un trait sur Hellas, tout pourrait reprendre à l'endroit même où leurs chemins s'étaient séparés. Quelque part, son départ d'El Bahari, un demi-siècle plus tôt, n'avait pas signé le divorce de leur petit couple hâbleur et sans attache.

En descendant dans les profondeurs de la cave, l'air était plus pesant, et dans les odeurs de fluides humains, de marc, de vinasse et de mauvaise bière, un fumet plus métallique fit frémir les narines du Sindarin. C'était le bon endroit.
L'arène était cernée de barreaux de fer et les gradins, peu à peu, se remplissaient de gens qui commençaient à discuter de leurs paris et dont les éclats de voix grimpaient dans les octaves à mesure que le troupeau se formait. Fenris faisait tourner son couvre-chef sur son index, il envisagea son comparse pour lui lancer une raillerie fanfaronne. Léo envoya valser son chapeau en cuir d'une pichenette et souligna avec amusement :

« J'me suis déjà dégonflé, dis-moi ? Laisse-moi voir seulement si tu t'es pas rouillé après tout ce temps, vieille bique. »

Un sourire carnassier illumina son visage et ses yeux brillèrent d'un défi complice. La nuit s'annonçait longue... Et rien ne vaudrait au petit matin la tête éberluée d'Elerinna qui découvrirait à quel genre de fête son ambitieux colonel de la garde s'était livré pendant qu'elle causait très précieusement avec les beaux messieurs et les grandes dames gloussantes de la haute...

Les vingt minutes qui les séparaient du début des combats passèrent à toute vitesse. Ils discutèrent avec d'autant plus de vivacité que le brouhaha de la cave, digne d'un cirque, roulait bruyamment et s'intensifiait. Et puis le départ fut donné.

Accoudé à la balustrade de planches derrière laquelle s'entassaient les participants aux combats, ainsi que les spectateurs qui n'avaient pas trouvé de place dans les gradins de pierre, le menton plongé dans la paume de sa main, Léo observait les premiers affrontements avec attention. Ses oreilles pointues frémissaient sous ses lourds cheveux noirs et ses deux yeux de Sindarin suivaient avec vivacité les gestes des concurrents en lice, les points d'impact, les techniques approximatives qu'ils utilisaient – souvent des charges lourdes et massives, sans beaucoup de tactique, le premier tour précipitant en vrac dans l'arène toutes les montagnes de muscles avinées de l'établissement et les jeunes bourgeois à qui la bière avait inspiré le goût des sensations fortes. Il repérait aussi, parfois, des boxeurs plus flegmatiques, qui attendaient leur tour les bras croisés derrière la grille et que les parieurs s'arrachaient à grands cris. Ceux-là, masse hétéroclite de bons bourgeois chapeautés et pleins aux as qui misaient stratégiquement et repéraient là les vedettes de la soirée, auxquelles ils proposeraient sans doute à la sortie des défis plus ambitieux aux tournois organisés par le Régent, mais aussi de canailles dépenaillées et trempées, avides de jeu, d'espèces sonnantes et trébuchants et du spectacle de la violence, tous ces gens étaient parqués dans les gradins de pierre et brandissaient leurs reconnaissances de mise en acclamant ou en injuriant indistinctement leurs poulains et leurs adversaires qui s'envoyaient de grands coups de poing dans la figure au milieu de l'arène.
Fenris, à travers cet épais capharnaüm, riait fort et discutait vivement des combats, du fonctionnement des paris, des tricheurs, et des grands favoris avec Léo qui répondait par des petits commentaires narquois et rebondissait sur des plaisanteries insouciantes – mais il gardait une bonne partie de son attention fixée sur son repérage méthodique des forces en présence. C'était plus fort que lui, ça tenait du réflexe ou de l'instinct. Ses sens étaient tous sur le qui-vive. L'excitation courait dans son échine et parfois, quand il prenait une profonde inspiration, des étincelles d'électricité piquaient sa peau sous sa tunique et la mordaient le long de ses bras et de son torse jusque dans son cou et dans ses cheveux qui frissonnaient étrangement autour de son visage.

Parfois il examinait Fen lui-même et il se disait qu'on n'en trouvait aucun comme lui ici. Il y avait quelque chose de particulier et de dangereux en lui, qu'il avait fini par dompter mais qui luisait parfois au fond de son œil océanique, qui rendait ses gestes nonchalants plus fauves et ses crocs plus luisants dans la pénombre. Et pourtant il jacassait toujours avec la même gouaille lumineuse que de coutume et pour tous ces gens qui ne le connaissaient pas et qui n'avaient jamais vu la bête, qui n'avaient jamais dû la retenir ou l'apaiser prudemment dans une cabane exiguë au cœur de la jungle, il n'était qu'un concurrent comme les autres, au pire un champion sûr de lui qui se la racontait un peu trop, avec ce grand sourire enthousiaste et vainqueur toujours plaqué sur la figure.
Quand on les appela finalement à la grille qu'on levait pour faire entrer les participants dans l'arène, Léo lui envoya un coup de coude dans les côtes, lui sourit d'un air prédateur et passa devant d'un pas vif tout en se débarrassant de sa tunique humide, qu'il plia inutilement en quatre dans un vieux réflexe de militaire avant la tournée d'inspection – quoi qu'il n'avait jamais obtenu particulièrement de succès dans ce genre de tâches – et qu'il posa avec son manteau et son chapeau sur le comptoir prévu à cet effet. Il avait assez d'hydromel et d'adrénaline dans le sang pour avoir oublié les deux croissants de lune pointus, cicatrisés mais encore fragiles, que les crocs du léviathan avaient laissés de chaque côté de son buste ; d'ailleurs il s'y était fait et il n'y aurait sûrement que quelques coups de poings bien ajustés qui lui en rappelleraient le douloureux souvenir.

Il tira négligemment sa crinière en arrière pour l'attacher avec un lacet en cuir et se posta en se frottant les mains devant la grille avec Fen, qui le dominait d'une bonne tête et qui toisait d'ailleurs la majeure partie de la cave de haut. Léo reconnut rapidement leurs deux adversaires qui prirent place à côté d'eux et les salua d'un petit signe de tête pour se permettre de les détailler de plus près. L'un d'eux était un Yorka d'une carrure impressionnante, à la pilosité très avancée et à l'air un peu hagard. Ses larges épaules étaient voûtées, mais il devina que si le bougre prenait la peine de se redresser, il pourrait regarder Fen droit dans le blanc de l’œil. Le second en revanche, un Terran proche de la trentaine, était de taille moyenne et de constitution filiforme, il avait la poitrine large mais le tour de taille svelte et le pas...presque souple – il ressemblait à un acrobate et Léogan le soupçonna immédiatement d'une rare habileté.
Une surcharge d'énergie bleutée claqua à nouveau sur son épiderme et tout à coup, la herse se leva. Il attrapa Fen par le bras pour le retenir et s'excusa d'une grimace de la petite décharge qu'il lui infligea, tandis que leurs deux adversaires leur passaient devant. Ils entrèrent à leur tour, à peine quelques secondes plus tard, et Léogan appuya sur l'épaule de son vieil ami borgne pour souffler discrètement à son oreille :

« Le balèze, il a rien d'particulier, sauf deux grosses paluches griffues visiblement. L'autre, par contre... Ça doit être un habitué, tu l'connais ? Mais... il traîne déjà de la patte gauche, j'ai remarqué. Il peut pas aller bien loin comme ça, on va faire le ménage. »

La grille tomba bruyamment derrière eux. Ses poings couverts de vieux bandages se refermèrent lentement. Léo eut un sourire imperceptible. Son sang bouillonnait dans ses veines qui luisaient comme de fins ruisseaux électriques sous sa peau. Son propre monstre, au fond de son ventre, grondait de jubilation et brûlait d'un désir féroce. Les spectateurs cognaient du pied dans les gradins de pierre, ça lançait des bouteilles contre les barreaux de la cage et hurlait des noms et des invectives qu'il ne prenait plus la peine de comprendre. Leurs vociférations ne faisaient autour d'eux, de la cage, de Fen, de lui, et de ces deux pauvres types, qu'une gangue imperméable de violence. Ils s'approchèrent doucement du milieu de l'arène et avisèrent leurs adversaires en face. Léo leva un sourcil désinvolte et désigna le Yorka, puis le Terran d'un signe de tête, tandis qu'il demandait d'un ton tranquille à son ami, qu'il jaugea ensuite d'un regard complice :

« Alors Fen ? Côte de bœuf... ? Ou côtelette d'agneau ? »

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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeVen 6 Mar - 4:07

Chapitre I: Les Princes de la cuite
Acte V: Free Fight

Fenris sentait les angoisses sindarines flotter dans l'air en même temps que les spectres de fumée dégagés par leurs cigarettes respectives. Léo avait déjà beaucoup à penser, nombre de facteurs à prendre en compte, lui le prisonnier du Grand Jeu qui prenait place en terres cimmériennes avec la même fréquence que tombait la neige. Mais là où le brun se sentait le cœur penaud et hésitant, alourdi de culpabilité, le borgne lui sentait une grande boule quitter sa poitrine. Ce n'était pas qu'il sous-estime la menace que pouvaient représenter ces prêtresses dont la réputation mystique et manipulatrice n'était plus à faire. Réputées pour soigner le corps mais détourner l'âme des plus naïfs, elles étaient les sirènes des temps modernes, ces muses si souvent décrites dans ses vieilles histoires de conteur, qui fascinaient autant qu'elles pouvaient terrifier. Pourtant cet effet sur le public n'était pas simplement dû à son talent, à son improvisation ou à son imagination. En réalité il n'avait pas besoin de chercher dans les livres anciens, dans les légendes du temps jadis pour trouver l'inspiration à ses personnages, régulièrement complexes et dotés d'une certaine dualité qui lui tenait à cœur. Il suffisait de regarder autour de lui, dans les lieux hétéroclites qu'il fréquentait en ne s'attardant que rarement, à travers son œil unique qui observait l'humain avec une distance désintéressée... Jusqu'au moment il était obligé de se fondre dans la mêlée pour ne plus être qu'un autre visage dans la foule.

Il secoua la tête et fit tomber la poudre grise et légère de sa cigarette. Il était plutôt embarrassé que Léo ait relevé les choses de cette façon, bien qu'il ne sente pas le moindre regret. D'un côté son ami lui balançait toutes ses contradictions à la figure, et c'était de bonne guerre vu qu'il avait joué la bonne conscience de service, la voix de la raison mesurée qu'il aimait tant envoyer paître. Néanmoins malgré ses traits d'humour il parlait de chevalerie, de ces postures de gentilhomme qu'il condamnait souvent pour leur manque total de sincérité, ce qui était loin de ses valeurs, ou de l'absence de ces dernières selon les formulations possibles.
Mieux vaut être un connard assumé qu'un aspirant héros en plein déni. C'était un de ses leitmotivs et aussi la raison principale qui lui donnait une irrépressible envie de casser la gueule à tous ces énergumènes rabougris, aussi crédibles dans leur démesure que des cavaliers de Sharna en pyjama à fleurs. C'était d'ailleurs plutôt malheureux de voir à quel point ils étaient une majorité, faisant facilement de l'ombre -et une réputation douteuse- à tous les autres braves types qui faisaient des pieds et des mains pour ne pas s'égarer.

« Oh arrête de flatter mon égo, tu sais bien qu'à force de me dire des mots doux je finis toujours par craquer, mon Prince. » Le surnom à la con était presque aussi vieux que leur amitié, et Fen ne saurait même plus dire d'où il lui venait exactement. Dans tous les cas il avait été adopté et il ne risquait pas d'être oublié. Enfin du reste leur drôle de conversation tenait plus de l'étrange qu'aucun d'eux ne l'aurait voulu, ce qui aurait sûrement fait vibrer les demoiselles aux fantasmes exotiques, à supposer qu'ils aient pu se faire entendre de la gente féminine en pareil endroit. Quoi qu'il en soit ces dernières devaient sûrement déjà être dans les abords de l'arène, installant des sièges spéciaux pour leurs fessiers anoblis, afin être certaines d'avoir la meilleure vue possible sur les combats qui allaient enflammer leur adrénaline en même temps que leurs hormones en recherche de sensations fortes. Certaines s'étaient même déjà choisi un champion, qu'elles couvaient de loin d'un regard alerte et possessif, comme si leurs seuls encouragements suffisaient à faire la différence entre la victoire et la défaite. Pourtant derrière leurs moues fières et dignes il y avait une certaine peur que quelqu'un présent dans cette cave humide et chaude comme une fournaise rapporte leur présence à leur proches, moins compréhensifs de ce genre de 'dérives excentriques'. Ah les bonnes femmes... Des migraines sur pattes. Dommage qu'il soit triste de vivre sans elles. pensa-t-il. Et en parlant de femmes...

« Apparemment cette femme-là vient livrée avec du cran... et une sacrée dose d'emmerdement, aussi. » Il soupira sans trop savoir quoi dire. Passer d'une tarée anorexique à l'égocentrisme indéniable à une mortelle flippante -pas si mortelle ?- qui partageait sa conscience avec un dieu déchu c'était... Pas vraiment mieux. Il les pêchait où, ces cas perdus ? Elles étaient toutes aussi barges chez les prêtresses, ou quoi ? Fen fronça les sourcils mais s'étouffa presque avec une bouffée lorsque Léo lui affirma s'être entretenu avec Exanimis. D'abord il prit une grande inspiration comme si l'air lui manquait afin de contenir la curiosité qui menaçait de le faire poser un tas de questions qui n'avaient pas lieu d'être à pareil moment. Puis il se reprit tant bien que mal son souffle et opta pour l'ironie et la légèreté qui passeraient sans doute mieux. Il trouverait bien le moyen de le faire tout raconter en détails plus tard.

« C'est bien ton genre, ça. T'as pas eu peur qu'il te cogne, sérieux ? J'en ai déjà vus perdre leur tête pour trois fois moins que ça. » Soit Léo avait fortement gagné en courage depuis la dernière fois qu'il l'avait vu -et en indifférence envers sa propre vie- soit il ne se rendait pas vraiment compte de ce qui se passait au juste. Dans un cas comme dans l'autre cela ne sentait pas bon... et il n'y avait pas grand chose qu'il puisse faire pour y remédier. C'était frustrant rien que d'y penser. Comment il était censé sauver ses fesses s'il passait sa vie à se prendre le bec avec les dieux, à se mettre les forces dirigeantes de Cimméria et deux des femmes les plus puissantes du nord à dos ? Léo sur-estimait sûrement sa capacité à venir à la rescousse. Ou bien peut-être qu'il s'en fichait et agissait juste instinctivement, nageant à contre courant comme il le faisait depuis tant de décennies.

Au fond il était quand même un peu sceptique face à cette histoire de discussion occulte, à une dispute avec une entité dont même le nom n'évoquait plus beaucoup de souvenirs à l'heure actuelle. En historien et théologien amateur, Fenris savait bien que la plupart des bonnes histoires étaient une déformation embellie des faits réels, parfois proche et parfois lointaine, mais une déformation tout de même. Là-dessus il n'y avait que peu de surprise. Ce qui le perturbait vraiment c'était d'entendre un esprit aussi terre-à-terre, aussi attaché à la logique que Léo jurer dire la vérité avec tant d'insistance, sans doute de crainte de ne pas être cru. Inutile de préciser qu'il le croirait sans poser de questions, à moins bien sûr qu'il soit soûl ou défoncé. Cela dit son odorat lui indiquait que ce que le sindarin avait fumé un peu plus tôt ne devait pas être suffisant à embrumer son jugement des vapeurs de cindine. Le blond écouta le récit de son ami avec attention, buvant chacune de ses descriptions comme un enquêteur note minutieusement les détails rapportés par son témoin principal. Il y fût d'ailleurs de son petit commentaire, un peu maladroit, comme s'il avait prononcé tout haut une remarque intérieure. « J'aurais tout donné pour voir ça. » Il toussota. « Hmm euh, j'ai rien dit. » Fen agita la main en la secouant, l'encourageant à poursuivre et oublier ce qu'il venait de dire. C'était déplacé et un peu de mauvais goût d'autant plus que cette rencontre avait dû laisser des traces indélébiles, et peut-être même avait-elle dégradé la relation entre Léo et sa prêtresse. « Allez viens, on décolle. On a mieux à faire et on pourra bavasser un peu plus tard. » Il prononça une autre paire de blagues grivoises sur les bienfaits du savoir millénaire qu'Exanimis avait pu transmettre à son hôte, puis entraîna Léo à travers les dédales de personnes qui faisaient la queue pour accéder au niveau inférieur.

Le public se pressait déjà de façon désordonnée, laissant les gradins du haut à des gens bien habillés qui en dépit de leur prestance, semblaient se passionner pour la brutalité parfois sauvage de ces combats à mains nues. Ignorant les barreaux métalliques de l'arène, qui n'étaient pour eux qu'un désagrément tout à fait secondaire, ils s'installèrent à leurs places de privilégiés et mandèrent leurs gens enregistrer leurs paris auprès du tenancier. Pendant ce temps les retardataires s'installèrent là où ils purent, tassés aux bords de la cage, souvent debout et jouant des coudes pour conquérir quelques centimètres de plus. C'est fou ce que ces tournois avaient gagné en popularité depuis les derniers mois. Ils étaient passés de petites rixes pour pimenter les soirées mornes à des événements organisés à part entière, passionnant de plus en plus de gens d'horizons différents. D'après les dernières rumeurs il y avait même plusieurs nobles qui s'étaient mis en tête de rendre tout cela légal, et plaidaient auprès du régent pour faire passer une loi permettant l'ouverture d'établissements spécialisés. Comme quoi on n'arrêtait pas le progrès, et bien que la législation soit sûrement peu encline à faire des exceptions, c'était plutôt drôle comme éventualité. En fait ça montrait bien à quel point la frontière entre le licite et le criminel était mince, ce qui ne manquait pas d'amuser les gens qui comme lui aimaient danser sur le fil.
Et justement ces duels dans lesquels il s'engageait volontairement étaient une bonne façon de vivre selon les occasions qui se présentaient, de gagner de bonnes sommes rapidement, pour peu qu'il soit capable d'être le dernier debout à la fin. C'était un peu différent de ce qu'il faisait d'habitude en tant que mercenaire, mais à vrai dire c'était une belle illustration de sa philosophie de vie. Il devait être malin, agile et surtout capable de s'adapter rapidement à son adversaire. Ainsi c'étaient l'expérience et la facilité d'un gabarit bâti pour encaisser presque n'importe quoi qui lui avaient creusé une réputation correcte parmi les lutteurs. Cependant Fenris s'arrangeait pour se faire oublier autant que possible. Il ne tenait pas à ce que son nom résonne trop fort ou que sa célébrité lui coûte sa tranquillité. Ce n'était pas cela qui paierait ses comptes de toute façon, et il serait malheureux que les autorités viennent à le rechercher si jamais ça venait à tourner au vinaigre. Car il n'en doutait pas, ce serait forcément le cas tôt ou tard, si le régent venait à s'opposer à tout cela.

Le temps continuait de s'écouler et ces préoccupations passèrent donc au second plan en même temps que Fen discutait joyeusement avec Léo. Il se demanda un instant si ce dernier n'avait pas le trac et se sentit doucement envahi par l'excitation à son tour. Il fit alors craquer les os de ses épaules et de ses mains avant de retirer son long manteau en cuir, maintenant presque sec. Il le plia avec soin et retira aussi son chapeau, qu'il confia à un gamin chétif qui s'était glissé lestement jusqu'à eux. Il conseilla à son ami de lui confier ses affaires le temps que tout soit terminé, puis retira également sa chemise qu'il tendit à l'adolescent. Fenris n'avait quand même pas acheté cette tenue toute neuve pour tout flinguer en tâchant tout de sang et de terre, alors hé bien... pour une fois il se la jouerait exhibitionniste et contenterait une partie du public. De toute façon ce n'était pas comme s'il était pudique. Il sourit à deux demoiselles qui le fixaient depuis les gradins, et rit en les voyant rougir de surprise. Puis il haussa les épaules et ébouriffa les cheveux du jeune, scellant leur deal d'un clin d’œil avant de fouiller dans ses poches et lui filer quelques dias pour la peine. C'était le fils du tenancier, ils ne risquaient donc pas e se faire piquer quoi que ce soit, surtout qu'il s'était mis le petit dans la poche à force de lui raconter des histoires de vétéran.
Le borgne ajusta son cache-oeil et attacha méthodiquement ses cheveux, afin d'être sûr qu'ils ne le gêneraient pas. Ses gestes calculés tenaient presque du rituel de sportif, ses mains allaient d'un endroit à l'autre de son visage machinalement, sans qu'il y pense. Dans sa tête bourdonnante d'hydromel et ses membres réchauffés par l'air ambiant chargé d'expectative, il se faisait un calme plat qui visait à le préparer à la tempête à venir. Il se rapprocha alors de son partenaire et baissa d'un ton, sachant qu'il l'entendrait même s'il murmurait. Ils avaient déjà eu à combattre en situation réelle en des circonstances parfois bien plus handicapantes. Ceci ne serait qu'un jeu d'enfants à côté, une pâle simulation d'une menace qui aurait pu être réelle.
« N'oublie pas que ce n'est pas mon coup d'essai, petit prince. Et fais attention, n'oublie pas qu'ici on se bat comme à Mavro, pas comme ta bleusaille endimanchée. Si tu pondérais te la jouer réglo, oublie l'idée. »

Il fut satisfait de voir que Léogan acquiesçait déjà d'un sourire insolent, comme un gosse à qui on dispense trop de consignes qu'il connaît déjà. Cela ne sembla pas ralentir son impatience, et il resta au plus proche des premiers affrontements, étudiant ses adversaires potentiels avec l'attention d'un instructeur qui passe en revue ces dernières recrues. Fen le laissa faire et resta non loin, les bras croisés et adossé au mur le plus proche. Il lui fit un rapide débriefing sur ce qu'il y avait à savoir sur le fonctionnement de ces soirées, sur les rumeurs qui circulaient, les grosses pointures de la compétition et les petits chouchous du public. Il continua donc sans trop se poser de questions, peu soucieux de ce qu'on pouvait penser de lui.

« Pour ma part j'ai la réputation d'être un vantard un peu trop chanceux, un roublard et une belle gueule que beaucoup rêvent d'amocher -par rage ou jalousie je sais pas trop- mais en tout cas ouais, pas mal des participants se méfient de moi. Ils savent pas trop faire le tri entre le bluff et la réalité. À mon humble avis ils n'ont aucune idée de la différence entre les deux, et ça me va plutôt bien. En tout cas je peux t'dire qu'une large majorité me prend très au sérieux depuis que j'ai cassé quatre dents et une clavicule à Kasten, le dernier chouchou local. » En petit nouveau et nouveau challenger il avait dû affronter un gros poisson dès son arrivée, et sa victoire à l'arraché avait fait sensation. Rien que pour ça sa côte auprès des parieurs restait plutôt haute. Il se gratta la nuque et s'étira paresseusement, ignorant les regards insistants qui se posaient sur ses nombreuses cicatrices et l'énorme tatouage de loup qui descendait de son épaule jusqu'à son avant-bras gauche. Un parmi d'autres en vérité. Un symbole appelé Valknut originaire d'El Bahari, où se dessinaient trois triangles reliés en une seule figure, était apposé sur son cœur en guise de protection contre les esprits et lui rappelant les neuf mondes d'une des légendes de son île d'adoption.

« Hé, c'est quoi tout ça ? » Les traces blanchâtres avaient dû mettre du temps à guérir et être soignées à plusieurs reprises car les traces n'étaient pas nettes. Cela ne ressemblait pas à une blessure par une arme conventionnelle, alors c'était intriguant. Par ailleurs tandis qu'il s'avançait doucement vers la cage désormais ouverte, Fenris continua de s'enquérir. « Avec ton gabarit et surtout ton physique de demi-dieu, il est certain qu'ils essaieront de s'attaquer à toi. Tu es le plus menu des deux, tu as l'air d'un déterré avec cette pâleur maladive et ils ne te connaissent pas. Je parie mon deuxième œil qu'ils croient pouvoir en tirer parti. » Il prit une grande inspiration, décidé et plutôt confiant. « Je les attendrai au tournant. » Il frappa du pied par terre pour chasser la boue de ses bottes, davantage par réflexe que par réel besoin. Il s'apprêtait à se mettre en position dans l'arène, le temps qu'ils aient le feu vert, lorsque le sindarin l'arrêta par le bras. Une petite décharge remonta le long de son bras, le faisant se dégager instinctivement, d'un grognement. « Hey tout doux, je tiens pas à finir rôti... » Il se baissa néanmoins pour écouter ce que le brun avait à dire, et fronça soucieusement les sourcils.

« Ouais, je les connais même si je sais plus leurs noms. Le gros type c'est un Yorka... même si j'sais pas quel genre d'animal c'est. Y'paraît que sous sa tignasse en bataille il a une paire de cornes. Tu m'diras je meurs pas d'envie d'aller vérifier, mais j'crois qu'on va vite savoir si c'est vrai. L'autre gusse qui boîte par contre, ouais c'est un habitué. Il a roulé sa bosse et il est loin d'être mauvais. J'ai failli l'affronter il y a quelques semaines, mais j'ai été remplacé à la dernière minute. Mon remplaçant s'est fait démolir, seulement on dirait que la victoire ne s'est pas faite sans heurts. » Il sourit et s'avança, étant le premier parmi les quatre lutteurs. Léogan suivit de près avec sa démarche presque féline de renard assoiffé de violence. Il avait envie de se battre comme un junkie a besoin de sa dose, à tel point que Fen s'en posa des questions. Ce défouloir serait de courte durée et il ne résoudrait pas ses nombreux problèmes, mais aussi ironique que ça puisse paraître le Lhurgoyf était persuadé que ça restait plus sain que de s'envoyer en l'air dans une mission suicide ou le laisser se crever à petits feux. Au moins il n'était plus seul, alors l'espoir bête l'animait, incendiaire et insensé, de pouvoir lécher ses plaies et l'aider à récupérer d'une façon ou d'une autre. Les herses se refermèrent et une clameur assourdissante se leva dans la foule, que Fen n'entendait même plus. Tout le reste avait disparu, seule restait la crispation excitée qui rampait sur ses pores. Ça allait bientôt commencer. Le tenancier monta alors sur une estrade et présenta les divers participants, chauffant la salle de sa voix forte et enjouée. Ensuite il déclara les règles qui se limitaient à deux uniques contraintes on ne peut plus simples : Pas d'armes. Pas de mise à mort.

Fenris ferma les yeux et s’imprégna de l'ambiance des lieux, de son propre souffle régulier et lentement expiré, ainsi que du sentiment apaisant d'avoir Léo à ses côtés. Ce serait d'autant plus éclatant de combattre qu'il avait de la compagnie, et pas n'importe laquelle. Ils ne pouvaient pas perdre. Ils se connaissaient trop bien, ils avaient traversé trop de choses pour se faire avoir par un type avachi sur ses appuis -sans mauvais jeux de mots- et une petite brêle qui traînait la patte. Un rictus sadique accusa ses crocs proéminents, ce qui fit le plus petit de leurs adversaires devenir plus sérieux tandis qu'ils prenaient tous leurs postures de combat. La voix grave du colosse se perdit entre les murmures de la salle, entendue seulement de son alter égo.
« Je suis affamé alors je prends le plat de résistance. Côte de bœuf pour moi. » Et de toute façon il n'eut guère de temps pour réfléchir plus longtemps. La cloche fatidique sonna, et avant même qu'il lance l'assaut, le Yorka le fit pour lui. Chargeant tête la première vers Léo, visant sûrement sa poitrine affaiblie de sa tête dure, il avança rapidement, lui donnant à peine le temps de réagir. Poussant son comparse sans ménagements, il glissa sur le sable, prit sa place et entreprit d'accueillir l'ennemi à sa façon. Se braquant sur ses pieds écartés afin d'avoir la base la plus solide possible, Fenris tendit le bras et banda ses muscles en serrant les poings. Son bras cueillit le bovin poilu à hauteur de la gorge, ce qui lui coupa le souffle et le fit perdre l'équilibre. Précipité par son élan il se prit le mur de métal en pleine figure, ce qui n'eut pas l'air de lui plaire en plus de le désorienter passablement. Une belle cravate.

Son œil unique se porta sur sa droite, où il avait préféré que se tienne Léo. De ce côté là il pouvait le surveiller et l'aider, bien que cela signifie exposer son angle mort. De toute façon il y avait toujours des couillons pour se croire originaux à marteler son côté gauche comme si c'était l'innovation du siècle. Prévisibles. Se tournant à moitié pour être sûr de garder le gringalet dans son champ de vision, il vit le Yorka se relever tandis que Léo en venait au contact avec la côtelette d'agneau. Dans un échange serré et défensif, les deux hommes se jaugeaient entre les coups, boxant de façon plutôt rangée et parant une partie des crochets de leurs bras.
P'tain à ce train-là on y est encore dans trois mois. Passant à la bonne vieille provocation, il rit, moqueur.

« En garde ma biquette ! Je m’en vais te découper le gras du cul, ça t’fera ça de moins à trimbaler ! »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeMer 15 Avr - 5:11

Il y avait une nonchalance seulement teintée de curiosité dans la voix de Fen, quand il interrogea Léo sur les traces incisives qui lui barraient le torse – un calme amusant et sans reproche qui lui rappela leurs années insouciantes d'aventure, où ç'avait presque été un jeu de repousser toujours plus loin les limites de leur endurance, de leur résistance et de leur santé face aux périls des chemins, de la mer et des hommes. Un sourire sauvage traversa le visage de Léogan.

« Euuh mh, ça ? Boh, rien, ça va, t'en fais pas. J'ai presque servi d'apéritif à un léviathan, y a quelques mois. Ça lui a littéralement arraché la gueule. Et puis... des complications, encore, et toujours... Mais j'suis plus fort. »

Il haussa des épaules tranquillement avant d'écouter son ami commenter sa mise avec ironie et l'entendre presque sérieusement annoncer qu'il le couvrirait avec sa confiance et son dévouement habituels. Léogan, en retour, ne lui lança qu'un ricanement à la figure et le railla d'une mine espiègle :

« C'est mon amour-propre que tu t'fatigues encore à vouloir dérouiller, là, dis-moi ? » La surprotection massive que Fenris déployait à son égard avait parfois des allures louches de provocation, il fallait bien l'avouer – et avec ce vieux renard, les intentions dissimulées étaient légions, il était assez bien placé pour le savoir. Il lui sourit moqueusement. « Eh ben y a encore du boulot. Occupe-toi d'tes miches, si tu veux pas que ce soit moi qui les sauve, mon champion. Ça t'est arrivé trop d'fois, de m'rester collé au train pour couvrir mes arrières et d'oublier les tiennes ! Oh si, si, c'est vrai, vieux frère, ne m'fais pas cet œil-là ! »

Il lui envoya un dernier coup de coude dans les côtes avant de céder le passage aux deux lascars qu'ils combattraient pour se livrer à quelques pronostics à voix basse avec Fenris, qui compléta son bilan par quelques détails alléchants, qui promettaient de rendre la lutte intéressante, quoi que le dernier champion en titre en la personne de ce Terran boiteux entrait en scène avec un peu de plomb dans l'aile.

« Hé ben... marmonna-t-il d'un ton sarcastique. C'est pas d'chance pour lui. Mais on va pas s'apitoyer, hein, en piste ! »

La cloche retentit dans un tintement grêle et la foule rugit d'enthousiasme.

« Alors bon appétit, mon ami. » rétorqua Léogan en ancrant ses pieds dans le sable pour s'apprêter à recevoir la charge d'un de leurs deux adversaires qui, s'il en croyait les fanfaronnades du Lhurgoyf, se bousculeraient pour être le premier à lui coller une mandale et à flanquer sa carcasse amaigrie au tapis.

Mais le coup ne vint pas de l'endroit où il l'aurait attendu. Propulsé sur le côté par l'épaule large de son partenaire, abasourdi par la vitesse de réaction de Fenris, Léogan se laissa doubler et regarda le Yorka colossal se faire projeter contre les barreaux de la cage dans un grand fracas métallique.

« Oh je vois, remarqua Léo en se tournant flegmatiquement vers son meilleur ami, les sourcils levés d'un air rusé. Tu m'fais des galanteries ! J'suis trop bien roulé pour toi, j'te rappelle, mon preux, ne prends pas cette peine. »

Pendant ce temps, le Terran s'était avancé plus calmement vers lui, maintenant que les rôles avaient été clairement assignés, et voulut arrêter sa plaisanterie d'un coup de pied circulaire au goût douteux. Léo l'esquiva d'un déhanchement tranquille de danseur expérimenté, gratifia la souplesse de son adversaire d'un sifflement impressionné, et, profitant de la proximité que lui avait permise sa pirouette, feinta un coup vers son visage et frappa un grand coup de botte bien traître dans son genou estropié. L'autre blêmit, pesta entre ses dents et lui envoya deux crochets serrés auxquels il se déroba sans se presser de droite à gauche, sous le regard visiblement exaspéré de Fenris. Les poings du type, cependant, étaient précis, souples et puissants, et, sans doute parce que l'initiative déloyale de Léogan avait su l'irriter, il fit pleuvoir ses coups rapides destinés à s'enfoncer dans les stries nacrées et rougeâtres qui marquaient encore la poitrine et le ventre de son adversaire pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Léo, quant à lui, ne se pressait pas à l'attaque et, tout en parant de toutes ses forces les poings de l'homme, se plaisait à chercher d'autres failles dans sa posture, sans payer particulièrement de mine devant les spectateurs – qui devaient le prendre pour un énième pochard précipité dans l'arène sans avoir conscience de l'endroit où il mettait les pieds.
Mais bientôt, un crochet du Terran le cueillit et le projeta contre les barreaux de la cage. Il se retourna et se soutint à la barrière, presque assommé et sentit une main rugueuse se poser sur son épaule et attrapa un verre de cette blonde dégueulasse que lui avait déconseillée Fen et qu'un spectateur lui tendait en lui montrant son ticket d'un geste véhément, il le but cul-sec, avant de se faire renvoyer dans l'enclos par plusieurs paires de bras. Il eut l’air de tituber en tombant sur son adversaire mais pivota sur sa hanche et le projeta d'où il venait lui-même, d’une poussée brutale à l’épaule. Le Terran se cogna à son tour contre les barreaux, mais se releva aussitôt en grimaçant et s’élança sur lui pour l’attraper soudain par les jambes, le charger et le coincer contre la cage. Léo quitta le sol avec étonnement mais ne manqua pas de parer les coups qu’il lui adressa d’une seule main. Il  infligea à son homme une telle douleur en abattant le tranchant de sa main sur le côté de son cou qu’il le lâcha immédiatement. Il s’écrasa à nouveau par terre et se releva en s’aidant des barreaux. Mais l'autre fondit aussitôt sur lui et la frappa si fort à la pommette qu'il en fit un tour sur lui-même avant de se retrouver effondré sur le dos. Le souffle coupé, ricanant à moitié, il s'ébroua et roula sur le côté en voyant la botte de son adversaire se précipiter droit dans le coin de sa figure. Un rapide coup d’œil du côté de Fenris et du géant qu'il combattait lui suffit pour remarquer qu'il n'en menait pas bien large non plus de son côté, face aux cornes du Yorka, sa stature impressionnante et l'amas de muscles qu'il faisait mouvoir comme des montagnes sur tout son corps.
Bon. C'était assez ri comme ça.
Léo se remit sur pieds aussi vite qu'il le put et avança d'un pas ferme vers son opposant qu'il poussa en arrière d'un geste brusque.

Alors, il bondit souplement, presque comme un pas de danse et abattit brutalement le tranchant de ses mains sur les oreilles du Terran qui, désorienté et assourdi, tenta tout de suite un crochet en contre-attaque. Il para par un blocage du coude et, immédiatement, assena un puissant coup de poing dans le foie de son adversaire, qui devait subir quelques sévices alcoolisés depuis le début de la soirée. Il voulut lui envoyer son poing gauche dans la figure, mais il le bloqua également et envoya son coude dans sa mâchoire pour le faire tituber dans l'angle qu'il visait. Alors, ses coups prirent plus de puissance : ses pieds s’ancrèrent fermement sur le sol, il envoya un poing détendu dans les côtes du type et un autre au milieu de sa trogne. Il se plia en deux.

« En plein dans le pif ! Ha ! C’est au moins la médaille du mérite une manœuvre pareille !  FEEEEEEEEEEEN ! » brailla aussitôt Léo pour avertir le blondinet qui se trouvait désormais dans sa ligne de mire directe.

Enfin, il éleva les bras au-dessus de ses coudes pour se maintenir en équilibre, sauta et heurta le Terran au diaphragme d'un puissant coup de pied. La force de l'envoi projeta l'homme sur quelques mètres, il roula violemment sur le sable et heurta son camarade en plein dans l'arrière des genoux.

Tandis que le Yorka titubait pour ne pas marcher sur le corps brisé de son compagnon, Léo qui n'avait pas autant de scrupules, se précipita à sa rencontre, prit appui d'un pied sur la poitrine de sa première victime, puis d'un bond souple, atterrit dans son dos et s'accrocha de toutes ses forces à ses épaules. Le colosse poussa un grognement de rage, banda ses muscles, replia sa large poitrine et se redressa dans un ahanement terrible.

« Wooooh, puuuutain ! lâcha Léogan en écarquillant les yeux. Ça c'était pas prévu comme ça ! »

Ses bottes quittèrent tout à coup le sol de l'arène et il resta suspendu quelques fractions de secondes aux épaules de leur ami bovidé qui faisait encore face à Fenris. Celui-ci se plaça en garde défensive pour parer ses coups et tenta au même moment une violente torsion des bras pour se débarrasser de son cavalier improvisé, qui vola presque à travers la cage mais qui crispa ses doigts dans les replis de sa chair comme un chat plante ses griffes dans la croupe d'un canasson qui se cabre. Il raffermit sa prise crachant et feulant et replia une de ses jambes autour du bassin du géant, puis la deuxième, avant de coincer son bras nerveux sous son menton pour faire pression sur sa trachée. Son cou de taureau enflait prodigieusement à chacune de ses respirations, que l'étranglement rendait toutefois plus pénibles, à mesure que Léogan, les dents serrées, tirait en arrière et resserrait ses jambes pour l'immobiliser. Secouant la tête pour dégager sa crinière de ses yeux, Léo parvint à se dresser par-dessus l'épaule de sa victime, à fusiller Fen du regard, qui considérait cette scène grotesque d'un air incrédule, et l'invectiver en vociférant :

« T'attends quoi, joli cœur ! J'vais pas rester là toute la sainte journée ! Nom de dieu, flanque-lui un coup d'boule ! Dépêche ! »

Le coup que le Lhurgoyf lui porta aussitôt sonna leur Yorka qui laissa échapper un râle rauque et Léogan, un sourire plein de crocs aux lèvres, sangla plus solidement encore son bras sur sa gorge pour le garder dans un état d'hébétude profonde, le temps de crier en alfari à son frère pour couvrir les grondements enthousiastes de la foule :

« Faut le bloquer, je vais lui faire une prise au sol, toi tu l'assommes. Ensemble, prêt ? Un-deux-trois ! »

Sans attendre un mot de consentement, Léo flanqua un grand coup de talon dans l'estomac de leur gaillard, qui lui arracha un borborygme étouffé, et tirant de tout son poids, l'entraîna en arrière. Le bonhomme trébucha, buta pour de bon contre son camarade étendu à ses pieds et se cassa la figure lourdement dans le sable. Léogan, qui avait tout de même prévu que la réception serait dure à travers les vapeurs de son état d'ébriété, rentra la tête entre ses épaules et relâcha la prise de ses jambes. Cela ne l'empêcha pas pourtant de se faire littéralement écrasé sous les deux bons quintaux que pesait l'animal et d'avoir le souffle coupé sous le choc. Cependant, seule sa jambe droite était coincée sous le corps massif du Yorka, il dégagea vivement la gauche et l'abattit comme une guillotine sur son thorax, bloquant des deux mains le bras qui se situait de son côté et martelant un violent coup de talon dans la clavicule de l'autre bras, qui gémit et craqua délicieusement. Il maintint impitoyablement sa prise, mais il ne sentait presque plus sa jambe droite, qui s'était engourdie dans la chute et qui restait prisonnière sous la lourde carcasse de son patient. Ce dernier tenta de dégager son bras en forçant sur la poigne que Léogan gardait verrouillée autour de son épais poignet. Immobiles dans les nuées de poussière soulevées par leur affrontement, trempés de sueur, ils luttèrent en grondant d'effort, mais aucun d'eux ne parvenait à bouger significativement.

« Bordel, faut ralentir sur les double portions à la cantine, mon gros... suffoqua Léo, avant de braquer un regard brillant sur son meilleur ami. Feeeeeeeen ! Bouge ! »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeVen 22 Mai - 21:25

Chapitre I: les Princes de la cuite

Acte VI: End of The Line, Bull !


Fenris haussa un sourcil lorsque Léogan, plein de bonhomie et légèreté, lui assura que ces traces mal soignées et d’une couleur peu inspirante n’étaient rien. Il se mordit la lèvre pour ne pas l’assommer de quelques remontrances bougonnées entre deux grimaces anxieuses, parce qu’après ça ne servait pas à grand-chose de lui répéter de faire attention à lui. Néanmoins malgré la nonchalance de son allure et son sourire en coin, le Lhurgoyf avait du mal à bien vivre ou partager cette indifférence que son ami ressentait quant à son état de santé. Finalement ce n’était pas qu’il doute de sa force ou de sa capacité à survivre aux saloperies que la vie dressait sur leur chemin ; c’est juste que dans le fond de son regard une déchirure couvait en silence, et que Fen avait peur qu’un jour elle s’ouvre grand pour laisser passer le mal-être qui le rongeait. Il avait peur de le voir plonger dans un trou sans fond, de le regarder atteindre le point du non-retour sans rien pouvoir faire pour le préserver. Pour cela et bien des choses encore, il avait du mal à tenir sa langue, à s’empêcher de s’en faire plus que de raison. Il avala les mots rocailleux en même temps que le reste pour répondre quelques banalités, enterrant temporairement la hache de la « sur »protection.

« Faut bien que tu me les sauves aussi de temps en temps, histoire de pas rouiller. Et si j’te foutais pas dans le pétrin de temps en temps, tu t’ennuierais comme un rat mort. » Il encaissa le coup de coude en le dégageant d’une épaule assurée sans y mettre de vraie force. Il était bon de savoir qu’au-delà des rides que lui causaient les imprudences de Léogan, traversant le monde pour mieux attirer à lui les pires cataclysmes du monde connu, il restait toujours cette bonne vieille amitié, vive comme un étincelle indocile, prête à repartir au moindre contact.

« On verra bien si tu es trop bien roulé. Moi j’dis qu’tu m’aimes, mon précieux,... beauté tapageuse ou pas. » Il se mit en garde en riant, comme si tout cela n’était qu’un vaste jeu, plutôt qu’un pari risqué où leurs vies étaient la mise. Une complicité qui allait sûrement faire la différence, ce soir encore. La cloche résonna dans la cave bondée et la foule rugit dans une poussée d’adrénaline, ne laissant plus de place pour les bavardages, les dérives alcolisées et les élans sentimentaux. Comme il l’avait deviné, leurs deux adversaires -et plus particulièrement le mastodonte- avaient opté pour la facilité en attaquant le maillon le plus faible en apparence. Autant dire qu’ils ne brillaient pas pour leur originalité. Avec la délicatesse d’un bélier armé défonçant en grand une porte, Fen s’imposa pour accueillir le Yorka très impatient d’en venir au corps à corps.
La provocation avait eu l’air de faire son petit effet, puisque furieux de son échec il avait à nouveau chargé en changeant de cible. Cependant il était toujours un peu sonné et probablement refroidi par le public qui l’avait hué de surprise. Son assaut suivant fut tout aussi violent mais beaucoup moins irréfléchi, ce qui n’arrangeait pas vraiment Fenris. Ce dernier bougea aléatoirement ses doigts, étirés de façon rapide, préparant ses articulations à ce qui allait venir. Ce type était aussi grand que lui une fois qu’il daignait redresser sa trogne, et il était presque certain qu’il avait plus de force. Par conséquent bourriner comme un attardé n’allait pas l’aider à prendre le dessus. D’une œillade circonspecte il vit Léo et le boiteux commencer à se mettre sur le coin du pif, sans avoir l’occasion de participer à leur tête-à-tête.


« Bon tu viens, la biquette ? C’est que j’ai des demoiselles un petit prince jaloux en attente. J’peux pas contenter ce beau monde et te tabasser en même temps, tu comprends. Oh hé… » Il attira son attention en relevant bien la tête à son niveau, il l’imita en exhalant exagérément des nasaux de façon à le tirer de ses gonds. Ils échangèrent bien quelques coups qu’ils parèrent avec brutalité, se faisant aussi mal à frapper qu’à se défendre. Fen retint un rictus. Il a quoi à la place des os, ce con ? De la fonte ? Leur boxe était plus lente mais plus brutale que celle des deux autres. Ils perdaient en rapidité pour mieux investir dans la minutie des coups, qui s’infiltraient entre les gardes serrées pour faire le plus de dégâts possibles. D’ailleurs à force d’attendre l’entourloupe Fen se laissa déconcentrer et se mangea un uppercut en pleine mâchoire qui le fit reculer de plusieurs pas. Encaissant en agitant la tête, il allongea sa portée et lui asséna une gauche, feinta, puis refrappa sa tempe de toutes ses forces. Le bovin ne s’attendait pas à une riposte immédiate et recula sous l’impact, lui donnant un peu de temps pour récupérer. Crachant par terre le sang qui coulait de sa lèvre fendue, il haussa les épaules et regagna en mobilité en sautillant sur ses appuis. Maintenant que la première blessure était ouverte, les choses sérieuses allaient commencer. La foule satisfaite cria des encouragements à l’un et à l’autre, espérant surtout que l’issue du combat ne serait pas trop expéditive. Hélas en cela, il ne comptait pas les satisfaire. La nuit était jeune et bien des réjouissances les attendaient encore. Tout commencerait par une clameur… et prendrait fin là où dame Fortune choisirait de les mener.

Il évita une autre investie d’un pas sur le côté, puis une autre dans l’autre sens d’une esquive tête. Il glissa néanmoins dans le sable, et put tout juste lever les bras pour limiter la casse. À défaut de pouvoir l’atteindre là où il voulait, le Yorka persista à frapper ses côtes, lui coupant partiellement le souffle de telle façon qu’il ne puisse que se défendre. Et Fen le laissa venir. Il se laissa volontairement acculer contre les barreaux de l’arène, cala son dos contre deux barres de métal en ignorant le frisson qui remontant le long de ses bras, et empoigna les haillons dégueulasses de la chemise de son adversaire. Le temps que ce dernier comprenne ce qui se passait, il se retrouvait déjà bousculé sur la droite, prisonnier entre le marteau et l’enclume… soit le loup et la cage.
Fen l’empoigna par les cornes et heurta sa tête contre les barreaux sans ménagements, jusqu’à ce qu’il s’écroule en sang et qu’il puisse se redresser. Le public jubilait et lui peinait à aligner deux respirations normales, les mains sur les hanches et les flancs très douloureux.
‘Tain, il était bon pour avoir des hématomes pendant des semaines. Il agita mollement la tête en se demandant comment achever le bestiau qui se relevait difficilement, lorsqu’un cri de demoiselle en détresse le fit tiquer. Le blond recula de quelques pas pour ne pas être emporté par le projectile humain qui arrivait à grande vitesse. Nan mais il en voulait pas de son cadeau, de son faux-filet de bœuf ! Et puis son agneau ridicule, même pas gras et qui traînait la patte avec ses yeux tristes, c’est bon hein…


« Oh hé, au bout d’un moment il va falloir envisager la possibilité de me lâcher la collerette, l’gros ! » À sa propre surprise Fen réussit à articuler une phrase entière sans s’arrêter, invectivant le colosse qui se relevait. Et puis il avait réussi à prendre un peu de distances sans écraser le pauv’ type qui avait servi de jouet à Léo, c’était déjà pas mal. Reprenant son souffle, il but dans le verre en étain d’un des spectateurs et jeta le reste du contenu dans la foule modeste de ce coin de salle, qui rit en braillant encore plus fort. Incrédule face à ce rodéo improvisé qui aurait été bien drôle en d’autres circonstances, il resta immobile sur le coup. Ce fut l’interpellation sindarine qui le tira de sa torpeur. Profitant de leur avantage numérique, le borgne prit sa revanche en mitraillant le torse poilu de sa victime de coups de genoux répétés, visant à le faire ployer et lâcher prise. Après tout il n’était pas question qu’il éjecte Léo, et le meilleur moyen de lui éviter le vol plané restait la distraction la plus douloureuse possible.

« Un coup d’boule, avec ces cornes ? T’es un marrant toi ! » Il continua de s’acharner sur ses appuis, le sentant céder progressivement sous l’attaque ainsi que le manque d’oxygène de plus en plus prononcé. Ils y étaient presque, seulement ses propres coups commençaient à faiblir sous l’effort. Sa propre respiration n’était pas bien plus facile, une douleur lancinante montant depuis ses poumons à chaque impulsion. Ainsi, fatigué et à bout de plans, Fenris suivit simplement celui qui lui était proposé du mieux possible, se dégageant de la chute commune avant d’être lui aussi écrasé sous le poids du tas de muscles. Seulement ce n’était pas encore fini. Léo était encore en train de l’immobiliser par une clé de bras qui récolta un craquement glauque, mais ne semblait pas suffire à convaincre le résistant à déclarer forfait. Une persistance pour le moins louable… Non que ça fasse une quelconque différence. Prenant une grande inspiration dans l’espoir de ne pas devoir recommencer aussi tôt, Fen s’élança pour se tomber sur le gros tas, coude en avant. Jouant de son poids et de sa carrure, pas si légère malgré les apparences, il s’abattit sur sa gorge et obtint un gargouillis étouffé pour toute réponse. Il était incapable de bouger, assommé et asphyxié… et il ne tarderait pas à être mort s’il n’arrêtait pas de jouer aux cons orgueilleux. La cloche retentit tout à coup, mettant fin à un combat qui dégénèrerait à coup sûr s’il se prolongeait. C’était fini, bénie soit dame Fortune. La cave frémit des cris des parieurs, des clameurs confuses et autres exclamations qu’il ne pouvait distinguer. Pendant de longues secondes il resta assis dans le sable, couvert de sable et de sueur, l’esprit embrumé par la victoire et l’hydromel. Finalement il se releva, demanda à Léo comment il allait, puis se remit de la lutte. Une main sur les hanches, il fit quelques gestes de remerciements sans trop faire attention, puis passa un bras autour des épaules de Léo, décochant quelques traits d’esprit, une main sur le ventre.

« J’ai un point de côté, je crois que j’ai trop mangé. On passe au digestif ? »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeDim 24 Mai - 6:18

Léo ne s'était jamais bagarré très sévèrement avec Fen et quand il le voyait étrangler un homme-taureau à quelques centimètres à peine de son propre visage et lui rétamer la trogne dans les règles de l'art, il en aurait presque éprouvé du soulagement et une forme de satisfaction – comme si son instinct de préservation et les maigres restes très éparpillés de son bon sens s'en félicitaient mutuellement. Néanmoins, il avait une jambe bloquée sous le poids de deux colosses qui à eux deux pesaient deux à trois quintaux et ça commençait à faire beaucoup pour tenir ce genre de considérations.
Heureusement, la cloche retentit au-dessus de leurs corps en tas et de leurs membres disloqués, et Léogan relâcha aussitôt le bras de sa victime qui jusque là avait lutté avec l'énergie farouche du désespoir. S'il put compter sur Fen pour se relever rapidement, quoi que manifestement contusionné de tous les côtés, il dut user de ses dernières forces pour dégager le Yorka de sa jambe engourdie et se relever en claudiquant comme un cuitard en fin de vie. Il sautilla sur place en tentant de retrouver la sensation de son pied et se fit derechef choper par son frère qui, plié en deux, trouvait pourtant moyen de filer la métaphore jusqu'à la lie. Il rigola franchement.

« Hé ben j'espère qu'il te passera, parce que pour la suite faudra avoir l'estomac bien accroché ! » Il lui décocha un coup de poing inoffensif dans les côtes. « Parce qu'on va pas en rester là, non. Une cuite sans digestif, c'est comme une femme sans esprit, un escroc sans couvre-chef : quelque chose qui déplaît aux dieux. »

Il s'esclaffa à sa propre remarque, se frotta sa pommette où commençait à palpiter un bleu douloureux, et – insouciant comme d'usage de son état physique – tira son ami par le bras pour le sortir de la cage et passer à la suite des réjouissances. Tâtonnant un peu distraitement sur son torse trempé de sueur, où ses plaies avaient pris des teintes rosacées peu engageantes, il revêtit sa tunique d'un geste expéditif et remit la main sur son feutre et son caftan noir, avant de suivre Fenris vers le bar miteux de la cave, où ils reçurent une somme conséquente d'un combinard chargé des comptes. Leurs gains de la soirée en poche, ils remontèrent l'escalier branlant sans attendre que toute la foule des bourgeois encanaillés de Tyrhénium et des pégus crasseux du coin ne s'y bouscule.
La taverne, à l'étage, était aussi enfumée qu'ils l'avaient laissée, et encore dans une torpeur entre deux vins, alors que toute l'animation s'échappait en huées cacophoniques des profondeurs de l'établissement. En marchant vers le comptoir, où ils comptaient bien débourser une partie de leur salaire pour ce fameux digestif, Léo croisa le pauvre musicien de tout à l'heure, qui peinait à tirer trois accords corrects de sa guitare, et qui s'était endormi sur une table, deux choppes de blonde vide sous le bras, son instrument abandonné malheureusement à ses pieds – et il ne lui vint bien entendu qu'une chose à l'idée.
Il embarqua la guitare naturellement pour la glisser sous son bras, comme si elle lui avait appartenu, et si quelqu'un s'était aperçu de son geste, c'était sûrement ce qu'il aurait cru.

« Patron ! Une bouteille de whisky, de l'absinthe et du gin ! » commanda Léo en s'accoudant sur le comptoir, où il empila la belle somme de vingt-cinq dias. Il sourit de toutes ses dents à Fen, qui, vu les hématomes qu'il avait récolté en bas et sa gueule d'empeigne, avec sa lèvre fendue, méritait bien un remontant de meilleure qualité que la picrate de base de l'établissement. C'était tout le jeu des tavernes, ou disons l'ordre des choses. Quand on n'y dépensait pas son argent pour boire, on en gagnait pour boire davantage ou pour boire mieux. Léo posa une main sur l'épaule de son ami et la tapota tranquillement. « Et l'ardoise est pour moi, c'coup-ci. J'vais t'faire un mélange, mon champion, tu m'en diras des nouvelles. »

L'aubergiste, sans demander son reste, encaissa son prix rubis sur ongle et avec la mine des grands jours, se dirigea dans son arrière-boutique pour dénicher trois bouteilles poussiéreuses que Léo cala sous son deuxième bras, laissant Fen se charger des verres. Il examina les étiquettes des spiritueux qu'on lui avait remis, un whisky pure malt, très clair, quinze ans d'âge, une absinthe vieillie qui, une fois débouchée, avait une odeur de mélisse citronnée, et un gin dont l'alcool de grains de base n'était, de nez, mélangé qu'à des baies de genévrier, ce qui conviendrait très bien à ce qu'il avait en tête.
Il glissa un sourire énigmatique à Fenris et plaça ses deux verres côte à côte pour bien mesurer son œuvre. Il y versa d'abord un tiers de gin, puis un tiers de whisky et enfin un tiers d'absinthe, qu'il mélangea simplement à la cuillère. A première vue, ça ressemblait à la boisson rêvée pour un ivrogne pressé de tomber raide mort sous une table. D'aussi loin que Léo avait mené ses expériences, cette mixture-là divisait les gens d'alcool au moins aussi bien que les intrigues d'Elerinna divisaient le temple de Kesha. Aimer l'absinthe était certainement un prérequis obligatoire, et même avec ça, le mélange était brut, loin des conventions et surtout déconseillé aux âmes sensibles – dont Fenris n'était pas, à n'en pas douter.
Il poussa le verre qu'il avait préparé à son ami vers lui et s'assit en s'étirant face au sien. Puis il respira profondément et but une longue gorgée de son mélange. Le spiritueux très composite coula dans sa gorge et lui arracha une grimace de difficulté. Il leva la tête vers son meilleur ami et, dans un vertige un peu douloureux, ne put s'empêcher de ricaner à la tête qu'il faisait de son côté. L'absinthe s'emparait d'abord de tous leurs sens, tandis que le gin et le whisky se battaient en arrière-plan pour obtenir une seconde place. Les trois composants de la mixture se heurtaient à l'extrême, et pourtant dans le chaos qui se bousculait dans la bouche, le crâne et la gorge de Léo à ce moment-là, quelque chose les tenait bizarrement ensemble. Il s'essuya les yeux en soupirant et prit une pause bien méritée en s'écartant un peu de la table pour poser sa guitare d'emprunt sur ses genoux.

La tête tout à coup très légère et le front fumeux, il se trouva machinalement à gratter une sérénade de nuit d'été qu'il avait joué autrefois, dans des circonstances presque similaires, à peu de choses près, sur les chemins ou dans une taverne enthousiaste avec Fenris – quand il n'était ni colonel d'il ne savait quelle banquise d'esquimaux femelles, ni magouilleur en politique, ni père de famille, ni amant, traître, ni rien du tout. Les thèmes populaires bondirent joyeusement sous ses doigts, tandis qu'il digérait peu à peu tout l'alcool qui remuait dans son estomac, et peu à peu, il lui sembla être revenu une centaine d'années en arrière, comme si rien ne s'était passé entre cette époque d'insouciance et cette nuit pluvieuse, rien que le quotidien d'escrocs téméraires qu'il avait partagé avec Fenris.

« Qu'est-ce que c'est qu'ça ? »

La voix rocailleuse d'un Zélos les tira brutalement de leur réflexion digestive et Léogan leva la tête vers lui en papillonnant des paupières comme un hibou endormi, cessant du même coup sa sérénade à la guitare. Il mit une paire de secondes à faire aller et venir son regard entre Fenris, le nouvel arrivant et leurs consommations, avant de comprendre que leur massif voisin, qui venait de finir un jeu de cartes sur la table d'à côté, s'intéressait aux trois bouteilles de bon prix qu'ils avaient à disposition entre eux.

« Ça ? C'est un truc de grands ducs, pas une piquette de bois-sans-soif, rétorqua Léo avec emphase. ...t'as pas les boyaux assez solides pour seulement vouloir le savoir, mon gars.
– Ha ouais ?
– C'est la vérité vraie.
– Et si moi j'vous dis que j'vous tiens l'menton, à vous autres ? »

Le Zélos les couvait d'un regard noir de fierté et de défi. Un sourire moqueur serpenta sur les lèvres de Léo. Le bonhomme était évidemment d'un sacré gabarit, ce qui donnait un certain intérêt à la compétition, mais ça ne faisait pas tout à l'affaire. Pour tenir sur un mélange pareil d'alcools forts, il fallait avoir roulé sa bosse un moment dans la grande secte des alcooliques de tout bord, et avoir du pèze à y consacrer, ce qui n'était sans doute pas le cas de tous les Zélos qui traînaient dans les bas-fonds de Tyrhénium.
De son côté, songea Léo avec amusement, le Peau-Verte avait certainement cru avoir flairé le bon plan en repérant ces deux types à moitié défoncés, dont un Sindarin dont la constitution physique ne porterait pas très loin dans cette sorte-là de concours. Dieux, que le monde se faisait de préjugés sur la physionomie elfique – et ce n'était pas à son avantage. Au monde. Pas à la physionomie elfique. Léo avait appris depuis bien longtemps les avantages qu'il pouvait tirer à se laisser sous-estimer. Il passa un bras sur le dossier de sa chaise et renversa sa tête en arrière de son air le plus provocateur.

« Ouais, dans le genre tu paries même pas vingt dias que tu survis à au moins un de nous deux à c'mélange là ?
– Trente dias, rétorqua le Zélos en posant un poing sur la table.
– Mh ?
– Ça couvre largement vot' consommation.
– Bon, fit Léo, en lançant un regard léger à Fen, mettons. Bienvenue à notre table, camarade. Patron, y nous faut des verres par ici ! » s'exclama-t-il en direction du comptoir.

Le colosse chauve occupé à essuyer sa vaisselle dans un chiffon de plus en plus crasseux répondit à son apostrophe d'un signe de la main et quelques minutes plus tard, il leur porta une bonne quinzaine de petits verres à pieds. Léogan s'empara de trois d'entre eux et y versa un mélange équivalent d'absinthe, de gin et de whisky, qu'il se servit ainsi qu'à Fenris et à leur invité.

« Honneur aux guerriers, v'là pour toi, dit-il narquoisement, en le lui glissant sous le nez tandis qu'il s'asseyait face à eux. Faut avoir de sacrées baloches pour tenter l'diable sans savoir même son nom. Ou être au moins con comme un pied d'chaise, l'avenir nous l'dira. Ton opinion à toi sur la bravoure, Fen ? »

Il leva un regard sournoisement complice à son frère qui, il le savait, prendrait un malin plaisir à baratiner leur type, ou même à le pigeonner encore jusqu'aux yeux, et continua de servir trois séries égales de petits verres qu'il alignait devant chacun d'entre eux en souriant narquoisement aux remarques de Fenris. Le Zélos avait allongé une bourse sur la table et Léo jeta sèchement la sienne par-dessus en vidant de son autre main l'un de ses propres verres qu'il retourna et claqua devant lui d'un petit air satisfait. Il se retourna vers Fenris, dont c'était le tour, puis se renversa dans sa chaise qu'il fit basculer en arrière, pour gratter énergiquement les cordes de sa guitare en marquant la cadence des ongles sur le bois de sa caisse.

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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeDim 14 Juin - 21:11

Chapitre I: les Princes de la cuite

Acte VII: Enjoying our Time

Fenris ne prit pas la peine faire le faux offusqué à la promesse de réjouissances supplémentaires, aussi dangereuses pour son estomac que leur repas un peu trop chargé. Après tout il était bien placé pour connaître l’inventivité de Léogan en matière de concoction de tord-boyaux. Il ne fallait pas se mentir, l’un comme l’autre étaient bien partis pour noyer leurs hématomes et autres contusions par des effusions alcooliquement avancées et ça lui allait parfaitement. Des retrouvailles sans boisson étaient des retrouvailles insipides, en particulier quand les deux personnes concernées avaient un penchant certain pour les commémorations sans raison apparente, et un amour prononcé pour les soirées tardives à débiter plus de conneries à la minute que le ciel de Phelgra ne mitraillait son crachin immonde.
Comme à son habitude le Blond se tordit en jouant la comédie, feignant d’être touché par le coup de poing amical, puis repris ses quelques affaires sous le bras. Il ne pouvait pas s’empêcher d’être tactile envers son meilleur ami, surtout après une longue séparation.


« Ah bah tu m’as l’air très au courant de ce qui déplaît aux dieux dernièrement. Faudrait p’têt me donner deux ou trois conseils, j’ai encore un cran de retard. » Il sourit sans joie, mais se rattrapa en critiquant l’état désespérément sobre de la plupart des présents. En effet à peine avaient-ils refait surface dans la salle principale, qu’il se découragea. C’est que cette taverne devenait presque trop calme, quelques Terrans jouant aux dés et aux cartes dans un coin pendant qu’un groupe de soldats se mêlait aux mercenaires, le nez dans leurs grogs. Déprimant. Décidément, faut qu’on fasse un truc, quitte à en balancer un de force sur la table.

Fen enfila sa chemise avec nonchalance, sans prendre la peine de la reboutonner. Il avait encore chaud et ce soir plus que jamais les vêtements lui apparaissaient comme une contrainte pudique ridicule. Les quelques personnes qui n’avaient pas pris part à l’atmosphère grouillante de la cave et ses combats ne prêtèrent pas attention à eux pour autant. D’après ce qu’il savait, le tavernier allait prendre un quart d’heure de transition pendant lequel il faisait intelligemment tourner toutes sortes de liqueurs fortes, qui faisaient tourner la tête à tous ces nobles décadents en mal de sensations fortes. Un bon plan qui lui permettait de pratiquer des prix faramineux qui ne choquaient pas la clientèle favorisée, et les mettait tellement dans le coltard qu’ils dépensaient sans compter le reste de la nuit.
La main sur la hanche et les verres dans l’autre, le Lhurgoyf regagna la même table qu’il avait occupée auparavant, plutôt soulagé une fois qu’il put se rasseoir. Plus fatigué et en même temps revigoré par l’affrontement, il s’adossa au mur le coude appuyé sur la table, la jambe à demi repliée sous lui. Amusé, il vit Léo loucher sans vergogne sur la guitare abandonnée d’un homme endormi. Ayant le pressentiment qu’il n’était qu’une question de temps jusqu’à ce qu’il cède à l’envie de la chourer, Fen prépara une nouvelle paire de cigarettes le sourire aux lèvres. Un peu de musique leur ferait du bien à tous les deux, sans parler du fait que ce soit un des passetemps favoris de Léo. Le faire renouer avec la magie des cordes qu’il aimait tant parcourir lui rappellerait peut-être le sud qu’il n’aurait jamais dû quitter.

L’espace de quelques secondes Fenris retrouva l’allure conquérante de son frère, instrument dans les mains, audacieux et presque nonchalant, comme il l’avait si souvent connu. Même la grimace espiègle y était, de telle sorte que s’il fermait son esprit à tout ce qui c’était passé ces dernières années, il aurait presque pu se projeter dans la vie folle qu’ils avaient jadis menée. Sans un regard en arrière, sans regrets ni remords, sans questions existentielles ni cafouillages. Ils avaient fait ce qui leur chantait sans rien demander à personne, et si les ennuis leur frappaient souvent à la porte, rien ne les empêchait de la leur claquer à la figure, ni vu ni connu. Les mots lui vinrent naturellement en écho à ces temps passés, et il déclama des textes qu’il avait composés il y a bien longtemps.

« Sur les ailes du vent éphémère, nous chevauchons ensemble
Pour détruire les chaines aveugles, car en nous la liberté tremble.
Quand la mort viendra venger notre basse impudence,
Nous nous tiendrons fiers en son écrasante présence,
Les cœurs combatifs emplis d’espoir et de splendeur,
Nos lames blanchies d’une volonté qui ne connaît la peur.


Il frappa doucement des paumes sur la table de bois pour cadencer ses mots, qui sonnaient dans une mélodie chantante qui ne demandait plus que la plainte des cordes de Léo. Sa voix rauque mit alors un semblant d’ambiance pendant que ce dernier leur servait la sainte trinité des explosifs. Il alluma une des cigarettes et prit une grande inspiration.

En soldats valeureux et secrets nous lutterons contre la perdition
Nos hauts cris teindront le ciel d’éclairs d’ombre et d’infini,
Et ce grand royaume déchiré de loups hurlants et de démons,
Verra en cette folie le seul salut de toute une glorieuse dynastie,
Et en nos vrilles dansantes de noctambules noyés par l’ambition
Une amitié sans conditions et un désinvolte hymne à la vie. »


Les mots s’éteignirent doucement, alors que Fen jouait avec le verre qu’il avait entre les doigts. Le liquide d’une couleur indéterminée ne lui disait rien de bon et l’odeur -qu’il huma d’une grimace peu convaincue- encore moins. Néanmoins il ne fallait pas s’attendre à ce que pareille préparation sente la douceur sucrée de l’hydromel. Il tendit finalement son verre en direction de son ami pour porter un toast silencieux, puis le porta aux lèvres et renversa la tête en arrière pour faciliter la descente. Il plissa les paupières et fronça le museau au fur et à mesure que le feu déflagrait dans sa gorge. Ses sens s’enflammèrent en même temps que son gosier, et d’iridescents points blancs apparurent dans son champ de vision. Incapable de parler sur le coup, il entendit Léo se marrer dans son coin, ce qui signifiait sûrement qu’il tirait une drôle de tête.
Fen ne toussa pas mais sous l’effort les larmes lui montèrent aux yeux, et il dut bouger le cache œil pour les essuyer.
Bon sang, ça arrache ! Une latte sur sa cigarette finit de faire redescendre les vapeurs oxydées dans son ventre, mais lui enfuma la cervelle un peu plus. Il se mit donc à fredonner puis chanter les divers thèmes en même temps que Léo jouait, ce qui après quelques minutes commença à attirer des curieux qui se mirent à les écouter. Les quelques femmes qui n’avaient pas les moyens de descendre dans les entrailles fortunées de l’arène s’approchèrent donc, espérant sans doute un peu d’attention et des boissons à l’œil. Fen leur répondit d’un haussement de sourcil provocateur et d’un petit sourire goguenard, bien au fait qu’il risquait de se faire aborder par les inconnues, en réalité plus vénales que des percepteurs d’impôts. Au passage il en appela une et lui fit signe d’approcher.

« J’ai une faveur à te demander. J’aimerais que tu ailles avenue des oliviers, sous le porche au coin juste après la place, chercher une fille. Elle a des cheveux lisses qui tirent sur le blond et de grands yeux noirs. Elle porte une cape sombre, marron je crois, et une robe bleue assez décolletée. Dis-lui que Fen l’attend. » Il lui murmurait d’un je ne sais quoi lascif, espérant la convaincre.

« J’vais quand même pas ressortir sous cette pluie juste pour appeler ta… »

« Tututut. Je te file dix dias pour te récompenser de ta gentillesse. Vingt-cinq si tu acceptes de nous tenir compagnie le reste de la soirée. » Il lui prit la main et lui sourit, projetant la promesse d’une nuit au chaud et pleine de fantaisie si jamais elle acceptait sa requête au final si simple. C’était de l’argent facile. Cependant il sentit sa réticence à sortir seule si tard dans la nuit. « Emmène ton amie avec toi, à deux vous ne craindrez rien. Je veux bien payer le même pour elle, si elle est aussi de la partie. Et si tu te demandes si j’ai de quoi tenir parole… » Il entrouvrit la chemise qu’il portait et lui montra les cicatrices passées désormais couvertes par les blessures récentes.

« On a gagné l’dernier combat, alors on a envie de fêter ça comme il se doit. C’quoi ton nom ? Tillia, hein ? » Il effleura la joue de la jolie brune du bout des doigts, sentant qu’elle était surprise de sa considération. Apparemment elle avait croisé beaucoup de brutes dernièrement. Mais à voir la population de ce coin de la taverne, ce n’était pas si étonnant. Les deux femmes s’armèrent de leurs manteaux et partirent, laissant Fen retrouver pied dans ce drôle de pari. Plus d’argent ne serait pas de trop, mais à ce stade il avait un doute. Ce con était au moins aussi grand que lui –à croire que les géants devenaient de plus en plus courants- et il avait l’air plutôt sobre. Hmm stupide comme un baudet, mais sobre.
Fen pensa à la jeune femme qui l’avait apostrophé plus tôt dans la soirée, et se mit à rêvasser à la soie de sa peau. Ça devait être une brave fille, trop jeune pour gâcher sa vie dans les rues mal éclairées de Tyrhénium. Enfin… toutes n’avaient pas la chance de se faire embaucher dans des établissements de luxe comme le Mille Couleurs, qui à défaut de mieux leur offrait au moins la sécurité. Absorbée par sa clope et les ronds de fumée qu’il faisait, il sursauta quand Léo le prit à parti.


« Hein quoi ? Oh, la bravoure. La bravoure c’est quand on est l’seul à savoir qu’on a peur. » Il rit bêtement, se rendant compte qu’il disait que des âneries. P’tain au moins ça faisait du bien. « Oh hmm plus sérieusement… » Il chercha quelque chose de spirituel à dire, mais ne trouva pas grand-chose. « Bon et si on se l’envoyait ce verre ? À toi l’honneur mon ami. Oh et puis non désolé, j’ai pas envie d’attendre. Santé ! »

Il vida son verre d’un cul sec et frappa du poing sur la table, faisant accidentellement trembler ceux des autres. Ce coup-ci c’était passé un peu plus facilement, sauf qu’il n’avait pas encore digéré le premier round. Il poussa un hurlement de loup -dans une imitation si réaliste que ça en faisait froid dans le dos- pour extérioriser l’effet déchaîné de la boisson, puis invita les autres concurrents à suivre sa cadence. À partir de là c’était qu’une question de temps avant qu’ils finissent tous pleins comme des barriques, à gueuler dans toute la taverne ou à ronfler la bouche ouverte sur une table. Confus il attacha mieux ses cheveux en une queue de cheval bien propre, finissant sa clope avant qu’elle ne crame toute seule.
La porte s’ouvrit alors que ses compagnons buvaient à leur tour, laissant un courant d’air s’engouffrer à travers la pièce qui lui paraissait maintenant plus chaude qu’une fournaise. Fen sourit en voyant que sa coursière était revenue… en bonne compagnie. Satisfait il fit une place aux trois demoiselles et glissa dix dias sur la table en direction de Tillia. Joueur, il l’apostropha ainsi que son amie.
« Bien le bonsoir les chéries. Je suis un gentleman alors je vous laisse le choix… Vous préférez un brun musicien ou un blond chanteur ? »
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeLun 15 Juin - 4:26



La voix basse et profonde de Fenris, ciselée d'accents cassés qui lui donnaient une sensibilité particulière, résonnait encore dans les relents de putréfaction de la petite auberge miteuse où ils avaient échoué – et les paroles bien arrangées de son ami enveloppaient encore l'esprit de Léo d'un songe voilé, de nuits d'été et de soleils brûlants, de souvenirs de courses sur le sable, de fêtes dans les oasis et de conquêtes sur le vaste océan. Il y avait un goût de liberté dans la voix de Fenris. Un goût de liberté étrangement familier, encore nimbé d'un mystère incompréhensible qu'il avait toujours eu cœur à saisir – et auquel il avait un jour tourné le dos sans même savoir pourquoi.

Il écoutait à demi son frère charlataner Tillia, une brunette aux cheveux coupés courts et aux yeux très verts, qui lui rappelèrent Erynn, si loin de lui ce soir-là, si loin de lui ces dernières semaines encore, tandis qu'il accueillait pour sa part le Zélos à leur table. Léo souriait malicieusement, faisant mine de ne pas prêter attention à la scène, tandis que Fenris enroulait leur tablée de fumées sucrées de cannelle et de cerisier. Les deux femmes vidèrent finalement les lieux, alléchées par l'offre de ce borgne à la voix chaude et aux paroles séduisantes.
La porte de l'auberge se referma sur elles dans un bruit de pluie torrentielle et Léogan ricana à l'adresse de son ami, sous le regard blasé de leur comparse Peau-Verte.

« J'suis p'têt au fait de ce qui déplaît aux dieux, dernièrement, mais je vois que d'ton côté, t'es toujours au courant de ce qui plaît à ce qui porte ici-bas un corset et un jupon, hm ? »

Le Zélos soupira franchement et Léogan s'esclaffa sans bruit à la réponse qu'offrit Fenris à la perche qu'il lui avait tendue. Il était spirituel sans même faire aucun effort, ce type. Et vexant avec ça. Leur compagnon se renfrogna encore davantage et Léo descendit un deuxième verre, qui lui ravagea la gorge et lui tordit les entrailles en un éclair, tandis que le blond poussait un hurlement à en faire trembler les chaumières, et qui manqua de le faire s'étrangler dans son mélange. Il toussa quelques instants, en retournant son verre sur la table, et envoya un coup de poing de reproche dans le bras du loup chanteur qui attirait tous les regards de la taverne sur eux.
Et bientôt, trois filles se pointèrent à leur table, qui commençait décidément à se peupler, et Fenris les accueillit avec sa gouaille habituelle, tandis que Léogan les considérait sans un mot, accoudé de son côté, la guitare toujours sous le bras et l’œil brillant d'espièglerie. Il semblait que c'était déjà une affaire entendue pour la blonde en robe bleue, qui s'assit aux côtés de Fenris en frissonnant un peu, trempée jusqu'aux os, face à Léo qui la salua d'un simple signe de tête sous sa tignasse noire.
Pas très inspirées par la présence du Zélos, qui restait silencieux face à ses verres, Tillia et son amie se débarrassèrent de leurs capes mouillées et s'installèrent près de Léo qui les regarda faire tranquillement en jouant quelques accords perdus, sans daigner répondre au contact que Tillia tentait de nouer en se penchant suggestivement vers lui. Elle avait un décolleté moins affriolant que la compagne de Fen, une robe moins aguichante en fait, qui révélait une condition modeste mais un métier relativement éloigné de la prostitution. Quoi qu'une femme pauvre n'en soit jamais vraiment loin... Elle sentait d'ailleurs un parfum de camélia de mauvaise qualité, sucré, mais bizarrement rance à son odorat de Sindarin, qui ne laissait pas vraiment de doute sur ses intentions en pareil endroit. Seulement elle avait une frimousse farouche, au teint olivâtre, sous ses cheveux coupés courts, qui lui fit tirer un sourire en coin.

« Les musiciens ont malheureusement toujours les mains occupées, ma belle. Mais prenez ça, réchauffez-vous. » dit-il, en remettant son caftan sec aux mains de Tillia, qui était la plus proche de lui et qui le partagea avec son amie en la serrant près d'elle. Puis il se retourna vers Fenris avec un sourire fin et poursuivit : « En outre, cher vieux renard, un vrai gentleman leur laisserait le loisir de choisir une fois le défi de boisson arrivé à son terme. Histoire de voir... Lequel sera le plus endurant. Et de le préférer peut-être au plus agréable à regarder des deux. »

Il haussa des sourcils d'un air mystérieux, fixant le canin blond d'un œil plein de sous-entendus, et les filles pouffèrent nerveusement.

« Cependant, reprit-il, d'un ton plus solennel, en ramenant un verre vide vers lui, et en saisissant une des trois bouteilles, au nom de l'égalité des sexes, afin d'équilibrer nos jugements respectifs dans les vapeurs de l'alcool, je me permets de vous demander, mesdames. Gin ou whisky ? Absinthe peut-être ? Ou un peu des trois ? »

Il prit le temps de servir les trois femmes à leur convenance, déjà indécis à l'idée de finir sa soirée dans des draps moites avec une inconnue quand il avait quelque part une femme qui lui aurait fait sauter la cervelle si elle s'en était seulement douté, et un fils avec elle, mais plus frileux encore à penser qu'il pourrait coucher ivre mort avec une demoiselle parfaitement sobre.

Tillia avait visiblement un penchant pour le whisky, qu'elle semblait découvrir avec curiosité, ce qui lui attira la sympathie silencieuse de Léogan. Après trois ou quatre verres de sa décoction, il devenait un peu plus malléable et sans protester, il laissait la jeune femme se pendre à son bras en riant aux bêtises qu'il disait. Le sixième verre lui monta puissamment à la tête. A sa gauche, le Zélos commençait visiblement à perdre pied, lui aussi, mais il avait l'air de faire tous les efforts du monde pour garder la tête droite sur les épaules et ses yeux ancrés sur les deux bourses qui trônaient au milieu de la table. Pour reprendre un peu ses esprits, Léo choisit de se relever et un trouble violent lui traversa la cervelle. Il retint une nausée très peu appétissante dans sa gorge, puis se reposa contre le mur froid pour se concentrer sur le jeu de sa guitare. Tillia s'était levée également et pendant quelques minutes, tira un malin plaisir à tenter de le déconcentrer, le menton perché sur son épaule, les mains baladeuses dans les plis de ses vêtements. Et tout à coup, il secoua la tête férocement pour se réveiller.

D'une acrobatie assurée – qui manqua de le flanquer par terre – il sauta à pieds joints sur le banc et un autre pas le mena sur leur table, à l'écart des verres et des bouteilles, où il frappa du talon et de la plante du pied par deux fois pour marquer le rythme. Ses doigts bondirent spontanément sur les cordes de sa guitare, qui à l'oreille semblèrent se multiplier à l'infini, à un rythme effréné, tandis qu'il faisait claquer ses bottes contre le bois, dans une série de talons-pointes qui ne s'arrêtèrent que par un frappé puissant. Il tournoya lestement sur lui-même, les yeux fermés et le visage couvert de sueur, projeté dans une transe étrange, à une centaine d'années et quelques milliers de lieues au sud de cette taverne biscornue, sous les yeux éberlués de ses compagnons de cuite et sous les acclamations de la foule qu'il n'entendait pas, mais qui se réjouissait de l'animation qui naissait enfin entre les murs des Deux Renards.
Au milieu des secousses que Léo produisait sur la table, soudain, il y eut un autre bruit, plus sourd celui-là, qui se détacha des ornements de la guitare et des jeux de pieds. Le Zélos venait de s'effondrer tête la première dans son verre, et les filles poussèrent ensemble un grand cri de victoire. Alors à cet instant précis, Léogan chancela sur la table, trébucha et son pied finit par rencontrer le vide, tandis que deux âmes charitables qui se trouvaient là à regarder le numéro se précipitaient pour l'empêcher de tomber. Un pied sur le banc, l'autre quelque part ailleurs, il papillonna des paupières et regarda autour de lui comme s'il se réveillait d'une très profonde torpeur. Il s'aperçut enfin qu'on le tenait fermement au-dessus du vide et il se cabra, les yeux grands ouverts.

« Arrière les Esquimaux ! » s'écria-t-il en se redressant tout à coup pour se débarrasser des paires de mains qui le soutenaient. « Pas besoin d'aide. D'ailleurs, mon frère et moi, nous ramassons la mise et nous rentrons seuls. Les matadors rentrent toujours seuls ! Plus ils sont grands, plus ils sont seuls.
– Oh, soupira en battant des cils la brunette qui s'était accrochée à lui pendant tout le défi à boire, et qui s'accouda sur la table pour le couvrir d'un regard de braise, mais y aurait bien une petite place au chaud pour nous, non ?
– Mh, fit Léo, en posant un instant un genou sur la table, le sourire tout près du visage rosi de la jeune femme, je ne saurais vous le refuser, à votre aise, duchesse. » Il lui fit un baise-main comme à une grande dame et se releva brutalement. « Hé bien, s'exclama-t-il, pour s'adresser d'une voix claire, bizarrement ulcérée, à l'ensemble des tablées, nous prenons en la compagnie de ces dames la première diligence à destination des pays du sud ! Nous vous laissons à vos banquises, à vos igloos, à vos pingouins. J'ai tout de même pas mal voyagé, et laissez-moi vous dire en toute connaissance de cause, que votre patelin est tarte, comme il est pas permis, et qu'il y fait un temps de merde ! Vous savez pas ce que c'est que le soleil, vous l'avez jamais vu, vous, et de toute évidence, tous autant que vous êtes, vous avez le vin petit et la cuite mesquine ! C'est le nord, ça. Terrible, l'effet du froid sur les hommes. Dans le fond, vous ne méritez pas de boire ! » acheva-t-il, avec une moue de mépris, le menton haut.

Les gens avaient fini par faire émerger leurs nez de leur picrate, par lever la voix et réclamer qu'on le fiche à la porte, et quant à ceux qui étaient trop embarrassés pour glisser un seul coup d’œil sur cet étranger beurré comme une tartine, ce rigolo qui prenait les tables de l'établissement pour une piste de castagnettes, ils n'étaient pas sans entendre son discours fantaisiste.


« Gnnh. » Léo jeta un regard étonné sur le Zélos, effondré sur la table, qui se prenait la tête entre les mains pour tenter de retrouver ses esprits. « J... J'n'ai... pas dit... mon dernier... »

Ha oui. C'était ennuyeux. Coriace, l'animal. Et puis ils avaient d'autres projets pour leur fin de soirée que celui de finir le nez dans le caniveau, au bout du compte. Alors, enfin... Parfois, il est utile de savoir donner un petit coup de pouce au destin.
Léo ne sut pas lui-même s'il dérapa accidentellement de la table où il était perché ou s'il le fit à dessein – un peu des deux sans doute, car si l'intention de ruser y était, il perdit bel et bien l'équilibre et dans sa chute en se retournant brusquement, il en profita pour flanquer un coup de manche de guitare dans le lobe occipital du Peau-Verte, dont le front rebondit sur la table dans un bruit mat et qui rejoignit presto le pays des songes. Léo, quant à lui, se péta la figure par terre, mais se retint avant de s'écraser comme une crêpe en attrapant une épaule de Fen, dont il s'aida pour se rétablir en équilibre sur ses deux pieds. Il s'appuya sur le dossier du banc de son ami, rentra la tête dans les épaules, surpris par la rudesse de la réception, et cligna des yeux pour essayer d'émerger de son vertige.

« Ce n'est rien, marmonna-t-il en portant une main à son front. J'ai trébuché... sur un piège à phoque.
– Hé toi ! » s'écria une voix, dans son angle mort. Léo se retourna en vacillant un peu, le visage très digne, et plaqua une main sur sa poitrine, en cherchant du regard celui qui l'interpellait – un joueur de cartes de la table voisine, certainement un ami du Zélos. Oh. Ah. Haha. « Oui, toi ! J't'ai vu ! T'es un foutu tricheur !
– Fenris, on m'insulte. Un sac à vinasse m'insulte. » dit très calmement Léogan, en tâtonnant de la main pour retrouver l'épaule de son frère et la saisir, perdu dans une confusion alcoolisée qui faisait tanguer l'auberge autour de lui. Et soudain, il eut un sursaut et fit face avec emphase à un Fenris aussi ahuri que lui qui le regardait sans comprendre. « Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour réparer ce tort ? Défends mon honneur, enfin ! »

Mais déjà, les trois hommes qui jouaient aux cartes avec le Zélos tout à l'heure s'étaient levés et se dirigeaient d'un bon pas vers lui. Par les saintes culottes de Kesha, ça commençait à sentir le roussi.

« Comtesse, toutes mes sincères excuses. »

Il fit glisser la compagne de Fen, qui riait de bon cœur sans saisir ce qui se passait, ivre jusqu'aux yeux, à l'autre bout du banc afin de lui épargner la charge massive de trois individus furieux et bondit sur l'assise, puis sur la table pour prendre ses jambes à son cou. Cependant, l'un d'entre eux parvint à l'attraper par la jambe, comme à un chat de gouttière qui se fait la malle, et il glissa la tête la première au milieu des bouteilles, des verres et des bourses de dias ouvertes sur la table – tout ça vola avec lui à grands fracas de l'autre côté de la table qui se renversa dans son élan.
Sonné, étourdi par le choc, la guitare entre les mains, il se retrouva les fesses par terre dans des débris et des liquides aux parfums capiteux, devant les deux autres femmes qui s'étaient relevées d'instinct, face aux clients surpris qui avaient interrompu leurs conversations pour se tourner vers lui, et dos à ses poursuivants – qui tous scrutèrent soudain les dalles de la taverne, où s'étaient éparpillées les espèces sonnantes et trébuchantes que Fenris et lui avaient durement gagnées ce soir-là.
Dans le silence gêné et surtout de plus en plus avide de l'assemblée, Léo échangea un regard alarmé avec Fen, puis se rabattit vers les deux ou trois autres tablées, les jeunes femmes et les amis du Zélos en levant un index d'avertissement.

« Alors là je vous arrête tout de suite. »

Et tout à coup, quelques dix personnes se jetèrent comme un seul homme sur les dias qui roulaient en rutilant à leurs pieds, dont Léo, qui plongea sur le sol pour amasser autant d'argent qu'il le pouvait. Le talon d'une botte s'écrasa brutalement sur ses doigts dans la cohue et il retira aussitôt sa main avec une grimace de douleur, avant de lever les yeux vers le type qui avait eu l'affront de lui détruire les phalanges. Un grand barbu, qui repoussait une des jeunes femmes accrochée à son bras – pour porter secours à Léo ou récupérer sa part du butin, c'était difficile à déterminer – et qui se ruait comme un rapace sur l'or qui émergeait des flots de gin et de whisky.
Alors Léogan se désintéressa complètement des dias qu'on leur volait à pleines poignées, il saisit le manche de sa guitare d'un geste sûr et envoya violemment la caisse de l'instrument dans la trogne de son agresseur, dans un bruit désordonné de trilles qui explosa à l'impact.
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MessageSujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris   Les Princes de la cuite - PV Fenris Icon_minitimeVen 7 Aoû - 17:20

Chapitre I: Les Princes de la cuite
Acte VIII: Madness !

Fenris n'y voyait plus très clair à présent et des nuages de flou artistique dansaient parfois sur les visages qui se trouvaient pourtant juste en face de lui. Il les regardait fixement pendant plusieurs secondes dans l'espoir que lumière se fasse entre ses neurones déconnectés, sans plus de résultat qu'un sourire faisant pâle illusion au vide intersidéral entre ses oreilles. Parfois entre les plaisanteries et les paroles chantonnées sur les notes de Léo il lui semblait distinguer le côté éphémère et précieux de ce moment, ce qui en rajoutait à une certaine mélancolie qu'il mit promptement en déroute. Il était devenu fichtrement doué pour oublier ce qui l'arrangeait, après tout il avait eu tout le temps de perfectionner sa technique. Un spectateur extérieur aurait probablement décelé une maigre lueur d'espièglerie dans son œil unique, toujours perçant en dépit des vapeurs alcoolisées qui lui ravageaient la cervelle. Avec un peu de chance il allait peut-être réussir à faire illusion encore une dizaine de minutes, une demi-heure tout au plus, avant de finalement sombrer dans les méandres excessifs qu'il valait mieux ne pas découvrir. Oh les apparences étaient préservées pour le moment, même si heureusement tous étaient au moins aussi atteints que lui. Fen était capable d'articuler et de faire preuve d'un minimum de raison, ce n'était pas si mal avec le cocktail qu'il venait de s'envoyer.
Cela dit ce semblant de mesure n'était pas du tout représentatif de son état réel. Son esprit sinueux travaillait plus lentement que la garde royale Eridanienne à la reprise du service, plus enfumé qu'un jambon artisanal du sud... hum la qualité bonifiée en moins, évidemment. En somme, il ne fallait pas être architecte ou mathématicien pour deviner qu'après les combats et les diverses tournées le seul chemin possible était la pente dégénérative, bien que la destination finale soit inconnue. Qui sait ce que cette soirée à peine entamée leur réservait encore ? Terminerait-il dans un bon lit chaud ou dans la solitude d'un caniveau, dans un salon de thé luxueux ou à la dérive sous la pluie ? Non. Il préférait terminer à moitié nu dans une ruelle s'il le fallait, mais en bonne compagnie cette fois... ce qui l'air de rien, faisait toute la différence. D'un regard amusé il sourit à Léogan, qui continuait à jouer les musiciens de rues, victime consentante de son succès tout juste acquis.


« Oh faut bien garder la main d'une façon ou d'une autre. Si t'sais plus comment faire c'est que ça fait trop longtemps que tu t'es retiré de la course, mon ami. Mais j'peux te rafraîchir la mémoire, si tu veux. » Il fit mine de tousser d'embarras, se moquant gentiment malgré le regard dubitatif du sindarin. « Ça va j'ai rien dit, c'est vrai que monsieur a des goûts de luxe maintenant. Mes demoiselles sont pas assez raffinées à ton goût ? » Il se rapprocha soudain pour lui murmurer, afin de ne pas être entendu.

Il se contint d'ouvertement prendre les intéressées à parti histoire de ne pas ruiner toutes leurs chances, ce qui lui coûta une grimace vaguement sérieuse. Il n'y tint finalement que quelques secondes et finit par pouffer devant l'expression de son ami, qui au final rit de bon cœur avec lui. S'en suivit alors une deuxième tournée meurtrière, qui acheva d'enterrer le reste de leur bon sens. Le boucan qu'ils faisaient -y compris le hurlement instinctif de Fen- trouvait écho dans les discussions et autres festivités qui se chevauchaient pour émerger des profondeurs de la cave. Un autre combat venait enfin de se terminer, ce qui bientôt amènerait la clientèle la plus fortunée à rejoindre l'étage.
En outre tout cela n'était plus qu'un murmure lointain et absurde pour ceux qui continuaient d'enfiler les verres avec l'obstination de ceux qui veulent être les derniers à tomber. Et à ce niveau il fallait bien le dire, Fenris était plutôt optimiste concernant ses chances de gagner. Avec les années il avait bu assez pour dilapider un pécule conséquent, avec lequel il aurait pu s'acheter une grande parcelle de terrain et jouer les vicomtes. Et malgré ça il lui resterait probablement encore de quoi s'offrir des bains privés avec vue sur la mer par-dessus le marché. D'un autre côté, mis à part l'idée regrettable qu'il pourrait être en train de se dorer la pilule plutôt que de devoir recourir à des boulots plus ou moins sales pour boucler ses fins de mois ; c'était là une preuve incontestable de son expérience en la matière, et de ses investissements disons hum... à court terme.

Et ce soir ne ferait pas exception. Des combats urbains, des paris débiles et de quoi s'en mettre plein la poire jusqu'au matin, c'était tout ce qui lui fallait. En fait c'était devenu si absorbant de titiller la patience de leur challenger Zélos tout en profitant de la compagnie féminine, qu'il avait perdu la notion du temps et de ce qui se passait autour de lui. Au bout d'un moment il cessa de compter le nombre de verres descendus, s'assurant seulement que les trois partis tenaient le même compte. Pas question de laisser cet amateur profiter de leur manque d'attention pour l'emporter. Les mises n'étaient pas anodines et ce n'était pas le genre de la maison d'accorder une victoire facile ; question de principe et de satisfaction d'exceller dans l'un des seuls domaines où d'ordinaire il écrasait la concurrence sans préambules.


« Alors, on pique du nez ? » Fenris toisa franchement le Zélos, qui peinait de plus en plus à garder les yeux ouverts sous ses sourcils broussailleux. Pour en rajouter une couche il se pencha en arrière et ouvrit grand les bras, laissant la jolie blonde -Drea de son prénom- y nicher son corps de femme enfant. Tendrement il la ramena contre lui, également satisfait par le contact de sa peau rafraîchie de pluie et par la lueur joyeuse dans son regard noir. Bien qu'enivrée par l'alcool gratuit elle semblait éviter de tomber dans l'ivresse, sûrement de peur de ce qui pourrait lui arriver. Néanmoins elle était loin de la fille triste qu'il avait croisée dans la rue. Son rire sincère cadençait les blagues vaseuses de son partenaire borgne, et souvent c'était elle qui le prenait par la main, l'entraînant au son des musiques infernalement rapides que jouait Léo.

Il suivait alors sans se faire prier, faisant gentiment tourner la donzelle sur elle-même en s'emplissant les yeux des merveilleuses rondeurs que lui proportionnaient les hauteurs de sa stature. Il fut aussi à plusieurs reprises surpris par l'initiative visiblement reconnaissante de Drea, qui comptait selon ses propres dires 'lui donner de bonnes raisons de ne pas regretter son choix'. Elle lui vola ainsi quelques baisers -qui manquèrent de lui donner un torticolis à force de se tordre le cou- retardant ainsi l'envie qu'il avait de claquer la tête du Zélos sur la table, afin de mettre fin à sa pathétique résistance.
Cela dit il fut contraint de faire une pause entre les virevoltes qui commençaient à lui donner la nausée afin de descendre un autre verre. Le mélange descendit son gosier sans tarder, sans susciter plus de réaction maintenant que sa gorge entière était anesthésiée par la boisson caustique. Cela dit malgré son gabarit les effets commençaient, à tel point que chaque respiration secouait toutes les araignées qu'il avait suspendues au plafond. Ses idées étaient brouillées et au milieu de la brume nébuleuse qui enrobait ses sens il lui restait une seule certitude : il lui fallait une cigarette de toute urgence. Il déclina donc la danse pour un moment, laissant sa cavalière se rabattre sur une des autres filles. Dieux que la migraine montait vite. Posant une main sur sa tempe gauche il la frotta avec agacement, l’œil indirectement fixé sur l'énorme tête verdâtre de leur rival. Pendant une paire de minutes il resta immobile, une clope se consumant à ses lèvres entre deux lattes et leurs brefs regains de conscience respectifs. Il était toujours avec eux, absent et bizarrement alerte, suspendu entre de mystérieuses dimensions qu'il était le seul à percevoir. Ce fut un claquement proche qui le ramena brusquement sur terre.


« Ayyyye ! Une nouvelle tournée ! » Son cri de victoire fut commun à tous ceux suffisamment lucides pour comprendre ce que ça signifiait. Les trois filles ravies que leurs bons princes aient emporté la partie s'esclaffèrent, tandis que Léo se tenait en équilibre précaire sur le perchoir qui lui servait de scène. Fenris eut d'ailleurs tout juste le temps de faire deux pas en avant de le réceptionner, l'invitant à regagner le plancher des vaches d'un geste de la main, qui fut savamment ignoré par le sindarin outré.

« Si tu voulais une étreinte tu aurais pu demander... En toute amitié, hein. » Il sourit et pouffa malgré la douleur qui lui élançait une partie du torse suite au choc. Il lui faudrait sûrement un peu de repos avant que les hématomes du combat ne disparaissent. Toutefois, comme d'habitude, Léogan fut plus rapide et chercha à se débattre pour retrouver ses appuis, baragouinant un discours sans queue ni tête. Pour qui il me prend, pour une de ces commères surgelées qu'il a fréquentées ? Et puis ça y est, voilà qu'il retrouve l'amour de ses racines et des manières affectées des oreilles pointues. Nan mais sans déconner, chaque fois c'est pareil. Sans s'en rendre compte il lui emboîta le pas sur le discours soigné, par pur réflexe de comédien. Cela dit son instinct le pressait à retenir les ardeurs de l'intéressé, qui risquait par sa conduite de foutre en l'air leur heure de gloire. Il se sentait toujours planer au-dessus de cette taverne et de ses occupants, seulement le sens du danger était un bon dégrisant. Il s'approcha pour lui parler tout bas, espérant que cette technique aurait meilleur résultat.

« Arrête de jouer aux c... hmm. Frère aurais-tu la gentillesse de bien vouloir descendre de là, maint'nant ? Nous avons gagné et il ne sert à rien de perdre ton temps à éduquer ces ignorants. Je défendrai ton honneur même si ma vie en dépend, tu le sais n'est-ce pas ? Alors cesse de te faire du mouron et suis-moi. » Il posa une main amicale sur son épaule, le regardant bien dans les yeux afin qu'il imprime que le contact venait de lui. Ouais, valait mieux être prudent et s'éviter une beigne gratuite. En outre il serait sûrement inutile de lui répéter que Tyrhénium n'était pas le pays des glaçons, seulement une plaque tournante, un terrain de jeu juteux qui profitait du système là où d'autres se donnaient encore la peine de faire semblant. Enfin ce n'était ni l'heure ni l'endroit d'inventer de nouveaux projets financiers. Rentrant dans son jeu comme on le ferait avec un enfant à l'imagination trop fertile, Fenris sourit avec bienveillance. Un vertige le prit au ventre en voyant les cabrioles que faisait leur cher musicien. « Écoute, si on ne veut pas finir dehors sous la pluie, chassés comme des malpropres, va falloir parler moins fort. J'ai entendu dire que le tavernier élevait des ours polaires. Tu sais pour les combats... Un p'tit bonus d'animation quand les spectateurs s'ennuient. C'est pas aussi gros qu'on le raconte, mais ça fait quand même mal quand c'est pas bien nourri. Ça te bouffe un homme plus vite que les poissons carnivores d'Ilanî. » Il haussa les épaules comme si ce qu'il disait était tout ce qu'il y a de plus évident.

« Attends, laisse-moi prendre mes affaires et prévenir les filles. » Le blond se retourna un instant pour saisir son manteau, son chapeau et la boîte à cigarettes qu'il rangea dans une de ses poches. Mais déjà Léo tombait à la renverse sans élégance aucune, manquant de se rétamer une nouvelle fois. Dans la panique Fen n'eut pas le temps de l'aider et dût assister impuissant à sa semi-chute. Quoi qu'il en soit le bruit caractéristique que fit la caisse de l'instrument qu'il tenait trahit l'ampleur de la catastrophe involontaire. « Eeeeet... merde. » Ainsi mourut sa chétive finesse, en des circonstances dramatiques qui ne laissaient pas de temps à des obsèques dignes de ce nom. Puisse-t-elle reposer en paix, en l'éternelle compagnie de ses scrupules et de son amour de l'humanité.

La situation fut bouleversée sans prévenir, en même temps que la table était renversée sous la charge impromptue des camarades d'Épinard -feu le Zélos qui avait pris un aller simple pour le pays des songes- les entraînant tous dans un malheureux malentendu. Un malentendu qui pourrait leur coûter la peau s'ils n'agissaient pas sans attendre.
Fenris se redressa maladroitement pour s'interposer entre Drea, figée par la peur d'être blessée, et les admirateurs hystériques de Léogan. Corrigeant légèrement la trajectoire de la bouteille d’absinthe propulsée dans les airs, il la saisit et en but une grande goulée pour se consoler, même si ses neurones restants s'indignèrent de la manœuvre.
Par les roubignoles sacrées de mon buccolique homologue, faut qu'on s'tire... Il fit reculer un des assaillants d'un coup de coude, l'envoyant dans le mur en utilisant l'élan de sa course, et acheva de l'assommer avec la bouteille qu'il venait de vider. ...En vitesse.

« Et j'ai le droit de penser sans me faire interrompre, sinon ? » Il fronça les sourcils et déversa sa fureur sur la tronche du pauvre type, lui faisant étudier la parfaite aérodynamique de sa botte à maintes reprises. Les coups de talon ravagèrent sa mâchoire en un spectacle peu ragoûtant qui mit en lumière son œil unique, brillant d'une couleur dorée qui n'annonçait rien de bon. La bête en lui se révoltait de ne pas pouvoir s'exprimer et se jetait contre les barreaux de sa cage de chair, mettant sa volonté à rude épreuve. Son expression devait trahir une partie de ses pulsions, car à voir ce qu'il venait de faire à leur comparse, deux clients s'enfuirent en courant, suivis de près par l'amie de Tillia, dont il ne connaissait toujours pas le nom. Drea elle était coincée dans un coin de la pièce, celui-là même que Fenris avait occupé tout ce temps, et ne pouvait rien faire d'autre qu'éviter de regarder le massacre.
Pendant ce temps le contenu de leurs primes fit le bonheur des uns et l'avarice des autres. Des dias roulèrent sur le plancher, servant de distraction parfaite à ce qui serait un moment bien choisi pour battre en retraite. Hélas pour eux, les amis d'Épinard étaient des brutes épaisses et leur loyauté -louable en d'autres circonstances- devenait un obstacle au bon déroulement de la suite des festivités. Fenris se soutint à un mur pour éviter de s'étaler de tout son long, distribuant les pains mieux qu'un Gélovigien visant sa bonne action mensuelle. Oh il aurait bien aimé pouvoir s'expliquer auprès du maître des lieux, lui expliquer qu'il n'y était pour rien dans tout ça, et qu'il n'avait fait que se défendre. Théoriquement c'était tout à fait vrai, néanmoins après qu'une table et plusieurs chaises aient été brisées dans la bagarre, il doutait que ce dernier soit aussi enclin à écouter. Et c'était sans mentionner les quelques clients qui venaient de prendre leurs jambes à leur cou de peur d'être mêlés à tout ça... Ouais il fallait vraiment mettre les voiles. Le Lhurgoyf sentait son sang bouillir d'anticipation. Il n'était pas encore remis de leur affrontements que son appétit revenait à la charge.


« Partez. » Il s'était adressé à Tillia et Drea, leur dégageant une voie vers la sortie en profitant de la ruée vers l'or générale. Être blessé par ces rigolos était une chose, laisser les filles payer pour ses erreurs en était une autre. Il fit face à la blonde, espérant qu'elle ne lui en voudrait pas trop. « Si jamais notre marché tient toujours, rendez-vous là où nous nous sommes rencontrés. Par contre si jamais d'ici vingt minutes nous ne sommes toujours pas là, rentrez au chaud. Je m'occupe de lui. » C'était touchant de voir que Tillia avait cherché à empêcher un des peaux vertes de s'en prendre à Léo, c'était un courage qu'il n'avait pas espéré de sa part. Fenris se promit de la retrouver pour la remercier à sa façon, mais n'attendit pas de réponse avant de retourner au cœur de l'action. Connaître leur décision n'était pas sa priorité, pas alors que son ami était en mauvaise posture, la main clouée au sol sous la semelle d'un gros tas. Ils échangèrent un regard, et ce fut comme si le calme se faisait dans sa tête mise sans dessus-dessous. Ils n'étaient plus que deux, et malgré leur état mettons euh... amoindri, ils savaient quoi faire. Fenris posa la main sur la garde de son épée, sachant qu'il ne pourrait pas bénéficier de l'aide de Bianca dans un espace aussi confiné. Ce serait plutôt dommage d'en venir aux armes, mais il entendait bien faire savoir qu'il n'hésiterait pas si ça s'avérait nécessaire.

« Putain d'abrutis qui savent pas s'avouer vaincus... » D'un geste du bras il poussa une des trois bourses en direction de Léo via une impulsion d'air. Ils ne pourraient probablement pas récupérer ce qui leur revenait légitimement, mais si au moins ils ne perdaient pas tout dans l'affaire, ce ne serait pas si mal. De deux grandes enjambées il engagea sur les deux gars qui se tenaient debout près de Léo, prêts à se charger de son cas et mettre la main sur le butin. Il en poussa un d'un coup d'épaule, libérant le bras du sindarin mais attirant un peu trop l'attention de ses adversaires. Le barbu mécontent lui mit deux droites, en plein dans sa pommette et son menton, lui faisant voir trente-six chandelles au passage. Fenris fut trop sonné pour jurer, la lèvre fendue saignant abondamment. Il lécha son propre sang d'un geste rageur, s'interdisant de tâcher son manteau de rouge. Lorsque le deuxième inconnu revint à la charge une deuxième fois, il se défendit avec Gleipnir sans la sortir de son fourreau. Enfonçant son pommeau dans le ventre à bière qui faisait une cible facile, Fen vit avec satisfaction qu'il était à deux doigts de vomir l'ensemble de ses consommations. Fort bien, comme ça il n'était plus le seul.
Il cracha l'excédent de sang qui s'obstinait à couler de sa bouche, se concentrant sur son équilibre, plus instable qu'il n'y paraissait. Il tendit une main et releva Léogan avec un peu plus de force que nécessaire, impatient de quitter cet endroit pour de bon. Avec un peu de chance ils pourraient encore finir la nuit en bonne compagnie. Si seulement ils arrivaient à se tirer de là sans que leur foie n'explose. Il resta en arrière, gagnant du temps pendant que Léogan leur frayait un chemin entre les tables et les fêtards abasourdis qui se précipitaient sur les pièces restantes. Soudain la porte s'ouvrit sur les rues aux pavés encore humides, dans une fraîcheur appréciable qui eut au moins le mérite de le soulager. Laissant le vent frais de l'extérieur fouetter leurs visages, Fenris ne put s'empêcher de sourire... Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi vivant.

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