_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades. _ Il parait que ça se bécotte "au bal de la Rose". _ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.
Sujet: Les Princes de la cuite - PV Fenris Mar 23 Sep - 0:01
Mois de Cobel.
« Hé ben, vous descendez pas avec la dame ? demanda poliment le cocher, à travers la petite fenêtre qui permettait de communiquer avec les passagers de la diligence. Ça a l'air festif, là-dedans, un peu bourge, mais festif ! ‒ Non, je descends pas, roulez, répondit Léogan, en s'avachissant avec nonchalance sur la banquette arrière. ‒ Eh ben, qu'est-ce qui s'passe, vous vous êtes disputés ? ‒ Vous posez toujours autant de questions, Arghaï ? demanda-t-il, avec lassitude. ‒ Haha ! rigola le cocher. Désolé, mais avant j'faisais coursier, et les gens, ils aiment qu'on bavarde avec eux ! s'exclama-t-il, en faisant claquer son fouet contre le pavé pour faire avancer ses bêtes. ...vous vous êtes séparés y a pas longtemps ? ‒ Occupez-vous de vos chevaux. ‒ Allez, répondez, insista-t-il, avec amusement, vous êtes séparés, ou vous vous êtes simplement disputés ? Hein ? Elle vous battait peut-être ? » s'esclaffa-t-il.
Une ombre de sourire passa sur les lèvres de Léogan. Il fouilla négligemment dans une des poches de son manteau et en sortit une petite boîte fragile, ainsi qu'une feuille à rouler. Il ouvrit la boîte d'un geste sec. Les herbes de cindine et de tabac oriental qui y étaient couchées laissèrent échapper un soupir âcre et suave qui lui fit tourner un peu tourner la tête. Il répandit méthodiquement une traînée d'herbes sur la feuille à rouler, dans le creux d'une de ses mains tatouées au henné à la façon des gens d'Argyrei. Il rangea sa boîte lentement et commença à rouler sa clope machinalement. Et puis il alluma soudain entre ses doigts une étincelle bleutée, qui éclaira son visage émacié et se refléta dans ses yeux noirs, dans l'obscurité de la diligence. Il coinça sa cigarette de cindine et de tabac entre ses lèvres et l'étincelle d'électricité magique vint crépiter contre la feuille roulée qui prit feu instantanément. Il inspira une profonde bouffée en fermant les yeux. Sa cervelle se renversa dans l'euphorie et il eut envie de lâcher un rire léger. L'herbe à fumer lui brûlait délicieusement les lèvres et lui rongeait les gencives. Il expira un nuage piquant dans la diligence et se sentit flotter un moment dans des vapeurs bleues, le regard vide et égaré. Sa voix lui échappa doucement.
« Ça fait longtemps, répondit-il avec indolence. C'est une question de job. Elle a voulu faire carrière. ‒ Et elle voulait vous forcer à la suivre, hein, répartit aussitôt le cocher. ‒ On peut rien vous cacher, Arghaï. ‒ Et vous avez accepté ? ‒ Ouais, en quelque sorte. ‒ En d'autres termes, vous avez voulu faire de la résistance, elle a insisté, et vous vous êtes écrasé, c'est ça ? Et du coup, elle vous trimballe de réception en réception comme un toutou, et vous vous êtes dit qu'en tirant la gueule, elle remarquerait peut-être que vous en avez marre ! ‒ Vous comprenez à demi mot, bravo. ‒ J'peux vous arrêter à un endroit où vous pourriez occuper votre soirée, vous savez, vous avez qu'à me dire... ! J'peux même vous trouver un endroit sympa avec de jolies minettes, ça vous changera les idées ! ‒ Le plus loin possible pour trois dias, c'est où ? ‒ Ah, mon pauvre vieux, pas très loin ! ‒ Bah, c'est ça, emmenez-moi là. »
La pluie, très drue, s'écrasait sur la diligence dans un vacarme diluvien. Quand il jetait un coup d’œil indifférent par la fenêtre, Léogan avait l'impression de cahoter dans un océan de grêle, d'eau et de frimas. De grandes brumes louvoyaient dans les rues de Tyrhénium, s'emmêlaient dans la grisaille du crépuscule et escortaient fantomatiquement leur voiture. A l'intérieur, ce n'était pas si différent. La cigarette de cindine répandait une fumée âcre qui aurait sans doute incommodé Elerinna si elle avait encore occupé une place au côté de Léo, mais il était désormais seul dans la diligence à tracer des arabesques blanches dans le noir. La fumée épaisse s'enroulait paresseusement autour de ses mains, imprégnant ses vêtements négligés et ses cheveux d'un arôme de noix puissant et amer, qui donnait bien souvent mal au cœur aux natures sensibles et aux néophytes qui ne connaissaient rien aux odeurs étranges et envoûtantes du tabac oriental et de la cindine des oasis.
Elerinna était descendue quelques minutes plus tôt, sous un parapluie élégant, escorté par le lieutenant Roy Arthwÿs qui avait l'art de ne pas se plaindre quand on lui confiait des missions désagréables – et les dieux savaient que la monstruosité pouvait prendre des formes très diverses, dont ces réceptions de grandes gens minaudantes et bien vêtues faisaient partie. Léogan avait tenu à accompagner lui-même la grande-prêtresse au manoir où elle avait été conviée. Il avait fait le voyage de Hellas jusqu'à Tyrhénium avec une dizaine de soldats pour servir de garde rapprochée ; depuis sa visite à Umbriel, il avait fallu renforcer la sécurité d'Elerinna et être plus vigilant que jamais. Arthwÿs suffirait à la protéger au cours de cette soirée, et si Léogan les avait accompagné jusqu'ici, c'était par pur acquis de conscience. Il n'avait pas refusé directement à son ancienne maîtresse de rester près d'elle pendant la réception, mais il s'était assez mal habillé pour qu'il ne fût même pas question de le laisser entrer et faire tache parmi les invités prestigieux. Elerinna, habillée d'une robe verte en soie, garnie d'un jupon léger et bouffant, d'un corset busqué orné d'un delta de nœuds et de rubans et le cou orné d'un foulard raffiné, avait secoué la tête de désapprobation en faisant teinter ses boucles d'oreilles dorées, avait pincé les lèvres avec agacement et n'avait pas protesté davantage. Elle savait que cette période de l'année rendait Léogan aussi aimable qu'un ours dérangé en période d'hibernation. La pluie lui détruisait le moral et l'humidité, souvent, rendait quelques vieilles blessures mal soignées plus douloureuses qu'autrefois – des avantages de la sensibilité exacerbée des Sindarins, merci, messieurs dames. Bref, elle avait arrangé les quelques mèches immaculées qui s'échappaient de sa coiffure compliquée en se contemplant dans un miroir de poche, avait plaqué des airs artificieux sur son visage au teint si pâle et était sortie.
Léogan était resté, dans ses vieux vêtements un peu élimés de nomade – une longue tunique de lin blanc fermée par une ceinture en tissu rouge, un pantalon ample et une paire de bottes usée – un long manteau noir aux manches évasées jeté sur les épaules, calé dans sa banquette, pas très loquace, et pas forcément contrariant non plus. Arghaï, un type arrangeant, au fond, arrêta sa diligence près d'un tripot moins suspect que les autres et se tourna vers Léogan en souriant.
« J'ai fait un petit bout de chemin en plus. J'allais pas vous laisser vous tremper jusqu'aux os pour rejoindre une taverne, hein ? Y'a pas d'os, je suis pas à trois dias près. ‒ Vous êtes sympa, Arghaï, répondit Léogan d'une voix traînante, en fronçant des sourcils avec étonnement, un sourire flou sur les lèvres. ‒ Haha, tâchez de vous en souvenir pour la prochaine fois, alors ! » rigola le cocher, en refermant ses doigts sur les quelques pièces que son client lâcha au creux de sa main.
Léogan lui adressa un petit salut militaire brouillon, ouvrit la porte de la voiture et en sortit, aussitôt emporté sous des trombes d'eau qui dansaient chaotiquement dans le vent. Trempé sur le trottoir, tandis que la diligence s'en allait au pas, il enfonça un chapeau en feutre aux bords étroits sur ses cheveux mouillés, ferma son manteau nonchalamment et ralluma sa cigarette en la protégeant entre ses mains, au milieu des passants qui couraient dans tous les sens pour se mettre à l'abri. Sans se presser, machinalement, la mine un peu basse et le regard terne, Léogan leva la tête vers l'enseigne de la taverne et exhala doucement la fumée qui tournoyait dans sa gorge. Un peu largué, un peu seul sur la terre, il rêva vaguement d'une pipe à eau en céramique, des vapeurs chaudes qui l'envelopperaient dans la sécheresse du sud et il papillonna des paupières. Il y avait des pauvres gens ici qui ne savaient pas ce qu'était le soleil. Qui ne l'avaient jamais vu. Et ma foi, c'était malheureux, tout de même. Une odeur de chien mouillé flottait dans l'air, familière, bizarrement réconfortante. Léogan haussa des sourcils avec étonnement, jeta un regard égaré à droite, puis à gauche et ne distingua dans sa fumée que des silhouettes floues, étrangères, qui déambulaient partout avec une urgence inutile et absurde.
Dernière édition par Léogan Jézékaël le Mar 27 Jan - 18:37, édité 6 fois
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Lun 6 Oct - 19:25
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Mar 14 Oct - 0:35
La tête en l'air, l'esprit flou et intrigué, Léogan finit par se trouver stupide et fronça des sourcils avec exaspération. C'était le problème de ses soirées en solitaire où il abandonnait tout travail pour l'oisiveté. Son esprit répugnait à la stagnation, il valait mieux le tenir occupé et plongé dans des tâches sûres et pragmatiques, sans quoi il partait fatalement vagabonder dans des rêveries absurdes et des désirs obscurs. Il lança un regard presque vindicatif à sa cigarette et hésita quelques instants à la jeter sur le pavé et à l'écraser sous sa chaussure, mais il ne s'en sentit pas capable. Il y a vraiment quelque chose qui cloche chez toi, mon pauvre ami. Il soupira, puis tenta de chasser ces souvenirs en tirant une grande bouffée d'herbes à fumer et s'agaça de ne pas réussir à se débarrasser de l'association d'idées entre cette odeur particulière qu'il sentait de plus en plus nettement et... Une main se posa sur son épaule. Léogan tressaillit au milieu de ses vapeurs bleues et eut à peine assez de présence d'esprit pour poser sa main droite sur la garde de son épée et serrer son poing gauche par réflexe, prêt à l'expédier dans la figure de l'importun dans un geste instinctif d'autodéfense – c'était dire à quel sommet son ombrage naturelle en était arrivée. Ces derniers mois de vigilance constante l'avaient rendu complètement paranoïaque. Il se retourna vivement et au moment de cogner violemment son hypothétique agresseur, il tomba nez à nez avec un visage basané qu'il connaissait trop bien et aussitôt, il fut emporté, incrédule, dans le courant inexorable des mots qu'il lui adressa.
« Qu'est-ce que je fous... ? Fenris ?! » s'exclama-t-il, les yeux écarquillés.
Il battit des paupières comme pour chasser une hallucination trop persistante et fut incapable de reprendre contenance ou de comprendre la moindre des paroles qu'il lui avait adressées avant un bon moment d'adaptation, où il resta pétrifié de stupeur, les sourcils froncés, une grimace hagarde sur la figure. Un grand vertige ébranla son esprit, et soudain, un éclair naquit dans un coin de son cerveau et traversa sa colonne vertébrale en ligne droite. Mais qu'est-ce que... Il poussa un petit rire nerveux et incrédule et tenta de remettre de l'ordre dans ce qu'il avait cru entendre.
« C'est-à-dire qu'il pleut et... protesta-t-il faiblement, complètement largué, avec une moue gênée, avant de réaliser qu'il le faisait tourner en bourrique, de s'interrompre, de ciller un peu, de réaliser que c'était bien Fenris qui était en face de lui à cet instant et d'éclater de rire. Nom de dieu... ! Oui, on peut voir ça comme ça, j'imagine ! Mais il n'est pas à moi, enfin, je l'ai acquis récemment. »
Il toucha ledit feutre en levant un sourcil amusé et tira une bouffée de tabac et de cindine en se rappelant vaguement de l'avoir emprunté la veille à un type qui s'était approché un peu trop familièrement d'Elerinna et qu'il avait étendu d'une droite dans la figure. Ce chapeau n'avait pas grand panache, c'était vrai, mais il lui avait semblé tomber à pic pour une soirée pluvieuse qu'il n'avait pas eu l'intelligence d'anticiper en partant de Cimméria tête nue, comme il en avait l'habitude. Il ne pouvait pas nier, en revanche, que son esprit associait très spontanément le port de chapeau à son vieil ami et qu'il avait éprouvé un peu de nostalgie en choisissant de s'en coiffer à son tour. C'était dire que le hasard faisait bien les choses. Et puis de toute façon, ce feutre lui allait mieux qu'au bougre auquel il l'avait soutiré – sans rancune.
Plus il observait Fenris, plus il éprouvait que sa présence était bien réelle, plus sa stupeur grandissait. Il l'inspecta de la tête aux pieds, de sa barbe élégamment taillée à ses bottes cirées tristement maculées de boue, et un sourire moqueur se dessina peu à peu sur ses lèvres. Il connaissait trop Fenris pour ignorer qu'il ne mettait de chemise que pour les grandes occasions – il n'avait tout de même pas fait tous ces efforts pour lui ? Il jeta un regard à ses propres frusques, ternes, élimées, sans d'autre prétention que de rappeler vaguement son passé méridional, puis au manteau impeccable de son compagnon, à ses cheveux blonds tirés en arrière sous son éternel couvre-chef, à son collier de barbe doré, qu'il détailla très ostensiblement pour le narguer.
« J'ai peut-être le chapeau, mais j'ai pas encore ton style, camarade, dis-moi, t'es sapé comme un prince, le poil lustré et le cuir ciré ! Où tu vas comme ça ? Chanter une sérénade sous un balcon... ? A moins... que tu n'aies une préférence plus nette pour les Sindarins irrévérencieux ? » glissa-t-il, en plissant ses cils noirs d'un air d'espièglerie fauve.
Il resta là quelques instants, les yeux fixés sur le sourire bête de Fen, et l'air au moins aussi niais et insouciant que lui. Sa cigarette s'éteignit entre ses doigts. Tout cela lui paraissait complètement irréel. C'était comme si un autre vivait cette rencontre, comme s'il n'en était que le spectateur surpris, comme si Fenris, ce grand dadais blond malmené par les intempéries, était une fantasmagorie surgie de nulle part, une hallucination de son esprit malade ou le spectre rassurant et familier de ses vieilles amitiés disparues. Léogan se frotta les mains en riant nerveusement, le regard brillant de lueurs lointaines et extatiques. Toutes sortes de poids s'envolaient de sa poitrine, comme une nuée d'oiseaux sauvages, et il lui semblait retrouver peu à peu la sensation de son cœur qui battait sous sa cage thoracique. La pluie s'écrasait en trombe sur son chapeau. Il passa une main moite sur son front pour dégager les mèches trempées de sa toison charbonneuse. Sa tête lui tournait. Il rit encore un peu, comme si les sons qui s'échappaient de sa gorge, brisés, éraillés, usés, pareils au bruit d'une mécanique qui n'aurait pas servi depuis trop longtemps, arrachaient physiquement ce désespoir qui s'était incorporé si étroitement à sa chair et à son sang. Le sourire canin de son ami, cet œil bleu comme la mer, plein de compréhension, de joie et d'espièglerie qui se posait sur lui, et ce sentiment intime – quoi que légèrement embarrassant – qu'il était là pour lui au moment exact où il avait besoin de sa présence, tout cela le tira magiquement de cette impression confuse qu'il avait depuis des mois d'être un peu seul sur la terre. Léogan passa une main gênée derrière sa nuque en observant la figure lupine du Lhurgoyf, cette tournure réjouissante de chien fou qui lui collait encore à la peau depuis tout ce temps. Il lui avait manqué. Cette certitude le heurta de plein fouet, il se trouva plus idiot encore, et tout à coup, pourtant, extrêmement soulagé. Léogan se sentait toujours différent, aux côtés de Fenris, positivement différent, plus fréquentable peut-être, plus détendu, plus heureux en fait, simplement. Le diable savait ménager son effet, il y avait dans son odeur douceâtre de tabac, d'iode et de feu, ses gestes feutrés et ses mots lumineux cette chaleur complice inchangée qui se donnait l'air de promettre l'éternité ; c'était comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, et pourtant, Léo se demandait comment il avait effectivement réussi à se passer de l'amitié de ce vieux loup d'apparence apprivoisée pendant près d'un demi-siècle. Il lui avait vraiment manqué. Euphorique, il s'approcha du grand blondinet d'un pas vif et abattit un bras sur ses épaules pour le faire descendre soudain à sa taille et le prendre dans une accolade fraternelle assurée et un peu brutale.
« Restons pas là, on a l'air idiot. » lâcha-t-il, malicieusement, en tirant un peu sur le bord de son chapeau pour faire couler l'eau qui y stagnait comme dans une gouttière.
Il s'amusa lui-même de ce grotesque et relâcha son ami en pivotant sur lui-même avec une soudaine vivacité. Il leva la tête, les yeux plus lumineux, sur la première enseigne de taverne qui se présenta. « Les Deux Renards » – eh bien, ça ferait l'affaire. C'était un grand établissement en briques, bancroche, bâti au petit bonheur la chance, encastré entre deux maisons tout aussi massives. Une dizaine de lucarnes de toute taille, qui paraissaient parfois s'effondrer d'un côté ou de l'autre, poussaient sans ordre ni souci de symétrie sur le toit de tuiles, lequel avait l'air de vouloir se précipiter sur le pavé et ne tenait sûrement bon sur sa charpente que par magie. Léogan, qui avait toujours eu une fascination bizarre pour ce genre d'architecture improbable, ne laissa pas le choix à Fenris, l'attrapa par l'épaule et avança vers l'entrée de l'auberge. Une lumière fauve brillait à travers les croisées des fenêtres, jusqu'à la cave, à laquelle il semblait qu'on accédait par un petit escalier obscur à l'extérieur et où devaient se jouer des combats à paris. Des rires, des jurons et des cris tonitruants s'élevaient de ce trou noir et malodorant dans un brouhaha houleux et retentissaient dans la rue dans une tempête enthousiaste qui rivalisait avec les intempéries. Tenant galamment son ami par le bras, Léogan jeta sa cigarette sans s'en soucier et se présenta sous le portique éclairé d'une petite lanterne, avant de pousser la porte de la taverne avec entrain. Aussitôt, la chaleur fétide de l'endroit leur reflua dans la figure en bourrasques violentes, chargées de vapeurs d'alcool et de sueur, d'odeurs de charbon, d'humidité et de relents de moisissure, puis la pluie et le vent les emportèrent dans la rue. Léogan, un sourire cynique sur les lèvres, respira profondément ces fragrances familières à son odorat sindarin et poussa un soupir transporté en serrant l'épaule de Fenris contre lui.
« Haaa ! Putréfaction ! »
Il adressa un autre sourire content à son ami et lui tapa sur l'épaule gaiement. La porte se referma derrière eux et la puanteur revint peser lourdement dans la pièce. Un seul et large regard lui permit de conclure, avec une légèreté qui ne lui était pas habituelle, que toute la lie des rues de Tyrhénium s'était réfugiée dans cette auberge comme des rats dans la cale d'un navire. Il n'en sourit que plus largement. Il ôta son feutre d'un air de dérision et le tapota un peu contre sa jambe pour tenter vainement de le sécher. Ses cheveux noirs, frissonnants d'humidité, s'aplatissaient un peu piteusement sur son front. Il les dégagea d'un geste vif et se frotta les mains, les yeux vagabondant espièglement sur les visages obscurs des clients, leurs boissons, et le tavernier, au fond, derrière le comptoir qui déployait une armada de bouteilles aux formes et au couleurs disparates.
« Mes dieux, j'ai envie de faire absolument n'importe quoi, ce soir, s'exclama-t-il, férocement, avant de se tourner vers Fenris avec un air vague de reconnaissance et de fatigue dans le regard. Je suis content que tu sois là, vieux frère. »
Il ponctua cet aveu discret d'un sourire moins goguenard que d'usage, et plus sincère aussi – ce qui, de sa part, il fallait bien le dire, équivalait presque à une déclaration d'amour.
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Dim 2 Nov - 3:14
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Mer 5 Nov - 0:55
Hin hin hin. Pff. J't'en servirais, moi, des mal lunés qui serrent les dents, tout ça. Crevure. Léogan secoua la tête de gauche à droite d'un air un brin désabusé, le sourire aux lèvres cependant. Le reste de la plaisanterie le crispa un peu, mais il laissa couler la remarque sans la relever, sans doute parce que tout l'art de Fenris consistait toujours à toucher en plein dans le mille et de passer à autre chose comme s'il parlait de la météo. Dans le contexte, c'était un peu particulier à encaisser, mais Léo avait vu bien pire. Il ne répondit pas cependant, et se contenta d'esquisser une moue confuse en guise de (très) maigre protestation.
Et ils entrèrent dans la taverne avec le même enthousiasme. Le rire du blondinet détonna comme un éclat lumineux, courut dans la rue et résonna dans une vibration singulière qui invitait à la trêve joyeuse et à la fête. Léogan se détendit doucement. Il le sentait presque se tortiller d'impatience près de lui comme un gosse qu'on emmène pour la première fois au cirque, et il était plus qu'évident qu'il se retenait de lui dire un bon milliard de choses en même temps, sans trop y parvenir puisque dès qu'ils eurent passé la porte de l'auberge, Fenris s'engagea immédiatement sur la route de l'interrogatoire en règle que son ami réprouvait avec tant de hargne. Ce qu'il était venu faire à Tyrhénium, hein ? La question était légitime, c'était vrai, mais la réponse était dérangeante.
« Ça va pas te plaire. » rétorqua-t-il, un peu piteusement, en grimaçant avec embarras.
Et il se laissa aussitôt emporter par son ami dans la foule bourdonnante qui se pressait dans l'auberge, guidé par la chaleur enivrante de sa voix et la bienveillance spontanée dont il l'enveloppait, comme d'une couverture agréable près d'un foyer après un long voyage dans une nuit d'hiver, tandis qu'il le pressait de répondre en frétillant d'excitation. Pourtant, hé, ce n'était pas comme si la vie de Léo consistait en faits épiques qu'il n'avait qu'à sortir de sa besace pour les lui raconter au coin du feu. Non seulement les motifs de sa visite à Tyrhénium étaient loin d'être palpitants, mais ils risquaient de mettre Fenris et son instinct protecteur de mauvais poil. Débordant d'énergie comme à son habitude, il apostropha le tavernier d'un cri gaillard et se pencha aussitôt vers Léogan pour lui glisser quelques conseils qu'il avisa de bonne grâce. Si la soirée s'était déroulée comme il l'avait prévu initialement, il aurait sans doute fait fi de la qualité de ses consommations et se serait laissé couler dans de mauvaises bières sans le moindre remords, mais l'enthousiasme communicatif de son camarade avait déjà commencé à le dévorer jusqu'à la moelle et il sentait son cœur se répugner tout à coup à la seule idée d'une nuit morose devant cinq pintes de cervoise refroidie et au goût plus que douteux... Attends une minute. Léogan enfouit soudain ses mains dans ses poches, tandis que Fenris prenait d'assaut le tavernier pour lui commander de l'hydromel, et il se souvint tout à coup qu'il avait donné ses derniers dias au cocher qui l'avait amené jusqu'ici. Il s'apprêta à prévenir son ami en se frottant la mâchoire avec embarras – Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire de son argent pendant le voyage ? C'était dingue, ça. – mais déjà, l'aubergiste se tournait vers lui pour prendre sa commande et il se ratatina de consternation. Il réussit à prendre sur lui, temporisa le problème et ajouta simplement à la suite de Fenris :
« Un grand pichet, patron. »
Et dans l'instant, son vagabond endimanché de meilleur ami le tira par le bras et virevolta à travers la salle, se faufilant entre les clients avec souplesse et dextérité du haut de ses deux mètres – ce qui était un exploit que Léogan notait toujours avec grande impression – et interrompit finalement sa sarabande devant une des rares tables libres où il déposa son chapeau avant de prendre place en continuant de babiller avec entrain. A moitié assommé par ses gesticulations euphoriques, Léo, toujours un peu à l'ouest après avoir fumé une cigarette de cindine, il fallait bien l'avouer, s'assit sur un banc un peu boiteux en face de lui, dont l'extrémité prenait appui contre un mur en pierre. Il ôta son chapeau également et passa une main méthodique dans ses cheveux mouillés pour les ramener en arrière et les sécher autant qu'il le pouvait.
Il ne répondit au reste des remarques goguenardes de son ami qu'en souriant d'un air désabusé, secouant la tête de gauche à droite avec gêne, le regard fuyant. Évidemment, il ne pensait pas à mal en le charriant de tous les côtés et il avait bien conscience que Fen passait son temps à le faire marcher pour s'amuser – il était joueur comme un gosse – mais il ne pouvait pas s'empêcher de trouver un fond dérangeant de vérité dans ses plaisanteries déguisées en reproches et d'éprouver un début de culpabilité. C'était vrai que Fenris pouvait passer pour l'avatar de la vitalité tapageuse et de la hardiesse haute en couleur, mais Léogan savait mieux que personne que derrière tous ses rires lumineux, ses paroles enjôleuses, sa belle sociabilité, ses habits de grand duc des chemins et ses fumées douceâtres de tabac épicé, ce type était un pur produit des marges de la société – un paumé silencieux qui préférait rire de l'absurdité de son existence plutôt que d'en pleurer. Si Léogan avait l'art de placer un mur de froideur dans ses relations sociales, Fenris vivait plus facilement parmi les hommes, il allait, venait, nouait des liens et les défaisait avec une facilité déconcertante, il apparaissait, s'amusait, virevoltait et disparaissait, et il n'y avait personne pour comprendre le gouffre que les siècles avaient creusé jusqu'au fond de lui et les démons qui le hantaient. Fenris ne dépendait de personne, mais il avait dû être plus seul qu'il ne le laissait paraître pendant tout ce temps. Léogan le regardait pensivement pendant qu'il répandait son bagou avec enthousiasme, et soudain, une brimade plus directe le percuta de plein fouet. La cindine ? Le sang lui monta tout à coup au visage, il se sentit rougir rapidement de confusion, comme un gamin pris sur le fait par un grand-frère réprobateur, puis pâlit presque aussitôt de honte. Il porta instinctivement une main à la poche de son manteau où était enterrée la dernière boîte d'herbes à fumer qu'un vieux contrebandier lui écoulait gratuitement pour services rendus – sauver sa barque en se faisant à moitié bouffer par un léviathan avait sans doute constitué pour Veenboer une dette à vie envers Léogan, qu'il réglait à sa manière. Rien n'échappait à ce vieux chien de garde, décidément. C'était sans doute une des rares choses que Léogan rebutait à lui avouer, tout comme le fait qu'il avait plus ou moins fait une stupide tentative de suicide quatre mois plus tôt ; d'une part parce qu'il n'en était pas fier, et parce que d'autre part, Fenris avait développé une méfiance répugnée à l'égard des drogues depuis leur naufrage, cinquante ans plus tôt. Ce n'était pas franchement un souvenir qu'il était tenté de lui rappeler... L’œil unique de Fen, où ondoyaient des couleurs marines, d'un bleu serein au violet profond, s'était arrêté sur lui avec une intensité accusatrice. Léogan, embarrassé, pianota d'une main sur la table et posa son regard sur le comptoir dans une tentative vaine d'échapper à la confrontation. Qu'est-ce qu'il était censé répondre, au juste ?
« Parce que... » balbutia-t-il enfin, tout précipitamment, sans vraiment savoir ce qui allait suivre.
Son regard finit par retrouver le chemin du visage de Fen et il grimaça en passant une main derrière sa nuque. Heureusement, le patron choisit cet instant-là pour débouler avec un « Voilà Messieurs ! » triomphant, qu'il ponctua en faisant s'entrechoquer pichet d'hydromel et verres sur la table. Il repartit aussitôt vaquer à ses occupations et Léogan entreprit de les servir en réfléchissant à la façon dont il pourrait répondre aux attentes du blondinet, qui n'avait pas l'air en phase de lui accorder beaucoup de sa patience, à sa façon d'enchaîner les questions. Fronçant les sourcils, il posa un pied sur le banc et s'avachit négligemment sur le mur en pierre contre lequel il était calé, avant d'allumer la cigarette soigneusement roulée que son ami lui avait offerte, d'un frottement de doigts électrisé. La fumée s'enroula autour de ses doigts et louvoya à ses narines en répandant une traînée d'odeurs chaudes, poudrées et colorées. Il avait vraiment le chic pour trouver des variations agréablement inattendues aux bonnes choses de la vie, cet homme. Il avait pour lui une subtilité qui manquait cruellement à son compagnon, d'un genre plus spontané ou plus brut, selon les points de vue. Là où Fenris soignait son habit, roulait d'avance et minutieusement des cigarettes épicées et se renseignait du mieux qu'il le pouvait sur la qualité de ses consommations, Léogan faisait chacune de ses choses dans un minimalisme brouillon et indifférent – ce qui ne l'empêchait pas, soit dit en passant, de profiter allégrement des soins de son ami quand il en avait l'occasion. Il lui sourit avec une vague gratitude et commença à fumer doucement, avant de tirer son verre vers lui, d'expirer une longue bouffée de tabac et de sentir avec curiosité le parfum de l'hydromel composé. Il en but deux gorgées lentement afin de gagner un peu de temps. Sa langue se chargea d'alcool sirupeux, de miel, de poudre de gingembre et de cardamone et il profita de l'échauffement qui coulait dans sa gorge et s'insinuait en louvoyant dans son estomac avec une satisfaction indolente qui lui fit fermer les yeux. Enfin, un peu soulagé dans ce cocon volatile de chaleur, il releva les yeux vers Fenris et le regarda à travers un voile flou de torpeur et de légèreté, avant de pousser un soupir de capitulation.
« Pas tellement que je vagabonde... commença-t-il laborieusement, en dissipant d'un geste de la main une volute de fumée. Enfin, à part l'autre fois à Mavro Limani. Entre temps, c'était la folie. J'sais pas comment t'expliquer ça clairement... »
Il le fallait pourtant. Ce n'était pas une tâche franchement agréable à accomplir et puis il n'en parlait pas suffisamment pour être au clair sur ce qui clochait chez lui – en fait il n'avait parlé de lui à personne depuis bien longtemps et il fallait bien dire qu'il n'avait pas non plus de goût particulier pour l'auto-contemplation – mais il était trop lié à Fen, depuis trop longtemps, pour lui refuser le droit de savoir. La fumée tourbillonna dans sa gorge et il l'expira en regardant évasivement la porte de la taverne, qui s'ouvrait et se fermait en faisant valser des volutes nauséabondes de boisson, de moisi et de nourriture qui flottaient dans l'établissement. Léogan se gratta négligemment la ligne brouillonne de sa barbe qui joignait son menton à sa lèvre inférieure et finit par lâcher d'une voix sans timbre :
« Je crois qu'on est en train de couler, Fen. A Hellas. C'est fini, mais Elerinna s'accroche et y'a des jours, je me demande si elle finira par lâcher le morceau ou si elle préfère crever plutôt que d'faire ça. Et j'ai... J'ai pas envie de mourir avec elle, tu vois ? Ni pour elle, ni avec elle. »
Il remua un peu, embarrassé, et se cala contre le mur en pierre en plongeant son visage dans son verre d'hydromel. Dire qu'il était venu ici pour effacer superficiellement son malaise dans la fumée et l'alcool, et qu'il se retrouvait finalement à ressasser les vieilles angoisses qu'il cherchait perpétuellement à oublier, c'était plutôt ironique. Quand il redressa la tête pour laisser l’œil bleu de Fen le confronter, les mots lui vinrent à l'esprit en nuées inintelligibles, il entrouvrit la bouche quelques secondes et il ne réalisa qu'en cours de chemin qu'il avait commencé à déballer ce qu'il y avait à déballer dans une confusion pressée :
« Je sais pas quoi faire, je sais pas quelle décision prendre, quand, comment, ni distinguer entre ce qu'il vaut mieux perdre et ce que je dois protéger à tout prix. Et j'en ai marre d'y réfléchir. Alors je fume, oui, et je fais un peu n'importe quoi. Elerinna m'a dit d'aller à Umbriel quand je suis rentré d'El Bahari, je suis allé à Umbriel où j'ai écouté jacasser pendant des heures ce fou furieux de Torenheim. » murmura-t-il, en penchant la tête vers son ami d'un air de conspirateur.
Il regarda de droite à gauche comme un animal méfiant, se rassura irrationnellement en constatant que personne dans ce brouhaha de bouteilles qui sonnaient, de conversations et de rires n'avait tourné son regard vers lui et il secoua la tête avec lassitude. Il passa une main dans ses cheveux mouillés et se frotta le front nerveusement.
« Je crois que j'ai encore mis la merde partout, Fen, lâcha-t-il, soudain, avec un petit éclat de détresse, tout au fond – d'une voix qu'il détesta soudain, comme une fausse note, rauque et pathétique, qui peinait à sortir de sa gorge. Elle voulait faire une alliance avec lui, ça s'est mal passé, je me suis énervé, je lui ai cassé la figure. Il parlait d'amis à lui, ou je n'sais quoi, qui projetaient de tirer parti de la mort d'Elerinna, qui tenteraient de l'assassiner à l'occasion, un truc comme ça, j'ai paniqué, je l'aurais tué. Je te jure, je l'aurais tué, mais je me suis arrêté à temps, acheva-t-il précipitamment en déglutissant. Après, je suis rentré à Hellas, j'ai renforcé la sécurité dans mon secteur, je quadrille tout vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je la suis partout, partout, jusqu'ici pour qu'elle puisse s'amuser à ses réceptions avec tout le gratin d'Eridania. Ça me rend fou. »
Et je suis mort de trouille. Mais tu le sais, pas vrai ? T'es capable de le sentir, ça, de l'autre côté de cette table. Un vrai feu d'artifice. Ça fuse, ça pétarade, ça va dans tous les sens et on n'y comprend plus rien. Mais t'y vois peut-être plus clair que moi, toi ? T'as pas d'intérêt à te mentir sur mon compte. C'est plus facile. Il aurait aimé avoir les couilles de vivre comme Fenris. De se battre chèrement pour sa liberté, de n'avoir aucune attache maladive pour le retenir inutilement en arrière, d'affronter sa douleur comme l'adulte responsable qu'il était censé être, de faire ce qu'il voulait quand il le voulait. Mais non, Léogan, c'était facile de lui faire prendre des vessies pour des lanternes, on lui ouvrait une prison en lui disant qu'on lui avait enfin trouvé une place, il fonçait dedans avec enthousiasme, on lui filait un masque, un beau costume et puis un texte noble et inspiré à réciter, on le recrachait sur scène, et il se prenait au jeu, avant de comprendre, mais toujours trop tard, que ce n'était qu'une minable diversion de plus.
« Y a des mois – non, je m'rappelle plus la dernière fois que j'ai dormi une nuit entière et... balança-t-il, tout à coup, comme si bizarrement, maintenant qu'il s'était jeté à l'eau, il n'était plus possible de s'arrêter, même si c'était pour enchaîner les jérémiades les plus débiles et plus mièvres du monde à la vitesse de la lumière. Je suis fatigué, je suis en colère contre tout le monde, tout le temps, je fais des cauchemars comme un gosse, sans arrêt. C'est très con, d'accord, mais j'ai vraiment l'impression de perdre la boule. Je sais plus trop ce que j'fabrique, Fen. C'est sans doute pas une raison de me pardonner de ne pas chercher à te voir autant qu'il le faudrait, ou autant que je le voudrais, mais je regrette. »
Il regarda Fenris d'un air sincèrement contrit, laissa échapper un soupir entrecoupé, enfin, et s'avachit définitivement contre le mur pour fermer les yeux, pendant quelques petites secondes. Puis il les rouvrit et découvrit que sa cigarette était en train de se refroidir doucement entre ses doigts. Il tira une profonde bouffée pour la rallumer et se laissa le temps de réfléchir sur son fameux succès « parmi les rangs de religieuses au cœur d’artichaut ». Un sourire amusé passa sur ses lèvres au milieu de son désarroi – c'était vrai qu'il y avait de quoi se marrer, avec ses histoires de bonnes femmes. Il y avait des jours comme ça où il avait l'impression de vivre dans un vaudeville. Un vaudeville où il risquait sa peau, quand même. Il haussa les épaules et finit par trouver le courage de raconter à Fenris d'une voix songeuse le dernier épisode de sa vie de célibat toujours en chantier.
« Quand je suis rentré de Phelgra, l'autre fois, j'ai bifurqué chez Irina plutôt que de filer directement à Hellas. C'était plus fort que moi, s'excusa-t-il, en passant à nouveau sa main sur sa nuque avec une mimique gênée, avant de reprendre d'un ton très sérieux. Son fils, tu sais. Aemyn. J'ai appris qu'il était de moi. Finalement. Enfin, je crois, hein. A un quart près, au moins. Quelque chose comme ça. C'est... compliqué. Et... J'ai renoué avec elle – en tout cas, c'est ce qu'il me semble à moi, j'espère que je me fais pas d'histoire... » marmonna-t-il, plongé dans une brume de souvenirs chatoyante qui enveloppa doucement son esprit inquiet.
Au bout du compte, il releva le menton, avala cul sec le contenu de son verre, qui roula sur son palais, accrochant partout ses particules sirupeuses de miel, d'épices et d'alcool, avant de se précipiter dans son œsophage comme de la lave qui explose dans la cheminée d'un volcan en pleine éruption. Il s'essuya la bouche d'un revers de manche, puis reposa silencieusement son verre sur la table et sourit à Fenris avec dérision.
« Un vrai roman feuilleton, hein... ? »
Il eut un petit rire étouffé aux éclats sans joie et puis haussa les épaules avec lassitude. Il se resservit machinalement un grand verre d'hydromel. Mais il avait beau tenter de prendre ça à la légère et de faire le fanfaron devant le blondinet, la place de choix qu'occupaient Irina et Aemyn dans son équation cimmérienne lui inspirait plus de scrupules et de trouble que tout le reste. En fait, il y avait eux, et tout le reste – où même Elerinna finissait par se confondre, dans les moments où il prenait Irina entre ses bras et où il la serrait contre lui, pour la rassurer sans lui dire, pour sentir sa présence, pour avoir l'impression de former un couple un peu moins bancal qu'ils en avaient l'air. Mais la plupart du temps, quand il était seul à Hellas avec sa montagne de paperasse à remplir, les enquêtes qui proliféraient en ces temps troublés, les violences dans les bas quartiers, et les nobles tâches dont il devait s'acquitter du haut de sa prestigieuse position, le choix qu'il devrait faire bientôt lui apparaissait comme un gouffre au-dessus duquel on lui demandait de sauter. L'échec le guettait comme toujours, le vide était prêt à l'avaler goulûment. Son visage se décomposait dans l'ombre de ses cheveux en bataille.
« Comment je suis censé choisir, merde ? murmura-t-il, en espérant presque que Fenris ne l'entendrait pas. Si je fais un pas d'un côté, de l'autre tout se cassera la figure. »
Il se retrancha dans le silence et s'accouda sur son genou en observant l'alcool doré qui tournoyait dans son verre en bois, au creux de sa main. Il repiqua du nez dedans et se laissa étourdir par l'hydromel – qui était aussi fort que l'expert en la matière qu'était Fen l'avait prédit, ce qui facilita grandement sa tentative. Quand il en émergea enfin, ce fut la confusion de son esprit qui parla plutôt que son bon sens.
« La cindine, j'ai rien de mieux pour le moment. Qu'est-ce que tu veux que je fasse, Fenris, hein ? Je vais pas... Faire un pile ou face pour déterminer aléatoirement entre deux façons de foutre encore ma vie en l'air, tu crois pas ? » demanda-t-il, avant d'éclater de rire à nouveau, comme un carillon mal huilé qui grince.
Et puis il se tut tout à coup, abruti par sa propre bêtise. Il papillonna des paupières, des cercles rouges palpitèrent sur ses rétines et il eut envie de vomir. Il fit un geste agacé de la main, qui signifiait sans doute universellement « Bah ! Laisse tomber. » et se redressa aussitôt pour mettre ses deux pieds sous la table. Il dégagea ses cheveux de son front, s'accouda et soupira profondément.
« Bon, écoute, pardon, j'devrais pas tourner en fiotte et te chialer d'ssus comme une conne, c'est inacceptable. Je vais me reprendre. »
Et il inspira profondément. Et puis il tenta même un mince sourire à l'égard de ce pauvre Fen, au-dessus de ses mains croisées. Il s'enivra de l'odeur de tabac, de cannelle et de cerisier, qui imprégnait ses vêtements et ses cheveux, crapahutait chaudement entre ses doigts, chatouillait ses lèvres, ondoyait dans sa gorge et gonflait ses poumons. Les épices emplissaient ses sens, le tabac laissait un goût persistant dans sa bouche. La rumeur de la taverne le berçait, le visage doré du Lhurgoyf, en face de lui, qui buvait son hydromel d'un air soucieux et dont l’œil brillait d'intelligence, le remplumait un peu du courage qui lui manquait. La fumée était comme un nuage et Léo commença à abandonner le poids de ses préoccupations pour s'y prélasser, doucement, entraîné par l'indolence rêveuse des vide-bouteilles. Il s'étirait comme un chat. Sa bouche, paresseusement, formait des ronds de fumée, qui flottaient au-dessus de lui et lui piquaient un peu les yeux.
« J'attends de voir, acheva-t-il, d'une voix qui cherchait la tranquillité, d'un timbre où la nervosité s'efforçait aussi de s'évanouir vaporeusement dans les airs. Il va se passer des choses bientôt, ça ne sera plus très long. Je me sortirai de ce merdier, vieux crabe, ajouta-t-il, dans une note qui frôlait presque l'enthousiasme, affligeant le bras de Fenris d'un coup de poing fraternel. Tire pas cette tronche. »
Il sourit. Enfin, il parvint à déplier sur ses lèvres le rictus effacé qui lui servait de sourire dans ce genre de situation. Et c'était déjà pas mal. Il n'avait pas envie de voir Fen se morfondre sur son sort, il était d'ailleurs assez embarrassé d'avoir été forcé de lui larmoyer aux oreilles. Alors il était temps de passer sur un autre registre. Il coinça sa cigarette et plongea ses mains dans ses poches d'un air faussement navré.
« Par contre, euh... J'suis rincé, lança-t-il, insouciamment. Si tu veux qu'on continue de boire ensemble, faudra compter sur ta bourse avant de passer à l'étage du dessous. Ça te va ? Je t'filerai mes gains. » finit-il, avec une expression de gamin turbulent sur le visage.
Il n'avait pas pour autant abandonné l'idée de faire des folies ce soir-là. Et Fenris était sûrement la personne la mieux placée sur cette terre pour descendre avec lui dans une cave mal éclairée, une fois beurrés comme des tartines, et mettre des mandales dans la figure d'illustres inconnus, de mastodontes bien huilés et de petits lutteurs du dimanche pour un peu d'argent. Voilà, ça lui mettait déjà des fourmis dans les jambes.
« Mais bon, et toi, dans tout ça, mmh ? l'imita-t-il espièglement, au-dessus de son verre. Comment vont les affaires ? Tu t'es trouvé un nouvel employeur à embobiner dans le coin ? Un béguin à bécoter ? Un canoë humain pour rejoindre la mer, ou un pigeon pour te louer un équipage et un bateau ? Honnêtement, ça doit se trouver. J'arrive pas à croire que tu aies encore les deux pieds sur la terre ferme. T'y trouves ton compte ? »
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Ven 21 Nov - 18:39
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Mer 10 Déc - 1:47
Le regard profond et brillant d'intelligence, Léogan répondit aussitôt aux inquiétudes de Fenris, aussi précisément qu'il le put. Il ne se posa pas un seul instant la question de savoir ce qu'il avait le devoir de taire et ce qu'il pouvait dire de bon droit à un type comme lui, qui n'avait rien à faire avec les affaires d'Elerinna, il balança tout d'un trait, il jacassa comme toutes ses commères d'indics qui lui racontaient leur vie, à la différence que ce qu'il était en train de dire aurait sans doute pu avoir l'effet d'une bombe si Fenris avait été le roi d'Eridania.
« Torenheim n'est pas, comme il le prétend, un pégu isolé, murmura-t-il, d'une voix précipitée. C'est un kador, un vrai. Il a des larbins. Ils m'ont filé au train quand j'ai quitté Umbriel. Princesse voulait le sortir de son trou. L'associer à ses plans. Il a refusé, en me laissant entendre qu'il en sortirait quand il le voudrait bien. Qu'est-ce qu'on doit déduire, d'après toi, qu'il refuse l'aide de la grande-prêtresse de Cimméria, si ce n'est qu'il a bien plus de pouvoir qu'il ne le laisse entendre ? »
Il déglutit un peu, oppressé, et tira une bouffée de sa cigarette, avant de continuer dans sa lancée, sans s'arrêter, comme l'automate détraqué d'une boîte à musique rouillée. Et au milieu d'une de ses tirades, alors qu'il prenait une profonde inspiration pour mieux pouvoir enchaîner sur autre chose, il sentit la grande main de Fenris se poser sur son épaule et doucement, diffuser une onde de sérénité ineffable qui lui dénoua peu à peu le ventre. Et puis l'indignation sincère qui transpira de ses paroles lui ôta comme un poids sur la poitrine. Il secoua la tête, comme si ce qu'il disait – et que dans d'autres circonstances, il avait cherché à pondérer et à nuancer – était une vérité incontestable, mais surtout parce que ça lui faisait du bien d'entendre quelqu'un lui dire pour une fois qu'il avait le droit de se sentir au trente-sixième dessous et de se révolter un bon coup. Et puis soudain, sans qu'il l'ait vraiment voulu ou même cherché, la réalité glaciale lui revint à l'esprit et lui mit une bonne claque dans la figure. Il s'accouda et soutint sa tête dans une de ses mains, en secouant cette fois la tête négativement.
« Non, c'est tout le problème, souffla-t-il, au milieu de la rêverie bleue et triste que lui inspiraient le souvenir et la cindine. Il parla plus lentement, la tête pleine d'images de jardins ensoleillés, du bruissement des cascades, des yeux bleus profonds d'Elerinna, assise sous un tilleul, de ses livres de jeune fille, de sa tête de poupée, et de ses rires un peu trop aigus, presque crissants, comme du cristal qui se brise. « Malgré les apparences, son port de reine et son regard hautain, elle est plus vulnérable qu'aucune autre. Comme une fleur fragile, murmura-t-il, en jouant avec la fumée entre ses doigts abîmés. Au moindre coup de vent... C'est comme si... Après avoir eu l'idée idiote de la sortir de sa petite serre chauffée, j'étais responsable de ne pas la laisser flétrir et se faner. Alors j'la porte à la boutonnière, dit-il, en secouant la tête bêtement. En échange, elle me donne du cachet, tu vois... Une place dans la haute... ! Dans la grande secte des gens bien et respectables ! grinça-t-il. Si je la détachais de ma veste que je la jetais par terre... »
Il frissonna. C'était sans doute un vieux fond de panique, comme un instinct animal qui le prévenait de la folie de ce geste et le glaçait irrationnellement jusque dans les entrailles, combiné à l'humidité de l'auberge, aux relents de moisissure, et au reste de cindine qui lui inspirait encore des bouffées bizarres d'euphorie. Et puis il s'ébroua.
« Les gonzesses, elles me feront toujours faire n'importe quoi... » ricana-t-il.
Ce qu'on ne pouvait pas enlever à Léogan, au moins, c'était que malgré l'attraction irrésistible que lui inspiraient parfois le vide, la chute ultime, la perspective de s'oublier et de se laisser sombrer, il ne cessait jamais vraiment de se débattre pour garder la tête hors de l'eau. Bien sûr, il se débattait dans tous les sens, il s'énervait contre tout le monde, il attaquait gratuitement, sans merci, avec le plaisir méchant et mesquin de faire souffrir autant qu'il avait mal – ça ne servait à rien et ça n'avait aucun sens. Quand Fenris, très spontanément et d'une voix aussi dure que déterminée, lui présenta l'échelle de priorités qui avait été la leur pendant des années à Phelgra, à Argyrei et à El Bahari, tout lui sembla soudain clair et limpide. Il le scruta d'un air absorbé. Il devait se sortir de ce trou. Planifier une échappatoire, lutter pour sa survie. En réalité, ce n'était pas qu'il devait choisir entre deux chemins, celui d'Elerinna, ou celui d'Irina et d'Aemyn – il devait tracer le sien efficacement et décider lui-même de ce qui se passerait. Il devait mener la barque maintenant. Sa barque, tout au moins. C'était tout ce qu'il y avait à faire. Il inspira laborieusement et soupira.
Bientôt, il retrouva son calme. Ils en vinrent à parler de Fenris lui-même, qui manifestement, avait moins de choses à partager, si ce n'était cette très pesante mélancolie qui le rendait amer et songeur quand il parlait du souvenir de son frère ou d'avoir vu, toujours de loin, le visage de ses neveux. L’œil bleu du blondinet fuit insensiblement ceux de Léogan, qui l'écoutait parler en fumant, appuyé au mur, le visage froissé de souci. Un instant, ils n'entendirent plus que la pluie qui s'effondrait du ciel à grands fracas et dégoulinait goutte à goutte aux soupiraux. Léogan baissa la tête, pas très convaincu par lui-même, et décida de maugréer quelque chose :
« Tu devrais pas abandonner l'idée de le revoir. C'est une chance d'avoir quelque part une famille solide, ne la laisse pas de côté sous prétexte que... C'est difficile de revenir et de demander pardon. Rien ne pourra jamais être comme avant, évidemment. Mais enfin, ce n'est pas non plus totalement ta faute, assena-t-il, avec plus de détermination. Si tu lui expliquais ce qui s'est vraiment passé ce jour-là, il y a une chance qu'il comprenne tes... Dérives. Tu sais bien qu'il a dû rencontrer une femme...comme lui, pour avoir des enfants, c'est pas possible autrement, et ils n'ont sans doute pas pu être protégés comme il l'est – peut-être même qu'il a légué son charme à un de ses fils. T'es p'têt pas le seul de la famille à être sujet à ces petits problèmes de fourrure, hein. Et puis en plus t'es rangé maintenant. Disons, mieux rangé que d'habitude... N'attends pas trop longtemps, souffla-t-il, désemparé, après un temps. Vaut mieux être fixé que vivre éternellement dans le doute. »
Léogan fronça imperceptiblement le nez. En fait, il ne trouvait pas normal qu'un frère aussi fusionnel que Seior n'ait pas cherché de lui-même à revoir Fenris pour comprendre les motifs de son départ précipité. Il ne le précisait pas à son ami, mais cela l'inquiétait. Après tout, il ne connaissait pas Seior. Il n'arrivait pas à imaginer quelle serait exactement sa réaction en voyant revenir son jumeau, avec son sourire joueur un peu embarrassé et ses airs de grand labrador hyperactif. Bien sûr que son frère pourrait le regarder avec mépris et lui tourner le dos comme à un inconnu. Bien sûr que ce n'était pas la présence de Léogan, avec ses ribambelles de problèmes et sa bienveillance dépressive de frangin par procuration qui y changeraient grand-chose ; mais parfois, il fallait bien trouver des raisons, quitte à se mentir, pour reprendre du courage et oser aller de l'avant. Léogan grimaça un sourire ironique en baissant la tête sur son verre. Ha, il était beau, il était magnifique, quand il tapait dans le dos des gens en leur prodiguant des conseils qu'il était incapable de mettre en application pour lui-même, et en leur promettant les plus belles choses du monde, en leur promettant que tout était encore possible, en leur promettant et en espérant encore que tout s'allège et devienne lumineux quand il savait pertinemment que tout resterait noir et pesant. C'était peut-être pour ça qu'il n'y était pas très doué. Il avait peur de dire des choses qui inspireraient de mauvais choix à Fenris, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'essayer de lui rendre son grand sourire plein de crocs, son rire fort et chaleureux et son enthousiasme de vieux gosse intrépide. Parce qu'en réalité, il n'y avait pas grand-chose d'autre qu'il pouvait faire...
Pensif, tout en triturant les pansements qui couvraient malhabilement ses doigts et ses phalanges rougies, Léogan continua d'écouter Fenris qui, lui, regardait par le soupirail d'un air vaguement triste et parlait d'une voix éteinte. Son dernier mot résonna sourdement et flotta quelques secondes entre eux comme la fumée épaisse et paresseuse de son tabac. Le front de Léogan se plissa de souci. Il n'aimait pas entendre Fenris dire qu'il s'ennuyait. Du moins, il y avait eu une époque, quand il vadrouillait avec lui, où ça ne l'aurait pas dérangé le moins du monde – où en tout cas, quand Fen déclarait de son petit air nonchalant, mais outrageusement élégant, qu'il s'ennuyait, c'était l'occasion de chercher ingénieusement la bêtise la plus risquée à courir et de s'amuser un bon coup. Mais maintenant que Fenris était seul sur les routes, Léo ne préférait pas voir jusqu'où l'ennui pourrait le mener... Ça ne sentait pas très bon, tout ça. D'une petite chiquenaude de l'index, il fit tomber la cendre qui traînait au bout de sa cigarette et adressa un sourire faible, mais compatissant, à son ami.
« Ouais. Fais gaffe à pas te fourrer dans des emmerdes plus grosses que toi à penser à des trucs comme ça, marmonna-t-il avec souci, la tête penchée sur sa cigarette qui roulait en fumant entre ses tatouages et ses bandages. C'est quand on cherche à entrer dans un mécanisme, à être utile quelque part, qu'on se rend compte qu'on ne vient en fait que foutre un peu plus le bordel dans une machinerie complètement folle qui s'emballe et se détraque à longueur de temps jusqu'à exploser. Nan. Si tu t'ennuies, vieux frère, fais pas de ta vie quelque chose que tu regretteras. Monte ton affaire, enfin. Un truc que tu peux assumer de bout en bout. » dit-il en relevant la tête d'un air préoccupé, mais sérieux.
Quelque chose agaçait Léogan en sourdine, dans cette obstination à ne pas vouloir reprendre la mer pour son propre compte, une bonne centaine d'années après ce naufrage terrible qu'ils avaient vécu – un siècle, pourtant, n'était-ce pas avoir assez attendu ? Il se souvenait très bien de l'air épanoui de propriétaire aventureux qu'il avait sur son visage fouetté par le vent et l'iode, à la barre du Cerberus, quand il était capitaine. Il avait eu l'intuition que Fenris avait touché son rêve du doigt et que pendant un bref instant, il avait trouvé sa place ; sur les crêtes déferlantes de la mer où voltigeaient les embruns, entre le ciel et l'horizon. Il aurait été au bout du monde, s'il l'avait pu. Et puis, il y avait eu ce naufrage, il avait perdu son œil, son bateau, son équipage. Il n'avait pas été facile de lui faire voir qu'il devait se battre pour ne pas devenir le faible qu'il s'était imaginé être devenu avec la moitié de son champ de vision en moins, mais en réalité, et Léogan s'en était rendu compte bien assez tôt, il y avait quelque chose de plus vital que Fenris avait laissé derrière lui ce jour-là. Désormais, il n'espérait plus rien. En tournant le dos à la mer, c'était ses rêves de capitaine au long cours qu'il abandonnait. Cela faisait bien longtemps qu'à titre personnel, Léogan ne rêvait plus de rien et qu'il regardait songeusement les autres le faire à sa place. Il lui était assez douloureux de considérer qu'avec le temps, Fenris était en train de devenir comme lui ; un type fade et sans illusion qui avait fermé la boîte et jeté la clé. Qu'est-ce qu'ils feraient tous les deux de leurs pauvres vies maintenant ? Est-ce qu'ils allaient passer le reste de leur existence à se réunir au bistrot tous les derniers samedi du mois et à boire des pintes d'hydromel ? En se racontant leurs derniers déboires et en tâchant d'en rire avec philosophie... Parce qu'après tout, ils n'avaient plus vingt ans, pas vrai ?
« ...tu sais bien que les grands bouleversements n'arrivent pas tous seuls. Hein ? releva-t-il d'un ton vaguement maussade. Mais va pas faire de grosse connerie sans moi. »
C'était encore un autre effort à faire sur lui-même, plus difficile et plus long certainement que la rééducation physique qu'il l'avait aidé à réaliser à El Bahari, et qui ne dépendait que de lui-même. Pas d'un grand bouleversement qui le pousserait au large comme une tempête détache un navire du port d'attache et le précipiterait au milieu de l'océan. Pas de Léogan lui-même, qui n'avait même plus la légitimité de lui foutre son pied au cul. Il n'y avait plus que lui-même pour prendre la barre et retrouver son cap. Mais Léo releva le nez et lui sourit pourtant avec complicité. Il secoua la tête avec humour et le regarda d'un œil brillant par-dessus son verre d'hydromel qu'il vida finalement d'un trait. L’alcool lui brûla la gorge, la poitrine, les intestins, comme une délicieuse langue de feu. Il respira profondément, le regard perdu dans les vapeurs chaudes et nauséabondes de la salle. Autour d’eux, la foule formait comme un cocon protecteur aux mille mains et aux mille visages ; quelque part dans un des nombreux recoins biscornus de l'auberge, un musicien pas très doué grattait sur les cordes d'une guitare en chantant un peu faux d'une voix sourde et rocailleuse. Léogan plissa des cils et sa bouche se froissa dans une moue ennuyée. Il y eut un silence, pendant lequel il finit par regarder son verre un peu piteusement. Il hésita quelques instants puis se resservit en réfléchissant soucieusement. Il n'était pas aussi stupide qu'il était buté, c'était déjà un point positif : il réalisait que ce qui rendait Fenris si morose, c'était qu'il l'avait volontairement mis à l'écart de la cohorte de problèmes qui s'étaient bousculés à son portillon, ces derniers temps, et il savait qu'il était pour lui sa seule famille. L'interdire de venir à sa rescousse, c'était lui interdire de pouvoir être utile et loyal à la seule personne au monde pour qui il devait l'être depuis Seior. Léogan soupira profondément et passa une main dans ses cheveux avec embarras. Te v'là bien, tiens, encore... Il tenta de retrouver le regard océanique de l’œil unique de Fenris en s'accoudant pour se rapprocher de lui, le front plissé de souci, mais quand il eut obtenu à nouveau toute l'attention du loup, il ne put s'empêcher de détourner nerveusement les yeux, en sentant son sourire vaciller comme une flamme dans un courant d'air.
« C'est pareil : j'voudrais pas te mettre dans la merde, Fen, souffla-t-il, pour essayer de mettre les choses au clair malgré tout, en froissant à nouveau sa cigarette entre ses doigts. J'veux dire, bien sûr qu'on est habitués à ramer dans la mouise bras dessus bras dessous et qu'on s'en est toujours tirés ensemble... Mais là c'est différent. Si moi ça me dépasse complètement, toi, tu mettrais les pieds dans un guêpier duquel il est pas possible de sortir. Tu pourrais l'éviter. C'est pas parce que c'est moi... commença-t-il, en relevant la tête et en faisant un geste vague de la main. ...qu'il faut que tu gâches toutes tes chances. Tu sais, arrive un moment... Où dame Fortune se fatigue de sourire aux pauvres imbéciles. » conclut-il, avec un sourire, pour reprendre cette formule qui était si chère à son ami.
Il descendit deux grandes gorgées d'hydromel afin d'étancher sa soif brûlante et ses réticences, qui persistaient désagréablement sur sa conscience, un peu à la façon du goût amer de la mauvaise bière qui traîne plus que de raison sur le palais. Il fit tourner son verre entre ses doigts et observa l'alcool tourner en laissant des résidus de sucre fermenté s'accrocher comme de l'écume aux parois.
« Maintenant... murmura-t-il entre ses dents, rendu inquiet par la perspective au point de temporiser légèrement avant de capituler. T'es un grand garçon. T'es prévenu. Mais si jamais tu traînes pas trop loin d'Hellas dans les semaines à venir... Peut-être bien que ça pourrait me tirer d'un mauvais pas... »
Sa voix s'étiola sur la fin et il regarda Fenris droit dans l’œil, l'air plus grave qu'un magistrat. Non, ça ne l'enthousiasmait pas du tout de le fourrer dans ses ennuis. Mais maintenant qu'il lui avait donné le feu vert, il savait que c'était inéluctable. C'était tout ce qu'il attendait pour rappliquer et s'interposer sans aucune hésitation entre lui et le danger. Cette réflexion lui arracha cependant un sourire mi-amusé, mi-gêné. Fenris, mon vieux, parfois tu tiens un peu trop du chien, tu le sais, ça... C'était qu'il lui avait manqué, avec sa loyauté indéfectible et ses petits coups de gueule de bourgeoise délaissée. « C'est pour la vie », qu'il disait. Bien sûr, Léo en avait conscience depuis longtemps, mais c'était toujours bizarrement agréable, comme des papillons dans l'estomac – ou bien c'était l'alcool ? – bizarrement agréable et franchement déstabilisant de l'entendre dire des trucs pareils. Il fixa Fenris, songeur. Y avait pas grand-chose au monde dont Léogan était plus assuré que de son amitié. C'était reposant d'être près de lui. Il n'y avait rien à faire, sauf être lui-même, et tout allait bien.
« Pour Aemyn... reprit-il finalement, avec un sourire bancal, avant de réfléchir quelques secondes à ce qu'il allait dire et de grimacer bêtement. Orf, on s'en fout, tu vas jamais me croire. Moi si on m'l'avait jouée comme ça, hein, j'y aurais pas cru. Au départ, d'ailleurs, j'pensais que c'était du pipeau. Sérieusement... ! Des fois je me demande si j'suis pas devenu complètement barge, parce que c'est quand même putain de bizarre, comme histoire. »
Il se frotta la barbe du plat de la main, avec la gaucherie d'un gosse, et chercha comment aligner une réponse qui ne le ferait pas passer pour complètement cinglé.
« Un quart parent. Un tiers de paternité. Le beau tiers, sûrement. » commença-t-il en fumant pensivement.
Il avait fini par penser à tout ça en proportions fractionnelles. Les mathématiques, ça avait un côté rassurant.
« Officiellement, c'est pas moi, le père, déclara-t-il, en recommençant à tirer nerveusement sur les bandages de ses mains. Tout le monde pense que c'est Veto Havelle – un gamin de la garde. C'est plus facile. C'est un Terran, Irina est une Terrane... Le compte est bon. Ce qui me scie le dos, c'est que si jamais... se coupa-t-il, d'une voix étranglée, avant de prendre une profonde inspiration. …si jamais il arrivait une connerie à Irina, le gosse lui reviendrait sûrement de bon droit, à Havelle. Pourtant bon. Pas besoin d'être un génie pour voir que c'est un Sindarin, hein. Des oreilles pointues... La même tignasse. Et elle a jamais connu que moi si tu vois ce que je veux dire. »
Il oubliait sa cigarette entre ses mains qui s'éteignait à nouveau doucement, dans des odeurs de cendre froide, de cerise et de cannelle.
« Mais... Enfin, tu vois bien le problème, bordel, lâcha-t-il d'un ton véhément, avant de baisser d'un ton pour ne pas attirer l'attention de la foule autour d'eux. J'ai pas pu faire un gamin à une Terrane ! Elle aurait dû... La vérité... Te fous pas de moi, hein, je te jure, sur ma vie, sur ma fille, je te jure, c'est vrai, dit-il précipitamment, avant de se faire craquer les phalanges La vérité, c'est qu'Irina n'est pas vraiment Terrane. Elle s'est... Euh, unie... » Il déglutit. « A un dieu déchu. Exanimis. C'est lui, le premier quart. Le premier tiers. Le chef d'orchestre. Il a tout arrangé pour avoir un héritier. Et je l'ai vu. Sur ma vie, Fen. »
Il posa précautionneusement son verre d'hydromel désormais vide sur la table et s'accouda en le regardant d'un air insistant. Il ne savait pas si c'était lui qui s'imaginait que son histoire sortie tout droit d'un bouquin de contes et légendes ne pouvait être raisonnablement crue par qui que ce soit – à part les fanatiques religieux peut-être, dont Fenris n'était pas, de toute façon – mais il crut déceler une lueur d'amusement sceptique dans l’œil bleu du Lhurgoyf et cela l'irrita tout au fond.
« ...quoi ? lança-t-il avec un poil d'agressivité, qu'il tenta de diluer dans une pointe d'humour. Oui, j'ai planté une presque-déesse, ça t'défrise ? »
Il cligna des yeux, l'espace d'un instant, se trouva très bête et se renfrogna dans son coin pour tenter de rallumer encore une fois sa cigarette en tirant un peu dessus.
« Ça arrive, marmonna-t-il, au milieu de sa fumée. Ça arrive même aux p'tits baltringues dans mon genre, tiens. » Et il ricana avec un mélange perturbant de victoire, d'amertume et d'autodérision.
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Dim 11 Jan - 5:31
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Jeu 12 Fév - 18:36
Fenris avait beau être du genre canidé le plus noble, il n'en restait pas moins têtu comme une vieille bourrique borgne, et ça Léo était bien placé pour le savoir. Il s'y était fait, et il avait pour son ami une patience très exercée, mais au fond, ce fatalisme superstitieux qui faisait dire au Lhurgoyf que le cours des choses finirait par le porter à l'océan ou à son frère si c'était son destin – ou non, et dans ce cas, c'était bien qu'il n'y avait pas à s'en préoccuper – lui donnait quelques motifs d'irritation. Il savait qu'il était inutile de se répandre en arguments qu'il écouterait d'une oreille distraite, peu enclin à révolutionner brutalement son train de vie d'aventurier et de fêtard faussement insouciant. Le nez dans son verre d'hydromel, Léo grogna très charismatiquement en guise de réponse et maugréa dans un coin de sa tête qu'il faudrait un jour imaginer un plan bien ficelé pour flanquer ce loup échaudé à la mer. Des deux, c'était plutôt Fenris, l'adepte de ces espèces de coups fourrés bienveillants, mais il finirait par être lui-même contraint d'avoir recours à des expédients semblables s'il continuait de se bloquer stupidement sur ce naufrage qui datait d'un bon siècle – du tiers de son existence – maintenant. Quant au reste, Léo avait toujours été très tenté d'aller trouver lui-même Seior aux Berges dorées pour pousser une gueulante et lui flanquer deux mandales, que ce frère Skirnir-là se transforme en perruche ridicule ou en fauve affamé de violence. C'était d'une injustice écœurante. Il voyait Fen s'inquiéter sans cesse de ce jumeau qui n'avait pas cherché à le rencontrer depuis des lustres, le protéger dans l'ombre et compter le nombre de ses neveux avec un regret inavoué, et une bonne dose de complexe d'infériorité, et il ne pouvait rien y faire. En fait il était exaspérant de considérer que toute sa vie à lui était déjà un chantier trop épuisant pour trouver le loisir, le temps, l'énergie, l'intelligence ou le pouvoir de veiller sur Fen autant qu'il en avait besoin.
Mais de toute évidence, son ami avait décidé qu'à ce stade-là, s'il y en avait un dont il fallait surveiller les conneries, c'était Léo en personne. Il n'aimait toujours pas l'idée d'enliser Fenris dans le bourbier cimmérien avec lui. C'était un trou dont on ne sortait pas, un piège très grossier, et il ne voulait pas être coupable d'y enfermer avec lui ce blondinet fidèle comme un chien de chasse. Et puis ils étaient tous les deux des hommes du sud. Ils n'avaient rien à faire à Hellas, sauf collectionner les plus belles variétés de maladies des bronches, de refroidissements, de fièvres et de sinusites du continent peut-être.
« ...au moins tu risques pas d't'ennuyer... » grommela-t-il.
Mais au fond, et cela lui faisait presque honte, l'assurance de la présence de Fen à ses côtés, à Cimméria, calmait son angoisse et le réconfortait doucement. Personne ne peut vivre seul, hein ? Il n'y avait personne d'autre. Oh si, il y avait Erynn, bien entendu, ou du moins, il y aurait Erynn quand elle rentrerait à Hellas, mais il ne pouvait pas lui demander de le suivre comme Fenris le ferait s'il décidait de faire les choses à sa manière : non seulement ça ne lui plairait pas, mais si elle acceptait de marcher avec lui, cela la mènerait à trahir tout ce pourquoi elle avait lutté jusqu'ici. Pour Fen, c'était plus simple. Il n'y avait pas tant de questions à se poser. Il s'agissait de sauver la vie de ses proches et la sienne – ou sa vie et celle de ses proches s'il écoutait les préceptes de son meilleur ami jusqu'au bout, quoi qu'il n'en prenait pas compte lui-même et se précipitait avec un enthousiasme suicidaire sur l'épée de l'ennemi pour lui sauver la peau.
« Mais je vois que ton brillant ordre de priorités ne va pas sans exception, releva de fait Léogan, avec un sourire moqueur. On va dire que je suis là pour confirmer la règle, hein ? Flatté de valoir ce bel élan de chevalerie, beau blond. »
Pour le reste, Léogan ne concevait pas l'inquiétude de perdre la confiance de Fenris en lui racontant ce genre d'histoires farfelues et en les lui tenant pour vraies ; en revanche, il avait peur de ne pas être cru et de passer pour un naïf ou une andouille de premier choix, sans compter que s'il comprenait encore très mal dans quel pétrin il avait sauté à pieds joints, il ne lui échappait pas, à lui, que non seulement ce qui se passait dépassait leur entendement de mortels, mais qu'en outre tout était vrai et réel. Aussi longtemps qu'ils n'avaient pas fourré leur nez dans sa destinée ou son existence, Léo avait toujours prié et respecté les dieux et s'il blasphémait régulièrement, c'était davantage pour se défouler un coup que pour porter offense à la grande clique des immortels – sans rancune. Mais il avait suspendu son jugement pour Exanimis. Ses desseins lui restaient encore terriblement obscurs. Il s'en faisait des nœuds dans le cerveau, depuis leur récent... Entretien. La seule conclusion à laquelle il était arrivé consistait à le garder à l’œil et à s'en méfier comme de la peste. Le scepticisme amusé de Fen, néanmoins, sembla se transformer en préoccupation réelle tandis qu'il s'appuyait contre le mur et que son visage se fronçait silencieusement.
« Ben oui, hé, rétorqua-t-il, en tirant une dernière latte de sa cigarette. Je jure pas sur ma vie pour le plaisir. J'l'ai vu. J'lui ai même causé tiens. Il m'a vaguement chié sur les pompes et j'lui ai dit d'aller se faire foutre. »
Il haussa les sourcils d'un air désintéressé et souffla un nuage de fumée. Il contempla son ami quelques secondes, droit dans son œil écarquillé, et y discerna la lueur de curiosité passionnée du collectionneur de contes extraordinaires qu'il avait toujours été – il secoua la tête d'un air embarrassé, et se sentit pressé de développer son laïus. Bon dieu, c'était Fen, l'amuseur de galerie, ici, c'était lui qui racontait les histoires – lui, il savait pas faire ça, c'était pas son truc...
« Il était euh... Bon, on s'engueulait elle et moi, jusque là tout va bien, je croyais qu'elle me racontait des craques, ou qu'elle se payait ma tête, enfin – c'est putain de tordu je veux dire, quand même. Et là... » Il s'interrompit un instant et fronça les sourcils avec souci, embarrassé par la difficulté à décrire le phénomène de façon plausible, et si possible, pas trop théâtrale. « Ben elle a commencé à parler d'une voix très profonde – ce n'était pas elle qui parlait en fait, ou pas tout à fait, c'était l'Autre. Une ombre noire l'a enveloppée. Il ne s'est pas matérialisé, son visage est seulement apparu quelques instants tandis qu'il parlait, un visage à moitié cramé, insaisissable comme de la fumée, des yeux d'une noirceur absolue – et une armure – c'est très difficile à décrire, c'était complètement surnaturel. »
Il se frotta machinalement la barbe et s'adossa contre le mur en écrasant ce qui restait de son mégot sur un coin de la table. Les éclats de rire clairs et sonores de Fenris, et sa grande main de Lhurgoyf qui s'abattit sur son épaule, le bousculèrent doucement. Il se retrouva à s'esclaffer aussi dans son verre d'hydromel, comme s'il avait été touché soudain par la lumière apaisante et épanouie d'un bout de ciel bleu.
« Ça valait le coup de se faire défoncer la tronche par un genre de démon mal embouché si c'est ce que tu veux savoir ! » s'exclama-t-il en se marrant doucement. Il sourit songeusement et se laissa absorber par la contemplation des soupiraux où gouttait une pluie froide. « Irina, c'est... Quelque chose. Très étrange. Je ne pense pas que ce soit fait pour être expliqué, on le vit c'est tout. Elle est mue par une force que je ne connais pas. Et que je ne découvrirai sans doute jamais. C'est fascinant... » souffla-t-il, le regard perdu. Il releva enfin la tête d'un air espiègle, se cala contre le mur en pierre et avisa Fen pour achever avec flegme : « Ajoutons en outre qu'elle a un don inouï pour me supporter, ce qui fait d'elle sans doute la femme idéale. »
Il leva le nez dans les hauteurs bizarres de la taverne et se sentit soudain étonnamment léger. Il acquiesça de bon cœur à la bêtise de Fenris et but cul sec avec lui le restant de son verre d'hydromel, qu'il frappa sur la table avec enthousiasme. Il avait raison. Ils étaient loin des soleils d'Argyrei et de ces soirées tièdes et moites qu'ils finissaient à chanter des paillardises dans la rue, après quelques bagarres contre des musiciens avec qui Léo avait joué puis s'était disputé ou des types qu'ils avaient escroqués et que Fen avait embobinés dans un bagout étourdissant, mais ils avaient toute la nuit devant eux, et si elle était froide et humide, il faudrait s'en satisfaire. Il y avait dans le fond de l'air une odeur piquante qui prenait à la poitrine et lui donnait envie de remplir cette pénombre glauque et obscure de folies extravagantes, d'impacts de poing, d'alcool, de danse et de musique débridée. Pendant qu'il suivait Fenris, qui avançait à grands pas compassés entre les tablées de la taverne, Léo commençait à se rappeler qu'il savait faire la fête. Une excitation sourde commençait à bouillonner dans son ventre et à monter comme une ivresse dans sa poitrine. Il s'agitait à mesure que son champion de meilleur ami négociait avec le patron et s'impatienta jusqu'à se prendre un coup de coude dans les côtes et maugréer pour dissimuler sa bonne humeur grandissante dans le mécontentement d'être pris pour un gosse dont deux adultes parlent sans prendre en compte qu'il était présent entre eux deux :
« Il a l'habitude en tout cas. De s'en prendre plein la tronche. »
Ce fut suffisant néanmoins. En descendant les trois escaliers branlants qui menaient à la cave que Léogan avait repérée dans la rue et qui avait attisé sa curiosité, il sourit en pensant à l'aisance tranquille du blondinet avec le tavernier, à cette sympathie spontanée, habituelle, mais toujours surprenante dont il avait toujours fait preuve d'aussi loin qu'il en avait le souvenir, et qui faisait chaque fois de lui la coqueluche de toute la bonne société avant qu'il ne disparaisse. C'était amusant, seulement, d'entrer dans une taverne au hasard et d'y trouver que Fen y était déjà passé, qu'il y était un habitué, et qu'il y avait même déjà sa réputation.
« Si je n'te connaissais pas, j'dirais que t'as mis l'pied dans tous les établissements du continent qui servent à boire, conclut-il d'un ton enjoué. T'es à Tyrhénium depuis longtemps ? »
Cette vie lui manquait, à vrai dire. Ses frasques avec Fen lui manquaient. Mais lui n'avait pas changé, il avait su rester le même et c'était comme si, le jour où Léo prendrait ses cliques et ses claques et tirerait un trait sur Hellas, tout pourrait reprendre à l'endroit même où leurs chemins s'étaient séparés. Quelque part, son départ d'El Bahari, un demi-siècle plus tôt, n'avait pas signé le divorce de leur petit couple hâbleur et sans attache.
En descendant dans les profondeurs de la cave, l'air était plus pesant, et dans les odeurs de fluides humains, de marc, de vinasse et de mauvaise bière, un fumet plus métallique fit frémir les narines du Sindarin. C'était le bon endroit. L'arène était cernée de barreaux de fer et les gradins, peu à peu, se remplissaient de gens qui commençaient à discuter de leurs paris et dont les éclats de voix grimpaient dans les octaves à mesure que le troupeau se formait. Fenris faisait tourner son couvre-chef sur son index, il envisagea son comparse pour lui lancer une raillerie fanfaronne. Léo envoya valser son chapeau en cuir d'une pichenette et souligna avec amusement :
« J'me suis déjà dégonflé, dis-moi ? Laisse-moi voir seulement si tu t'es pas rouillé après tout ce temps, vieille bique. »
Un sourire carnassier illumina son visage et ses yeux brillèrent d'un défi complice. La nuit s'annonçait longue... Et rien ne vaudrait au petit matin la tête éberluée d'Elerinna qui découvrirait à quel genre de fête son ambitieux colonel de la garde s'était livré pendant qu'elle causait très précieusement avec les beaux messieurs et les grandes dames gloussantes de la haute...
Les vingt minutes qui les séparaient du début des combats passèrent à toute vitesse. Ils discutèrent avec d'autant plus de vivacité que le brouhaha de la cave, digne d'un cirque, roulait bruyamment et s'intensifiait. Et puis le départ fut donné.
Accoudé à la balustrade de planches derrière laquelle s'entassaient les participants aux combats, ainsi que les spectateurs qui n'avaient pas trouvé de place dans les gradins de pierre, le menton plongé dans la paume de sa main, Léo observait les premiers affrontements avec attention. Ses oreilles pointues frémissaient sous ses lourds cheveux noirs et ses deux yeux de Sindarin suivaient avec vivacité les gestes des concurrents en lice, les points d'impact, les techniques approximatives qu'ils utilisaient – souvent des charges lourdes et massives, sans beaucoup de tactique, le premier tour précipitant en vrac dans l'arène toutes les montagnes de muscles avinées de l'établissement et les jeunes bourgeois à qui la bière avait inspiré le goût des sensations fortes. Il repérait aussi, parfois, des boxeurs plus flegmatiques, qui attendaient leur tour les bras croisés derrière la grille et que les parieurs s'arrachaient à grands cris. Ceux-là, masse hétéroclite de bons bourgeois chapeautés et pleins aux as qui misaient stratégiquement et repéraient là les vedettes de la soirée, auxquelles ils proposeraient sans doute à la sortie des défis plus ambitieux aux tournois organisés par le Régent, mais aussi de canailles dépenaillées et trempées, avides de jeu, d'espèces sonnantes et trébuchants et du spectacle de la violence, tous ces gens étaient parqués dans les gradins de pierre et brandissaient leurs reconnaissances de mise en acclamant ou en injuriant indistinctement leurs poulains et leurs adversaires qui s'envoyaient de grands coups de poing dans la figure au milieu de l'arène. Fenris, à travers cet épais capharnaüm, riait fort et discutait vivement des combats, du fonctionnement des paris, des tricheurs, et des grands favoris avec Léo qui répondait par des petits commentaires narquois et rebondissait sur des plaisanteries insouciantes – mais il gardait une bonne partie de son attention fixée sur son repérage méthodique des forces en présence. C'était plus fort que lui, ça tenait du réflexe ou de l'instinct. Ses sens étaient tous sur le qui-vive. L'excitation courait dans son échine et parfois, quand il prenait une profonde inspiration, des étincelles d'électricité piquaient sa peau sous sa tunique et la mordaient le long de ses bras et de son torse jusque dans son cou et dans ses cheveux qui frissonnaient étrangement autour de son visage.
Parfois il examinait Fen lui-même et il se disait qu'on n'en trouvait aucun comme lui ici. Il y avait quelque chose de particulier et de dangereux en lui, qu'il avait fini par dompter mais qui luisait parfois au fond de son œil océanique, qui rendait ses gestes nonchalants plus fauves et ses crocs plus luisants dans la pénombre. Et pourtant il jacassait toujours avec la même gouaille lumineuse que de coutume et pour tous ces gens qui ne le connaissaient pas et qui n'avaient jamais vu la bête, qui n'avaient jamais dû la retenir ou l'apaiser prudemment dans une cabane exiguë au cœur de la jungle, il n'était qu'un concurrent comme les autres, au pire un champion sûr de lui qui se la racontait un peu trop, avec ce grand sourire enthousiaste et vainqueur toujours plaqué sur la figure. Quand on les appela finalement à la grille qu'on levait pour faire entrer les participants dans l'arène, Léo lui envoya un coup de coude dans les côtes, lui sourit d'un air prédateur et passa devant d'un pas vif tout en se débarrassant de sa tunique humide, qu'il plia inutilement en quatre dans un vieux réflexe de militaire avant la tournée d'inspection – quoi qu'il n'avait jamais obtenu particulièrement de succès dans ce genre de tâches – et qu'il posa avec son manteau et son chapeau sur le comptoir prévu à cet effet. Il avait assez d'hydromel et d'adrénaline dans le sang pour avoir oublié les deux croissants de lune pointus, cicatrisés mais encore fragiles, que les crocs du léviathan avaient laissés de chaque côté de son buste ; d'ailleurs il s'y était fait et il n'y aurait sûrement que quelques coups de poings bien ajustés qui lui en rappelleraient le douloureux souvenir.
Il tira négligemment sa crinière en arrière pour l'attacher avec un lacet en cuir et se posta en se frottant les mains devant la grille avec Fen, qui le dominait d'une bonne tête et qui toisait d'ailleurs la majeure partie de la cave de haut. Léo reconnut rapidement leurs deux adversaires qui prirent place à côté d'eux et les salua d'un petit signe de tête pour se permettre de les détailler de plus près. L'un d'eux était un Yorka d'une carrure impressionnante, à la pilosité très avancée et à l'air un peu hagard. Ses larges épaules étaient voûtées, mais il devina que si le bougre prenait la peine de se redresser, il pourrait regarder Fen droit dans le blanc de l’œil. Le second en revanche, un Terran proche de la trentaine, était de taille moyenne et de constitution filiforme, il avait la poitrine large mais le tour de taille svelte et le pas...presque souple – il ressemblait à un acrobate et Léogan le soupçonna immédiatement d'une rare habileté. Une surcharge d'énergie bleutée claqua à nouveau sur son épiderme et tout à coup, la herse se leva. Il attrapa Fen par le bras pour le retenir et s'excusa d'une grimace de la petite décharge qu'il lui infligea, tandis que leurs deux adversaires leur passaient devant. Ils entrèrent à leur tour, à peine quelques secondes plus tard, et Léogan appuya sur l'épaule de son vieil ami borgne pour souffler discrètement à son oreille :
« Le balèze, il a rien d'particulier, sauf deux grosses paluches griffues visiblement. L'autre, par contre... Ça doit être un habitué, tu l'connais ? Mais... il traîne déjà de la patte gauche, j'ai remarqué. Il peut pas aller bien loin comme ça, on va faire le ménage. »
La grille tomba bruyamment derrière eux. Ses poings couverts de vieux bandages se refermèrent lentement. Léo eut un sourire imperceptible. Son sang bouillonnait dans ses veines qui luisaient comme de fins ruisseaux électriques sous sa peau. Son propre monstre, au fond de son ventre, grondait de jubilation et brûlait d'un désir féroce. Les spectateurs cognaient du pied dans les gradins de pierre, ça lançait des bouteilles contre les barreaux de la cage et hurlait des noms et des invectives qu'il ne prenait plus la peine de comprendre. Leurs vociférations ne faisaient autour d'eux, de la cage, de Fen, de lui, et de ces deux pauvres types, qu'une gangue imperméable de violence. Ils s'approchèrent doucement du milieu de l'arène et avisèrent leurs adversaires en face. Léo leva un sourcil désinvolte et désigna le Yorka, puis le Terran d'un signe de tête, tandis qu'il demandait d'un ton tranquille à son ami, qu'il jaugea ensuite d'un regard complice :
« Alors Fen ? Côte de bœuf... ? Ou côtelette d'agneau ? »
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Ven 6 Mar - 4:07
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Mer 15 Avr - 5:11
Il y avait une nonchalance seulement teintée de curiosité dans la voix de Fen, quand il interrogea Léo sur les traces incisives qui lui barraient le torse – un calme amusant et sans reproche qui lui rappela leurs années insouciantes d'aventure, où ç'avait presque été un jeu de repousser toujours plus loin les limites de leur endurance, de leur résistance et de leur santé face aux périls des chemins, de la mer et des hommes. Un sourire sauvage traversa le visage de Léogan.
« Euuh mh, ça ? Boh, rien, ça va, t'en fais pas. J'ai presque servi d'apéritif à un léviathan, y a quelques mois. Ça lui a littéralement arraché la gueule. Et puis... des complications, encore, et toujours... Mais j'suis plus fort. »
Il haussa des épaules tranquillement avant d'écouter son ami commenter sa mise avec ironie et l'entendre presque sérieusement annoncer qu'il le couvrirait avec sa confiance et son dévouement habituels. Léogan, en retour, ne lui lança qu'un ricanement à la figure et le railla d'une mine espiègle :
« C'est mon amour-propre que tu t'fatigues encore à vouloir dérouiller, là, dis-moi ? » La surprotection massive que Fenris déployait à son égard avait parfois des allures louches de provocation, il fallait bien l'avouer – et avec ce vieux renard, les intentions dissimulées étaient légions, il était assez bien placé pour le savoir. Il lui sourit moqueusement. « Eh ben y a encore du boulot. Occupe-toi d'tes miches, si tu veux pas que ce soit moi qui les sauve, mon champion. Ça t'est arrivé trop d'fois, de m'rester collé au train pour couvrir mes arrières et d'oublier les tiennes ! Oh si, si, c'est vrai, vieux frère, ne m'fais pas cet œil-là ! »
Il lui envoya un dernier coup de coude dans les côtes avant de céder le passage aux deux lascars qu'ils combattraient pour se livrer à quelques pronostics à voix basse avec Fenris, qui compléta son bilan par quelques détails alléchants, qui promettaient de rendre la lutte intéressante, quoi que le dernier champion en titre en la personne de ce Terran boiteux entrait en scène avec un peu de plomb dans l'aile.
« Hé ben... marmonna-t-il d'un ton sarcastique. C'est pas d'chance pour lui. Mais on va pas s'apitoyer, hein, en piste ! »
La cloche retentit dans un tintement grêle et la foule rugit d'enthousiasme.
« Alors bon appétit, mon ami. » rétorqua Léogan en ancrant ses pieds dans le sable pour s'apprêter à recevoir la charge d'un de leurs deux adversaires qui, s'il en croyait les fanfaronnades du Lhurgoyf, se bousculeraient pour être le premier à lui coller une mandale et à flanquer sa carcasse amaigrie au tapis.
Mais le coup ne vint pas de l'endroit où il l'aurait attendu. Propulsé sur le côté par l'épaule large de son partenaire, abasourdi par la vitesse de réaction de Fenris, Léogan se laissa doubler et regarda le Yorka colossal se faire projeter contre les barreaux de la cage dans un grand fracas métallique.
« Oh je vois, remarqua Léo en se tournant flegmatiquement vers son meilleur ami, les sourcils levés d'un air rusé. Tu m'fais des galanteries ! J'suis trop bien roulé pour toi, j'te rappelle, mon preux, ne prends pas cette peine. »
Pendant ce temps, le Terran s'était avancé plus calmement vers lui, maintenant que les rôles avaient été clairement assignés, et voulut arrêter sa plaisanterie d'un coup de pied circulaire au goût douteux. Léo l'esquiva d'un déhanchement tranquille de danseur expérimenté, gratifia la souplesse de son adversaire d'un sifflement impressionné, et, profitant de la proximité que lui avait permise sa pirouette, feinta un coup vers son visage et frappa un grand coup de botte bien traître dans son genou estropié. L'autre blêmit, pesta entre ses dents et lui envoya deux crochets serrés auxquels il se déroba sans se presser de droite à gauche, sous le regard visiblement exaspéré de Fenris. Les poings du type, cependant, étaient précis, souples et puissants, et, sans doute parce que l'initiative déloyale de Léogan avait su l'irriter, il fit pleuvoir ses coups rapides destinés à s'enfoncer dans les stries nacrées et rougeâtres qui marquaient encore la poitrine et le ventre de son adversaire pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Léo, quant à lui, ne se pressait pas à l'attaque et, tout en parant de toutes ses forces les poings de l'homme, se plaisait à chercher d'autres failles dans sa posture, sans payer particulièrement de mine devant les spectateurs – qui devaient le prendre pour un énième pochard précipité dans l'arène sans avoir conscience de l'endroit où il mettait les pieds. Mais bientôt, un crochet du Terran le cueillit et le projeta contre les barreaux de la cage. Il se retourna et se soutint à la barrière, presque assommé et sentit une main rugueuse se poser sur son épaule et attrapa un verre de cette blonde dégueulasse que lui avait déconseillée Fen et qu'un spectateur lui tendait en lui montrant son ticket d'un geste véhément, il le but cul-sec, avant de se faire renvoyer dans l'enclos par plusieurs paires de bras. Il eut l’air de tituber en tombant sur son adversaire mais pivota sur sa hanche et le projeta d'où il venait lui-même, d’une poussée brutale à l’épaule. Le Terran se cogna à son tour contre les barreaux, mais se releva aussitôt en grimaçant et s’élança sur lui pour l’attraper soudain par les jambes, le charger et le coincer contre la cage. Léo quitta le sol avec étonnement mais ne manqua pas de parer les coups qu’il lui adressa d’une seule main. Il infligea à son homme une telle douleur en abattant le tranchant de sa main sur le côté de son cou qu’il le lâcha immédiatement. Il s’écrasa à nouveau par terre et se releva en s’aidant des barreaux. Mais l'autre fondit aussitôt sur lui et la frappa si fort à la pommette qu'il en fit un tour sur lui-même avant de se retrouver effondré sur le dos. Le souffle coupé, ricanant à moitié, il s'ébroua et roula sur le côté en voyant la botte de son adversaire se précipiter droit dans le coin de sa figure. Un rapide coup d’œil du côté de Fenris et du géant qu'il combattait lui suffit pour remarquer qu'il n'en menait pas bien large non plus de son côté, face aux cornes du Yorka, sa stature impressionnante et l'amas de muscles qu'il faisait mouvoir comme des montagnes sur tout son corps. Bon. C'était assez ri comme ça. Léo se remit sur pieds aussi vite qu'il le put et avança d'un pas ferme vers son opposant qu'il poussa en arrière d'un geste brusque.
Alors, il bondit souplement, presque comme un pas de danse et abattit brutalement le tranchant de ses mains sur les oreilles du Terran qui, désorienté et assourdi, tenta tout de suite un crochet en contre-attaque. Il para par un blocage du coude et, immédiatement, assena un puissant coup de poing dans le foie de son adversaire, qui devait subir quelques sévices alcoolisés depuis le début de la soirée. Il voulut lui envoyer son poing gauche dans la figure, mais il le bloqua également et envoya son coude dans sa mâchoire pour le faire tituber dans l'angle qu'il visait. Alors, ses coups prirent plus de puissance : ses pieds s’ancrèrent fermement sur le sol, il envoya un poing détendu dans les côtes du type et un autre au milieu de sa trogne. Il se plia en deux.
« En plein dans le pif ! Ha ! C’est au moins la médaille du mérite une manœuvre pareille ! FEEEEEEEEEEEN ! » brailla aussitôt Léo pour avertir le blondinet qui se trouvait désormais dans sa ligne de mire directe.
Enfin, il éleva les bras au-dessus de ses coudes pour se maintenir en équilibre, sauta et heurta le Terran au diaphragme d'un puissant coup de pied. La force de l'envoi projeta l'homme sur quelques mètres, il roula violemment sur le sable et heurta son camarade en plein dans l'arrière des genoux.
Tandis que le Yorka titubait pour ne pas marcher sur le corps brisé de son compagnon, Léo qui n'avait pas autant de scrupules, se précipita à sa rencontre, prit appui d'un pied sur la poitrine de sa première victime, puis d'un bond souple, atterrit dans son dos et s'accrocha de toutes ses forces à ses épaules. Le colosse poussa un grognement de rage, banda ses muscles, replia sa large poitrine et se redressa dans un ahanement terrible.
« Wooooh, puuuutain ! lâcha Léogan en écarquillant les yeux. Ça c'était pas prévu comme ça ! »
Ses bottes quittèrent tout à coup le sol de l'arène et il resta suspendu quelques fractions de secondes aux épaules de leur ami bovidé qui faisait encore face à Fenris. Celui-ci se plaça en garde défensive pour parer ses coups et tenta au même moment une violente torsion des bras pour se débarrasser de son cavalier improvisé, qui vola presque à travers la cage mais qui crispa ses doigts dans les replis de sa chair comme un chat plante ses griffes dans la croupe d'un canasson qui se cabre. Il raffermit sa prise crachant et feulant et replia une de ses jambes autour du bassin du géant, puis la deuxième, avant de coincer son bras nerveux sous son menton pour faire pression sur sa trachée. Son cou de taureau enflait prodigieusement à chacune de ses respirations, que l'étranglement rendait toutefois plus pénibles, à mesure que Léogan, les dents serrées, tirait en arrière et resserrait ses jambes pour l'immobiliser. Secouant la tête pour dégager sa crinière de ses yeux, Léo parvint à se dresser par-dessus l'épaule de sa victime, à fusiller Fen du regard, qui considérait cette scène grotesque d'un air incrédule, et l'invectiver en vociférant :
« T'attends quoi, joli cœur ! J'vais pas rester là toute la sainte journée ! Nom de dieu, flanque-lui un coup d'boule ! Dépêche ! »
Le coup que le Lhurgoyf lui porta aussitôt sonna leur Yorka qui laissa échapper un râle rauque et Léogan, un sourire plein de crocs aux lèvres, sangla plus solidement encore son bras sur sa gorge pour le garder dans un état d'hébétude profonde, le temps de crier en alfari à son frère pour couvrir les grondements enthousiastes de la foule :
« Faut le bloquer, je vais lui faire une prise au sol, toi tu l'assommes. Ensemble, prêt ? Un-deux-trois ! »
Sans attendre un mot de consentement, Léo flanqua un grand coup de talon dans l'estomac de leur gaillard, qui lui arracha un borborygme étouffé, et tirant de tout son poids, l'entraîna en arrière. Le bonhomme trébucha, buta pour de bon contre son camarade étendu à ses pieds et se cassa la figure lourdement dans le sable. Léogan, qui avait tout de même prévu que la réception serait dure à travers les vapeurs de son état d'ébriété, rentra la tête entre ses épaules et relâcha la prise de ses jambes. Cela ne l'empêcha pas pourtant de se faire littéralement écrasé sous les deux bons quintaux que pesait l'animal et d'avoir le souffle coupé sous le choc. Cependant, seule sa jambe droite était coincée sous le corps massif du Yorka, il dégagea vivement la gauche et l'abattit comme une guillotine sur son thorax, bloquant des deux mains le bras qui se situait de son côté et martelant un violent coup de talon dans la clavicule de l'autre bras, qui gémit et craqua délicieusement. Il maintint impitoyablement sa prise, mais il ne sentait presque plus sa jambe droite, qui s'était engourdie dans la chute et qui restait prisonnière sous la lourde carcasse de son patient. Ce dernier tenta de dégager son bras en forçant sur la poigne que Léogan gardait verrouillée autour de son épais poignet. Immobiles dans les nuées de poussière soulevées par leur affrontement, trempés de sueur, ils luttèrent en grondant d'effort, mais aucun d'eux ne parvenait à bouger significativement.
« Bordel, faut ralentir sur les double portions à la cantine, mon gros... suffoqua Léo, avant de braquer un regard brillant sur son meilleur ami. Feeeeeeeen ! Bouge ! »
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Ven 22 Mai - 21:25
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Dim 24 Mai - 6:18
Léo ne s'était jamais bagarré très sévèrement avec Fen et quand il le voyait étrangler un homme-taureau à quelques centimètres à peine de son propre visage et lui rétamer la trogne dans les règles de l'art, il en aurait presque éprouvé du soulagement et une forme de satisfaction – comme si son instinct de préservation et les maigres restes très éparpillés de son bon sens s'en félicitaient mutuellement. Néanmoins, il avait une jambe bloquée sous le poids de deux colosses qui à eux deux pesaient deux à trois quintaux et ça commençait à faire beaucoup pour tenir ce genre de considérations. Heureusement, la cloche retentit au-dessus de leurs corps en tas et de leurs membres disloqués, et Léogan relâcha aussitôt le bras de sa victime qui jusque là avait lutté avec l'énergie farouche du désespoir. S'il put compter sur Fen pour se relever rapidement, quoi que manifestement contusionné de tous les côtés, il dut user de ses dernières forces pour dégager le Yorka de sa jambe engourdie et se relever en claudiquant comme un cuitard en fin de vie. Il sautilla sur place en tentant de retrouver la sensation de son pied et se fit derechef choper par son frère qui, plié en deux, trouvait pourtant moyen de filer la métaphore jusqu'à la lie. Il rigola franchement.
« Hé ben j'espère qu'il te passera, parce que pour la suite faudra avoir l'estomac bien accroché ! » Il lui décocha un coup de poing inoffensif dans les côtes. « Parce qu'on va pas en rester là, non. Une cuite sans digestif, c'est comme une femme sans esprit, un escroc sans couvre-chef : quelque chose qui déplaît aux dieux. »
Il s'esclaffa à sa propre remarque, se frotta sa pommette où commençait à palpiter un bleu douloureux, et – insouciant comme d'usage de son état physique – tira son ami par le bras pour le sortir de la cage et passer à la suite des réjouissances. Tâtonnant un peu distraitement sur son torse trempé de sueur, où ses plaies avaient pris des teintes rosacées peu engageantes, il revêtit sa tunique d'un geste expéditif et remit la main sur son feutre et son caftan noir, avant de suivre Fenris vers le bar miteux de la cave, où ils reçurent une somme conséquente d'un combinard chargé des comptes. Leurs gains de la soirée en poche, ils remontèrent l'escalier branlant sans attendre que toute la foule des bourgeois encanaillés de Tyrhénium et des pégus crasseux du coin ne s'y bouscule. La taverne, à l'étage, était aussi enfumée qu'ils l'avaient laissée, et encore dans une torpeur entre deux vins, alors que toute l'animation s'échappait en huées cacophoniques des profondeurs de l'établissement. En marchant vers le comptoir, où ils comptaient bien débourser une partie de leur salaire pour ce fameux digestif, Léo croisa le pauvre musicien de tout à l'heure, qui peinait à tirer trois accords corrects de sa guitare, et qui s'était endormi sur une table, deux choppes de blonde vide sous le bras, son instrument abandonné malheureusement à ses pieds – et il ne lui vint bien entendu qu'une chose à l'idée. Il embarqua la guitare naturellement pour la glisser sous son bras, comme si elle lui avait appartenu, et si quelqu'un s'était aperçu de son geste, c'était sûrement ce qu'il aurait cru.
« Patron ! Une bouteille de whisky, de l'absinthe et du gin ! » commanda Léo en s'accoudant sur le comptoir, où il empila la belle somme de vingt-cinq dias. Il sourit de toutes ses dents à Fen, qui, vu les hématomes qu'il avait récolté en bas et sa gueule d'empeigne, avec sa lèvre fendue, méritait bien un remontant de meilleure qualité que la picrate de base de l'établissement. C'était tout le jeu des tavernes, ou disons l'ordre des choses. Quand on n'y dépensait pas son argent pour boire, on en gagnait pour boire davantage ou pour boire mieux. Léo posa une main sur l'épaule de son ami et la tapota tranquillement. « Et l'ardoise est pour moi, c'coup-ci. J'vais t'faire un mélange, mon champion, tu m'en diras des nouvelles. »
L'aubergiste, sans demander son reste, encaissa son prix rubis sur ongle et avec la mine des grands jours, se dirigea dans son arrière-boutique pour dénicher trois bouteilles poussiéreuses que Léo cala sous son deuxième bras, laissant Fen se charger des verres. Il examina les étiquettes des spiritueux qu'on lui avait remis, un whisky pure malt, très clair, quinze ans d'âge, une absinthe vieillie qui, une fois débouchée, avait une odeur de mélisse citronnée, et un gin dont l'alcool de grains de base n'était, de nez, mélangé qu'à des baies de genévrier, ce qui conviendrait très bien à ce qu'il avait en tête. Il glissa un sourire énigmatique à Fenris et plaça ses deux verres côte à côte pour bien mesurer son œuvre. Il y versa d'abord un tiers de gin, puis un tiers de whisky et enfin un tiers d'absinthe, qu'il mélangea simplement à la cuillère. A première vue, ça ressemblait à la boisson rêvée pour un ivrogne pressé de tomber raide mort sous une table. D'aussi loin que Léo avait mené ses expériences, cette mixture-là divisait les gens d'alcool au moins aussi bien que les intrigues d'Elerinna divisaient le temple de Kesha. Aimer l'absinthe était certainement un prérequis obligatoire, et même avec ça, le mélange était brut, loin des conventions et surtout déconseillé aux âmes sensibles – dont Fenris n'était pas, à n'en pas douter. Il poussa le verre qu'il avait préparé à son ami vers lui et s'assit en s'étirant face au sien. Puis il respira profondément et but une longue gorgée de son mélange. Le spiritueux très composite coula dans sa gorge et lui arracha une grimace de difficulté. Il leva la tête vers son meilleur ami et, dans un vertige un peu douloureux, ne put s'empêcher de ricaner à la tête qu'il faisait de son côté. L'absinthe s'emparait d'abord de tous leurs sens, tandis que le gin et le whisky se battaient en arrière-plan pour obtenir une seconde place. Les trois composants de la mixture se heurtaient à l'extrême, et pourtant dans le chaos qui se bousculait dans la bouche, le crâne et la gorge de Léo à ce moment-là, quelque chose les tenait bizarrement ensemble. Il s'essuya les yeux en soupirant et prit une pause bien méritée en s'écartant un peu de la table pour poser sa guitare d'emprunt sur ses genoux.
La tête tout à coup très légère et le front fumeux, il se trouva machinalement à gratter une sérénade de nuit d'été qu'il avait joué autrefois, dans des circonstances presque similaires, à peu de choses près, sur les chemins ou dans une taverne enthousiaste avec Fenris – quand il n'était ni colonel d'il ne savait quelle banquise d'esquimaux femelles, ni magouilleur en politique, ni père de famille, ni amant, traître, ni rien du tout. Les thèmes populaires bondirent joyeusement sous ses doigts, tandis qu'il digérait peu à peu tout l'alcool qui remuait dans son estomac, et peu à peu, il lui sembla être revenu une centaine d'années en arrière, comme si rien ne s'était passé entre cette époque d'insouciance et cette nuit pluvieuse, rien que le quotidien d'escrocs téméraires qu'il avait partagé avec Fenris.
« Qu'est-ce que c'est qu'ça ? »
La voix rocailleuse d'un Zélos les tira brutalement de leur réflexion digestive et Léogan leva la tête vers lui en papillonnant des paupières comme un hibou endormi, cessant du même coup sa sérénade à la guitare. Il mit une paire de secondes à faire aller et venir son regard entre Fenris, le nouvel arrivant et leurs consommations, avant de comprendre que leur massif voisin, qui venait de finir un jeu de cartes sur la table d'à côté, s'intéressait aux trois bouteilles de bon prix qu'ils avaient à disposition entre eux.
« Ça ? C'est un truc de grands ducs, pas une piquette de bois-sans-soif, rétorqua Léo avec emphase. ...t'as pas les boyaux assez solides pour seulement vouloir le savoir, mon gars. – Ha ouais ? – C'est la vérité vraie. – Et si moi j'vous dis que j'vous tiens l'menton, à vous autres ? »
Le Zélos les couvait d'un regard noir de fierté et de défi. Un sourire moqueur serpenta sur les lèvres de Léo. Le bonhomme était évidemment d'un sacré gabarit, ce qui donnait un certain intérêt à la compétition, mais ça ne faisait pas tout à l'affaire. Pour tenir sur un mélange pareil d'alcools forts, il fallait avoir roulé sa bosse un moment dans la grande secte des alcooliques de tout bord, et avoir du pèze à y consacrer, ce qui n'était sans doute pas le cas de tous les Zélos qui traînaient dans les bas-fonds de Tyrhénium. De son côté, songea Léo avec amusement, le Peau-Verte avait certainement cru avoir flairé le bon plan en repérant ces deux types à moitié défoncés, dont un Sindarin dont la constitution physique ne porterait pas très loin dans cette sorte-là de concours. Dieux, que le monde se faisait de préjugés sur la physionomie elfique – et ce n'était pas à son avantage. Au monde. Pas à la physionomie elfique. Léo avait appris depuis bien longtemps les avantages qu'il pouvait tirer à se laisser sous-estimer. Il passa un bras sur le dossier de sa chaise et renversa sa tête en arrière de son air le plus provocateur.
« Ouais, dans le genre tu paries même pas vingt dias que tu survis à au moins un de nous deux à c'mélange là ? – Trente dias, rétorqua le Zélos en posant un poing sur la table. – Mh ? – Ça couvre largement vot' consommation. – Bon, fit Léo, en lançant un regard léger à Fen, mettons. Bienvenue à notre table, camarade. Patron, y nous faut des verres par ici ! » s'exclama-t-il en direction du comptoir.
Le colosse chauve occupé à essuyer sa vaisselle dans un chiffon de plus en plus crasseux répondit à son apostrophe d'un signe de la main et quelques minutes plus tard, il leur porta une bonne quinzaine de petits verres à pieds. Léogan s'empara de trois d'entre eux et y versa un mélange équivalent d'absinthe, de gin et de whisky, qu'il se servit ainsi qu'à Fenris et à leur invité.
« Honneur aux guerriers, v'là pour toi, dit-il narquoisement, en le lui glissant sous le nez tandis qu'il s'asseyait face à eux. Faut avoir de sacrées baloches pour tenter l'diable sans savoir même son nom. Ou être au moins con comme un pied d'chaise, l'avenir nous l'dira. Ton opinion à toi sur la bravoure, Fen ? »
Il leva un regard sournoisement complice à son frère qui, il le savait, prendrait un malin plaisir à baratiner leur type, ou même à le pigeonner encore jusqu'aux yeux, et continua de servir trois séries égales de petits verres qu'il alignait devant chacun d'entre eux en souriant narquoisement aux remarques de Fenris. Le Zélos avait allongé une bourse sur la table et Léo jeta sèchement la sienne par-dessus en vidant de son autre main l'un de ses propres verres qu'il retourna et claqua devant lui d'un petit air satisfait. Il se retourna vers Fenris, dont c'était le tour, puis se renversa dans sa chaise qu'il fit basculer en arrière, pour gratter énergiquement les cordes de sa guitare en marquant la cadence des ongles sur le bois de sa caisse.
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Dim 14 Juin - 21:11
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Lun 15 Juin - 4:26
La voix basse et profonde de Fenris, ciselée d'accents cassés qui lui donnaient une sensibilité particulière, résonnait encore dans les relents de putréfaction de la petite auberge miteuse où ils avaient échoué – et les paroles bien arrangées de son ami enveloppaient encore l'esprit de Léo d'un songe voilé, de nuits d'été et de soleils brûlants, de souvenirs de courses sur le sable, de fêtes dans les oasis et de conquêtes sur le vaste océan. Il y avait un goût de liberté dans la voix de Fenris. Un goût de liberté étrangement familier, encore nimbé d'un mystère incompréhensible qu'il avait toujours eu cœur à saisir – et auquel il avait un jour tourné le dos sans même savoir pourquoi.
Il écoutait à demi son frère charlataner Tillia, une brunette aux cheveux coupés courts et aux yeux très verts, qui lui rappelèrent Erynn, si loin de lui ce soir-là, si loin de lui ces dernières semaines encore, tandis qu'il accueillait pour sa part le Zélos à leur table. Léo souriait malicieusement, faisant mine de ne pas prêter attention à la scène, tandis que Fenris enroulait leur tablée de fumées sucrées de cannelle et de cerisier. Les deux femmes vidèrent finalement les lieux, alléchées par l'offre de ce borgne à la voix chaude et aux paroles séduisantes. La porte de l'auberge se referma sur elles dans un bruit de pluie torrentielle et Léogan ricana à l'adresse de son ami, sous le regard blasé de leur comparse Peau-Verte.
« J'suis p'têt au fait de ce qui déplaît aux dieux, dernièrement, mais je vois que d'ton côté, t'es toujours au courant de ce qui plaît à ce qui porte ici-bas un corset et un jupon, hm ? »
Le Zélos soupira franchement et Léogan s'esclaffa sans bruit à la réponse qu'offrit Fenris à la perche qu'il lui avait tendue. Il était spirituel sans même faire aucun effort, ce type. Et vexant avec ça. Leur compagnon se renfrogna encore davantage et Léo descendit un deuxième verre, qui lui ravagea la gorge et lui tordit les entrailles en un éclair, tandis que le blond poussait un hurlement à en faire trembler les chaumières, et qui manqua de le faire s'étrangler dans son mélange. Il toussa quelques instants, en retournant son verre sur la table, et envoya un coup de poing de reproche dans le bras du loup chanteur qui attirait tous les regards de la taverne sur eux. Et bientôt, trois filles se pointèrent à leur table, qui commençait décidément à se peupler, et Fenris les accueillit avec sa gouaille habituelle, tandis que Léogan les considérait sans un mot, accoudé de son côté, la guitare toujours sous le bras et l’œil brillant d'espièglerie. Il semblait que c'était déjà une affaire entendue pour la blonde en robe bleue, qui s'assit aux côtés de Fenris en frissonnant un peu, trempée jusqu'aux os, face à Léo qui la salua d'un simple signe de tête sous sa tignasse noire. Pas très inspirées par la présence du Zélos, qui restait silencieux face à ses verres, Tillia et son amie se débarrassèrent de leurs capes mouillées et s'installèrent près de Léo qui les regarda faire tranquillement en jouant quelques accords perdus, sans daigner répondre au contact que Tillia tentait de nouer en se penchant suggestivement vers lui. Elle avait un décolleté moins affriolant que la compagne de Fen, une robe moins aguichante en fait, qui révélait une condition modeste mais un métier relativement éloigné de la prostitution. Quoi qu'une femme pauvre n'en soit jamais vraiment loin... Elle sentait d'ailleurs un parfum de camélia de mauvaise qualité, sucré, mais bizarrement rance à son odorat de Sindarin, qui ne laissait pas vraiment de doute sur ses intentions en pareil endroit. Seulement elle avait une frimousse farouche, au teint olivâtre, sous ses cheveux coupés courts, qui lui fit tirer un sourire en coin.
« Les musiciens ont malheureusement toujours les mains occupées, ma belle. Mais prenez ça, réchauffez-vous. » dit-il, en remettant son caftan sec aux mains de Tillia, qui était la plus proche de lui et qui le partagea avec son amie en la serrant près d'elle. Puis il se retourna vers Fenris avec un sourire fin et poursuivit : « En outre, cher vieux renard, un vrai gentleman leur laisserait le loisir de choisir une fois le défi de boisson arrivé à son terme. Histoire de voir... Lequel sera le plus endurant. Et de le préférer peut-être au plus agréable à regarder des deux. »
Il haussa des sourcils d'un air mystérieux, fixant le canin blond d'un œil plein de sous-entendus, et les filles pouffèrent nerveusement.
« Cependant, reprit-il, d'un ton plus solennel, en ramenant un verre vide vers lui, et en saisissant une des trois bouteilles, au nom de l'égalité des sexes, afin d'équilibrer nos jugements respectifs dans les vapeurs de l'alcool, je me permets de vous demander, mesdames. Gin ou whisky ? Absinthe peut-être ? Ou un peu des trois ? »
Il prit le temps de servir les trois femmes à leur convenance, déjà indécis à l'idée de finir sa soirée dans des draps moites avec une inconnue quand il avait quelque part une femme qui lui aurait fait sauter la cervelle si elle s'en était seulement douté, et un fils avec elle, mais plus frileux encore à penser qu'il pourrait coucher ivre mort avec une demoiselle parfaitement sobre.
Tillia avait visiblement un penchant pour le whisky, qu'elle semblait découvrir avec curiosité, ce qui lui attira la sympathie silencieuse de Léogan. Après trois ou quatre verres de sa décoction, il devenait un peu plus malléable et sans protester, il laissait la jeune femme se pendre à son bras en riant aux bêtises qu'il disait. Le sixième verre lui monta puissamment à la tête. A sa gauche, le Zélos commençait visiblement à perdre pied, lui aussi, mais il avait l'air de faire tous les efforts du monde pour garder la tête droite sur les épaules et ses yeux ancrés sur les deux bourses qui trônaient au milieu de la table. Pour reprendre un peu ses esprits, Léo choisit de se relever et un trouble violent lui traversa la cervelle. Il retint une nausée très peu appétissante dans sa gorge, puis se reposa contre le mur froid pour se concentrer sur le jeu de sa guitare. Tillia s'était levée également et pendant quelques minutes, tira un malin plaisir à tenter de le déconcentrer, le menton perché sur son épaule, les mains baladeuses dans les plis de ses vêtements. Et tout à coup, il secoua la tête férocement pour se réveiller.
D'une acrobatie assurée – qui manqua de le flanquer par terre – il sauta à pieds joints sur le banc et un autre pas le mena sur leur table, à l'écart des verres et des bouteilles, où il frappa du talon et de la plante du pied par deux fois pour marquer le rythme. Ses doigts bondirent spontanément sur les cordes de sa guitare, qui à l'oreille semblèrent se multiplier à l'infini, à un rythme effréné, tandis qu'il faisait claquer ses bottes contre le bois, dans une série de talons-pointes qui ne s'arrêtèrent que par un frappé puissant. Il tournoya lestement sur lui-même, les yeux fermés et le visage couvert de sueur, projeté dans une transe étrange, à une centaine d'années et quelques milliers de lieues au sud de cette taverne biscornue, sous les yeux éberlués de ses compagnons de cuite et sous les acclamations de la foule qu'il n'entendait pas, mais qui se réjouissait de l'animation qui naissait enfin entre les murs des Deux Renards. Au milieu des secousses que Léo produisait sur la table, soudain, il y eut un autre bruit, plus sourd celui-là, qui se détacha des ornements de la guitare et des jeux de pieds. Le Zélos venait de s'effondrer tête la première dans son verre, et les filles poussèrent ensemble un grand cri de victoire. Alors à cet instant précis, Léogan chancela sur la table, trébucha et son pied finit par rencontrer le vide, tandis que deux âmes charitables qui se trouvaient là à regarder le numéro se précipitaient pour l'empêcher de tomber. Un pied sur le banc, l'autre quelque part ailleurs, il papillonna des paupières et regarda autour de lui comme s'il se réveillait d'une très profonde torpeur. Il s'aperçut enfin qu'on le tenait fermement au-dessus du vide et il se cabra, les yeux grands ouverts.
« Arrière les Esquimaux ! » s'écria-t-il en se redressant tout à coup pour se débarrasser des paires de mains qui le soutenaient. « Pas besoin d'aide. D'ailleurs, mon frère et moi, nous ramassons la mise et nous rentrons seuls. Les matadors rentrent toujours seuls ! Plus ils sont grands, plus ils sont seuls. – Oh, soupira en battant des cils la brunette qui s'était accrochée à lui pendant tout le défi à boire, et qui s'accouda sur la table pour le couvrir d'un regard de braise, mais y aurait bien une petite place au chaud pour nous, non ? – Mh, fit Léo, en posant un instant un genou sur la table, le sourire tout près du visage rosi de la jeune femme, je ne saurais vous le refuser, à votre aise, duchesse. » Il lui fit un baise-main comme à une grande dame et se releva brutalement. « Hé bien, s'exclama-t-il, pour s'adresser d'une voix claire, bizarrement ulcérée, à l'ensemble des tablées, nous prenons en la compagnie de ces dames la première diligence à destination des pays du sud ! Nous vous laissons à vos banquises, à vos igloos, à vos pingouins. J'ai tout de même pas mal voyagé, et laissez-moi vous dire en toute connaissance de cause, que votre patelin est tarte, comme il est pas permis, et qu'il y fait un temps de merde ! Vous savez pas ce que c'est que le soleil, vous l'avez jamais vu, vous, et de toute évidence, tous autant que vous êtes, vous avez le vin petit et la cuite mesquine ! C'est le nord, ça. Terrible, l'effet du froid sur les hommes. Dans le fond, vous ne méritez pas de boire ! » acheva-t-il, avec une moue de mépris, le menton haut.
Les gens avaient fini par faire émerger leurs nez de leur picrate, par lever la voix et réclamer qu'on le fiche à la porte, et quant à ceux qui étaient trop embarrassés pour glisser un seul coup d’œil sur cet étranger beurré comme une tartine, ce rigolo qui prenait les tables de l'établissement pour une piste de castagnettes, ils n'étaient pas sans entendre son discours fantaisiste.
« Gnnh. » Léo jeta un regard étonné sur le Zélos, effondré sur la table, qui se prenait la tête entre les mains pour tenter de retrouver ses esprits. « J... J'n'ai... pas dit... mon dernier... »
Ha oui. C'était ennuyeux. Coriace, l'animal. Et puis ils avaient d'autres projets pour leur fin de soirée que celui de finir le nez dans le caniveau, au bout du compte. Alors, enfin... Parfois, il est utile de savoir donner un petit coup de pouce au destin. Léo ne sut pas lui-même s'il dérapa accidentellement de la table où il était perché ou s'il le fit à dessein – un peu des deux sans doute, car si l'intention de ruser y était, il perdit bel et bien l'équilibre et dans sa chute en se retournant brusquement, il en profita pour flanquer un coup de manche de guitare dans le lobe occipital du Peau-Verte, dont le front rebondit sur la table dans un bruit mat et qui rejoignit presto le pays des songes. Léo, quant à lui, se péta la figure par terre, mais se retint avant de s'écraser comme une crêpe en attrapant une épaule de Fen, dont il s'aida pour se rétablir en équilibre sur ses deux pieds. Il s'appuya sur le dossier du banc de son ami, rentra la tête dans les épaules, surpris par la rudesse de la réception, et cligna des yeux pour essayer d'émerger de son vertige.
« Ce n'est rien, marmonna-t-il en portant une main à son front. J'ai trébuché... sur un piège à phoque. – Hé toi ! » s'écria une voix, dans son angle mort. Léo se retourna en vacillant un peu, le visage très digne, et plaqua une main sur sa poitrine, en cherchant du regard celui qui l'interpellait – un joueur de cartes de la table voisine, certainement un ami du Zélos. Oh. Ah. Haha. « Oui, toi ! J't'ai vu ! T'es un foutu tricheur ! – Fenris, on m'insulte. Un sac à vinasse m'insulte. » dit très calmement Léogan, en tâtonnant de la main pour retrouver l'épaule de son frère et la saisir, perdu dans une confusion alcoolisée qui faisait tanguer l'auberge autour de lui. Et soudain, il eut un sursaut et fit face avec emphase à un Fenris aussi ahuri que lui qui le regardait sans comprendre. « Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour réparer ce tort ? Défends mon honneur, enfin ! »
Mais déjà, les trois hommes qui jouaient aux cartes avec le Zélos tout à l'heure s'étaient levés et se dirigeaient d'un bon pas vers lui. Par les saintes culottes de Kesha, ça commençait à sentir le roussi.
« Comtesse, toutes mes sincères excuses. »
Il fit glisser la compagne de Fen, qui riait de bon cœur sans saisir ce qui se passait, ivre jusqu'aux yeux, à l'autre bout du banc afin de lui épargner la charge massive de trois individus furieux et bondit sur l'assise, puis sur la table pour prendre ses jambes à son cou. Cependant, l'un d'entre eux parvint à l'attraper par la jambe, comme à un chat de gouttière qui se fait la malle, et il glissa la tête la première au milieu des bouteilles, des verres et des bourses de dias ouvertes sur la table – tout ça vola avec lui à grands fracas de l'autre côté de la table qui se renversa dans son élan. Sonné, étourdi par le choc, la guitare entre les mains, il se retrouva les fesses par terre dans des débris et des liquides aux parfums capiteux, devant les deux autres femmes qui s'étaient relevées d'instinct, face aux clients surpris qui avaient interrompu leurs conversations pour se tourner vers lui, et dos à ses poursuivants – qui tous scrutèrent soudain les dalles de la taverne, où s'étaient éparpillées les espèces sonnantes et trébuchantes que Fenris et lui avaient durement gagnées ce soir-là. Dans le silence gêné et surtout de plus en plus avide de l'assemblée, Léo échangea un regard alarmé avec Fen, puis se rabattit vers les deux ou trois autres tablées, les jeunes femmes et les amis du Zélos en levant un index d'avertissement.
« Alors là je vous arrête tout de suite. »
Et tout à coup, quelques dix personnes se jetèrent comme un seul homme sur les dias qui roulaient en rutilant à leurs pieds, dont Léo, qui plongea sur le sol pour amasser autant d'argent qu'il le pouvait. Le talon d'une botte s'écrasa brutalement sur ses doigts dans la cohue et il retira aussitôt sa main avec une grimace de douleur, avant de lever les yeux vers le type qui avait eu l'affront de lui détruire les phalanges. Un grand barbu, qui repoussait une des jeunes femmes accrochée à son bras – pour porter secours à Léo ou récupérer sa part du butin, c'était difficile à déterminer – et qui se ruait comme un rapace sur l'or qui émergeait des flots de gin et de whisky. Alors Léogan se désintéressa complètement des dias qu'on leur volait à pleines poignées, il saisit le manche de sa guitare d'un geste sûr et envoya violemment la caisse de l'instrument dans la trogne de son agresseur, dans un bruit désordonné de trilles qui explosa à l'impact.
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Sujet: Re: Les Princes de la cuite - PV Fenris Ven 7 Aoû - 17:20