La sombre affaire Varss, Partie 2

Sa troisième lecture consécutive terminée, la Commandante leva les yeux vers le lustre qui ornait le plafond de son bureau et, d’un vif geste du doigt, elle abattit la moitié du parchemin sur l’autre comme pour en cacher le contenu à un observateur imaginaire. Elle fixa la flamme dansante d’une bougie pendant un moment avant de froncer les sourcils et de passer la langue sur ses molaires.

Le second rapport d’Alyse, celui que la Lhurgoyf avait rédigé par méfiance envers Trahin, semblait confirmer la théorie selon laquelle les Cavaliers Rouges envoyés en patrouille à la frontière quelques mois auparavant avaient des choses à cacher. Entre les éclaireurs tardifs, les traces de luttes inexpliquées et les comportements paranoïaques, Varss et ses hommes prenaient des allures intrigantes. On aurait pu croire que l’ancien Commandant était conscient de la présence d’espions Cimmeriens dans la région et avait fait en sorte de les confronter en très petit nombre, possiblement seul étant donné sa longue absence au milieu de la journée. En plus de cela, le déroulement des faits laissait entendre que ses soldats avaient été soit manipulés, soit corrompus.

Il fallait ajouter un détail. Après avoir parlé aux Seigneures Lupercal et Rasphodos, Kreen avait inspecté une énième fois les documents qui avaient tant excité sa curiosité, et elle avait découvert une chose. Une des informations que la plupart des comptes-rendus avaient mentionnée était la suivante : la présence d’Alyse avait constitué un remplacement de dernière minute. Le Cavalier que Trahin avait sollicité à l’origine, Horsh le Pâle, s’était désisté. La raison à cela ne figurait que dans le rapport de Varss, et elle était vague ; visiblement, Horsh avait été grièvement blessé lors d’une embuscade deux jours avant le départ de la patrouille, à plusieurs miles de Thémisto. Kreen avait bien remarqué que cette information était potentiellement louche mais elle n’était pas parvenue à la lier aux incohérences qui suivaient. Si Trahin avait comploté, pourquoi aurait-il pris le risque de se faire accompagner par un Cavalier innocent ? Et si la présence d’Alyse avait perturbé les autres guerriers, ils ne l’auraient pas mentionné dans leur rapport de toute manière. Les échanges de postes n’étaient pas rares, et d’après ses informations, les malheurs d’Horsh étaient bel et bien véridiques. Elle avait pourtant persisté dans son obsession et analysé les écrits encore plus profondément.

La façon dont le Molosse avait formulé le passage en question laissait entendre que le changement de personnel avait été de son fait, mais cela était dû à sa constante utilisation de la voix passive : « le lieutenant Horsh le Pâle a été dispensé […]. Alyse Lupercal a été choisie pour prendre son poste au sein de la patrouille détachée vers le nord. […] Les lieutenants ont été nommés à la tête de deux groupes d’éclaireurs […]. ». Le Séide n’avait réalisé qu’après l’entrevue avec ses témoins que cette syntaxe était peut-être suspecte. Elle n’avait jamais eu accès aux rapports de ses supérieurs, et même au moment présent, il était peu probable que, selon les règles hiérarchiques instaurées des siècles auparavant, elle eut vraiment eu le droit de lire les comptes-rendus de Trahin. Personne n’avait eu l’air de se préoccuper du protocole, cela dit, et elle avait plongé dans les archives du manoir pour consulter tous les rapports écrits jusque-là par son prédécesseur. Quelques-uns avaient suffi : Trahin n’écrivait pas à la voix passive. « J’ai monté une escouade de vingt hommes. […] J’ai envoyé le capitaine Ragahrt Kolgg auprès du Maire de Ridolbar. […] Les capitaines des deux patrouilles ont interrogé les sept dissidents sur place. » Kreen en déduisit une chose ; ce n’était pas le Commandant qui avait choisi la Lhurgoyf. L’ordre de remplacer Horsh par Alyse était venu d’autre part. De plus haut, sans doute. Varss savait que ses écrits seraient lus et ses dires vérifiés, alors il avait fait en sorte de ne pas vraiment mentir.

La Commandante n’avait donc plus aucune raison de laisser au disparu le bénéfice du doute ; il avait tramé quelque chose et fait tremper ses soldats dans des histoires de manigance. Restait à savoir s’il en avait payé le prix ou récolté les fruits – et le fait que quelqu’un de haut placé avait possiblement essayé d’utiliser Alyse pour contrer les plans de Varss laissait penser que la première option était plus probable. Hélas, cela laissait aussi penser que la Seigneure Lupercal n’était peut-être pas si innocente que ça, alors Kreen ne pouvait plus lui poser aucune question directe. Peut-être que la Lhurgoyf savait pourquoi on lui avait demandé de remplacer Horsh, et peut-être qu’elle savait qui avait imposé cette décision. Si c’était le cas, alors elle était impliquée dans la disparition de Trahin et servait quelqu’un de puissant.

La flamme vacilla suite à un courant d’air, alors Kreen baissa les yeux sur la porte fermée à laquelle elle faisait face. Enquêter sur cette affaire allait sans doute prendre du temps, et elle ne pouvait pas se permettre de laisser ses envies de jouer les enquêtrices prendre le pas sur ses nouvelles responsabilités. D’un autre côté, il était hors de question de laisser les traîtres en vie, qu’ils aient été Commandant ou simple soldats ; et si quelqu’un d’influent s’en prenait aux meneurs des Cavaliers Rouges, elle devait craindre pour sa vie. En réalité, plus elle en découvrait sur cette histoire, plus les choses devenaient floues. Elle savait désormais que Trahin avait des secrets, mais elle ignorait quelles conséquences ils avaient eu pour lui. Elle porta un doigt à ses lèvres et se mit à en mordiller la phalange. Elle demeura longuement figée ainsi, appuyée contre son bureau, les jambes croisées et tendues devant elle comme si elle attendait qu’on la fasse appeler autre part.




Alyse et Yukia auraient peut-être une impression de déjà-vu. Comme la dernière fois qu’elles s’étaient entretenues, leur Commandante ne portait que quelques pièces d’amure et se tenait debout entre son fauteuil et l’immense fenêtre qui éclairait la pièce durant la journée. Greld alla les quérir, et Kreen les accueillit avec un hochement de tête qui aurait presque pu paraître involontaire tellement il était discret. Comme à son habitude, elle ne perdit pas une seule seconde.

« – Seigneure Lupercal, Seigneure Rasphodos. J’ai pu prendre une décision concernant notre prochaine destination, j’ai donc un certain nombre d’informations et d’ordres à vos communiquer. Alyse, votre rapport a de quoi faire réfléchir. Elle s’avança et s’appuya contre le dossier de sa chaise, les doigts croisés, à la fois à l’aise et solennelle. Vous y indiquez que, parmi les Cavaliers qui semblent avoir menti sur leurs actions à la frontière Argyréenne, deux étaient de Ridolbar ; je déduis qu’il s’agissait d’Alsgivan Déris et de Soren Grevaan. Après être partis avec deux autres confrères vers l’est, ils se seraient battus – entre eux ou contre autrui, cela reste à déterminer – mais ils n’auraient mentionné aucun accident. Ces deux lieutenants sont dans leur ville natale en ce moment-même ; Alsgivan y réside de manière permanente depuis une dizaine d’années et Soren y est actuellement en permission. Nous commencerons notre enquête en les rencontrant sur place, Alsgivan le premier. »

Elle les aurait convoqués si elle ne les soupçonnait pas d’être des renégats. L’élément de surprise serait nécessaire. Elle se tourna vers la moins grande des Lhurgoyfs.

« – Yukia, vous connaissez peut-être cet homme, de visu du moins. De 1106 à 1289, il était haut responsable à la sécurité de l’aile nord de la Prison des Déments, à Umbriel. J’ai entendu dire qu’il aimait particulièrement admirer son propre travail. Elle marqua une pause et se redressa sensiblement, comme si elle se préparait à une tirade. Il y a cinq mois et douze jours de cela, à la relève de la tourelle de la plaine de Ridolbar, à la frontière Argyréenne, neuf de nos confrères furent exceptionnellement accompagnés par mon prédécesseur, le Commandant Trahin Varss, et ce à la volonté de ce dernier. Ils interceptèrent quatre espions Cimmériens, en tuèrent deux et firent les autres prisonniers. À en croire les rapports de nos soldats, les espions tentèrent de s’en prendre très précisément au Commandant, mais ce fait est un des rares sur lequel les comptes-rendus s’accordent. Du reste, des incohérences m’ont poussée à croire que ce jour-ci, Cimmeria a essayé beaucoup plus que d’écouter aux portes, et que cette patrouille comptait un certain nombre de traîtres à Phelgra. Le second rapport d’Alyse confirme presque cette théorie étant donné les comportements suspects de ces hommes et la façon dont le Commandant Varss a tenu à s’isoler. Alsgivan et Soren ne sont pas les seuls à avoir fait des déclarations dont je doute de la véracité, mais ce sont ceux qui ont menti le moins bien. Hélas, les espions Cimmeriens qui ont survécu à l’altercation n’ont rien avoué pendant leur interrogation et ont été exécutés, nous nous voyons donc obligées de commencer notre investigation chez les nôtres. »

Elle s’arrêta de nouveau et songea à leur demander si elles avaient des questions, mais Kreen n’avait pas l’intention d’en révéler plus pour le moment. Si Yukia et Alyse croyaient que leur Commandante leur accordait toute sa confiance, elles se fourvoyaient. Elle reprit toutefois sans trop se faire attendre.

« – Nous partons après-demain. Rendez-vous ici-même, dans mon bureau, au lever du soleil. Nous serons à Ridolbar dans un peu plus d’une semaine. Je refuse de m’absenter plus de trois semaines alors si nous n’obtenons pas de réponses dans ce délai ou que je suis rappelée à Thémisto avant cela, je vous donnerai l’ordre de trouver les Seigneurs Dréis et Grevaan et de les ramener à la capitale de gré ou de force. C’est compris ? »

Satisfaite des très brèves réponses de ses soldates, la Commandante leur adressa un regard chacune avant de hocher plusieurs fois la tête comme pour signifier un acquiescement pensif. Son ton fut d’une sècheresse si naturelle qu’il parut finalement neutre.

« – Bien. Ne soyez pas en retard. Yukia, le capitaine Greld va vous accompagner ; quelques signatures manquent encore pour vous faire sortir des geôles. D’ailleurs, vous me ferez une faveur : je sais qu’Emerus d’Ol vous a rendu de nombreuses visites quand vous y étiez détenue mais pour des raisons diplomatiques, je vous demanderai de ne pas y aller trop fort quand vous vous vengerez, ça m’attirerait des ennuis. Elle s’était redressée et était en train de réajuster sa chemise sous son plastron, la façon dont elle venait de demander ce service avait quelque chose de nonchalant. La famille d’Ol de Thémisto était puissante et soutenait activement l’armée rouge de Sharna. Le cadet, tortionnaire amateur et grand ami de Trahin, avait été projeté au grade de lieutenant très peu de temps après avoir intégré les forces, et Kreen ne savait pas tout à fait qui soupçonner de corruption. En tout cas, elle ne portait pas Emerus dans son cœur mais elle savait que s’il lui arrivait quelque chose en dehors du champ de bataille, elle aurait affaire à des aristocrates enragés. Greld ? Le Zélos apparut dans l’encadrement de la porte comme s’il s’y tenait depuis toujours, invisible. Il s’avança et la Commandante lui tendit un rouleau. Voici de quoi libérer Seigneure Rasphodos. Vous pouvez disposer. »

La Gorgoroth baissa les yeux sur un document sur son bureau, laissant ses trois subordonnés quitter la pièce dans l’anonymat. Elle lut quelques lignes avant de faire volte-face pour mieux regarder à travers la fenêtre.




Kreen était plongée dans un travail que beaucoup auraient laissé à leurs capitaines mais qu’elle apprécierait presque, justement pour l’organisation qu’il requérait. Elle était penchée sur plusieurs parchemins, en train d’assigner les lieutenants aux missions à venir, quand une aura clandestine lui fit lever la tête. Elle fronça les sourcils, fit glisser ses prunelles vers la droite sans bouger, et commença à serrer le poing au cas où elle devrait user de son bouclier. La présence ne lui était pas complètement étrangère, mais elle mit une seconde à réaliser qu’elle n’était pas hostile – du moins pas au point d’interpréter sa vile infiltration comme quoi que ce soit de plus que l’expression d’un simple penchant naturel.

« – Ça doit vraiment être très important pour que vous veniez me voir dans mon bureau… Ou devrais-je aller dire deux mots à votre Commandant ?

Le Spectre de Thémisto se matérialisa lentement devant les yeux alertes de la mort-vivante, s’extirpant tout arachnéen du mur nord de la pièce. Kreen regarda les particules se rassembler dans une valse élégante et enfin prendre la forme svelte de Faust. Le rouge et le noir se rencontrèrent dans un flottement tendu.

– J’ai appris quelque chose que vous aimeriez sans doute savoir. »