Beibhinn

Une femme à l'éclatante pâleur, que mirent en valeur éclairs aveuglants et sang vermeille. C'est ainsi qu'elle leur apparut, à ce frêle équipage, un jour, une nuit ? de tempête. Seulement vêtue de ce blanc de jeune noyée, d'un voile délicatement écarlate et de l'obscurité d'une crinière agitée par les vents... La nudité était un fait qu'aucun de ces hommes ne put ignorer, mais qui ne fit que compléter le tableau de l'apparition dans la tourmente. Une vision qui ne les quittera sans doute jamais.

C'est ainsi que se remémorent parfois les marins leur Dame, alors que Beibhinn, elle, sait. Quand le calme revint, la vérité lui vint. Simple, éclatante... Surprenante. Pourtant, elle l'évite. Garde cette apparence de chair ferme et de visage décidé, d'une femme approchant la trentaine. Une apparence parmi tant d'autres en réalité, mais qu'elle conserve malgré tout. A ses yeux tantôt aux reflets orageux, tantôt à l'éclat des soleils de ciel bleu, et à ses canines proéminentes que révèlent chaque sourire, chaque éclat de rire, elle ne peut rien faire. Mais le reste...

Pour avoir choisi inconsciemment cette apparence, Beidhinn croit que c'est ce qu'elle est. Pas éblouissante de par sa jeunesse, ni attirante de par sa vitalité, ni encore envoûtante de par une quelconque sensualité... Mais le regard et le corps empreints de mélancolie, que ne dissipe jamais la joie qui parfois l'égaye. Et la mélancolie, pour des marins... C'est comme une douce et amère compagne, qu'ils étreignent, haïssent et accueillent de nouveau quand elle revient.

Beibhinn s'avère être, dans un premier temps, d'un tempérament plutôt calme et doux, appréciant de simplement contempler océan comme continent lointain dans un silence serein, accueillant toute personne, marin ou passager, désirant lui parler par une humeur égale et attentive. Au quotidien, elle fait montre d'attention envers son équipage... Bien que les hommes, un brin gênés et perturbés, lui firent bien vite comprendre la limite à un tel comportement : avoir l'impression d'avoir une mère regardant par dessus leur épaule pour veiller à ce qu'il réalise bien les nœuds des cordages les déstabilisant quelque peu. Si dans les premiers jours elle fut d'une certaine froideur, le contact des hommes la força à se détendre, et à apprécier la bonne camaraderie qui régnait, tout en y participant modestement.

Néanmoins, une chose que chacun ne manqua de remarquer à bord, était qu'elle était tourmentée. Elle-même ne saurait dire avec précision l'origine de son trouble, mais, livrée à elle-même, ses yeux bien souvent se troublent sans prévenir. Son sommeil est perturbé par des cauchemars indistincts qui la réveillent en sueur, tremblante et le cœur lourd : c'est pourquoi elle les fuit le plus souvent, à la faveur de sa magie. Elle en surprit aussi plus d'un en nommant autrement quelqu'un... Et puis de réaliser brusquement que ce n'était pas le bon nom, et qu'aucune personne de sa connaissance ne le portait. Quant à quand autrui lui pose des questions sur son "passé" (en ignorant sa nature) : elle se tait, balbutie peut-être... Mais dans ses yeux se lit alors une profonde détresse d'être incapable de répondre, et de souffrir rien qu'en essayant.

La partie la plus tumultueuse de son être résulte sans doute de cette douleur... A laquelle se mêla l'autorité acquise en habitant feu le capitaine Altran. Car malgré sa douceur, Beibhinn est cruelle. Implacable. La moindre dette de sang à son égard se paye... C'est pourquoi durant chaque attaque qui visa "La Douce Berceuse", les marins de la nef virent leur capitaine si calme à l'ordinateur comme possédée. Tuant, estropiant, défigurant sans faillir ni faiblir, ne laissant pas le moindre attaquant en réchapper sans le marquer. De même, ses colères rendirent les marins les plus récalcitrants à son égard livides... Mais Beibhinn n'explose ainsi que rarement. Sa voix aux intonations paisibles sachant claquer quand il le faut, précise, cinglante.

Sa "naissance" le voulut ainsi : Beibhinn révère Soulen pour la tempête qu'il leva alors qu'elle était le plus vulnérable, distrayant l'équipage alors qu'elle se repaissait de son ancien hôte. Ainsi, elle lui rend chaque jour hommage dans ses prières, tout en lui demandant humblement de bénir la nef au cours de ses voyages, lui épargnant temps désastreux et rencontres sanglantes. Mais dans un cas comme dans l'autre, la Syliméas fait fasse à l'épreuve... Et n'en priera pas moins à nouveau Soulen, une fois le calme revenu.

Si elle avait pu pleurer, elle l'eut fait. Si elle avait pu se lacérer le corps, elle l'eut fait. Si elle eut pu les serrer dans ses bras, elle l'eut fait.

Mais elle ne le put point. Et dans un flot de détresse, elle oublia.

Elle ne savait plus pourquoi. Elle ne savait plus depuis quand. Elle ne savait plus rien... Elle ne connaissait plus que sa peine.

Mais même cette dernière s'étiola. Avec le temps. Beaucoup de temps. Et davantage de silence et d'obscurité que ne recèle la nuit des trois lunes.

Alors, quand la lumière revint... Elle se laissa porter. Il y avait un être, mais elle le dédaigna, filant seulement, s'échapper de son carcan d'immobilité. Sans le savoir, recherchant... Quelque chose. Traversant les distances sans y penser ni y prêter attention. Se retrouvant soudain plongée un vacarme... Comme par surprise. Comme sortant d'un long rêve brumeux.

Etoile vagabonde, elle erra. Des visages qui lui étaient inconnus, des voix, des sons... Tant de chose qui rappelait la vie... Une vie. La sienne ? Elle ne savait plus. Filant sous le regard des lunes, disparaissant soudainement à leur vue en s'engouffrant dans une bâtisse, en ressortant par une fenêtre. Ce qu'il y avait de choses ! Ce qu'elle allait vite.

Mais soudainement, elle ne bougea plus. Lui. Lui. Sans autre pensée, elle se fondit en lui, faisant cligner des yeux toute la tablée surprise avant que sa soudaine lumière ne disparaisse. Doucement, elle prit connaissance de ce que signifiait avoir un corps. Un corps. Des sensations, un poids, des yeux, des oreilles, des mains... Tant de chose qu'elle découvrit au travers d'Altran Ma'Hel, humble marchand des eaux, marié, possesseur de "La Douce Berceuse" et maître de son équipage.

Pourquoi lui ? Cette question ne l'occupa pas bien longtemps. A peine le temps de ressentir la chaleur de son corps... Après quoi, elle fut trop fascinée par son regard, la sensation des muscles qui répondaient aux commandes de l'homme, dont les pas plus tardifs les menèrent tous deux sur les flots.

Si les premiers jours, elle ne put que s'intéresser aux murs de la cabine, et parfois aux quelques cartes et documents sur lesquels tentait de se pencher son hôte, la magnificence des mers lui fut révélée ensuite. Et elle en adora la contemplation, ressentant toujours une pointe de regret quand le capitaine de la Berceuse se détournait du bord, ramenant son attention sur les manœuvres en court sur le pont de la nef marchande.

Mais là encore il y avait d'autres choses à découvrir, et elle ne fut que petite observatrice curieuse et discrète pendant bien des mois, ce nourrissant aussi bien de la mémoire de son hôte que de la vie qu'il mena pendant ce court laps de temps. Cela lui suffit pour apprendre les hommes, leur histoires, leur comportement, leurs habitudes, leurs langues ( l'isthar, le terrania, un peu de zinonien et d'alfari); la vie sur le navire, les tenants et les aboutissants du commerce, les caprices des vents et le doux lit pour la nef que formaient les courants...

L'obscurité était un refuge pour l'hôte, dont elle profitait alors pour ressasser ses connaissances : apprendre cette vie, apprendre encore et encore de nouvelles choses. Tenter de combler ce vide infâme qu'elle sentait poindre lorsque le temps s'étirait dans le noir. Dans cette obscurité, elle faillit vivre la douceur d'une femme... Mais au lieu de cela, elle découvrit plutôt son aigreur, et sa méchanceté. Avec stupeur, elle vit le capitaine Altran redevenu homme, aux prises avec les piques de sa femme. Cette dernière restait incompréhensible à l'entité, et cette insatisfaction, au marin.

A l'image des vents, l'épouse changea, redevenant soudainement prévenante et gentille... Alors que lui déclinait. Sans raison. Et elle, elle le ressentait. Une chose, qui le rongeait. La peur corrompit bientôt la douce sérénité que leur apportait l'étendue des mers. Alors que le temps s'écoulait, elle le sentit faiblir. Dans un moment de faiblesse, alors que l'homme gisait sur sa couche, elle en profita. Et eut un corps. Trop faible pour affronter les vents au dehors. Mais assez pour en découvrir suffisamment. Alors qu'Altran lui-même demeurait dans l'ignorance.

Survint la tempête.

Oui sans doute, elle s'était attachée à l'homme. Car alors que l'équipage faisait face aux flots déchaînés, alors qu'eux-même gisaient dans la cabine, entremêlés... Elle pleura sans y faire attention. Informe et affamée, elle dévora. Barricadant grossièrement l'entrée, sur laquelle s'écrasèrent les poings attentionnés de l'épouse. Plusieurs jours de tempête, ou son corps se forma, au détriment de celui du capitaine. Malgré ce corps affaibli, elle parvint à prendre forme. Et à la peine qu'elle ressentait, s'imposa une volonté : celle de ne pas pardonner.

Ainsi, alors que les éclairs révélaient dans des flashs le monde, elle fut soudainement là, pâle et sanguinolente. Dans le chaos, les marins ne surent d'où elle vint, et leur superstition effaça par la suite tout lien avec les traces et les restes dans la cabine. Ce qu'ils virent, c'était une Noyée Ravivée, une Amante de Soulen parmi eux, simples mortels... Dans la tourmente, elle s'avança vers l'épouse du capitaine, implacable... La cinglant d'accusations odieuses.

Empoisonneuse.

Terrifiée, la femme en passa par dessus bord. Et quand la créature tourna son regard vers l'amant et complice, le marin préféra sauter de lui-même rejoindre la coupable. Elle l'avait fait pour Altran, bon mari et marin, trahi, victime de la vilenie. Mais aussi... Pour quelque chose qui lui pesa soudain. Et son corps affaibli et jeune de flancher, les vagues se tendant vers elle... Mais un bras la cintra, avant que l'obscurité ne l'engloutisse pour la première fois, noyant les hurlements des cieux et les rugissements des flots.

"Pour une Amante du Dieu des Océans, tu nous est venue dans un drôle d'état." Ce fut une voix bourrue, teintée de perplexité, qui la réveilla. Êmerras, médecin à bord... Et digne ami de feu le capitaine. Il avait raison, et elle ne chercha jamais à affirmer une quelconque divinité, ne laissant pas le marin sceptique s'emporter sur ce point là. Mais cela n'empêcha pas le reste de l'équipage d'accueillir son réveil, alors que les vents et flots étaient redevenus cléments, par une attitude craintive... Et de ne pas refuser tout de suite ses ordres. Grâce à l'expérience d'Altran, elle s'affirma sans mal en tant que capitaine, reprenant sa suite sans heurt. Et par son attention sincère envers l'équipage, elle vint à bout des réticences d'Êmerras, s'en faisant l'un des rares amis auprès duquel elle se risquait à quelques sincérités.

Mais cette nouvelle vie se vit parasiter... Par des cauchemars, des souvenirs fuyants... Goûter à la bonne humeur de l'équipage, tout en ayant les larmes aux yeux sur le pont, le regard tourné vers le continent. Elle recherche quelque chose, et le craint à la fois. Elle devine qu'elle n'est pas seule... Alors elle fuit ses rêves, parcoure ceux des autres, par delà l'eau.

Qui est-elle ? Beibhinn. Qu'est-elle ? Silméa. Qu'est-ce que cela signifie ? Elle ne le sait, vogue et vit, poursuivie par cette question. Y'en-a-t-il d'autres ?