[TERMINE] T'es pas mon papa d'abord

Dans les quartiers de Vandriss Xeander, grand Conseiller de Démégor l’Impérial, ancien Cavalier Rouge émérite et grand ami de Trahin Varss, les rideaux d’un vert viride étaient toujours fermés. L’obscurité dans laquelle ils plongeaient la pièce donnaient aux murs et aux meubles une allure plus vétuste encore que celle qu’ils arboraient naturellement, comme si le manque de lumière avait condamné la pièce et que l’on ne pouvait s’y rendre que sous forme de spectre. Dans la faible lueur des cierges, Kreen pouvait apercevoir un voile de poussière gris sur le bureau, et la lourde odeur du vieux bois verni lui parvenait bien malgré ses sensations diminuées de mort-vivante. Le mobilier et les tentures lui rappelaient le salon de son père, paroxysme du goût bourgeois démodé si caractéristique des nobles vieillis curieusement assortis à leur ville natale. Sept ancêtres immortalisés par une huile craquelante posaient des regards vides sur la guerrière, et elle les leur rendit en balayant la pièce distraitement pendant que son hôte finissait de se lever. Il lui adressa un geste sobre de la tête avant de se pencher sur sa table et de s’y appuyer d’un air presque menaçant.

« – Commandante… Kreen, n’est-ce pas ? Elle hocha la tête. Vandriss la fixa longuement, les sourcils hauts. Votre famille ne doit pas être ravie que vous ne portiez plus son nom. La Gorgoroth feignit une fatalité mal imitée.

– Ils s’y sont fait. Un silence s’imposa pendant lequel le Conseiller secoua la tête et poussa un long soupir.

– Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas de temps à perdre, vous allez devoir solliciter vos hommes immédiatement. Comme mon second vous l’a dit, les Hérons ont été éliminés, tous égorgés. Je ne vous apprends pas qu’ils étaient indispensables à notre réseau sur toute la frontière tyrhéniane. Cela ne nous laisse plus qu’Aryysh et la troupe de Mazar, autrement dit, une misère. Il marqua une pause si longue que, même si elle savait qu’il n’avait pas terminé son exposé, Kreen intervint.

– Je n’ai pas énormément d’informations sur les Hérons, Conseiller. De combien de morts s’agit-il exactement ? Visiblement, Vandriss n’apprécia pas mais Kreen ignora son plissement de paupières.

– Quatre, Commandante. Le patriarche et ses trois fils. Une source aussi solide, qui avait les moyens de couvrir ses arrières et un total d’une soixantaine d’employés à son service, ça se préserve. Son ton était acerbe, comme s’il était en train de répondre à une toute autre question. La Gorgoroth fut tentée de défendre son égo mais elle se contenta d’un murmure plein de sous-entendus culpabilisants.

– Mmh oui c’est certain… Son supérieur se redressa, croisa les bras dans son dos, et poursuivit.

– Bref, nous avons clairement un problème de sécurité. Un gros. Ceci est désormais une priorité, or vous avez des hommes qui connaissent le terrain. Il me semble que Trahin prenait toujours les mêmes. C’est Wode qui les mènera, vous n’avez qu’à convenir avec lui de qui vous mettez à sa disposition. Il posa alors une main sur le dossier de son fauteuil et le regard sur son encrier, prêt à congédier Kreen et à retourner à ses rapports.

– Je ne tiens pas à envoyer mes hommes périr dans un piège, Conseiller Xeander. Le domaine des Hérons est manifestement devenu un endroit très dangereux, et si je ne doute pas des capacités du Tourmenteur, je ne souhaite pas inaugurer mon nouveau titre avec un sacrifice précipité par les habitudes. Je considère qu’envoyer des éclaireurs et mener une enquête discrète serait judicieux. Elle parla calmement, d’une sérénité presque naïve. Difficile de dire si elle se rendait compte du double affront qu’elle venait de commettre. Vandriss posa sur elle des yeux comme des soucoupes, pencha légèrement la tête, et demeura inexpressif un moment avant de laisser un sourire à la fois cruel et incrédule fendre son visage buriné.

– Alors ça, ma grande, je vous laisse le lui dire vous-même. »

La mâchoire de Kreen se crispa et elle déglutit même sans en avoir besoin, mais elle salua le Conseiller, tourna les talons, et prit la direction des quartiers du Tourmenteur.

Le couloir de pierre menant aux appartements du tourmenteur semblait long et froid. En un sens il manquait de l'extase solennel qu'on aurait pu attendre de la part d'un être de son rang. En revanche il ne manquait irrémédiablement pas de sens en matière de défense : il était si étroit qu'il était impossible de s'y déplacer en armure à deux de front et aucun homme n'aurait pu prétendre attaquer Wode en lui faisant face seul, ou sans armure.

La parois de droite donnant sur l'extérieur était particulièrement épaisse, afin de pouvoir encaisser quelques tirs d'arme de siège, et si le mur en face était si proche c'était afin de réduire l'écart et donc accroitre la stabilité de la structure. C'est l'association des deux qui avait réduit si considérablement le point de passage. Par nombre de ces aspects, le QG était autant un fort qu'un manoir.

D'autres parties au sein du domaine avaient été construites pour être beaucoup plus somptueuses et spacieuses, mais Wode avait tout particulièrement choisi la tour est pour y établir ses quartiers en raison de son isolement, sa robustesse et son austérité.
Renommée la tour d'acier, après qu'il ait muré des passages pour limiter les points d'accès, certains Cavaliers s'amusaient encore à la surnommer "la tour carmin" en souvenir de la fois où le second s'était débarrassé d'une bande d'assassins missionnés pour le tuer.
Après les avoir défaits, il avait en effet forcé leur sortie en les broyant au travers des meurtrières. Peu de morceaux étaient passés réellement à l'extérieur malgré ses pressions et ses efforts, mais suffisamment pour que le sang se soit écoulé le long des parois. Comme si ce soir là la tour avait débordée de sang.

Quelques petits renfoncements étaient présents, afin d'y accueillir bougies et bustes de pierre. Les premières étaient rarement remplacées une fois fondues, quand aux seconds -à l'effigie d'anciens membres illustres des cavaliers- ils avaient été tous retirés et Wode ne semblait jamais avoir voulu les remplacer par des crânes qu'il arborait pourtant si souvent sur son équipement.

L'endroit était donc définitivement sombre et nu.
Au bout du couloir, une lourde porte massive en bois, cerclée de métal. Elle faisait toute la largeur du passage, donc particulièrement étroite, elle était également tout juste assez haute pour faire passer un casque à corne sans forcer son porteur à se baisser. Quelque chose qui ennuyait surement autant Wode que Kreen.

L'ouverture était tout juste à taille d'homme, et pourtant pour une raison étrange, elle était construite à double battant. Un choix singulier qui manquait de pratique et lui donnait un air encore plus grotesquement longiligne. C'est seulement arrivée devant celle-ci que l'on remarque une alcôve sur la gauche, beaucoup plus vaste que les autres elle était sculpté dans la pierre quasiment comme un trompe l'oeil, dure à distinguer à moins de se trouver en face.

La silhouette assise à l'intérieur aurait pu sembler n'être qu'une statue, ce qui aurait expliqué son silence jusqu'alors, mais elle se mit en branle à l'arrivée de Kreen, se relevant jusqu'à se retrouver quasiment contre elle, dans un cliquetis de chaine.

-Commandant des rouges.

Le guerrier d'élite de Wode se frappa la poitrine du poing, mais n'esquissa aucune autre forme de salut militaire à l'égare de la Séide du Chaos, si bien qu'on pourrait se demander si il la saluait réellement par respect, ou si il l'annonçait juste.

Il se réinstalla sans autre mot, lui laissant le soin de se débattre avec l'épaisse porte en chêne massif. Son mouvement révéla au passage qu'il était effectivement enchainé au mur, mais chose étrange : l'entrave forgée avait beau être scellée à la parois, elle n'était rattachée à lui que par un harnais de cuir, noué à sa taille, qui n'était manifestement pas cadenassé et dont il pouvait défaire lui même la boucle. Une fois complètement assis et vissé dans sa niche, il porta à nouveau sa pierre de sphène à son front, comme pour s'endormir.

Ouvrir le passage était une épreuve en soi. Pousser un seul des battants n'aurait pas dégagée une voie assez large, il fallait donc braver le portail et en écarter chaque partie d'un seule main, comme si la lutte commençait déjà.

La pièce qui se présenta ressemblait à une remise. Plusieurs meubles y étaient entreposés, quelques buffets, un établi, un bureau en son centre. Manifestement l'endroit était régulièrement utilisé, mais beaucoup des objets qui le remplissaient ne semblaient que transitoire. Pour la plupart des armures et des armes, quelques selles et autres bandoulières. Les rares livres semblaient provenir d'ailleurs et avoir été empilées ici que pour quelques recherches ciblées.
Rien d'exceptionnel, aucune arme légendaire, l'équipement semblait trop disparate pour n'appartenir qu'à Wode, mais tout de même assez important pour ne pas finir dans l'armurerie principale des Cavaliers.

L'écho d'une paire de botte déambula sereinement jusqu'à passer l'ouverture du fond de la pièce et comme ça, tout simplement : Wode entra dans la pièce et vint se placer entre le bureau et un le large brasero qui éclairait faiblement la salle.
Il suspendit un récipient métallique qu'il avait ramené avec lui au dessus des braises avant de se tourner lentement vers Kreen, comme si il était enfin prêt à la confronter.

Son armure était plutôt rudimentaire, généralement le genre qu'il portait pour s'exercer avec ses hommes. Assez légère pour pouvoir se mouvoir à sa guise, mais assez vaste pour qu'ils n'aient pas à retenir leurs coups.
Le casque en fer était surmonté de plusieurs pics en os et en bois. L'ouverture en T allait de son menton à ses tempes, et étaient presque assez large pour qu'on puisse distinguer sa peau grisée à la faveur de la lumière rougeoyante.
Il était principalement habillé de cuir, initialement marron, mais il avait été grandement éprouvé par la poussière et des débris soulevés par ses activités du jour. Quelques pièces d'acier noir venaient protéger les segments les plus exposés de sa musculature massive : telles qu'un plastron et quatre plaques nouées par des lanières sur le dessus de ses membres.

-J'repars pas avant trois jours. Durant ce laps de temps vous avez tout loisir de composer l'escadron que le conseiller a mandé, c'est inutile de me consulter.

Il s'essuie les mains à l'aide du tablier de forgeron qu'il portait négligemment sur l'épaule en arrivant, puis le jette sur la chaise appuyée contre le bureau derrière lui. Lui même reste debout et commence à consulter des parchemins laissés là sans inquiétude, pourtant pas si loin du nid ardent et dévorant d'un incendie destructeur.

Aucun ordre de disposer n'avait été jeté à la commandante, mais il ne sembla pas tourner à nouveau son regard sur elle pour autant.
Il resta là, absorbé par sa tache, comparant les pages d'un vieux grimoire avec quelques cartes tracés sur des peaux récentes, pendant que derrière lui un liquide épais commençait à paresseusement clapoter dans la casserole abandonnée aux flammes.

Ce n’était pas la première fois qu’elle s’engageait dans ce long corridor, mais c’était la première fois qu’elle le faisait seule. Elle avait toujours été précédée d’un supérieur et aujourd’hui, elle découvrait cette coursive singulière telle qu’elle avait été conçue ; vide, silencieuse, oppressante. Une moitié de soldat aurait pu encore se glisser à ses côtés, mais rien de plus. Deux meurtrières jetaient des formes lumineuses sur les briques noires qui leur faisaient face, et en passant dans leurs halos l’un après l’autre, Kreen se sentit plus exposée que jamais. Ses pas résonnaient trop fort à son goût dans ce défilé sans fin où même la solitude semblait avoir refusé de l’accompagner. La Commandante ne pensait curieusement à rien d’autre qu’au son de ses bottes ; son appréhension ne pouvait plus se muer en angoisse depuis que son cœur avait cessé de battre.

La curieuse créature s’extirpa de sa niche et dicta le titre de la guerrière d’une voix monocorde. Kreen ne la toisa que brièvement ; elle eut le sentiment que ce n’était pas le même personnage que celui qu’elle avait vu la dernière fois qu’elle avait visité le Tourmenteur. Il avait la même allure stérile, son visage dépourvu de traits marquants s’assortissait à sa silhouette, et pourtant, son faciès paraissait nouveau. La Cavalière chassa son malaise en se passant la langue sur les lèvres, puis elle fixa la porte un instant, se redressa légèrement, et posa ses mains sur les deux battants afin de les pousser. Elle sentit les gonds lui résister et constata que sans sa puissance de Gorgoroth, elle aurait dû utiliser la force de tout son corps pour surmonter cette épreuve. Les portes grincèrent lourdement, le couloir répéta leur complainte dans ce qui ressembla plus à une imitation grotesque qu’un écho.

À l’image de son gardien patibulaire, la pièce inspirait une sensation étrange, mélange d’impersonnalité et de dépaysement. Rien n’était vraiment différent de ses souvenirs, aucun objet ne se distinguait des autres, aucune arme ne paraissait avoir changé d’emplacement ; et pourtant, Kreen se sentait comme dans un lieu autrefois familier devenu étranger. Un peu comme si l’occupant actuel de ces quartiers était le fantôme de l’ancien. Cela était peut-être dû au fait que jusqu’à ce jour, elle n’avait pu voir la pièce que depuis l’encadrure de sa singulière entrée et par-dessus les pièces d’amure de Trahin. Son point de vue, plus central, la laissait désormais apercevoir des détails inédits.

Derrière elle, les battants retombèrent dans un fracas monstrueux. Kreen tressaillit, non seulement de surprise mais aussi de crainte, car la silhouette de Wode apparut immédiatement derrière la tenture au fond de la pièce et elle ne sut pas comment s’excuser du bruit. Le Tourmenteur n’eut pourtant aucun commentaire. Sa large carrure se découpa entièrement contre l’aura orangée d’un brasero, et il se tourna, muet, vers la Commandante. Elle réalisa qu’elle ne l’avait encore jamais vu si peu couvert et qu’il paraissait presque plus grand sans armure complète. C’était à croire que les épaulières et les plastrons qu’il portait sur les champs de bataille devaient lutter pour contenir son envergure. Dans cette pièce encombrée et à la faible lumière que dispensaient les flammes dans son dos, Wode apparaissait comme une créature mythique dans son antre. Sa voix caverneuse finit de dépeindre un tableau surnaturel, portrait surprenant mais authentique de l’homme sous le heaume.

Il prononça des mots sévères, impliquant un ordre simple, puis détourna le regard comme l’avait fait Xeander. Un ange passa avant que Kreen ne réponde. On aurait pu croire qu’elle mâcherait plus ses mots en présence du Second de Démégor, mais elle parla en fait plus assurément. Si elle le craignait plus que le Conseiller, elle le savait également amateur de concision et détracteur des fioritures, et elle avait là une opportunité unique. Nul doute que jusqu’à maintenant, le légendaire guerrier n’avait pas vraiment fait attention à elle, alors aussi terrifiant que cela pouvait paraître, elle tenait à devenir mémorable. Elle espérait qu’il la verrait comme une Commandante intelligente, plus réfléchie que Varss, plus confiante que les autres, plus digne que tout le monde. Désobéir à des ordres – mais pas les siens – avec fermeté et pertinence ; voilà l’unique façon dont elle souhaitait s’attirer les bonnes grâces du Tourmenteur.

« – Je n’enverrai personne avant que le domaine ait été sondé. Nous avons des contacts sur place qui sauront évaluer la dangerosité des lieux : tant que je n’aurai pas leurs rapports, mes hommes n’iront nulle-part. »

Elle se surprit toutefois à tortiller ses doigts dans son dos et à redouter le moment où le Second du Grand Maître relèverait les yeux sur les siens.

Wode releva la tête sans tout à fait faire face à Kreen, comme si il venait d'entendre un son étrange qui jamais n'aurait pu provenir d'elle. Il remua la mixture à l'aide d'un fût de flèche orphelin, ne pouvant s'empêcher de faire résonner un rire gras mais succinct dans son casque.

-J'AI sondé le domaine déjà. Et vous n'en saurez pas plus de la part de nos contacts car c'est précisément eux les victimes du tumulte qui nous intéresse.

Au son de sa voix, on entendait que lui même s'amusait de sa formule, tant il avait enroulé le mot "tumulte" de sa langue pour en savourer la sonorité.

Il laissa retomber sa tige sur le bord du récipient et avança à bons pas en direction de son interlocutrice. Mais malgré ses grandes enjambées il s'arrêta à deux bons mètres d'elle, comme si il avait aperçu quelque chose de capital dans le râtelier les séparant.

-Par le hasard de mes autres affectations vous avez le luxe rare de pouvoir choisir quels sont les hommes que je vais vous prendre. Profitez déjà de cela pour solliciter ceux qui feront le moins défaut à vos prises de fonction, plutôt que de vous laisser croire que vous pourriez vous soustraire à la tâche. Je vous inflige cette réquisition exactement de la même façon que j'aurais pu le faire avec votre prédécesseur.

Comme si il ne pouvait plus se retenir, il récupéra finalement le bouclier qu'il était venu chercher initialement, un dont le cadre métallique avait déjà commencé de se détacher.
Il l'apporta à son établi et à l'aide d'une pince il continua d'extraire grossièrement les rivets qui maintenaient les renforts d'acier à même le bois, avant de les jeter dans un seau pour les refondre plus tard.

-Je peux pas m'empêcher d'être amusé par votre réserve. Par Sharna, vous avez pourtant pas dû hésiter beaucoup jusque là, pour finalement décrocher un tel rôle... principalement pour avoir pu défaire des morceaux comme Heren en combat...
Gardez l'attitude qui vous a amenée ici, pas de réserve.
On a besoin de ces hommes pour sécuriser le secteur, c'est eux qui serviront à vous faire un rapport.
Et de toute façon il n'y a absolument rien de mieux que vous ne sauriez faire avec, qu'en me les confiant.

Il se tourna vers elle, un reflet effleurant le bord de son casque comme si il avait pu émaner directement de son oeil, luisant de malfaisance.

-Car après tout... Xeander ne l'a demandé que par commodité. En ce qui me concerne je viendrai prendre ce dont j'ai besoin dans trois jours, quoi qu'il en soit.

Les derniers mots, il les prononça alors qu'il retournait à sa tâche, malmenant d'avantage le large bocle devant lui avec un soin et une délectation que l'on n'aimerait pas le voir appliquer à quoi que ce soit d'autre.

Le rire du Tourmenteur résonna aux oreilles de Kreen comme une insulte à ses talents. Elle pencha la tête sur le côté bien malgré elle, habituée à exprimer son agacement devant des personnalités qui l’intimidaient moins. Un instant, elle regretta son insolence, mais elle se rassura immédiatement en songeant que son supérieur était probablement aveugle à ce genre de gestuelle. Le regard de la Commandante s’affaissa et passa sur un grand nombre d’objets avant de revenir sur le visage secret de Wode. Il s’approcha, et la mort-vivante gonfla le torse en roulant des épaules ; une réponse certainement nerveuse dont elle n’était pas sûre de l’allure. Elle espérait transpirer une fierté digne mais elle se connaissait par cœur et savait qu’au quotidien, ce signe indiquait plutôt que sa patience atteignait ses limites. Elle pinça les lèvres. Il fit référence à Trahin et au fait qu’il ne la traiterait pas différemment ; elle demeura muette. Elle savait pertinemment à quel point les hommes pouvaient être bavards et ne voyait aucune bonne raison d’interrompre le Tourmenteur dans ses tentatives d’excitation. Elle ne voyait d’ailleurs aucune bonne raison d’interrompre le Tourmenteur tout court – pas dans ses quartiers en tout cas.

Le colosse entreprit de réparer un large écu en en retirant le cadre de métal. Kreen le regarda faire, pas autant fascinée par la technique que par le surréalisme de l’image qu’était celle du grand Second de Démégor retapant lui-même un bouclier médiocre. Elle défit le nœud de ses doigts dans son dos et saisit plutôt son poignet droit avec sa main gauche. Elle écarta même un peu plus les jambes dans une position plus stable et masculine. Elle l’écouta à travers les grincements des rivets arrachés à leur armature mère, et releva finalement les yeux après qu’il ait émit ce qui ressemblait à une menace. Elle plongea dans la fente du heaume qui lui faisait face et ses iris claires disparurent gravement dans l’ombre de ses cornes.

« – Si ce sont des hommes comme Heren que vous viendrez chercher dans trois jours, alors effectivement, je n’ai pas de souci à me faire. Je n’ai pas besoin des lâches, après tout. Et si vous me les ramenez vivants, c’est qu’ils auront enfin appris un parer un simple contre-coup. Malheureusement, je crois que je n’ai plus beaucoup de tels spécimens dans mes rangs, Tourmenteur. Beaucoup ont péri… Après Heren. »

Elle vint porter les mains sur le devant de sa ceinture, autour de la boucle centrale. Elle se défaisait progressivement de toute féminité. Son discours était des plus sincères et des plus honnêtes – des attributs atypiques pour son rôle – mais elle compensait largement par ses intentions. Puisque c’était le propre des Cavaliers de se sacrifier les uns les autres et de jeter aux lions les plus faibles, elle ne dérogerait pas aux traditions. Si Wode voulait des Heren, elle lui en donnerait.

Wode posa le marteau à plat sur son établi, tournant la tête sur le côté autant pour se souvenir de quelque chose que pour se dégager du son qui devait continuer de résonner dans son casque.

Il soupira un instant, quelque peu découragé. Il aurait espéré pouvoir se passer du genre de railleries. Même si il y avait de quoi être fière, c'était toujours malvenu de se rouler dedans.

Croisant les bras, il reprit néanmoins goût à la discussion alors qu'il s'appuya contre le bord de la lourde table de travail, il décida d'ignorer les piques pour se concentrer d'avantage sur le fond de son intervention

Hum vraiment? Sa technique était si maladroite que ça?
Dommage.. quand j'étais tombé sur lui sur le champ de bataille il avait pourtant l'air redoutable.. je l'ai vu tenir trois hommes à lui seul, désarmé, et se servir de leurs propres haches pour les éventrer.. Il avait cette capacité très particulière à juste... régler son compte à un homme, lui briser la nuque à deux mains avant de seulement chercher à incapaciter les autres. Le genre de fulgurance et de concentration qui manque à la plupart des soldats, qui pensent pouvoir tout faire à la fois et cherchent à prendre stupidement un adversaire dans chaque main...

Il s'était épanché sur l'anecdote, mais alors qu'ils étaient ainsi face à face son attirail n'étais plus un obstacle, et l'on voyait clairement que son regard n'avait rien de lointain ni de nostalgique. Il semblait consciencieusement observer la réaction et l'intérêt portée par Kreen aux détails. Son regard à ce qui avait pu être accompli par d'autre, et par elle même par voie de conséquence. Ou s'en lavait-elle seulement les mains comme une chose faite et plus à faire. Tout élément de réponse était bon à prendre, de la voir ainsi face à face, histoire de faire le tri dans les fausses rumeurs.

Ça semblait prometteur, je m'attendais pas à le voir exceller aussi bien lors de duels réfléchis, mais j'étais à peu prêt sûr que ça donnerait un combat noueux. Et à défaut d'en faire un commandant très soigneux, il aurait motivé les troupes et fait oublié un peu la disparition de Varss. Vous auriez tord de sous-estimer ce genre d'homme.

La surprise put se lire facilement sur le visage de la Commandante quand Wode se mit à faire l’éloge du défunt Heren. Elle avait relevé le menton, reculé la tête, et toisé le Tourmenteur en un éclair. Le Second de Démégor usait de mots empreints de sentimentalisme ; un peu plus et on aurait cru qu’il pleurait un frère d’arme précieux, un camarade de toujours dont le trépas le chagrinait profondément. Il portait aux nues le barbarisme du soldat tombé comme si sa mort était une véritable perte. Kreen ne pouvait même pas faire semblant d’être d’accord. Elle chercha des pupilles auxquelles s’accrocher sous le casque du colosse et lui laissa percevoir l’étonnement dans les siennes.

Heren avait été un combattant brutal et rapide mais jamais un grand stratège. Sa force résidait dans sa capacité à réagir promptement aux menaces immédiates mais il ne savait pas penser plus de deux coups à l’avance. Plus grave encore – et cela, il fallait admettre que Wode n’en avait peut-être été que trop rarement témoin – son ego à la taille impraticable lui jouait des tours. Sa peur d’être vaincu ne le rendait pas plus sagace, bien au contraire. Il s’emportait facilement, sa concentration dérivait vers les enjeux et il faisait des choix qui s’avéraient fatals. Au sein d’une armée d’hommes et de femmes aux desseins communs, en tant que maillon dans une chaîne solide, il était efficace. Quand la menace ne pesait plus que directement sur sa propre personne, il n’était soudainement plus aussi imposant.

Et peut-être le Tourmenteur était conscient d’au moins quelques-uns de ces faits. Autant ses mots auraient pu transporter quelque mélancolie, autant son ton et son langage corporel semblaient ajouter une once d’ironie à son discours. Il n’avait pas l’air chamboulé, ni même sincère. Sa posture et ses paroles étaient dissonantes, mais si cela collait tout à fait à sa réputation, ses propos restaient inattendus aux oreilles de la Cavalière. Elle le reconnut bien mieux quelques phrases plus tard, lorsqu’une seconde menace – plus personnelle encore – s’échappa de ses lèvres et vint réchauffer le sang de Kreen. Le sourire discret et asymétrique qui était venu étirer ses traits s’estompa et elle pencha très sensiblement la tête sur le côté. Un court silence préfaça sa réponse.

« – Tout comme j’aurais tort de surestimer les morts. Je vous accorde que ‘‘ce genre d’hommes’’ est répandu mais les meilleurs sont sous mon aile et les pires sous mon contrôle. C’est sans trop de regret que je vous confie ces derniers. »

Wode leva un gant en l'air d'un geste résigné.

Pour ma part, c'est tout l'inverse : je me méfies des morts car on est jamais complètement sûr de quel genre de vide ils ont pu laisser derrière eux.
C'est pour ça qu'Heren aurait été si parfait : pour enflammer l'inspiration qui va continuer à se dégager des vestiges de Varss, plutôt que de la laisser couver.
Mais si vous pensez avoir déjà tout sous contrôle... la seule crainte qu'il nous reste c'est que l'ennui ne vous gagne.

Il se redirige vers la table nappée de missives et de plans. Il semblait décidé à vraiment entamer un briefing visant à compléter les vides que Le Guide avait dû immanquablement laisser sur le chemin de Kreen.

En tout cas c'est le point qui va nous incomber pour la mission en cours : d'éviter que les mauvaises personnes ne s'agitent autour du pouvoir abandonné par ces morts.

Même si personne ne pourra vraiment remplacer nos informateurs, il est indispensable que leurs affaires reprennent. Le conseiller venait tout juste d'investir beaucoup d'argent chez eux, il faut donc permettre d'écouler les marchandises hors des entrepôts.

Vos hommes seront juste là pour sécuriser les biens, et s'assurer du bon déroulement des votes du conseil qui va réallouer l'administration de l'entreprise aux collaborateurs encore en vie.

Il chercha des documents précis quelques instants, persuadé de les avoir eu sous les yeux à la seconde précédent l'entrée de la séide, mais il abandonna finalement, contraint de constater que les sommets de piles étaient sur un tout autre sujet.
Posant les deux poings sur la table, il releva sa fente vers la subordonné comme si il n'avait eu l'intention de lui présenter que sa solide parole depuis le début, plutôt qu'une planification qu'il s'était contraint à ériger sans plaisir.

Aucune danger invisible ne menace leur vie.
Il s'agit juste de dissuader la garde locale de s'autoriser une réquisition et d'éviter que les marchands zélés ne s'approprient les titres de propriété sans désir pérenne pour le réseau en place. Je serai là pour aiguiller les rondes, puis l'itinéraire de retour des Rouges au Manoir.

Est-ce que finalement les circonstances de la mission semblent acceptables?

Si les derniers mots de Wode avaient surpris la Commandante, la façon dont il mit fin à la discussion la rassura soudainement. Elle retrouvait là le Second qu’elle connaissait, pas seulement par la solidité de ses convictions mais aussi par la sagesse de son détachement. Elle sourit et expira par le nez. À ses yeux admiratifs, le Tourmenteur avait toujours fait preuve d’une forme de noblesse dans sa désinvolture. Beaucoup y voyaient de la condescendance, Kreen y voyait l’intelligence de laisser les autres apprendre de leurs erreurs sans se mêler de ce qui n’était pas de sa juridiction directe. Elle n’avait pas cette approche du commandement et aurait sans doute été une Seconde de l’Impérial bien différente aussi, mais le flegme légendaire de Wode était inimitable et, selon elle, indispensable. Les officiers les plus disciplinés aspiraient à devenir comme elle, il fallait bien un modèle de charisme indépendant et efficace à fournir aux plus turbulents. Elle acquiesça d’un geste humble de la tête, signifiant ainsi que finalement, tout était une histoire de point de vue.

Wode poursuivit sur le sujet qui avait poussé Kreen dans ses quartiers et lui fournit des explications bien plus précises que ce que le Conseiller Xeander avait eu le temps de lui communiquer. Elle se réjouit et ne le cacha pas, relevant le menton avec intérêt.

« – Si vous me garantissez que tous mes hommes me reviendront… Je ne peux plus refuser. Je mettrai à votre disposition les soldats que je crois les plus appropriés pour cette tâche. »

Elle baissa les yeux sur le sol un instant avant de les reporter sur ceux de Wode. Elle n’attendait plus que son ordre de disposer, bien qu'elle n’aurait pas détesté s’entretenir avec le Tourmenteur un peu plus longtemps. C’était la première fois de sa vie qu’elle lui parlait seule, cela avait quelque chose de grisant. Son nouveau rôle de Commandante lui ouvrait des portes qu’elle ne pensait pas vouloir ouvrir à ce point.

TERMINE