Echappée belle ~ (pv Iralinwe)

Sujet: Echappée belle ~ (pv Iralinwe) Mar 31 Déc - 19:07

Que vous reste-t-il donc quand au milieu de vos années perdues, chaque jour et chaque heure furent l’objet de vos prédictions : sans surprise, sans saveur, sans déraison (quoiqu’il ne faudrait pas mentir, Umbriel compte son lot de folie, quotidien). Je vous vois déjà la larme à l’oeil en train d’imaginer la monotonie de l’enfermement. Pauvre de lui, pauvre hère, tremblant en haillons au sortir de sa prison. En vérité, je l’ai quand même saluée, ville infernale, ville spectrale. La quitter, c’était comme organiser une trahison amoureuse, elle s’était attachée à moi voyez-vous ? J’ai gravé sur ses vieilles pierres la trace de mon inénarrable passage,j'y ai abandonné mes cris, et son étreinte a laissé sur mon corps autant de stigmates que de douleurs. Sans doute ses gardes désolés de mon absence se voient ainsi tournant bourriques, sans but aucun, tels l’amante délaissée dans la chambre nuptiale. Cela me fendrait le coeur si je le sentais encore battre. Bien, je vous l’accorde, il bat. Plutôt vite si vous voulez mon avis, car les instincts de fuite et le fait d’échapper à la mort produit souvent cet effet-là. L’adrénaline, et une action pleine de panache. Je chevauche ma monture dérobée avec un semblant de fierté, Umbriel est trahie, abandonnée, et je redécouvre les horizons funestes de Phelgra avec une sorte de plaisir mélangé à une excitation mortifère. Cocktail grisant, que l’on boirait jusqu’à la lie, quitte à en crever. Ou presque... Je n’ai pas joué la fille de l’air pour mourir aussi aisément, même si ma destination, bien qu’admise par ma tête, se fait nébuleuse dès que je la songe réellement. Ridolbar est en bas des marais qui s’étendent devant moi, loin, loin là-bas, si mes souvenirs ne me trompent pas et ma dette m’y attend. Mon droit de passage également, pour peu que les espoirs sur ces terres désolées puissent encore y fleurir. Le canasson est conciliant, il doit avoir la traîtrise dans le sang, celui-là, pour ne pas faire plus d’honneur à son maître en refusant un nouveau guide. Mais allons, nous lui reconnaîtrons le goût de l’aventure pour mieux le pardonner. Ainsi vêtu, avec la tunique d’un garde et ses autre effets, même si j’ai choisi d’abandonner une armure qui m’aurait rendu éminemment suspect et visible, je crains les frimas du soir qui tombent avec une sorte de libéralité importune sur mes épaules, et j’ai une allure des plus piètres. Difficile d’improviser des apparats de richesse quand mes effets se limitent aux armes qui m’appartenaient, à un chapeau qui peut dissimuler la couleur de mes cheveux, et mon fidèle bavard qui volette alentours.
-- Les marrrrrais. Les marrrrrrais de mauvais auguuuuure.
_ Tu l’as dit. Deux fois déjà, Iscarioth. Mettons que la troisième sera la dernière. Si tu savais d’où je viens...
Je ne termine pas ma phrase mais vous voyez aisément le tableau. Je viens des enfers et toi tu me casses les oreilles, pour demeurer poli. Chevaucher ainsi est extrêmement désagréable pour qui en a perdu l’habitude, je suis fourbu, et le voyage qui m’attend se dessine éprouvant. C’est avec une faiblesse certaine et un brin honteuse que je choisis de stopper-là mes déambulations hasardeuses. J’abandonne l’idée même d’un feu, imaginant les cavaliers de Sharna à mes trousses, pour peu que le Veilleur ait déjà sonné l’alerte. Il leur faudra cependant des jours pour compter les âmes échappées, et les autres déjà mortes dans l'exécution de notre évasion. Mais peut-être que son dépit l’a rendu muet et tout aussi honteux que moi.
-- La mine est mauvaise, et le soir est là.
_ Je vois que tu ne sais toujours pas composer de proverbes qui fassent sens, mon bon ami.
Le sommeil tombe sur moi comme un bien étrange compagnon. Je tente de le repousser mais il finit par s’installer malgré ma volonté de plus en plus défaillante. J’ai froid, j’aurais dû prendre un manteau mieux garni et bien plus orné. Dormir, ainsi pelotonné, comme un voyageur fortuné m’aurait plu. Le cheval broute quelque part alentour, relié à cet arbre médiocre qui nous offre un abri des plus pittoresques. Et les songes, oui, les songes deviennent des échos d’une vie prisonnière. Les habitudes sont revêches, et les mauvais augures, comme le dit le corbeau, sont à quelques pas de moi.

Les crépitements des herbes sous les pas, le vent qui gronde dans les oreilles. Ce sont bien là presque les seuls sons qu’on puisse capter dans ces landes désolées. Spectacle sinistre et morne pour âme sensible à la vie luxuriante. Ici chaque espèce semble en souffrance, une maigre lueur de vie qui s’échappe parfois d’un des rares arbres et des touffes d’herbes, quand ils ne sont pas morts et asséchés depuis longtemps. Il n’y a bien que les vieilles lances et les vieilles armures rouillées d’anciennes batailles pour habiller ce paysage embruiné. Une brume qui rend ce territoire à découvert bien plus sécurisant cependant.

Iralinwe se déplace à pied depuis qu’elle a quitté la forêt, elle craint des pièges qu’elle ne connaît pas encore aussi elle préfère tendre l’oreille, se fier à ses sens au maximum. Ce qu’elle ne peut pas aussi bien faire en allant plus vite sur le dos de Sorghal. Alors tant pis, elle avance doucement, ce n’est pas comme si elle avait une destination de toute façon. Elle est exactement là où elle le souhaitait, à écouter la nature en peine sans pouvoir l’écouter. La petite panthère la suit telle son ombre, à quelques mètres au cas où elle se ferait surprendre, ce qui semble peu probable compte tenu de son dos pour se mouvoir en toute discrétion et le brouillard épais qui les entoure.

Pas à pas après, la nature morte devient marais, un spectacle lugubre pour les hommes sans doute, magnifique aux yeux de la sindar. Même si la brume ne désépaissit par pour l’admirer. Car un palud regorge d’une certaine vie, bien à lui et bien différente que tout ce qu’elle a connu. Si elle s’y sentait plus en sécurité, elle ferait usage de son empathie auprès de ces mousses, de ces roseaux et de ces quelques arbres tortueux et pleureurs. Alors qu’elle observe quelques amphibiens qu’elle n’avait jamais vu auparavant, des bruits de sabots lancés à pleine vitesse viennent briser sa quiétude. Elle se couche aussitôt au sol, pestant intérieurement, car dans un marais, il est forcément humide et elle a même mis un pied dans l’eau. Sans parler de la boue qui est en train de s’emparer de sa tunique.

C’est un cavalier qui passe à une dizaine de mètres, survolés par un corbeau à qui il parle, et qui pour l’elfe, ne semble que croasser en retour. Et puis, contre toute attente, la cadence du cheval ralenti puis s’arrête. Une aubaine pour la petite voleuse qu’elle est, se dit-elle alors que la chasse est bien maigre depuis qu’elle est en Phelgra. Elle est affamée et elle a besoin d’objets de valeurs ou de dias pour le prochain village.

- Viens Sorghal, un homme à cheval a sûrement une jolie petite bourse à partager avec nous. Attention au corbeau néanmoins.

L'ocelote et l'elfe se connaissent par cœur et savent toujours le rôle de chacune dans toute situation, Ira n'a pas besoin de lui donner plus d'ordre, elle ne se le permettrait même pas d'ailleurs.
C’est à pas feutré et avec son arc qu’elle s’approche du campement de fortune, ne suivant que de mémoire la direction qu’avaient pris les sons de pas du cheval. Faisant preuve de tout son talent de discrétion, elle observe surtout les cieux dans un premier temps, se tenant prête à abattre l’animal à plumes au besoin. En l’apercevant posé sur une branche, dos à elle, elle remet alors délicatement son arc dans son dos et la flèche dans son carquois pour s’emparer des deux dagues fines et pointues qui ornent sa ceinture. La bête regarde dans la mauvaise direction, cela lui laisse le temps de se rapprocher.

Soudain tout va très vite, l'oiseau de malheur croasse, la sindarin bondit en même temps, sautant à califourchon sur l'homme allongé, croisant ses dagues sur sa gorge et son regard sombre dans le sien. La petite panthère est toujours là quelque part, tapit dans l'ombre.

- Donne-moi tout ce que tu possèdes.

La lame s'enfonce légèrement dans la peau de son cou afin d'appuyer son propos.

Le contact du métal sur la peau. Le baiser de la lame. C'est une sensation que l'on oublie pas. À jamais gravée dans la tête, à jamais inscrite sous l'épiderme, même transi de froid. Il y a d'abord un sursaut de peur, un soupçon de gêne, puis l'effroi d'une résolution pleine de fatalité. Bien que cette combinaison fragile ne vienne s'entacher d'une vague d'amertume. Pourquoi, pourquoi bon sang avoir échappé à la mort et à l'emprisonnement pour crever là comme le dernier des gueux ?! Iscarioth agite ses ailes et parle son langage, « Voleuse. Vvvvvoleuse », en usant avec une parcimonie presque ridicule désormais qu'il est trop tard pour répliquer, acier contre acier. Inutile de fusiller le pauvre comparse du regard, même si ses intentions demeurent perceptibles. Il attend une seule oscillation de son maître pour fondre sur sa proie, et sachez qu'il a la majesté des oiseaux de chasse. Il n'en a malheureusement pas les aptitudes, et mon visage où la surprise danse ne revêt aucune instruction à son égard, mes prunelles s'ancrent dans celles de mon assaillant. Féminine, svelte, une agilité notable, une détermination farouche. Assaillante donc, même s'il fait bien trop sombre pour deviner ses origines. Mon murmure a l'éloquence que j'ai toujours eue, même dans les situations les plus désespérées :
_ Ce que je possède… Tu l'as sous le tranchant de ta lame. Et crois-moi si je te dis que cela ne vaut pas grand chose.

Je souris, moquerie visible au coin des lèvres, le venin sous la langue. Je cherche au fond de mes esprits corrompus par l'attente et par mes récents coups d'éclat ce qui pourrait rester de mes pouvoirs, l'hypnotiser pour renverser la situation est tentant mais impossible. Il ne reste plus rien, une nuit écourtée n'aura guère suffi pour en restaurer le lustre. Je tends la gorge avec un peu plus d'obligeance, joueur, avant d'ajouter :
_ Bien que ce petit corps à corps soit des plus charmants, mon inconfort gâche grandement l'expérience.
Mes yeux désignent la garde des deux dagues qu'elle tient fermement entre ses doigts. Les prunelles dansent, l'ironie les fait luire sous l'éclat blafard de l'astre nocturne, et le peu d'énergie qui me reste s'aiguise, et cherche à s'insérer jusque sous son crâne pour y ployer quelque chose, y creuser le doute au milieu de la facilité de ses certitudes. Les mots susurrent, enjôleurs, la magie est exsangue mais les accents dissimulent des manipulations exquises dans le trouble de la rencontre.

Le corbeau s'est calmé mais son oeil noir continue de vriller le profil de la voleuse.
_ Tu me vois désolé de ne pas sortir du néant ces richesses après lesquelles tu cours. C'est une nuit tragique, tu ne crois pas ?
Et dans ce décor où les marais dessinent des horizons funestes, mes mots s'éteignent avec grâce, se glissant dans les obscurités changeantes. Pourquoi, pourquoi… Raison absurde, ou bien abyssale, je ne suis pas en mesure de le dire. La prison a broyé les ailes d'un destin qui me paraît désormais étranger. Je sais, je suis lugubre, mais la liberté est comme ces grands espaces que l'on doit endeuiller pour mieux les supporter. Mes muscles se tendent, à mesure que sa présence m'oppresse, et l'humour se teinte de poison, les entraves qu'elle opère deviennent de plus en plus désagréables.

“Crrrroaaaa CROOOAAAA”

Quel oiseau de malheur insupportable. La Sindarine jette régulièrement un regard vers lui et lorsque l’oiseau s’envole et se fait menaçant, elle prépare son coude en défense, prête à dégainer l’une de ses dagues sur son sombre plumage. Le danger vient tout de même d’avantage de lui, sa victime, dont elle ne sait rien et qui malgré ses traits fatigués reste assez grand et fort, puisque rappelons-le, elle est petite pour sa race. A ses premiers mots, elle réalise très vite que c'est surtout de sa langue dont elle devrait se méfier, alors que, ironie du sort et ironie complète même, elle n’a jamais été des plus douées pour saisir le second degré. Sa gorge ? Qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’une gorge ? A moins qu’il ne parle de sa peau ? Voilà ce qu'elle pense de sa réponse, les sourcils légèrement froncés mais invisibles pour le terran.

Alors il rit, de cette situation et d’elle aussi sans doute. Oh il pourrait rire d’auto-dérision que cela ne changerait pas grand chose à la réaction de l’elfe qui l'aurait pris pour elle de toute façon. Elle enfonce ainsi un peu plus le plat de sa lame contre sa gorge, et par chance pour lui, il s’agit de Nómin puis rapproche son visage pour lui susurrer :

- Tu ne me sembles pas être en position de te moquer.

Il l'intrigue, attise une certaine curiosité, d'autant qu'elle n'a jamais eu l'intention de le tuer. C'est peut-être cette lueur dans son regard, ou ses petites blagues sur leur position quelque peu évocatrice - elle est très premier degré, mais tout de même pas prude et idiote après tout - ou encore puis son attitude provocatrice, sa façon de tenter le diable, de vouloir séduire le danger lui-même. Comme s’il se moquait de mourir sous sa lame. De mourir ce soir. Tout ça étonne la jeune femme qui n’avait jamais trop su comprendre les autres races et la gente masculine.

D’ordinaire, avec ses allures félines d’assassin, ses deux jolies dagues bien pointues et bien placées, les cibles parlaient moins, donnaient plus et gémissaient beaucoup. Certaines s’étaient même pissées dessus, elle l’avait sentie une fois en se positionnant mal… Une histoire qu’elle n’avait guère envie de partager.
Lui, il est différent. Il joue avec la mort. Même si Iralinwe est bien loin d’être la mort en personne. Il joue, tout court. Il joue et... gagne du temps.

Elle se perd dans ses prunelles rendues noires par la nuit, comme happée contre son gré, un bourdonnement dans les oreilles. Les mots flottent autour d’elle. Ce qui ne l'empêche pas de vérifier elle-même ce qu’il avance, de sa main qui tient Serindë, elle fouille sa ceinture, tâte ses poches. La lame passe à plusieurs reprises à proximité de ses attributs, visiblement la seule chose qu’il possède.
C’est fort fâcheux de voler quelqu’un qui n’a rien.
Extrêmement pénible même, si vous voulez mon avis.

- Très tragique, dit-elle d’une voix monotone qui n’est pas la sienne, avant de se ressaisir et de grogner un coup. C’est tragique oui, de n’avoir rien sur soi qui mérite d’être volé, finit-elle pour se donner bonne figure. Elle sait qu’il a tenté quelque chose, elle ne sait pas quoi mais ça ne lui plait pas. Elle ne le quitte toujours pas des yeux mais elle ne sait plus si c’est pour le surveiller ou si c’est parce qu’elle n’en est juste pas capable, comme s’il s’était immiscé dans sa conscience.
La graine du doute est bien là, quoiqu’il ait fait, et elle germe. Ira n’étant de toute façon pas une meurtrière, elle se recule alors doucement, tendant ses dagues devant elle en guise d’avertissement, l’une vers sa gorge, l’autre vers son entrejambes.

L’ocelote est toujours là quelque part, tapie dans l’ombre, au cas où.

« Deux yeux dorés dans la nuiiit. Un gros chat qui te mangera ! Oui ! »
C'est toi qu'on va finir par manger mon triste sire, si tu ne clos pas ton bec incessamment. Une oeillade dans sa direction, la sentence silencieuse qui lui intime de se taire sur le champ. L'oiseau gonfle son plumage, son orgueil comme esquinté, il a toujours eu un déplorable goût pour la théâtralité. Je me demande bien de qui il peut tenir cela, j'ai pourtant un sérieux à toute épreuve ce me semble. Surtout lorsqu'il s'agit de rire de ces situations qui m'échappent. Oh ne t'en fais pas jolie vagabonde (Pourquoi jolie ? Pour le fantasme voyons, vous ne croyez tout de même pas que je vais imaginer être détroussé par une revêche à la mine disgracieuse, il ne manquerait plus que cela !), je ris c'est vrai mais juste le temps d'un songe évanescent. Où j'ai toutes mes capacités et où tu serais démunie. Alors tu ferais moins la fière, belle ou pas, pantin entre mes pensées tressées tout autour de toi. Ma propre dague est à ma portée, calefeutrée dans ma botte, l'épée est dans une sacoche du cheval, preuve du dédain que je porte aux armoiries familiales. C'est à se tordre de rire quand on imagine que ce désamour signera peut-être mon trépas.
_ Oh mais ne doit-on pas rire de tout entre gens de bonne société ?

J'esquisse un geste précautionneux de ma main droite, sans chercher à la menacer ou à la toucher. Un incident est si vite arrivé… et je n'ose imaginer ma fin dans les gargouillis triviaux de ma gorge tranchée. Je la considère, avec un aplomb de plus en plus oppressant et peut-être ne suis-je pas tant rouillé que cela quand je sens sa silhouette se tendre d'intérêt ou bien de méfiance. Les deux me vont très bien au teint, avouons-le. Elle semble un instant perdue ou trompée par ce langage fleuri et qui porte deux visages fourbes. La bonne société que j'évoque, elle ne la connait pas, j'en suis désormais persuadé. Un avantage considérable, je l'ai souvent remarqué. Les piques rentrent plus favorablement dans l'esprit de ceux qui ne les reconnaissent pas comme des armes, ils ne savent pas bien les parer. Ma gorge se comprime cependant quelque peu quand la lame de la dague détourne sa route vers des zones plus délicates. Je reprends tout ce que j'ai dit, je crois que mourir d'une hémorragie à cet endroit précis ôterait tout intérêt à ma légende forgée, qu'elle m'égorge ! Je murmure :
_ En douceur, très chère…

Elle finit par reculer, elle me croit, le doute est inscrit sur ses traits et une part de moi jubile de cette persuasion qui semble prolongée par la langue et les mots qu'elle cisèle avec agilité. La fouille au corps m'a donné un frisson de désagrément, c'est comme sentir les échos de l'enfermement et du peu de cas de l'individu et de son destin. Umbriel ouvre ses mâchoires prête à me mordre et à contaminer mes idées. Elles virent dangereusement au noir et le tremblement gagne mes doigts. Je suis heureux qu'elle choisisse de me libérer. Son grognement est presque charmant, je me redresse rapidement, et la toise avec ces accents nobiliaires qui ne m'ont jamais quitté. Je masse ma nuque pour en chasser un fourmillement et rajuste la tunique pour me donner plus de prestance :
_ Dans cette affaire, tout dépend du point de vue.
J'offre mes mains ouvertes en guise d'apaisement, et continue à creuser dans ses iris indéchiffrables :
_ Si j'avais dû vous sauter à la gorge, ne serait-ce pas déjà fait ? Vous me vexez presque, quel danger puis-je bien représenter ?

Je penche la tête et tourne mon regard pile en direction du petit félin, je ne le distingue pas mais l'attention rivée d'Iscarioth dans ces fourrés le trahit.
_ Couché, minouchet, nous sommes en territoire conquis. Cela faisait si longtemps qu'on ne m'avait pas détroussé.

L’elfe est hautaine, l’elfe le sous-estime à cause de sa fierté. Dans le fond, bien sûr, elle a raison, les hommes sont idiots, ils pensent que perdre un testicule est la pire chose qui puisse leur arriver. Perdre leur masculinité. C’est ce qui les rend si prévisibles et si déprimants à la fois. En particulier les terrans, et les nains là, ou un truc du genre. Iralinwe les trouve bêtes et bizarres, mais Ira n’est pas des plus douées socialement, même pour une Eryllis. Et en plus, elle se permet de juger. C’est le mauvais côté d’avoir grandi dans une société exclusivement féminine.

Elle se relève en même temps que lui bien que toujours parer à toute éventualité, les dagues en avant, les genoux fléchis. Elle fait sensiblement la même taille ainsi, mais son capuchon cache encore ses divines oreilles pointues. Ce terran ne lui inspire aucune confiance, sa façon d’être, ses gestes, le choix de ses mots. Il a ce quelque chose qui l’agace profondément

- De ton point de vue, tu n’avais rien et tu n'as toujours rien. Sauf que tu es en vie. Hmm... Tu as raison, c’est tout sauf tragique.

Et que tu as de la compagnie. Peut-être pas la plus plaisante. Mais voilà qu’elle tenterait presque un trait d’humour… Qui passe sans doute inaperçu parce qu’elle ne sourit pas, même s’il fait trop noir pour le constater. La sindarine ne sourit pas pour si peu, surtout dans une situation où elle ne se sent toujours pas en confiance. Où elle est même totalement méfiante et sur ses gardes et ce n’est pas sa position étrange qui la feront rengainer ses dagues de si tôt.

- Dans cette affaire, tout dépend du point de vue, lui répond-elle en écho. Du miens, tu me sembles n’avoir rien à perdre.

Pourquoi lui répond-elle aussi facilement ? Aussi ouvertement ? Elle n’est pourtant pas de l’espèce des bavards, encore moins des extraverties. Elle n’apprécie guère ce qu’il fait à son cerveau et grogne à nouveau alors qu’elle puise en elle pour se défendre sans trop savoir comment. Après tout, elle n’a jamais vraiment fait corps avec son essence divine, si on peut dire, celle-ci a toujours été un fardeau plus qu’autre chose et son catalyseur rompt le lien qui devrait être avec cette partie d’elle.

Soudain l’attention change, la tension aussi. Elle dévisage le corbeau. Elle aurait dû y penser bien sûr, elle n’est décidément pas très brillante cette sindar.

- On ne t’a pas détroussé, fait-elle tout de même remarquer afin de rétablir la juste vérité des faits.

Le gros chat sort alors de sa cachette et vient se frotter contre ses jambes, Ira lui flatte le crâne entre les deux oreilles, après avoir abaissé ses armes et les avoir mis dans la même main, Et puis Sorghal s’avance pour aller se frotter sur ses jambes à lui cette fois. Ces félins sont vraiment des traitres de la pire espèce… Néanmoins Ira lui fait confiance, peut-être à tort et range donc ses dagues dans leur trousseau. Subitement le félin fait mine de lui croquer la main, ce qu’il esquive de justesse sinon car elle ne faisait pas que mine. L’elfe sourit enfin, c’est presque un rire d’ailleurs qu’elle laisse éclore avec des mots plutôt :

- Ça c’est pour le minouchet.

Aussi fière l’une que l’autre, aucune n’aime les surnoms, encore moins les petits surnoms mignons et puis le préfixe exprimant la petitetesse de l’ocelote est très inapproprié pour qui sait qu’elle est capable de faire trois fois la taille d’un tigre. Le félin a repris place à côté de sa maîtresse et dévisage l’oiseau avec appétit désormais.

- Je suis Iralinwe et voici Sorghal.

Deux animaux dont le vernis des civilités se craquèlent tandis qu'ils se toisent. Il semblerait que nos deux comparses ont la même attitude, en miroir de la nôtre, à moins qu'il ne s'agisse de l'inverse. Qu'importe, en réalité. L'éloignement me donne plus de chance, même si elle se tient sur ses gardes et qu'à sa posture, je ne doute pas une seconde de son talent à jouer de la lame qu'elle manipule entre ses doigts. De sa façon de me considérer, du peu de ses airs que l'obscurité ambiante me permet de glaner, il se dégage une fierté qui égale ou surpasse la mienne. D'un côté, que reste-t-il de l'orgueil quand il a fallu le dompter, année après année, entre les souterrains putrides d'Umbriel ?

Je joue sur la même corde sensible qu'elle semble exciter dans son désarroi :
_ De ton point de vue alors, tu n'as peut-être plus grand chose, et tu n'as strictement rien obtenu. Tragédie en demie-teinte. Quant à n'avoir rien à perdre...
Je lui souris plus amplement, me désigne d'un geste gracieux et un brin fat.
_ ... Il faut toujours se méfier car rien cela peut frôler l'infini, sauf si l'on se borne à la bêtise de la matérialité, bien entendu.
Ma vie, gâchée par ce crime et l'hérésie qui s'en dégage, m'est tout à la fois précieuse, et inutile. Les jours se succèdent et mes avis aussi. Seule l'idée de comprendre, et de venger ma perte m'a permis de me raccrocher à un quotidien des plus effroyables. La compagnie qu'elle représente, cependant, est accueillie par mon esprit dans une sensation assez indescriptible. Je suis contrarié de me voir ainsi dérangé mais dès lors que je me force à pousser le raisonnement, il échoue lamentablement dans ma tête. Et je n'aime pas être lamentable, même auprès de moi-même. Dérangé dans quoi... Que fais-tu, où vas-tu ? À Ridolbar, pour t'acquitter de ta dette, mais ensuite ? Je le sais, mais je ne suis pas encore prêt à faire face. Alors tout bien considéré, elle représente un bien précieux tout à coup, celui de l'inattendu.

Je soulève un sourcil pour souligner son goût pour l'exactitude et le peu de cas que j'en fais.
_ Comment appeler cela alors ? Vous préférez que je dise "chevauché en pleine nuit sans raison apparente" ?
Je la pousse, ne peux m'empêcher de moquer ses précautions, même si mon attention se voit bientôt détournée par l'ocelote qui vient parader tout contre ma jambe.
_ Voilà au moins quelqu'un qui sait comment m'accueillir...
J'excave un souffle qui frôle la surprise, en retirant ma main au dernier moment :
_ Un peu trop d'ailleurs.

Elles posent après cela, femelles duelles, c'est sûr, il n'y a que les femmes pour vous caresser et vous mordre dans la même minute. Je les regarde, les considère dans la nuit qui nous enserre, et j'incline très légèrement le menton pour indiquer à Iscarioth qu'il peut abuser de son essence pour faire des présentations dignes de lui, et être clairement compris par ces deux-là.
"Il me nomme Iscarioth."
Je fronce légèrement mes sourcils, et ajoute :
_ Parce que c'est ton nom.
Celui qu'elle t'a donné. Le souvenir passe, et sur mes traits il devient indéchiffrable, un trouble très rapidement maquillé :
_ Celius.
Nom d'emprunt, nom de l'aîné, presque un faux mensonge en réalité. Mais ma récente escapade ne me donne pas le luxe de délivrer aussi aisément mon identité. L'alerte suivra forcément, et bientôt, quoiqu'elle puisse en penser, je vaudrai quelque chose, sans doute bien plus qu'elle ne peut rêver.
_ Et que fais-tu en ces terres des plus inhospitalières ? Bien que vu tes activités, on dire que tu cadres parfaitement avec Ridolbar et ses environs. Si tu n'en viens pas, tu devrais y aller, tu y serais auprès de professionnels qui savent d'avance qui il faut venir assaillir en pleine nuit.
Et qui il ne faut pas. Ma moue lui indique facilement la fin de ma pensée.