Ce furent la présence d'Ilyan et l'attention qu'il devait porter à sa santé qui rendirent Léogan moins égoïste, plus responsable et qui révélèrent son endurance et sa ténacité au travail. Pendant deux décennies, entre leurs lectures choisies, les fêtes interdites dans les camps de gitans et leurs excursions clandestines dans la forêt de Sphène, sur la rivière Oxia jusqu'à Taulmaril ou au-delà des montagnes sur les plages du sud, Léogan allait à la rencontre des gens du domaine de ses parents et aidait à la plupart des tâches manuelles qui étaient à la portée d'un jeune garçon de constitution solide, toujours suivi par son petit frère qui le regardait faire avec curiosité. Il grimpait sur les toits, réparait les charpentes avec les artisans, participait aux corvées de bois à la saison morte et aux grands travaux en Enkilil et en Béamas. Les manouvriers du domaine étaient des Terrans, des Yorkas et des Zélos de passage qui bénéficiaient d'un permis de séjour limité et de rétributions alléchantes de la part des Sindarins. La plupart du temps, ils ignoraient qui étaient les deux garçons. Léo parlait très mal, Ilyan et lui étaient toujours mal fagotés – quand on ne découvrait pas leurs oreilles pointues, on les prenait souvent pour des gamins du village et on profitait de leurs services sans rechigner, en échange de pacotilles et de trésors de gosses. Léogan traîna longtemps, en particulier, dans les pattes d'un luthier qui avait d'abord tenté de le chasser avant que le gamin ne le force à supporter sa présence en se présentant comme le fils Jézékaël :
« Toutes mes cachettes au manoir sont compromises, j'ai besoin d'un pied-à-terre. ». Le Yorka (car c'en était un) finit par s'accommoder de ses visites régulières pendant quelques années et lui apprit les ficelles du métier avant de quitter Canopée pour retourner vivre à Elusia où sa femme et ses enfants attendaient son retour prospère.
Ilyan, quant à lui, canalisait Léo. Léo n'écoutait que lui, au grand désespoir des adultes qui s'étaient résignés à passer par son cadet pour lui faire entendre raison. Il suffisait d'un mot à Ilyan pour le faire, quand d’autres pouvaient se casser les dents pendant des heures à lui arracher une phrase ou un assentiment. Ilyan lui donnait des repères, des défis et des objectifs dans le labyrinthe de son enfance désordonnée, et ce fut bien davantage grâce à lui qu'il sut grandir que par la compétitivité constante que lui imposaient les succès de son frère aîné. Ilyan l'aida à devenir maître de lui. Il le réconcilia pendant de longues matinées d'entraînement isolé avec l'art de la magie, alors qu'il n'avait jusque là pas cherché à apprivoiser la foudre qu'il générait spontanément, par crainte de causer des destructions irréparables, et qu'il déclenchait de dangereux orages, dangereux surtout pour lui, quand il entrait dans une colère noire. Entre les méditations et les dépenses physiques, les crises de rage s'espacèrent, ses sautes d'humeur se firent moins violentes, il commença à devenir fréquentable.
Quand il fut jeune adolescent, à l'approche de ses trente ans, il fallut néanmoins
« trouver à ce garçon une voie », disait Idril,
« ce que Daeron avait fait de lui-même à cet âge-là ». Ces discours ne remportèrent chez Léogan que des roulements d'yeux exaspérés et pendant quelques temps, il les évita comme la peste en s'appliquant à être continuellement absent du domaine.
Ce ne fut qu'une ruse de son père, qui le coinça un jour qu'il était de passage sur un petit balcon haut-perché de leur demeure, en prétextant un malaise, qui le força enfin à la discussion. Parmi ses trois garçons, Léogan était tout désigné pour relever l'héritage militaire de la famille et pour devenir ce qu'Ercan et Falathar étaient à l'armée sindarine. Daeron était, lui, appelé à une destinée politique et Ilyan, qui était de toute façon malade, n'avait pas non plus le tempérament d'un militaire.
« Moi non plus j'ai pas l'esprit d'un soldat. J'ai pas envie de m'enfermer à Canopée pour faire mes classes. » avait maugréé Léo. Maellan l'avait regardé avec bienveillance. C'était vrai, mais malgré sa nature indisciplinée et solitaire, ses maîtres d'armes lui avaient souvent trouvé du talent et il était d'une constitution solide. L'armée, c'était peut-être une façon de poursuivre sa vie d'aventure... et de se trouver enfin une place dans les ambitions familiales et la communauté canopéenne. C'était un pari, il fallait l'avouer, plutôt séduisant.
« Si j'entre en formation d'officier... Et que ça m'plaît pas. Je pourrais toujours revenir en arrière hein ? »Son père avait ri tranquillement et passé une main dans ses cheveux.
« Tu es un bon garçon. Tu feras ce que tu dois faire. »Incertain et méfiant, Léogan accepta après cette discussion de suivre des études martiales à Canopée, jamais loin de son petit frère cependant, qui traçait son propre chemin d’érudit. Endurant, souple, et d’une force sèche, enfin, bon coursier, bon grimpeur et bon lutteur, Léogan qui connaissait la forêt comme sa poche jusqu'aux côtes et jusqu'à Taulmaril, fut transféré rapidement dans l'unité des traqueurs sindarins, et il se découvrit en outre beaucoup de potentiel lorsqu’il apprit avec plus d'ordre et d'exigence le maniement des armes – ce qui ne manquait pas de lui attirer les moqueries de Daeron,
« C’est bien, il roule des mécaniques, le petit Léogan, maintenant, il sait soulever une épée, manier la hache et jongler avec deux hallebardes, mais avec son esprit si étroit, ses supérieurs peineront même à lui trouver une place de bateleur dans un cirque. »Ce fut au cours d'un repas familial que Léogan mit son tout premier taquet dans la figure de son frère, et qu’il l’affligea d’un
« Ha ben ça, y faut s'méfier, avec les mecs à cran… Maintenant, décarre d’ici, tu m’entends, taille-toi, espèce de connard, et retourne crécher chez l'roi avec tes copains débiles ! » en plein dans la demeure familiale. Puis il s'était rassis à sa place, à la gauche de son père, face à la chaise vide de Daeron et tandis que ses parents ne semblaient rien vouloir relever de ce qui s'était passé, il avait senti qu'il venait de gagner quelque chose dans son existence.
Quoique réservé, un peu renfermé et lunatique, parfois un peu brusque, Léogan était très apprécié de ses camarades de caserne, doté d’une bonne dose de répartie, talentueux et grand avocat des causes désespérées et des petits soldats. Malgré tous les discours gorgés de mauvaise foi que Daeron pouvait tenir, d’ailleurs, Léogan était plus que jamais fourré dans les bibliothèques et développait d’excellentes connaissances en stratégie, ce qui lui valait un certain respect de la part de sa hiérarchie, à laquelle il se frottait pourtant de façon récurrente, et qui avait par conséquent bien du mal à s’avancer sur son avenir dans la garde de Canopée. On avait même tendance à dire qu’il pensait un peu trop ou qu'il exprimait son avis de façon légèrement importune, et que cela lui desservirait un jour ou l’autre.
L’armée sindarine était peut-être l’un des organes centraux de la vie traditionaliste de Canopée. La multiplicité des codes, la saturation des journées par les impératifs et le devoir, l’esprit communautaire, le travail honorifique, les parades coutumières… indifféraient, voire lassaient Léogan ; il y était singulièrement hermétique. Ce qui l’intéressait, c’était la technicité martiale, les processus militaires, toutes les théories que les hommes du passé avaient couchées sur le papier, et les critiques qu’il pouvait y opposer. Il rêvait de leur effectivité, de ce que serait leur mise au monde, de leur existence sur les champs de bataille, sans même s’imaginer de massacres ou de pays à feu et à sang. Il était comme un scientifique ou d’un aventurier en quête d’expérience, d’ardeur, d’ingénierie et de danger. Il fantasmait une démesure vitale, de force et de cruauté, il aspirait à la débauche et à l’excès pur de vie, au point culminant de la jouissance avant la mort – puisqu’il n’avait jusqu’ici jamais
vraiment vécu.
Il n’attendait que le moment où il serait légitime pour lui d’exercer ses talents tactiques et martiaux, et une fois devenu capitaine, il multiplia les expéditions à l’extérieur de la cité, pour assouvir sa nouvelle soif d’action. Au départ, il réglait des affaires d’importance moyenne, passait son temps à surveiller les vastes étendues forestières avec ses traqueurs et, histoire de donner plus d’envergure à ses entreprises, à damer le pion de ses supérieurs.
Pas particulièrement insolent sur le moment, pas franchement causant non plus, il ne s’attirait souvent de leur part qu’un agacement teinté de résignation et jouissait par ailleurs d’un bon capital sympathie parmi ses hommes et ses égaux, pour qui il faisait preuve d’une prévenance discrète et même d’une franche complicité dans ses jours de bonne humeur.
Charme de l’uniforme oblige, Léogan, jeune capitaine, avait un certain succès parmi la gente féminine, et il connut – plus tardivement que Daeron, certes – les attraits des femmes à cette époque de flamboiement militaire. Il tombait amoureux presque toujours instantanément, et les aimait à la façon d’un enfant inconséquent, avec une tendresse sauvage qui se transformait plus ou moins rapidement en muflerie au moment de la désillusion. D’abord, il restait les yeux dans le vague pendant des jours, ne mangeait rien, sifflait des ritournelles et des pavanes, offrait à son aimée des fleurs, de la musique et de la poésie. Et venait systématiquement le temps des disputes, de la déception et de l’amertume.
Pendant ses quartiers libres et ses permissions, à chaque quartier libre, à chaque permission, Léo se fourrait dans des fêtes de jeunes aristocrates débauchés, qui gaspillaient leur argent en réceptions orgiaques où tout le monde, des gens de toute condition, de tous les recoins des domaines de Canopée, un véritable carnaval kaléidoscopique, se déversaient sans distinction. Des jeunes premiers riches et élégants, flanqués de leurs courtisanes blondes, des héritières, qui comparaient leurs héritages sous leurs ombrelles, dans les barques des lacs privés, des grands commerçants, qui jouaient de l'argent à la roulette, des fils de conseillers frayant avec des escrocs, des metteurs en scène de grands, et de moins grands théâtres, des professeurs et des étudiants, des tailleurs de luxe et des modistes ambitieux, des musiciens sans le sous et les légendes du moment, des écrivains, des poètes et des peintres qui se bataillaient dans la foule, en criant, en buvant et en dansant. Et puis des jeunes officiers, comme lui, aussi délurés que les autres dans leurs uniformes dessapés, grandes coqueluches de ces dames et inventeurs géniaux des défis les plus arrosés de la journée. Cela durait du matin jusque tard dans la nuit. Des cohortes de domestiques engagés pour l’occasion allaient et venaient en essaim, comme un défilé de costumes noirs et blancs, de plateaux aux champagnes dorés et pétillants, de martinis où se baignaient des olives, de brandy, de vins, d’armagnac, de whisky, de cognac et d’absinthe.
Les gens arrivaient brillants de bijoux, sous des chapeaux plus ou moins conventionnels, dans des tenues guindées, provocatrices ou extravagantes et faisaient des folies dans le hall, entre les tableaux, les tapisseries et les buffets, dans le jardin, dans les bosquets, autour des fontaines et des statues de marbre. On fumait, on buvait, on parlait, on criait, on dansait, on chantait. Les actrices déclamaient des vers en gloussant, les artistes et les politiques se disputaient, des magiciens inventifs lançaient des feux d’artifice dans le ciel au milieu des explosions musicales, les curieux ouvraient de grands yeux étonnés et étaient soudain entraînés par des habitués passablement éméchés à danser. Les talents musicaux de Léo, qui avaient vite fait le tour de sa troupe d'amis de caserne, le propulsaient souvent sur le devant de la scène qu'il animait après avoir bu quatre ou cinq verres d'alcool fort, du son vif d'un clavecin entre deux vins auquel il jouait en se pliant aux défis idiots de ses camarades et des filles qui les accompagnaient.
A la fin de la soirée, des dizaines de jeunes gens soûls plongeaient tout habillés des balcons jusque dans les grands bassins des cascades. La demeure se vidait peu à peu jusqu’au petit jour, où les domestiques mettaient à la porte les derniers ivrognes endormis.
C'était le quotidien de Léo. Il travaillait d'arrache-pied, narguait sa hiérarchie et quand il n'était pas occupé à l'un ou à l'autre, il se rendait à de grandes soirées pleines d’intimité, où il pouvait se mêler à la foule ou s'isoler avec une dame sans être aperçu. Parfois ces débordements d'opulence, d'oisiveté et de folie dorée lui montaient à la tête et il quittait la ville, il revenait dans les domaines de ses parents, mal fagoté comme dans son enfance et retrouvait la route des camps de bohémiens à la lueur des flambeaux. Il se sentait comme un petit provincial qui revenait de la capitale. Sa vie était devenue une chose compliquée, brillante, bruyante et brûlante, qu'il ne comprenait pas trop bien lui-même.
Et puis il rencontra Elerinna Lanetae. C’était une adolescente pâle et aérienne. Sa mâchoire était frêle et déliée. Ses yeux frémissaient d’une tristesse inexplicable. Elle levait vers le ciel un front grand et pur qui reflétait l’infini de l’univers et la beauté éternelle du cosmos. Léogan la vit et se fascina ; il entendit bruisser le feu des étoiles sous ce front merveilleux, il crut les voir fuser dans les yeux surnaturels de la jeune fille, dans un chaos indescriptible d’étincelles aurifères ; d’un regard, il embrassa tout le monde de frénésie astrale qu’abritait ce beau front blanc.
Il était venu dans son sanctuaire par hasard, pour régler avec son père des détails administratifs dont il n’a plus mémoire. On l’avait fait patienter dans un beau jardin où murmuraient le cours des eaux limpides et le vent dans les ramures des arbres millénaires. Elle était assise sur un banc de marbre, sous un tilleul frais et printanier, et regardait au loin.
Pour la première fois de son existence, il s’était vraiment senti rustre et grossier, avec son casque sous le bras, son épée qui se balançait sur son flanc et ses cheveux épais et sauvages. Il resta quelques instants debout sous une arcade élancée, à l’observer intensément. Elle ne le remarqua pas, ou peut-être était-elle parfaitement indifférente à sa présence, alors il avança silencieusement dans sa direction et lui sourit avec toute la douceur dont il était capable. Il lui semblait que le moindre mot prononcé une octave trop haut aurait sur désagréger cette atmosphère céleste et calfeutrée. Il ne fit pas un geste vers elle avant le moment propice, qu’il attendit, et que son intuition rencontra naturellement. Il désigna le banc d’un geste lent et le premier murmure qu’il lui adressa fut :
« Je suis désolé de vous importuner – j’ai comme l’impression que ma présence ici ne fait pas exactement ton sur ton, en quelque sorte – mais pourrais-je m’asseoir près de vous ? »Elle avait accepté d’un signe de tête et il avait observé le jardin à ses côtés, en lui jetant des regards furtifs, ainsi que quelques traits d’humour bien sentis pour ponctuer des intervalles de silence embarrassé. Par un hasard du destin, on fit attendre Léogan plus longtemps que convenu auprès d’Elerinna et il n’aurait peut-être pas retenu son attention s’ils n’avaient pas commencé à parler de poésie, au détour d’une conversation médiocre et gênée. Pour dire tout à fait la vérité, Léogan avait ricané d’un air dédaigneux quand elle avait évoqué le nom d’un poète qu’elle appréciait, et que lui avait trouvé extraordinairement pleureur, insignifiant et fastidieux. Cela n’avait pas manqué de révolter la jeune fille qui s’était écriée avec hauteur : « Vous avez peut-être mieux à proposer, Monsieur le spécialiste en beau langage ? ». Son père était alors arrivé et avait interpellé Léogan – qui avait finalement réussi à faire figure de rustre dénué de sensibilité artistique – et qui se leva pour le rejoindre tout en réfléchissant intensément. Quand il eut fait quelques pas dans le jardin, il se retourna et son regard noir se figea sur elle avec une soudaine exaltation.
« Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme... Ô puissance salée !
Courons à l'onde en rejaillir vivant. »Il se tut et le temps se suspendit. Il leva les yeux vers le ciel et respira avec toute la puissance de ses poumons le vent qui s’était levé dans le jardin, alors que son sang rossait violemment ses artères.
« Le vent se lève. A méditer. » avait-il conclu, avec un sérieux pour une fois dépourvu de mauvaise humeur, avant de se retourner et de disparaître dans la demeure.
Léogan ne se doutait pas du trouble qu’il avait jeté dans l’âme désespérée de cette jeune fille recluse. Il avait simplement exprimé ce qu’il avait le plus à cœur en ces heures flamboyantes, sans s’attendre à ce qu’elle le comprît ou mieux, à ce qu’elle le gardât précieusement dans son sein.
Il fut distrait des affaires militaires pour plusieurs mois, le corps plein de feu et l’âme disputée par deux immenses forces de vie. Parfois, cependant, il était pris d’une fièvre féroce et concevait des plans militaires formidables, d’autres fois, il se cloîtrait dans un silence hargneux où il ne pensait qu’à Elerinna, à ses yeux, à son front, à sa gorge, à ses cheveux et à l’absolu qu’elle avait imposé à son esprit ce jour-là. Il demeura toutefois sans nouvelle. Plusieurs fois, il lui sembla la reconnaître dans la rue et il poursuivit en vain des silhouettes qui n’étaient que des mirages. Il lui arrivait aussi de se poster aux environs de sa demeure, l’air de rien, pour faire en sorte de lui tomber dessus « par hasard, au détour d’une patrouille » – ça ou autre chose, ce n’était pas les motifs qui manquaient.
Il finit toutefois par réaliser l’absurdité de son songe, et l’abandonna avec la rage des enfants désillusionnés, pour s’en retourner à ses habitudes de capitaine intrépide. Elles lui parurent toutes fades et sans intérêt. Il avait l’impression vague et horripilante d’être enfin tombé sur la plénitude spirituelle qu’il avait toujours recherchée, de l’avoir perçue et de l’avoir laissée derrière lui.
Les dieux laissèrent le garçon se consumer dans la frustration pendant six mois, puis il fut d’une humeur massacrante pendant huit autres mois, et enfin, il la revit. Elle se promenait dans la forêt, sous un dôme d’arbres recourbés, tapissés de glycines mauves et suaves, et il errait lui-même sans autre but que celui d’une solitude méditative. Ils se reconnurent, loin du vacarme assourdissant du monde, et marchèrent ensemble en riant de leur mésaventure passée.
Léogan et Elerinna s’aimèrent pendant quinze ans, d’un amour sincère et sans limite. Il éprouvait à son égard une passion vitale, et n’était plus entier qu’au cœur de son intimité, le visage dans ses cheveux parfumés et les bras enlacés autour de sa taille. Il l’aimait comme sa maîtresse, son enfant, sa mère et sa sœur, lui parlait avec une confidence absolue, l’écoutait et la comprenait avec une attention qu’il n’accordait à personne ; il lui offrait des jasmins jaunes et des lys blancs et lui chantait des sérénades à mi-voix, dans leur lit de tendresse.
Dans les premières années de leur relation, Elerinna n’avait que lui. Il le savait mais il n’en jouissait pas à la manière d’un propriétaire avare. Il savait qu’Elerinna ne se possédait pas comme on possède un objet et que le seul privilège qui lui revenait était celui d’accompagner ses pas, de participer affectivement au mouvement qui la portait au-delà d’elle-même, et de la laisser, elle, l’accompagner vers le meilleur de lui-même. Il aspirait discrètement à atteindre l’éternité à ses côtés et à admirer du haut de leur perfection le chemin qu’ils auraient parcouru ensemble au cours des siècles. Il tentait de faire vivre Elerinna, en attendant, et de dissiper le voile d’absurdité qui s’était posé sur son regard, sans lui donner de leçons, sans faire de morale ou de jalousie, car ce n’aurait été que d’autant plus de poids pour les retenir. Ils devaient être légers, légers, légers et audacieux.
Mais plus Elerinna comprenait quelle force l’habitait et quel parti elle pouvait tirer de sa lucidité extrême, plus elle s’émancipait de lui. Devenus adultes, la libération l’embellissait, et Léogan y puisait sa propre grandeur. Il en était prodigieusement satisfait ; et tous deux riaient plus fort, désiraient plus fort, et aimaient plus fort. Elerinna devint ambitieuse, et elle exhorta Léogan à le devenir aussi ; il prit du galon, fut nommé commandant sous l'impulsion du père de famille Lanetae, haut-gradé influent, qui voyait déjà en lui son gendre et la future autorité de sa lignée.
Il ne se doutait pas un seul instant que la folle intensité qu’il vivait serait aussi fugitive, même presque instantanée dans sa longue existence de Sindarin. Tout s’accéléra vers la fin. Rien ne pouvait plus arrêter la course d’Elerinna. Si Léogan avait permis son envol, il devint bientôt une charge pour elle, dont elle voulut se délester pour être toujours plus indépendante, plus libérée,
« plus seule » achevait-il, avec une morosité cruelle qui, au bout de quinze ans de fréquentation, commençait à peser pour la jeune femme, et à l’agacer.
Tandis que Léogan se rembrunissait à nouveau, comme on descend d’une montagne après avoir respiré l’air extatique des sommets, Elerinna connut d’autres hommes, et avec eux d’autres horizons. Léogan était toujours là, près d’elle, à s’abstenir de juger son penchant pour le vice,
« une voie comme une autre, mais plus intense, et plus efficace », assenait-elle,
« plus dangereuse pour tes idéaux ; tu te perdras en chemin », répliquait-il. Ils se disputèrent, cassèrent des objets, se brisèrent férocement l’un et l’autre, et étaient pourtant incapables de se séparer. Léogan avait l’impression de se noyer dans l’absolu qu’il avait autrefois embrassé d’un regard, d’être avalé par lui et perdu, corps et bien, submergé et sans repère ; et pourtant, il avait plus que jamais besoin d’être enveloppé dans la chaleur, la lumière et la douceur de son affection. Alors il râlait comme un gosse, piquait des crises de colère et, non content d’être devenu tout à fait insupportable, refusait systématiquement de s’expliquer.
Au bout de vingt ans de relation, après cinq dernières années marquées par le conflit et le ressentiment, Elerinna s’en fut à Cimméria pour y vivre ses passions et sa liberté, en laissant tous ses amants, et Léogan comme les autres, à Canopée. Il ne se souvient pas de lui avoir fait ses adieux. Il lui avait dit seulement, un jour proche de son départ : « C’est très bien, parfait. Je crois que tu seras beaucoup mieux toute seule. », ce qui était suffisant pour constituer une rupture.
Après le départ d’Elerinna, les ennuis et la malchance se bousculèrent au portillon pour Léogan. Ce n’était pas vraiment le sort qui s’acharnait sur lui, il en était conscient, mais plutôt les conséquences de son détachement protocolaire et de son habitude inopportune de penser en toute circonstance. Jusqu’ici, la famille Lanetae avait usé de son influence pour le couvrir face aux requins de l’armée et de la politique, et même lui faire gagner du galon, mais une fois qu'il eût abandonné Elerinna à ses ambitions, il se trouva à la merci de ses détracteurs – dont Daeron, qui d’une part n’aurait jamais terni sa réputation en le défendant, et qui avait d’autre part saisi l’opportunité de se venger des humiliations que lui avait fait subir son frère et d'éliminer ce rival bizarre et gênant, était à la tête.
Il était monté trop vite dans la hiérarchie, avec trop de fulgurance, de flamboiement et de brio. On ne le lui pardonna pas. Épaulé et défendu par Ilyan, qui était devenu un érudit de renom à Canopée, il fut confronté à un cortège hétéroclite de procès auxquels il ne répondait que par un dédain muet et quelques haussements d’épaules désintéressés. Ilyan, lui qui était pourtant d’une nature si indulgente, était devenu enragé. Au tribunal militaire, il se récriait avec véhémence contre l’absurdité des accusations (corruption, distribution de pots de vins, désobéissance chronique aux ordres, complots) exhibait des preuves à pleines poignées, en pressentant avec horreur le déclassement inéluctable de son frère.
Après avoir payé des dédommagements divers et variés, passé quelques semaines en prison, puis accessoirement, après avoir été dégradé, et avoir chu au rang de capitaine – lequel avait un goût bien amer après avoir été si rayonnant – il décida que c’en était assez. Il fit face à ses derniers procès avec une dignité mystérieusement renflouée et quand on lui annonça qu'il y aurait bientôt d'autres motifs d'accusation, il annonça son propre départ de la cité, suivi par Ilyan qui, loyal et scandalisé, avait décidé qu’il ne vivrait plus
« dans une cité dont il était chaque jour plus pénible de cautionner le système judiciaire et même l’intégrité ».
Malgré les protestations et les lamentations de leurs parents et de Fa’ëlle, et malgré le scandale qui accueillit ces déclarations, les deux frères laissèrent derrière eux leur famille et leur cité pour courir, comme ils l’avaient toujours rêvé, sur les grands chemins.
La morosité finit par quitter Léogan, même s’il ne valait mieux pas lui rappeler ses mésaventures procédurières – simple question de prudence. Quant à Ilyan, si la compagnie silencieuse de ses livres lui manquait, il vagabondait à ses côtés, la gaieté au cœur. Les deux frères étaient sans le sou, mais libres. Ils plaisantaient au coin du feu de la surprise et du mécontentement qui s’étaient peints sur le visage des gens de Canopée et imitaient les discours scandalisés des vieux Sindarins, avec la gouaille moqueuse des vainqueurs.
Ils furent mercenaires. Après environ un siècle de service dans l’armée, Léogan était devenu un parti intéressant pour les clients des cités environnantes. Ilyan s’occupait des comptes et du négoce, ou plus rarement des attaques à distance (sa constitution était trop frêle et sa santé trop faible pour qu’il se prêtât au combat, mais il avait un œil de faucon et un arc de bonne facture).
Quand les paysages de Cebrenia leur furent devenus trop familiers, Ilyan et Léogan quittèrent le pays et errèrent de village en village à Noathis. Puis, fatigués de leurs premières années de vagabondage, ils s’installèrent pour plusieurs mois au temple de Delil, égarés dans l’immensité sauvage de la forêt de Sphène. En échange de journées de travail, ils y logèrent et sympathisèrent avec les prêtres, tout en renouant avec l’étude et la méditation.
Ils reprirent leur vie d’aventuriers presque trois ans après leur arrivée, assoiffés de nouvelles découvertes. Il fallut retraverser Cebrenia, avec davantage de discrétion, cependant : ils avaient eu écho de la colère de la famille et des notables de Canopée, qui commençaient ensemble à comprendre que les frères Jézékaël ne reviendraient pas. Ils rencontrèrent même un homme de les assassiner, ou de les effrayer, peut-être, dans leur chambre d’auberge, à la faveur d’une nuit obscure. Ils ne purent déterminer ses motifs, cependant, puisque Léogan l’avait fait taire à jamais d’un coup de couteau, heureusement réveillé grâce à la finesse de son ouïe. D'autres vinrent ensuite et manquèrent toujours de peu leur objectif.
Inquiets, les deux jeunes hommes décidèrent de ne pas s’attarder dans les environs et chevauchèrent jours et nuits avant d’atteindre Argyrei la brûlante. Les terres étaient inhospitalières, et les missions qu’on prêtait aux mercenaires, sales et ingrates, mais ils y rencontrèrent de grandes caravanes de nomades, de marchands, d'artistes itinérants, et d'escrocs, auxquelles ils se joignirent avec un enthousiasme sauvage. Fascinés par ce pays écrasé par le soleil et ses gens dangereux, pétris dans la brutalité, traversés de sable et libres, si libres sur la piste du sud, Ilyan et Léogan devinrent comme eux et exercèrent le métier de contrebandiers, en voyageant de temple en temple, pour se recueillir et découvrir leurs merveilles. Ils furent souvent arrêtés à Amaryl, relâchés la plupart du temps, échappés d'autres fois où ils risquaient la potence.
Cette étape à Argyrei eut pour mérite d’égarer leurs ennemis, mais quand les deux frères eurent l’idée d’entrer à Phelgra, tout péril de la part de Daeron et de ses alliés fut définitivement écarté. Léogan, profondément polythéiste, n’était pas particulièrement rebuté par le culte de Sharna, hormis peut-eêtre dans ses formes les plus barbares. Pour dire tout à fait la vérité, la violence brute des rites ne manquèrent pas de le fasciner et même de l’accaparer. Il se prêta avec ses adeptes aux grands sabbats nocturnes, où on s’habillait de parures sauvages et où on se coiffait de cornes sous la lune, où on brûlait des herbes qu’on fumait, avant de s’élancer, en transe, dans des danses démentes, avant de s’égarer dans la nature. Léogan y rencontra plusieurs maîtresses, qu’il affectionna un soir avant de les perdre (de toute façon, les femmes ne lui avaient jusqu’ici causé que des ennuis). Il ne vénérait pas Sharna à proprement parler. Il le priait comme il priait d’autres dieux, comme une des nombreuses forces qui investissaient le grand chaos du monde. Il voyait beaucoup plus loin. Les cérémonies noires consacrées à Sharna le délestaient de sa violence naturelle, qui depuis toujours avait grondé au fond de son cœur.
Mais évidemment, Ilyan et Léogan n’étaient pas venus à Phelgra exclusivement pour libérer leurs pulsions animales, qu’ils avaient oubliées au cours de leurs pérégrinations méditatives. Ils se sentaient plein de feu, ils avaient pris goût aux affaires louches, à l'adrénaline de l'illégalité, et virent à Phelgra l'opportunité de se mettre au service d'une pègre en rébellion constante contre les autorités. Leurs activités de mercenariat et de contrebande battirent son plein, dans les rues lugubres de Thémisto, d’Umbriel et de Ridolbar, comme sur les docks puants de Mavro Limani où ils se livraient sans vergogne à des trafics de poudre d'intras, d'exas, d'alcools prohibés et de substances illicites qu'ils importaient d'Argyrei avec l'aide des caravanes marchandes et revendaient à des marins - chaire de Caimpaw marinée, gaz de Hyacin, œil de Gréor en poudre à priser et autres toxines, avec une préférence marquée pour l'herbe de cindine qui poussait dans certaines oasis et qu'ils fumaient eux-mêmes.
Ilyan et Léogan tendaient embuscade sur embuscade, empochaient des récompenses minables, mais nombreuses, de la part des résistants et des rebelles, et de flèches tirées en couteaux dégainés, ils furent bientôt contactés par l’ordre des rôdeurs, qui leur proposa (avec leur tact coutumier – enlèvement et séquestration compris) de les rejoindre. Les frères Jézékaël déclinèrent poliment leur offre : ils n’étaient pas des bienfaiteurs de l’humanité, mais des voyageurs libres, et ils ne voulaient avoir à rendre de compte à personne.
« Non, non, c’est-à-dire que nous, on est là par un jeu de circonstances, en fait… Présentement, on ennuie les autorités de Phelgra, mais on pourrait très bien être ailleurs et faire autre chose ! », « Voilà, en somme, il s’est trouvé que nous nous sentions le cœur à l’ouvrage, et comme la cause était légitime, nous avons saisi l’occasion, vous comprenez ? », « Et demain il se peut que nous en soyons fatigués et que nous allions voir ailleurs. C’est la vie ! Maintenant, si vous aviez l’amabilité de défaire nos liens, nous vous en serions reconnaissants ! »Ils allaient et venaient entre la vie sordide qu'ils menaient à Phelgra et Argyrei, où ils retrouvaient dans les mirages et les tempêtes ces vieilles caravanes dont ils étaient devenus des habitués avec le temps et où on les accueillait comme des voyageurs du sud, pareils aux autres, insaisissables, toujours de passage.
Toutefois ces longues années de violence, de pauvreté et de tumulte eurent raison de la santé fragile d’Ilyan, et peu à peu, de l'enthousiasme flamboyant de son aîné. Ilyan tomba gravement malade, dans leur repaire misérable de Ridolbar, et Léogan eut beau s’enquérir de médecins à travers toute la cité et dans ses alentours, nul n’était assez savant pour guérir son jeune frère. Il fallait pourtant trouver des remèdes, et s'ils en trouvaient, les payer, ce qui revenait souvent à s'arracher une jambe. Léogan accepta les missions les plus sordides qui lui furent offertes, parce qu'elles payaient mieux, et sa participation à la tentative de meurtre du Haut-Prêtre de Sharna lui valut les foudres des cavaliers, qui recherchèrent activement les frères Jézékaël entre Thémisto et Ridolbar.
En désespoir de cause, Léogan décida de tenter le tout pour le tout. Il sella sa monture, harnacha le corps fiévreux de son frère au sien, et chevaucha comme un beau diable jusqu’aux frontières de Phelgra.
Il y avait évidemment de nombreux avis de recherche à leurs noms et à leurs effigies dans toute la contrée, et il fut extrêmement périlleux de s’en échapper. Pourchassés et terrassés par des cavaliers impitoyables, ils parvinrent cependant à rejoindre les terres d’Eridania, où un corps d’armée les prit sous son aile.
Léogan supplia leurs nouveaux protecteurs de sauver la vie de son frère. Son état s’était considérablement aggravé avec les courses-poursuites et les combats. Pâle, exsangue et glacé, Ilyan n’était plus qu’un cadavre ébranlé par les spasmes incontrôlables de ses membres et les soubresauts d’une respiration sifflante. Cela faisait trois jours qu’il n’était plus conscient, et il serait certainement mort si le médecin du bataillon, Elza Salomon, n’avait pas été une savante adepte du culte de Kesha. Elle soigna sagement Ilyan, dans une petite ville de garnison, où les deux frères restèrent de nombreuses semaines, fébriles et désœuvrés. Léogan faisait la lecture à son malade, dont il ne quittait le chevet que pour prier dans un petit temple en pierres, non loin de là, la pitié de Kesha et de Kron, ainsi que la force de Delil. Ilyan avait pris dans son cœur la place qu’Elerinna avait occupée presque physiquement pendant vingt ans, et dont elle s’était douloureusement opérée en partant vivre à Hellas. Léogan n’aurait pas souffert de perdre aussi son petit frère, qui lui était plus cher que sa vie. Par bonheur, Ilyan survécut, et retrouva des forces.
Lorsqu’il fut à nouveau en état de voyager, on conseilla aux Jézékaël de se mettre à l’abri des mercenaires et des assassins de Phelgra au Nord, dans la cité d’Hesperia. Ils suivirent sagement les recommandations de leurs bienfaiteurs et se réfugièrent donc à la capitale, où Ilyan éprouva de longues semaines de convalescence.
Pendant ce temps, Léogan s’enferma dans la tristesse et la réserve et travailla comme coursier pour payer leur logement. Cette nouvelle sédentarisation lui pesait, et la faiblesse de son frère lui faisait mal au cœur. Au bout de sa convalescence, ce dernier travailla aussi pour subvenir plus facilement à leurs besoins, dans les archives d’une bibliothèque. Après cinquante ans d’aventure, ses médecins lui avaient interdit toute activité physique excessive, et il semblait qu’il était condamné à ne plus jamais vivre sur les grands chemins. Léogan, évidemment, ne s’en plaignait pas – c’était déjà assez difficile pour Ilyan – mais il ne s’en affligeait que davantage.
Ilyan avait toujours eu un tempérament plus positif que Léogan et bien qu’il fût la principale victime de cette malédiction d’inertie, il retrouva rapidement la joie de vivre, d’autant plus que certaines élites cultivées faisaient déjà appel à ses services et à sa lumineuse intelligence. Léogan, lui, se trouvait plus désœuvré et nostalgique que jamais. Son seul désir était de reprendre la route aux côtés de son frère, et il ne supportait même pas l’idée de se rengager dans l’armée –
« trop d’obligations, trop de protocole, trop de politique, et qui dit trop de politique, dit encore toute une clique de traîne-patins et leur lot d’emmerdes en supplément ».
Il était difficile de lui reprocher sa réticence après les événements de Canopée et plus le temps passait, plus Ilyan se sentait responsable du cloisonnement de Léogan dans cette routine morne et médiocre, qui ne convenait pas à sa nature, tandis que lui se trouvait des amis et des perspectives. Pour couronner le tout, il était tombé très amoureux d'Elza, qui l’avait sauvé de la mort quelques temps auparavant, et ils envisageaient sérieusement de se marier, ce qui laissait Léogan sur le carreau.
Ilyan ne voulait pas être malhonnête avec lui et quand bien même cela le peinait, il alla à sa rencontre et lui dit avec une gentillesse et une douceur infinies :
« Je suis heureux ici, mon frère. J’aurai toujours besoin de toi, bien sûr, mais j’ai aussi besoin que tu vives aussi heureux que moi. Tu peux partir, puisqu’il n’y a que ma présence qui te retient ici. Nous nous écrirons, nous nous reverrons. On ne peut pas revivre le passé, cesse d’être nostalgique. Nos belles années de chevauchées nous resteront toujours en mémoire, mais maintenant, tu dois chevaucher seul, à moins que tu ne te trouves quelqu’un d’autre. Cela ne signifie pas que tu m’abandonnes. Nos chemins doivent se séparer, simplement, c’est ainsi que se veut notre avenir, mais pour l’un et l’autre, nous resterons toujours les mêmes. »Léogan s’en fut de nouveau, et entretint une correspondance constante avec Ilyan. Après tout, l’existence des Sindarins était longue et leurs sorts étroitement mêlés. Pour ne pas revoir les paysages qu’il avait contemplés avec son frère, Léogan décida de prendre la mer, à bord du navire d'une vieille connaissance qu'il avait rencontrée à Mavro Limani, Fenris Skirnir – le
Cerbérus – qui vivait de commerce, de contrebande et de raids dans les mauvais moments, et qui alla même jusqu'à se tenter au trafic d'esclaves pour remplir les caisses.
La mer éloignait considérablement Léogan d’Ilyan, et d’Elerinna, par la même occasion – se surprenait-il parfois de penser, avec une vague mélancolie. Mais il avait promis à son frère d’aller de l’avant, alors il hissait les voiles du
Cerbérus et choquait les écoutes, le cœur soudain léger et les yeux pleins de lumière. Ils errèrent sur le dos de l’océan pendant quelques semaines, que Léogan partagea avec Fenris et son équipage, ballottés ensemble dans des vents d'adrénaline, de cruauté et de liberté.
Un jour, toutefois, un navire pirate prit ironiquement d'assaut leur vaisseau. Un puissant coup de canon emporta le grand mât et pour sauver leurs vies, les marins n'eurent d'autre choix que de se jeter à l'eau pour échapper aux corsaires qui n'avaient en vue que de piller les ressources du
Cerbérus.
Malgré tous ses efforts, aux prises entre les éléments, Fenris ne parvint pas à sauver ni son équipage, ni son œil droit qu'il perdit dans la tourmente. Accroché au même radeau d'infortune que son ami, Léogan dériva de longs jours, sous un soleil de plomb, la bouche sèche, sans force, avant d’être miraculeusement rejetés sur la grève d'un archipel inconnu, à demi inconscients.
Léogan vécut à El Bahari les années les plus sauvages de sa vie, alors que paradoxalement, il était parfaitement intégré à la société ascane. Lui qui avait toujours refusé l’appartenance à un groupe quelconque, accepta de devenir un des membres de la tribu et passa même les trois épreuves qu’on imposait aux futurs initiés avec une humeur gaillarde, et une pure joie spirituelle au moment de sa purification. Il se laissa emporter dans le trouble foisonnant de la jungle et ne manquait pas, toutefois, d'écrire de longs courriers et de les faire porter par des oiseaux familiers, assez forts et rapides pour traverser l'océan et les remettre à son frère, qui seul savait encore qu’il était en vie, alors qu’il avait pour tous disparu dans la nature. Ce détachement parfait de la « civilisation », comme on disait, le mettait dans un état qui oscillait entre l’exultation et la sérénité parfaite. Il ne se souciait plus que de survivre, de construire ce qui lui était nécessaire, et ce qui ne lui était d’aucune utilité, de ses propres mains, et que de s’exercer au combat sans autre but que celui d’arriver à la perfection martiale et spirituelle. Il avait lui aussi trouvé sa place dans le monde, précisément à l’endroit où n’existait aucune place, aucun rang significatif, aucun poste ni aucune distinction. Il était encore un peu brusque, maladroit, et puis la compagnie féminine lui manquait, mais de façon générale, il agissait avec une énergie décuplée, si bien qu’on l’aurait dit parfois retombé en enfance, à le voir façonner des maquettes en bois de catapultes, de trébuchets, de fantassins, de cavaliers et de châteaux forts. La plupart du temps, il était en expédition sur l’île, sans autre but que celui de gravir des rocs escarpés, de laisser des cascades labourer son dos et écraser ses reins, d’éprouver la pesanteur de l’eau contre ses poumons dans les abysses marins, et la force du soleil d’or sur son crâne quand il avançait dans la jungle épaisse.
Et puis, un jour, alors qu’il était occupé à fredonner et à tailler tranquillement un arc sur une des basses branches du baobab où il avait bâti une cabane, Fenris qui habitait avec lui et qui était allé au village par hasard ce matin-là, vint le retrouver et le héla à vive voix de la terre ferme :
« Hé ! Léogan ! Il y a quelqu’un du continent qui demande à te voir ! »
Il cessa aussitôt de fredonner et, sous le choc, s’entailla un peu le pouce, en poussant un juron coloré.
« Quoi ?! s’exclama-t-il, en se penchant vers le sol. Dis lui que je ne suis pas là. Non mieux : que je suis mort, tiens, ça lui fera les pieds, corrigea-t-il en rigolant méchamment. Ca commence par un type, et puis demain, j’aurais tout le continent à notre porte, ça va bien. » Puis, il blêmit en repérant une silhouette encapuchonnée, qui progressait difficilement derrière le guerrier ascan. « Non, non, désolé, Madame, je n’accepte plus de visiteurs, qu’ils soient amis, ou simples relations ! » s’écria-t-il, en bondissant lestement sur le pallier de la maison, prêt à claquer la porte derrière lui.
Mais la femme, arrivée finalement au pied de l’arbre, leva la tête, et sa capuche retomba en arrière, libérant une cascade de cheveux blancs sur ses épaules. Léogan arrêta son geste et fut comme frappé par la foudre.
« Tu m’as manqué, Léo, dit-elle, dans un souffle suave qu’il parvint néanmoins à entendre.
‒ Elerinna ?! »
Elle esquissait un sourire souverain. Ses yeux brillaient du même éclat que jadis.
« Évidemment, il faut que tu ailles habiter les endroits les plus escarpés et les moins accessibles de cette île retirée… le taquina-t-elle, d’un air tendre, en considérant sa cabane qui était fort rustique, quoique joliment apprêtée. Tu ne changes pas, n’est-ce pas ?
‒ Disons que comme c’est surtout pour qu’on me foute la paix, d’habitude ça dissuade le tout venant, marmonna-t-il, toujours figé, avant de se ranimer brutalement. Enfin, avec toi, ce n’est pas pareil, je suppose. Comment as-tu pu me remettre la main dessus ? Ah… ! fit-il, en frappant sa paume du poing. Ilyan, c’est Ilyan, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui lui est passé par la tête, à celui-là ?
‒ Tu n’es pas content de me revoir ? fit lentement la belle Sindarine, d’un air de diva attristée.
‒ Je… Bah. Si, bien sûr, expédia-t-il, en se tournant vers une échelle en corde, qu’il lança au bas de l’arbre. Allez, tiens, rejoins-moi. Je vais te faire un thé. »
Et il disparut dans sa cabane pour ne pas montrer son trouble. Il se sentait glacé de l’intérieur et son cœur frémissait d’angoisse, comme s’il avait les pieds au bord d’un précipice et qu’il se préparait à y plonger. Son mauvais pressentiment décupla quand son ancienne amante se fut tout à fait hissée jusque chez lui et qu’il la trouva à s’épousseter sur le pallier de sa porte. Sa tenue de voyage était très élégante et son visage rayonnait d’une joie diffuse. Soudain, elle se précipita à sa rencontre et le prit dans ses bras, avec une spontanéité presque ingénue. Décontenancé, il resta les bras ballants quelques secondes, avant de sentir de nouveau son cœur battre et de la chaleur naître dans sa poitrine. Il referma ses bras sur elle et respira son parfum à pleins poumons, comme dans un rêve.
Puis il s’écarta d’elle et la considéra d’un regard perplexe. Il n’avait aucune envie de revivre le passé et du reste, si la sublime Elerinna qui se trouvait à l’entrée de sa maison n’était pas un mirage, il ne fallait pas non plus qu’il la prît pour la réincarnation victorieuse de ses amours déçues. Son cœur n’était pas froid cependant. Il le sentait se gonfler lentement d’un air doux et trouble, comme un esprit qui revenait, ou comme une réminiscence subtile et douceâtre.
Elle n’était pas venue le troubler dans son antre sans motif particulier, c’était sûr et certain. Ce pressentiment se confirma lorsqu’elle évoqua avec gaieté son ascension fulgurante au sanctuaire d’Hellas, et sa nouvelle position de grande-prêtresse, ce qui eut le mérite de faire lever un sourcil à Léogan. Elle poursuivit d’un air innocent, en entortillant une de ses mèches de cheveux autour de son doigt, et dit qu’elle avait réussi à évacuer les deux anciens Colonels qui avaient le corps d’armée prétorial à leur charge, et à qui elle aurait eu bien du mal à accorder sa confiance. Léogan buvait son thé dans une tasse de fortune en céramique et la scrutait avec soupçon, sans le moindre mot. Quand elle insista une fois de plus sur combien il lui avait manqué, sur le soulagement de se connaître encore des amis quand elle se dénombrait un nombre effarant d’ennemis à Hellas, Léogan eut une sorte de sursaut d’agressivité :
« Haha ! Je te vois venir ! Je te le dis tout de suite, il n’en est pas question !
‒ Tu ne viens pas ? dit-elle, d’un air purement étonné. Tu serais Colonel.
‒ Si tu es venue jusqu’ici pour me trouver, répliqua-t-il, avec une acrimonie cinglante, tu devrais savoir que les honneurs militaires ne m’intéressent plus. (Il eut un temps de silence et son regard se perdit pensivement dans les frondaisons verdoyantes qu’il apercevait par la fenêtre.) Un jour, il y a longtemps, j’ai cru que j’étais ambitieux… C’était un mirage. Je me sentais ambitieux parce que toi, tu l’étais, et parce que tu désirais que je le sois. Alors tu comprends bien qu’aujourd’hui, être Colonel, ma chère, je m’en tamponne le coquillard, ça, si tu savais ! » acheva-t-il, avec un rire brutal.
Elerinna le quitta à son tour du regard et examina ses mains blanches qui serraient sa propre tasse avec nervosité. Elle laissa un instant de flottement avant de relever la tête et de plonger ses yeux fascinants dans ceux de Léogan.
« Mais tu serais avec moi… susurra-t-elle, d’une voix sucrée.
‒ Elerinna, ne commence pas, s’il te plaît… soupira Léogan, en roulant des yeux. Remballe tes soupirs langoureux et tes battements de cils sensuels… Ce petit jeu-là ne marche pas avec moi.
‒ Il n’était pas destiné à « marcher », comme tu dis ! s’insurgea-t-elle, avec une mauvaise humeur subite. C’est un jeu. Nous savons tous deux que c’en est un, je ne cherche pas à te tromper.
‒ Moi je ne veux pas jouer, dit froidement Léogan. Parce que nous savons en outre que tout est fini, bien fini, et je ne supporte pas qu’on parle de ça avec tant d’insouciance et d’hypocrisie. N’en parlons pas, voilà tout.
‒ Alors comment veux-tu que nous parlions, Monsieur l’Ours solitaire ? bouda-t-elle. Nous avons toujours fait ainsi, et alors, nous étions heureux.
‒ Comment ? Eh bien, je veux que tu sois vraie. Je ne te demande pas de l’être en toute circonstance. Je te demande simplement de l’être avec moi.
‒ Très bien. Tu me blesses, tu sais ? Il ne me viendrait jamais à l’idée d’être fausse avec toi.
‒ Ravi de l’entendre.
‒ Alors je te le répète simplement. J’ai besoin de toi, viens… murmura-t-elle, avec un regard grave et une voix très douce.
‒ En toute honnêteté… dit Léogan, avec un sourire sardonique. D’abord, hein, j’ai pas envie de remettre les pieds au festival des charognes politicardes, c’est bon, ça, j’ai assez donné. Ensuite, ma Belle, disons que ça fait environ un siècle que j’ai quitté l’armée, et crois-moi, tu devrais pouvoir te trouver facilement quelqu’un de plus compétent que moi pour s’occuper de tes petites affaires. Voilà, je crois que tout est dit, la politique et l’armée, c’est fini pour moi, rideau.
‒ C’est toi que je veux, Léo, insista Elerinna, d’une voix sincèrement affligée. Ce n’est pas négociable. Il n’y a pas meilleur stratège. Tu es patient, philosophe. Je n’ai pas besoin d’une machine, mais de quelqu’un qui comprend les hommes. Je me trouverai bientôt dans des situations extrêmement difficiles : j’ai besoin de toi, et de personne d’autre que toi. »
Léogan sirota le fond de sa tasse en fronçant les sourcils. Son dernier argument était un prétexte ; ce n’était pas parce qu’il avait quitté l’armée de Canopée qu’il avait perdu la main, au contraire. Il s’était nourri de nouvelles expériences de combat, il avait vu du pays, rencontré des ennemis plus féroces que les quelques brigands de pacotille qu’il devait passer au fil de l’épée dans la forêt des Sindarins.
Il refusait de l’avouer à Elerinna, mais la savoir fourrée dans un nid de vipères, loin de lui et en proie à des périls qui échappaient pour le moment à son imagination, le mettait extrêmement mal à l’aise. Il resta silencieux un moment, ses yeux noirs plongés dans le résidu de thé qui gisait au fond de sa tasse. Puis il leva un regard abattu vers son amie et murmura sourdement :
« Laisse moi un peu de temps, je dois réfléchir. »
Il se releva en prenant les mains d’Elerinna dans les siennes et la regarda intensément. Puis il se détourna d’un geste brusque et sortit de la cabane d’un pas vif, avant de glisser sur l’échelle en corde et de disparaître dans la forêt.
Il courut dans la jungle, les poumons et le cerveau en feu, jusqu’à ce que la nuit eût posé un voile étouffant sur ses sens. Enfin, quand la lune parut haut dans le ciel, il surgit comme un fou en haut d’une falaise, où le son de son sang qui lui battait les tempes se mêla au bruit fracassant des cascades. A bout de souffle, il s’arrêta et s’appuya sur ses genoux en haletant, le front poisseux de sueur et les larmes aux yeux. L’air était frais et palpable, il venait faire un masque d’eau à son visage brûlant et refroidir la fureur de ses nerfs. Bientôt, Léogan fut dans un état léthargique, et il se laissa tomber sur les rocs avec un gémissement de douleur, le front tourné vers les étoiles.
Il réfléchit là de longues heures, vidé de ses forces animales et l’âme plus sereine que jamais. Il avait montré les crocs, comme à son habitude, il avait aboyé, il avait fait mine de ne pas comprendre. Elerinna savait qu’il la comprenait bien au-delà des apparences. Il savait qu’elle ne briguait pas le pouvoir pour le pouvoir, quoi que son talent de dissimulation, allié à la malveillance de certains pussent conduire à le penser. Comme le cœur fait vivre le corps de ses à coups puissants, il y avait un foyer de pureté et d’idéal au fond de l’âme d’Elerinna, qui irradiait sur ses actes, ses choix et sa pensée rongés par le vice. C’était une créature ambiguë qui ne sortait jamais du clair-obscur, pas une idiote mégalomane. Son ambition terrestre n’était qu’un pont vers l’absolu qu’elle voulait offrir au monde. Léogan ignorait encore ce qu’elle désirait faire concrètement – marquer un tournant décisif dans l’Histoire d’Isthéria, oui, comment ? – mais tout cela importait peu et n’était pas encore de son ressort.
Il savait qu’il était prêt à servir une cause comme celle-ci et de toute façon, il se sentait proprement incapable de continuer à vivre cette existence de perfection à El Bahari en l’imaginant seule face à une horde d’ennemis partiaux, insatiables et bornés. D’un autre côté, tout était allé si vite… Il avait le cœur fendu de contempler ce ciel tropical pour la dernière fois et de dire adieu à cette terre, à ce peuple pleins de force, de vie et de promesses. Ces cinquante dernières années lui avaient glissé entre les doigts. En se réveillant chaque matin, il avait toujours eu l’impression de s’être échoué la veille sur les rives de l’île.
A l’aube, Léogan avait marché vers la mer. Il se déshabilla lentement et plongea dans la lagune. Lorsqu’il eût un peu nagé, il s’étendit sur une roche déjà chaude et sa peau couverte d’iode sécha avec les premiers rayons du soleil.
Au milieu de la matinée, il était revenu à son habitation. Elerinna avait dû s’étendre dans son hamac pendant la soirée, car il l’y retrouva encore endormie. Elle ne se réveilla qu’au moment où il ferma définitivement son sac de voyage. Il lui dit qu’il avait fait ses adieux à la tribu, à ses quelques amis et promit aux chefs qu’il reviendrait un jour parmi eux – il l’espérait en tout cas.
Ils firent route côte à côte vers le navire de Cimméria, qu’Elerinna avait loué en toute discrétion pour venir jusqu’ici, et parlèrent un peu. Avant d’embarquer et de prendre place parmi l’équipage, Léogan accorda son premier sourire à Elerinna. Son visage revêche s’adoucit et ses yeux durs s’apprivoisèrent entre leurs cils noirs.
« Finalement, murmura-t-il, je suis heureux que tu ne parviennes pas encore à vivre tout à fait seule. »
***
Cela fait maintenant cinquante ans que Léogan a été brutalement bombardé colonel du corps prétorial par Elerinna, et il se rappelle au quotidien des raisons pour lesquels il a toujours été allergique à l’ambition sociale. La compagnie des prêtresses, brillantes et hypocrites, le rend maussade et de mauvais poil, et s’il n’a plus rien à craindre de la hiérarchie militaire, ses confrontations avec les colonels du corps municipal l’exaspèrent tout particulièrement. Il avait du reste conclu avec Elerinna qu’il valait mieux en public faire figure d’indifférence de l’un à l’autre. Après cinquante ans d’exercice, les questions sur l’arrivée impromptue de Léogan à ce poste se sont tues, et même s’il reste un fond de rumeurs à son sujet, le temps a passé et il a depuis longtemps montré qu’il était à la hauteur de son grade.
Heureusement pour tout le monde, les rencontres plus fréquentes avec Ilyan et certains hasards heureux de la vie tempèrent un peu ses humeurs de chien.
Il travaille en collaboration avec une Sylphide – Oria Val’rielan – qu’Elerinna avait choisie peu après Léogan, mais cette fois-ci au sein de l’armée, pour commander à ses côtés. D’abord en conflit par principe, les deux Colonels s’étaient reconnus à leur juste valeur, et même d’un tempérament assez similaire, ce qui ouvrit les portes à une agréable complicité. Oria était froide, dure, distante et polie, elle avait lentement gravi les échelons de la hiérarchie et n’admettait d’erreur de la part de personne (y compris d’elle-même). Les deux collègues, bourreaux du travail solidaires, étaient d’une efficacité redoutable. On n’aurait pas eu idée de venir attaquer le sanctuaire de l’extérieur.
Le seul véritable danger qui plane sur les prêtresses subsiste toujours parmi elles. Léogan et Oria font face à plus de démêlés officieux que de missions officielles ; ils ne sont pas dupes des enjeux de pouvoir que se disputent secrètement ses femmes de piété, à tel point qu’ils ont souvent l’impression de faire office de surveillants dans une école de jeunes filles. A certains moments, Léogan se sent une irrésistible envie de gifler les principales intéressées et de se hisser sur un promontoire pour dérouler devant toute cette jolie famille de vipères les attentats qu’elles ont tentés ou qu’elles tentent encore de perpétrer les unes contre les autres. Il en rêve parfois la nuit, mais à son grand regret, il est bien forcé de s’abstenir.