Mise en abyme - PV Torenheim

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_ Il parait que des personnes hauts-placées seraient gravement malades.
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_ Il parait que des créanciers en sont après un des conseillers de Ridolbar.

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 Mise en abyme - PV Torenheim

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MessageSujet: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeVen 6 Juin - 11:31



« Tu as disparu pendant longtemps.
‒ Ah, oui.
‒ Et sans me prévenir.
‒ Si je t’avais prévenue, ça n’aurait pas été une disparition, qu’est-ce que t’en penses ?
‒ Je ne savais pas que tu disposais de talents magiques de ce genre.
‒ En fait, c’était plutôt une sorte de tour de passe passe – j’y suis très bon, tu sais. Mais enfin, ne sois pas fâchée, Elerinna, écoute, voilà : tu m’as manqué.
‒ C’est à moi que tu as manqué, Léo ! Je veux dire, moi aussi j’aimerais tenter l’aventure à El Bahari, mais j’ai mille choses à faire ici – entre ce plan qui n’avance pas, et ces complots qui me font tourner la tête – et toi, tu pars batifoler avec deux filles dans la nature sauvage. Je me rongeais les sangs, je ne savais pas si tu reviendrais, tu n’as fait que la moitié des choses que tu m’as promises, et ça fait des lustres que je n’ai pas revu Verna, alors c’est tellement injuste !
‒ Hé, Rinna, du calme… Calme-toi. Je suis de retour. Et Irina a quitté Hellas depuis un moment maintenant, pourquoi tant t’inquiéter ?
‒ Ce n’est pas parce qu’elle est partie à l’étranger qu’elle ne prépare rien.
‒ Bien… C’est possible. Mais son absence te profite, n’est-ce pas ?
‒ C’est vrai.
‒ Alors continue d’en profiter, et dis-moi. Je suis revenu, dis-moi ce qu’il faut que je fasse. »

Léogan revenait d’un long voyage sur les mers du sud, qui avait surtout été un prétexte pour faire comprendre à sa maîtresse qu’il était libre de partir quand il lui chantait, pour des motifs qui ne concernaient que lui, que son existence ne dépendait pas d’elle, en substance – un peu comme un chat qui s’enfuit un jour par la fenêtre et qu’on cherche en vain pendant des semaines, avant de le voir enfin revenir et se recoucher nonchalamment sur la paillasse de la maison. C’était une expédition assez dérisoire.
Il n’aurait su dire si elle lui avait été bénéfique ou non. Oh bien sûr, il y avait eu le soleil. Il aimait lever la tête, sur le navire, se dresser face aux grandes gifles salées du vent marin, et présenter son visage au soleil, ou le sentir peser sur ses épaules, comme s’il était de plomb, tandis qu’il avançait péniblement dans la jungle. Le soleil était juste et impartial avec les hommes, il leur apprenait ce qu’était leur condition ; dérision et violence. Et si on acceptait sa puissance, si on la capturait un peu au fond de son cœur, on se sentait soudain léger comme l’air. La vie sur terre devenait atmosphérique.
Mais il était revenu à Hellas, et à nouveau, le soleil était noyé dans la grisaille, sa couleur s’affadissait et tout perdait en force. Il arrivait à se consoler de ses expériences éphémères, mais ses éternels retours à Cimméria et à son quotidien banal lui donnaient tant d’amertume qu’il ne pouvait s’empêcher de s’interroger – et surtout, de vouloir repartir, reprendre la force étincelante du soleil en son cœur et aux pieds ses semelles de vent.
Il lui manquait quelque chose. Il ignorait quoi, mais cela le rongeait. La Haute Prêtresse de Delil – femme précieuse – lui avait dit un jour : « Je vois un homme incomplet, entouré d’un nuage, d’un brouillard profond. Quelqu’un dont il manquerait un rouage, perdu ou abandonné, ou volontairement abrité. Et qui ne demande qu’à être retrouvé pour briller de nouveau. » Il ne cessait de retourner ses phrases dans sa tête, sans parvenir à trouver quel rouage il lui manquait pour pouvoir fonctionner, comme s’il était une sorte de machinerie patraque et bancale qui revenait mécaniquement en arrière après avoir fait deux pas, au lieu d’avancer tout droit. Grotesque automate.
Ce devait être cette pauvre Elerinna. Comment aurait-il pu l’abandonner ? Et c’était idiot de vouloir l’effrayer en fuguant comme un chat de gouttière, puisque sitôt rentré, il devait la rassurer et les craintes étaient oubliées. Elle n’apprendrait rien.

Cette fois-ci, elle lui avait confié une mission qu’elle n’avait pas l’habitude de lui réserver – c’était un travail de l’ombre, une affaire ordinairement menée par des agents discrets et anonymes – mais elle avait affirmé qu’il aurait été inutile d’envoyer un larbin comme un autre « rendre visite » à Torenheim, et malgré les réticences de Léogan à l’idée de retourner à Phelgra, elle avait insisté pour qu’il s’y rendît lui-même, sous prétexte de ce qu’elle appelait ses « talents de compréhension de l’âme humaine ». C’était amusant. Il savait bien que la raison réelle de cet emploi n’était que l’angoisse grandissante qu’elle ressentait face aux faiblesses de conviction de ses alliés. Il la sentait se replier de plus en plus, comme une lionne aculée, et il percevait chaque jour plus distinctement qu’elle ne comptait plus que sur lui à Hellas pour garder ses arrières. Tout cela le faisait rire bien amèrement.
En ces temps troublés, la grande-prêtresse de Kesha, qui tenait chèrement à son poste, et qui luttait davantage par péril que par ambition, devait rester à Hellas. Elle aurait de toute façon suscité bien trop de questions si elle avait fait le déplacement jusqu’à Umbriel. Pour Léogan, il suffisait de faire savoir qu’il escortait telle ou telle jeune femme à n’importe quel endroit – pourvu qu’il fût loin – et le reste était laissé à sa propre discrétion. Il tentait de se rassurer en se disant qu’il n’y avait guère que les malandrins – de très vieux malandrins, et on sait qu’à Phelgra, la vermine ne vit pas longtemps – et peut-être ce cher Alton Zolond, aussi, pour se souvenir de son visage, et que le titre prestigieux de « colonel » associé au nom de Jézékaël ferait rire, mais il restait tout de même sur ses gardes.

Il y avait eu une flamme dans les yeux abyssaux d’Elerinna, lorsqu’elle lui avait parlé secrètement de l’homme qu’on appelait Torenheim. Elle avait peut-être deviné l’ombre, derrière les meurtres de ces deux maires, d’un projet infini qui faisait écho au sien, et auquel elle devait vouloir s’associer, si un jour le bougre sortait de derrière les barreaux. Léogan avait simplement haussé les sourcils d’un air désabusé.
Avec son ton de grande dame ennuyée, elle lui avait dit qu’elle avait rempli « un nombre impensable de formulaires » pour qu’il fût permis à Léogan de lui rendre visite – « par Kesha, les administrations institutionnelles sont tellement assommantes, et si guindées, si obtuses, ma foi ! » – et qu’il devait se satisfaire qu’elle lui laissât la partie la plus drôle du jeu – « Amuse-toi bien ! Et reviens vite ! Haha ! Je t’aime tellement, tu es adorable. »

Maintenant, Léo suivait un peu insouciamment un des gardes d’Umbriel, qui descendait clopin-clopant des séries interminables de marches tortueuses, qu’on avait sans doute creusées dans l’espoir de trouver un jour le centre de la terre – ou les enfers, peut-être, qui seuls avaient assez de flammes pour rôtir toute la lie de l’humanité. La lumière mourait à mesure qu’ils progressaient dans le ventre d’Umbriel et parfois, dans des moments étranges et glauques, il n’y avait plus que la torche du garde pour éclairer leur chemin ; alors les prisonniers, dans leurs cellules, gémissaient, hurlaient et vomissaient des litanies sans queue ni tête dans les ténèbres.
Léogan s’étonnait lui-même de ne ressentir ni malaise, ni crainte, après tant d’années passées loin de ce charmant pays. Phelgra était une fosse dans le monde comme un grand abysse noir, où il n’y avait pour y croupir que de la vermine, autant d’ordures remplies d’étrons, et ses mœurs ne valaient pas ce qu’un porc pouvait vomir. Avec son jeune frère, il avait sillonné le monde d’Argyrei en Eridania et la cruauté des hommes atteignait partout des sommets, mais il n’y avait décidément nul endroit pareil à Phelgra. Il aurait pu se déshabituer. Mais au fond, il avait toujours su, et il n’avait pas oublié, que l’humanité à Phelgra, était peut-être simplement plus honnête qu’ailleurs.
En fait, c’était comme si le monde entier était une fosse, comme si Phelgra était une fosse plus petite dans cette fosse immense, et Umbriel une fosse dans la fosse de la fosse, mais qu’on avait voulue faire aussi immense que le monde afin qu’il pût y dégueuler pour toute l’éternité. Un cloaque sans fond ; ce qui était bien pratique. Alors on avait creusé profondément, très profondément, et sûrement qu’on creusait encore.
Un jour, se disait très légèrement Léogan, en traînant un peu derrière le garde, le nez en l’air et les mains enterrées dans ses poches, on finirait de percer la croûte de la terre et on se retrouverait au pôle opposé, comme une taupe étonnée, et on penserait peut-être enfin que creuser des fosses dans les fosses des fosses était aussi absurde que de vouloir se laver les mains dans un bourbier.

« On est arrivés. »

Ah. Fallait-il qu’on enterrât cet assassin si loin, pour le bannir de la grande secte humaine ? C’était comme s’il n’y avait que les hypocrites pour avoir le droit de marcher sur terre, sous le soleil. Ou peut-être qu’on pensait qu’en l’inhumant bien vivante, cette charogne, le monde finirait par l’oublier – et qu’elle mourrait pour de bon. Douces espérances.
Quelles tendres illusions que ces prisons. Ca donnait sûrement bonne conscience aux bonhommes et aux rombières, de penser que ceux qui le méritaient subissaient une juste et violente punition ici. Sinon, à quoi tout ce cirque pouvait donc bien servir ?
Et si on creusait des fosses dans les fosses des fosses, ce n'était en fin de compte que pour cacher une grande évidence : le monde était avant tout un gros trou.

« Bon, voilà, vous pouvez entrer, Monsieur. Vous voulez qu’je vous suive ? Avec les gars, on y va toujours à plusieurs, parce que croyez-moi, croyez-moi pas, avec ce clown là, on est jamais d’trop.
‒ Ce ne sera pas nécessaire.
‒ C’est comme vous voulez, hein. Mais comme qui dirait, il rend les autres détenus, complètement maboules… Vous êtes sûr, alors ?
‒ Ca ira, je vous dis. Si j’ai besoin de vous, je vous sonnerais, ça va bien. »

Le garde poussa enfin la lourde porte et laissa entrer le nouveau visiteur dans ce lugubre parloir. Léogan y pénétra d’une démarche non moins tranquille et la porte se referma sèchement derrière lui. Il examina l’endroit d’un regard vide, les mains toujours enfouies dans les poches de son long manteau, et puis il commença à avancer, lentement, un pas après l’autre, rêveusement, comme s’il était venu pour visiter l’endroit comme une curiosité touristique plutôt que pour chercher un accord quelconque avec un assassin en cage – après tout, c’était à se demander quelle de ces deux perspectives était la plus vaine. Le bruit lent et cadencé de ses bottes s’étouffait contre les pierres poussiéreuses du parloir. Il n’eut pas beaucoup de pas à faire. L’endroit était exigu. Et pas très bien éclairé. Il y avait bien cette espèce de chandelier, accroché au mur, où s’affaissait une unique bougie, qui brûlait avidement dans les ténèbres. Il y en avait un autre, non loin, mais il y avait bien longtemps qu’il était dépourvu de toute source de lumière, quoi que paré d’un remarquable fer forgé, qui figurait des visages de gargouilles et d’animaux humains. C’était peut-être ce qu’on appelait le folklore ici.

« Quelle ironie. » dit-il, soudain tiré de ses pensées.

Il rangea ses mains derrière son dos et se tourna subitement vers la geôle elle-même – une autre fosse, garnie de barreaux, celle-là, et où l’obscurité ne permettait pas de bien cerner la silhouette et le visage du prisonnier. Les yeux noirs de Léogan se plissèrent un peu, pour mieux le distinguer, et il eut l’impression dérangeante d’avoir à observer une bestiole rare enfermée dans un parc animalier.
En un instant, il cessa de chercher à discerner les traits de l’homme qu’on avait attaché là et accepta de ne pouvoir saisir de lui que cette ombre, vague et mouvante dans l’obscurité, immobile, surtout, et noire comme le reste de la cellule.

« Tuez dix inconnus, vous ne serez pas inquiété, tuez deux maires, deux grands hommes, on vous jettera dans les limbes, poursuivit-il, naturellement. Et le pouvoir parle encore de la valeur de la vie humaine. Ha ! »

Ses lèvres se fendirent d’un rictus amer. Il détacha à nouveau son regard de l’ombre du prisonnier et il se prit à nouveau à observer les gravures gothiques qui avaient été faites sur le fer du chandelier. Il s’en approcha spontanément, se pencha pour le regarder, fronça les sourcils comme un gosse intrigué, et finit par le prendre entre ses mains pour en toucher les reliefs.
Au bout de quelques secondes, sans se départir de sa contemplation, il poursuivit avec nonchalance à l’adresse de son hôte :

« Je ne saurais dire ce que vous attisez le plus, de la crainte ou de l’intérêt, là-haut parmi les grands hommes, comme on dit. Mais si ça peut vous consoler de la lenteur et de la stupidité des procédures, Torenheim, il faut vous avouer que tout ça, c’est parce que la plupart d’entre eux chient littéralement dans leurs frocs. »

Léogan haussa les sourcils d’un air très sérieux en se tournant enfin vers l’ombre bien attachée du prisonnier, et le vieux chandelier lui resta subitement entre les mains, dans un bruit métallique particulièrement sonore. Il contempla son œuvre, suprêmement surpris, et tâcha de remboîter le fer forgé dans le mur, sans vraiment de succès. Très perplexe, il finit par poser le chandelier démoniaque par terre, le pousser un peu du pied, puis ne plus s’en préoccuper du tout. C’était comme si s’intéresser de trop près à quelque chose était destiné à le briser.

« Il y a bien quelque chose qui me rend curieux, dit-il, finalement, en s’approchant un peu de la cellule, et en rangeant à nouveau ses mains derrière son dos. Qu’est-ce que vous faites ici, Torenheim ? Je ne parle évidemment pas de l’assassinat de ces deux maires – je veux dire, on s’en fiche – mais vous auriez pu ne pas vous retrouver à Umbriel, d’après ce que je sais. A mon sens, c’est quand même bizarre. »


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Mer 19 Nov - 0:05, édité 3 fois
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeDim 8 Juin - 20:07

Ceci est l’histoire … l’histoire d’un monde.

L’histoire d’un monde, oublié.

Oublié…

L’histoire d’un monde. Idiot, fou.

Assoupis... Délaissé.

Un monde idiot. Qui tourne. Tourne.

Et qui tourne encore ...

Sans raison. Sans espoir.

Simplement pour tourner.

Exister ... Sans le savoir.

Sans envie. Sans audace.

Et qui dévore. Et qui naît. Toujours.

Qui tue, qui tourne.

Toujours. Dans l'abyme du ciel.

Sans étoiles, sans dieux...

Les lucioles se perdent.

Et sont dévorées par les ombres.

Qui tournent. Qui dansent.

Et qui sourient.

Et les âmes errent. Et les dieux reposent.

Sans savoir, sans pourquoi. Ils dansent tous.

Et l'on observe le spectacle, on participe à la pièce.

On monte sur la scène, ou on se cache derrière le rideau.

Et le monde tourne. Lentement. Sans attendre.

Qu'elle est belle son histoire.

Douce, légère et profonde.

Comme une mélodie. Une boite à musique.


Les rouages tournent aussi. Et rien n'avance.


C'est affligeant. C'est amusant.


Mais c'est simplement l'histoire du monde qui souffre, tu sais ?

L'histoire du monde fou, oublié, délaissé.

Il souffre avec nous, dans le vide, il tourne, mais personne ne le sens.

Nous le freinons. Nous l’empêchons de tourner.

Nous laissons proliférer les ténèbres.

Personne ne le sais.

Mais tout cela sera bientôt fini...

La machine à d'ores et déjà commencé à tourner.

Et l'autre machine ... ?

Elle sent la Fin arrivée.

Ecoute.

Ecoute sa mélodie.

Ecoute son histoire.

Entend sa folie.

Tend l'oreille : Entend l'ordre par lequel tu crois vivre.

Ecoute le qui empêche le monde de tourner.

Entend son appelle. Ecoute sa question. Le monde hurle, le monde cris.

Et il demande simplement : "Qu'est-ce que le Chaos sinon la Vie ?"

***

Dans les ténèbres oppressantes de la Prisons des déments,  quelque part dans les profondeurs d’Umbriel,  un nouvel élément s’était ajouté à la mélodie. Venu d’un nord froid et glacial, il avait chevauché longuement pour parvenir jusqu’à cet abysse qu’était le pénitencier. Et alors que la prison accueillait le messager de ses chants lugubres et sordides, il persistait à suivre aveuglément et sans raison la voie qu’il pensé s’être choisie, descendant une à une les innombrables marches qui le séparaient encore du centre de la terre. Inconscient, indolent, il s’enfonçait dans les entrailles du monde sans peurs ni hésitation, sans ciller face à l’abjection la plus pure de la race humaine, mise à nue dans les cellules sans lumière, attendant simplement d’être digéré. Sans peur, oui. Car comment pourrait-il en être autrement ? Il n’était pas même conscient. Juste un pauvre corps endormi, un être perdu loin de son chemin. Il n’était pas encore éveillé … Triste créature se débattant farouchement contre le mauvais ennemi. Aujourd’hui, au fond de ces ténèbres, les plus dévorantes que le monde porte en son sein… aujourd’hui peut-être que, à son tour, il trouvera le salut. 

Pendant ce temps, au fin-fond très fond de l’abîme profond, l’étrange créature attend patiemment. Silencieuse, immobile, comme une statue dans le noire de sa cage : elle reste là, calme et sereine dans cet océan de noirceur. Assis en tailleur, il est comme absent, loin de ses chaînes et de ses barreaux illusoires, loin des ténèbres qui ne peuvent plus le dévorer, loin de ce monde trop bas, trop bête. Il respire à peine, son cœur bat lentement, plus lentement que n’importe quel pas dans la prison. Il attend, et il rêve, quelque part hors de l’espace et du temps flottant au milieu des étoiles et des possibles. Il observe les rouages, et des ses yeux clos il voit plus encore que tous les hommes qui écarquilles leurs paupières, de stupeur, d’horreur, de joie ou d’incompréhension. Les lèvres fermées elles aussi, il ne hurle pas, il ne chante pas. Il ne fait qu’écouter. Son visage ne fait qu’un avec l’obscurité, et si tout semble happer par la masse noirâtre qu’est son corps, pourtant rien n’en ressort jamais : pas de lumière, pas de sentiments, pas de vie. Tout est calme. Immobile. Rien qu’un rocher immobile et brut, un fragment même du monde, un éclat pur aux contours incertains. Il semble s’imprégner de ce qui l’entour, ne faire plus qu’un avec son environnement. Il ne souffre pas, il ne se débat pas. Il reste simplement tranquille et … patient.

Mais alors qu’il sommeillait tranquillement, un appel le ramena à la réalité. Un son bien connu qui ne manquait jamais de le pousser à se focaliser à nouveau sur le moment présent. Un grincement d’une porte qui s’ouvre et les voix du garde et d’un inconnu. Les pas se rapprochaient, tranquilles et cadencés … Et la porte de la geôle s’ouvrit doucement laissant pénétrer la lumière et le visiteur perdu. Le prisonnier ne bougea pas, mais il ouvrit un œil invisible dans le noir, gardant la tête basse, sortant peu à peu de sa transe lointaine. L’homme regardait autour de lui, comme un touriste venant visiter un quelconque monument du passé. Il s’approcha du chandelier grotesque et ses traits furent plus visibles. De longs cheveux noirs de jais, des vêtements de simple voyageur, une carrure de combattant, une démarche de militaire. Et dans son regard, quelque chose de vide et … de triste.

« Quelle ironie. » Dit-il d’une voix profonde. 

Le visiteur se tourna prestement vers le détenu et il plissa ses yeux sombres, tentant de percer les ténèbres insondables d’Umbriel pour y voir le visage de son interlocuteur. En vain. Alors, intelligemment, il se résigna à ne pouvoir parler qu’à une ombre parmi les ombres. Mais après tout, les mots n’ont pas de couleurs, pas vrai ... ?

L’inconnu repris d’une voix tintée d’une amère ironie.

« Tuez dix inconnus, vous ne serez pas inquiété, tuez deux maires, deux grands hommes, on vous jettera dans les limbes, poursuivit-il, naturellement. Et le pouvoir parle encore de la valeur de la vie humaine. Ha ! »

Le visage de Torenheim se fendit d’une large sourire, sa tête basse ne laissant pas voir sa dentition si reconnaissable, qui apparaissait de concert avec le rictus amer de l’autre. Il ferma les yeux et faillit rire doucement à la remarque fort pertinente de l’homme en face de lui. Son humour lui plaisait, et son acidité aussi. Deux « grands hommes » … Héhéhé, que c’était cocasse.

Torenheim leva doucement les yeux vers son invité. Sans plus prêter attention au détenu, l’homme était retourné à sa contemplation de chandelier gothique dont le métal difforme manquait cruellement d’âme et d’imagination. Sans même regarder à nouveau le prisonnier il continua de parler sous le regard intéressé et le sourire narquois de la momie.

« Je ne saurais dire ce que vous attisez le plus, de la crainte ou de l’intérêt, là-haut parmi les grands hommes, comme on dit. Mais si ça peut vous consoler de la lenteur et de la stupidité des procédures, Torenheim, il faut vous avouer que tout ça, c’est parce que la plupart d’entre eux chient littéralement dans leurs frocs. »

Le franc-parler de l’inconnu arracha un nouveau sourire à Torenheim. Un coin de ses lèvres monta doucement vers son oreille alors que son regard restait fixé sur son interlocuteur. De la crainte ou de l’intérêt ? Torenheim était surpris. Il pensait qu’après près d’une année passée ici, hors des affaires du monde, la plupart des « grands hommes » l’auraient simplement oublié. Affaire classé, quoi. Et pourtant, on venait encore lui rendre visite … C’était vraiment amusant, les hommes ne voyaient décidément que ce qu’ils voulaient bien voir. Le plus souvent, ce qui était juste sous leurs nez. 
Alors que l’inconnu se retournait de nouveau vers lui, un son métallique tinta dans l’obscurité, et l’homme se surpris à avoir encore le chandelier entre les doigts. Dans une tentative peu fructueuse – et plutôt comique – il tenta de remettre la pièce de fer forgée à sa place, avec le regard d’un enfant qui vient de casser quelque chose et qui essayerai de le réparer avant de se faire prendre. N’arrivant point à ses fins, il le posa simplement sur le sol et le repoussa du pied pour l’oublier.

« Il y a bien quelque chose qui me rend curieux, dit-il, finalement, en s’approchant un peu de la cellule, et en rangeant à nouveau ses mains derrière son dos. Qu’est-ce que vous faites ici, Torenheim ? Je ne parle évidemment pas de l’assassinat de ces deux maires – je veux dire, on s’en fiche – mais vous auriez pu ne pas vous retrouver à Umbriel, d’après ce que je sais. A mon sens, c’est quand même bizarre. »

Torenheim observait encore le candélabre dont l’emplacement bien absurde pour un objet ornemental le faisait sourire. Son regard doux brillait doucement dans les ombres, reflétant la flamme crépitante de la bougie qui ne tarderait pas à s’éteindre pour de bon, elle aussi à son tour dévorée par les ombres. La question du visiteur fit sourire – presque tendrement – le détenu rêveur. On ne lui avait pas encore demandé une telle information. Le désintérêt dont faisait preuve son interlocuteur pour l’affaire qui l’avait mené ici le fit sourire de plus bel. Et son incompréhension face à la position actuelle de la momie, aussi bien géographique que juridique, le toucha d’une bien lugubre compassion. "Vous auriez put" ... Héhéhé, touchant vraiment.

- Bizarre, hein ? répondit le détenu d’un ton léger, sans lâcher la flamme des yeux. Mais dites-moi, ne suis-je pas considéré comme un criminel ? Aux yeux de votre société, la place d’un criminel c’est là où il ne pourra plus nuire : dans une cage ou dans une fosse commune, qu’importe ? Et ce n’est pas comme si la mort pouvait m'effrayer, ajouta-t-il pour lui même. Pourtant si je suis ici, c’est simplement parce que je l’ai voulu. N’est-ce pas une raison suffisante ? Autrement nous n’aurions pas le plaisir de discuter aujourd’hui … ! Non, en revanche … La question qui mérite vraiment d’être posé serait plutôt …

Torenheim laissa planer un silence, reportant doucement son regard monochrome sur son interlocuteur, un sourire étrange apparaissant entre ses bandelettes de lins.

- Que faites-vous ici, vous ? Car il apparaît clairement que vous n’êtes pas venu pour admirer l’architecture d’Umbriel, ni pour taper la causette à une momie démente. 

Torenheim marquant un nouveau silence, il roula à nouveau les yeux vers le candélabre qui gisait sur le sol, un sourire sans joie sur les lèvres. Il contemplait la faible flamme, puis il ajouta innocemment :

- Du moins, pas de votre propre initiative. 
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Anonymous Invité
Invité

MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeMar 10 Juin - 1:25

Ce qu’il y avait de très appréciable dans ce genre d’endroit sinistre, reclus de la société et des conventions d’usage, c’était qu’il n’y avait probablement personne d’assez crétin pour s’acharner à distribuer des politesses dans tous les sens, ni pour s’offusquer de l’incivilité de ses semblables. Léo n’avait, comme à son habitude, pas fait le plus petit effort de courtoisie, il n’avait même pas pris la peine de se présenter – il estimait de toute façon que son identité n’avait pas beaucoup d’importance ici – et le sire Torenheim avait répondu sur le même ton. C’était déjà une bonne chose, de son point de vue. Il n’avait pas de temps à perdre en bavardages sophistiqués et stériles.
Et en même temps, il se trouvait étrangement disposé à écouter ce qu’on lui dirait, si c’était intelligent, et si cela éveillait un peu de son attention dans le vaste songe qu’il vivait. Il n’attendait rien de particulier de ce détenu enrubanné comme un macchabée. Il devait juste lui transmettre le message d’amitié d’Elerinna, le faire parler un peu, considérer ce qu’il dirait avec soin et le jauger tranquillement. Il y avait un temps où il aurait peut-être envisagé cette entrevue avec moins d’indifférence, avec un peu plus d’inspiration ou de d’excitation. Si elle avait eu lieu un petit peu plus tôt, peut-être, tout aurait été différent. Mais Léogan se faisait l’impression d’être ici l’émissaire désabusé d’un très beau rêve sans espoir de se réaliser. Il était déjà bien trop tard.

Il écoutait Torenheim parler en rêvassant doucement. Un éclat de lumière fendit les ténèbres, s’allongea avec tranchant et s’étira dans la cellule. L’ombre souriait. Cela faisait comme un rayon de lune.
Ce n’était pas tant ce qu’il disait, qui était singulier, mais la façon qu’il avait de le dire, et cela rendit Léogan perplexe quelques instants. Il parlait avec une rationalité analytique, à la façon d’un scientifique : il excluait toute forme de subjectivité de son discours, tout sentiment qui pourrait altérer la vérité brute des faits qu’il présentait – sa voix n’avait pas les inflexions de la fatigue ou de la souffrance d’un homme qui aurait passé un an au fond d’un trou. Il aurait pu s’en plaindre ou maudire ceux qui l’avaient mis là et que Léo avait sarcastiquement insultés tout à l’heure, mais il n’en fit rien. Il se contentait de dire ce qui était, très simplement, et de placer son avis hors de l’équation, son corps emprisonné hors de leur société, et puis enfin sa personne hors de la conversation. Il n’avait dit qu’une chose à son sujet, qu’il était libre à Umbriel, et qu’il n’avait pas peur de la mort – et Léo s’étonna d’avoir prononcé des mots extrêmement semblables, dans son habit de colonel, le regard opaque et le cœur froid.
Mais cet homme, ou cette ombre, qui souriait dans le noir, qui était mille fois mieux enchaîné ici que Léogan ne l’était à Hellas, semblait aussi mille fois plus convaincu d’être libre, et mille fois plus convaincu des mots qu’il prononçait, mille fois plus absurdes que ceux que Léo lançait en des occasions presque similaires. Il avait l’air d’ânonner des certitudes absolues, des vérités mathématiques, ces sortes de choses qui ne relèvent pas de nous et que l’on ne peut considérer autrement qu’avec détachement.
C’était étrange, déconcertant, presque inhumain ; cela lui aurait fait froid dans le dos s’il n’avait pas été aussi flegmatique. Cela finirait peut-être par lui faire froid dans le dos. Pour le moment, ce n’avait été que quelques phrases égrenées par une voix enraillée, jetées presque au hasard au milieu de nulle part.

Considérant, au bout de quelques longues secondes de silence, de rêve et de réflexion, que la balle était dans son camp – ce qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il avait « manqué à tous ses devoirs », comme on dit, et ne s’était pas présenté, Léogan répondit d’une voix nonchalante :

« Moi… ? Rien. Vous touchez juste. Perspicace… nota-t-il, en levant un doigt avec une intelligence un peu sarcastique. Très perspicace. A l’évidence, je n’ai absolument rien à faire ici ; pour une fois, rien ne coûte de se fier aux apparences. Je n’ai rien à faire ici personnellement, je n’ai pour ma part aucun objectif particulier et la cause de la personne qui m’envoie est à mon avis compromise. Je suis là, c’est tout, c’est comme ça. On m’a dit que vous étiez fascinant. Il se trouve que je suis là, alors… Je ne sais pas. Fascinez-moi, lança-t-il, avec un demi-sourire moqueur et désinvolte, en libérant finalement ses mains du lien qu’elles formaient derrière son dos et en les ouvrant devant lui, en signe d’attente et d’attention. Vous avez déjà commencé à m’étonner, j’ai pas tout à fait perdu ma journée. »

Il passa une main dans ses cheveux d’un geste las et s’étira un peu, comme un chat languissant. Ses yeux noirs vagabondèrent dans le trou mal éclairé dans lequel il était descendu, pour quelques heures de visite, anonyme et sans but. Il n’éprouvait pas vraiment de compassion pour Torenheim – en vérité, le prisonnier n’en inspirait pas tellement, indifférent et insensible derrière ses barreaux – mais la curiosité qu’il avait ressentie au sujet de son arrestation si facile n’avait pas été assouvie. Peu lui importaient les détails juridiques de l’affaire, si la place des gens de mauvaise vie était à l’air libre ou au fond d’un trou, mais qu’un homme eût le désir d’être enfermé et de rester en cellule le laissait simplement dans l’incompréhension.

« ‘Si je suis ici, c’est simplement parce que je l’ai voulu’… » répéta-t-il, d’un ton rêveur.

Il resta pensif quelques instants, les yeux fixés sur la silhouette sombre de Torenheim, et tenta vaguement d’en discerner les contours dans l’obscurité, inclinant la tête avec innocence pour mieux jouer avec la lumière et deviner où commençait son corps, enveloppé de chaînes et de ténèbres, et où il se finissait. Enfin, il laissa échapper un petit ricanement amusé.

« J’ai tendance à dire ça, moi aussi, quand on me suggère que je suis pas à ma place. Ou que je m’emprisonne tout seul. Peu importe. En tout cas, ce n’est que la moitié d’une réponse… J’vous forcerai pas à me livrer l’autre moitié, mais au fond, ce que vous me dites soulève presque la même question. C’est quand même pas commun, de vouloir être enfermé pendant un an à Umbriel… Enfin, y a sûrement de meilleurs endroits pour passer ses vacances, si vous voyez ce que je veux dire. »

Et il en connaissait un certain nombre. Ah, l’océan profond qui faisait le gros dos en portant les esquifs humains, la tempête, les sables et le soleil, la jungle épaisse, verte et moite, les cascades alcalines… Il s’égarait un peu.

« Pour en revenir au sujet de ma venue, je vais pas vous laisser mariner plus longtemps, dit-il, en faisant quelques pas pour se dégourdir un peu les jambes, pas très loin, plus près des barreaux, plus près de l'ombre qui souriait. Je suis envoyé par une personnalité importante qui, comme certains grands hommes au-dessus de nos têtes, je vous l’ai dit, vous porte de l’intérêt. Je ne sais pas trop ce que les autres vous veulent, en fait. Ils ont peut-être flairé dans les découvertes que vous avez faites – si vous en avez faites, ce sont des rumeurs – un doux fumet de puissance et de pouvoir. Ils se pourlèchent leurs babines de grands hommes et se précipitent tous dans votre tanière pour partager avec vous votre gibier, ou pour vous l’extorquer simplement. Bref. La personne qui m’emploie n’est pas aussi pressée, ni aussi avide. Elle a examiné la situation avec soin et il lui est apparu qu’il était… Regrettable, disons, décida-t-il, avec amusement, qu’un homme dont l’art est de saper aussi efficacement la loi et l’autorité soit encore dans les fers. C’est du gâchis, d’après ce qu’elle dit. Cette personne m’a chargé de vous transmettre ses amitiés et d’apporter tout son soutien à vos projets – s’ils sont bien ce qu’elle imagine – car ils lui font l’impression de s’approcher des siens, de près ou de loin. Si jamais vous avez envie de prendre quelques vacances, ajouta-il, avec négligence, en inspectant à nouveau les lieux d’un vaste coup d’œil, le nez froncé, dans un endroit un peu moins sombre, un peu moins humide et un peu plus ouvert, je suppose que vous pouvez prendre cette occasion pour l’envisager. C’est comme vous voulez. » acheva-t-il, d'un ton entendu, et son regard sans couleur brilla d'intelligence dans le noir.
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeVen 13 Juin - 17:58


Ce qu’il y avait de très appréciable dans le genre d’endroit qu’était Umbriel, perdu quelque part dans la plus profondes failles d’Isthéria, c’est qu’il était si proche de centre de la terre que l’on pouvait presque entendre, en tendant un peu la bonne oreille, battre le coeur régulier du monde. Comme un immense métronome, donnant le rythme aux milliers de rouages et aux mécanismes sans âge qui bougeaient lentement les uns sur les autres, hors de l'espace et du temps. Loin de toutes visions humaines. Le cliquetis continus et la mélodie étrange bruissaient doucement autour d’eux, et avec un peu de concentration on parvenait presque à en déceler quelques notes, quelques chants, des tintements, rien de plus. Ici, dans cet abîme, on pouvait sentir toute la mécanique divine qui faisait tourner Isthéria sur elle-même ;  et en ne faisant qu’un avec l’obscurité on pouvait sentir sous ses doigts les dents éthérées s’engrener sous le tic-tac du temps qui passe. C’était au plus profond de cet abîme que tout commençait, et où le Vrai prenait un autre masque, une autre forme. Ici que l’humanité révélait une part inconnue et profonde de sa tendre réalité. Ici que le passé se terminait, et que l'avenir était encore en gestation. Dans son esprit.

C’était une destination que Torenheim se devait de visiter.

« Moi… ? Rien. Vous touchez juste. Perspicace… nota l'individu perdu en face de la momie, levant un doigt en l'air comme un professeur qui souligne une remarque. Très perspicace. A l’évidence, je n’ai absolument rien à faire ici ; pour une fois, rien ne coûte de se fier aux apparences. Je n’ai rien à faire ici personnellement, je n’ai pour ma part aucun objectif particulier et la cause de la personne qui m’envoie est à mon avis compromise. Je suis là, c’est tout, c’est comme ça. On m’a dit que vous étiez fascinant. Il se trouve que je suis là, alors… Je ne sais pas. Fascinez-moi, lança-t-il, avec un demi-sourire moqueur et désinvolte, ouvrant doucement les bras vers lui, comme pour accueillir sa réponse "fascinante". Il n'eut à la place qu'un sourire tranquille et amusé et un regard intéressé. Vous avez déjà commencé à m’étonner, j’ai pas tout à fait perdu ma journée. »

Le sourire du détenu s’élargit alors que son regard se plissai, faisant briller son iris cendré comme un éclat étrange et maladif dans l'obscurité. Il manqua de laisser s’échapper un léger rire vide et sans joie, mais seules ses épaules furent légèrement secouées de spasmes. Cela fit tinter subtilement ses chaines invisibles pour le Sindarin. Ce qui le faisait rire ? Difficile à dire, il en fallait peu pour le faire rire en vérité. La demande si innocente de son invité peut être ? Le "fasciner". Torenheim se serait presque senti comme une de ces bêtes de foire retenus derrière les barreaux de cirques vagabondant dans le monde, exposer de force aux yeux des ignorants qui cherchaient désespérément de quoi mettre ... Du goût dans leurs vies monotones. L’image avait quelque chose de comique, mais surtout de délicieusement ironique pour la momie. Car après tout, qui était vraiment derrière les barreaux ? De son point de vu, c'était le Sindarin qui s'y trouvait : pas lui. Lui, il avait toujours, et serait toujours irrémédiablement Libre. Il se retint de poser la question embarrassante, laissant à son invité le soin de continuer. Sa condition était … bien triste. C'était aussi cela qui l'amusait. Venir sans but, pour une cause en laquelle on ne croit plus ... Mais il y reviendrait plus tard.

Après tout, Torenheim était un être généreux. Il n'hésitait jamais à partager son savoir avec ceux qui le cherchait, qui le méritait. Les pauvres enfants perdus d'Isthéria... Il faisait de son mieux pour les aider à retrouver leur route dans le brouillard aveuglant. Eux n'avait jamais eut la chance de voir ce que lui avait vu et, conscient du privilège dont il jouissait, il ne pouvait se résigner à laisser ces pauvres âmes errer dans l'ignorance pendant que, seul, il admirait toute la beauté du monde. Non, Torenheim n'était pas égoïste. Il voulait partager cette grâce ... avec la planète toute entière. Après tout, elle était bien assez vaste pour que tout le monde puisse en profiter.

« ‘Si je suis ici, c’est simplement parce que je l’ai voulu’… » Répéta son interlocuteur d’un ton rêveur, comme s'il essayer de peser ses mots et de trouver un quelconque sens caché.

Le prisonnier releva les yeux vers lui, le regardant avec attention, écoutant ce qu’il avait à dire. Il plongea ses yeux monochromes dans ceux, noirs, du Sindarin qui semblait tenter vainement de percer l’obscurité de la cellule. Il eut un ricanement, peut être en se rendant compte de la futilité de son action, et il continua :

« J’ai tendance à dire ça, moi aussi, quand on me suggère que je suis pas à ma place. Ou que je m’emprisonne tout seul. Peu importe. En tout cas, ce n’est que la moitié d’une réponse… J’vous forcerai pas à me livrer l’autre moitié, mais au fond, ce que vous me dites soulève presque la même question. C’est quand même pas commun, de vouloir être enfermé pendant un an à Umbriel… Enfin, y a sûrement de meilleurs endroits pour passer ses vacances, si vous voyez ce que je veux dire. »

A nouveau, le détenu baissa les yeux et afficha un sourire étrange. Les hommes pouvaient se montrer parfois si … terre à terre et étroits d'esprit ... Aveugles. Mais ça n’avait que peu d’importance, il s’y était habitué depuis longtemps. Cela ne l'attristait plus comme autrefois, il s'en amusait maintenant, peut être sans grande conviction. Mais mieux valait en rire qu'en pleurer, n'est-ce pas ? De toute façon, même s'il savait beaucoup de chose, Torenheim ne savait plus pleurer. À part de rire, bien entendu ... Encore que. Enfin, nul besoin de se perdre à nouveau dans les méandres de son esprit si étranger aux mortels, ou de se laisser emporté par le courant constant et doux de ses pensées souvent anarchique. Il avait un invité, il devait le recevoir comme tel. Celui qui disait parfois répondre ce même genre de réponse le faisait il en toute connaissance de cause ? Était-il vraiment persuadé de la véracité de ses mots ? Pouvait-il comprendre la pensée de la momie retenue ici ? Tranquillement, il répondit à son interlocuteur en laissant son regard vagabonder un peu partout, avec un naturel non feint comme si ce qu'il disait était le plus évident du monde. Il parla d’une voix calme et posée.

- Umbriel est un lieu … Qui ne m’a encore jamais été donné de visiter. J’ai beaucoup voyagé à travers le monde et vu nombre de choses, mais je n’ai jamais rien vu de semblable. Je pouvais aller n’importe où sans me soucier des autres, alors que pour venir ici il me fallait une opportunité. Pour voir … Cette profondeur … Cette opacité … Tous ces sentiments humains qui se mêlent à l’obscurité dans une atmosphère  presque palpable au touché. Je ne pouvais pas manquer une telle occasion pour explorer un peu plus les profondeurs reculées d’Isthéria et de notre très chère humanité. Ça aurait été bien sot de ma part … Je voulais venir me ressourcer ici tôt ou tard de toute façon, et étudier un peu plus ce que je pouvais étudier. C’est un peu comme si nous étions … au cœur du monde ici. Enfin, presque.

Son interlocuteur continua de parler, tandis que Torenheim l’écoutait avec une attention étrange, presque déplacée. Une attention que l'on pouvait comparer à celle d’un enfant qui écoute le bruit d’une cigale, ou qui regarde une fourmi rapporter son lot de nourriture à la fourmilière-mère. Il ne le lâchait pas du regard, il faisait plus que simplement l'écouter. Bien plus... Il observait chaque plis sur son visage, chaque lueur dans son regard. Sa voix était séparée du reste et analysée alors qu'il tirer une maximum d'information de chaque intonation, chaque expression. Sa position aussi était passée au peigne fin, toute sa gestuel, le déplacement de ses mains, de ses pieds, son aisance, sa rigidité. Jusqu'à son odeur était assimilée, son parfum naturel et sa transpiration. Sans qu'il ne le sache, l'inconnu était en ce moment déshabiller sans pudeur ni humanité par l'esprit froid et méthodique de Torenheim. Chaque information était captée, analysée et classée quelque part dans son cerveau, tandis que de l'extérieur, si l'on parvenait à pénétrer le voile obscure, on ne pouvait voir qu'une momie immobile qui qu'observait en silence, et qui souriait.

Autour d’eux, perceptible pour l’instant seulement de l’étrange créature enchaînée, la mélodie du monde continuait de tourner lentement sur son axe … Chaque son, chaque tintement, chaque voix se répondait dans une dés-harmonie radieuse et constellée de possibles, peut être douloureuse aux oreilles profanes, mais délicieuse aux siennes. C’était vraiment ravissant. La musique était si proche de celle qu’il avait entendu il y a for longtemps dans le Jardin de Pierre, et pourtant elle était plus sombre ici, plus lourde, marquée par l’étrangeté du lieu et les kilomètres de terre et de roches qui le séparaient de la surface et du ciel. Comme si elle s'était imprégnée de l'obscurité même d'Umbriel et de toute l'insanité qui y proliférait. Pourtant, c'était la même mélodie, les même notes, seul l'arrangement différait. De la même manière qu'elle différait dans le désert d'Argyrei, sous le soleil cuisant, on encore dans la grande ville d'Hesperia ou dans les profondeur de Noathis. Partout où il s'était rendu, la mélodie, elle, ne changeait pas. Et pourtant chacune de ses interprétation était plus belle et intéressante que la précédente ... Le monde était une gigantesque boite à musique : en chaque lieu l'écho était différent, mais le son venait du même cœur.

« Pour en revenir au sujet de ma venue, je vais pas vous laisser mariner plus longtemps, dit le Sindarin aux cheveux noirs, en faisant quelques pas, se rapprochant, plus près des barreaux, plus près de l'ombre qui souriait. Je suis envoyé par une personnalité importante qui, comme certains grands hommes au-dessus de nos têtes, je vous l’ai dit, vous porte de l’intérêt. Je ne sais pas trop ce que les autres vous veulent, en fait. Ils ont peut-être flairé dans les découvertes que vous avez faites – si vous en avez faites, ce sont des rumeurs – un doux fumet de puissance et de pouvoir. Ils se pourlèchent leurs babines de grands hommes et se précipitent tous dans votre tanière pour partager avec vous votre gibier, ou pour vous l’extorquer simplement. »

Un sourire narquois anima les lèvres gercées de la momie. Les « grands hommes » et leur soif inextinguible de puissance … Ils n’étaient pas bien différent de tous ceux qui poursuivaient un but vide de sens simplement pour se sentir exister. Certains cherches le pouvoir, d’autre la connaissance, d’autre la vie éternelle. Et lui ne se lassait jamais de les observer … Jamais. Ils étaient si … Divertissants. Pauvres, pauvres enfants perdus, isolés et aveugles dans le monde cruel. Tentant vainement de s'appuyer et d'écraser leur prochain pour ne pas boire la tasse dans cette mer de sang et de larmes. S'agitant tous frénétiquement sans rien savoir du passé ou de l'avenir, mais courant encore et toujours vers une but illusoire qu'ils ont crut se fixer, pour être heureux - pour exister. Pensant apporter leur pierre à l'édifice, mais ne faisant que perpétuer le cycle infini de la vie, versant chacun leur sang et leur eau, puis retournant à l'océan primordial d'où ils sont nés pour prendre place à nouveau parmi les dieux. Et alors renaître à nouveau au monde, pour continuer de faire tourner l'immense machinerie ; pour continuer le cycle éternel de mort et de vie. Pauvres, pauvres enfants perdus d'Isthéria ... Pour se libérer, encore eusse-t-il fallut qu'il sache que des chaînes entraver l'essence même de leur existence. Mais ils n'y voyaient rien pour la plupart, et était persuadé d'être libre ... Qu'en était-il de son ami en face de lui ?

« Bref. La personne qui m’emploie n’est pas aussi pressée, ni aussi avide. Elle a examiné la situation avec soin et il lui est apparu qu’il était… Regrettable, disons, sembla-t-il se décider, avec un certain amusement, qu’un homme dont l’art est de saper aussi efficacement la loi et l’autorité soit encore dans les fers. C’est du gâchis, d’après ce qu’elle dit. Cette personne m’a chargé de vous transmettre ses amitiés et d’apporter tout son soutien à vos projets – s’ils sont bien ce qu’elle imagine – car ils lui font l’impression de s’approcher des siens, de près ou de loin. Si jamais vous avez envie de prendre quelques vacances, ajouta-il, avec négligence, en inspectant à nouveau les lieux d’un vaste coup d’œil, le nez froncé, dans un endroit un peu moins sombre, un peu moins humide et un peu plus ouvert, je suppose que vous pouvez prendre cette occasion pour l’envisager. C’est comme vous voulez. » acheva-t-il, d'un ton entendu, et son regard sans couleur brilla d'intelligence dans le noir.

Alors un lourd silence succéda au message de l’homme aux cheveux noirs de jais. Un long silence qui ne dura pas plus d’une minute avant d’être briser par un son tout particulier qui semblait venir d'un autre monde. Un rire doux et tranquille, presque étouffé. Un rire marqué d’un amusement que personne ou presque ne pouvait saisir. Le diaphragme de la momie se soulevait de manière saccadé alors que sa douce hilarité emplissait l’atmosphère de quelques notes qui pouvait sembler malsaines, mais qui était sans animosités. Juste un rire tout particulier, dont les sons ricochaient sur les murs humides et tournoyaient dans une lente spirale autour d’eux, alors qu’ils se posaient chacun sur les rouages invisibles, les rendant pendant un cours instant presque perceptible. Pourquoi ce rire ? Ce n’était pas l’image que donnait l’invité de son envoyeur qui était comique, ni même son manque d’attachement à son projet. En fait, la cause de cette hilarité était tout autre.

- Wouhohohoho … Hohoho … Hooo … Plus … "ouvert" que cet endroit ? Pardonnez mon hilarité mais … Comment serait-ce possible ? Je veux dire, regardez vous-même, regardez autour de vous.

Autour d’eux, à mesure que la lumière du chandelier diminuait, l’œil ne pouvait plus voir au-delà des ombres, ni le sol, ni les murs, ni le plafond. Rien d'autre que l'abysse qui se refermait autour d'eux. Ou, pour un autre point de vu, qui s'ouvrait maintenant.

- Voyez vous ne serait-ce qu’un seul horizon ici ? Le sourire de la momie s’élargit de plus belle alors que son regard brillait d'une lueur pour le moins troublante. Moi je n’en vois pas. Et qu’est-ce qu’un horizon, si ce n’est une limite ? Une limite entre la terre et le ciel, quand un dévore l'autre. Entre un jour et le suivant, entre un monde et un autre. Une limite que l’œil ne peut franchir, pas plus que le corps, qui sépare toujours ce qui doit être séparé. Quelque chose qui nous ancre profondément dans la réalité et qui ne disparaît que si ... l'on ferme les yeux. Ici, dans cette bulle d’obscurité presque parfaite : il n’y pas d’horizon, pas d'hier, pas d'aujourd'hui. Les frontières disparaissent, et un nouveau monde s'ouvre à notre esprit. Ou plutôt, un nouveau visage du monde. Ici, on est loin du tumulte de la surface, et si proche du cœur que l'on peut le sentir battre dans l'ombre, quelque part dans le vide qui s'ouvre sous nos pieds. L'esprit s'émancipe de toutes ses contraintes, il se détache du corps qui repose dans le néant, comme un simple rêve. Et peut enfin s'étaler dans l'espace tout entier, prendre la place dont il a besoin. Il peut voir les milliers de possibilités se jouer, sans oublier bien sûr ce qu'il a déjà appris. Et c’est précisément cette absence d’horizon qui rend ce miracle possible, qui rend cet endroit si … Infini.

Torenheim laissa planer le silence encore quelques instants, profitant de sa douce mélodie les yeux fermés et le sourire aux lèvres, la bouche entre-ouverte comme s'il se sentait comblé, heureux. Oui, Umbriel était un endroit sans pareille. Puis il ouvrit à nouveau les yeux lentement, les paupières se séparèrent et les limites réapparurent d'elle même. Il voyait en face de lui le Sindarin silencieux lui aussi, et il lui adressa un large sourire, plongeant à nouveau son regard si ... étranger dans le siens. Ahh les gens de la surface … Il avait presque oublié combien ils étaient charmants. Comme ci cette mystérieuse personne avait réellement le choix de l’aider ou non dans ses projets … Ses zygomatiques se détendirent et il baissa les yeux, reprenant peu à peu part à la "réalité" qui l'entourait. Il continua, sur un ton presque las.

- Enfin, ce n’est pas le plus important je suppose, ce n'est pas pour cela que vous êtes ici. Mais en fait, ce n'est pas comme si vous saviez vraiment pourquoi vous êtes venu. Vous me parlez de cette personne qui s’intéresserait à mes hypothétiques projets – sans certitudes ni sur leurs fond, ni même sur leurs existences – et vous dites qu’elle penserait en avoir des similaires … Mais me voilà sceptique. D’une part car je doute qu’un « puissant » puisse vouloir la même chose que moi – bien qu’il ne soit pas en ma nature de juger sans connaître, ou même simplement de juger – mais surtout … Car il envoie quelqu’un qui ne croit même plus en sa cause. Cette personne est-elle stupide ou simplement désespérée ? J'opterais pour la seconde option, car pour en venir à faire appel à moi ... Encore que.

Il eut un sourire ironique, amusé par sa propre pensée. Puis il repris, semblant réfléchir très sérieusement. Peut être trop sérieusement ...

- Pourquoi un puissant ayant déjà de l'autorité voudrait utiliser mon "art de saper aussi efficacement la loi et l’autorité" ? Pour en acquérir d'avantage ? Non, ça ne se tient pas ... Sinon, il ne penserait pas que nos ambitions soient similaires ... Si je pars du principes que vous êtes sincère, bien sur. Alors, dites moi ! Je suis curieux. Me voilà dans le doute, c'est plutôt rare, et je dois dire que je trouve cela intéressant. Parlez je vous en pris, je vous écoute. Éclairez donc ma lanterne ...

La momie marqua un silence, attendant patiemment une réponse de son interlocuteur, se penchant doucement vers lui, approchant son visage couvert de bandelettes mystérieuses vers la lumière du candélabre qui faiblissait encore.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeJeu 19 Juin - 16:22

Les yeux gris du prisonnier scintillaient dans l’obscurité, comme deux pièces d’argent, aussi froids, aussi métalliques, aussi inanimés. Ce regard était parfois ponctué du cliquetis aigu de ses chaînes, qui le rapprochait plus encore d’une mécanique, de quelque automate effrayant qui vous étudie jusqu’à l’âme sans autre affectation que le calcul systématique.
Léogan était loin d’envisager que Torenheim lui portait tant d’attention, derrière son sourire carnassier, ses ombres, la crasse de sa cellule et ses bandelettes poisseuses. Oh bien sûr, il le suspectait de s’interroger sur les motifs de sa venue, ou le mystère de son employeur, mais de là à penser qu’il était disséqué vivant par l’acier de ce regard méthodique, il y avait un pas. Pourtant, il aurait pu l’imaginer, alors qu’il écoutait cet homme glousser, parler, parler et parler encore, comme un poète scientifique, ou une sorte de savant fou qui en pincerait pour le mysticisme, il aurait pu imaginer qu’il s’était allongé sur la table d’opération, comme tant d’autres – mais il avait autre chose en tête.
Il écoutait et il rêvait. C’était comme s’il était un peu absent, ou qu’il n’avait jamais existé vraiment, sous tous ses gouffres d’air. Ce type était bizarre. C’était ce que Léo se disait en regardant le prisonnier avec sa nonchalance coutumière. Léogan n’éprouvait aucune crainte à son égard, d’ailleurs il était entré sereinement à Umbriel, mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de profondément inhumain en Torenheim, ou qui, psychologiquement, n’existait pas dans ce qu’il connaissait de l’humanité. C’était très curieux.
D’un autre côté, cet être était visiblement fait de chair et de sang, comme lui, comme le reste des hommes, et il y avait parfois dans son discours des subtilités lyriques auxquelles Léogan était insensible – ces formulations habiles, qui prêtaient aux mots plus de pouvoir qu’aux choses, le laissaient de marbre, et lui firent même une fois hausser des épaules. Il regardait autour de lui, ses yeux traînaient sur les pierres sombres, poussiéreuses et mal éclairées de la cellule, il entendait au loin les cris des misérables, les pas lourds des gardes, tout ce chahut essentiel, et tout lui paraissait clair. Il n’avait pas besoin d’enquêter, au cœur de la vérité : tout n’était qu’évidence. Il n’était peut-être pas aussi minutieux chercheur que Torenheim, il n’avait pas besoin d’avoir tout noté et tout inscrit dans son esprit : une fois qu’il avait compris, il préférait revenir vivre là-haut.
Il lui semblait que l’entreprise de ce drôle d’oiseau était excessivement longue pour les maigres secrets qu’il pouvait y découvrir, surtout quand on n’avait devant soi que quelques décennies pour vivre, connaître et mourir. Il perdait son temps, ce pauvre Terran. Il lui faisait penser à un éphémère arrogant qui se nourrirait avidement du monde en pensant l’absorber un jour tout entier, qui crèverait, et qui disparaîtrait, comme ça, en un claquement de doigt. Mais c’était un être humain, alors c’était triste.
Il voyait de l’infini là où Léo ne voyait qu’une simplicité ou une évidence innommable, et il restait pour l’étudier, pourtant le temps lui était compté. C’était très étonnant, mais tout de même triste.

Plus Torenheim discourait, plus Léogan avait la conviction qu’il vivait davantage dans sa cervelle et dans ses plans d’architecte qu’au « cœur du monde », comme il le disait, et c’était étonnant de penser cela, car c’était considérer que l’infini dont il parlait n’était rien d’autre que son esprit – et encore une fois, le trouble d’avoir un être inhumain face à lui le faisait frémir.
Mais, quoi qu’il fût très sensible aux œuvres de son imagination, Léogan avait parfaitement conscience que ce n’était là qu’une vaste méprise de la part de son interlocuteur, une prétention de mégalomane, une vision démentielle, qui ne gagnait en substance que par les mots enchanteurs qu’il prononçait, et que lui ne saurait croire qu’en l’expérimentant – jamais, certainement. Pas de preuve, pas de réalité, juste des mots qui flottent, des théories en prose poétique, échafaudées par un esprit bâtisseur, certes, mais par trop confiant.
Ce n’était pas parce qu’on voyait la vérité qu’on valait plus que les autres. Les hommes étaient des êtres finis et dérisoires, et le scientifique ne devait pas oublier qu’il en faisait partie.

Aussi Léogan resta-t-il silencieux pendant tout le long soliloque de ce charmant fou furieux qui parlait de la prison des déments comme de l’association d’un club de vacances, d’un laboratoire eclari et d’une espèce de carrefour astral. Il l’écoutait, et il se demandait quelle sorte de psychopathe masochiste ce petit Terran pouvait bien être et puis si son délire était une affabulation, une vaste plaisanterie, une emphase stylistique ou s’il croyait vraiment à toutes ces rodomontades mégalos. Non, vraiment, il aurait donné cher pour le savoir. D’autant plus que ce qu’il racontait n’était pas inintéressant. Il était complètement à côté de ses pompes, bien sûr, mais c’était justement ces loufoqueries qui capturaient l’attention de Léo ; et puis, mises bout à bout, ça formait une vision surnaturelle qui n’était cependant pas dépourvue d’une certaine logique. C’était vertigineusement intéressant.
Mais qu’est-ce que tout cela voulait dire ? La prison avait peut-être fini par lui peser un peu plus sur la cafetière que ce que les gardiens croyaient – ou peut-être que cela lui était naturel. Ou alors on avait largement sous-estimé la capacité d’adaptation des Terrans, qui, en dernier recours, savaient peut-être se faire un nid douillé dans une cellule glauque et malodorante, subir mille sévices en rigolant à gorge déployée et danser la samba, boulets aux pieds et mains entravées. A moins bien sûr, de penser que ce qu’il disait était vrai et qu’il flirtait avec les limites de l’humanité – mais cela laissait Léogan fort sceptique. Il y avait plus de chance que la pensée de ce petit être, enterrée dans une fosse, enfermée dans une cellule, cloîtrée dans son crâne, loin de toute autre possibilité et de tout autre choix que les siens, atteignît la stérilité intellectuelle qu’une divine communion. Une divine communion à Umbriel, ha ! Qu’est-ce qui lui donnait tant d’enthousiasme, dans ce spectacle sordide ? Il n’y avait rien d’extraordinaire ici. Des hommes violents, corrompus, des fous, des victimes innocentes qu’une autorité suprême cherchait à mettre au pas. Pas de quoi s’enflammer. La vérité était d’une banalité affligeante – en fait elle était insignifiante. Une fois qu’on s’était détaché de toute illusion malvenue, il n’y avait plus qu’à circuler : c’était qu’il n’y avait rien, absolument rien à voir. Mais enfin, il avait certainement son avis sur le sujet, ce Torenheim, qui avait l’air de laisser reposer ses fantasmes un moment pour se pencher sur les paroles et les projets de Léogan, avec une perspicacité très opportune. Il fallait lui admettre, cela, il avait de l’intelligence, malgré toute cette potée de mysticisme qu’il remuait avec entrain. Il comprenait maintenant pourquoi Elerinna lui avait parlé d’un « beau gâchis » à son sujet.  

« Je vais y venir. » répondit tranquillement Léogan, sans théâtralité, à la demande courtoise et curieuse du prisonnier.

Chaque chose en son temps. Il s’agissait de le jauger, de tenter de le cerner et de le comprendre au moins un peu pour déterminer s’il était possible d’envisager la divulgation de certains des secrets d’Hellas, voire une association sérieuse. Et ils n’y étaient pas encore. Il fallait encore discuter un peu et que Torenheim comprît qu’il ne servait à rien de jouer de sa provocation habituelle avec Léogan, d’aller systématiquement contre les idées reçues comme il en avait l’habitude, précisément parce que le Sindarin n’en avait pas spécialement. Il était là, il acceptait ce qu’on lui disait, il écoutait, il était ouvert à toute vision du monde. Il n’avait rien d’autre à faire, à vrai dire.

« Vous êtes donc bien un scientifique alors… murmura-t-il, un doigt sur les lèvres, réfléchissant honnêtement à tout cela. Vous avez sûrement raison, on ne trouvera peut-être rien de plus vrai sur l’humanité qu’ici. Mais faut avoir des nerfs d’acier pour mener des recherches à Umbriel pendant toute une année, surtout quand on fait partie de ses plus précieux pensionnaires. Non, non, c’est très impressionnant. Vous êtes complètement cinglé, mon vieux. Notez que ça m’pose pas problème – les gens normaux ne disposent pas du monopole de la raison. Chacun la sienne. Aussi je serais curieux de savoir ce que la vôtre a bien pu apprendre qui ne soit pas une évidence, dans le coin. Parce que j’ai beau être sceptique, je cracherais pas sur vos découvertes inédites, s’il y en a. » acheva-t-il, d’un air toutefois considérablement blasé.

Entrer dans le jeu d’un cinglé ne lui faisait ni chaud ni froid, après tout, ce n’était qu’un état de perception différent – et les états de perception différaient considérablement d’un individu à l’autre. Si Torenheim était capable de tenir le cap et le fil de sa propre raison, ce pourrait être encore intéressant. Sinon, il en finirait avec sa petite comédie et Léogan saurait qu’il n’avait à faire qu’à un sophiste de bas à étage. Dans tous les cas, ce serait profitable.
Il sourit sarcastiquement à Torenheim, dont l’idéalisme fumeux devrait bien échouer à un moment, pour des raisons évidentes.

« Cependant, releva-t-il, toujours aussi paisiblement, vous n’êtes plus tant au cœur du monde qu’au dessus de lui, seul, à l’examiner comme une fourmilière, sans pouvoir mettre un coup dedans qu’au gré des visites qu’on vous donne. Curieusement étroit, comme infini. Il n’y a de place que pour une pensée solitaire, et la pensée solitaire tourne très vite en rond quand elle a trouvé ce qui se trouvait au fond d’elle. Pour penser mieux, et surtout pour agir, il vous faudra sortir d’ici : nous ne pouvons agir que dans le monde, et ne vivre qu’en son sein, car bien qu’il soit d’une laideur épouvantable, nous sommes tous ses enfants – et nous ne sommes pas des dieux. A moins que ce soit ce que vous voudriez devenir ? Un dieu de la causalité qui observe et agit sur la terre depuis ses nuées ? Ma foi, l’expérimentation conditionne tellement les scientifiques qu’ils oublient souvent qu’ils sont aussi terrestres que les autres, et qu’ils ne vivent pas ailleurs. Non, non, il faudra sortir. Ou rentrer. Tout dépend du point de vue. »

Il hocha la tête pour lui-même, ses yeux noirs et luisants se froncèrent et considéra qu’il avait dit ce qu’il avait à dire à ce sujet : un esprit sans corps, c’était limité, et cela n’avait pas beaucoup d’intérêt quand on avait pour ambition de semer le chaos. Il fallait sortir de prison, et il se trouvait que si leurs pensées coïncidaient sur certains points, Elerinna Lanetae offrirait aimablement à Torenheim un sauf-conduit vers la terre ferme, plus riche, plus dense, plus forte que toute la clarté qu’on pouvait trouver à Umbriel.

Léogan se tourna un instant vers la bougie qui luisait de plus en plus faiblement au mur, qui se consumait, et dont la cire brûlante dévalait le candélabre, puis tombait goutte à goutte sur les dalles de la prison. Il y avait encore une ou deux autres bougies, ici, qu’il conviendrait d’allumer dans quelques minutes.
Au bout du compte, il en revint à Torenheim, et décida de le mettre un tant soit peu au parfum – rien de transcendant, rien de bien concret, mais quelques pistes qui permettraient à l’imagination du détenu de visiter d’autres domaines que les chemins cent fois foulés de son esprit tortueux.

« Tous les grands hommes ne recherchent pas le pouvoir, dit rêveusement Léogan, en pensant à Elerinna, avec une tendresse voilée, d’ailleurs je dirais que s’ils cherchent le pouvoir, ce n’est que pour avoir le moyen d’obtenir autre chose. C’est ça que ça veut dire, pouvoir. Ca se conjugue rarement sans objet.
La personne qui m’envoie n’est ni stupide, ni désespérée – moi en revanche, je suis un peu des deux, je sais qu’elle se fait des illusions mais je marche près d’elle. Elle est carrément opiniâtre, disons. Je préfère être honnête avec vous. Mais qui sait ? La chance peut tourner à son avantage… »


C’était quelque chose de triste, le pouvoir. On mourait souvent de l’avoir recherché sans avoir le temps d’obtenir de lui ce qu’on désirait vraiment.

« Elle ne m’envoie pas ici pour gagner plus de pouvoir, entendons-nous, mais pour utiliser le sien à bon escient. Ce qui l’intéresse, c’est la destruction massive des structures confortables qui nous tiennent en sécurité et en laisse, des valeurs périmées qu’on encense, c’est le chaos, le changement, la libération, la renaissance. Elle utilise l’autorité pour mieux la saboter et l’anéantir. Que dites-vous de ça, Monsieur le scientifique en bandelettes ? demanda Léogan d’un ton espiègle et d'une voix soudain plus claire, comme s'il s'éveillait. Sympathique, non ? »
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeMar 1 Juil - 2:28

Spoiler:

Les limites de l'humanité, hein ? 

Un terme bien simple à comprendre et pourtant qui désignait quelque chose de si vaste ... ! Limites physiques, mentales, psychiques, intellectuelles, il y avait toujours des limites, des bornes, des chemins à suivre. Toujours des voies balisées pré-explorer créées dans le but de nous guider. Il fallait toujours suivre sa route, sagement, ne pas regarder en bas au risque de tomber dans l'abîme. La peur, le devoir, la poursuite du bonheur, autant de limite que l'on s'impose ou que l'on se voit fixer. Autant de bornes à ne pas dépasser ou de ligne d'arrivé à atteindre. Et à chaque fois qu'on pensait les atteindre, on ne faisait que les repousser d'avantage. C'était comme courir après l'horizon. Il aurait peut être fallut être un dieu pour atteindre pleinement ces limites ... ? Encore qu'il doutait de cette hypothèse. Même les dieux continuaient d'apprendre. Pas toujours de manière très efficaces visiblement ... Mais ça n'avait que peu d'importance. 

Torenheim flirtait-il réellement avec ces limites, d'une manière ou d'une autre ? Peut être ... Après tout, connaissait-on vraiment ces limites ? Sans les connaître, comment savoir s'il était aisé ou non de les atteindre ? Lui ne faisait que profiter de ce que la nature et le hasard lui avait offert. Chaque être vivant sur cette petite planète naissait avec ses particularités, qu'elles soient propres à l'individu ou bien à l'espèce. Chacun naissait avec un avantage, un talent. La momie avait simplement appris à user au mieux de ceux qui lui furent offert, et de ceux de son espèce entière. Cela lui avait pris du temps et du travail, mais chaque jour il s'approchait un peu plus de ces "limites", chaque jour il les repoussait un peu plus loin. Et jamais il n'hésitait à plonger corps et âmes dans les gouffres sans fond. Ce n'était pas comme s'il avait encore la mort à craindre après tout. Il avait simplement ... accepté. Et c'était ce qui le rendait si étranger. Peut être cela ne lui servirait-il à rien, peut être finirait-il dans l'oublie lui aussi, mais quelle importance ? Ce n'était pas le but. Y avait-il seulement un but ? Rien n'était moins sur.

Toujours attentif aux réactions de l'homme au cheveux noirs de jais, Torenheim restait tranquillement assis en tailleurs en plein centre de sa cellule, enchaîné comme un animal dangereux. Pourtant il semblait si calme et tranquille, si attentif, si frêle comme un agneau docile. Qui aurait cru que l'ennemi public numéro un ne ressemblerait à rien d'autre qu'une momie mal léchée perdue au fin fond d'un gouffre moisie ? Pourtant il souriait encore, sans se débattre, sans dire un mot, ne lâchant pas son invité des yeux, le contemplant avec un air amusé. N'avait-il jamais tenté la moindre évasion ? Non. Jamais il n'avait essayé de s'échapper. Si ce n'était pour les quelques meurtres de sang froid commis en prison et son horrible facilité à jouer avec la santé mental de ses bourreaux, il aurait été un détenu exemplaire. Comme quoi, parfois cela ne tenait à pas grand chose ...

« Je vais y venir. » Dit son invité sans plus de cérémonie. 

Torenheim ne le pressa pas, lui faisant signe de la tête avec un sourire presque amical, bien que froid, pour lui faire comprendre qu'ils n'étaient pas pressés. Il avait toujours eut tout son temps. Nul besoin de se précipiter, n'est-ce pas ? 

« Vous êtes donc bien un scientifique alors… murmura-t-il, un doigt sur les lèvres, sous le sourire amusé de la momie qui écoutait tranquillement tout ce qu'il avait à dire. Vous avez sûrement raison, on ne trouvera peut-être rien de plus vrai sur l’humanité qu’ici. Mais faut avoir des nerfs d’acier pour mener des recherches à Umbriel pendant toute une année, surtout quand on fait partie de ses plus précieux pensionnaires. Non, non, c’est très impressionnant. Vous êtes complètement cinglé, mon vieux. Notez que ça m’pose pas problème – les gens normaux ne disposent pas du monopole de la raison. Chacun la sienne. Aussi je serais curieux de savoir ce que la vôtre a bien pu apprendre qui ne soit pas une évidence, dans le coin. Parce que j’ai beau être sceptique, je cracherais pas sur vos découvertes inédites, s’il y en a. » acheva-t-il, d’un air toutefois considérablement blasé.

Rien de plus vraie sur l'humanité ? Si, il y avait encore une chose qu'il ne lui avait encore jamais été donné de voir : la Guerre. La vraie. Un jour peut être, après tout il aurait l'occasion d'en voir un millier. Il était patient. Mais dans sa mesure, oui ce qu'on trouvait à Umbriel était très proche du Vrai. Du plus purs et du plus profond du genre humain, ce qu'il y avait dans les méandres de son cœur gorgé de vie. Des nerfs d'acier, pour la momie ? Il baissa doucement la tête en la secouant de gauche à droite. Dans un souffle, il dit comme pour lui même presque dans sa barbe : "Héhé ... Encore faudrait il que tout cela puisse m'atteindre, non ?" Puis il se tut, écoutant la suite. Jusqu'à la fin il resta attentif, puis un large sourire scinda ses lèvres alors qu'il riait très légèrement. Pas un rire moqueur, simplement un rire bon enfant. Il répondit au garde tranquillement, sans plus se presser que d'habitude.

- Cinglé ? Sans doutes. Tout est question de point de vu non ? Tenez par exemple : pour d'autre, ce serait plutôt vous le fou, qui se laisse balader par la muselière d'un bout à l'autre d'Isthéria, sans conviction ni réel désir si ce n'est de simplement ... Exister pour quelqu'un d'autre, par procuration en quelque sorte, plutôt que de commencer à vraiment exister pour vous même. Remarque, c'est un choix honorable, c'est très altruiste dans l'idée. Du moins, ça serait sans doute le cas si c'était réellement un choix. Acheva le pensionnaire en regardant ses doigts de pieds, avec un détachement qui frisait l'indécence. Comme on le dit parfois : "Ce n'est pas forcément un signe de bonne santé mentale que d'être bien intégré à une société malade". Vous devez le comprendre mieux que la plupart, je suppose. 

Torenheim acheva sa phrase en reportant son regard étrange sur celui de Léogan, plongeant ses pupilles sombres dans les siennes sans sourcilier, un léger sourire aux lèvres. Puis après une seconde sans bouger, il ferma les paupières et baissa doucement le visage, déplaçant ses jambes : il étendit la gauche le long du sol, tandis qu'il rapprochait la droite vers son torse pour poser son menton sur son genoux dans un cliquètement métallique. Il rouvrit les yeux, et continua d'observer le jeune Sindarin sans se lasser. Près de lui, la cire continuait de couler et bientôt l'obscurité serait total. Ce n'était pas comme si cela le déranger outre-mesure. Le Sindarin s'apprêta à continuer, et Torenheim l'écouta de plus bel.

« Cependant, vous n’êtes plus tant au cœur du monde qu’au dessus de lui, seul, à l’examiner comme une fourmilière, sans pouvoir mettre un coup dedans qu’au gré des visites qu’on vous donne. Curieusement étroit, comme infini. Il n’y a de place que pour une pensée solitaire, et la pensée solitaire tourne très vite en rond quand elle a trouvé ce qui se trouvait au fond d’elle. Pour penser mieux, et surtout pour agir, il vous faudra sortir d’ici : nous ne pouvons agir que dans le monde, et ne vivre qu’en son sein, car bien qu’il soit d’une laideur épouvantable, nous sommes tous ses enfants – et nous ne sommes pas des dieux. A moins que ce soit ce que vous voudriez devenir ? Un dieu de la causalité qui observe et agit sur la terre depuis ses nuées ? Ma foi, l’expérimentation conditionne tellement les scientifiques qu’ils oublient souvent qu’ils sont aussi terrestres que les autres, et qu’ils ne vivent pas ailleurs. Non, non, il faudra sortir. Ou rentrer. Tout dépend du point de vue. »

A nouveau, le rire si doux et singulier de la momie s'éleva dans l'atmosphère poussiéreuse sans qu'il ne puisse le contrôler, en réponse aux remarques pertinentes de Léogan qui lui hochait la tête tranquillement, semblant plutôt satisfait de ses convictions. Il manquait peut être un peu d'ouvertures aux autres possibilités. Cela viendrait ... Et Torenheim était bon public après tout ! Et son invité ne manquait pas de le divertir et, d'avantage, de l'intéresser. Il rit doucement, sans exagération, sans éclat faramineux, seulement quelques étincelles sombres dans l'obscurité de la cellule qui résonnait doucement sur les murs. 

- Wouhohoho ... Hohoho ... Et bien, et bien ... Quelle tendre manière de parler des "scientifiques" ! Mais je suis d'accord avec vous : depuis Umbriel, je ne puis donner le moindre "coup de pied" dans la fourmilière. En revanche, je peux éventuellement placer quelques grains particulier sur la routes des fourmis qui passent par ici, pour qu'elles le rapportent dans leur nid. Mais là n'est pas la question, je n'ai jamais dit que j'étais à Umbriel pour agir. Du moins, pas à court terme ... Nous parlons plutôt de contemplation. Une contemplation nouvelle, et pourtant tant de fois parcourus ... Car après tout, le monde qui nous entour, bien qu'il soit laid pour certains, se trouvent être ... Une merveille à mes yeux. 

Il sourit d'avantage, puis repris doucement, tentant sans se presser d'expliquer ce qu'il pouvait au jeune sindarin. 

- Ne pensez pas que les limites qui vous caractérisent s'appliquent à tout l'ensemble de votre race. Voyez vous, je puis vous affirmer que, malgré tout ce temps passé dans mon esprit, je ne me suis jamais ennuyé à tourné en rond. J'avais déjà bien assez de travail : rien que pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs, une année entière n'était pas de trop.

Il rit doucement avec légèreté. Puis repris, l'air amusé. 

- Si vous voyez un corbeau noir, deux corbeaux noirs, dix, cents ou mille corbeaux noirs : pouvez vous m'affirmer avec certitude que TOUS les corbeaux sont noirs, sans aucune exception ? Si vous acceptez les limites que vous voyez comme étant absolues, jamais vous ne pourrez progresser ! Et vous ne ferez que ... passer dans le monde, sans y laisser la moindre "contribution". Une vie bien fade si vous voulez mon avis, mais qu'importe tant que ... la Vie, elle, continue toujours, n'est-ce pas ? Il y avait quelque chose d'étrange dans ses derniers mots, comme une pointe de sarcasme. Il reprit ensuite. La pensée solitaire tourne vite en rond certes - qu'est-ce qui ne tourne pas en rond, après tout ? - mais seulement si elle accepte les limites qu'elle voit. Torenheim plongea son regard métallique dans celui de Léogan. Franchissez les. Et de toutes nouvelles opportunités s'offriront à vous. Est-ce difficile ? Le premier pas consiste tout bonnement à ... Se rendre compte que nous pouvez le faire. Y croire, tout simplement. Alors, la porte s'entre-ouvre d'elle même, et il ne vous reste plus qu'à ... la pousser. Il laissa planer un silence, contemplant la réaction du jeune homme, curieux de savoir si en lui, la mécanique commençait à s'animer.

Torenheim, dans sa folie ou son intelligence, qu'importe, voulait il devenir un "dieu de la causalité" ? Non, bien sur que non. Il n'aurait que faire d'un tel chemin : il était déjà un dieu, en quelque sorte. Il était déjà un dieu, comme tout le monde en fait. C'était un peu cela la tragédie de ce monde ... Quelque chose qui l'"affectait" beaucoup - si l'on puis parler ainsi de la momie. Cette divinité omniprésente, elle existait dans chaque être vivant, dans chaque humain, chaque chien, chaque mouche. Tous avaient leur part de divinité, la même que celle des dieux. C'était là tous le nœud de la pièce du destin, c'était aussi horrible que terriblement drôle. Mais ça, c'était une autre histoire ... Peut être une autre de ses affabulations mystiques, alors qu'importe ? Nul besoin pour lui de s'appesantir là dessus pour l'instant. Chaque chose en son temps ...

« Tous les grands hommes ne recherchent pas le pouvoir, dit rêveusement son interlocuteur, attirant à nouveau la pensée du prisonnier. D’ailleurs je dirais que s’ils cherchent le pouvoir, ce n’est que pour avoir le moyen d’obtenir autre chose. C’est ça que ça veut dire, pouvoir. Ça se conjugue rarement sans objet. 
La personne qui m’envoie n’est ni stupide, ni désespérée – moi en revanche, je suis un peu des deux, je sais qu’elle se fait des illusions mais je marche près d’elle. Elle est carrément opiniâtre, disons. Je préfère être honnête avec vous. Mais qui sait ? La chance peut tourner à son avantage… »

La momie écoutait attentivement les dires du garde, analysant tranquillement leur signification, leur portée et leur implication. Il plaçait les hypothèses ainsi formulées en entré de sa machinerie et il en résultait une représentation mental de ce qui pourrait être par de telle idée. Quelque chose clochait. Sa lèvre s'étira au coin de sa bouche, dévoilant doucement sa dentition blanchâtre. Il acquiesça doucement sans l'interrompre. Ce qu'il disait avait du juste certes, il le reconnaissait, mais cela manquait de profondeur à son gout ... Cela restait plutôt ... Superficiel en fait. Ça ne permettait pas d'expliquer le phénomène. Peut être que cela fonctionnait sur le temps d'une vie, oui, au mieux d'une génération. Bien sur cela fonctionnait pour quelques exceptions aussi, il y en avait toujours. Mais sur le très long terme, et le grand nombre, la théorie se révélait drastiquement insuffisante, elle finissait tôt ou tard par s'effondrer sur elle même. C'était presque mathématique, mais cela ne valait pas la peine de revenir dessus. Le jeune homme en face de lui ne vivrais de toute façon sans doute pas assez longtemps pour voir les limites de sa théorie, alors nul besoin d'y perdre plus de temps et d'user de sa patience. Pour l'instant.
Quand il eut fini en parlant de la chance qui pourrait tourner, il se permit simplement de rajouter, l'air rêveur et absent, sourire en coin :

- Qui sait ... ? Après tout, beaucoup de chose tourne dans ce bas monde. Le monde lui même en premier.

L'autre repris alors, tirant le penseur en bandelette des profondeurs de son esprit qui l'écouta alors avec un intérêt détaché, encore entre deux rouages de la machinerie mental, entre deux équations, comme un chercheur qui lèverait poliment le nez de son travail et qui écouterait tranquillement, un sourire calme sur les lèvres.

« Elle ne m’envoie pas ici pour gagner plus de pouvoir, entendons-nous, mais pour utiliser le sien à bon escient. Ce qui l’intéresse, c’est la destruction massive des structures confortables qui nous tiennent en sécurité et en laisse, des valeurs périmées qu’on encense, c’est le chaos, le changement, la libération, la renaissance. Elle utilise l’autorité pour mieux la saboter et l’anéantir. Que dites-vous de ça, Monsieur le scientifique en bandelettes ? demanda l'inconnu d’un ton espiègle et d'une voix soudain plus claire, comme s'il s'éveillait. Sympathique, non ? »

A mesure que l'homme en face de lui parlait sans tout de suite le regarder, un peu dans son monde, quelque chose sembla changer dans l'attitude du prisonnier. Quelque chose sembla s'éveiller en lui aussi : plus sombre que l'abysse, plus chaud que l'enfer, plus doux qu'un baiser. Si depuis le début l'individu c'était montré d'un calme et d'une froideur quasi-inébranlable, aussi posé et méthodique qu'un mathématicien qui menait ses recherches, les quelques mots de Léogan semblèrent attiser en lui une douce flamme qui faisait bouillir son obscurité d'une aura plus profonde, plus oppressante encore. Si au début il avait attisé la curiosité du savant, maintenant il excitait les sens et les passions de l'artiste. En relevant les yeux vers le détenu, Léogan put probablement voir le changement si infime et pourtant si significatif en lui. Oh, il était toujours plongé dans l'obscurité oui, les chaines parcourait toujours sa carcasse, les ténèbres voilait toujours son visage mais ... Son aura, sa "musique" avait sensiblement était modifiée. Le froid mordant avait laissé place à une chaleur douce, suffocante, et l'on pouvait presque entendre dans sa poitrine les pulsions de son cœur : lentes, régulières, puissantes. La lumière de la chandelle chancelante se reflétait sur le large sourire de son visage presque baissé, et son regard, s'il ressemblait à un miroir gelé aux reflets irisés, s'était comme ouvert l'espace d'un instant ... Il était maintenant deux trous noirs d'une profondeur tel qu'ils semblaient mener droit vers l'autre monde, et l'on aurait put croire que rien ne pouvait s'échapper de ce regard inhumain : ni lumière, ni pensé, ni âme.

- Sympathique ... For sympathique ... Prononça doucement la voix semblant surgir d'outre-tombe.

Doucement, les deux trous abyssaux se refermèrent, coupés du monde par deux pauvres paupières. La tête se baissa et le sourire resta encore un instant. Puis après un soupir étrange, il redressa le visage, les zygomatiques plus détendus, et les paupière s'ouvrirent de nouveau, ne dévoilant que les deux miroirs sans bords : fermés, froids. Mais derrière, on pouvait toujours y deviner la flamme qui couvait doucement sous la braise.
Torenheim parla d'une voix calme, sérieuse et posé, sans extravagance ou envolée spirituelle, se montrant étonnamment terre à terre.

- Et bien, mon cher ... Je ne me doutais pas qu'un puissant puisse vouloir un telle chose. Je dois avouer que je suis sincèrement ... Surpris. Il sourit de plus bel, laissant planer un silence, puis il repris. Il se pourrait bien que votre ami et moi puissions trouver un "terrain d'entente", disons. Peut être même plus vaste que ce qu'il pourrait penser ... Mais tout cela, nous le verrons bien tôt ou tard, n'est-ce pas ? Après tout, je ne sais pas pour vous mais pour ma part, j'ai tout mon temps. Il rit en silence à la boutade implicite que lui seul pouvait comprendre pour l'instant. Puis il sembla reprendre plus sérieusement, comme le mettant en garde : Toute fois, je me dois de vous prévenir, vous et votre employeur : il peut parfois s'avérer ... Dangereux ... De vouloir jouer avec des forces que l'on ne comprend pas, et que l'on ne contrôle pas. J'en sais quelque chose. Mais vous l'avez dit vous même : je suis un cinglé ! Alors qu'est-ce que j'en aurais bien à faire ?
Il eut un sourire très ironique, presque moqueur à l'égard de Léogan, pas plus vis-à-vis du garde que de lui même. Il pencha à nouveau son corps vers l'avant, comme un serpent se rapprochant de son futur repas. Il le regardait toujours dans les yeux, et très poliment il lui demanda :

- Je vous en pris, continuez. Parlez moi un peu plus de votre "ami" qui vous envoie. Qu'attendrai-t-il de moi ? Qu'espère-t-il obtenir de ma collaboration ? Pourquoi veut-il "anéantir l'autorité" ? Pourquoi vous avoir envoyez, vous ? Et plus que tout, s'il vous plait, dites moi aussi, vous, ce que vous pensez de tout cela : je suis curieux de connaître votre opinions à vous, qui suivez sans même y croire vraiment. 

Alors le sourire se fit plus large encore, et le regard plus perçant qu'une lance acéré alors que la faible flamme de la bougie s'amenuisait encore, baissant fébrilement en luminosité. 

- Pourquoi diable suivez vous de manière si persistante, presque de manière si ... désespéré, hum ... ?
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeSam 19 Juil - 18:22

Rien ne semblait perturber l'humeur froidement amusée de Torenheim, ni le cynisme grinçant de Léogan, ni ses questions implicites, auxquelles il ne prenait la peine de répondre qu'en riant à petits éclats aigus, comme un bruit de mécanique rouillée. Léogan y répondait par un petit haussement de sourcil sceptique, attentif à tout ce que le prisonnier pouvait bien lui déballer.
Et en vérité, il fut tout à fait pris au dépourvu par les observations d'apparence innocente que Torenheim lâcha naturellement au détour d'une de ses réflexions. Exister par procuration ? Un choix très honorable ? De... De l'altruisme ?
S'il n'avait pas été aussi interdit, Léogan aurait sûrement lâché un ou deux éclats de rire sonores et sans joie – de l'altruisme, c'était la meilleure de l'année – mais il venait de réaliser tout à coup à quel point ses secrets étaient devenus flagrants et vulnérables devant le regard gris et aiguisé du scientifique enchaîné. Ça lui faisait l'effet d'une douche froide. Il oublia de respirer un petit instant, les sourcils froncés et les yeux fixés sur le prisonnier comme sur une hallucination particulièrement farfelue.
Comment ? Était-ce devenu si frappant ? Est-ce que ça se lisait sur sa figure ? Il avait pourtant bien pris soin de s'effacer dans le propos qu'il avait tenu, il n'avait jusqu'ici fait que jouer à l'émissaire. Qui donc allait s'intéresser aux raisons d'agir d'un émissaire ? Cela n'avait aucune espèce d'intérêt. Un émissaire, ça ne servait qu'à porter une voix d'un endroit à l'autre, c'était un pont, et personne ne se demandait si un pont avait bien voulu être construit de telle rive à telle autre.
Alors pourquoi au juste cet énergumène en bandelettes se penchait-il aussi curieusement sur son cas ? Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, bordel ? Un éclat hostile passa à travers le regard de Léogan. Il n'avait jamais apprécié qu'un type vînt fourrer son grand nez indiscret trop loin dans ses affaires – c'était les siennes, c'était personnel, elles ne concernaient que lui. Il faisait son travail jusqu'au bout, plutôt méticuleusement d'ailleurs, on avait rarement déjà eu à lui reprocher son efficacité, c'était tout ce qui comptait pour les autres. Le reste, ses cas de conscience, ses angoisses, ses motivations, il se débrouillait avec comme un grand. Merci, messieurs dames, rideau.

Le regard brillant et trop perspicace de Torenheim lui faisait la désagréable impression de tenter de lui transpercer la chair et les os, à la façon d'un bistouri aiguisé. Il serra un peu les dents, battit des cils et finit par hausser ses sourcils dédaigneusement en esquivant adroitement les remarques subtiles de son interlocuteur. Il y avait bien longtemps qu'il prétendait au titre de roi de la dérobade, et il ne s'en cachait pas – la plupart de ses proches le lui avait d'ailleurs cédé sans difficulté.

« Ouais. Bah. Il y a eu une époque où c'était un choix, lança-t-il, vaguement. Le temps passe, les choses changent, un monde s'efface en silence. Le temps passe. On est tous malades et ça ne va pas en s'arrangeant. »

Il se laissa aller contre l'un des murs froid de la geôle et s'y adossa en feignant le désintérêt. Peut-être qu'il était plus malade que les autres. Ou pas assez pour oublier qu'il n'avait pas sa place dans cette société où il tâchait de correspondre vaille que vaille au rôle absurde qu'on lui avait confié.
Il n'y avait pas de société en bonne santé, de toute façon. Les hommes n'étaient pas faits pour vivre solidairement. Même en le voulant très fort, ils restaient toujours enfermés en eux-mêmes. Personne ne pouvait vivre à la place de personne. Il n'y avait sur terre que des individus égoïstes qui à chaque pas qu'ils faisaient, mettaient en danger les autres pour continuer à avancer. Les règles imprescriptibles imposées par la société ne faisaient que dissimuler cette réalité amère sous tout un tas de concepts inventifs – l'ordre, la sécurité, le bonheur commun, la gloire et l'histoire – rien d'autres que des outils disciplinaires employés par d'autres hommes avides dont on ne distinguait plus les silhouettes dans le corps titanesque des gouvernements.
Ha, la politique ! Un vrai piège à cons. Et qu'est-ce qu'il fichait là, lui, déjà ? Saloperie de bordel à queues. Il y avait des jours, comme ça, où il se disait qu'il mettrait le feu au temple, à la mairie, qu'il regarderait tout cramer tranquillement et puis qu'il irait danser sur les cendres encore chaudes. Eh ben quoi, qu'est-ce que vous voulez ? Chacun ses petits plaisirs. Personne ne le fera à votre place, vous savez ?
Léogan sortit vaguement de ses ruminations habituelles pour lâcher une petite réplique sarcastique au milieu du discours de Torenheim :

« Ben, si un jour vous rencontrez un scientifique qui n'cherche pas à exercer de pouvoir sur son sujet d'étude, appelez-moi. »

Il n'y avait rien de plus lié au pouvoir que le savoir. Celui qui savait pouvait, celui que ne savait pas se faisait embobiner, c'était aussi simple que ça.
Pour le reste, Léogan était toujours curieux d'examiner les perspectives qui auraient pu le tirer de son pessimisme désenchanté, preuve qu'il n'était pas aussi désespéré qu'il en avait l'air, mais ça ne signifiait pas qu'il était prêt à hocher gravement la tête à toutes les tartines que lui servaient généreusement son hôte. D'autant plus qu'ils pataugeaient maintenant dans un sujet de conversation qui n'inspirait pas quelqu'un d'aussi pragmatique que Léogan – la contemplation métaphysique, par tous les dieux, et puis quoi encore, le tricot, le macramé, la décoration florale ?! Sans déconner ?
Et Torenheim qui continuait de se rengorger avec une euphorie glaciale, comme un poète romantique du haut de son rocher, qui déblatère avec lyrisme sur un tas d'étron couvert de mouches, et s'extasie de sa propre profondeur intellectuelle. « Malgré tout ce temps passé dans mon esprit, je ne me suis jamais ennuyé à tourner en rond », oui, Monsieur, parfaitement, Monsieur.

« Ben tiens, ricana Léogan, qui commençait à sentir la prétention de ce Terran en bandelettes aussi fort qu'une odeur rance qui sortirait soudain d'un vieux placard au fond d'un grenier. Bah écoutez, si vous le dites, j'suis content pour vous. »

Et mon cul sur la commode, aussi.
En tout cas, le thème des limites de l'entendement humain avait l'air d'inspirer son bougre, qui se répandait en métaphores vertigineuses, invoquait des nuées de corbeaux et prenait visiblement son pied à fantasmer l'explosion sublime des frontières de l'humanité, et en face, Léogan l'écoutait en plissant des yeux d'un air particulièrement incrédule.
Pour lui, tout ça n'avait aucun sens. Un être humain, c'était avant tout un organisme biologique. Alors à moins d'être élu par la toute-puissance divine, de posséder une magie absolue, ou quoi que ce soit de plus m'as-tu-vu dans ce bas-monde, il fallait admettre qu'un corps dirigé par un simple cerveau – hanté d'une âme ou non – ça impliquait tout de même certaines limites. Les ignorer, c'était faire preuve d'une sacrée dose d'insouciance au mieux et au pire d'une mégalomanie à toute épreuve. Bref. Faire imploser les préjugés, sortir des cercles habituels de la pensée par un élan de créativité ou de génie, pourquoi pas – mais ce n'était pas à la portée de tout le monde, pour commencer, et il ne fallait pas en attendre davantage, de toute évidence.

« Je vous trouve bien optimiste, nuança Léogan, en se forçant à la diplomatie. Enfin peu importe. Je suis plutôt un homme d'action, vous voyez ? Ce qui m'intéresse, c'est pas de savoir si la pensée rend oui ou non la bêtise humaine infinie, mais plutôt de cerner ce qui est possible de réaliser, et ce qui ne l'est pas. C'est là, qu'il importe de franchir des limites. Or justement, je voudrais pas vous casser les bras, hein, mais il me semble que vos possibilités d'action, en tout cas, sont ici drastiquement... Réduites. Enfin, après, si vous vous sentez si désireux de rester coincé en prison, j'vais peut-être éviter de perdre mon temps à vous faire comprendre que je peux vous en faire sortir. »

Léogan tira un sourire railleur.
Voilà, ça, c'était dit. Puisque tenter d'avancer de telles bombes avec subtilité ne menait Torenheim qu'à plus de détours philosophiques plutôt qu'à une discussion essentiellement pragmatique, autant être clair, pas vrai ? Il aurait peut-être plus de chances d'obtenir une réponse précise à ces propositions – qui ne survenaient pas pour n'importe qui, et surtout pas de la part du premier péquenaud venu.

Enfin, bref, ils continuaient de parler l'un et l'autre, plutôt tranquillement, d'ailleurs, et puis Léogan en vint à évoquer les plans flamboyants d'Elerinna, couvert par la politesse irréprochable de son hôte enrubanné comme un paquet cadeau, ses petites remarques intéressées, son sourire lunaire, qui s'étirait à mesure que la conversation avançait, et son regard qui devenait un brasier ardent braqué sur lui.

Hoho. Mon vieux Léo, tu as une touche. Et c'est un gros poisson, mon ami, alors tiens ferme et ramène la ligne !
Et c'était vrai, il y avait quelque chose de changé au cinglé froid et ricaneur, de l'autre côté des barreaux de la geôle. On pouvait le dire en tout un tas de termes sublimes et pétrifiants, avec la panoplie d'images glauques habituelles, mais enfin, ce spectacle assez inquiétant était tout de même très similaire à celui d'une grenouille vorace dont l’œil vitreux s'éclaire soudain et qui enfle, enfle encore, tant et tant, qu'on craint de la voir crever tout à coup. Sans déconner, c'était assez flippant.
Il regardait Léogan comme une grosse mouche bien juteuse et avait l'air presque déçu de ne pas pouvoir le gober tout de suite. Pour toute réaction, il leva un sourcil déconcerté, voire amusé, croisa ses doigts et en fit craquer doucement les jointures. Eh ben, ça s'affole, ici. J'pensais pas que ça te ferait tant d'effet, haha. Hm. Non. Non, en fait c'est bizarre. Pose tes yeux ailleurs, mec. J'te promets, ça devient malsain.

Et puis, quand il laissa finalement la parole à Torenheim, il fut agréablement surpris de l'entendre prendre un ton conspirateur et sérieux, qui réveilla au fond de lui un peu d'enthousiasme.
Bon, bien sûr, il avait commencé à l'appeler « mon cher », et Léo n'avait pas pu s'empêcher de grimacer de dépit – ce genre de préciosité hypocrite lui sortait par les trous de nez, ce n'était pas rien de le dire – mais le reste de son propos gagnait tout de suite en précision et en réalisme, et ça, ça signifiait qu'ils étaient arrivés à l'endroit exact de la conversation où Léogan avait voulu les mener.

« Vous en faites pas pour nous, répliqua-t-il tout aussi sérieusement, à l'avertissement honnête du prisonnier. A votre avis, pourquoi c'est un larbin qu'on vous envoie ? C'est pas qu'on se fiche de vous rencontrer, mais on prend ses précautions. Je suis ici pour sonder le terrain, vous voyez ? Alors je veux bien vous en révéler davantage, bien sûr, mais faudra me mettre un peu au parfum aussi. En c'bas monde, on n'a rien sans rien. »

Et à son tour, il sourit aussi poliment qu'il le pouvait – parce qu'après tout, c'était le moment où jamais pour le faire, alors autant y aller à fond.
En fait de larbin, Elerinna concevait davantage Léogan comme son associé, mais ça ne faisait pas grande différence dans la pratique : il avait bien conscience que son rôle d'intermédiaire à Umbriel ne l'avantageait pas particulièrement et pouvait du reste le mettre plus en danger qu'Elerinna elle-même. Son visage n'était plus inconnu à Torenheim désormais, et si son nom ne lui dirait sûrement rien, c'était assez pour lui permettre de le retrouver un jour ou l'autre.

En tout cas, il accepta – grand seigneur – de satisfaire un peu la curiosité du détenu, qui avait, après tout, accepté de laisser de côté ses grandes envolées mystiques pour le confort de la discussion, ce qui était déjà très appréciable de sa part.

« Bref, on m'a dit qu'il fallait que je sois coopératif, aujourd'hui, alors je vais faire un effort, glissa Léogan, enjoué, avec un soupçon d'autodérision. Bon. Mon ami, comme vous dites, est un genre de... Théoricien idéaliste, fixa-t-il, le front songeur. Un travailleur minutieux, qui a pris le pouvoir pour mieux manipuler les mécanismes de la société, former les engrenages nécessaires au changement et, lorsque le moment viendra, pousser la bonne pièce et mettre toute la machination en marche. A première vue, vous devriez bien vous entendre avec lui. Je crois qu'il n'a rien à gagner personnellement dans cette affaire. C'est seulement son rêve. Il s'est posé d'éternelles questions : pourquoi le tissu social est-il toujours ascendant ? Les hommes ont-il été convaincus à raison qu'ils ne pouvaient vivre sans la gouverne d'un état ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas se diriger eux-mêmes ? Ne sont-ce pourtant pas des hommes, aujourd'hui, qui dirigent les hommes, sous le camouflage de l’État ? Alors s'il y a moyen de devenir plus libres encore, pourquoi ne pas tenter le coup ? Comment sortir d'une société pyramidale ? Ça et tout le toutim, acheva vaguement Léogan, d'un ton fatigué. Et puis vous savez, à force de se poser ce genre de questions, on finit par avoir des idées, et les idées, il faut du pouvoir pour les réaliser. C'est un peu le comble, c'est ironique en l'occurrence, mais hé, et si jamais ça marchait ? » murmura-t-il, en s'appuyant contre les barreaux de la cellule pour regarder Torenheim dans le blanc de l’œil.

C'était la partie facile. Il reprit sa respiration et déglutit lentement, les sourcils froncés. Maintenant, il s'agissait de parler de lui – puisque c'était les exigences de son hôte enchaîné – et là, étant l'indiscrétion de ses questions, ce ne serait pas de la tarte.

« Moi... marmonna Léogan, l'air un peu plus rebuté, et un peu moins assuré tout à coup. Maintenant que j'y suis, j'aimerais bien assister à un semblant d'émancipation. Être témoin que le monde peut changer, être là quand ça se produira. Y participer, si j'en vois l'opportunité. Ce n'est pas que je ne crois pas que ça puisse arriver. Je crois que nous ne pouvons plus y arriver dans l'état actuel des choses. On a fait que comploter minablement dans notre coin, comme d'autres complotent de leur côté, les conflits d'intérêt ont toujours empêché le plan de prendre son envol, dit-il, sombrement, les doigts entrelacés avec les barreaux de la geôle. Et certaines personnes en ont assez de stagner dans ce petit bourbier d'intrigues. »

Il s'arrêta soudain de parler, le regard aussi vide que sa poitrine, il respira plus difficilement et pensa à Irina.

« Enfin bon, coupa-t-il, en se massant tout coup les arcades sourcilières avec agacement. Ces nouveaux ennemis ne tarderont pas à frapper. Nous tomberons bientôt. C'est mon avis. Il y a des limites à vouloir agir de l'intérieur en politique, comme il y avait beaucoup d'avantages. La méthode n'était peut-être pas bonne, voilà ce que je pense. On est comme deux bandits qui auraient infiltré les autorités, vous voyez. On s'adapte mal. » s'excusa-t-il, avec un sourire faible.

Il soupira profondément et reprit la parole d'un ton plus grave et plus sombre, qui suggérait qu'il était temps de parler de choses sérieuses :

« Vous, enfin. Je suis pas vraiment venu vous parler des stratégies qui marchent pas, je suis là pour savoir si vous, vous en avez qui tournent bien. Vous en avez ? Non, parce qu'avec le temps que vous avez passé à glandouiller ici, si vous en avez pas trouvées, l'intérêt m'échappe totalement.
Alors, à vous, allez-y. Je suis pas venu ici avec de grands projets de collaboration en tête, j'ai besoin d'aviser avant. C'est quoi, votre truc à vous, pour foutre le merdier sur Isthéria ? Assassiner tous les maires vicelards du continent un par un ? »
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeJeu 31 Juil - 4:36


Dans la noirceur de la cellule enfouie loin sous la surface d'Isthéria, l'atmosphère sembla s'alourdir aux dires de l'innocente momie. Et elle l'avait bien remarqué, ce changement dans le regard assuré et froidement sceptique du soldat. Elle s'en amusait même, trouvant le garde perdu en face d'elle aussi comique que distrayant, un vrai personnage de théâtre. Oh, elle l'avait touché ? Le loup fier et solitaire ressemblait maintenant d'avantage à un pauvre chiot incompréhensif et perdu, perdu devant sa propre fragilité. C'était adorable, vraiment, on aurait voulut le caresser, histoire de le rassurer. Torenheim aurait-il dit un mot de trop ? Pourtant, la discussion ne faisait que commencer, et le petit toutou devrait comprendre qu'ici c'était lui l'invité. Torenheim n'avait rien à tirer de lui ni de son maître, c'était eux qui venait quémander son aide. Bien sur, lui n'en prenait aucun plaisir, cela ne faisait pas gonfler ses chevilles. Il n'avait que faire de futilité comme la croyance d'être supérieur à qui que se soit. Mais plus tôt le messager comprendrait qu'il n'obtiendrait rien en tentant de "marchander", plus vite la conversation deviendrait efficace. Ce n'était pas de l'arrogance, c'était un raisonnement purement ... pragmatique.

Torenheim sourit calmement, laissant le silence planer alors qu'il observait le soldat depuis les ombres, le laissant tout à ses pensées, ne voulant ni le presser ni l'interrompre. Il observait son visage, tentant d'en jauger les traits à travers l'obscurité. Son nez, ses lèvres, son front, sa chevelure, sa pilosité, tout était passé au peigne fin - si l'on puis dire. Le détails qui attira le plus son attention fut le regard troublé et contrit du soldat, non pas pour les sentiments qu'il pouvait y lire sans peine, mais pour leur couleur. Il les avait déjà vu quelque part ... Il tenter de se souvenir où, mais il lui faudrait les voir de plus près. 
Alors qu'il sondait ses yeux, ceux ci se rembrunirent, et s'emplirent de méfiance vis à vis de lui visiblement. Pourquoi ? Était-il trop curieux ? Trop perspicace ? Plus vraisemblablement, il n'aimait pas qu'on puisse lire en lui comme dans un livre ouvert, mais là ... C'était plutôt facile. 

« Ouais. Bah. Il y a eu une époque où c'était un choix, lança son invité, vaguement. Le temps passe, les choses changent, un monde s'efface en silence. Le temps passe. On est tous malades et ça ne va pas en s'arrangeant. »

Un sourire sans joie s'afficha sur les traits de Torenheim. "Le temps passe". Combien de fois avait-il entendu cela ? Le temps passe, ou bien sont-ce les hommes qui le font passer ? Un proverbe dit "Les Hommes disent que le temps passe. Le Temps dit que les Hommes passent". Comme quoi, tout était question de point de vu ... comme toujours. Mais ils étaient d'accord sur un élément : les choses changent, pour le plus grand plaisir de la momie. Sinon elle s'ennuierait beaucoup ... Le monde ne s'efface pas, ce sont les gens qui s'effacent d'eux même. Il suffisait d'ouvrir les yeux pour s'en rendre compte.

- Heureux de l'entendre dire ... D'une autre bouche que la mienne,  répondit simplement Torenheim, dans un petit ricanement narquois, toujours aussi léger, presque ailleurs.

L'homme au cheveux noirs de jais s'adossa au mur poussiéreux, détachant son regard de celui du détenu souriant. Lui, il continuait de le regarder, la tête posé sur l'un de ses genoux, l'entendant presque ruminer dans son coin, sentant presque ses pensées torturées bourdonner au dessus de sa tête. L'image était vraiment amusante. Si le soldat s'appuyait contre le mur pour tenter de prendre du recul, ou pour paraître détaché et intouchable, c'était raté : Torenheim ne voyait en sa réaction qu'un réflexe tout à fait naturel. Le mur était ce qu'il était pour lui : un appuie. Après avoir été aussi violemment désarçonné, le sindarin cherchait quelque chose à quoi s'accrocher pour ne pas tomber, inconsciemment du moins. Sans doute ses pensées aussi était en ce moment générées dans ce but : lui permettre de se défendre, de voir autre chose, de se justifier. De fuir.
Voilà ce qu'il voyait en face de lui, un jeune sindarin déstabilisé qui tentait désespérément de se redonner une consistance à ces yeux, et qui surtout tenter de ne pas tomber plus bas encore. Dommage, c'était raté ... Mais au moins, c'était cocasse.
Torenheim baissa la tête en fermant les yeux, et hocha son chef doucement de gauche à droite, amusé par la scène en face de lui. Le sindarin qui boudait. C'était vraiment à croquer !

« Ben, si un jour vous rencontrez un scientifique qui n'cherche pas à exercer de pouvoir sur son sujet d'étude, appelez-moi. »

Torenheim releva un œil vers lui, empli d'un amusement subtil et brillant d'intelligence. Il lui répondit tranquillement.

- Ce serait là un bien mauvais scientifique. Son sourire s'élargit, puis il s'expliqua : C'est là la différence entre l'Artiste et le Chercheur. L'artiste se contente de voir, de regarder, de contempler. Il s'efface et ne fait qu'assimiler et rendre ce qu'il a vu avec ces yeux. Le scientifique, lui, il teste. Il agit sur son sujet d'étude. Il exerce une force sur lui, pour le faire réagir, pour mettre à l'épreuve ses hypothèses, et apprendre, comprendre. Un scientifique qui n'exerce pas son pouvoir sur son sujet d'étude, c'est un scientifique passif qui n'a rien compris à la science. Puis il lui adressa un sourire doucement railleur, sans pour autant être mauvais. Vous devriez réfléchir un peu plus avant de laisser vos émotions parler pour vous. Du moins, quand la discussion appelle à la réflexion.

Le savoir fait le pouvoir : Torenheim le savait mieux que quiconque. Après avoir passer des dizaines d'années à chercher, observer et tester, après avoir appris et amassé plus d'informations que tous les Eclaris réunis, peu de chose pouvait encore le menacer. Il semblait ne rien craindre, pas même la mort. Il savait, donc il pouvait. Et surtout, il avait tout son temps pour ça. Vraiment tout son temps.
Il sourit encore à cette pensée. Oui, peut être était ce là sa plus grande arme : son savoir. Il était beaucoup de chose, mais entre autre, il était un scientifique, un chercheur. Il testait, apprenait, observait. Partout à travers le monde, à toutes les échelles, s'intéressant à tout depuis la composition d'une fleur des champs au fonctionnement d'un royaume. Son "sujet d'expérience" n'était autre qu'Isthéria tout entière. Il était comme un enfant qui jouait avec une boite à musique, qui tentait d'en percer les secrets, et qui s'amusait avec, avec autant de frivolité que si la boite n'appartenait à personne d'autre qu'à lui. Oh, il ne se faisait pas d'illusion : il s'avait qu'Isthéria ne serait jamais à lui, et il s'en fichait. Il ne la voulait pas. Il voulait juste ... danser avec. Pour toujours. Car après tout : qu'est-ce qui pourrait l'en empêcher ?

« Ben tiens, ricana le soldat. Bah écoutez, si vous le dites, j'suis content pour vous. »

- Ne mentez pas. Torenheim le coupa avec la froideur et la précision d'une guillotine, sans hésitation aucune, pourtant il souriait toujours, sans le regarder. Il porta à nouveau ses yeux sur lui, lui adressant un rictus presque doux et compréhensif, plongeant son regard métallique dans le siens. Cela ne vous va pas. Vraiment, cela ne vous va pas ... Du tout. Puis il ricana doucement, sans plus s'étendre sur la raison mystérieuse de sa légère hilarité.

Car après tout, la scène était d'un comique sans aucune finesse. Voir ce pauvre homme tenter vainement de se redonner une quelconque consistance de manière bien maladroite, le voir tenter désespérément de ne pas perdre la face devant un simple inconnu, se protéger sans succès derrière ses sarcasmes et son scepticisme éternel qui n'était pour lui rien d'autre qu'un moyen pour se soustraire au monde extérieur. Une issue, un bouclier de pacotille. Il se réfugiait dans ses idées, les assurait, et y restait cramponner fermement, comme par peur de tomber dans le vide. Oh bien sur, la momie ne doutait pas de son intelligence, au contraire ! Mais plutôt de son courage. Peut être pouvait il affronter une armée entière s'il le voulait, sans craindre ni la défaite, ni la mort. Mais ce qui faisait de lui un lâche, c'était sa douce et ridicule tendance à se ... détourner du vide qui existait en lui. Il tentait désespérément de ne pas le regarder, de l'oublier, en se protégeant derrière ses sarcasmes et son scepticisme. Ne croyait-il pas, ou ne voulait-il pas croire ? Car y penser, c'était se retourner, et faire face à ce vide intérieur qui le terrifiait tant. C'était ravissant. S'il ne s'était pas retenu, Torenheim aurait put exploser de rire face au pathétique de la vision qu'il avait en face de lui. Cela aurait été for inconvenant bien sur, pourtant il se mordait presque la lèvre pour se retenir, vraiment c'était trop !
Toutefois il ne dit rien. Pas un mot ne sorti d'entre ses lèvres, pas une remarque, pas un son. Il restait tranquille, sagement assis sur le sol poussiéreux, patientant calmement pour que son interlocuteur se remettent sur pied, histoire de faire avancer la conversation. Malgré cela, il ne pouvait empêcher cette lueur amusée de briller dans ses yeux.

« Je vous trouve bien optimiste, continua le soldat. Optimiste ? Quelle drôle d'idée. Peut être, après tout pourquoi pas ? Enfin peu importe. Je suis plutôt un homme d'action, vous voyez ? Ce qui m'intéresse, c'est pas de savoir si la pensée rend oui ou non la bêtise humaine infinie, mais plutôt de cerner ce qui est possible de réaliser, et ce qui ne l'est pas. C'est là, qu'il importe de franchir des limites. Or justement, je voudrais pas vous casser les bras, hein, mais il me semble que vos possibilités d'action, en tout cas, sont ici drastiquement... Réduites. Enfin, après, si vous vous sentez si désireux de rester coincé en prison, j'vais peut-être éviter de perdre mon temps à vous faire comprendre que je peux vous en faire sortir. »

Le sourire de la momie s'élargit doucement alors que son visage se baissait lentement dans l'obscurité. Cette fois elle ne put le retenir. Avec une légèreté froide, les éclats de son rire saccadé résonnèrent contre les murs enténébrés de la pièce, comme seule réponse au lourd silence qui avait suivit la réplique cinglante du Sindarin. Vraiment ... C'était d'une cocasserie délicieuse. D'un ridicule splendide. Digne d'une pièce de théâtre ! Et le plus drôle là dedans, ce n'était pas ce que l'homme au cheveux noirs de jais pouvait dire : c'était qu'il y croyait. Il semblait convaincu le bougre ! C'était magnifique.
Torenheim continuait de rire doucement, ses épaules secouées par des spasmes réguliers, tentant comme il pouvait de se calmer. Mais bon, il était bien bon de rire de temps en temps ! Au moins une fois par jour, ça rend le cœur moins lourd. La momie repris le contrôle de son diaphragme et souffla doucement, puis elle releva le visage vers son interlocuteur, toujours avec son large sourire, ses yeux brillants rivés sur les siens. C'était une bonne journée, vraiment.
Ses lèvres gercées s'entrouvrirent une seconde, puis il répondit plus calmement, d'une voie vide d'empressement, posée. Sombre, profonde.

- Et moi je vous trouve plutôt comique. Sans vouloir vous offenser bien entendu ... Il lui sourit encore, puis se redressa, lâchant un nouveau petit rire. Un "homme d'action" vous dites ? C'est charmant, dans l'idée. Et donc je serais un homme de pensée, par opposition. Nouveau rire. Je parle, je parle, je dis des choses, de belles choses, des choses étranges sans queues ni tête, qui résonnent et tournent dans le vide comme des papillons fragiles, futiles. Mais ce ne sont là que des mots, n'est-ce pas ? Des mots sans valeurs et sans aucun pouvoir, de la poudre aux yeux ! Je dis être libre, mais je suis pourtant là, et je ne peux sortir. Je parle, mais mes mots sonnent creux, et au final je ne me tiens même pas à ma propre parole. Je n'y peux rien : je suis prisonnier. Fermement enchaîné comme un animal en cage, à qui l'on à mit une muselière pour l’empêcher de mordre, de crainte que la bête sauvage se libère ... Car on veut me garder, on a besoin de moi. C'est ce que l'on veut de moi. Comme si l'on aurait voulut me dresser, m'apprendre à donner la patte, et à aller chercher le bâton, fusse-t-il à l'autre bout du monde. Tout le long de sa tirade, Torenheim garda son regard magnétique et perçant planté profondément dans celui du Sindarin, sans sourciller, sans même battre des paupières, faisant lentement tanguer sa tête de gauche à droite comme une poupée mécanique. Je suis venu jusqu'ici, je dis que c'est parce que je l'ai voulu. Mais au final, n'est-ce pas pour me fourvoyer ? Pour me convaincre que je suis libre ? N'est-ce pas simplement une forme pathétique et "naturel" d'auto-conviction ? Un réflexe. Une folie de plus. Peut être. Mais je ne semble pas me poser la question, peut être en ais-je peur, peur de la réponse. Peur du vide. Je suis arrivé jusqu'ici malgré tout ... Et maintenant, en face de moi, se tient un homme - un autre fou. Il parle aussi, beaucoup. Mais lui, il sourit. Le sourire disparut alors qu'il chuchotait les derniers mots, laissant place à une mine presque triste, un masque grossier et moqueur de désolation. Car après tout ... Je ne suis pas un homme de paroles et de pensées : je ne suis qu'un "homme d'action". N'est-ce pas ?

Le sourire réapparu alors que le silence se reformait, et il fut plus large et carnassier qu'à l'accoutumé. Et à nouveau, la momie rit doucement, sans le lâcher des yeux. Elle se redressa encore, détendant ses zygomatiques le temps d'une question. Une seule et simple question qui résumait bien la situation pourtant :

- Vous parlez de m'offrir la "liberté", mais comment pouvez-vous m'offrir une chose ... que vous ne possédez même pas vous même ?

Nouveau sourire sur le visage de l'ombre. Il se détendit doucement, fit tinter ses chaines et changea doucement de position. Il s'était calmé, semblant moins railleur et ironique, plus sage. Il devait l'avouer, il s'amusait bien : ce jeune homme était vraiment distrayant ! Et après on osait lui demander pourquoi il était venu jusqu'ici ? Sans ça, il n'aurait peut-être jamais rencontré de gens aussi amusant et intéressant ! Cela aurait été bien triste.
Torenheim bougea un à un tous ses orteils, lâchant un peu le Sindarin des yeux pour contempler ses doigts de pieds - toujours aussi laids. Il était comme un enfant distrait, la tête dans la lune, innocent. Il balançait doucement son crane de gauche à droite, comme un pendule, il aurait presque put siffloter un air guilleret, ça n'aurait étonné personne ! Il s'étirait doucement comme un chat paresseux, faisant à nouveau sonner ses fers, rappelant qu'il était un prisonnier. L'ennemi public numéro un. Une simple momie qui s'amusait à contempler ses pieds, comme un gamin qui passait le temps comme il le pouvait, attendant patiemment une réponse de son invité.
Enfin celle ci arriva, tirant le prisonnier de sa rêverie pédestre. Il releva les yeux, le regard léger comme si de rien était, souriant presque avec douceur comme si rien ne s'était passé. Il écoutait, distraitement.

« Vous en faites pas pour nous, répliqua-t-il tout aussi sérieusement, à l'avertissement honnête du prisonnier. A votre avis, pourquoi c'est un larbin qu'on vous envoie ? C'est pas qu'on se fiche de vous rencontrer, mais on prend ses précautions. Je suis ici pour sonder le terrain, vous voyez ? Alors je veux bien vous en révéler davantage, bien sûr, mais faudra me mettre un peu au parfum aussi. En c'bas monde, on n'a rien sans rien. »

Torenheim acquiesça sans réel conviction, lâchant un simple "Cela va de soi" alors qu'il retournait à sa contemplation comme s'il ne l'avait jamais quitter. Le soldat se détacha de son mur et continua sur sa lancé, sans que Torenheim ne le regarde tout d'abord.

« Bref, on m'a dit qu'il fallait que je sois coopératif, aujourd'hui, alors je vais faire un effort, glissa l'homme, enjoué, avec un soupçon d'autodérision palpable à laquelle le détenu ne répondit qu'un sourire entendu et poli. Bon. Mon ami, comme vous dites, est un genre de... Théoricien idéaliste, fixa-t-il, le front songeur. Un travailleur minutieux, qui a pris le pouvoir pour mieux manipuler les mécanismes de la société, former les engrenages nécessaires au changement et, lorsque le moment viendra, pousser la bonne pièce et mettre toute la machination en marche. A première vue, vous devriez bien vous entendre avec lui. Je crois qu'il n'a rien à gagner personnellement dans cette affaire. C'est seulement son rêve. Il s'est posé d'éternelles questions : pourquoi le tissu social est-il toujours ascendant ? Les hommes ont-il été convaincus à raison qu'ils ne pouvaient vivre sans la gouverne d'un état ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas se diriger eux-mêmes ? Ne sont-ce pourtant pas des hommes, aujourd'hui, qui dirigent les hommes, sous le camouflage de l’État ? Alors s'il y a moyen de devenir plus libres encore, pourquoi ne pas tenter le coup ? Comment sortir d'une société pyramidale ? Ça et tout le toutim, acheva-t-il vaguement, d'un ton fatigué. Et puis vous savez, à force de se poser ce genre de questions, on finit par avoir des idées, et les idées, il faut du pouvoir pour les réaliser. C'est un peu le comble, c'est ironique en l'occurrence, mais hé, et si jamais ça marchait ? » murmura-t-il, en s'appuyant contre les barreaux de la cellule pour regarder Torenheim dans le blanc de l’œil.

- Qui sait ... Répondit-il au Sidarin, levant les yeux vers lui, contemplant ses pupilles si ... Caractéristique. Il eut un sourire étrange, comme si dans son cerveau, une pièce venait de se mettre en place d'elle même, amenant tout une série de conclusion avec elle. Il acquiesça doucement, détachant son regard avec un sourire en coin. De ce que vous m'en dites : oui, je devrais m'entendre avec votre ami. Nous partageons sans doutes certains traits commun ... Nous ... verrons bien ce que ça donnera, je suppose. Il lui sourit à nouveau, le laissant continuer.

De ce qu'il en disait, son ami avait une vision  semblable à celle de Torenheim. Pourtant, cela semblait manquer ... d'un certain charme, dans ses mots. Peut être était la désillusion du Sindarin ? Enfin, nul besoin de penser à cela maintenant. La discussion n'était pas terminé. Il laissa son interlocuteur continuer.

« Moi... marmonna-t-il, l'air un peu plus rebuté, et un peu moins assuré tout à coup, ce qui amusa encore la momie. Maintenant que j'y suis, j'aimerais bien assister à un semblant d'émancipation. Être témoin que le monde peut changer, être là quand ça se produira. Y participer, si j'en vois l'opportunité. Ce n'est pas que je ne crois pas que ça puisse arriver. Je crois que nous ne pouvons plus y arriver dans l'état actuel des choses. On a fait que comploter minablement dans notre coin, comme d'autres complotent de leur côté, les conflits d'intérêt ont toujours empêché le plan de prendre son envol, dit-il, sombrement, les doigts entrelacés avec les barreaux de la geôle. Et certaines personnes en ont assez de stagner dans ce petit bourbier d'intrigues. »

Torenheim écoutait avec un intérêt non feint, acquiesçant doucement, sérieusement, sans rire ou jouer. Il trouvait tout cela intéressant, vraiment. Il marmonna comme pour lui même "Comme quoi, la machinerie est vraiment bien faite" sans regarder le Sindarin. Puis, à la conclusion de celui ci, il porta le regard sur lui, sans sourire ni se moquer, semblant sincèrement intéressé. Il ajouta simplement à la fin : "Comme vous, je présume.".

« Enfin bon, coupa-t-il, en se massant tout coup les arcades sourcilières avec agacement. Ces nouveaux ennemis ne tarderont pas à frapper. Nous tomberons bientôt. C'est mon avis. Il y a des limites à vouloir agir de l'intérieur en politique, comme il y avait beaucoup d'avantages. La méthode n'était peut-être pas bonne, voilà ce que je pense. On est comme deux bandits qui auraient infiltré les autorités, vous voyez. On s'adapte mal. » s'excusa-t-il, avec un sourire faible.

Torenheim eut un sourire sans joie, baissant le regard sur le coté. Il semblait presque touché par le discours du garde. Bien entendu, croire que ce fut le cas aurait été une grossière erreur prouvant qu'on connaissait mal la momie. Elle en savait juste pas mal sur le phénomène : ce genre d'essaie n'était pas aussi rare qu'on le pensait. Elle acquiesça, comme compatissante à ce que pouvait ressentir son interlocuteur. Après tout, leur but était noble, la méthode n'était juste pas la bonne. Et c'était dommage, car la volonté semblait y être, et ça, c'était rare. Mais le monde était trop bien fait pour se laisser tomber aussi facilement. Il fallait beaucoup plus que cela, ce projet était bien beau ... mais il était encore trop contrit, et même s'il réussissait, sur le long terme il n'apporterait rien. Ironiquement, pour le faire fonctionner, il aurait fallut voir ... Encore plus grand.
Le prisonnier répondit simplement, et sincèrement, sans le regarder mais sans lacher son sourire vide : "Je comprend. Je comprend très bien."

L'autre soupira profondément, reprenant d'un ton plus grave, faisant comprendre à la momie qu'il était temps de parler plus sérieusement. Alors, Torenheim repris une posture plus sérieuse et l'écouta tranquillement, souriant légèrement. Après tout, le sindarin l'avait bien diverti jusque là, et comme il l'avait dit : "on a rien sans rien". Il fallait bien lui rendre cet échange de bon procédé, c'était la moindre des choses. Chacun son tour.

« Vous, enfin. Je suis pas vraiment venu vous parler des stratégies qui marchent pas, je suis là pour savoir si vous, vous en avez qui tournent bien. Vous en avez ? Non, parce qu'avec le temps que vous avez passé à glandouiller ici, si vous en avez pas trouvées, l'intérêt m'échappe totalement.
Alors, à vous, allez-y. Je suis pas venu ici avec de grands projets de collaboration en tête, j'ai besoin d'aviser avant. C'est quoi, votre truc à vous, pour foutre le merdier sur Isthéria ? Assassiner tous les maires vicelards du continent un par un ? »


Torenheim eut un petit rire amusé et léger, rien de bien méchant, simple réponse à la raillerie et au franc parler de son interlocuteur qu'il apprécia, l'a trouvant rafraîchissante. Il releva les yeux et répondit tranquillement, souriant comme à son habitude.

- Héhéhé ... Ce ne sont pas les maires qui font tourner le monde voyons. Ce sont les hommes, tous les hommes. Et tout le reste. Les maires ne sont rien dans l'immensité d'Isthéria. Il lui adressa un sourire entendu et continua, avec sérieux et légèreté. L'état n'est pas mieux qu'une hydre : vous aurez beau en couper toutes les têtes, elles repousseront toujours tôt ou tard. Si j'ai bien compris, votre problème ne réside pas plus dans votre position ou votre méthode que dans votre vision des choses. Comme vous l'avez compris vous même, à vouloir vous enfoncer dans la politique vous avez fini par vous y noyer, et vous passez plus du temps à tenter de garder la tête hors de l'eau qu'à vraiment avancer. Vous manquez autant de "positions" que de perspectives. Il marqua une pause, puis il continua avec sérieux sans se presser. Je n'ai pas de méthode toute faite, pas de "Comment mettre l'anarchie dans un état en 10 leçons", non non. Mais je crois que ce qu'il vous manque c'est la compréhension de la nature même de votre "ennemi". Vous ne vous attaquez qu'à une seule facette du problème, et la machinerie est ainsi faite pour compenser par toutes les autres. Il y a deux solutions : surclasser la machinerie en attaquant toutes les facettes, ou retourner la machine contre elle même, mais cela me semblerait plus complexe à notre échelle ... Non décidément, vous devriez élargir vos possibilités. Ouvrir vos perspectives. Vous rendre compte que la Politique n'est qu'une dimension parmi d'autres ! De là ou vous êtes, vous ne pourrez plus faire grand chose seuls, et votre ami finira certainement englouti dans ce bourbier. Mais avant que cela n'arrive, il pourrait encore contribuer à la réalisation de son rêve, s'il s'alliait aux bonnes personnes, des gens extérieur à la politique. Je crois sincèrement qu'il y a de l'espoir : non pas pour votre envoyeur, mais pour son projet. Mais je pense qu'il sera plus fructueux si j'en parlais directement avec lui.

Il adressa un sourire poli au garde, sans le presser de répondre.
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeMer 13 Aoû - 8:19

Il y avait quelque chose de particulièrement déconcertant à se faire traiter par un petit Terran avec tant de paternalisme et de condescendance après trois-cents longues années d'existence, d'aventures, de défaites et de méditations. Un autre Sindarin que Léogan aurait sans doute considéré le moucheron avec dédain et l'aurait remis à sa place en lui faisant bien comprendre que la vie d'un être multicentenaire était très au-delà de sa faible compréhension. Mais lui en était bien incapable.
Seulement, il commençait à s'agacer sérieusement des rictus froids et supérieurs de son hôte, de son arrogance et de ses petits soliloques de professeur hautain face à l'âne bâté de la classe à qui on tenterait d'apprendre que deux et deux font quatre. Il se demandait déjà de quelle manière il pourrait parvenir à lui faire ravaler ce sourire doucereux qu'il esquissait en le corrigeant comme un mauvais élève – et qu'est-ce qu'il avait bien à lui apprendre, ce type, là, ce trois-quart inconnu, ci-devant détenu et presque condamné à mort pour avoir tué deux maires et s'être laissé prendre tout benoîtement sur les lieux du crime ?
Qu'est-ce qu'il pouvait bien savoir de lui ? Qu'est-ce qui lui donnait le droit de fourrer son long nez dans ses affaires, quand lui ne se pointait que pour lui parler politique et négociations ? Il n'était pas descendu au fin fond d'Umbriel pour entendre les boniments d'un faiseur de leçons déguenillé, d'autant qu'il débitait sans cesse un dédale de paroles contestables alors qu'il était complètement hors de propos d'en débattre. Léogan n'avait pas envie de discuter maintenant de ce qui distinguait un bon scientifique d'un mauvais scientifique, un scientifique d'un artiste, de lui signaler qu'un artiste qui ne faisait que contempler le monde, qui n'agissait pas et ne produisait rien n'en était pas un, et que l'action, fût-elle celle d'un scientifique, n'était pas nécessairement synonyme de prise de pouvoir – mais il commençait à se fatiguer de ces débats inutiles et il n'avait pas envie, non, il n'avait pas la moindre envie de chercher à prendre l'ascendant sur Torenheim sur ce terrain-là. Cela lui était parfaitement indifférent.

Alors évidemment, il commençait à se dissiper. C'était facile, on faisait de lui un mauvais élève, alors tout l'invitait à devenir turbulent. Et puis voilà que ledit professeur devenait froid, sec et sérieux comme un vieux pape et coupait les petites remarques moqueuses de Léogan par un moralisme étonnamment catégorique – « ne mentez pas », tiens donc ! Léo ricana de plus belle. Ne mentez pas ! Mais mon petit bonhomme, je mens toujours et tout le temps, comme toi, comme les autres, seulement moi... Moi j'en ai conscience. Et si je ne le fais pas bien, c'est pour mieux que tu t'en aperçoives.

« Un homme qui ne sait pas mentir ne ment pas, même quand il s'y essaie : vous avez compris ce que je pensais, en gros en tout cas. Mais ce n'était que de l'ironie, mon vieux, rétorqua-t-il, avec une sorte de vengeance professorale. Ne soyez pas si sérieux. Pour un type qui sait si bien sourire, c'est le comble. »

Il était aisé de comprendre par là que Torenheim avait à l'égard de la vérité le même rapport  d'amant dévoué et insatisfait que la plupart des hommes de science – qui s'imaginaient que leurs connaissances constituaient une représentation du monde digne d'être appelée ainsi.
Seulement, la plupart des paroles que les hommes proféraient ne pouvaient pas se classer dans une catégorie « vrai » ou « faux », et il n'y avait que les jugements simples qu'on pouvait ranger aussi sereinement dans des tableaux de vérité.
Mentait-il seulement ? Simplification abusive. Cela n'avait aucune importance.

En tout cas, les hostilités – ou quoi que cela pût être – étaient lancées, et les provocations qu'avait égrenées Léogan, inspirées par son impatience et sa contrariété, eurent tôt fait de souffler à Torenheim une répartie dont l'aigreur ne put seulement se dissimuler derrière ce ton calme et froid qu'il prenait toujours.
Mais voilà, ça ne posait pas vraiment problème à Léogan de faire rire la galerie ; en vérité, il se moquait très bien de lui-même tout seul, et si les autres trouvaient motif à en ricaner de concert, pourquoi pas, après tout ?
Alors s'il se sentait offensé...

« Non, non, dit-il, doucement, avec un sourire en coin un peu amer, cependant. Je fais de mon mieux. »

Parce qu'après tout, il valait mieux en rigoler franchement, de tout ce mélodrame à deux ronds, c'était déjà accepter qu'il était engoncé dans une situation parfaitement absurde, à défaut de décider maintenant de la combattre.

Toutefois, la suite du discours de Torenheim plongea Léogan dans la perplexité. Il se redressa doucement, croisa les bras et fit face au prisonnier en fronçant les sourcils, sans oser l'interrompre dans son curieux monologue. D'abord, ce ne fut pas clair. Il sentait venir la trufferie rhétorique à deux kilomètres. Il était tout de même étonnant, après toutes les crâneries que le prisonnier avait enchaînées bout à bout depuis le début de la conversation, qu'il se mît à parler aussi piteusement de lui-même, quoi que l'ordre de la discussion s'y prêtât.
En fait, il ne fallut pas beaucoup de temps à Léogan pour réaliser que c'était de lui, dont il était question, derrière ce « je » qui les rassemblait, lui et Torenheim, dans une ambiguïté ironique, et quand il l'eut tout à fait saisi, il se crispa dans un grand spasme et se raidit comme un piquet, les yeux ronds d'étonnement.
Ha. Ha. Un rictus agressif se dessina sur ses lèvres. Il se contint difficilement, mais s'il en avait eu l'occasion, s'il n'y avait pas eu ses satanés barreaux pour le séparer de ce type, il lui aurait sans doute mis son poing dans la figure – sûrement parce qu'il n'avait rien à rétorquer à l'analyse minutieuse de son cas, que Torenheim déballait comme le diagnostic d'un médecin aux propensions nettement sadiques.
Et toujours cette supériorité, cette supériorité insupportable...
Croyait-il qu'il ignorait tout ça ? Croyait-il un seul instant qu'il savait à son propos quelque chose que lui – qui souffrait chaque jour de vivre avec lui-même – ignorait ? Non. Non, mon pauvre ami, tu ne t'en tireras pas comme ça. Non, il n'était pas question d'accepter les leçons d'un petit vermisseau suffisant dans son genre. Oh, ce n'était pas qu'il avait de la fierté à revendre, ha ! La bonne blague ! Non.

Quoi, alors ?

Rien. Chaque mot le prenait à la gorge et lui arrachait sauvagement tous les morceaux de sa vieille armure. Chaque mot était une explosion de fureur et d'évidence dans sa poitrine. Il se glaçait sur place. Et il se sentit éclater en morceaux brûlants lorsque Torenheim répéta ses propres mots avec un cynisme mauvais – avec cette perspicacité odieuse et en même temps cette incompréhension terrible, celle d'un homme qui ne ressent pas, qui n'a pas assez de sens commun ou d'intuition pour saisir qu'il se fourvoyait au moins autant qu'il touchait juste.
S'il l'avait pu, il l'aurait tué. Un coup, un seul, bien placé, et puis le silence.
Mais il ne le pouvait pas.

Pourtant, à son propre effarement, il trouva assez de voix et assez d'impulsion – la colère, peut-être ? - pour riposter froidement à sa dernière pique :

« Je ne prétends pas vous offrir la liberté. Moi je ne vous offre qu'une clef. Si vous ne l'acceptez pas, vous ne valez pas mieux que moi. »

Ou bien – à bien considérer la légèreté avec laquelle il discourait de son séjour en prison et de son esquive systématique chaque fois que Léogan lui proposait de le sortir de là – il avait d'autres moyens à sa disposition pour s'évader de ce trou crasseux, d'autres gens, plus sûrs, plus engagés, plus étroitement liés à lui.
Eh bien, parfait ! Qu'il se démerde avec ses larbins ou ses potes, ce petit fumier boursouflé d'amour propre ! Léo, lui, il avait assez donné, et à vrai dire, il était à deux doigts de tourner les talons.

Heureusement, par miracle, la conversation prit tout à coup un tour meilleur, certainement parce que la colère de Léogan l'empêchait d'aligner la moindre riposte convenable, la moindre esbroufe, la plus minable des dérobades, au discours parfaitement maîtrisé de Torenheim – maître parleur, grand sophiste et puissant dialecticien.
Le coup de sang lui passa peu à peu, alors qu'ils commençaient à échanger sur les meilleurs moyens de faire passer l'arme à gauche au pouvoir institutionnel, mais les paroles impitoyables du prisonnier résonnaient encore puissamment dans les oreilles de Léogan. Et à la fin, il réalisa qu'il n'était pas vraiment capable de répondre quoi que ce soit d'intelligent à la petite dissertation politique et mécanique que Torenheim venait de lui déballer.

Il resta silencieux quelques longs instants, se releva de l'endroit où il s'était accroupi et fit quelques pas vers le centre de la cellule, en croisant les bras derrière son dos, comme un puissant verrou. Il se paralysa sur ses deux jambes et évita avec mauvaise humeur le regard métallique du prisonnier. Ses yeux se fixèrent résolument sur la porte de la geôle, qu'il pouvait pousser quand bon lui semblait, par laquelle il pouvait sortir à n'importe quel instant, lui... Pour mieux tomber dans une autre prison, plus étroite et plus subtile, qui lui donnait la liberté de courir à toutes jambes jusqu'à El Bahari sans l'autoriser un seul instant à penser.

« Les mots sonnent toujours creux, lança-t-il tout à coup, d'une voix étrangement claire et assurée, avec un naturel désarmant. Qu'ils soient prononcés par un homme libre ou par un prisonnier, ça ne fait aucune différence. D'abord parce qu'on n'est jamais vraiment libre. Ensuite, sauf pour le poète, peut-être, quoi que ça dépende pas mal du point de vue, parce que les mots ne sont que des instruments. Ils permettent l'action, comme le marteau permet la forge, c'est tout. Ils n'atteignent même pas correctement ce qu'ils tentent de viser. La seule vérité qu'on puisse s'accorder, c'est qu'il n'en existe pas. Il n'y a que des gens qui parlent pour agir. Et souvent, on pense, comme vous, que toute action est forcément prise de pouvoir. Alors c'est ce à quoi les mots servent généralement. »

C'était la raison pour laquelle il n'était pas très causant comme type – tout ce qu'il pouvait dire manquait cruellement de sens.

« Enfin bref, tout ça pour dire qu'un homme de pensée est déjà un homme d'action, amputé du reste de son corps cependant. Et puis d'une bonne partie du reste du monde, aussi. »

C'était là que se situait précisément l'erreur de Torenheim. Léogan se retourna vers lui d'un air insondable et le toisa d'un regard noir et sévère. Sa prison de fer l'amputait autant de son humanité – si on pouvait parler d'humanité à son propos – qu'une prison de mots, d'idéaux, de sentiments et d'arguments amputait Léogan.

« Alors vous pouvez parler, poursuivit-il, avec un calme déroutant, où saillaient parfois pourtant, pour une bonne oreille, quelques éclairs brillants et furtifs de la rage qui grondait au fond de lui et qu'il tentait de maîtriser autant qu'il le pouvait. Vous pouvez sourire. J'ai peut-être peur du vide au point de m'illusionner la plupart du temps, mais c'est parce que moi, je vis à l'extérieur, dans le monde, avec les hommes qui passent, changent, disparaissent. Vous, vous ne vivez qu'à l'intérieur, à l'intérieur de cette prison, oui, mais surtout à l'intérieur de votre tête, hors du monde. Je ne sais pas si c'est une mauvaise chose. Vous pouvez vivre comme vous l'entendez, mais si ça vous mène à rester en prison pendant des mois et des mois, je ne sais pas si vous pouvez vous permettre de me faire la leçon. Votre folie ne vous place pas en meilleure position que ne le fait la mienne. »

Torenheim n'était en vérité doté d'aucune supériorité, d'aucune sagesse, d'aucun passe-droit qui lui aurait permis de juger Léogan. Il était comme son reflet inversé. Ils ne vivaient pas dans le même monde, mais le vide leur avait tracé un chemin similaire, qui n'admettait pas dans cette discussion d'opposition frontale. Ils étaient dans l'erreur tous les deux. Bien fou ce prisonnier s'il prétendait le contraire.

« Là où vous avez sans doute raison, par contre, c'est qu'il y a bien longtemps que... je n'ai pas... créé quelque chose moi-même. Que je n'ai pas agi  réellement. Si jamais je l'ai déjà fait. Je suis un peu comme un mot. Volatile, éphémère, creux, bon à être utilisé. Je ne me remplis du sens que de celui qui m'utilise. »

En fait, il était peut-être mal à propos de dire qu'il était un homme d'action. Et tout être humain étant homme d'action, il était sûrement mal à propos de dire qu'il vivait encore en être humain, ou qu'il était encore considéré comme tel. Les hommes sont si facilement transformés en outils. Il ne suffit pas de grand chose, d'un peu d'habitude, de fréquentation, de temps, de soumission, et le glissement s'opérait de façon toute insidieuse et secrète. Un jour, on se réveille et on remarque soudain qu'il y avait des jours qu'on n'avait plus pensé.
Léogan, lui, réalisait à cet instant que son frère Daeron avait certainement remporté la partie qu'ils jouaient ensemble depuis quelques siècles – ou plutôt cette partie où Daeron l'avait embrigadé de force pour mieux l'écarter de son chemin. Il devait peut-être se satisfaire, à l'heure qu'il était, de savoir les forces de son cadet et ennemi tout à fait inhibées au service de la famille Lanetae – grande alliée de la famille Jézékaël – et donc, par extension... A son service.
La tempe de Léogan palpita un instant d'une rage lancinante, qui lui traversa tout le cerveau en un éclair – d'autant plus qu'il comprenait tout à coup avec une lucidité froide qu'il s'était coincé tout seul pile sous la botte de son frère.
Ha, oui, il était coincé. Parce qu'avant d'être mis au service de Daeron et des Lanetae – très stupidement, sans s'en apercevoir – il avait voulu mettre ses armes aux côtés d'Elerinna. Évidemment il ne s'était fait l'associé que de ses projets. Mais il ne pouvait pas quitter Elerinna. C'était impossible. C'était une idée qui le mettait déjà en panique – signe peut-être que leur fine coopération avait dégénéré quelque part, à un moment qu'il n'avait pas vu passer. Bien sûr, il ne pouvait pas quitter Elerinna, malgré toute la rancœur que lui inspirait sa situation, alors, il courait à travers le continent pour la satisfaire, il s'enfonçait jusqu'au fin fond de cette fosse d'étrons puants qu'était Umbriel, il jacassait des absurdités avec un type enrubanné comme un paquet cadeau, et dans une heure ou deux, il remontrait à la surface, puis il repartirait au galop vers Hellas, où des montagnes de paperasse s'écroulaient de son bureau, et bordel de bon sang, c'était à s'en cogner la tête contre les murs, comment en était-il arrivé là et surtout, surtout, comment pourrait-il se tirer de ce foutu pétrin sans en crever ?! Et comme il était devenu assez faible pour ne pas supporter l'idée d'abandonner cette pauvre, pauvre Elerinna, comme il n'était plus que la moitié d'un homme, qu'un outil dans la main d'une idéaliste inspirée, bien sûr, Daeron avait gagné. Il avait gagné, et c'était déjà fait sans qu'il s'en fût aperçu, lui, Léogan, était déjà à moitié mort.

Rien qu'à moitié, pourtant. Rien qu'à moitié.
Il fit craquer les jointures de ses mains, devant lui, sans y prêter attention, les yeux perdus dans le vague.
Tout n'était peut-être pas encore perdu. Il avait peut-être une chance de s'en sortir, au milieu de cette apocalypse sournoise qui grondait au-dessus d'Hellas depuis quelques mois. Il n'était peut-être pas encore complètement aliéné et conditionné – il suffisait sans doute de trouver la force de se débattre, pour ne pas sombrer définitivement dans l'inertie des habitudes et des dépendances. Il pouvait peut-être encore se libérer. Il fallait qu'il fasse quelque chose, il se sentait disparaître... Et il n'était pas trop tard.
Mais comment ? Comment ? Il avait bien essayé, mais il suffisait d'un regard d'Elerinna, d'un mot, de son simple nom prononcé par sa voix suave hantée de mille chuchotis qui vibraient en échos et chantaient « écoute-moi, écoute-moi », et il ne pouvait pas empêcher toute sa révolte et sa rancœur au fond de lui de se taire, ni de se laisser hypnotiser.
Alors, comment ?

Il commençait à s'agacer tout seul, au fond de la geôle de Torenheim, le pied en butte contre le mur de pierres, et il finit par se rappeler l'existence du prisonnier, qui était tout de même la source de toute sa panique méditative. Il tourna un regard froid vers lui et continua de réfléchir à plein régime.

Il n'y avait pas beaucoup de gens pour réussir, ou même vouloir, mettre Léogan en face de lui-même – d'habitude, c'était plutôt son boulot. Il n'en donnait pas vraiment l'occasion, aussi. Il n'avait pas franchement pour coutume de parler de lui avec autant de franchise et de clarté, mais être ici le négociateur attitré d'Elerinna, en plus de la perspicacité arrogante de ce petit Terran, ne lui laissait pas le choix. Il aurait bien voulu ne rien rétorquer à ses accusations et à sa rhétorique manipulatrice, il aurait pu être aussi muet que la tombe, se cloîtrer dans le silence ou tourner les talons, mais il était forcé au combat, contre le jugement rapide et incisif de cet énergumène au fond de son trou, et contre lui-même, surtout. C'était la condition pour mener à bien sa mission.
Et au fond, tout au fond de lui, il savait que ce n'était pas une mauvaise chose, pour l'avoir essayée à de nombreuses reprises sur d'autres que lui. Ce que Torenheim tentait de faire sur lui, il le connaissait bien. Et si le prisonnier s'en tirait si bien, c'était que la brèche où il s'était engouffré s'apparentait en fait à un trou béant qui perçait Léogan de part en part depuis des mois et des mois, qui s'était ouvert il y avait des années de cela, insidieusement, et qui aujourd'hui était un gouffre qu'il ne pouvait plus dissimuler si on le forçait à parler comme aujourd'hui. Oh, non, dieux, au bout du compte, ce n'était pas une tâche si difficile.
Sans compter que Léogan finissait par coopérer, par la force des choses. Mais évidemment, ce n'était pas gratuit. Chacun son tour.

Il inspira profondément, sans cacher son désarroi ni son trouble – après tout, c'était bien inutile – et reprit lentement contenance dans le silence de la geôle. Il écouta quelques instants les cliquetis, les pas des gardes et les gémissements sourds des prisonniers, jusque quelques étages plus haut, son regard se perdait au plafond, vide et sans désir, et son oreille frémissait à chaque goutte formée par l'humidité qui s'écrasait contre les dalles sales de la prison, quelque part, ici ou là, confusément. Il écoutait battre son cœur, au fond de sa cage thoracique, il l'écoutait ralentir doucement, bercé par le chant tranquille et éternel de la prison d'Umbriel, et se calmer peu à peu.
Puis, au bout de très longues secondes d'écoute et d'apaisement forcé, il fronça ses sourcils suspicieusement et réfléchit aux petites leçons de politique que Torenheim s'était permis de lui dispenser, et qui méritaient un peu plus qu'un simple haussement de sourcil sarcastique en guise de réponse, malgré leur côté irrésistiblement bouffi de prétention.

« Pour le reste... murmura-t-il, d'une voix éraillée, avant de se racler la gorge et de poursuivre d'un ton plus assuré. Vous comprendrez que je ne peux pas vous mettre en communication avec mon employeur sans m'assurer que la façon dont il « contribuera à la réalisation de son rêve » grâce à vous ne le mettra en mauvaise posture. Qu'est ce que vous voulez dire exactement par là ? Ça sonne un peu louche, entre nous – vous ne chercheriez pas à me faire une crasse, par hasard ? »

Il haussa les sourcils d'un air entendu et presque complice. Oh, la vieille ruse. Des entourloupes, on leur en avait tendu des dizaines. Il en avait pris l'habitude – c'était presque devenu des formalités d'usage dans les jeux politiques – et de fait, il était possible qu'il fît un peu de parano, mais rien ne valait mieux qu'un face-à-face clair et brutal pour savoir ce qu'il en était vraiment.

« D'autre part, je comprends bien que vous ne désiriez pas m'en dire plus sur les possibilités que vous détenez – donnant, donnant, pas vrai, c'est un jeu où nous ne savons pas si nous pouvons être amis ou ennemis, il faut rester prudents – mais... »

C'était un jeu assez amusant, oui, un jeu d'intelligence, où Léogan ne trichait pas. Il était un adversaire un peu particulier, cependant. Il jouait cartes sur table et s'il retenait quelques informations capitales, c'était sans hypocrisie : il ne s'en cachait pas, après tout, c'était normal. Il n'avait aucune envie ni aucun besoin de prendre de la distance sur Torenheim, de le dominer ou de l'écraser. Il cherchait seulement à construire prudemment, à lever les pièges qu'on pouvait lui tendre, à rester lucide et honnête. Il n'était pas un arnaqueur. S'il y avait un jeu, il tenait à jouer vraiment, avec ses propres règles.
En fait, il ne concevait pas leur rencontre comme une partie lancée par deux joueurs d'échec. C'était plutôt une vaste partie de dés, où le hasard tirait toutes les ficelles. Ou peut-être une sorte de jeu de go.
Aux échecs, il fallait tuer pour gagner. Au go, il fallait construire pour vivre. Pour gagner au go, on devait vivre mais aussi laisser vivre l'autre. Celui qui était trop avide perdait la partie : c'était un subtil jeu d'équilibre où il fallait réaliser l'avantage sans écraser l'autre. Finalement, la vie et la mort n'y étaient que la conséquence d'une construction bien ou mal bâtie.
Tu vis, tu meurs, ce sont des conséquences. Il devait bien construire s'il voulait se garder en vie, avec Elerinna.

« Mais voilà, vous m'intriguez, avança-t-il, pensivement. Qu'est-ce que vous fabriquez exactement, avec vos « gens extérieurs à la politique » ? Vous venez dérégler la machine, soit. Si on veut être honnête, faudrait vous donner le nom de « terroristes », vous croyez pas ? Mais au juste, il n'y a rien de plus foncièrement politique que l'action terroriste destinée à résister à l'ordre social. Alors dites moi en quoi vous situez-vous en dehors de la politique ? Enfin... Tout dépend. Concrètement, vous faites quoi, vous...et vos amis ? »
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeJeu 28 Aoû - 0:03


Il n'y avait rien.

Absolument rien d'autre dans cet abîme profond qu'une âme venue se perdre au nom de choses qu'elle n'avait pas même choisies. Juste une petite étincelle, criarde et tremblante, qui tentait vainement de persister dans l'obscurité, qui cherchait sans espoir une lumière quelconque, pour y voir un peu plus clair, un peu plus loin, quelque chose comme le courage. Mais la peur l'aveuglait, elle était face à une immensité qu'elle ne pouvait se résoudre à affronter, une chose qui la faisait paniquer, sans raisons. La peur était comme un boulet à ces pieds et un bandeau sur ses yeux ; ou peut-être des œillères ? Qui pouvait savoir ? Elle avançait péniblement, elle tournait en rond, et elle s'enfonçait toujours d'avantage dans l'abîme des abîmes, là où la lumière se fait dévorer à chaque recoin, là où la peur vous prend les tripes et vous attire toujours d'avantage dans ses bras chauds et purulents. Pour mieux vous-y étouffer.
Et lui ? Était-ce le courage qui le permettait de se complaire autant dans cette océan de noirceur, sans bords, sans reflets ? Non. Torenheim n'était pas courageux, et il serait bien incapable de l'être. Il n'avait ni force surhumaine, ni lumière intérieur, ni quoi que se soit de la sorte. Il n'avait pas besoin de toutes ces choses, et à dire vrai il n'avait aucun mérite à cela. La peur, la honte, les remords, le doute : tout ces parasites n'avait pas leur place dans son esprit étranger. Il pouvait les appréhender par simple raisonnement, comme des causes et des conséquences, mais il ne les ressentait pas. Il n'avait pas à affronter le vide infini qui entourait ce monde. Il était de ce vide. Il était de la même nature, de la même "matière", de la même engeance. Le néant le traversait, coulait dans ses veines et sortait de ses poumons. Il n'avait aucun mérite à cela, ce n'était ni mieux, ni pire. C'était tout simplement sa nature. La nature réelle et profonde de tout être. Une âme qui ne faisait plus qu'une avec le vide qui terrifiait tant les autres âmes. Était-ce terrible ? Triste ? Cela n'avait aucune importance. C'était ainsi, voilà tout.

Dans sa cellule sombre et entièrement vide, le prisonnier restait assis tranquillement dans la poussière, accroupis au milieu des ombres. Les chaines qui retenaient ses mains attachées dans son dos tintaient parfois doucement, libérant un bruit cristallin et clair dans l’obscurité semblable à celui d’une quelconque mécanique étrange et inconnue. Son sourire en croissant de lune tanguait doucement de droite à gauche, comme celui d’une poupée articulée, et ses yeux vides ne se posaient nulle part ailleurs que sur le néant en face d’eux. Il ne prononçait plus un mot, écoutant tranquillement l’âme en face de lui qui évoluait dans les ténèbres chaleureuses de la prison des Damnés. Il sourit encore d’avantage à son amertume et son cynisme, s’amusant intérieurement de la facilité des propos tenus par son invité, de leur absurdité. C’était presque touchant, aussi ne prit-il pas la peine d’y répondre, se contentant de sourire, encore et toujours ; un sourire détaché, narquois, qui se voulait moins méprisant que sincèrement amusé, le genre de sourire qu’on adresse à un enfant qui tente vainement de paraître plus grand que ce qu’il n’est. Car après tout, il était devant un simple personnage dont tout le comique résidait dans le fait qu’il ignorait tout de sa condition de protagoniste. Il se forçait à oublier que ce qui lui tenait lieu de visage n’était qu’un pauvre masque grotesque et superficiel. Et cela, Torenheim le trouvait encore plus délectable.

Il n’y avait rien. Rien d’autre qu’une superbe pièce de théâtre et des acteurs aussi géniaux que stupides.

Toutefois, alors qu’il semblait si assuré, une fissure balafra  le masque figé tandis que quelques morceaux - quelques fragments de mensonges - tombaient doucement sur le sol invisible de la pièce, brillant dans l’obscurité comme autant de poussière de diamant. Et le sourire s’élargit encore. C’était si beau ! Voir la barrière lentement s’effriter, se craqueler, et sentir derrière elle l’être vivant, gorgé de chaleur qui tentait comme il pouvait de simplement … Venir au monde ? Comme un nouveau né impuissant tentant vainement de briser la coquille de son œuf protecteur qui maintenant lui était inutile, se débattant dans sa prison douillette avec la rage du désespoir ! Le spectacle de la Vie qui vient au monde était aussi beau que celui de la Vie qui le quitte. Après tout, cela n’était qu’une question de point de vu … Mais il fallait encore creuser, l’être avait besoin d’aide pour sortir, pour crier, pour vivre. Il était encore enfermé, à moitié endormi, mais il était là. Il fallait simplement … Le libérer. Briser le masque, permettre à l’être vivant en dessous de sortir, de respirer à l’air libre. Des siècles d’existences hein … Et pourtant il n’avait encore jamais vraiment vécu. Plus qu’amusant, s’en était presque émouvant, poétique. Beau.
Voir ce petit bout d’être se débattre, voir la coquille résister, sa peur d’être briser, de tomber dans le vide ; mais parallèlement cette lueur, cette flamme dans le regard, cette envie, cette passion d’exister, de Vivre enfin ! Cette lutte acharnée, la lutte de la vie poussé dans ses dernier retranchement … Oh on n’en était pas encore là, mais l’on pouvait déjà y voir le spectacle potentiel … Voir cette énergie, cette volonté toute naturelle, cette rage enflammée, attisée par des vents contraires, autant de passions antithétiques qui soufflait en tout sens dans un balais grandiose et pourtant si … Petit. La peur, l’envie, la colère, la fougue, l’instinct, autant de sentiments qui brillaient au fond de ce regard noir comme de l’encre. C’était vraiment … Revigorant. Il se sentait comme un spectateur devant une superbe performance, un chercheur devant un des miracles de la nature. Ou simplement comme un enfant devant la mise au monde d’un merveilleux papillon. Mais il restait encore du travail, nul besoin de se précipiter. Le spectacle ne faisait que commencer.
Valait-il mieux que les autres, lui qui observait froidement la scène avec une curiosité et un émerveillement étranger ? Comme s’il n’était jamais passé par là, comme s’il était extérieur à tout cela et que rien ne l’atteignait. Quelle étrange question. Qui pouvait dire quelle vie valait quelle autre ? Sa vie ne valait rien, absolument rien, et surtout pas celle de ce colonel de Cimmeria. Elle était vide, absurde et stupide comme le monde qui l’avait vu naître. Elle n’était rien de plus qu’un spectre, un fantôme évoluant hors du temps. Sans attache, sans valeur, sans morale. Elle n’était qu’un rêve étrange que le monde faisait en dormant: un rêve intangible et diaphane, un rêve fou et stupide, juste un rêve… De liberté. Un rêve n’avait aucune valeur, du moins pas tant qu’il ne s’était pas réalisé et qu’il perdait par là même son statut de « rêve ». Et sans doute que ce rêve là ne se réaliserait jamais complètement, qu’il resterait à jamais aussi vide. Vide de sens, d’avenir et de salut … Un rêve parfaitement absurde, et qui le restera pour l’éternité, sans passé, sans présent ni futur. Un rêve sans fin. Et malgré tout, il continuait éternellement de sourire.
Torenheim se calma peu à peu, se laissant aller à la douce mélodie d’Umbriel, fermant les yeux pour laisser sa tête pensive et légère voguait de gauche à droite au gré de la musique intérieure. Intérieur à son être, intérieur au monde. Mais alors qu’il se calmait dans ce silence profond que laissait le sindarin incapable de répondre, en proie au doute métaphysique, de nouveaux sons lui parvinrent. Ce dernier n’avait pas encore lâché son dernier mot, le jeu n’était pas terminé, et alors qu’il avançait dans son propos, Torenheim rouvrait doucement les yeux pour plonger son regard d’argent dans ses iris noirs. Son sourire s’estompa alors qu’il écoutait attentivement les propos du soldat, puis il réapparut peu à peu sur ses lèvres, s’étirant doucement comme une aube nouvelle, alors que son amusement et son intérêt connaissaient un élan nouveau. Vraiment, il était comme un enfant.

- Héhéhé … Oui, vous avez raison. Vous avez parfaitement raison. Je vis hors du monde. Il peut bien se passer de moi pour tourner ! Qu’est-ce qu’une vie dans toute son immensité ? Et moi je ne fais que le regarder. Je vis dans ma tête, mais j’y ai fait bien assez de place pour un monde et moi, comme n’importe qui le pourrait avec un minimum de volonté. Et le monde continue de tourner. Je vis dans ma tête, je dirais plutôt que j’y travail, je projette ce que je vois, je réfléchis et je joue. Pourquoi ne le ferais-je pas ? Peut être que demain j’en sortirai ? Peut être que demain je plongerais profondément dans le monde, jusque au fond de ses entrailles purulentes gorgées de sang chaud. Peut être que je m’amuserai alors autrement. Il ne me manque que l’envie, et elle viendra tôt ou tard, et à ce moment là : je le ferai. Car après tout : qui pourrai m’en empêcher ? Le détenu souris, encore, appuyant ses derniers mot, parlant avec une détermination sans faille, plongeant son regard énigmatique dans celui de Léogan. Puis il reprit. Mais vous … Vous dites vivre dans le monde, avec les hommes et le temps, presque en harmonie. Toutefois, en vous voyant, en vous écoutant, une question me brûle les lèvres ! Une question toute bête, toute simple : vivez vous vraiment dans le monde, où bien est-ce le monde qui vis à travers vous, à votre place, sans que vous n’y fassiez rien du tout ?

Le détenu laissa planer un silence, gardant son regard profondément ancré dans celui du Sindarin, puis il baissa les yeux en souriant, changeant doucement de position dans un tintement de chaîne, qui venait rappeler l’ironie du prisonnier qui se disait libre. Ces barreaux … ils étaient éphémères. Oui, aujourd’hui il était hors du monde, il gravitait autour, mais par sa seule présence à cet endroit précis, et son absence ailleurs, il actionnait certains mécanismes. Des mécanismes lents, imposant, qu’il ne pouvait déplacer autrement. Doucement, les rouages tournaient, il n’était plus là pour les en empêcher, au contraire il poussait au mouvement maintenant. Le vide qu’il avait laissé derrière lui avait formé un déséquilibre qui se comblait doucement, dans les ombres et à la lumière. Partout, son action, ou plutôt son absence d’action faisait son effet, alors que le temps passait. Et bientôt, comme dans une suite logique, les barreaux de cette cage disparaîtront eux aussi. Alors, pour un être qui vivait hors du temps, hors du monde, pour qui le passé, le présent et l’avenir ne formait qu’un seul tissus continu, de son point du vu : oui, il était libre. Ce n’était qu’une question de temps.

- Et ne vous y méprenez pas, je ne veux pas vous juger, ni même vous faire la leçon. Pourquoi le ferais-je ? Vous n’êtes rien pour moi, rien de plus qu’un divertissement. Tout comme je ne suis rien de plus pour vous qu’une mission, dit froidement le prisonnier, puis il repris d'un ton léger. Qu’est-ce que nos existences respectives pourraient bien nous faire ? Nous vivrons tout aussi bien l'un sans l'autre, n’est-ce pas ? Je vous l’ai déjà dit : je ne fais qu’observer. Je ne me considère pas comme supérieur, bien loin de moi cette idée : je suis aussi pathétique que n’importe qui, et c’est un peu ce qui me fait rire. En fait, je me fiche pas mal de ma propre existence, de son statut, de sa condition. Je n’accorde pas plus d’importance à ma vie ou la votre qu’à celle d’une fourmi sous ma botte. Toutefois je dois bien admettre que votre existence, la mienne, celle d’Isthéria, qu’elles soient absurdes ou non, elles me divertissent tout de même bien plus que celle d’une fourmi !

Torenheim eut les épaules secouées par un léger rire. Non, tout cela n’avait aucun sens. Il n’y avait pas de raison, pas de but, pas d’objectif derrière cette étrange mascarade, simplement un divertissement étrange qui prenait place dans un vide profond et … Merveilleux. Pourquoi chercher plus loin ? Pourquoi faire plus complexe ? Pour pouvoir s’accrocher à quelque chose ? A quoi bon ?

Il n’y avait rien. Rien d’autre qu’une éternité de passions contraires et de volontés opposés, et le monde qui continuait à tourner sans relâche.

Le prisonnier reporta son attention sur son invité qui semblait lui avoir tout à fait oublié son existence. Il était là, dans la cellule, comme face à un mur gigantesque qu’il ne pouvait contourner. Pris au piège, au fond d’un trou, lui-même dans un trou, encore dans un trou... Au plus profond de l’abîme du monde sans aucun artifice, aucune illusion, perdu là sans raison au fin fond de la création. Ou en dehors peut-être. Il l’était déjà bien avant d’arriver ici, mais maintenant il s’en rendait compte : il était perdu au beau milieu du néant. Il paniquait, il s’affolait, mais c’était tout à fait naturel. Maintenant qu’il était là, avec lui, au fond de cette prison sans bord, il ne pouvait plus détourner son regard. Où que ses yeux se posent, il n’y avait que le vide. Son vide. Ici, il aurait beau fuir, il aurait beau se tourner et se retourner, il ne pouvait s’échapper. Du moins pas comme il l’entendait. Il était un peu comme le monde à tourner dans le vide, à tomber sans cesse sans pouvoir s’accrocher à quoi que se soit.
Mais à présent, voilà qu’il tentait de se calmer, de se refaire maître de lui-même, maître de la situation. Il fermait les yeux et se concentrait, il semblait écouter la délicate mélodie d’Umbriel lui aussi. Enfin il tendait l’oreille, peut être comprendrait-il ? Torenheim ne se faisait pas trop d’espoir, mais cela aurait put être … Amusant. A son tour, il écoutait ce chant du monde, cette même mélodie sempiternelle, mais un arrangement différent. Il se concentrait, oubliait le néant qui l’entourait pour se laisser bercer par la musique qui s’en échappait. C’était beau à voir. Torenheim aussi pouvait entendre cette musique, il l’appréciait d’ailleurs beaucoup. Si douce, si reposante, si propice à la méditation et à l’introspection. C’était un lieu parfait pour le repos et la pensée. Dommage que le Sindarin en profite sans même s’en rendre compte.
Et encore, le regard change. Il se fait plus profond, plus dur. Il s’ouvre alors.
Le colonel se tourne à nouveau vers le prisonnier, celui-là qui n’était pas plus la source de son trouble que son déclencheur. Après tout, il n’avait fait … que parler. Les mots sont impuissant ? Pourtant ce ne sont que des mots qui vous font réagir ici, colonel. Il le regardait sévèrement, et Torenheim pouvait presque sentir en lui l’amertume et la colère. Ainsi que cette toute nouvelle rage. Il s’en délectait. Il soutenait sans sourciller les yeux noirs du Sindarin, semblant parfaitement insensible à sa colère, si ce n’était par l’étrange amusement qu’il en tirait. Ce sourire, toujours ce sourire horrible qui ne quittait jamais ses lèvres… Jamais. Il continuait de le porter, défiant du regard l’homme debout en face de lui. Il sentait les mots remonter dans sa gorge serrée, il voyait les idées troublées bouillonner dans sa cervelle empoussiérée. Il ressentait en lui le mouvement qui se formait de lui-même, les éclats qui s’échappaient par les crevasses de son armure de porcelaine. Il s’apprêtait à parler à nouveau, à lui rendre la pareille peut être ? Quoi qu’il en soit Torenheim tendait vers lui son visage enrubanné, écoutant toujours aussi attentivement ce que pourrait bien dire son très cher invité.
Alors que le Sindarin parlait, Torenheim se recula doucement, étendant son dos en arrière tout en continuant de sourire, laissant son visage se fondre à nouveau dans l’obscurité, ne laissant voir que son sourire et ses yeux qui brillaient là dans le noir, ne laissant voir que son sourire. Comme aurait put le faire le Chat de Cheshire. Il était si amusant de voir le ton si … professionnel, assuré que prenait le Sindarin, alors qu’en réalité la conversation était … Beaucoup plus proche que ce qu’il voulait bien admettre. Une fois qu’il eut terminé, il répondit toujours aussi posément, sans se presser, avec calme et tranquillité. Ses lèvres fines et gercées s’entrouvrirent, et il parla ainsi :

- « En mauvaise posture », vous voulez dire … Plus que maintenant ? Demanda-t-il avec une pointe d’ironie. Puis après un rire bref, il reprit. Héhéhé, plus sérieusement. Vous avez raison : le terrorisme est un instrument politique comme un autre. Toutefois, je n’ai pas dit que je possédais moi-même de tels moyens. Tout ce dont je dispose, c’est d’informations. Des informations qui pourraient être utile à des gens comme la personne qui vous envoie. Une fois n’était pas coutume, voilà que le prisonnier prenait un ton bien plus sérieux et professionnel lui aussi, comme s’il rentrait dans le jeu du messager de Hellas. Je vous l’ai déjà dit, je ne fait qu’observer, apprendre, analyser. Je n’ai pas « d’amis extérieurs à la politique » mais je sais qui pourraient devenir les votre. Concernant vos doutes … Le détenu marqua une pause, pensif, puis il sourit et continua doucement. Je les comprends, car après tout ils sont bien fondées. Vous savez, à vouloir déchainer des forces qu’on ne contrôle pas, fusse-t-il pour la meilleure des raison, on peut se faire voler dans les plumes si l’on ne fait pas attention et se faire emporter par le courant … Et la neige de Cimmeria risque bien de voir son teint immaculé rougir du sang de ceux qui voulait autrefois la libérer, lâcha-t-il avec légèreté au détours  d’une pensée de son esprit vagabond, avant de lancer un regard en coin chargé de sous-entendu de mauvais augure au Sindarin. Il continua ensuite, reprenant l’air le plus naturel du monde. Vous savez, les chances pour que votre amie en sorte vivante sont quasi-nulle. Et cela n’a rien à voir avec moi : que je sois ou non derrière les barreaux, se sont simplement les faits. Moi, que vous réussissiez ou non, je continuerai ma route pour toujours, sans entraves, peut être avec quelques détours : mais la vie est ainsi faite, hein ! Malheureusement … Nouveau silence lourd alors que la peine semblait maquillait le visage de la momie. Je ne pourrais pas en dire autant de votre très cher Prêtresse… Mais ironiquement, par le grand vide qu’elle pourrait laisser derrière elle, elle aiderait bien plus sa cause que de n’importe quelle manière. La seule incertitude c’est … Vous. Il planta son regard sombre droit dans celui de son interlocuteur, avec un air bien plus sérieux cette fois-ci, abandonnant son sourire. Brusquement, il se leva après tout ce temps de léthargie, comme un serpent bondissant sur sa proie. Il percuta les barreaux de sa cellule dans un vacarme de métal et planta son regard d'acier dans celui du soldat, son visage à quelques centimètres du siens. Et sa voix si légère se fit alors bien plus lourde et profonde qu’à l’accoutumé, une voix profonde à laquelle il n’avait pas habitué les oreilles sensibles du Sindarin, et pourtant presque murmurée comme un souffle. Allez-vous la suivre aveuglément jusque dans la tombe, Léogan ? Après tout, c’est votre frère qui vous a mit là, parce qu’il avait peur de vous. Il a bien réussit son coup : vous n'êtes plus rien. Allez-vous le laissez faire ce qu’il veut de vous jusqu’au bout ? Faire ce que tous veulent de vous sans réfléchir, docilement, avant fuir encore lâchement en vous croyant libre ? Sauf que cette fois, il n'y aura pas de fuite possible, Léogan. La mort viendra pour quelqu'un, qui que se soit. Allez vous laisser le monde vivre à votre place, jusqu’à en mourir bêtement ? Torenheim laissa planer un lourd silence, ne lâchant pas des yeux ceux de son interlocuteur, et sur ses lèvres gercées, son large sourire réapparut.

Il n'y avait rien.

Rien d'autre qu'une mauvaise blague délicieusement vide de sens.

Spoiler:
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeSam 30 Aoû - 23:42

Quand Léogan envisageait avec panique de disparaître dans tout ce processus, ce n'était pas par effet dramatique ou métaphorique. Cela faisait plusieurs mois qu'il ne dormait pas plus d'une heure par nuit et au moment où il parvenait enfin à fermer l’œil, sa cervelle était envahie de voix étrangères, d'images de carnage et de cauchemars qui lui susurraient mille tentations sans cesse. Il perdait peu à peu le contrôle sur son esprit malade et cédait à tous ses caprices bizarres en pensant pouvoir le soulager provisoirement. Mais ce n'était que pour se rendre compte avec plus d'évidence qu'il ne pouvait simplement pas rester à Hellas.
Bien sûr, il se pouvait qu'il y perdît la vie, mais ce n'était pas sa principale préoccupation. Quand il serait vraiment confronté au danger de mort, quand fréquenter Elerinna s'apparenterait manifestement à un suicide organisé, il savait qu'il serait capable de tirer ses pieds du guêpier. Non, la plus grande panique qui le consumait ces derniers temps, c'était bien d'être en train de disparaître. Il avait du mal à se l'expliquer. C'était devenu une obsession, comme une petite étincelle de résistance qui frémissait encore au fond de lui et qui murmurait sans cesse « attise-moi, attise-moi, ou je m'éteindrais, et tu ne seras plus qu'une coquille vide ».
Il sentait bien que toute sa réflexion était écrasée par les besoins d'Elerinna, ses responsabilités à Cimméria, le travail toujours, tout le temps, jusqu'au bout de la nuit pour ne pas avoir à fermer l’œil et à entendre encore susurrer un serpent dans ses rêves.
Il avait toujours eu des visions nocturnes qui l'avaient souvent empêcher de dormir et qui lui avaient été d'un grand service le jour venu, mais ce n'était plus cette magie là qui hantait son sommeil, désormais. C'était autre chose. Une ombre d'urgence, tenace, cruelle, qui le vidait de ses forces, et qui ne demandait qu'à grandir, qu'à l'envelopper tout entier, qu'à dévorer la flamme.

C'était chargé de ces méditations sinistres que Léogan écoutait parler Torenheim, du fond de son trou, et lui expliquer sa façon de vivre avec ce qui ressemblait davantage maintenant à une neutralité froide et désarmante. Désarçonné dans son amertume, il finit par ne plus se laisser distraire par ses humeurs noires et l'écouta, un peu confus, jusqu'à ce que le prisonnier en revînt à ce qui apparemment était pour lui le centre de la conversation – Léogan en personne.

« En harmonie ? s'exclama-t-il, d'un ton suprêmement surpris, avant d'éclater d'un rire franc. Mais rien ni personne ne vit en harmonie dans le monde, mon p'tit pote, c'est à ça qu'on reconnaît qu'on n'vit pas ailleurs ! Ça par exemple ! En harmonie ! acheva-t-il, en étouffant bizarrement un rire nerveux. On se bouffe, on s'monte la tête, on domine, on se fait vivre, on se grandit, on se fait mal, on se brise. J'écrase beaucoup le coup, c'est vrai, mais j'vais pas me laisser disparaître. J'ai encore de l'instinct de survie, hein, même si, d'accord, il pue pas mal le cadavre, en ce moment. »

Il sourit avec acidité.
Et plus Torenheim poursuivait, plus le ressentiment de Léogan s'éteignait dans une sorte de curiosité fascinée. En fait, ce n'était pas tant qu'il jouait de prétention, malgré ses petits airs de maître d'école... Il était plein de mépris, oui, mais peut-être pas d'arrogance – il méprisait l'ensemble de l'univers, lui y compris, et paradoxalement, il s'y plaisait. C'était amusant, disait-il.
Il fallait bien ne plus être qu'un spectateur pour ne plus voir que de la comédie dans la souffrance. Léogan n'en était pas arrivé à ce degré de cynisme, mais il commençait à comprendre à peu près où Torenheim voulait en venir.
Oh, il avait le droit de vivre aussi longtemps qu'il le désirait dans sa tête, en dehors du monde, au fond de son trou, oui, il en avait le droit, et sa position n'était pas plus absurde que toutes les autres, mais il y avait tout de même quelque chose de très désagréable de s'entendre accusé d'inertie par un homme qui ne connaissait de la vie qu'un vaste spectacle. C'était un peu facile, et mesquin. Facile de jouer aux scientifiques, de rencontrer des gens, de leur trouver à tous des symptômes et de les leur balancer à la figure, sans se figurer un instant qu'ils en étaient trop conscients et qu'ils luttaient contre la maladie depuis des années.
C'était de cette intelligence là dont manquait terriblement Torenheim et qui le faisait paraître condescendant, quand il n'était qu'un ignorant en la matière puisqu'il n'avait jamais vécu qu'en dehors de l'humanité. Mais tout le monde avait sa part de stupidité... Et Léogan en tenait une couche, lui aussi, quoi que certainement pas au même endroit que le prisonnier. Et la bêtise, eh bien, c'était toujours très blessant.

Mais en outre, être d'une bêtise pareille avec Léogan, c'était prodigieusement dangereux. Quand Torenheim, toujours souriant, innocent, ironisant, en vint à expliquer la façon dont il concevait le destin d'Elerinna, dont il connaissait l'identité, quand il fit passer sa mort pour un horizon banal et inéluctable, malgré tous les efforts que Léogan avait entrepris depuis près de cent cinquante ans pour la garder en vie, quand il en vint à parler de Daeron, et à appeler Léogan par son nom, le Sindarin perdit toute maîtrise de lui-même. Un instant auparavant, il avait été prêt à pardonner l'insupportable ton professoral de Torenheim. Et puis soudain, tout avait été balayé.
Torenheim ne savait certainement pas ce que représentait Elerinna pour Léogan. Et s'il le savait, il était très loin de pouvoir le comprendre. Quelle bêtise.
Léogan resta figé quelques secondes, blême, le visage neutre, l'échine parcourue d'un frisson féroce. Une rage glaciale l'avait paralysé et lui avait ouvert grand ses yeux noirs, qui fixaient le prisonnier sans ciller, percevaient chacune de ses respirations, chacun des frémissements de son corps enchaîné. Il n'attendait plus qu'une occasion.

Aussi quand Torenheim eut l'idée imprévisible de se lever et de s'abattre tout à coup sur ses propres barreaux, Léogan réagit avec l'instinct d'un prédateur en chasse – oh pauvre lapereau qui s'était pris pour un serpent...

Aussitôt, dans un fracas monstrueux, le crâne du prisonnier heurta les barreaux de sa geôle, à quelques millimètres du visage froid de Léogan. Il avait passé sa main à travers la grille qui le séparait de Torenheim et elle s'était refermée d'un geste fulgurant et inflexible sur une saillie de ses chaînes. Sa poigne le soutenait encore à quelques centimètres du sol. Un rictus naissait cruellement sur sa figure tandis que dans la pénombre de la cellule, il commençait à sentir l'odeur métallique du sang et qu'il distinguait enfin de très près le visage désormais tuméfié et souriant de son partenaire de jeu, qui prenait peu à peu une couleur violacée. Une des chaînes que Léogan retenait violemment entravait son cou et forçait contre sa jugulaire ; il s'asphyxiait doucement.
Il était idiot. Dans quelques secondes, il serait mort. Mais s'il tenait si peu à la vie, si tout était vraiment sans importance, ça ne dérangeait pas Léo de l'anéantir lui-même. Après tout, c'était facile. Il était vulnérable et sans défense, dans sa cage – ce n'était pas vraiment un défi de l'étrangler là avec ses chaînes d'intras et puis de relâcher tout à coup son cadavre nauséabond, mais Léogan n'avait pas besoin de l'adrénaline du risque pour éprouver dans son meurtre une délectation authentique, celle-là même qu'on ressent quand on écrase un cafard sous sa botte.

« Ah oui, hein ! Faut s'méfier, avec les mecs à cran ! siffla-t-il, avec un plaisir évident. Alors maintenant, écoute-moi bien, pauvre con ! Je sais pas comment t'es au courant de qui je suis, ni ce que tu cherches à faire exactement, je sais pas ce qui t'prend de fourrer ton pif morveux dans mes affaires, que tu sois copain avec cette gigantesque tafiole blondasse ou pas... Mais laisse-moi te dire une chose ! Va te faire foutre, c'est clair ? Et puis... Sors la tête de ta poubelle ! Est-ce que tu crois que c'est vraiment ton boulot à toi, ducon, de venir me traiter de lâche quand toi tu restes planqué dans ton trou à merde, à piailler avec de pauvres types sans intérêt ? T'es rien qu'une bête de foire, comme moi ! A quoi tu sers ? C'est quoi ton problème ?! »

Il raffermit encore sa prise, le souleva un peu plus haut et leva la tête pour continuer de le regarder droit dans ses pupilles grises et vides. C'était d'une jouissance divine, de réussir enfin à le faire taire. Ses bruits de suffocation – le gargouillis plaintif d'un corps trop terrestre, ponctué de petits hoquets bien accordés – sonnaient aux oreilles de Léogan comme un grand chef-d’œuvre symphonique, dont la dernière touche aurait pu être, dans un monde où il aurait fait ce qu'il voulait, un dernier râle avant le silence. Sa colère, ce monstre avide et instinctif qui rugissait au fond de son ventre, s'adoucissait vicieusement, contentée par le spectacle de l'éclat de vie terne dans l’œil de Torenheim qui faiblissait à mesure qu'il suffoquait.

« Alors remballe ton numéro de cirque et passe le mot à tous tes gugusses, vociféra-t-il, entre ses crocs. Parce qu'il y a une autre possibilité, aussi, c'est que je leur mette la main dessus avant qu'ils touchent à un seul des cheveux d'Elerinna, et alors là, bienvenue à la fête, camarade ! s'écria-t-il, avec un éclat de rire forcené. J'leur arracherais les boyaux, j'les ferais cuire et j'leur ferais bouffer, pigé ? »

Il leva ses sourcils de façon éloquente et, dans un dernier coup de sang, fracassa à nouveau le prisonnier contre ses barreaux dans un horrible vacarme métallique qui résonna en échos sinistres dans la geôle, avant de le jeter sur le sol poisseux de sa cellule.
Par mesure de précaution, pendant que Torenheim tentait laborieusement de retrouver son souffle, à ses pieds, Léogan recula d'un pas et, faisant nerveusement craquer les articulations de sa main gauche qui avait malmené le détenu, il le considéra avec une moue de répulsion. C'était fâcheux.
Pour bien faire, pour prévenir Elerinna du danger que représentait Torenheim et ces terroristes emmanchés, il aurait mieux valu le tuer. Mais un bon milliard de problèmes leur seraient aussitôt tombé dessus. Il aurait eu affaire aux gardiens d'Umbriel, le Veilleur aurait sûrement piqué une crise, sans parler de ce clampin de roitelet d'Eridania, ni d'Elerinna – à bien y penser, s'il avait tué Torenheim, il se serait retrouvé à sa place en deux temps trois mouvements. Il grinça des dents.

« Dis toi bien que t'as du cul de t'en tirer avec trois bosses, connard, cracha-t-il. Mais si tu veux qu'on se fréquente, pense à te trouver un bon chirurgien et à t'abonner aux reconstructions faciales, j'te ferai pas de cadeau. Avec les mémos que j't'ai imprimés sur la trogne, tu devrais pas avoir beaucoup de difficultés à t'en souvenir. »

Léogan ne se faisait pas d'illusions. Il savait bien que ce déchaînement de violence sur Torenheim ne détruirait pas les faits simples et douloureux qu'il avait relevés, ni les suggestions atroces qu'il avait semées dans son esprit, il savait bien que cette fureur de prédateur acculé accentuait même sa faiblesse. Il savait que ça ne changerait rien. Il le savait, bien entendu – et c'était peut-être encore plus rageant.
Oh, ça sert à rien, d'accord, mais ça défoule.
Et puis quand même. Ça restait un argument plutôt... Percutant, pas vrai ? Il ne pouvait pas s'épargner de se triturer les méninges maintenant, mais de son côté, même Torenheim ne pouvait plus faire l'économie de son existence physique. Léogan ricana un peu à cette idée et renversa sa tête en arrière, la cervelle à nouveau remplie d'explosions migraineuses.

Décidément, cette conversation n'arrangeait pas son état. Il devait se maîtriser un peu, bordel ! Faire ce qu'il avait à faire ici, finir son travail, remonter à la surface. Se calmer, essayer de dormir, réfléchir à tête reposée à tous ces problèmes. Il fallait prendre du recul, arrêter de faire n'importe quoi, de vadrouiller inutilement d'est en ouest comme un gamin irresponsable, prendre des décisions. C'est ça, être un peu adulte, pour une fois, bons dieux.
S'il continuait à paniquer et à piquer des crises de rage, il allait perdre les pédales. Et là, oui, il deviendrait certainement le vecteur chaos de cette équation bizarre que Torenheim avait formulée, quelques instants auparavant – un vecteur fou furieux qu'on n'aurait plus qu'à diriger à son gré pour arriver à ses fins.
Il ne pouvait pas se permettre de faire la moindre erreur. Il devait rester lucide. Efficace. Tranché. Pragmatique. Il s'était assez éparpillé, ces derniers mois. Maintenant il fallait reprendre le contrôle, assumer un choix – son choix – et ne plus être utilisé par personne. S'il ne se décidait pas bientôt, ce serait trop tard.

Il resta longtemps sans dire un mot et s'éloigna même quelques minutes de la cellule où Torenheim se tortillait encore pour reprendre sa respiration. S'il ne prêtait pas attention, ni la moindre compassion à l'égard du corps de cet allumé, qui s'ébranlait de rires et de convulsions, il était encore égaré au milieu du dédale de pensées qu'il lui avait fourré dans le crâne.
Oh, il était très perspicace, l'animal. C'était vrai, il ne pouvait plus fuir. Mais surtout, il n'avait plus rien à foutre ici, à l'évidence.
Il réfléchit encore, dos au prisonnier, en martelant une de ses bottes contre le mur dans une cadence métronomique, les mains fourrées au fond de ses poches. Enfin, après ce long moment de silence où il avait tenté à nouveau de regagner son calme, il se retourna vers Torenheim. Le choc de ses pensées, comme une nuée d'atomes endiablés dans son crâne, assommait et assourdissait sa rage. Il prit une profonde inspiration et regarda le prisonnier avec plus de calme.
Pas qu'il lui en voulait particulièrement. Il avait même réussi à lui apparaître sous un jour plus favorable, un peu plus tôt. Seulement, il n'avait pas joué cartes sur table et il avait voulu faire son malin. Qui sème l'emmerde récolte des pains. Ça n'avait rien de personnel.
Il se sentait à la fois frénétique et gagné par une torpeur vertigineuse, qui donna une inflexion nonchalante à sa voix, où percèrent encore certaines piques agressives.

« Tu m'en diras pas plus, vieux renard, pas vrai ? Disons ça, alors. T'as pas d'amis extérieurs à la politique, t'es qu'un simple informateur reclus du monde, un pauvre... Ermite... enterré. Si ça t'fait plaisir. »

Léo s'arrêta un léger instant avec un petit air pensif, et puis il se marra tranquillement de son image, assez satisfait de lui – comme quoi, son humour de merde était toujours une solution de repli très fiable. Et puis, c'était drôle, quoi.
Non ?
Bah, il fallait savoir être beau joueur, aussi. Ce n'était pas parce qu'il niait en bloc que les soupçons de Léogan s'évanouiraient, au contraire – en fait, c'était une très mauvaise tactique. Sans déconner, la technique universelle du « j'vous jure, c'est pas moi, m'sieur l'agent ! » avait aussi sa date d'expiration. Et puis, ce n'était pas garanti à cent pour cent, et ce n'était pas neuf non plus, mais voilà, quand Léogan appuyait quelque part et que ça provoquait un réflexe défensif instantané, il avait pris l'habitude de penser qu'il avait touché juste.
Intéressant. Difficile de dire si Torenheim avait menti pour la première fois depuis le début de la conversation, ou s'il avait préféré jouer avec les mots pour ne pas trop se mouiller, mais dans les deux cas, c'était un changement significatif. Passer de la position d'agresseur à un repli défensif, ce n'était pas anodin. C'était dire qu'il avait dû tomber sur une des rares choses auxquelles le prisonnier tenait, visiblement. Et ça, oui, c'était intéressant.
Oh, bien sûr ! Un simple informateur, un rat de bibliothèque, un petit scientifique sans prétention, qui assassinait deux maires, parlait de renverser des empires, qui flirtait avec Daeron et qui disait sans ciller « savoir, c'est pouvoir ». Il le prenait pour une bille, celui-là, ce n'était pas croyable.
Léogan secoua la tête avec dérision. C'était triste, tout de même. Il avait été honnête, en ce qui le concernait, et il aurait préféré que son adversaire n'eût pas la lâcheté de se dérober quand une question visait un peu trop juste. Mais la franchise n'était pas un mérite naturel de la race humaine, malheureusement.

Il haussa simplement les épaules et ôta un de ses gants en cuir, qu'il coinça sous son bras tandis qu'il plongeait sa main au fond d'une des poches de son manteau. Il y trouva une petite boîte en bois fragile qu'il ouvrit d'un geste sec. Les herbes de cindine qui y étaient couchées laissèrent échapper un soupir âcre et suave qui fit tourner la tête du Sindarin. Il sourit vaguement, les yeux étincelants dans la pénombre vacillante de la cellule. La bougie, sur le candélabre, s'affaissait dangereusement et menaçait d'étouffer d'un moment à l'autre sa flamme dans la cire.
Léogan trouva une vieille feuille à rouler dans le fond de sa poche et répandit méthodiquement une traînée d'herbes à l'intérieur, dans le creux de sa main. Il rangea sa boîte et commença à rouler sa clope sereinement, le regard à nouveau planté sur le visage indéfini de son hôte et sur son sourire lunaire.

« On se retrouvera au moment où nous vivrons tous les deux comme deux êtres humains bien vivants, alors, lança-t-il, avec distraction. Peut-être même plus tôt, qui sait ? »

Il sourit à nouveau aussi aimablement qu'il le put – ou aussi vicieusement que possible, selon le point de vue.

« L'échange aura été assez déséquilibré, mais j'suppose qu'on donne toujours plus quand on a tout perdu, et qu'on ne donne rien quand on a tout à gagner. Nous n'avons plus rien à céder, vous avez tout à vaincre. »
Bah
, lâcha-t-il, flegmatiquement, haussant les épaules. J'ai beaucoup aimé papoter avec toi, c'était sympa. Mais on va pas commencer à tourner autour du pot, ce s'rait dommage. Je suis pas du genre à embobiner mes interlocuteurs pour leur arracher leurs petits secrets, j'me débrouille avec ce qu'on me donne. Pas difficile, comme type, voyez ? Non, c'est vrai, j'suis quelqu'un d'arrangeant. Et puis je voudrais surtout pas insulter ton intelligence, hm – c'est bien tout ce que tu as à toi pour le moment, hein... ? Toren' ? » dit-il, en tentant d'allumer une étincelle de foudre entre ses doigts.

Il fut surpris d'en être incapable. Il fronça les sourcils, ferma sa main et réfléchit un instant.
Ha. Le myste. Bien sûr. Il l'avait complètement oublié, avec cette agitation.
Léogan fouilla à nouveau dans la poche de son manteau et y trouva une petite pierre à feu, qu'il frotta contre un morceau de fer. Une étincelle bleutée s'alluma enfin entre ses doigts, qui éclaira son visage émacié et se refléta cruellement dans ses yeux noirs.
Il coinça sa cigarette de cindine entre ses lèvres et l'étincelle vint crépiter contre la feuille roulée qui prit feu instantanément. Le regard cynique de Léogan se glissa méchamment sur les chaînes d'intras qui emprisonnaient Torenheim et il s'amusa encore un peu des crépitations bleutées qui couraient entre ses doigts, et qui pouvaient ne tenir que de la magie, loin d'Umbriel et du myste.
C'était facile de dire qu'on serait tout à fait libre au moment où on l'aurait décidé. C'était facile d'avancer qu'il vivait ici enfermé ici de son plein gré, et qu'il irait vivre dans le monde quand l'envie le prendrait. Trop facile. Et c'était un coup que Léogan faisait souvent à ceux qui cherchaient à le déstabiliser – j'ai décidé de signer pour ce que je fais il y a cinquante ans, je l'assume, mais demain, je serai plus libre qu'aujourd'hui, je peux vous le promettre.
En attendant, Torenheim, comme lui, vivait amputé de la plus belle part de ses pouvoirs et il y avait de quoi le narguer un peu, lui faire envie peut-être, comme agiter un morceau de viande devant la cage d'un fauve – même si ce morceau de viande en particulier n'était pas du goût du fauve  philosophique Torenheim, qui n'avait sûrement pas besoin de fumette pour voyager parmi les astres. C'était symbolique. C'était sa façon de lui dire merde – en toute amitié.
Fort de sa petite provocation, dont il savait qu'elle ne mangeait pas de pain, mais qui était cependant assez éloquente, Léogan inspira une profonde bouffée de cindine en fermant les yeux. Sa cervelle se renversa dans l'euphorie et il eut envie de lâcher un rire léger et éclatant. L'herbe à fumer lui brûlaient délicieusement les lèvres et lui rongeaient les gencives. Il expira un nuage piquant dans la cellule et se sentit flotter un moment dans des vapeurs bleues, le regard vide et égaré. Sa voix lui échappa doucement, dans un murmure serein et triste, sans provocation ni colère, et il ne s'aperçut pas tout à fait des mots qu'il prononçait.

« Alors, à moins que tu n'aies d'autres informations à me délivrer de ton plein gré, je pense que je vais te laisser à tes méditations prisonnières, mon vieux, et que je vais m'en aller retrouver mon propre monde d'inertie... On n'est pas si différents, toi et moi, lança-t-il, avant de prendre une nouvelle bouffée de cindine pour partir culbuter des étoiles. On attend tous les deux une diligence. J'espère que la tienne t'emmènera loin. »

Il sourit évasivement, le regard ivre et flou. Il ne perdait pas l'impression que Torenheim venait de le louper, lui, son carrosse – en tout cas, il venait d'en manquer un, et il ne reviendrait pas. Léo, lui, ne raterait pas le sien. Et il s'en irait loin, loin, très loin, et il ne se retournerait pas. Il l'entendait déjà venir, ses roues cahoter sur les pavés, ce serait pour bientôt. Et s'il ne s'arrêtait pas, il suffirait... De l'arrêter lui-même. Ouais, c'était bien un truc qu'il savait faire, ça, arrêter les carrosses, faucher leurs occupants, et zigouiller les débiles qui résistaient. Zigouiller les débiles qui résistaient...
Il faudrait y penser. Ce serait peut-être inévitable. Il était prêt à le faire.
Et puis finalement, pour bien marquer son départ imminent, il renfila son gant, la cigarette au coin des lèvres, grisé, mais aussi étonnamment calme. Ce n'était pas l'effet que lui faisait la cindine. Habituellement, elle lui donnait un bon coup de fouet, voire plus de témérité et plus de colère qu'il n'en avait déjà pour compenser le manque de courage et le trou béant que lui creusaient ses doutes et son angoisse. En fait, ça ne faisait qu'un petit mois qu'il avait remis la main sur ces herbes. Il avait été sérieux, ces cinquante dernières années. Il avait été un bon colonel, pas particulièrement exemplaire, mais convenable. Il n'avait pas la réputation de passer plus de temps au bordel qu'en patrouille, il s'était tenu dans l'ombre, à l'abri des scandales, on n'entendait jamais parlé de lui qu'en termes strictement professionnels.
Et puis, quand il était parti à El Bahari, le mois dernier, le capitaine de son bateau, un contrebandier discret, avait acheté son silence contre quelques boîtes de cindine, dont Léogan était un fervent connaisseur. Depuis, il s'était rendu compte que fumer lui permettait d'évacuer la plupart de ses pensées parasites qui l'empêchaient de prendre des décisions résolument. Il se sentait dans un état d'allégresse incomparable, la cindine aux lèvres, et il n'avait plus qu'à dessiner de grands plans de bataille au milieu de la fumée. C'était facile. Tout semblait plus évident.

Tout à coup, dans un petit bruit sordide de cire qui s'effondre sur elle-même, la bougie s'éteignit et la geôle plongea dans les ténèbres. Léogan haussa un sourcil à peine étonné, le visage éclairé par la braise de sa clope, et se retourna instinctivement vers le candélabre. Bah. Tant pis. Il tira une autre bouffée de cindine et posa un regard tranquille sur Torenheim.

« Tu fumes pas, sûrement ? demanda-t-il, subitement, en ressortant sa boîte d'un air moqueur. Ça te soulagerait un peu. »

Non, ce n'était pas parce que Léogan maravait gravement la tronche d'un type qu'il  devenait rancunier à son endroit. En fait, maintenant qu'il avait bien amoché Torenheim, quelque part, il avait détruit la plupart des différends qu'il avait éprouvé à son égard et ça ne lui posait pas vraiment problème de fumer avec lui au fond de l'abîme avant d'envisager d'en sortir.

Spoiler:


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Mer 24 Sep - 12:45, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeDim 21 Sep - 23:19


Bingo.

Cela faisait ... bien longtemps que Torenheim n'avait pas vu d'aussi près le spectre de la Mort. Ses yeux sombres qui le jugeaient froidement, presque avec haine, ses mains glacées et acérées qu'elle avait finalement réussie à poser sur sa gorge pour couper son souffle contre-nature, et qui n'attendait que d'arracher la pauvre âme du petit Terran de ce corps qui ne lui appartenait d'aucune manière, pour l'emporter enfin dans son royaume sans vie. Il pouvait lire sur ses traits la rage sourde et muette qui lui était adressé, presque ce délicieux petit rictus de mépris. Et à dire vrai, son doux visage marqué par la colère lui avait terriblement manqué ...
Ah, cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vu, sa vieille amie. Des années qu'elle lui courait après sans relâche, et qu'il réussissait toujours à lui échapper d'une manière ou d'une autre. Non pas qu'il la craignait pour s'enfuir ainsi à chaque fois, mais, eh bien ... C'était simplement tellement plus amusant ! De pouvoir fourvoyer la mort elle même. Il l'évitait et pourtant la tentait comme un enfant indolent qui jouait à chat. Mis a part que le chat en question était l’ombre de Kron lui-même, et que Torenheim le traiter comme un docile petit animal. Et même maintenant qu'elle pouvait enfin poser ses griffes menaçante sur lui, il ne ressentait aucune crainte ; au contraire : Torenheim jubilait littéralement. Car elle le caressait, elle ne pouvait s’en empêcher, comme un objet que l'on convoite terriblement ; pourtant ils savaient tous les deux que, si proche que puisse être la momie de sa fin à présent, le spectre ne pourrait le prendre aujourd'hui. Alors elle restait là, à apprécier vainement ce simulacre de pouvoir qu'elle avait sur lui, se satisfaisant de prodiguer à cette erreur de la nature un semblant de mise en garde - dont il n'avait de toute façon aucunement cure - et pourtant elle sentait déjà remonter dans sa bouche le goût amer de la désillusion. Elle maintenait sa prise, elle ne pouvait se résoudre à lâcher sa proie, pas maintenant qu'elle le tenait enfin, qu'il n'était plus qu'un petit bout de chair qu'elle pourrait éteindre à jamais ! Pas maintenant qu'elle le sentait frémir entre ses doigts, qu'elle pouvait presque voir son dernier souffle s'échapper de ses poumons ... ! Ce devait être tellement frustrant ... De pourchasser un chose pendant des lustres, et de l'avoir après tout ce temps, juste là, à portée de griffes, pouvoir poser la main dessus, sentir son souffle, caresser sa chair ... Et savoir pertinemment qu'il faudrait le laisser filer, sans même lutter, une fois de plus. Et plus encore, de voir dans ses yeux immondes qu'aucune peur ne germait, au contraire seulement cette lueur d'amusement et de satisfaction malsaine, presque de jouissance maladive ; sans parler de cet horrible sourire, cette grimace méprisante qu'il adressait à la Mort elle même, présent plus que jamais sur ses lèvres gercées[/size]

Oh oui, Torenheim prenait littéralement son pied.

Pourquoi en serait-il autrement ? Pourquoi devrait-il trembler, luter ou implorer ? Après tout, tout cela, toute cette mise en scène, ce n'était rien de plus pour lui qu'une comédie absurde sans rien de sérieux, sans aucun véritable enjeu ! Et des passages aussi intense, cela faisait un moment qu'il n'en avait pas connu ... C'était merveilleux ! Oh, ce regard, cette haine profonde, cette rage qui brillait dans ses yeux ! Cette expression meurtrière et sans aucune pitié... Et à la fois, cette peur ... Cette faiblesse refoulée, cette colère qui l'aveuglait comme un animal acculé au pied du mur, c'était si beau ! Le détenu, loin de se soustraire à ce regard brûlant, semblait prêt à plonger à l'intérieur corps et âme. Ses prunelles vides ne lâchait pas un seul instant celle du Sindarin, et l'on aurait presque put voir dans son abject regard la flamme danser tout au fond. Mais était-ce réellement un flamme, ou n'était-ce qu'un pauvre reflet de ce qu'il voyait ?
Il était là, à s'étouffer, à laisser la vie le quitter, suspendu à bout de bras au dessus du sol comme s'il n'était rien qu'un jouet impuissante suspendu au bras de Léogan - et après tout c'était un peu ce qu'il était. Il suffoquait, il était si proche de mourir qu'il en avait des frissons ... et pourtant il souriait. Encore. Toujours. Plus que jamais. Pas une minute son regard ne se détachait de celui de Léogan, pas un instant la peur ne venait s'y immiscer, ni le doute, ni quoi que se soit de ce qui pourrait se rapprocher d'un semblant d'humanité. Seulement cette lueur monstrueuse qui brillait là, tout au fond. Ce plaisir manifeste qu'il éprouvait sans le cacher - non pas à mourir bien sur, il n'était pas dans le genre masochiste, mais à voir ce déchaînement d'émotions dans le regard furieux du Sindarin : la rage incommensurable, la haine assourdissante, la peur aveuglante et étouffante, chacun de ces sentiments en ébullition était pour lui un instrument de musique dans un grandiose opéra, une symphonie merveilleuse. Et plus encore, plus loin, plus en profondeur ... Derrière la haine, la crainte, l'hostilité, juste là ... Tout au fond de ce regard embrasé, semblable à cette petite mélodie lancinante qui persistait toujours sous la brutalité de l’orchestre, comme une sorte de leitmotiv omniprésent ... Torenheim pouvait la voir. Et par tous les dieux, qu'elle était belle ...

La Folie.

Le pinacle de toutes les émotions. L'explosion la plus intense de leur expression. Le paroxysme absolu de leur existence illusoire, et l'apogée même de la vraie nature humaine. Oh ce que Torenheim pouvait aimer la folie. À coté de sa magnificence, chaque sentiment paraissait criard et superficiel. La folie représentait à elle seule cet incendie brûlant, ce véritable feu de joie qui ne lui serait jamais vraiment accessible, si ce n'était à travers d'autres yeux, ou d’une autre manière. Elle était assez intense pour lui permettre de sentir sa chaleur même à travers d'autre que lui. Il pouvait se repaître de ce délectable spectacle et, lui qui n'était que vide, il était capable de l'apprécier plus encore que n'importe qui. Qu’elle était belle, à la fois si douce, si forte, si simple … Si sombre. Pourtant, elle n'était pas la fin. Non, oh que non ... Douce dualité, suprême ironie ! Encore plus profondément, au cœur même de ce cet océan déchaîné et destructeur, dans l'abîme de ses abîmes, comme un nourrisson horrible encore en gestation, germaient déjà les premières traces du Vide lui même.
Et la boucle était bouclée. Il n'y avait donc aucun commencement, aucune fin. Ni but, ni logique, ni sens. Rien qu'une danse éternel entre le chaos et le vide, deux entités idéales que tout oppose, qui dansait encore et encore avec le destin du monde. Et qui portaient chacune en elle les graines nécessaires à la naissance de l'autre.  Un ballet grandiose et si absurde, une ronde infinie s'étendant de l'un à l'autre, entre ces deux faces d'une pièce unique : Isthéria. Une farce stupide, une divine comédie. Tout cela, cette vérité profonde sur la nature même du monde, Torenheim pouvait la voir juste là d'un seul coup d’œil, tout au fond du regard de celui qui l'offrait à présent à la mort. Il n'y voyait ni sa fin, ni le commencement de son cher invité, juste un nœud de plus dans le spectacle qui, quoi qu'il puisse arriver, continuerait de tourner à jamais : sans sens, sans raison, sans chemin. Et c'était ce qui était magnifique.

Léogan relâcha sa prise, sans toutefois s'être retenu d'asséner un autre coup violent à la momie dans sa rage de ne pouvoir le faire taire à jamais. Rage égale à celle de la mort qui s'en allait encore bredouille par la porte maintenant. Torenheim retomba lourdement sur le sol poussiéreux de sa cellule dans un sinistre tintement de chaînes, semblable à une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils. Il se laissait faire tel un agneau docile et innocent, sans résister ou tenter de se protéger. Peu à peu, il reprenait son souffle, ses poumons se regorgèrent de l'oxygène vital alors que son cerveau recommençait à s’abreuver du liquide pourpre qui coulait dans ses veines. Et son immense sourire restait figé en croissant de lune sur ses lèvres sèches, comme un masque grotesque d’un jouet de cauchemar. Alors que l'air  humide passait de nouveau dans sa trachée, il fut secoué de spasmes de plus en plus violents, qui faisaient trembler tout son corps fragile. Il ne s'agissait pourtant pas d'une réaction naturelle, d'une sorte de réflexe quelconque du métabolisme qui venait de frôler l'extinction : Torenheim riait. D'abord en silence. Puis, peu à peu, les échos de son rire sans joie et encore brûlant de la folie qu'il avait ingérée se fracassaient contre les murs de la prison, et contre Léogan lui même, à la manière de la mer en furie venant se briser contre les rochers acérés qui semblaient inébranlable. Et pourtant, au fil du temps, la roche s'érode là où l'océan continue de hurler. Il riait, il riait encore, les hoquètements qui s’échappaient de son gosier s'étaient mués en une déferlante d'hilarité monstrueuse qui reflétait à elle seule l'absence cruelle de son humanité. Le diaphragme de Torenheim ne se contrôlait plus, et il continuait de rire. Rire au nez de ce docile petit messager qui venait, dans son ignorance et sa naïveté, lui proposer ce qu'il ne possédait même pas. Rire au nez du spectre de Kron qui s'en allait piteusement, une fois encore sans aucune proie à rapporter à son maître. Rire de sa propre situation si pathétique, autant que toutes les autres lui qui n'avait de toute façon plus rien à perdre. Il riait de tout, de la cruauté aveugle d'un destin stupide, de l'ironie absurde de ce sort absude, il riait au nez de la vie elle même. "Il méprisait l'Univers entier, et pourtant il s'y plaisait".
Car après tout, qu'est-ce que tout cela pouvait être, si ce n'était une blague ? Sans valeur. Sans justice. Sans paix. Et sublimement stupide.

Alors, pourquoi ne pas simplement en rire ?

Lentement, à la manière d'une machine malhabile toujours secouée de légers spasmes - derniers échos restants de son "fou rire" si l'on pouvait dire - Torenheim se redressa doucement, adoptant une posture en tailleur, toujours cette faille béante sur les lèvres, et cette lueur abjecte dans le regard. Il tentait de se calmer, de reprendre le contrôle de ses esprits, sans grandes convictions, simplement par "politesse" vis-à-vis de son invité. Il fallait tout de même faire preuve d'un minimum de savoir vivre, non ? Même dans cette prison infecte, même face à un homme qui avait bien failli vous tuer avant de vous laisser une belle bosse sur le front ! Non ? Oh, ça n'avait pas d'importance. Torenheim n'était pas rancunier, loin de là. En fait, il était plutôt ... Reconnaissant, envers Léogan pour cette merveilleuse petite distraction ... Ça lui avait fait sa journée. Peut-être même sa semaine ! Oh vraiment, quel moment ... ! Enfin ...
La momie reposa son regard brillant et amusé sur le Sindarin en face de lui, lui adressant son large sourire, contemplant attentivement l'homme qui avait presque réussit à le tuer. Puis son visage bascula doucement en arrière, ricanant de plus belle ; il pleurait presque à force de rire. Ça faisait du bien ! Il parvint à se calmer, et sa voix s'échapper des sa gorge entre deux éclats sombres.

- Haha ... Haha .. haaa ... Wouuuuh ! Ça fait un bail que je n'avais pas autant ris ! J'aurais presque put... en mourir ! Héhéhé ! Enfin, en tout cas ... merci pour le divertissement, Léo’ ! Le détenu dérangé sourit d'avantage au colonel, redirigeant son attention sur lui. Ça fait un bien fou. Il laissa planer un silence, adressant ce rictus carnassier si caractéristique au garde. Puis il sembla se calmer peu à peu, bien que son sourire persistait comme dans une manifestation résiduelle de joie maladive. Tu marques un point cela dit : on n’est pas si différent, toi et moi. On est juste ... Deux enfants d'un même petit monde. Le résultat de milliers de causes et d'effets, de la prolifération d'une corruption qui bouffe Isthéria un peu plus jusqu'à la moelle, depuis maintenant bien longtemps et dans laquelle le hasard à fourré son petit grain de sel ... Ni plus ni moins ! Il rit encore doucement avant de reprendre. Après tout, ça n'a pas d'importance : tu sais ça tout aussi bien que moi ... Tout ce qui nous entour n'est... qu'une vaste blague de mauvais gout. Là où tu te trompe en revanche, c'est qu'on ne se retrouvera jamais ... en tant qu'"être humain bien vivant". Enfin, je parle pour moi là : toi c'est tout ce que je te souhaite ! Il ajouta à haute voix comme pour lui-même : Héhéhé ... une belle et grande "humanité" bien méritée ... Je suis sûr que ça t'irais comme un gant ça, la "liberté". Tu devrais la prendre, quand elle sera juste à porté ... de ton épée.

Il laissa à nouveau planer un silence, scrutant le regard du Sindarin, se montrant bien plus ... ouvert, disons, qu'au début. Il lui parlait comme s'il était un vieil ami qu’il n’avait pas revu depuis un moment, sans complexe ni cachotterie. D'une certaine manière, l’événement qu’ils avaient vécu tout les deux - non pas la tentative de meurtre, mais plutôt le regard qu'ils avaient partagé ... - cette échange profond qu'ils avaient vécu à cet instant, l'un comme l'autre, avait comme tisser un lien entre les deux personnages. Comme si à cet instant, leurs deux âmes s'étaient frôler, sonder, et qu'ils avaient tous les deux vu ce qui se cachait au plus profond de l’être de l’autre. Et cet instant de proximité avait, semblait-il, transcendait la plupart des barrières entres eux. Jamais Torenheim n'oublierait ce merveilleux regard qu'il venait de voir, et il savait pertinemment qu'il ne résisterait pas à la tentation de ... provoquer sa réapparition. Tôt ou tard.

- En effet, l'échange aura été déséquilibré ... Mais n'est-ce pas tellement plus intéressant ? demanda-t-il d'un air narquois un peu fou. Enfin, là n'est pas la question ... Quoi qu'il en soit, ne prend pas ce que j'ai put dire pour des menaces ou des attaques personnelles. Ce n'était pas le cas, il s'agissait simplement de ... constats. Juste une dernière question par simple curiosité, si je n'ai que mon intelligence pour moi ... Qu'est-ce que tu as, toi ? Le sourire du Terran s'élargit encore, s’emplissant d’un amusant narquois, puis il parti dans un élan d'enthousiasme non feint. Ce fut un réel plaisir, Jézékaël ! Je ne reçois pas de visite comme celle-ci tous les jours ! Passe le bonjour aux prêtresses de Cimméria d'ma part, je risque de ne plus en avoir l'occasion malheureusement ! Wouhohoho ... ! Une éclair de  lucidité sembla traversé son regard cendré. Oh ! Une dernière chose ! Le jour ou ... ta "diligence" arrivera ... Pense à avoir le courage de la prendre. Sinon elle risque de t'écraser comme un vulgaire insecte ... Avouons que ça serait bien dommage. De toi à moi, je pense que ce serait tellement plus ... ennuyant ! Héhéhé … !

Il parti à nouveau dans un rire étrange et saccadé.

- Fumer ? Pour me soulager ? Il rit encore, ses épaules secoué dans un cliquetis métallique, le regard planté dans celui de Léogan Sérieusement, Léogan, j'ai l'air d'avoir besoin de ça pour planer ?
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeMer 8 Oct - 12:19




Le coup de sang qui l'avait ébranlé tout à l'heure était passé et le laissait dans un état de flegme et de léthargie que la cindine des oasis n'arrangeait en rien. Si Torenheim n'avait pas été secoué de ce rire de fou furieux qui était devenu trop habituel pour être exaspérant et qu'il n'avait pas été derrière les barreaux – ce qui lui aurait sans doute donné l'occasion de défier un peu son agresseur, Léo aurait sans doute senti l'euphorie de la drogue exciter son adrénaline, il aurait été emporté plus longtemps par cet élan de violence extatique et se serait laissé consumer par la rage.
Mais en l'occurrence, il ne servait à rien de s'acharner sur ce type, il ne pouvait pas riposter. Le bousculer un peu, c'était bon pour ses nerfs, mais il ne fallait pas abuser des bonnes choses : même les meilleurs plaisirs n'en étaient plus s'ils traînaient trop en longueur.
Alors, il tira une grande bouffée de sa cigarette et laissa Torenheim parler, parler, et parler encore, en remarquant à quel point sa propre familiarité était contagieuse – c'était les beignes dans la figure, ça, un contact étroit qui offrait aussitôt les perspectives prometteuses du tutoiement, des surnoms affectueux et des piques d'une grande inventivité. Mais il s'égarait.
Au milieu des flatteries un peu bizarres du prisonnier, qui avait apparemment aussi apprécié le passage à tabac qu'une cure en thalassothérapie, Léogan ne pouvait s'empêcher de sourire d'un air vaguement goguenard, tout en répandant d'épais nuages de fumée. Les traits osseux de son visage se dessinaient obscurément dans la lumière rougeâtre de son mégot, ses yeux noirs étaient opaques, ternes, et ne reflétaient aucune lumière.
Ce discours-là, il l'avait déjà entendu, quoi que la mention plus explicite à « son épée » fût une nouveauté qui le fit tiquer légèrement. Bon, il n'était pas complètement stupide non plus. Qu'est-ce qu'il cherchait à faire celui-là ? Il avait certaines insistances, le bougre, qui en disaient bien long sur ses intentions. Cette conscience que tout ce que Torenheim disait là n'avait rien d'innocent poussait instinctivement Léogan à une réaction immédiate de révolte. Si le prisonnier s'attendait à pouvoir lui donner une direction aussi facilement qu'à un projectile qu'on dévie délibérément de sa trajectoire, ou s'il croyait même pouvoir prévoir de quoi s'attendre avec lui, il se fourrait le doigt dans l’œil.

« Pas besoin d'en rajouter, coupa-t-il, sèchement, à la fin du premier monologue de son vis-à-vis. Ni de m'en faire une charade. J'ai bien compris où tu veux en venir. »

Torenheim faisait peser sur lui un drôle de regard. Léogan eut la même sensation malsaine qu'il avait éprouvée tout à l'heure, lorsqu'il avait commencé à prononcer les mots qui avaient plus à son interlocuteur. C'était simple, on aurait dit qu'il prenait son pied. Littéralement. Et qu'il en redemandait, avec un plaisir pervers. Cette raclée prenait presque des airs de bagarre érotique maintenant. Non, c'était vraiment très perturbant.
Léogan exhala un nuage de fumée piquant dans la cellule obscure, et leva la tête d'un air arrogant.

« M-hmm. Alors je vais te rendre service en me retirant dès maintenant. Ça te donnera un prétexte de moins de te remonter comme une vieille mécanique et de répéter encore la même musique. Je m'en voudrais d'en être responsable. » acheva-t-il, tandis qu'un sourire sardonique venait frémir sur le coin de ses lèvres.

Il s'étira comme un chat paresseux, les bras tendus en l'air, soupira un peu et avança de quelques pas vers la porte. Mais Torenheim le retint encore. Toujours les mêmes insistances. Ne comprenait-il pas que cette tendance compulsive à vouloir mettre les points sur les i le rendait plus suspect à chaque insistance ? Léogan secoua la tête d'un air navré. Peu importait. Il ne pouvait pas se permettre de faire confiance à un terroriste complètement cinglé comme ça. A quoi cela servait-il de revenir là-dessus ? Il ne répondit rien, simplement, et lui lança le même regard éteint et indifférent qu'un peu plus tôt.
A la question du détenu, cependant, Léogan fronça des sourcils et ses pas cessèrent un instant de résonner dans la cellule. Ce qu'il avait pour lui, hein ? Une nausée infâme le prit à la gorge, mais il se refusa de lui donner le plaisir de se repaître du malaise qu'il créait si facilement chez lui. Il lui adressa un coup de menton désinvolte.

« T'aimerais bien le savoir, hein, dit-il, narquoisement. Beaucoup de choses. La colère, la rancœur, la révolte, l'amour, la monstruosité. Le problème, c'est qu'elles te sont toutes étrangères. Tu ne peux les trouver que dans le monde, et toi tu ne vis que dans une antichambre... Qu'elle soit à ton goût ou pas, tu ne pourras jamais que tenter faiblement d'imaginer ce que les hommes vivent et éprouvent sur terre. Alors, écoute. Tout ce que je peux t'souhaiter, c'est d'faire de beaux rêves, derrière tes barreaux ! »

Et il se détourna à nouveau, un peu ennuyé d'être forcé à se répéter également, alors qu'il était quasiment certain que ces réflexions ne seraient pas entendues par Torenheim. Il n'aimait pas les poètes. Cet homme en était un. Il s'écoutait formuler de belles phrases, il observait la manière dont elles sonnaient dans l'esprit de ses interlocuteurs et il s'en réjouissait comme un gosse insoucieusement cruel, mais il n'écoutait pas. Il aurait sans doute pu monologuer pendant des heures s'il n'avait pas besoin qu'on lui donnât de la matière pour peupler le vide qu'il avalait chaque jour à grandes goulées dans sa prison.
Léogan accueillit cependant sa dernière recommandation avec plus de bonne volonté. Il lui sourit honnêtement, mais les paroles qui sortirent de sa bouche furent tristement moqueuses – il ne pouvait pas aller contre sa pente naturelle, certainement.

« C'est mon affaire. Occupe-toi des tiennes. C'est bien malheureux de tourner en rond comme un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu’il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour sur un vitrage qu’il continuera à prendre pour de l’eau. Le vide, le chaos, le vide, le chaos, le vide. Il serait au moins temps de changer un peu la tienne, avant que tu ne t'empoisonnes pas dans tes propres déchets. »

Oh, c'était peut-être un peu dur. Et puis consternant de répétition et d'espoir naïf de se faire comprendre tôt ou tard. Mais l'image frapperait peut-être l'esprit d'artiste du prisonnier et les mots lui resteraient peut-être en tête, les derniers qui se démarqueraient avant longtemps de la potée d'ordres, d'insultes et de questions sans pertinence qu'on lui servait tous les jours. Et à un de ces quatre, mon bonhomme. Ils se retrouveraient sans doute. Quelque chose lui disait que Torenheim n'en resterait pas là, quoi qu'il fût incapable de comprendre ce que signifiait cet éclat d'intérêt enflammé qui palpitait dans ses yeux, plus intensément encore depuis qu'il s'était pris quelques tartes dans la figure. Il avait quelque chose derrière la tête. Ou il était tombé plus bas qu'il n'était possible depuis son emprisonnement. S'il mourait de ses blessures au fond de son trou, Léogan se demandait si on aurait l'idée de disséquer son cerveau : il était à parier qu'on y trouverait une difformité à portée scientifique ; alors lui aussi servirait mieux le dessein d'un autre qu'il ne servait le sien – quel qu'il fût. Et Léogan lui-même ne perdrait pas l'occasion de le traquer s'il avait le moindre indice sur ses agissements.
Si Torenheim répondit quelque chose à Léogan, celui-ci ne prit pas la peine d'y répondre. Il ouvrit la porte de la geôle, lui offrit un dernier sourire vague, une espièglerie corrosive noyée dans la fumée, et lui adressa un petit salut des deux doigts avant de se retourner avec désinvolture et de disparaître dans le ventre d'Umbriel.

Fin pour moi !
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MessageSujet: Re: Mise en abyme - PV Torenheim   Mise en abyme - PV Torenheim Icon_minitimeDim 9 Nov - 19:29

Oh non, Torenheim n'avait pas de visite comme celle-ci tous les jours ! Et c'était bien dommage : elles étaient tellement plus divertissantes que les interrogatoires stupides et les séances de torture futiles dont il se riait au mépris de ses geôliers. Il avait dût attendre, attendre et encore attendre pour trouver quelqu'un de la trempe de ce Léogan, et en rien il n'était dessus de sa patience. Elle portait finalement ses fruits. Comme toujours.
Le détenu couvert de bandelettes à jamais souriant, assis juste là dans l'obscurité poussiéreuse, sa tête encapuchonnée penchée légèrement sur le côté regardait en silence ce Sindarin enfumé et si sombre dans l'obscurité d'Umbriel. Quel beau tableau ! Même la lueur de sa cigarette se reflétant dans ses yeux noirs laissait voir toutes les possibilités et les potentiels qui se cachaient au fond de son âme lentement dévorée par la folie. C'était vraiment ravissant, et très intéressant. Quelque part dans son esprit, les nouvelles données s'agençaient encore inlassablement au gré de sa musique intérieur, et la machine faisait le tri, classant les résultats et les inconnues, les équations à équilibrer et les formules à démontrer. Tout ce petit ballet de pensée en désordre prenait peu à peu forme pour laisser entrevoir les nouvelles possibilités : de magnifiques possibilités. Des possibilités que la momie voyait s'étaler devant lui sur son plateau mental avec une lueur d'amusement mêlé à de la fascination dans le regard. C'était une chose qu'il n'avait plus ressentit depuis longtemps ...
Oh non, il n'avait pas perdu sa journée, loin de là. Les paroles sèches du Sindarin ne firent qu'élargir d'avantage son sourire narquois. Non, non mon petit Léo' ... Tu n'as rien compris, pensa-t-il pour lui même. Pas encore. L'avenir était plein de promesses et de surprises annoncées, ce qui emplissait Torenheim d'une douce joie ; il anticipait déjà toutes les merveilles qui pourraient découler de cette découverte et de ses implications.

Un peu ailleurs, entre les rouages de sa machinerie mentale qui faisait tourner lentement ses engrenages pour laisser surgir des centaines de nouvelles pensées, le prisonnier n'écoutait plus que d'une oreille distraite les paroles de son interlocuteur, n'y assimilant que son ton acide à l'âcre odeur de cindine. Ses vaines tentatives de garder consistance en sortant les griffes et les crocs contre lui étaient aussi pathétique que ridicule. Il ne se considérait pas comme son ennemi, en rien le Sindarin n'avait de quoi se sentir agressé. Il n'avait fait que dire la vérité. Mais après tout, il ne devait pas paraître moins ridicule, lui qui souriait dans sa cellule vide et ténébreuse. Cela dit, la citation d'un ancien auteur lui revint en mémoire : "il est bien plus facile de se libérer des barreaux d'une prison que des entraves d'un esprit". Au moins, même s'il perdait sans doute une partie importante de la réalité depuis son "petit nuage", son esprit lui ne souffrait d'aucune barrière : de par sa nature intangible, s'il ne pouvait se fixer durablement à la réalité actuelle, il était à l'inverse libéré d'un quelconque référentiel absolue. Et ironiquement, il était aussi prisonnier du temps. Mais il ne s'en plaignait aucunement, et pour cause : premièrement il s'amusait déjà très bien, secondement il était incapable d'en souffrir. En fin de compte, aucune situation ne valait mieux qu'une autre, ils étaient tous les bouffons de quelqu'un d'autre. Cela ne le dérangeait pas, et puis bouffon ou pas, il restait celui qui s'amusait le plus ...
Toutefois, ce que le garde lui répondit par la suite l'arracha à sa rêverie vagabonde et effaça l'espace d'un instant ce sourire gravé sur ses lèvres. Il écoutait attentivement, presque surpris de la perspicacité acerbe du sindarin. A bien y réfléchir, cela n'avait rien d'un exploit : Léogan devait être simplement doué lorsqu'il s'agissait de comprendre les choses les plus simples. C'était ce qui manquait à beaucoup de monde à Umbriel, et dans les hautes sphères d'Isthéria ... Non, Torenheim ne pourrait sans doutes jamais comprendre ce que le commun des mortels devait vivre chaque jour, c'était aussi pour cela qu'il appréciait autant la compagnie de ce personnage aux passions et aux émotions si fortes qu'elles irradiaient de son regard et que Toren' pouvait admirer aisément, ce dont il ne se privait pas le moins du monde. Son sourire réapparut alors sur son visage, plus amusé qu'à l'accoutumé. C'est vrai, il était malin le bougre, il y avait vraiment de quoi faire de grandes choses avec un gaillard comme celui là.

- Oh, tu es perspicace, tu as fait un très beau résumé ... En revanche, en ce qui te concerne, je ne sais pas si c'est toi qui possède toutes ses émotions ... ou bien si ce sont elles qui te possèdent. Son sourire s'élargit d'ironie, puis il secoua la tête et releva le visage pour adresser un dernier regard calme et posé au Sidarin sur le départ. Quoi qu'il en soit, cela ne fait aucune différence. Au revoir Léogan Jézékaël ! On se reverra très bientôt, je l'espère.

Le prisonnier regardait le sindarin s'en aller doucement, sortant à nouveau rejoindre "le monde" qu'il connaissait. Mais ce monde là n'était que changement et désordre permanent ... Et le prochain chaos ne tarderait pas à pointer le bout de son nez, alors encore une fois, de nouvelles possibilités s'offriraient à ceux qui sauraient les voir, des milliers d'autres chemins, des milliers d'autres potentiels à explorer. Et lui, il les arpentera avec la curiosité et l'innocence d'un enfant du monde, vagabondant sur les routes et les mémoires, son petit baluchon sur son épaule, regardant en souriant Isthéria tout entière s'auto-détruire autour de lui, puis se reformer, se reforger dans le souffre et le sang, pour un nouveau cycle, de chaos, de vide, de chaos, de vide. De Vie enfin !
Oh oui, l'avenir était plein d'espoirs et de promesses ... Et pour sûr, la petite momie aller prendre son pied, comme toujours sur ce magnifique terrain de jeu que les dieux croyaient leur propriété.

- Je te souhaites de sortir de ta cage ... avant que je ne sorte de la mienne, Léo'. Ça serait tellement plus amusant ... ! acheva-t-il avec un sourire rêveur, le regard pétillant de malice et de douce folie.

La porte se ferma dans un bruit métallique, plongeant à nouveau la cellule dans le noir complet. Il ferma les yeux, son rictus toujours au visage.
Au dehors, les hommes passaient et trépassaient, les nations se faisaient et se défaisaient, et le monde continuait de tourner inlassablement. Tandis que dans ses entrailles, loin, très loin au plus profond de cet abîme dans l'abîme, au fin fond de ce gouffre noire suintant de ténèbres et de folie que l'on appelait la Prison des Damnés, là où semblait s'être concentré tout le plus noir et sombre qu'avait l'Humanité à offrir : il ne criait pas.
Il ne se débattait pas. Il ne tentait rien.
Innocente comme un agneau, l'Ombre souriait derrière ses barreaux, attendant patiemment en rêvant l'heure du prochain acte.
Non, j'ai pas résisté ...:
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