[TERMINE] [QUETE] Têtes connues

La saison froide s’était montrée clémente envers Smaragd. Comme son emploi du temps l’avait prévu, elle en avait passé la première semaine au grand marché d’Hesperia, et sa persévérance avait été récompensée puisqu’elle avait vendu trois oiseaux en tout : un faucon pèlerin et deux grands ducs. Forte de sa mémorable expérience lors de sa toute première sortie de Noathis, elle avait gagné en confiance en elle et était parvenue à prouver l’excellence de son art sans pour autant se faire embarquer dans quelques dîners traumatiques comme avec le noble éridanien quelques mois plus tôt. Les clients ne s’étaient pas tous avérés aussi bienveillants mais ils ne l’avaient pas mise aussi mal à l’aise que son tout premier acheteur. Cette fois-ci, la jeune Zélos n’avait pas été accompagnée d’une consœur de son âge mais d’une Eryllis plus âgée, native d’Hesperia, qui entretenait de bons rapports avec un groupe de marchands installé à la capitale. Pasiphaé, Terrane rousse au visage balafré mais à la voix cotonneuse, avait elle-même proposé à Smaragd de se joindre à elle lors de son séjour dans le pays voisin. Craignant de revivre seule le délire de sa première fois, l’adolescente avait accepté sobrement et toutes deux avaient discuté bien plus que la jeune fille ne l’avait envisagé pendant le voyage. Pasiphaé pratiquait un zinonien bancal mais bien meilleur que la plupart des Eryllis, et la manière qu’elle avait de corriger la grammaire isther de l’oiselière était remarquablement aimable. C’est donc de bonne humeur que Smaragd avait posé ses cages au marché, et cela avait sans aucun doute eu un effet positif sur ses affaires. Elle n’eut même pas à s’angoisser des autorités puisque son aînée lui procura, on ne sait trop comment, une autorisation officielle de tenir un étal.

À l’occasion de cette excursion, Smaragd avait également noué des liens moins mercantiles. Un de ses clients, un bourgeois fanfaron dont elle avait déjà oublié le nom, l’avait fait venir jusque chez lui parce qu’il était tombé amoureux des hiboux de l’éleveuse mais tenait absolument à en acquérir une femelle, spécimen que la Zélos avait bien amené mais pas présenté ce jour-là. Il l’avait dédommagée avec quelques pièces en plus, alors elle n’avait pas trop ronchonné. À peine l’avait-il accueillie sur son immense domaine qu’il lui avait présenté ce qui ressemblait à une autre commerçante complètement hors de son élément, traînée jusque-là pour satisfaire les coquetteries du gentilhomme. Une certaine Eko, et Smaragd s’en souvenait parce que c’était court et sonnait pas mal comme « dans la cheminée » en zinonien. Au début, la dresseuse avait cru qu’on les poussait à la conversation parce qu’elles étaient toutes les deux des roturières mal coiffées, mais il s’avéra que la femme en question confectionnait de très beaux gants de fauconnier et que le bourgeois tenait en fait à s’assurer l’adéquation de son matériel. Un geste honorable et intelligent qui avait très agréablement surpris la Zélos. Les deux artisanes n’avaient pas eu le temps de s’entretenir très longtemps mais la jeune fille avait bien mieux apprécié cette petite demi-heure qu’elle n’aurait cru.

Dotée d’un pouvoir de conviction surréaliste et tout à fait suspect, Pasiphaé était parvenue à faire rester Smaragd une semaine de plus. Les deux amazones avaient passé six jours dans la capitale Eridanienne et la Terrane avait introduit sa jeune sœur à de nombreux cercles, tous constitués de personnages farfelus mais fascinants qui gagnèrent plutôt aisément la sympathie de l’adolescente. Ces vendeurs de soieries, d’épices et de bijoux opéraient principalement dans l’ombre, installés dans des ateliers secrets et des sous-sols insoupçonnés où les acheteurs étaient masqués et les dias brillaient d’une lueur parfois douteuse. Pasiphaé n’expliqua rien à la fauconnière, pas formellement en tout cas ; elle la laissa plutôt deviner quel genre d’échanges s’effectuaient dans ce milieu et pourquoi les deux femmes de la forêt pouvaient faire confiance à ces excentriques marginaux. Naïve mais pas complètement sotte, Smaragd comprit qu’entre hors-la-loi de tous bords, la solidarité était loin d’être un mythe. Un matin, la rouquine annonça joyeusement à sa camarade qu’elles iraient à Tyrhénium, une cité soi-disant chatoyante et fabuleuse où on payait plus cher pour tout et où les marchés noirs recelaient de merveilles. L’oiselière n’était pas chaude du tout à l’idée de se retrouver dans une ville si grouillante, mais Pasiphaé souligna qu’elle pourrait bien y vendre les deux oiseaux qui lui restaient. Alors même si Noathis et ses arbres commençaient à manquer cruellement à Smaragd, la jeune fille se souvint qu’elle s’était promise de découvrir le monde. Et puis elle ne se voyait pas rentrer toute seule de toute façon.

C’est ainsi que la dresseuse se retrouva au cœur d’une discussion entre éleveurs de familiers et qu’un confrère fauconnier – hélas prétentieux et avare – mentionna la qualité dégradante du cuir produit par une fameuse tannerie locale. On lui rétorqua que ces riches artisans étaient des voleurs et qu’il fallait bien mieux se fournir autre part, par exemple à la forge Mawu, où on ne se faisait pas arnaquer. Smaragd tiqua. Elle se souvient avoir entendu ce nom quelque part, et Pasiphaé (qui semblait n’écouter que d’une oreille, assise dans un coin à tirer sur une pipe) remarqua le visage à la fois attentif et surpris de sa cadette.

« – Tu connais, cette forge. Et ce n’était clairement pas une question, mais l’oiselière n’était pas encore habituée à l’ésotérisme de la Terrane.

– Je crois que oui… Je crois j’ai rencontré celle qui est le propriétaire.

– Bien possible. Dis-donc Silef, elle est où cette forge ? Pasiphaé adressa un regard complice à Smaragd. J’aurais bien besoin d’un nouveau glaive, ma foi. L’Eryllis obtint sa réponse et décréta qu’elle et la jeune femme s’y rendrait très vite. »




« – Mais pourquoi tu veux y aller ?

– Je te l’ai dit, j’ai besoin d’un nouveau glaive !

– C’est pas vrai, t’essayes encore de me faire « sortir de ma bille » ou je sais pas quoi. Je la connais pas cette fille, je l’ai parlé deux minutes !

– Justement, c’est pas assez ! Et puis j’ai besoin d’un nouveau glaive, moi. Les deux amazones se retrouvèrent devant la forge, un sourire ample sur le visage clair de Pasiphaé et une moue dubitative sur celui de Smaragd. La première poussa la seconde à l’intérieur en lançant un « bonjour ! » fort et se pencha sans plus attendre sur les armes disposées près de l’entrée. La p’tite a des questions sur vos gants de fauconnier, madame ! La « p’tite » ne parvint pas à rétorquer de manière intelligible. »

Quand la poterie vint éclater sur le sol, Smaragd laissa échapper un juron zinonien et se pencha pour ramasser les morceaux qui gisaient à ses pieds. Elle jeta ensuite un regard désapprobateur à Pasiphaé qui adopta une mine défoutue et haussa les épaules avant de lui faire signe d’assister davantage la jeune femme dont l’œuvre venait de dépérir. La jeune Zélos murmura une excuse mal articulée avant que l’artisane ne leur propose, avec toute la politesse du monde, une boisson chaude. Sa consoeur accepta, enjouée, mais Smaragd préféra ne rien répondre et se contenta de rassembler quelques morceaux d’argile dans sa main et de les tendre à l’artiste peu rancunière.

L’adolescente se mordit l’intérieur de la joue et se rapprocha de son aînée qui inspectait toujours les lames. Elle regarda par-dessus son épaule mais ne vit aucune arme qu’elle ne saurait vraiment manier, alors elle se mit à chercher les cuirs du regard. Elle n’avait en réalité aucune question particulière sur les gants produits dans cette forge mais elle concevait que jeter un œil ne ferait pas de mal. Son propre gant était assez usé et elle n’en avait plus beaucoup en réserve à cause des clients qui les lui achetaient en prime avec l’oiseau. Ceux qu’elle confectionnait étaient robustes mais très sobres et rarement élégants. Cela ne la dérangeait nullement mais elle devait reconnaitre que des gants de plus belle facture coûteraient plus cher. Jusque-là, elle n’avait pas vraiment fait de profits sur son travail du cuir. Si ladite Eko était sympa, elle pourrait peut-être lui refiler quelques tuyaux.

Et quand on parle du loup. La forgeronne au teint sombre apparut dans l’entrée et, bien que peu physionomiste, Smaragd la reconnut immédiatement grâce à sa carrure et sa voix. Cela fut réciproque, et l’oiselière arbora un sourire un peu gêné mais aussi poli que possible. Elle commençait seulement à s’habituer à l’amicalité des gens du coin. C’est Pasiphaé qui répondit.

« – Tu m’étonnes ! Tiens petite, raconte-lui ce que tu m’as raconté l’autre jour, avec ton aigle royal, hein ! Smaragd fut prise au dépourvu. Elle secoua la tête, vaguement désespérée, mais s’exécuta malgré tout. Décidemment, la force de persuasion de la rouquine battait des records.

– Oui mon gant est un peu vieille maintenant, et je crois pas assez long pour les plus gros oiseaux. Alors du coup… Elle leva le bras droit pour exposer une vilaine griffure pas encore tout à fait cicatrisée. Sa chair verte avait été lacérée deux fois et percée de l’autre côté, suffisamment profondément pour laisser un creux permanent dans sa peau. Cela été arrivé peu avant qu’elle parte pour Eridania et elle avait considéré ne pas avoir assez de temps pour consulter une Eryllis médecin (comprendre ‘‘la flemme’’). Elle le ferait peut-être à son retour. Peut-être. Comme à chaque fois qu’elle mentionnait ses blessures, la dresseuse eut l’impression de rejeter la faute sur l’animal et se sentit terriblement coupable. On lui avait appris à ne jamais blâmer la bête sauvage. Elle s’empressa alors d’ajouter : mais c’est ma faute, j’avais pas bien présenté mon bras. Le pauvre, il a eu un peu peur. C’est pas de la faute de l’aigle. C’est de ma faute. La jeune fille avait l’air paniquée à l’idée d’être injuste envers l’immense volatile qui lui avait accidentellement mis le bras en lambeaux. Elle termina son discours en se râclant la gorge. »

Fidèle à ses réflexes misanthropes, Smaragd eut un mouvement de recul avant de se laisser tomber sur une chaise derrière elle. Elle baissa les yeux sur son épaule droite et expira dessus par le nez à la manière d’un chat incommodé ; une fine couche d’argile dessinait désormais une paume et de petits doigts sur sa peau verte. La menue Terrane disparut de nouveau, visiblement nerveuse comme tout. La Zélos fronça le nez. Les gens énergétiques comme ça avaient tendance à l’agacer ; déjà qu’elle n’était pas des plus tendres avec les enfants turbulents, mais avec les adultes… Elle regarda ses cicatrices et passa la main dessus comme si elle voulait les protéger de toutes bonnes intentions. Elle venait de saisir un mot sur cinq mais à la gestuelle de la potière, elle avait cru comprendre qu’on s’en prendrait à ses balafres et ce n’était clairement pas pour l’enchanter. Elle échangea une œillade avec son aînée qui lui fit un grand sourire et un signe encourageant de la main. L’oiselière secoua discrètement la tête.

Eko répondit à ses explications, sans doute par diplomatie. Smaragd était persuadée que le sujet des aigles royaux et des plaies qu’ils pouvaient infliger accidentellement n’intéressait personne, et que rien de ce qu’elle ne venait de raconter ne lui donnait l’air à l’aise – et elle avait sans doute raison. Malgré cela, elle aurait pu continuer sur le sujet jusqu’à ce qu’on lui supplie de se taire. On déposa une tasse à thé devant elle et elle la fixa bien plus longtemps que quelqu’un de socialement bien ajusté ne l’aurait fait. La petite rousse eut tôt fait de reparaître, brandissant un nouveau contenant cette fois, parlant toujours d’une voix joviale ; un piaillement intempestif aux oreilles sévères de la Zélos qui comprenait de moins en moins ce qui se passait autour d’elle. Elle ne saisit pas ce que la pâle artisane venait de lui dire mais Pasiphaé éclata de rire au fond de la pièce, alors Smaragd ouvrit de grands yeux sous ses sourcils arqués.

« – Hein ? Qu’est-ce que… mais elle termina son discours en zinonien. Elle râla dans sa barbe, hélas assez fort pour que sa consœur l’entende.

– Elle trouve que t’as une jolie peau, expliqua l’amazone en isther. Sa petite sœur pencha la tête sur le côté pour indiquer qu’elle ne la croyait pas une seule seconde. Pasiphaé haussa les épaules et lui fit signe d’obéir à la requête qu’on venait de lui adresser en agitant la main et en levant le menton. La Zélos reporta prestement son regard sur l’artiste désormais attablée avec elle, un bras tendu vers le sien, et la toisa rapidement avant d’inspecter de nouveau ses blessures et de les cacher sous ses doigts.

– Je… Tu vas faire quoi ? Son ton dissimulait mal sa suspicion, et elle-même ne savait pas vraiment si elle aurait voulu qu’il ait cette politesse. Pendant ce temps, la forgeronne vint servir le thé et s’approcha de l’autre Eryllis qui faisait toujours mine d’examiner les armes et de se frotter le menton de façon caricaturale. Pasiphaé ne leva même pas les yeux pour répondre à la question qu’on venait de lui poser.

– Mmmh… Oui oui, les gants, oui, la p’tite veut voir vos gants. Puis, plus fort : fais-donc les présentations, d’accord ? Smaragd la foudroya du regard – ce que l’amazone ne put pas constater, plongée dans son examen – avant de poser ses prunelles sur Eko, puis sur celle qui attendait toujours qu’elle lui présente son bras.

– Smaragd. Pasiphaé, indiqua-t-elle avec peu d’enthousiasme en pointant son index vers elle-même puis vers son aînée. Elle finit par découvrir ses blessures et se pincer les lèvres à l’adresse de la potière, anxieuse de connaître ses intentions. »

Nerveuse, la Zélos se mit à grignoter sa lèvre. Elle chercha des peaux mortes du bout des dents mais la saison n’étant plus aux gerçures, elle dut plutôt s’attaquer à l’intérieur de sa joue. On commença à lui appliquer de l’argile sur ses plaies et l’odeur lui fit détourner le visage. La forgeronne s’enquit aimablement de son état, visiblement impressionnée par les blessures que la petite rousse était en train de dissimuler sous une épaisse couche de pâte tiède. Smaragd sentit la mixture entrer en contact avec sa chair à vif et répandre dans tout son bras une chaleur diffuse.

« – Bah non, ça va je crois… répondit-elle en ne se tournant que légèrement vers la voix d’une Eko désormais disparue. »

La pelletière eut tôt fait de ressurgir et de présenter sa marchandise, explications à l’appui. Le flot de ses paroles était assez intense et la jeune Eryllis ne comprit pas tous les mots, mais elle fut immédiatement distraite par l’élégance et la robustesse des gants qu’on lui montrait. Avec le bras droit pris au piège entre les petites mains de la potière, elle dut se tortiller un peu pour écarter la tasse de thé qui trônait devant elle (elle la posa plus loin, à côté de celle de son infirmière) et ainsi pouvoir tâter le cuir de l’artefact exposé par Eko. Elle pinça le matériau du pouce et de l’index avant de laisser une mine admirative dérider ses traits. L’épaisseur de la protection tapa dans l’œil de la fauconnière ; elle ne se gêna pas pour la tirer vers elle et glisser la main à l’intérieur. Elle ne parvint pas à passer le poignet, mais elle tourna tout de même la paume vers le plafond avant de rapprocher l’objet de ses yeux en pliant le coude, et d’agiter les doigts à l’intérieur pour savourer le son de la peau tannée qui se plisse. Toujours manchote, Smaragd finit par reposer la sénestre sur la table et par ramener le bras vers elle pour s’extirper du gant.

« – C’est exactement ce qu’il te faut ça, non ? Pasiphaé s’était redressée et observait maintenant la scène depuis l’autre côté de la pièce, derrière l’étal des armes, le menton entre les doigts dans une pose impertinente. L’oiselière haussa les épaules.

– Il est très bien, mais je pense il est très cher. Un commentaire probablement déplacé, mais la jeune amazone ne se rendait pas encore compte de ces choses-là. Elle aurait adoré avoir un tel gant ; avec ça, les serres de ses aigles et de ses hiboux les plus gros n’auraient plus aucune chance. Hélas, un cuir aussi épais serait nécessairement onéreux, et avec ses proportions, elle serait obligée d’en commander un sur mesure. Elle vivait de peu de choses et ne dépensait pratiquement jamais rien mais elle n’avait pas grand-chose sur elle et n’avait pas l’intention de se rendre à Tyrhénium tous les quatre matins. Elle reporta son regard sur les autres gants et secoua la tête positivement avant de relever timidement et fugacement les yeux sur Eko. Ils sont très bien... Madame.

– T’as même pas demandé, gourgandine ! Pasiphaé prit une dague dans la main et la leva à la lumière. Dis-nous Eko, pour un gant comme ça – elle désigna celui que sa consœur avait essayé du bout de la lame – à la taille de la d’moiselle, t’en demanderais combien ? Smaragd  sembla réajuster sa posture sur la chaise. »

On entendit Smaragd renifler et elle passa un doigt sous son nez. Elle n’avait rien à y essuyer, c’était juste un geste nerveux qui, selon elle, lui donnait l’air plus à l’aise. En réalité, elle n’aimait toujours pas la sensation de l’argile sur son bras, et elle était d’autant plus contrariée qu’on venait – encore – de corriger son isther. Il ne s’agissait pas d’une faute de langue mais de diplomatie, sauf qu’elle ne faisait pas la différence, alors elle fronça les sourcils. Le prix qu’annonça la pelletière ne lui fit ni chaud ni froid, sans doute parce qu’elle ne réalisait pas vraiment ce que ça représentait en dehors du fait que c’était bien moins que ce qu’elle gagnait avec un oiseau. Elle vit Pasiphaé adopter une mine respectueuse et acquiesça machinalement, moins par politesse que pour éviter d’avoir à dire quoi que ce fut. Sa soigneuse fit un commentaire mais ne leva pas les yeux sur la Zélos qui en déduisit qu’elle pouvait l’ignorer impunément.

Eko, en revanche, s’adressa plus clairement à elle, et l’adolescente fut bien obligée de la regarder. Encore une fois, il ne s’agissait pas là d’étiquette ou de bienséance mais de pratique, parce qu’elle avait souvent intérêt à garder un visuel sur ses interlocuteurs pour les comprendre correctement : le mouvement de leurs lèvres et leurs expressions étaient d’une grande aide quand on lui parlait vite. Visiblement consciente de cela, l’artisane se tourna un peu plus vers elle et sembla répéter l’essentiel de ce qu’elle venait de dire. Smaragd la remercia intérieurement ; elle avait plus ou moins saisi la première fois mais plus il y avait d’informations, moins elle était sûre de la teneur de ce qui lui paraissait être le cœur du discours. Elle secoua lentement la tête de haut en bas avant de répondre.

« – Cent-quarante ? Oui c’est pas cher du tout. Et je donnerai votre nom à mes clients. De toute façon, j’aime pas trop fabriquer les gants et j’ai pas besoin. Elle réfléchit à la meilleure façon de dire ce qu’elle voulait dire mais ne trouva rien de mieux que : je suis déjà riche avec mes oiseaux. Pasiphaé pouffa avant de lui adresser un sourire sincère et un hochement de tête bienveillant. »

Smaragd ne rebondit pas sur la plaisanterie de la forgeronne pour la simple et bonne raison que, distraite par son inconfort général, elle ne l’avait pas remarquée. Les mots qui n’étaient pas cruciaux avaient tendance à lui rentrer dans une oreille et à ressortir immédiatement par l’autre. Un instant, elle sembla digérer ses propres paroles et vérifier leur grammaticalité dans sa tête, mais elle fut interrompue par la petite rousse qui lui souffla quelques instructions. L’oiselière regarda la potière, puis son plâtre, puis de nouveau la potière, et plissa des paupières. Elle eut la fâcheuse sensation d’avoir été prise dans un piège. Rester immobile pendant toute une heure ? Quelle torture. Smaragd se râcla durement la gorge, produisant ainsi un son guttural que les trois autres femmes n’auraient sans doute pas su imiter. Son aînée vint à sa rescousse.

« – Une heure sans bouger ? Cette petite ? J’espère que vous avez de la viande, haha ! Elle se rapprocha à grands pas, tira un tabouret vers la table et s’y assit. Il était très bas, alors elle parut minuscule à tout le monde, mais cela n’eut pas l’air de la déranger. Sa prestance n’en fut pas grandement affectée non plus. Elle tendit le bras pour saisir le gant qui trônait entre les tasses de thé et siffla. Quelle beauté ! Ça donne presque envie d’avoir un oiseau ! Elle parla directement à la plus menue des ouvrières. Smaragd a des bêtes superbes mais je suis plus félins, vous voyez ? J’aime bien pouvoir voir mes animaux. Cela dit, les félins ne sont pas moins dangereux. Tu ferais un gant du même type, mais pour les crocs de panthère, Eko ? Bon, j’ai pas de panthère… Mais j’ai du mal à imaginer qu’une panthère ne pique pas ses crises de temps en temps, quoi. Elle fit mine d’inspecter le cuir davantage pour laisser à la pelletière une occasion de répondre à cette question saugrenue, mais elle était tout aussi prête à déblatérer des sottises pendant une heure de plus si cela pouvait faire oublier à Smaragd que sa main avait été prise en otage. »

Smaragd posa des yeux grands et vides sur sa consœur comme pour mieux absorber toutes ses calembredaines et immédiatement les anéantir dans sa tête. Elle resta muette pendant longtemps, visiblement bien plus perdue dans ses pensées qu’ennuyée. Les inepties de Pasiphaé lui fournissaient une stimulation sonore suffisante à faire divaguer ses méninges plutôt qu’à ruminer son mécontentement. C’est un immense fracas au-dessus d’elle qui l’arracha à ses songes et la fit lever les yeux vers le plafond. Son hôte réapparut peu de temps après, intacte, et la Zélos remarqua juste à ce moment que l’autre rousse s’était éclipsée. Elle la chercha du regard, étonnée de n’avoir rien suivi, mais abandonna rapidement. On la sollicitait de nouveau, et elle plissa les yeux sur l’arme que lui tendait Eko.

C’était une belle lame, plus longue et mince que ce que Smaragd avait l’habitude d’utiliser, rutilante. Elle était de bonne facture, pas très sophistiquée mais élégante et bien finie. Sa poignée était d’un bois sombre. La Zélos crut le reconnaitre, mais l’emblème que désignait la pelletière attira davantage son regard.

« – On dirait une espèce de lune, non ? Ça fait très Clan des… Trucs Rouges. Collisses, collines ?

– Collines. C’est vrai, ils mettent des croissants de lune partout. Mais il y a autre chose juste au-dessus, j’ai l’impression.

– C’est un scrabée. C’est pour dire que c’est Ignias. Pasiphaé fit une mine impressionnée. Quoi ? Je les connais.

– Ils sont d’où exactement ? Ils sont… Surtout trappeurs, non ? L’Eryllis connaissait parfaitement les réponses à ces questions mais elle essayait toujours de faire parler sa petite sœur.

– Quoi ? Non, ils sont herboristes ! Ils sont dans la vallée d’Hillem, pas loin de la frontière. C’est là les collines rouges. Ils font des très bonnes eeeuuuh… Elle fit un geste du poignet et dessina une lame courbe avec ses doigts.

– Serpes. Et ils en font beaucoup, des dagues ? Smaragd haussa les épaules.

– J’sais pas, p’têt que ça coupe certains trucs. Elle leva le regard sur Eko pour lui signaler qu’elle n’avait pas de meilleure idée. »

Passant un doigt délicat sur la lame, la jeune Zélos constata que le tranchant de la dague avait un peu perdu. Elle adressa tout de même à l’objet une mine impressionnée, par respect pour la personne qui l’avait conçue, et écouta vaguement Pasiphaé répondre aux questions d’Eko.

« – Oh tu sais, l’est, c’est vaste... Il y a un peu de tout par là-bas. Les Collines Rouges sont Terrans, on a des trappeurs, une petite communauté de Yorkas, beaucoup de Sindarins, des guérisseurs et des shamans d’un peu partout… C’est la forêt, tu l’as dit. On se croise pas tant que ça… »

Smaragd sentit les yeux de son aîné se poser sur elle en l’attente d’un ajout, alors elle tendit le bras vers sa tasse et la maintint au bord de ses lèvres un moment avant d’en boire. Ses canines proéminentes empêchaient le gobelet d’entrer correctement en contact avec sa bouche. Discrètement, elle finit par tirer un peu la langue pour former une rigole dans laquelle le liquide coulerait, sans quoi elle en mettrait partout. Un court silence plana au-dessus des trois femmes avant que la pelletière ne découvre la deuxième arme.

L’oiselière faillit recracher son thé par le nez. Elle déglutit difficilement et fut prise d’une quinte de toux à la vue de ce second poignard. Elle se pencha sur le côté pour ne pas éructer directement sur son hôte, et son bras bougea fatalement sous le plâtre d’argile. Elle tenta de le maintenir immobile, mais sa poitrine était à la fois irritée et en feu, et elle ne parvint à reprendre son souffle qu’une dizaine de secondes plus tard. Elle leva sa main valide pour signaler qu’elle n’était pas en train de mourir.

« – Ahem, excusez-moi. J’ai… Lavalé à travers. Elle sentit ses joues prendre une teinte brune alors qu’elle remettait honteusement son membre dans sa position initiale. Il n’avait pas beaucoup glissé mais la couche de terre était indéniablement déformée. »

La dague était imposante. Sa lame était courbée, sa poignée large et grossière à la garde. Les lanières de cuir rouge étaient bien conservées et on reconnaissait à la base du tranchant des gravures en forme de tête de mort. Smaragd avait bien vu ça quelque part, et elle aurait préféré l’oublier. Sincèrement inquiète, Pasiphaé s’était approchée d’elle en faisant râcler son tabouret sur le sol et avait posé une main dans son dos. Elle lui adressa une œillade pénétrante, mais les prunelles de Smaragd s’enfuirent.

« – C’est une dague des Ceintures de Crânes, ça. C’est des… Enfin ils vivent surtout pas très loin de les côtes. Elle marqua une longue pause que personne, à moins d’avoir un cœur de pierre, n’aurait interrompue. Son regard semblait se noyer dans le peu de thé qui restait dans sa tasse devant elle. C’est pas des gens gentils. Ça sert pas à couper de l’herbe, ça. À la regarder de près, on aurait aperçu la lueur d’une larme souligner l’or de ses yeux. Elle chassa son chagrin en allant fixer autre chose le temps que ses cils sèchent, puis elle revint sur Eko et laissa un mince sourire éclaircir son visage. Elle vient de loin ! J’ai la hâte de voir les autres ! Le pouce de Pasiphaé caressa doucement son échine.

– On ira voir ça avec grand plaisir. T’as de la chance d’avoir eu un papa qui voyageait, dis-donc ! Tu as vu du pays, toi aussi ? »

Quand un véritable tremblement de terre vint secouer la maison, Smaragd se redressa à la manière d’un chien à l’affût. Elle ouvrit de grands yeux avant de se courber en avant, prête à bondir dans la direction la plus sûre dès qu’elle aurait déterminé laquelle c’était. Son sang n’avait fait qu’un tour et ses instincts animaux s’étaient éveillés en moins de temps qu’il n’aurait fallu pour le dire, même en zinonien. Son bras avait bougé davantage mais cette fois-ci, elle n’était pas embarrassée. Elle s’apprêtait à passer par la fenêtre la plus proche.

Finalement, elle remarqua qu’Eko et sa copine n’avaient pas l’air plus bouleversées que cela, et Pasiphaé arborait une mine plus amusée qu’inquiète. La jeune Zélos regarda autour d’elle, effarée alors que les trois femmes se dirigeaient vers l’extérieur. Elle se retrouva vite seule avec son cœur battant et son membre empêtré dans un argile qui ne ressemblait vraiment plus à grand-chose.

« – Nan mais… Ho ! »

Son appel demeura sans réponse. Elle se leva et haussa les épaules en présentant ses paumes au plafond, tout à fait décontenancée. La terre avait séché suffisamment pour ne pas s’écraser par terre, mais elle sentit le poids de la mixture se défaire de sa peau, alors elle la tâta avant de suivre Pasiphaé et les autres, le bras levé comme quand elle attendait de réceptionner un de ses oiseaux. Elle sortit juste à temps pour les présentations. Elle réalisa alors qu’elle ne s’était posé aucune question sur la race des forgeronnes. D’emblée, elles lui avaient semblé être Terranes, mais la brune venait de s’avérer être une Yorka. Smaragd la toisa furtivement dans l’espoir de deviner son essence animale, en vain. Elle se demanda si la rousse était elle aussi une femme animale – elle aurait pu avoir un petit côté vulpin – mais ne s’attarda pas à enquêter. Après avoir adressé un sourire faux à la bisonne, elle leva sa main valide, puis se mit à fixer le sol. Elle entendit simplement Pasiphaé lancer de son habituel ton jovial :

« – T’en fais pas, j’oublie mon nom tout le temps ! »

La pelletière expliqua la présence de sa superbe mère et demanda poliment à ce qu’on l’assiste. Il s’agissait de pratiquer une activité physique, loin des tasses de thé, loin des dagues des Ceintures de Crâne, et loin des bonnes raisons de rester immobile. Le visage de Smaragd s’illumina comme il n’aurait jamais dû s’illuminer à l’idée d’un labeur. Elle acquiesça vivement de la tête en se dirigeant vers les bûches, prête à tout charger toute seule si cela pouvait lui épargner les mondanités.

« – Vous inquiète pas madame, je crois c’est presque sèche ! Déclara-t-elle à l’adresse de son infirmière en soulevant deux gros morceaux de bois. »

Malgré le dynamisme avec lequel la jeune Zélos entreprit de charger les bûches, elle fut interrompue dans son élan par de petites mains pâles qui se posèrent sur son avant-bras blessé. La rouquine lui retirait complètement l’argile posé plus tôt en prélevant les morceaux à moitié secs qui avaient tenu malgré les agitations. Smaragd adressa à la potière un regard mêlé d’incompréhension et d’agacement. Un coup on la forçait à ne pas bouger, un autre on lui demandait de l’aide pour faire des choses… Et après, ça râlait parce que les machins en terre cuite ne séchaient pas sur sa blessure qui n’avait d’ailleurs rien demandé. Les deux pelletières étaient fort sympathiques mais elles ne voulaient visiblement pas la même chose. L’oiselière se laissa faire en ourlant sa lèvre du haut, et elle aurait sans doute agité les mains vers le ciel avec exaspération si elles n’avaient pas été prises par deux gros morceaux de bois.

Eko intervint au bout d’un moment et s’excusa, ce à quoi Smaragd répondit en haussant les épaules. Pasiphaé eut un éclat de rire.

« – Bon, t’auras essayé ! On ne sut pas à qui elle s’adressait, cela aurait pu être destiné à n’importe laquelle des trois autres femmes. La troupe ne tarda pas à se mettre en marche, et la fille du bison engagea de nouveau la conversation. L’éleveuse songea que ces gens-là n’aimaient vraiment pas le silence. Ouh la ! Moi et ma mémoire… Smaragd ? Ça fait quoi, un an peut-être maintenant ?

– Euh… Non, quatre mois plutôt. Les deux Eryllis ne partaient visiblement pas du même repère temporel. La jeune Zélos avait bel et bien rejoint les amazones depuis un moment et elle avait croisé Pasiphaé quelques fois peu de temps après son initiation, mais la Terrane et elle ne s’étaient adressé la parole pour la première fois que quelques mois auparavant. L’aîné tourna une mine légèrement désapprobatrice vers l’adolescente ; ce genre d’incohérence pouvait vite finir en divulgation accidentelle sur les habitantes de Noathis. Smaragd lui répondit d’un regard froid. On se connait bien depuis quatre mois, avant on savait juste notre tête, ajouta la fauconnière d’un ton curieusement neutre.

– Et cette forge, elle est dans la famille, je suppose ? Depuis combien de temps vous la tenez, toutes les deux ? Les traits de Pasiphaé se déformèrent un moment sous l’effort alors qu’elle réajustait sa prise sur une bûche. Smaragd lui vint en aide après avoir jeté un de ses colis sur l’autre et les avoir passés sous son bras pour aider son accompagnatrice de sa main nouvellement valide. »

Pasiphaé exacerba visiblement sa maladresse dans un but que Smaragd ne sut identifier. La Zélos finit par emmener la bûche de sa consœur avec elle, ne lui en laissant qu’une petite sous le bras gauche alors que tout le monde s’était chargé plus que cela. La Terrane ne sembla pas gênée par son inutilité, raison pour laquelle l'autre Eryllis finit par croire qu’elle voulait en fait se fatiguer le moins possible.

L’oiselière écouta Eko attentivement, moins par intérêt que parce qu’elle n’avait pas grand-chose d’autre à faire. La Yorka avait somme toute une élocution agréable et un vocabulaire relativement accessible. D’ailleurs, Smaragd ne comprit peut-être pas tout, mais elle apprit un mot à la suite des indications de la forgeronne, et s’en réjouit intérieurement. Elle ignorait qu’un « abri » pouvait désigner une construction adjacente à une maison. En zinonien, quand on parlait de protéger des intempéries, on faisait une distinction entre ce qui servait à épargner les êtres vivants d’une part et les choses inanimées d’une autre. De son côté, Pasiphaé hochait la tête avec enthousiasme et enchaînait les expressions admiratives, amusées et approbatrices.

Eko finit par s’adresser directement à la jeune Zélos alors que la troupe s’apprêtait à décharger le bois. La fauconnière afficha un sourire timide mais sincère et acquiesça.

« – Oh, ce serait chouette. Je veux bien, ça ferait plaisir. Elle tourna un regard interrogateur vers son aînée comme un enfant le ferait vers sa mère afin d’obtenir sa bénédiction. Cela déclencha une bruyante hilarité chez la rousse.

– Hahahaha, trop mignonne… Elle vint appuyer sa tête contre l’épaule de la jeune éleveuse en l’enlaçant d’un bras. Oui, le temps, on a que ça ! Hé, je suis invitée moi aussi hein ? J’y connais rien mais je veux quand même pouvoir regarder ! »

Smaragd ne se dégagea pas immédiatement mais une mine vexée durcit un peu ses traits. Encore une fois, ce qui aurait paru condescendant dans la bouche de n’importe qui d’autre ne sonnait que comme une boutade innocente dans celle de Pasiphaé, mais le seuil de tolérance de la gamine commençait à baisser et elle n’avait jamais apprécié qu’on la qualifie de « mignonne ». Elle se contenta de soulever quelques bûches pour les placer sous le fameux abri, se dérobant ainsi à l’étreinte de sa grande sœur. Elle avait maintenant hâte que le déchargement soit terminé pour pouvoir en apprendre plus sur l’art d’Eko.

Les amitiés inattendues sont souvent les plus enrichissantes. Après une belle après-midi d’échange, d’entraide et de création, les chemins d’Eko et de Smaragd se séparent mais se recroiseront sans aucun doute. La jeune Zélos quitte la forge munie d’un superbe gant de fauconnerie, unique et personnalisé, tandis qu’Eko et Mina garderont longtemps le souvenir de ces deux femmes un peu excentriques aux histoires fantasques. Une telle rencontre ne peut que réchauffer les cœurs.

[QUÊTE ANNULÉE – RP TERMINÉ]