Rangement et dérangements

Le réseau encore peu étendu de ses informateurs l’avait informé – à tout hasard – d’un incident ayant frappé la bibliothèque d’Hesperia. Problème peu grave mais lui offrant l’opportunité de s’y infiltrer en toute légalité, du moins initialement. Ce havre de connaissance réputé dans toute Eridania et même au-delà pourrait enfin lui fournir une piste afin de faire avancer ses projets.

Le syliméa avait changé d’apparence bien avant d’être en vue de la capitale. L’identité d’emprunt qu’il avait choisi serait celle de Selene Tyar, une terrane se présentant comme étant une lointaine parente de Bellina – la femme ayant requis de l’aide pour réparer sa bévue. Il, elle à présent et il – elle – ferait bien de s’en souvenir, n’avait gardé que ses lunettes de son apparence originelle. La jeune femme faisait attention à son apparence, sa coiffure soigneusement coupée en un dégradé lui tombant sur le haut de la nuque en témoignait. Un léger maquillage rehaussait son teint et mettait en valeur la finesse de ses traits. Son corps menu de taille moyenne pouvait témoigner d’une certaine attention portée à son alimentation. Pour souligner la coloration noisette de sa chevelure, Selene portait un haut rouge carmin ample juste ce qu’il faut pour ne pas souligner sa poitrine peu développée. Le vêtement inférieur était teint en rouge tomette et recouvrait sur toute leur longueur ses fines jambes se terminant en pieds de petites tailles confortablement installés dans des chaussures marron de simple facture.

Ce fut donc la mince Selene qui se présenta de bonne heure aux portes impressionnantes de la Bibliothèque des Lumières. Elle leva une main – la gauche – aux ongles soignés, gracile mais dont la beauté était finement altérée par de légers durillons dus à la lecture, pour se protéger de l’éclat combiné de Doroma et Ziria avant de plonger dans les relatives ténèbres du bâtiment.

Une fois à l’intérieur, le temps que sa vision s’habitue au changement brusque de luminosité, Selene fut assaillie par la fraîcheur des lieux. Le temps de frissonner pour réchauffer son corps, son regard pouvait se poser sans difficulté sur le décor. Le hall à lui seul était impressionnant. Il écrasait de sa grandeur et le syliméa et son alias, mais l’impression laissée fut dissimulée. Pour éviter de montrer son trouble devant un tel espace pourtant clos, l’attention se focalisa sur le bibliothécaire qui siégeait actuellement derrière un modeste bureau face à l’entrée.

La terrane s’avança d’un pas rapide vers l’homme, d’apparence âgée, avec un sourire chaleureux et bienveillant. Surplombant l’assis elle tendit sa main droite afin de le saluer ce qui fit tinter les deux bracelets argentés à son poignet.

« Bonjour !, commença-t-elle d’une voix claire et énergique, je viens afin de remplacer Bellina. Je suis ordonnée, soignée, rapide… et discrète, rajouta-t-elle en clignant d’un œil. J’ai contacté la pauvre – son bras se rétablit bien ? – et elle m’a assurée que mon arrivée serait prévenue. Je suis Selene Tyar. »

L’homme grommela dans une barbe imaginaire ayant la tête en entièreté imberbe et ne serra la main tendue. Il leva la sienne d’un geste impérieux intimant le silence avant de se mettre à chercher parmi la paperasse, bien organisée, recouvrant son office. De par son efficacité, le papier désiré se retrouva devant ses yeux qu’il plissa pour le déchiffrer.

« C’est exact. Bien, suivez-moi, ordonna-t-il tout en se levant puis se déplaçant à petits pas rapides parmi les rayonnages. Voilà le chantier, fit-il navré devant le spectacle s’offrant à lui. »

Le trajet avait duré une dizaine de minutes dans le labyrinthe qu’était la bibliothèque. Tantôt ils tournaient à droite, tantôt à gauche. Puis, ils étaient passés sous une arche, et une deuxième. Finalement, la destination fut atteinte. Une étagère vide suivie de quatre jumelles alignées. A leur pied, un amoncellement de livres.

« Ces magnifiques ouvrages si outrageusement altérés par un acte maladroit doivent retrouver la place qui est la leur, fit le chauve les yeux humides. Bref, rangez ceci avec précaution, dit-il d’un ton sec comme ses yeux une fois un mouchoir passé devant eux. »

Et, il partit rejoindre son poste. Du moins en avait-il l’intention avant d’être interrompu par Selene.

« J’ai bien compris, et vous pouvez compter sur mon professionnalisme. Cependant, à la vue de l’ampleur de la tâche, il va me falloir malgré mes talents davantage que cette simple journée. Non, je ne tiens à me plaindre, dit-elle rapidement en voyant le visage du bibliothécaire s’assombrir, je désirais seulement savoir si une personne viendrait me guider vers la sortie à la fin de la journée ne voulant pas me perdre dans ce dédale, mentit-elle sans honte ayant mémorisé le trajet sans mal. »
« Humf, grogna-t-il en réponse. C’est d’accord, je m’en occuperais, dit-il avant de lui tourner le dos agitant une main mettant ainsi un terme définitif à la discussion. »

Selene/Callum était à présent libre d’agir conformément à ses intentions, tout en remplissant la tâche confiée afin de ne pas générer de suspicion indésirable.

Cela faisait des mois, voire des années qu’Alolla ne s’était pas adonnée au plaisir qu’était la lecture. L’excuse du temps qui manque était de mise, mais il n’en était rien. Du temps elle en avait, à revendre, mais il fallait, pour poser un pied sur le pas de la porte d’entrée de la bibliothèque majestueuse, une raison valable. Pieds comme liés, bras le long du corps, le chaperon blanc tombant sur son front, elle leva la tête et entrouvrit la bouche. Que ce bâtiment était impressionnant. C’était à vrai dire un rare plaisir dissimulé de la Gorgoroth, les grandes architectures. En effet, rien avoir avec le malin plaisir qu’elle semblait éprouver à contempler les couples se détruire au coin d’un lit après son passage.

Alolla regarda le sol, ses pieds ne dépassaient pas, d’aucun des quatre côtés d’une des nombreuses plaques de marbre qui jonchaient le sol. Elle leva sa main droite à hauteur de poitrine, et la posa contre la grande porte d’entrée qui se mit à vibrer, à grincer avec un bruit boisé. Un halo de lumière contournant la silhouette vient se poser sur le sol de la bibliothèque, faisant ressortir le carrelage similaire aux maisons de maître, des rosaces, des carreaux divers et variés, des mosaïques, une peinture à lui tout seul. Malgré le peu d’odorat que la jeune femme pouvait avoir, la poussière et le cuir étaient les deux parfums majeurs et lui rappelait les chambres d’hôtels et gîtes qu’elle avait pu fréquenter… Son éternel sourire s’agrandit.

La lumière était douce, dans des tons jaunis. Un toit galbé de forme circulaire était formé juste au-dessus d’elle, de verre et d’acier, la hauteur était trop importante pour que quelqu’un s’y risque à nettoyer.
La Gorgoroth jeta un regard en direction de ce qui semblait être un bureau, d’un bois presque couleur ébène, une lampe de bibliothèque verte en laiton et opaline posée dessus, mais personne n’était là pour l’accueillir. A la vue de sa sociabilité, Alolla passa bien vite au-dessus et s’enfonça dans une des mille traverses visibles du hall. Ses doigts glissèrent sur les livres, sa tête ne sachant plus dans quelle direction aller, ses yeux ne pouvant plus se poser tellement qu’il y avait à voir.

Elle s’arrêta dans une allée, et se saisit au hasard d’un livre, l’ouvrit en son centre et murmura les vers qui y figuraient :

« Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,

Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,
L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.

Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
O démon sans pitié! Verse-moi moins de flamme;
Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,

Hélas ! Et je ne puis, Mégère libertine,
Pour briser ton courage et te mettre aux abois,
Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine ! »

Le nom de l’auteur avait été usé, se trouvant en bas de la page.
Elle reposa le livre à sa place et continua sa marche dans le labyrinthe de livres pour déboucher sur… Collision ! Un homme un peu ronchon venait de rentrer de plein fouet dans la jeune femme. Sans s’excuser il reprit son chemin d’un air décidé et dédaigneux. Alolla resta quelques seconde sur place, haussa un sourcil et émit un petit grognement à l’égard de ce monsieur peu courtois qui aura à faire à elle plus tard. Un petit bout de femme apparu dans le champ de vision de la jeune gorgoroth et d’un pas léger elle s’approcha d’elle et se glissa juste derrière.

« Besoin d’aide ? » Son menton était très proche de l’épaule gauche de celle-ci, mais ses yeux s’attardèrent sur l’étagère vide.

La recherche bien qu’étant la raison première de sa présence ici, elle ne pouvait que passer au second plan afin de n’élever aucune suspicion. Ainsi, Selene se pencha pour s’emparer du premier ouvrage. Une épaisse œuvre, lourde de surcroit, affichant en lettres embossées le sujet traité : Etude comportementale du Falgor. Elle souleva un sourcil devant le sujet abordé par le livre, le reposa délicatement et en prit un autre. Plus petit, plus léger par conséquent, d’une écriture droite et sans fioriture le titre affichait : Le Zoria et son alimentation. Toujours l’œuvre en main, Selene souleva trois autres semblables. Un constat s’imposa, toute la rangée traitait de la faune isthérianne.

Le savoir d’Asteir Lynyr, le sien présentement, était assez pauvre à ce sujet. Cela pourrait être l’occasion de l’enrichir au passage. Ceci seulement si ce n’entrait en conflit avec le but l’ayant mené en ce lieu.

Ainsi, la terrane devait classer tous les traités sur la faune en suivant l’ordre alphabétique. Sa méthode serait simple. L’opération se ferait en deux étapes. La première consisterait à constituer une pile par lettre différente débutant les titres. Il lui fallait cependant garder un détail en mémoire, l’article initial lorsqu’il était présent se devait d’être ignoré pour le classement.

Elle n’eut le temps de commencer sa tâche qu’elle remarqua une présence dans son dos. Elle ne s’en rendit compte qu’uniquement grâce aux paroles prononcées.

« Oh !, fit-elle d’une surprise non feinte mais tout de même légèrement exagérée, je ne vous avais pas entendue arriver. Vous êtes drôlement silencieuse, dit-elle mi-amusée mi-admirative, ce qui est un avantage dans une bibliothèque bien évidemment, finit-elle en se retournant. Mais, dites-moi, qu’est-ce qui vous amène ici dans ce coin qui n’offre pas encore beaucoup de lecture ? Oh, je m’excuse, ma curiosité a pris le pas sur le savoir-vivre. Je me présente, Selene Tyar, mais pas besoin de rajouter le Tyar pour s’adresser à moi, lança-t-elle en tendant son bras faisant ainsi tinter ses bracelets. »

Elle en profita pour détailler l’intervenante. Elle possédait le même gabarit que le sien, ses formes davantage développées. S’il ne devait y avoir qu’un adjectif pour caractériser son physique, il serait très probablement albâtre. Cette coloration était omniprésente. Elle s’arrêta sur son regard bleu pâle. Les yeux sont le reflet de l’âme parait-il, et Selene y aperçut l’attrait que les livres exerçaient sur Alolla. Elle ne prolongea le contact visuel plus longtemps ne voulant dévoiler son âme et surtout sa particularité syliméanne.

« Ah, j’accepte volontiers votre aide. J’espère seulement que vous n’allez pas le regretter, dit-elle avec un léger sourire, il s’agit de ranger tous les ouvrages que vous pouvez voir par terre dans les étagères, montra-t-elle du bras. »

La jeune femme sera-t-elle un frein à ses recherches initialement prévues ? Seules les actions prochaines permettraient d’y répondre.

De la place si près de la jeune femme, Alolla entendait sa respiration. Celle-ci s’arrêta un court instant avant qu’elle ne se mette à émaner un son qui ne fit pas même sursauté la gorgoroth. Alors qu’elle déblatérait nombres mots, elle se demanda pourquoi elle avait proposé son aide, si ce n’était que pour voir le visage de la jeune femme brune. La curiosité d’Alolla la perdrait, elle le savait, et elle se trouvait toujours dans des situations étranges, voire dangereuses, mais celle-ci ne l’était pas. La seule chose qui aurait pu la faire regretter par ses paroles était qu’elle n’avait nullement l’intention d’aider cette fille. Alors que miss Tyar parlait, les seules paroles qui restèrent dans la tête d’Alolla étaient « le Tyar pour s’adresser à moi ». Intérieurement Alolla se demandait comment elle allait faire, n’ayant rien écouté, mais le bras tendu de la jeune femme laissait supposer une simple et banale présentation de sa part. C’était une jolie fille, pas bien grande, aussi bien physiquement que… Alolla se perdait une fois de plus dans ses pensées tout en gardant le regard fixe sur la main tendue.
Instinctivement, et pour ne pas paraître plus étrange que ce qu’elle était déjà, elle tendit sa main à son tour et empoigna l’autre et rabaissa vite son bras. Sa main vint s’enrouler derrière sa nuque, l’air un peu gênée.

« Oh non, ne vous en faites pas, je n’aurais pas proposé sinon.»

Alolla regarda alternativement Selene, dont elle ignorait toujours le nom, l’étagère et la pile de livres. Un petit soupire à peine audible sortit de sa gorge.

« Depuis quand travaillez-vous là ? Habitez-vous dans la région ? »

En effet, Alolla passait ses journées, soirées, nuits et matinées dehors, à espionner, commenter, noter la vie des passants, et la physionomiste qu’elle était savait qu’elle ne se trompait pas, elle ne l’avait jamais vu auparavant. Elle attendait la réponse de Selene avec envie… Les femmes étaient ses principales cibles, elle se hâtait de voir leurs visages dépités, et avait pu les voir de bonne et de mauvaise humeur, cheveux courts puis longs -ou inversement-, en tenue hivernale ou estivale. Elle les connaissait toutes, depuis quelques années.

« Et comment comptez-vous ranger ces ouvrages afin de ne pas briser le rythme du tri tout en parlant ? »

La gorgoroth ôta son chaperon pour laisser découvrir un corset et sa peau incroyablement blanche. La température était bonne, mais Alolla n'avait pas réellement conscience des températures... Elle jeta d'un vif geste celui ci sur une chaise à portée de main.
Elle réalisa qu'elle ne s'était pas présentée, mais si la demoiselle n'insistait pas, à quoi bon...

Selene se permit un fin sourire moqueur lorsqu’Alolla réaffirma, plutôt vivement à ses yeux, réellement désirer l’assister en sa tâche. Il est vrai qu’elle aurait pu profiter de l’offre pour abuser de la situation. De bien des manières tout naturellement, l’esprit syliméa étant très prolifique pour avoir des idées. Seulement, cela ne l’aurait nullement aidé, bien au contraire selon toutes probabilités.

Profitant des quelques questions de la pâle femme, l’intellect syliméa s’activa pour élaborer la suite des évènements. Seule une inconnue demeurait dans les multiples scénarios imaginés, Alolla risquait-elle de le démasquer. Pour cela, une solution simple s’imposa. Il fallut concentrer toutes ses pensées, presque car une partie continuait à prêter attention à la gorgoroth, sur un mot unique : Syliméa. Le regard perçant de la jeune terrane n’aperçut aucun trouble particulier chez son interlocutrice. Ainsi, aucun besoin d’user de subterfuge supplémentaire pour se protéger.

« Vous êtes bien curieuse, fit-elle avec un air malicieux. Mais, comme vous m’offrez votre aide, répondre à vos interrogations me paraît équitable comme rétribution. Alors, pour ce qui est du rangement, reprit-elle sérieusement, on va débuter par faire des piles. Une pour les livres commençant par la lettre A, une autre pour ceux débutant par un B, et ainsi de suite. Par contre, pour les titres dont le premier mot est ‘le’, ‘la’, ‘un’, ‘du’, ‘de’, ou quelque chose s’en approchant, il faut utiliser l’initiale du deuxième mot pour le classement. »

Pour montrer l’exemple, Selene prit le premier ouvrage qu’elle avait eu entre les mains en arrivant et le plaça dans l’empilement, tout juste naissant, qu’elle intitula les ‘E’. Puis, elle s’empara du second.

« Celui-ci, fit-elle en montrant le mince livre ‘Le Zoria et son alimentation’, fait justement partie des exceptions dont je viens de vous parler. Donc, il convient de le poser dans la pile des ‘Z’. »

La terrane prit délicatement une nouvelle œuvre. Elle paraissait récente, très peu manipulée, très peu lue. A la vue du titre, elle alla rejoindre les ‘E’. Elle classa un autre ouvrage avant de répondre aux questions précédemment posées.

« Je ne travaille ici qu’uniquement depuis ce matin, répondit-elle calmement tout en continuant le classement, certes plus lentement. Je suis venue pour aider ma parente qui est dans l’impossibilité de remplir ses fonctions. Je ne pensais pas que l’on viendrait m’aider en cela, rit-elle légèrement sans trace de moquerie. Et, pour le moment, je loge dans une des auberges de la cité n’étant nullement du coin. Il faut dire que depuis que je suis en âge de marcher, je n’arrive à tenir en place aussi je n’arrive à me fixer en un lieu unique préférant découvrir les merveilles de ce monde. Même ici dans cet espèce clos, il y en a. Aussi bien les manuscrits que leurs présentoirs ainsi que les personnes que l’on peut y croiser. Oui, même le brusque bibliothécaire qui m’accueillit, assez mal je dois le souligner, en est une à sa manière bien qu’il ne doive en avoir conscience. Mais, dites-moi, fit Selene – un livre encore en main – en se tournant vers Alolla laissant temporaire sa tâche de côté, qu’est-ce qui a pu vous amener dans cet endroit et surtout vous pousser à m’aider ? N’avez-vous pas quelque chose de plus captivant à faire ? Non pas que je n’apprécie votre compagnie, mais un tel altruisme me parait intrigant, rajouta-t-elle avec une sourire léger. »

Puis, se rendant compte qu’elle s’était arrêtée, son sourire s’agrandit. Et, elle reprit le rangement.