Sur les toits du monde. - PV Aliénor

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 Sur les toits du monde. - PV Aliénor

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MessageSujet: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMer 17 Sep - 0:45



C'était bien mal connaître Léogan de croire qu'on pouvait simplement lui demander de rebrousser chemin en prétextant qu'il mettait sa vie en danger, alors qu'il venait de poser le pied dans une cité perdue depuis un millier d'années. Il lui paraissait absurde de voir que tous obéirent aux ordres de Sighild, quand elle se détourna de la cité et s'en fut par ce chemin pavé, dont le contour indistinct, l'usure des pierres et leurs bris dans la végétation disaient l'ancienneté et le mystère. Comment pouvaient-ils tous partir sans avoir été plus loin ? Pourquoi étaient-ils donc venus ? Pour avoir devant les yeux un spectacle prodigieux, y assister sans comprendre et s'en aller comme on sort d'un théâtre ?
Oh, la chef des Eryllis pouvait avoir des siècles d'existence pour elle, ainsi qu'une longévité habituée des mystères, mais comment pouvait-elle par un seul vaste regard décréter qu'il n'y avait rien à apprendre de plus dans cette cité millénaire que dans un petit marché de province ? Voulait-elle voir tous ces étrangers déguerpir de Noathis, en débarrasser la forêt aussi vite qu'elle le pouvait, pour en garder jalousement les secrets ?
Mais s'il n'y avait effectivement rien à apprendre de plus ici, Léogan voulait braver l'étrangeté qui les chassait tous et qui flottait dans Elgondor comme un voile étouffant. Il voulait avancer plus loin, malgré les carnéas, les Argoras, et le soir qui viendrait bientôt, il voulait vivre ici quelques heures, une nuit peut-être, et tenter de comprendre. C'était ce pourquoi il était venu ; pour le mystère et non pour les réponses, car les réponses n'apportaient à leur tour que d'autres énigmes.

Sighild avait appelé ses compagnons d'aventure et avait disparu dans la forêt épaisse. Au milieu d'une allée de larges colonnes en pierres rouges, à couvert sous les lourds feuillages des arbres, Léogan restait immobile, son épée longue à la main, le regard fixé sur le colosse qui s'en allait pesamment tout en exhalant de la fumée. Il entendit quelques voix l'appeler, sentit une poigne se refermer sur son épaule mais s'en dégagea d'un geste sec, sans un mot. Il fit néanmoins mine de les suivre jusqu'aux portes massives de la ville, dont il sortit, et marcha derrière le petit albinos, l'immense Haut-Prêtre de Bor et Aliénor d'un pas léger, sans rien dire qui pourrait attirer l'attention sur lui. Il traîna un peu dans le silence, laissa l'écart se creuser peu à peu entre la troupe et lui puis, à un détour du chemin, disparut dans la densité odorante des arbres géants, de leurs lianes qui s'entrelaçaient et leur faisaient de longs rideaux, et du labyrinthe de leurs branches basses, des fleurs éclatantes et des plantes inconnues. Il quitta le sentier, leste comme un fauve, et s'enfonça dans la forêt, en direction des ruines d'Elgondor. Il courut aussi vite qu'il le pût, aussi silencieusement que le pouvait un Sindarin, et la chaleur des rais de soleil qui traversaient les branches évasées se combinait aux parfums qui montaient de l’humus pour former un mélange qui enivrait ses sens et l'égarait chaotiquement. Il préférait partir ainsi. On aurait essayé de le retenir. Il n'aimait pas les sermons, il n'aimait pas les adieux.

Les autres n'avaient plus vraiment d'importance – en réalité, ils n'en avaient jamais eu vraiment, aux yeux de Léo. Il pouvait se montrer familier et drôle, il pouvait les avoir protégés sans faillir comme ce jour-là, mais rien ne le retenait à eux. Il disparaissait quand il lui plaisait de disparaître. Il sentait la magie revenir à lui, tandis qu'il courait à en perdre haleine dans toute cette profusion végétale, comme une puissance qui reflue et qui gonfle la poitrine, et quelques images sporadiques et aveuglantes se déversèrent dans son cerveau, signe que Mejaÿ en avait profité pour reprendre un contact télépathique avec lui. Lui aussi galopait, quelque part dans la vallée d'Hillem, non loin de là en fait, il le sentait qui s'approchait à une allure vertigineuse, plantant ses griffes dans la terre, bondissant souplement entre les racines, étendant tout son corps svelte et le ramassant sauvagement à chaque foulée. L'animal lui insufflait son énergie, sa force courait dans ses veines et transperçait sa poitrine, tandis qu'il respirait l'air doré de la forêt, capiteux et enjôleur comme un charme, grisant et sirupeux comme un rare alcool.
Quand il déboucha à nouveau devant les portes de la cité, il se sentit euphorique, à la façon d'un pionnier des terres vierges victorieux qui se serait fait avaler par sa conquête. C'était cela. C'était toujours ainsi. On croyait venir pour vaincre et posséder toutes les merveilles de la forêt et de la cité, et au bout du compte, c'était lui qui finissait par leur appartenir. Il sourit ironiquement, les cheveux dans les yeux, tout en reprenant son souffle, appuyé sur un pan des colossales portes de pierre d'Elgondor.
Il chassa ses mèches noires qui lui barrait le regard et admira la beauté de la ville en ruines qui tentait de faire survivre ses grandes bâtisses en briques dans une jungle embroussaillée qui semblait vouloir l'étouffer comme un python entre ses anneaux. Les rayons du soleil déclinant rutilaient sur les vieilles pierres et roulaient sur elles en étincelant, enveloppant toutes les statues, les maisons, les coupoles des palais et des sanctuaires, les temples et les galeries écroulées d'un halo rougeoyant.

Quand il eut tout à fait repris son souffle, Léogan s'avança entre les colonnades en briques où il avait observé le colosse tout à l'heure. Celui-ci avait disparu de l'entrée de la ville, ou peut-être s'était-il simplement fondu dans la végétation. Ses pas lourds n'ébranlaient plus la terre, il était parti. Le Sindarin jeta un dernier coup d’œil au sentier pavé qu'il venait de quitter et se détourna aussitôt avec indifférence. Il se passerait sans doute un moment avant que les autres ne s'aperçoivent de son absence et Léogan avait vu leur bonté d'âme, il en avait même bénéficié : ils partiraient peut-être à sa recherche. Bah. Peu importe.

Jetant son sac de voyage et son long manteau noir sur son épaule, il quitta l'allée aux colonnes et progressa dans la cité, silencieux et saisi comme dans un lieu sacré. Il traversa des massifs et des futaies boisées où s'épanouissaient des arbres centenaires qui embaumaient l'air d'un parfum résineux, des chênes, des pins, des cèdres assis sur des tapis d'aiguilles vertes, mais aussi de grandes fleurs épanouies aux couleurs flamboyantes – ce devait être d'anciens jardins. Ses pieds retrouvaient familièrement la prudence agile qu'ils avaient apprise dans sa jeunesse, lors des traques qu'il menait avec ses hommes autour de Canopée. Des nuées d'oiseaux s'envolaient des cimes en entendant son pas, et dans sa poitrine, il croyait aussi avoir un oiseau rieur qui battait des ailes et voulait s'envoler de sa cage.

Et tout à coup, un bruit sourd frappa les tympans sensibles de Léogan. Un soubresaut passa sur son échine, mais il ne se retourna pas. Un sourire glissa sur ses lèvres et disparut subtilement, comme un frisson sur l'onde. Mejaÿ était là, quelque part, tapi dans un buisson aux couleurs fauves, il guettait le moment où d'un bond puissant et court, il pourrait écraser sa proie sur la terre. Léogan fit comme si de rien n'était. Son sac de toile allait et venait entre son cou et les muscles nerveux de son bras qui le retenait. Son regard papillonnait espièglement sur les branches, les pierres et les raies de lumière dorées, sans s'attacher à rien, mimant l'insouciance quand il percevait très précisément la marche rampante et étouffée de l'animal qui le pistait. Il entra dans une petite clairière tapissée d'herbes hautes, enfermée dans un long péristyle en pierre blanche, qui s'enfonçait et s'affaissait dans le jardin sauvage. Au-delà de ses colonnes, Léogan apercevait déjà l'ombre immense d'une pagode rouge qui s'imposait massivement dans la jungle. Elle s'échelonnait sur plusieurs étages élégamment arrondis, dont le poids colossal était parfois soutenu mystérieusement par quelques colonnes, et qui s'ornaient d'une profusion de bas-reliefs, d'ornements et de statues. Leur détail happa le regard aiguisé de Léogan et il perdit son attention à se demander comment il était possible qu'une telle construction tînt debout sur aussi peu de soutien. C'était simple, le cinquième étage semblait flotter au-dessus des briques du quatrième, malgré les courtes colonnes qui le portaient.
Saisi, il réagit trop tardivement quand il sentit que derrière lui, Mejaÿ avait décidé de courir brièvement et de bondir sur lui. L'animal s'écrasa sur son dos et Léogan s'effondra par terre sous son poids. Il sentit les pattes moelleuses de la bête pétrir victorieusement ses omoplates, ses griffes lui piquer la peau et son souffle chaud qui précéda sa langue râpeuse sur sa nuque.
Alors là, tu ne vas pas t'en tirer comme ça, mon gaillard !
D'un pivotement adroit de la hanche, Léogan roula par terre et entraîna Mejaÿ avec lui, qui émit un feulement surpris. L'homme et la bête se renversèrent l'un sur l'autre sur plusieurs mètres, et tandis que Léogan tentait de ne pas lui faire de mal en jouant, l'autre lui balançait de grands coups de pattes joueurs dans la poitrine et jusque dans la figure. Finalement, il les appuya puissamment contre le torse de son maître et le bloqua contre le sol, s'allongeant de tout son long sur lui.
Léogan se retrouva nez à nez avec le museau court et affectueux du jeune guépard, qui se frotta dans son cou en ronronnant avant de se redresser fièrement. L'animal battit des cils sur ses yeux orangés d'un air vainqueur et bâilla ostensiblement.

« Fais pas ton malin, je t'ai entendu venir d'aussi loin qu'on sent un carnéa éructer, rétorqua Léogan avec un sourire, en ébouriffant la tête du félin, entre ses deux oreilles rondes. Espèce de lourdaud. T'as encore pas mal de boulot devant toi. »

Mejaÿ poussa un grognement indigné, administra un coup de tête à la figure de Léogan et bondit sur le côté d'une mine faussement vexée. Le Sindarin se releva prestement, en récupérant ses effets éparpillés sur le sol, et entendit un cri strident venir du ciel. Il leva la tête et entre le labyrinthe de branchages, aperçut Horos, son faucon, qui avait dû suivre le guépard depuis les nuées – les deux familiers n'avaient pas tardé à le retrouver, une fois le myste dissipé. Il n'y avait rien d'étonnant à cela : Horos était le messager de Léogan, il le suivait dans tous ses voyages ; quant à Mejaÿ, il ne vivait pas avec lui à Hellas, il errait à Noathis, où le territoire était assez sauvage pour qu'il pût vivre de chasses plutôt que de larcins. Chaque fois qu'il sentait la présence du Sindarin dans la forêt, il profitait de l'occasion pour le rejoindre en fanfaronnant.

Époussetant un peu ses habits, Léogan reprit sa route, suivi vaguement par le guépard, qui s'amusait à grimper sur des colonnes brisées et l'oiseau, qui décrivait de grands cercles au-dessus de sa tête. Il passa le péristyle en bondissant par-dessus un muret et traversa une maison de pierres blanches dévastée, dont il ne restait plus que les fondations, les yeux rivés sur la pagode rouge qui s'élevait sur une colline, entourée d'une végétation épaisse, une sorte de bois sacré, où on avait cultivé des arbres rares qui, avec les siècles, formaient désormais un écrin impénétrable. Il fallut sortir son épée courte pour entrer dans ce dédale de roches sculptées, obstrué de végétations, et percer un trou dans les amas enchevêtrés des lianes. Quand il arriva au pied de la tour principale de la pagode, le front couvert de sueur et les mains un peu éraflées par les épines, il passa une main dans ses cheveux et la considéra avec vertige. A l'ouest, où le soleil tombait au milieu du crépuscule, dans des lumières somnolentes et versatiles, qui plongeaient la cité et la forêt dans la fournaise avant de les faire basculer dans les violets, les mauves et le bleu nuit et de les repeindre en or rougeoyant tout à coup, la pagode se reflétait dans l'onde calme et limpide d'un lac qui jusque là était caché par la végétation.
Léogan fut aussitôt partagé entre l'envie dévorante d'y piquer une tête et celle de grimper les escaliers interminables de cette étrange pyramide, de se laisser engloutir par toutes ses sculptures et ses statues, et de contempler tout Elgondor à son sommet. Mejaÿ décida pour lui et commença à monter les marches de la pagode d'une patte intrépide. Léo jeta un dernier regard au lac, jura d'y plonger avant la tombée de la nuit, et prit la suite du guépard qui posait un regard curieux sur toutes les ornementations du sanctuaire rouge. Derrière lui, le Sindarin n'était pas moins fasciné, et ils partageaient ensemble leurs surprises en échangeant des regards éloquents. A chaque marche où ils posaient le pied et la patte, de nouvelles sculptures apparaissaient dans la pierre ocre et sous des tapis de mousses, des hommes, des femmes, des enfants, des dieux, des animaux inconnus, des arbres et des tapis de fleurs en arabesque.

L'ascension fut ardue. Quand il arriva au quatrième étage, à peu près à mi-chemin, donc, et qu'il trouva refuge sous le toit porté par les colonnades, il trouva enfin à respirer un peu tandis que Mejaÿ se roulait sur la roche fraîche avec délectation. Léogan observa longuement le reflet de la pagode dans les eaux bleues du lac, absorbé, puis reprit son chemin avec résolution, malgré les miaulements rauques du félin, qui serait sans doute resté plus longtemps à se prélasser dans l'ombre.
Tandis qu'il montait les escaliers, les yeux fixés vers le haut de la tour, aveuglé par le ciel sillonné de lumières colorées, il percevait un bruit de frappement régulier, lancinant et faible qu'il peina pendant quelques minutes à identifier. Il finit par comprendre que quelque chose venait également d'entreprendre l'ascension de la pagode, des dizaines de mètres plus bas. Inquiet, mais pas encore alarmé, Léogan ne jeta pas le moindre regard qui aurait pu être suspect derrière lui. Il échangea simplement ses pensées avec Mejaÿ qui prétexta de s'arrêter un instant pour se reposer, sur la tête d'une immense statue de Greaver, balançant insouciamment sa queue dans le vide, et qui se lécha une patte négligemment tandis que ses oreilles frémissaient doucement et captaient également l'origine de ce bruit. Il bondit souplement sur les marches et se rapprocha des jambes de son maître en poussant un feulement méfiant.

Mais ils atteignirent finalement le dernier étage de la tour principale du temple, sans que ce frappement régulier et insistant n'eût cessé de retentir sourdement, et, maintenant qu'ils s'étaient arrêtés, sa voix se faisait plus haute, sa rumeur s'approchait et l'écho la répétait dans le silence d'Elgondor. Les sourcils froncés, Léogan avança un peu sous le toit du dernier sanctuaire, les sens aux aguets, la main posée sur la garde de son épée. La chose qui frappait les marches, qui grimpait opiniâtrement derrière lui et qui s'approchait à chaque claquement martelait également ses tympans et le remplissait d'une angoisse glaciale. Il soupira doucement et marcha vers l'est, où il observa le côté d'Elgondor qui sombrait déjà dans l'obscurité. Il laissa tomber son sac et son manteau par terre, pour se ménager plus de liberté.
Au dessus de sa tête, Horos poussa une série de longs cris perçants et fondit vers lui, pour se poser sur son épaule en battant des ailes pour se stabiliser. Alors Léogan comprit.
Il monta sur la statue d'une déesse inconnue, qui bataillait contre un démon buffle au-dessus d'un vide vertigineux. Sans hésiter, Mejaÿ le rejoignit et se coula souplement autour de lui, en frottant sa tête, son corps flexible et jusqu'à sa queue contre ses jambes. Le Sindarin observait la cité perdue et la forêt en contrebas, le visage impassible et l'esprit serein. Appuyé négligemment sur son épée, encore rangée dans son fourreau, sa longue tunique de lin blanc, fermée par une ceinture en tissu rouge, flottait vaguement dans le vent, au-dessus de ses bottes et de son pantalon en toile sombre, ample, un de ces vêtements de cavalerie que portaient les nomades d'Argyrei. Il ôta d'ailleurs ses gants de cuir, qui rendaient ses mains moites après tant d'efforts, et les coinça à sa ceinture ; ses mains, ses bras, jusqu'en haut des coudes, étaient recouverts d'arabesques rougeâtres, qui quelques semaines plus tôt avaient été tracées au henné et luisaient d'un éclat noir, et qui venaient aujourd'hui tracer des dessins orientaux fanés autour de ses doigts. Ses cheveux noirs bataillaient dans son cou. Il observait et il écoutait. Il ressemblait un peu à un de ses voyageurs du désert, avec son guépard qui déambulait sans crainte autour de lui, au-dessus du vide, et son faucon, tenu sagement sur son épaule qu'il griffait légèrement dans l'emprise de ses serres.

Léogan avait repéré le colosse, en bas, au loin, près d'un autre temple qu'il avait choisi comme dossier pour s'assoupir. Il avait déjà vu le géant de Taulmaril, quelques mois plus tôt, au cours d'une expédition avec son ami Ethraïm – en fait, il lui était tombé dessus par pur hasard : la créature massive bloquait l'entrée principale de la ville comme un mur de pierres l'aurait fait. Il avait eu le même genre de visions insoutenables, ce jour-là, il avait vu les images d'une bataille sanglante qu'il avait reconnue, en rassemblant les souvenirs de ses lectures au sujet de la guerre de Taulmaril. A Elgondor, tout était différent. Le désastre qui s'était produit ici était inexplicable. Il n'avait vu que la maladie et la lumière – une étrangeté incompréhensible qu'il n'avait vu nulle part ailleurs que dans son esprit, au moment où le colosse avait rugi. Quelle malédiction avait donc touché cette cité autrefois ?
Il aurait fallu sans doute le savoir pour comprendre celle qui frappait Isthéria depuis quelques années – les épidémies, les colosses, le myste. Et les dieux restaient silencieux.

Finalement, le frappement régulier qu'il entendait s'était parfaitement clarifié. Une respiration lui succédait, lourde et pesante après une telle ascension, et la chose qui l'avait suivi jusqu'ici piétinait sur les dernières marches, avant de s'arrêter à son tour sous le toit rutilant de la pagode. Le visage impassible de Léogan ne changea pas. Il observait toujours le colosse, d'un air grave et pensif. Il ne se sentait pas mal à l'aise au milieu de cette cité millénaire. Il était lui-même vieux de tant d'années, il avait vu vivre, passer et mourir tant de choses, tandis qu'il gardait ce même visage jeune et ce corps toujours solide et indomptable. Les mystères d'Elgondor étaient aussi les siens. A défaut de les connaître et de pouvoir y répondre, il les vivait à sa façon, et il les comprenait un peu.

Quant à elle, il l'avait reconnue et elle était là, telle qu'il l'avait attendue. Il ne se retourna pas pour la voir – il n'y avait de toute façon rien d'autre à considérer qu'une longue cape et une silhouette encapuchonnée. Il avait seulement entendu son pas, léger comme celui d'une biche, souple et cadencé, résolu, il en avait apprécié le son gracieux après s'en être inquiété, mais il n'avait pas la moindre idée des raisons qui l'avaient amenée à le suivre, et de la façon dont elle l'avait retrouvé. Décidément, elle avait bien des ressources, cette jeune Terrane, elle était étonnante. Un autre sourire sarcastique glissa sur la figure de Léogan et disparut, tandis qu'il évaluait attentivement les runes dont était couvert le colosse végétal.

« Vous l'avez vu, n'est-ce pas ? murmura-t-il, doucement, sans le moindre signe avant-coureur qui aurait communiqué à la jeune femme qu'il était au courant de sa présence. C'était aussi dans mon esprit. »

Sa voix était venue du plus profond de sa poitrine, et résonna dans ses vibrations les plus graves. Il se sentait étonnamment calme.

« Cet Argora qui a posé ses mains sur le colosse avant qu'il ne s'éveille, compléta-t-il, sereinement. Bien sûr, je n'oserais pas accuser son peuple d'avoir été la cause de cette catastrophe, ce serait une conclusion injuste. Il y a un lien trop évident entre le géant de Taulmaril et celui que nous avons découvert ici, à Elgondor – deux cités en ruines, deux cimetières. Et les Argoras n'avaient manifestement rien à voir avec le colosse de Taulmaril...
Mais ils connaissaient ce vieux chemin et ils connaissaient cette ville,
souffla-t-il, de cette inflexion secrète et mystérieuse qu'il avait quand il racontait de vieilles histoires, en fronçant imperceptiblement les sourcils. Croyez-vous qu'ils soient nés en même temps qu'elle, il y a des millénaires, qu'ils soient nés en même temps que le monde et la magie, et qu'ils le gardent en mémoire ? Croyez-vous qu'ils y aient vécu avec les hommes, autrefois ? »

Mejaÿ se leva soudain sur ses deux pattes arrière et s'appuya de dépit contre le bras de Léogan, ses yeux ambrés fixés sur le rapace qui l'avait toujours irrité, et qu'il avait chassé sans vergogne dans tout Hellas quand il n'était encore qu'une boule de poils nerveuse. Le Sindarin posa une main sur l'échine du fauve, qui s'apaisa un peu, avant de tourner un museau désinvolte vers leur visiteuse.

« Ce qui était mort revient à la vie, ce qui est vivant dépérit et son agonie sera courte. Croyez-vous que nous soyons destinés à disparaître, Aliénor ? »

Léogan se tourna enfin vers elle, lentement, rendu nonchalant et pensif par la chaleur et les lumières du crépuscule. Son regard perturbant – un trou noir où il était impossible de discerner l'iris de la pupille, embrumé par des fantômes insaisissables – se posa sur le visage encapuchonné de l'Eryllis et brilla d'un feu étrange. C'était amusant. Il avait appris beaucoup de choses d'elle, au cours de cette journée, mais elle ne savait rien de lui et elle l'avait tout de même suivi, peut-être pour cette raison, du reste. L'idée qu'il aurait pu être dangereux pour elle, derrière son humour, ne lui avait-il pas traversé l'esprit ? Ne s'était-elle pas demandé qui il était, et les motifs qu'il avait eus de ne rien en dire ?

« Le monde change, acheva-t-il, d'une voix basse, en retournant son visage vers Elgondor qui flamboyait au crépuscule. Je ne crois pas que nous ayons d'autres pistes pour le comprendre. »
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeLun 29 Sep - 0:58

La vie réservait d’innombrables surprises, aussi surprenantes qu’inattendues. Étrangement, elles apparaissaient principalement au moment où on s'y attendait le moins. Et pourtant, Dieu sait à quel point les yeux d'Aliénor ont vu bien des choses au cours de sa misérable vie et combien de coups de théâtre ont bousculé les rouages de son Destin. Par ailleurs, la Rôdeuse croyait avoir assez vécu pour ne plus être prise au dépourvu lorsqu'un événement singulier se produisait. Pauvre sotte qu'elle fut. Car en ce jours, en cet instant, rien ne l'avait préparé à cette incroyable découverte que lui avait amené ce chemin dérobé. Aucun mot ne pouvait décrire tout les sentiments qui se bousculaient dans le coeur de la jeune femme ; ils fusionnaient, prenaient ses tripes, lui arrachaient son souffle. Ce fut comme si le monde s'était écroulé sous ses pieds, comme si ce paysage l'avait happé de plein fouet, assommant littéralement son esprit. Abasourdie, émerveillée, Aliénor en oublia de respirer. Elle s’abreuvait de cette vision, de cette citée oubliée au Royaume de Délil et elle aurait pu rester ainsi un long moment sans oser bouger le moindre muscle, si la voix de Sighild n'avait pas percé dans son esprit embrumé.

L'Eryllis se secoua vivement la tête, comme pour chasser sa torpeur. Maîtresse à nouveau de son corps, c'est ainsi qu'elle vit Sighild prendre les devants et elle s'empressa vivement de la suivre à talons. Cependant, il était impossible pour la Nomade de se concentrer tant son corps inspirait à la liberté. La jeune femme désirée plus que tous de vagabonder entre les bâtisses en ruines et découvrir les environs. Hélas pour elle, la présence de sa marraine était telle une chaîne qui l'empêchait de prendre son envole. Suivre l'objectif de leur quête était à présent un supplice et c'est donc la mort dans l'âme que l'Eryllis suivit sa marraine. Même si la vue de cette citée antique exaltait le coeur d'Aliénor et dévorait toute son attention, cette dernière se rendit cependant compte que quelque chose n'allait pas ; le myste avait disparu. Alors, subitement, son excitation s’affaissa, laissant place à l'inquiétude qui dévorait peu à peu ses tripes. Tout ses sens étaient en éveils et Fafnir s'agitait sur ses épaules tant leur lien empathique lui faisait ressentir l'angoisse de la Terranne. Et sa méfiance eut raison d'elle lorsqu'un brame retentissant ébranla Noathis, ainsi que le coeur de la Rôdeuse.

Un flot de souvenirs jaillit des méandres de son âme et se déversa dans sa mémoire. Les Ruines de Taulmaril, le Colosse, l'épidémie, Sighild... Ce cri lui rappelait un cauchemars qu'elle essayait tant de fuir, aspirant toute la chaleur de ses veines jusqu'à rendre sa peau aussi pâle que la neige. Ses yeux, luisant d'horreur, scrutèrent une immense silhouette dans les ombrages et lorsqu'ils furent assez proche pour discerner les détails de son corps, Aliénor se sentit comme défaillir. Un Colosse, encore un. Plus petit que celui qu'elle avait vu, mais toujours aussi impressionnant et majestueux. Toujours enveloppé de mystères et d'énigmes. Par ailleurs, comment se fait-il qu'il puisse cracher cette étrange brume rougeâtre ? Depuis combien de temps était-il réveillé ? Et pourquoi maintenant ? Une vague de questions surgirent dans l'esprit de la jeune femme sans qu'aucune réponses lui soient données. L'Eryllis était comme figée sur place et à la vue de cette créature, son corps gémit de douleur, hanté par les souvenirs de l'épidémie. Incapable d'émettre le moindre mouvement, elle ne put éviter le regard de ce Gardien. La douleur fut alors fulgurante.

Aliénor hurla. Ses jambes se fléchirent et la Nomade s'agenouilla au sol. Ses mains tremblantes prirent sa tête souffrant d'un martèlement vivace. Son corps se recroquevilla, elle cria et des images surgirent de son esprit meurtris. Non, des souvenirs, des souvenirs de cette étrange créature, si saisissante que la Terranne avait l'impression qu'elle les revivait douloureusement comme si elle fut présente. Et soudain, cela cessa, tout comme la douleur. La jeune femme s'affaissa au sol, épuisée psychiquement. Elle tenta de reprendre son souffle alors que Fafnir poussait des petits cris inquiets. C'est à peine si Aliénor pouvait l'entendre, tout était qu'un écho et son regard ne pouvait se défaire du Colosse. Qui étaient-ils ? Quelles étaient leurs intentions ? Même si elle n'eut aucune réponse, cette vision lui avait fournis une importante clef du puzzle. Encore troublée par ce qu'elle venait de voir, l'Eryllis ne cessait de repasser le fil de ces souvenirs, comme fascinée par ce qu'elle venait d'apprendre. Elle n'avait qu'une sale hâte, découvrir le fin mot de cette histoire, en espérant qu'elle le trouve avant sa mort...

Se rasseyant maladroitement, Aliénor se massa le crâne pendant que son lézard se frottait le museau contre sa joue. Elle tenta de le rassurer d'une caresse tandis qu'elle se relevait, manquant de peu de tomber. Le Colosse avait disparu et la jeune femme ne savait si elle devait s'en réjouir ou au contraire, être déçu. Elle se contentera d'être heureuse que tout le monde se porte bien ; plus de peur que de mal. Malgré tout, la Terranne tenta de chercher d'un regard perçant la silhouette lointaine du Gardien mais tandis que vint l'idée de partir à sa recherche, ses ardeurs furent freiner par la voix perçante de sa marraine ; celle-ci décrétait l'ordre de replis. L'Eryllis s'offusqua, abasourdis par cette demande ! Elle n'en revenait pas que Sighild demande cela alors qu'ils étaient dans un lieu antique, abandonné depuis des siècles, recelant de nombreux mystères et d'horizons. Comment peut-on envisager de rebrousser le chemin dans pareille situation ? Le coeur d'Aliénor rugissait de colère, la soif de curiosité séchait sa gorge maintenant pâteuse et son désir du savoir faisait vibrer son corps. La Nomade voulait découvrir ces lieux, partir à l'aventure, braver le danger ! Mais encore une fois, la présence de son aîné tira sur cette chaîne autour de son cou.

La Terranne ouvrit la bouche, comme pour protester. Cependant, aucun son ne sortit de la barrière de ses lèvres ; elle était incapable de faire face à Sighild. Cela l'effrayait, la déroutait, depuis ce fameux événement dans les Ruines de Taulmaril. Elle avant tant cherché à la fuir, à la repousser et maintenant qu'elle l'avait à ses côtés, tout son sang froid s'était dérobé et la Rôdeuse était incapable de croiser le regard de sa marraine. Sa soumission était donc totale à un point qu'il fut impossible pour elle de la désobéir. C'est donc avec souffrance qu'elle la suivit d'un pas lent, ne cessant de lancer des regards attristés derrière son épaule. Par ailleurs, il semblerait qu'elle n'était pas la seule à traîner ; Léogan ne semblait guère motivé à prendre le chemin du retour. Cela attira l'attention de la Terranne qui reprit subitement une démarche plus assurée, moins lente. Si elle semblait résolue à abandonner la cité, ce n'était qu'une illusion ; en réalité Aliénor surveillait le Sindarin car son petit doigt lui disait qu'il n'allait pas en rester là. Elle le devinait à son regard bien trop familier qui lui rappelait le siens ; lui aussi n'avait pas envie de laisser ces ruines antiques derrière lui et contrairement à l'Eryllis, celui-ci n'avait pas une chaîne autour du cou.

Son catalyseur scintilla doucement et son ouïe s’aiguisa. Ainsi, elle surveillait la cadence de ses pas sans quitter ses compagnons des yeux. Et au fil de leur avancée, elle le sentait partir, s'éloigner, s'arrêter, jusqu'à entendre les feuillages s'agiter. Un sourire malicieux se dessinait sur les lèvres rosées d'Aliénor, réjouit de savoir que son instinct ne s'était pas trompé. Et maintenant, qu'allait-elle faire ? Le laisser partir ? Pas vraiment. Disons qu'il était hors de question pour elle de laisser un inconnu vagabonder dans sa forêt ; son devoir d'Eryllis l'obligeait à le surveiller et à veiller qu'il ne fasse pas de bêtises. C'était ainsi. Mais à dire vrai, Léogan venait de lui offrir l'opportunité de s'enfuir, de briser cette chaîne sans avoir de remords. Car après tout, elle ne faisait que son devoir d'Amazone, donc, Sighild ne pourrait guère lui reprochait de partir et de retrouver cette citée antique !

L'excitation lui prenait les tripes, exaltée à l'idée de retrouver Elgondor et Aliénor attendit quelques secondes avant de s'enfoncer telle une ombre dans les ombrages. La Rôdeuse mit à profit son enseignement pour se déplacer en silence, comme l'aurait fait un prédateur en chasse, suffisamment longtemps pour s'éloigner du petit groupe sans que personne s'en rende compte. Lorsqu'elle fut certaine qu'ils furent assez loin, un élan euphorique la saisit violemment aux tripes et la jeune femme se mit à courir. Elle courut, comme si Kron était à ses trousses, jusqu'à perdre haleine. Qu'importe les feuillages qui giflaient son visage, qu'importe l'interdis, la Terranne se sentit comme libre, défaite de ses chaînes. Alors elle se mit à rire, courant sous l'aile du vent, se glissant à travers les arbres. Elle était un esprit de la forêt qui avait retrouvé sa liberté et elle bénit Léogan de le lui avoir offert.

Par ailleurs, son sauveur n'était plus très loin ; elle le voyait au delà des branchages par le biais de son regard perçant. Aliénor se mit ainsi à ralentir, jusqu'à devenir une parfaite ombre dans la faune luxuriante. Pour une raison inconnue, elle ne désirait pas que le Sindarin la voit, peut-être parce qu'elle désirait l'observer sous son vrai visage. Léogan l'intriguait grandement et la Rôdeuse voudrait se rapprocher de lui, loin des faux semblants et des masques, juste assez pour connaître ses véritables attentions. Alors l'Eryllis se dissimula dans la faune, silencieuse, et à l’affût. Sa cape verte mouchetée de noir la protégeait des regards indiscrets tant le corps de la jeune femme se fondait dans les feuillages. Genoux à terre, main dans le sol, elle scrutait l'homme imprudent sans émettre le moindre mouvement. Elle savourait la vue de sa proie qui reprenait sa respiration et ouïr son souffle saccadé qui gonflait vivement sa poitrine. Doucement, un grognement fit vibrer la gorge de la Rôdeuse, comme si son humanité avait laissé place à l'animale qui sommeillait en elle. Après tout, cette situation lui rappelait ses longues chasses, à admirer l'animal, écouter son souffle, voir ses muscles se détendre avant de le happer en enfonçant sa dague dans sa tendre gorge... Aliénor sursauta, reprenant subitement son souffle tandis qu'elle retirait sa main crispée sur le manche de sa dague. Qu'est-ce qu'elle allait faire là ? Un instant plus tard et son corps se serrait jeter sur Léogan pour l'achever ! La Nomade prit son visage dans ses mains tremblantes, se maudit, se couvrit d'insultes à demi-souffler. C'était bien la première fois qu'elle perdait son sang froid face à l'exaltation de ses sens animales. Jamais encore elle avait perdu le contrôle d'une telle manière ! Et face à l'inquiétude que cela lui procurait, l'Eryllis tenta de se rassurer, prétextant une baisse de fatigue ou bien les effets de cette effluve rouge. Oui, c'était sans nul doute cela, il n'y avait pas de quoi s'inquiéter, elle avait juste besoin de repos et d'air frais.

Remise de cette frayeur, elle reporta son attention sur le Sindarin partit entre les colonnades. Aliénor gonfla la poitrine et le vent se leva, faisant mugir les feuillages, soulevant les feuilles qui virevoltaient au grès des zéphyrs avant de venir s'écraser contre les Ruines. La Rôdeuse avait disparut, ou plutôt, avait profité du bruissement aériens et des gémissement des arbres pour grimper sur l'un d'eux. La jeune femme était ainsi agenouillée sur une branche, une main posée sur l'écorce, à observer l'avancée de l'aventurier derrières les branchages. De là haut, elle pouvait admirer ce paysage antique et enchanteur, là où la nature avait repris ses droits au coeur même de la pierre taillée. Une vision merveilleuse, qui nourrissait son amour pour le passé et de l'aventure. L'effluve des secrets planait dans cet air aux senteurs boisées qu'Aliénor s'empressa de respirer. Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres rosées. Elle se sentait comme une petite fille qui venait de découvrir un jardin secret.

Léogan avait enfin disparu de son champs de vision, le moment attendu pour la Rôdeuse afin de poursuivre sa « chasse ». Mais au moment où elle allait descendre de son perchoir, des branches craquelèrent à quelques pas de son arbre et la jeune femme s'immobilisa. Les sens aiguisés, elle attendit quelques secondes sans émettre le moindre mouvement, à observer les alentours. Sa patience fut finalement récompensée lorsqu'elle perçut un mouvement dans les feuillages. L'intrus ne tarda pas à se dévoiler lorsqu'il se dressa face à l'entrée de la citée. Un guépard, voilà qui est intéressant. Et familier de surcroît, à en voir le bracelet qu'il porte sur la queue. La question était donc : était-ce le familier de ce cher Sindarin ? S'en avait tout l'air, au vu du bracelet qu'il portait au bout de sa queue. De plus, il semblerait qu'il suive le chemin de Léogan. Aliénor décida donc d'attendre que l'animal s'éloigne avant de descendre. Mais à peine elle posa un pied à terre, qu'elle se retrouva si tôt sur le ventre, une poids important sur ses épaules. Quelque chose l'avait plaqué au sol et à l'ouïr de Fafnir et du lien empathique de la Rôdeuse, elle n'eut aucun mal à le reconnaître.

Scélérat ! S'exclama-t-elle d'un sourire. Tu as couvert tes pas avec celui du guépard !?

L'Eryllis gesticula pour se mettre sur le dos et Fenrir, après l'avoir libéré, remit ses deux pattes sur ses épaules pour la paralyser sur place. La jeune femme lui offrit un sourire malicieux tandis que son compagnon lupin la dévisageait avec douceur et moquerie. Elle avait encore beaucoup à apprendre pour devenir une véritable chasseuse comme l'était son loup blanc. C'était par ailleurs ce dernier qui lui avait appris à aller au delà de ses limites, à faire d'elle un prédateur sans qu'elle puisse utiliser ses armes pour chasser. Cette attaque surprise lui avait donc apprit une chose ; ne jamais baisser sa garde car un animal pouvait cacher un autre. Ayant comprit la leçon, Fenrir la libéra enfin avant de lui lécher tendrement le visage, un geste qu'Aliénor accueillit en gloussant avant de prendre sa tête dans ses bras.

Je vois que tu en as profité pour manger, remarqua-t-elle en caressant son poils souillé par le sang. Justement, je dois « chasser » un Sindarin... me suis-tu ?

Le Loup approuva dans un grognement avant de s'élancer à l'entrée de la cité, suivit d'une Aliénor au coeur léger. Maintenant qu'ils s'étaient tout les trois retrouvés, la Nomade n'a jamais été aussi heureuse qu'à cet instant car elle avait l'incroyable chance de découvrir des Ruines Antiques aux côtés de ses compagnons à quatre pattes. D'ailleurs, combien de temps se sont écoulés depuis qu'Elgondor avait accueillit des inconnus dans son sein ? A quand remonte la dernière fois que des pieds ont foulé ces longs ruelles pavées ? Quand a-t-on frôlé les murs de ses foyers à présents déserts ? A chaque recoin de rue, à chaque battisse, à chaque porte éventrée, Aliénor se sentait renaître. Ses mains ne cessaient de caresser la pierre couverte par le souffle de Délil. Ces même pierres qui prenaient peu à peu la couleur des deux soleils couchants. Elle voulait ressentir les vibrations de la terre, l’essence de ce lieu. Elle rentrait dans les maisons abandonnés, cherchant à s'imaginer les vies de jadis, à suivre les pas des fantômes du passés. Et ce silence... Un doux silence qui semblait rappeler que cette Citée Perdue dormait en paix depuis maintenant des siècles. Aucun oiseau, aucun chant animal, seul le bruissement du vent caressant les feuillages de cette flore luxuriante. Ah si, il y avait la voix de Léogan qui perturbait cette tranquillité, chose qui ramena l'esprit d'Aliénor de sa douce torpeur.

Dissimulée dans une ancienne maison, la Rôdeuse observait de cette fenêtre couverte de lierre les retrouvailles touchantes entre le Sindarin et le Guépard. Face à cette amour, la jeune femme ne put retenir un doux sourire amusée et d'une main tendre elle caressa la tête de Fenrir. Il semblerait qu'ils aient tout les deux un lien empathique fort, cela plaisait à l'Eryllis qui appréciait les gens respectant la vie des autres créatures ; il n'était pas comme certains qui les dénigraient comme de vulgaire toutou privé de toute liberté. Décidément, ce Léogan montait dans son estime et elle était curieuse de le connaître un peu plus. Aliénor continua ainsi à le suivre, en silence et toujours en prenant ses distances afin qu'il ne la repère pas. Elle faisait même tourner le vent face à eux pour que le félin ne les repères pas à l'odeur. Et il faut avouer que ce Sindarin ne se débrouillait pas trop mal pour se déplacer, même lorsqu'une barrière végétale lui bloquait la route. Par ailleurs, cela lui faisait sourire de voir qu'il faisait tout la sale besogne pour se faire un chemin à coup d'épée ; la Nomade n'avait plus qu'à se déplacer silencieusement sans le moindre effort. Profiteuse ? A peine !

Aliénor pensait avoir tout vu dans cette Cité Perdue, mais lorsqu'elle sortit de ce bosquet imprenable, son coeur se lança dans une course folle, poussée par l'exaltation. Le lieu était idyllique et la Terranne s'empressa de s'approcher de ce lac scintillant ; l'eau était si clair, semblait si fraîche ! Et le reflet de cet étrange tour qui s'élevait à ses pieds avait un air des plus mystique. Elle n'avait qu'une seule envie : gravir les marches et découvrir l'intérieur. Mais, hélas, Léogan avait prit le chemin de ce temple et si jamais elle désirait le suivre, cette fois, elle ne pourrait plus se cacher. Il va falloir qu'elle se montre, qu'elle sorte de sa cachette car elle ferait trop de bruits et avec l'ouïe d'un Sindarin, il repéra, elle et son Fenrir, dès qu'elle monterait sur les marches. Tant pis, cette chasse fut amusante, le peu qu'elle aurait duré...

Tandis qu'elle posait le pieds sur la première marche, Fenrir grogna et Aliénor se retourne doucement vers lui. Le Loup était assis, observant l'horizon, sans doute voulait-il veiller à ce que personne ne les suive avant de les rejoindre. La jeune femme sourit, touchée par cette attention et entreprit l'ascension avec Fafnir sur ses épaules. Si la montée fut éprouvante, heureusement pour elle qu'il y avait de quoi occuper son esprit. En effet, le long des escaliers, d'étranges fresques ornées sur la pierre. Posant une main frêle sur cette oeuvre antique, un sourire malicieux se dessinait sur ses lèvres rosées. Quelle histoire ces inscriptions voulaient-il narrer ? N'était-ce pas merveilleux ? Cette fresque était une empreinte de cette citée, peut-être que cela lui permettra de mieux comprendre comment on vivait au temps de jadis dans cette citée ? Quelles étaient leurs croyances ? Leurs cultures ? Tout cela était fascinant ! Merveilleux ! L'Eryllis en oublia même la difficulté de cette ascension...

Finalement, elle arrivé au dernier étage, enfin ! Adossée contre le mur, elle prit le temps de reprendre son souffle, tant cela fut éprouvant. Par ailleurs, afin de faciliter les choses, elle fit apparaître une grande bourrasque de vent qui s'engouffra au dernier étage dans un gémissement angoissant. Elle ferma ainsi les paupières, inspira et soupira. Là voilà ressourçait et ses yeux sombres se posèrent sur la silhouette de Léogan. À sa vue, son coeur s’apaisa, la cadence de son souffle s'affaissa et une certaine quiétude prit l'âme de la Nomade. Quelques secondes s'écoulèrent, sans que la Terranne fit le moindre mouvement. Elle se contentait seulement d'écouter le vent, d'observer le ciel aux milles couleurs tandis que les lueurs des deux soleils couchant baignaient les deux aventuriers dans un doux halo. Ce fut finalement sa posée qui la décida à s'avancer. Aliénor marcha, d'un pas fluide et animal, à la fois attirée par son regard des plus intriguant. Doucement, elle s'installa à ses côtés, observant d'un sourire amusée le félin logée contre lui. Fafnir s'empressa par ailleurs de saluer cet animal en poussant des sifflements joyeux. La jeune femme admira ce paysage merveilleux et d'une voix aussi douce qu'un zéphyr, elle répondit aux interrogations du Sindarin :

Non, Léogan, nous ne sommes pas destinés à disparaître... Comme toute chose, il y a une fin, mais l'existence est un éternel recommencement. Nous reviendrons, sur quelle forme, nous l'ignorons, mais nous reviendrons à chaque fois. Rien ne se perd, tout se transforme...

Le vent mugit, faisant claquer sinistrement sa cape. Son regard sombre se tourna ensuite vers son compagnon de route et elle lui offrit un doux sourire, comme pour le rassurer. Elle remarqua alors les dessins tribales sur ses bras. Doucement, elle prit ses mains dans les siennes et ses doigts frôlèrent les marques avec une grande douceur, de peur qu'elle les abîme. Là, elle reprit la parole d'une voix harmonieuse :

Les Argoras... J'ignore leurs origines, ni même leurs liens avec le reste du monde. Peut-être qu'un jour, je pourrais me rapprocher d'eux, entrevoir leurs mondes, mais tout ce que je sais, c'est qu'ils ne faut pas se fier aux apparences ; ils pourraient vous surprendre...

Elle lâcha les mains du Sindarin, releva sa tête vers l'horizon et sourit. Aliénor admira le ciel, la flore, la cité. Soudain, des bruits de pas se firent entendre ; cela provenait de l'escalier et cela s'approchait vite, très vite. Doucement, l'Eryllis se releva, faisant claquer sa cape et se rapprocha de l'entrée du dernier étage. Sans même regarder derrière son épaule, elle continua à parler d'une voix à demi-souffler.

Le monde change, mais l'empreinte du passé demeurera toujours...

Et un immense loup blanc rentra. Il n'eut guère le temps de reprendre son souffle, Fenrir s'empressa de poser son regard perçant sur les inconnus, la gorge vibrante et dévoilant d'immenses canines. L'animal, aussi grand qu'un cheval se rapprocha d'un pas menaçant, le pelage couvert de sang de son ancien repas. La présence du Guépard rendait le Loup agressif, surtout en sachant qu'il était un mâle. Protecteur, il se plaça face à la Rôdeuse et grogna, le poils hérissés le long de sa colonne vertébrale. Aliénor sourit, passant une main douceureuse sur la tête de son compagnon, passant ses doigts sur son catalyseur incrusté sur son front.

Là, doucement, doucement mon beau... c'est un allié...
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeVen 3 Oct - 20:08




Léogan n'était pas de ceux qui ressentaient un vertige atroce au-dessus du vide et qui se paralysaient d'angoisse à la seule idée de perdre l'équilibre. Les rayons chatoyants des deux soleils l'enlaçaient tièdement tandis qu'il planait au-dessus d'Elgondor, sur la statue de cette déesse mystérieuse aux prises avec le démon. Il était plutôt de ces imbéciles remplis d'adrénaline auxquels le vide et la sensation grisante de la chute, qu'il ne pouvait que s'imaginer, inspiraient une attraction irrésistible. En équilibre précaire sur la tête de la déesse, les jambes embarrassées de Mejaÿ, il songeait vaguement qu'il suffisait d'un pas pour s'abandonner au vent, tomber pendant un petit instant d'éternité et s'oublier pour toujours. Cela ne lui causait aucune panique. Il l'envisageait même avec un calme infini. Il suffisait seulement de se laisser tomber. Cela ne demandait pas beaucoup d'effort et en cet instant, il n'y voyait aucune lâcheté. Cela lui paraissait extraordinairement naturel.
Ce serait comme... Retrouver la liberté, un très bref instant, très intense, et sentir qu'elle n'avait pas de fin, qu'elle était vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau – et mourir.

Heureusement, Aliénor était là et en le rejoignant d'un pas vif et enjoué, elle arracha Léogan à ces pensées sinistres. Elle se tint avec la même légèreté au bord du vide, la voix belle et harmonieuse, dénuée de souci et parcourue de lumières. Il se tourna doucement vers elle et lui sourit. Elle sourit également, avec une bienveillance infinie qui mit comme un baume au cœur du Sindarin.
Il n'avait pas besoin d'être rassuré. Il n'avait pas peur de ce qui pouvait advenir de lui ou du monde – à dire la vérité, il en était terriblement indifférent. Il n'y avait rien qui présentait de véritable intérêt pour lui dehors. Sur Terre. Rien du tout.
Mais les mots de la jeune femme, près de lui, lui inspiraient une joie inattendue. Il ne croyait pas franchement à ce qu'elle disait, en fait, une ombre de scepticisme passa même sur son sourire tandis qu'il l'écoutait parler avec cette tranquillité d'âme lumineuse des gens honnêtes. Il ferma les yeux, cependant, et hocha la tête à ces paroles.
Quand elle prit ses mains entre les siennes, ce fut avec une douceur qui le surprit presque autant que lorsqu'elle lui avait attrapé le visage quelques minutes à peine après leur première rencontre. Comme dit, il avait beau avoir le verbe extrêmement familier, il n'avait jamais été très tactile et les contacts spontanés de ce genre le rendaient toujours bizarrement nerveux – sauf quand il les entreprenait lui-même. Il se tendit et la regarda retracer de ses doigts les tatouages qu'il portait aux mains, comme une enfant curieuse ; il se laissa faire. Les gens ne s'y intéressaient pas d'aussi près, habituellement, ils se contentaient de laisser traîner un regard intrigué sur ces marques rouges, qui sentaient bon le sud et l'exotisme, avant de se détourner poliment. Aliénor ne semblait pas souffrir des barrières de courtoisie ou des frontières personnelles. Son contact était naturel, spontané, chaleureux, sans gêne ni calcul, et ses doigts sur ses mains, d'une douceur apaisante.

« Vous êtes bien optimiste, murmura-t-il, en penchant nonchalamment sa tête sur le côté, un air amusé au fond des yeux. Mais je vous souhaite de garder cette opinion-là. Après tout, il y a une chance que vous n'ayez pas à en changer dans cette vie. »

Elle le relâcha au moment où un bruit de cavalcade résonna contre les vieilles pierres rouges de la pagode. Léogan fronça les sourcils et Mejaÿ, les sens en alerte, feula un peu dans le vide avant de bondir d'un saut leste sur le dernier toit en briques du sanctuaire. Aliénor s'avançait sereinement vers les escaliers découverts qui plongeaient à pic jusqu'à la terre ferme et bientôt, une créature immense, comme un esprit de la forêt, surgit des vapeurs lumineuses du crépuscule et se déplaça majestueusement devant la jeune Eryllis pour lui offrir protection, visiblement. Léogan cilla un peu, figé au-dessus du vide comme un étrange épouvantail, impressionné par la grandeur fantastique du loup qui – la pierre bleue qui scintillait sur son front ne laissait pas place au doute – devait être le familier d'Aliénor.
Malgré la taille de la bête, Mejaÿ eut l'arrogance de se croire en sécurité, en haut de son perchoir, et ne répondit à sa provocation qu'en battant des paupières sur ses yeux dorés avec mépris.

Il fallut quelques instants à Léogan pour s'habituer à la présence massive de l'animal, avant de se racler la gorge soudain et de se remuer un peu. Il se défit tranquillement de son fourreau qui lui encombrait la taille et appuya précautionneusement ses deux épées contre un muret sculpté, un peu en contrebas. Alors, il bondit souplement de la tête de la déesse sur son épaule. Horos décolla de la sienne à cet instant et s'envola dans un cri strident. Léogan, quant à lui, la tunique empêtrée de courants d'air, avança comme un funambule sur le bras tendu de la statue rouge, qui se braquait vers le mufle du démon.

« Malheureusement, dit-il, d'une voix claire, tout en s'éloignant d'Aliénor, dans un équilibre de moins en moins rassurant, il suffit d'avoir vécu quelques siècles pour comprendre qu'il n'y a pas de changement sans disparition. Rien ne reste, tout est éphémère. »

L'emprise du vide était toujours plus forte, à mesure que le risque de tomber grandissait. Il s'arrêta un instant, un peu largué mais bien campé sur ses deux pieds, et couva l'incendie solaire d'Elgondor avec patience. Étrangement détaché de la réalité terrestre, plein du sentiment d'être atmosphérique, il sentait ses poumons se remplir d'un air pur et vibrant, qui lui gonflait douloureusement la poitrine.

« Oh, certaines traces demeurent plus longtemps que d'autres, en effet, lança-t-il, d'une voix plus faible, trop pensif pour se préoccuper de si Aliénor parvenait à l'entendre ou non. Des cités gigantesques et majestueuses comme celles-ci résistent tant bien que mal au bouleversement du temps, mais pour combien de pertes et d'oublis ? Nous trouverons plus de mystères ici que de réponses ; les réponses ont disparu. Beaucoup de ce qui existait jadis est perdu, car aucun de ceux qui vivent aujourd'hui ne s'en souvient. » acheva-t-il, gravement, en tournant enfin son visage vers la jeune femme, qui l'observait d'un peu plus haut.

Il grimpa insouciamment sur la main ouverte de la déesse et se hissa très dangereusement sur l'un de ses cinq doigts tendus, qui lui laissait juste assez d'espace pour s'y tenir les pieds joints, les mains enfoncées dans ses poches, le visage levé vers le ciel du soir. Il suffisait d'un coup de vent, un seul, et il s'envolerait comme un fétu de paille. Il eut un sourire calme, mais sans joie, la tête renversée en arrière, les cheveux emmêlés dans une brise enivrante.
Il entendait le pas léger et agile d'Aliénor, qui avait apparemment entrepris de le suivre pour discuter plus aisément, et en profita pour poursuivre en se tournant vers elle avec désinvolture :

« Le monde change, oui. Mais surtout, il ne nous appartient pas. Il faut sans doute prendre ses transformations pour ce qu'elles sont et s'adapter, du mieux que nous le pouvons. C'est votre avis, n'est-ce pas ? L'avis sage et sensé d'une Gardienne de Noathis. Écoutez le monde, comprenez-le, vivez en harmonie en son sein, murmura-t-il, un peu pour elle, surtout pour lui-même, en hochant la tête avec une sympathie teintée de mélancolie, les yeux fermés.
Seulement, combien de temps croyez-vous que nous tiendrons cette philosophie par les temps qui courent ? demanda-t-il, en fixant un regard sérieux sur les ruines, tout en bas. Des milliers de personnes ont été décimées par la Sarnahroa. Pour le monde, ce n'est qu'un changement infime, leurs cendres donneront vie à d'autres êtres, qui en mourant créeront d'autres formes de vie, et ainsi de suite.
Mais pour nos espèces – que nous soyons Terrans, Sindarins, Lhurgoyfs, Yorkas, peu importe – ces morts ne sont que des pertes que rien ne pourra combler. Ils ne reviendront pas, Aliénor, nous ne reviendrons pas – nous ne serons plus nous-mêmes, en tout cas. »


Sur ces paroles d'une lucidité très aiguë, il se tourna vers Aliénor dont le visage était toujours masqué, malheureusement, et lui sourit paisiblement. Il était habitué à penser ainsi depuis bien longtemps, au moins depuis qu'il avait dû quitter Canopée et qu'il avait commencé à vivre parmi des créatures éphémères, qui changeaient et mouraient si vite qu'il se demandait parfois si elles avaient existé un jour.
Il observa Aliénor pensivement, ses cils noirs plissés sous la lumière rougeoyante des deux soleils. Il ne cherchait jamais à se lier de trop près avec des êtres comme elle, et si par malheur cela lui arrivait, il finissait par disparaître un jour sans prévenir. Assister à l'étiolement urgent de ces gens et à leur décomposition jusque dans le cercueil, c'était bien trop douloureux.

« Le monde ne nous veut pas du bien, reprit-il, d'une voix neutre, ses yeux noirs posés comme deux aimants sur Aliénor, il ne veut rien, il ne fait que tourner sur lui-même, indifférent de notre sort, aussi indifférente que vous l'êtes des milliards d'organismes qui vous composent. Savez-vous que vous pouvez mourir à tout instant ? Il y a dans votre corps une multitude de forces pathogènes qui s'opposent entre elles et chacune d'entre elles a le pouvoir de vous tuer. Votre vie n'est en fait qu'une régulation perpétuelle du déséquilibre. C'est ce que dit la médecine.
Le monde vit de la même façon. Ses changements perpétuels sont le résultat d'un combat contre le déséquilibre qui le menace de mort. Vous savez ce que je pense ? Nous avons dû devenir pour lui un danger. Si les colosses se réveillent, nous privent de notre magie, réduisent drastiquement notre nombre par des épidémies et nous poussent à la guerre civile, c'est que notre anéantissement est nécessaire pour le monde. Et s'il doit nous anéantir, il le fera. C'est ainsi. »


Il inclina la tête d'un air sombre, soupira, et leva un sourcil en examinant l'index colossal de la statue d'une mine soudain plus espiègle. Il écarta un peu les bras, se concentra brièvement et d'un saut long, atterrit comme un chat sur son second promontoire. Mais le bond le déséquilibra. Il vacilla au-dessus du vide sur une jambe, et, à la limite de se casser la figure comme il le fantasmait depuis quelques minutes déjà, il se rattrapa et s'accroupit sur l'index de la déesse, le cœur battant à la chamade, un sourire sur les lèvres. Il mit quelques secondes à retrouver son souffle, puis il reprit avec un enthousiasme étrange :

« Les hommes ne peuvent plus vivre en harmonie avec le monde, il est trop tard. Et ils n'accepteront pas de disparaître, alors ils le combattront sans pitié. Ils combattront même les dieux si ce sont eux qui ont décidé de les mener à leur perte. »

Il ricana un peu, par petits éclats éraillés, comme une mécanique mal huilée, et se releva doucement pour fourrer ses mains dans ses poches. Haussant un sourcil moqueur, un rictus sur les lèvres, il leva le menton et adressa à l'Eryllis encapuchonnée un regard de défi.

« Et pourrez-vous leur dire qu'ils ont tort ? Les hommes veulent vivre, ils ne veulent pas d'une sagesse qui leur dirait d'accepter la disparition de leur espèce. Que ferez-vous quand des armées marcheront sur la forêt de Noathis pour anéantir le colosse d'Elgondor ? Tôt ou tard, c'est ce qui se passera. Il faut vous y préparer. »

Et il se pourrait très bien qu'il fût à la tête d'une de ces armées, si les conditions l'y forçaient. Mais l'heure n'était sans doute pas à ces considérations. Aliénor n'avait d'ailleurs aucune idée de son statut de militaire – il fallait avouer qu'il était loin d'avoir la dégaine d'un haut-gradé, perché comme un gosse à l'endroit le plus escarpé d'Elgondor – et c'était très bien comme ça.
Tout en bas de l'immense pagode, le lac bleu reflétait l'ombre titanesque des deux statues, et la silhouette insignifiante de Léogan qui semblait presque flotter au-dessus du vide.  Il contempla les eaux frémissantes que le ciel irisaient d'un incendie solaire et resta pensif de longs instants, avant de se retourner lentement vers la jeune femme.

« J'ai vu bon nombre de choses, murmura-t-il, d'une voix profonde. Des choses qui furent. Des choses qui sont. Et certaines choses qui ne se sont pas encore passées. Ce ne sont pas des certitudes : l'avenir ne suit jamais un droit chemin, les routes que nous pouvons emprunter sont infinies.
Mais à Thémisto et à Hespéria, les hommes grondent. Ils ont peur. Ils ont déjà commencé à se déchaîner chaotiquement, à piller, à brûler et à tuer. Si la peur contamine ceux qui les dirigent, nous nous engageons sur la plus tourmentée des routes, qui nous mènera sans doute à la ruine de tous. »
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeLun 20 Oct - 16:37

Il fallut un certains temps pour calmer les ardeurs de Fenrir mais Aliénor ne pouvait le lui reprocher ; il était comme un père pour elle et cette tendance à la surprotéger était la plus belle preuve d'amour aux yeux de la Terranne même si cela pouvait encourir à certains désagrément. Même du haut de se vingt-quatre ans, Fenrir continuait à voir en elle une petite fille fragile qu'il fallait absolument protéger et c'était à la fois attendrissant tout comme embêtant car elle avait beau lui dire qu'elle pouvait se débrouiller tout seul, le loup blanc n'en démordait pas. Alors, il fallut de nombreux mots-doux, de supplications pour que son compagnon à quatre pattes se décide à reprendre sa forme originel, sans pour autant cesser de veiller du coin de l'oeil ce matou prétentieux du haut de cette statue. Le Canidé se promit qu'il ne manquerait pas de lui secouer les puces dès qu'il fera un faux pas, exalté rien qu'à l'idée de lui arracher un miaulement d'horreur. Décidément, il ne pouvait supporter cette jeunesse prétentieuse et c'est en grognant de mécontentement qu'il s'éloigna du petit groupe, Fafnir le rejoignant gaiement. Il ne manquait plus que ce lézard...

Aliénor observa ses deux amis s'isolaient avec un doux sourire. Même si Fenrir n'appréciait pas ce reptile qui n'avait que d'admiration pour lui, elle savait qu'elle pouvait lui laisser la garde sans aucune préoccupation ; le loup blanc ne lui ferait aucun mal si ils ne voulaient pas recevoir le courroux de la Terranne. La jeune femme put donc porter toute son attention à ce mystérieux Sindarin qui avait don d'agiter sa curiosité. Il était intéressant de voir que deux opinions, deux points de vue se différaient ; l'un était optimiste et rêveur, l'autre pessimiste et véridique. Ce genre de débat pourrait partir en éclat et en venir au main, mais il était bien agréable de constater que les deux jeunes gens avaient assez d'ouverture d'esprit pour respecter les opinions de l'autre sans pour autant monter le ton. Ce fut donc avec de grands yeux émerveillés que la petite Rôdeuse écoutait son interlocuteur contait ses sombres pensées, comme enchanté de faire la rencontre d'une créature ayant vu les siècles s'écoulaient devant ses yeux cruellement mélancolique. Qu'avait-il donc pu voir pour que cela le rende si amère à la vie, si amoureux du vide qui se présentait à ses pieds. Oui, Aliénor pouvait percevoir au fond de ses iris cette même lueur trahissant une envie ardente de fermer les yeux pour toujours. Alors la Terranne regardait d'un tout autre regard ce Sindarin morose, veillant à ce que ses pas ne trahissent pas le désir de retrouver le vide tout en écoutant d'une oreille bienveillante ce qu'il avait à dire.

Ses paroles étaient belles, empreintes de philosophie et de vérité. Voilà trop longtemps qu'elle n'avait plus ouït un personnage s'exprimait d'une manière si noble et si sage. La jeune femme pouvait avaler ses mots comme elle pouvait avaler son thé, attirée inexorablement par cet énigmatique jeune homme. Alors elle prit de l'élan et se faufila à travers la pierre pour le rejoindre d'une agilité et d'une aise qui trahissait sa nature aussi vagabonde que sauvage. Assise au creux de la main de cette singulière Déesse, la Rôdeuse l'écouta sans dire mots, approuvant ses propos dans le silence. Oui, il n'y avait plus de réponses dans cette cité abandonné, tout avait disparu au grès du vent et des âges. On ne sera peut-être jamais ce qu'il a bien pu se passer ici, mais il restait cette empreinte sans noms, sans réponses, ces demeures abandonnés, ces temples qui touchaient le ciel, ses statues divines... C'était une trace, qu'il le veuille ou non, le monde pouvait changer, mais la pierre restera de la pierre.

Aliénor frissonna délicieusement lorsque leurs regards se croisèrent, admirant cette lueur mélancolique au fond des iris de ce Sindarin qui vagabondait trop insoucieusement sur la main de la Déesse. Alors les muscles de la Terranne se crispèrent inexorablement tandis que son regard sombre suivit les moindre gestes de Léogan. Qu'elle était mal placer de vouloir empêcher quelqu'un de faire le grand pas, elle qui désirait si ardemment de rejoindre Kron, mais étrangement, elle ne pouvait autoriser que ça soit quelqu'un d'autre qui le rejoigne. La Nomade ne désirait que protéger autrui, de eux même s'il fallait, et jamais elle accepterait que la vie d'une personne lui échappe entre ses doigts ! Tant qu'elle serait là, Aliénor veillerait sur chacune de ses rencontres comme une Mère Louve. C'est donc sans quitter du regard les pieds du Sindarin qu'elle écouta celui-ci reprendre la parole. Très vite, un doux sourire amusé se dessinait dans l'ombre de ce visage encapuchonné face à la remarque sur la philosophie des Eryllis. Oui, c'était exactement ça, au mot près.

Un sourire qui disparu cependant face à la gravité des paroles qui suivirent. Son coeur se serrait inexorablement devant tant de cruelles vérités, assombrissant un peu plus le visage de la jeune femme. Ses mots se répercutèrent inexorablement de son esprit, tels des tambours, comme une vérité unique. Ils se faufilaient de son âme, s'insinuaient dans son coeur tandis que les yeux du Sindarin assombrissaient sa vue, la plongeaient dans un état second, comme aspirée dans les Ténèbres de ses iris. L'impression d'être dos à un mur la prit au tripes, la recroquevillait, la poignardait en pleine poitrine, jusqu'à qu'elle se sente comme une misérable créature insignifiante. « C'est ainsi ». Un coup de grâce qui fit plier les espoirs d'une petite Terranne dont le coeur s'arracha dans une complainte étouffée :

... Je sais...

Et les murailles s’affaissèrent. Aliénor le savait. Elle savait que tout ce qu'il disait n'était que pure vérité, une cruauté qu'elle avait beau vouloir fuir face à une douce philosophie, elle savait la véracité des propos de Léogan. La Rôdeuse désirait seulement croire à un autre monde, plus paisible, moins cruelle, mais au fond d'elle, quelque chose lui criait que tout n'était que tromperie, qu'elle se volait la face, qu'elle désirait se protéger de tout ce que venait de dire cet énigmatique Sindarin. Ce dernier pensait qu'elle était naïve ? Non, elle savait déjà tout ce qu'il disait, mais elle voudrait se refuser à le croire, de toutes ses forces. Léogan avait retiré ses mains qui cachaient son regard, l'obligeant à regarder le monde, l'obligeant à accepter cette vision qu'elle tenait tant à fuir, qu'elle le voulait ou non. Aliénor ferma doucement les paupières, laissant un soupir mélancolique s'échapper de la barrière de ses lèvres. Elle était vaincue.

Soudain, elle ouït l'imprudent sauter. La Terranne ouvrit subitement les paupières et découvrit horrifiée que cet irresponsable perdait l'équilibre. Mais avant même qu'elle put faire quoi que se soit pour l'aider, ce dernier rétablit son équilibre comme une grand garçon. Le coeur d'Aliénor tambourinait douloureusement dans sa poitrine et la Nomade le maudit de son imprudence. Ne faisant plus vraiment confiance à ce qu'il faisait, c'est donc en grognant que la Rôdeuse le rejoignit sur l'index de cette main avec une agilité surprenante, et ne manqua pas de lui assigner une gifle à l'arrière de son crâne. Quel con, il lui avait fait une peur bleu ! Et en plus ça lui faisait rire ?! Elle lui lança un regard tout aussi noir que boudeur. C'est ainsi qu'elle s'installa à ses côtés, laissant ses jambes balancer dans le vide, sans la moindre appréhension, mais étrangement attirée par la terre ferme. Si bien, que son corps se penchait dangereusement en avant et sans qu'elle ne s'en rende compte. Il fallut que la voix de Léogan résonne pour la sortir de cette rêverie suicidaire, secouant vivement la tête.

L'instinct de survie est plus fort que tout ; il peut changer un homme, renverser des montagnes, défier des Dieux... Une force si fascinante... Elle inspira, regardant Noathis s'ouvrant à ses pieds. Et si des armées chercheront justice au près de ces Ruines... je... je ne sais comment cela se passerait... À dire vrai, cela m'effraie car je sais, oui, je sais que je ne pourrais pas les empêcher, ni moi, ni les Eryllis...

Sa voix s'éteignait dans une douce mélancolie. Ses jambes se replièrent sur elle même, elle les enlaça, déposa son menton sur ses genoux tandis qu'elle regardait ces terres qu'elle chérissait tant d'un regard trahissant l’effroi, l'angoisse, la tristesse. Alors Aliénor se maudit d'être aussi faible, se maudit de ne pas pouvoir protéger ce qu'elle aimait tant de la colère, de la peur, de la haine et du chaos qui régnait dans ce monde. Ce même chaos qu'exprimait Léogan avec autant de véracité à ses côtés ; le monde courrait à sa perte, en cela, les deux jeunes gens en étaient certains. Alors le silence tomba, sans qu'aucun des deux ne s'expriment, sans doute plongé chacun dans leurs pensées tout en admirant le paysage majestueux qui se présentaient à eux. Seul le vent gémissait au coeur de Délil, apportant ses saveurs jusqu'aux deux imprudents, faisant gonfler leurs cheveux et leurs poitrines. Un moment parfait, où l'impression d'être les seuls au monde exaltaient le coeur de la Rôdeuse. Décidément, elle ne pouvait se défaire de Noathis ni de ses alentours, elle désirait y vivre, durant toute sa vie. Mais maintenant qu'elle s'était fâchée avec les Eryllis, elle devait à présent envisager une nouvelle maison, un endroit pour se poser, durant l'hivers ou après de longs voyages. Les seuls endroits habitables aux alentours étaient Canopée ou Elusia. Mais si elle voulait une vie quelque peu exclu, loin de la politique et du monde, alors, Elusia serait un endroit parfait et plus le temps passait, plus elle se sentait prête à se procurer un véritable chez-sois dans cette petite cité abandonné. Bercé par cette ambiance mystique et douceureux, emportée par ses pensées, Aliénor soupira et déposa doucement sa tête contre l'épaule de Léogan...

Soudain, un craquement. Des fissures. Un battement de coeur. Un souffle. Et le vide. L'index de la Déesse avait cédé face à leurs poids qui avait mis à rude épreuve cette pierre si fragilisé par le temps. Tout c'était passé si vite, à tel point, qu'un battement de paupière a suffit pour que les deux aventuriers se retrouvent déchus de leurs perchoirs. Les voilà maintenant dans le vide, leurs corps chutant inexorablement, se rapprochant dangereusement du sol qui leur tendait les bras. Aliénor vit sa vie s'écoulait devant ses yeux, le coeur battant furieusement dans sa poitrine, arrachant des complaintes sourdes à cette gorge soudaine sèche. Un instant, son regard se planta dans celui de Léogan et elle y plongea, corps et âme. Il n'y avait pas de peur entre eux, juste une fatalité. Ils l'avaient désiré ardemment, de tout leurs coeurs. Les Dieux avaient-ils entendus leurs prières ? Avaient-ils décidés de leur accorder ce repos qu'ils méritaient tant ? Quelle douce sensation, cette liberté de corps et d'âme, celui de la chaire fouettée par le vent, de cet esprit qui soupirait de soulagement que d'être libéré. Tout cela n'avait duré qu'un seul instant, mais une éternité à leurs yeux. Tout allait se terminer. Ils allaient être libérés, pour toujours...

« Tu dois vivre... »

Non !!

Soudain. Leurs corps s'arrêtèrent. Net. Suspendu par le temps, suspendu entre deux mondes, entre ciel et terre. Un bourdonnement incessant vrombissait à leurs oreilles, comme si le Vent lui même hurlait, les grondait. Car c'était bien le Vent qui les maintenait en vie ; leurs deux corps étaient prisonniers dans une bourrasque tournoyante. Aliénor tremblait, se tenait le visage entre ses deux mains, des larmes amères glissant entre ses doigts. La voix de Grim l'a hantait, lui déchirait le coeur, lui rappelait cette promesse qu'elle avait faîte cette nuit où elle sut qu'il était condamné. Elle ne pouvait pas mourir. Pas maintenant. Pas ici. Elle devait vivre. Quoi qu'il arrive. Cruelle promesse qui la maintenait prisonnière de la vie, du repos éternelle. Ses mains tombèrent. Ses yeux rougis par les larmes dévisageaient les iris du Sindarin dans une expression de profond désolation. Son coeur s'étouffa et s'exprima dans une voix à demi-soufflée :

... Pardon...

Et le vent se leva. Ce fut comme si la main de chaque Dieux les poussa d'une force inouï vers le haut, loin de la terre ferme, loin de la mort, près du ciel, près de la vie. Et soudain, il eut une vive douleurs dans leurs jambes, si vive que cela fit disparaître le vent. Et pourtant, Léogan et Aliénor ne tombaient pas, ils restaient là, suspendus la tête en première au dessus du vide, collés l'un à l'autre, tandis que cette douleur à leurs cuisses se propageaient dans tout leurs membres. Alors, Aliénor leva inexorablement la tête et son souffle se coupa lorsqu'elle croisa le regard sévère de Fenrir. Les deux jeunes gens avaient une de leur jambe coinçait dans la gueule de l'animal. Le Loup blanc sous sa forme monstrueuse les avaient rattrapé au vol, et même si ils étaient à présent tout en haut de leurs tours, Fenrir n'en démordait pas, maintenant sa gueule inexorablement fermé sur leurs chairs. Ses yeux lunaires étaient si noires, si emplis de colère, que pour la première fois de sa vie, la Rôdeuse en frissonna d'horreur. A cet instant, elle redoutait le pire, pour tout les deux. Même Fafnir les dévisageaient méchamment sur l'épaule de son compagnon.

Aliénor voulu ouvrir la bouche, comme pour répliquer, mais avant même qu'elle eut le temps de le faire, Fenrir fit volte face. Aussitôt, l'articulation de leurs jambes mugit de douleurs et la jeune femme eut tout juste le temps de s'accrocher au pelage du Loup Blanc, intimidant aussitôt à Léogan d'en faire de même. En s'accrochant à l'animal, il permettait de disposer moins de poids sur leurs jambes accrochées à sa gueule, mais le pire était à venir. Le sol se déroulaient sous leurs têtes et soudain, l'animal déambula des escalier d'une course folle. Ses puissantes pattes battaient la cadence, descendant par de grandes enjambés ses marches en pierres qui émirent des craquement sinistre. La respiration du Loup Géant se fit forte, c'est à peine si la jeune femme pouvait percevoir le monde qui l'entourait tant cela se passait si vite, dangereusement vite. La descente fut insoutenable, interminables, et après une course folle qui semblait être une éternité, Fenrir rejoignit enfin la terre-ferme, les deux humanoïdes encore dans sa gueule.

Après s'être assuré que rien ne se tramait autour, il relâcha sa gueule, laissant tomber les deux jeunes gens pittoresquement dans le sol. Aliénor était affaissée sur Léogan, respirant difficilement, essayant de reprendre son souffle. Elle voulut se lever, mais aussitôt, un grognement menaçant se fit, et la jeune femme se logea contre le Sindarin en tremblant. En effet, juste au-dessus d'eux, le gigantesque Loup blanc présentait ses crocs à ses deux insignifiantes créatures, la bave coulant sur leurs corps endoloris. La colère se lisait tout aussi bien sur son regard que sur ses crocs qui frôlèrent leurs visages. Dieu sait à quel point il était en colère, et à quel point Aliénor avait peur. Car Fenrir n'était pas un loup apprivoisé, mais bien un loup sauvage ayant sa propre volonté, qui pouvait se montrait impitoyable même au près de sa petite Terranne. Celle-ci savait qu'il pourrait leur faire payer très douloureusement cette imprudence qu'ils avaient commis... Mais il en fit rien, pour cette fois. Finalement, il s'éloigna de leurs corps d'une démarche menaçante, sans pour autant les quittait du regard. La Rôdeuse reprit finalement son souffle, logée contre le Sindarin en tremblant. Finalement, la terre ferme avait du bon...
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeSam 25 Oct - 1:56

Léogan restait pensif et indolent, debout les pieds joints sur le doigt colossal de la déesse guerrière, ployant un peu sous la force du vent du soir qui commençait à souffler sur Elgondor, les mains enfouies dans ses poches, les yeux errant entre les eaux bleues du lac et les cieux que le soleil peignait d'un rouge sanglant en agonisant à l'horizon. Aliénor s'était glissée près de lui. Sa proximité était d'autant plus inévitable qu'elle avait choisi de le rejoindre à un endroit où il n'aurait pas pensé qu'il était possible de se tenir à deux. Quand dans un soupir presque languissant, elle abandonna sa tête encapuchonnée sur l'épaule de Léogan, celui-ci tressaillit tout à coup et se tendit nerveusement. Mais qu'est-ce que... ?
Il n'eut pas le temps de s'en embarrasser davantage, car sous ses pieds, le doigt de la déesse venait subitement de céder, dans un craquement sinistre. Un grondement de tonnerre, la pierre qui tombe, ricoche et explose. Le vide le happa tout à coup avec Aliénor et son cœur se souleva d'un bond dans sa poitrine. Les yeux écarquillés, les cheveux en bataille autour de sa figure, les bras ballants dans les airs, il poussa un cri de surprise et chercha instinctivement, affolé, un roc auquel se rattraper, mais il n'y avait rien. Alors, tandis qu'il basculait tête la première dans la violence des lois de la pesanteur, une inspiration lumineuse éclata dans sa poitrine, un bordel innommable lui torpilla la cervelle. Il tombait. C'était fait. Il n'avait même pas eu à le décider, il n'avait même pas eu à délibérer sur la lâcheté de cette décision. C'était fait. Et lorsqu'il croisa furtivement le regard d'Aliénor, dont il ne comprit pas la sérénité, le sien, exorbité, vibrait d'un milliard de sensations contradictoires, de terreur, d'euphorie, d'horreur et de jubilation. Un ramdam de tous les diables tambourinait dans son crâne, ses tempes palpitaient de fureur, il sentait tout son sang se galvaniser dans ses veines, bourdonner partout et l'air lui déchirer la peau comme du verre.
Et tout à coup, un cri strident lui fracassa les oreilles jusqu'à lui arracher les tympans. Son excitation se brisa en même temps que son corps, comme un pantin désarticulé, dans la gueule d'un vent violent, qui le tordit dans tous les sens et l'avala dans ses tourbillons. Le souffle coupé, il mit quelques instants à réaliser ce qui se passait autour de lui. Il secoua la tête d'incompréhension, flottant en apesanteur dans un vent en furie, et en plissant les yeux, distingua Aliénor qui hoquetait et sanglotait entre ses mains comme une petite fille – une vague de pleurs qui le prit par surprise, des grosses larmes qui roulaient entre ses doigts et flottaient autour d'elle comme des perles luisantes, et il la regardait, sans trop comprendre, sans trop savoir quoi faire, le cœur au bord des lèvres, à la limite d'imploser comme un baril de poudre qui pète. Il respirait chaotiquement, l'air lui sabordait les narines, lui crevait la gorge et partait vrombir dans ses poumons avant de remonter en fusée pour le faire étouffer de quintes de toux explosives. Ses doigts fendaient les airs, toujours instinctivement à la recherche d'une prise, et il tâtonnèrent pour saisir ceux d'Aliénor dans un réflexe laborieux, quand elle laissa tomber ses mains de son visage en gémissant. Leurs bras se tendirent sous la force du vent, leurs vêtements battaient autour d'eux comme les grands bruissements d'ailes des oiseaux, et ses yeux étincelaient avec puissance, perdus dans un rêve de légèreté et d'ivresse, tandis que le visage à demi dévoilé de l'Eryllis se déchirait de désolation. Il ne comprenait rien de ses sentiments, et tout lui parvenait si vite et si confusément à l'esprit qu'il ne pouvait qu'écarquiller les yeux et la regarder avec l'émoi étrange et grandissant des gamins étonnés. Que lui arrivait-il ?
Et brutalement, une douleur violente à la jambe lui arracha un râle de fureur. L'enchantement prit fin quand, dans un coup de sang, il se retourna et réalisa rageusement que le gigantesque loup blanc d'Aliénor venait de les rattraper dans sa mâchoire puissante. Et sans qu'il ne trouvât le moindre instant pour réagir, ou même pour se rendre compte qu'il ne pouvait rien faire pour se dégager des crocs du monstre lupin, la bête, en équilibre précaire sur le bord d'une statue, les tira violemment vers lui en prenant la direction des escaliers. Léogan crut que le loup lui arracherait la jambe, et cela aurait sûrement été le cas s'il n'avait pas suivi l'exemple d'Aliénor, dans un sursaut de lucidité, en s'accrochant de toutes ses forces à l'encolure de l'animal. Le fracas et les cahots de sa descente vertigineuse dans les escaliers de la pagode lui lacérèrent la peau jusqu'au sang, à travers sa botte et son pantalon, et quand Fenrir parvint enfin au bas de la pagode, son cœur éclata dans une nausée violente.

Le loup les jeta dans les herbes hautes près du lac, où Léogan s'effondra douloureusement sur le dos, avant d'être littéralement écrasé sous le poids d'Aliénor. Le souffle coupé, les yeux parcourus de taches de lumière, il mit plus de temps que nécessaire à comprendre que Fenrir les menaçait encore de ses crocs puissants, à quelques centimètres à peine de leurs têtes, et il se tendit comme un arc. Un de ses bras se rabattit sur le corps de la jeune femme, prêt à la faire rouler sur le côté, et son autre main tâtonna jusqu'à sa taille, où il réalisa que son fourreau n'était plus attaché. Ses épées étaient restées sur le toit de la pagode. Au moment où il prenait la résolution périlleuse d'utiliser sa maîtrise de la foudre, un cri strident retentit dans les airs, un éclair noir passa au-dessus d'eux et tout à coup, le fourreau en question, chargé de ses deux épées, tomba à côté de lui, tandis que son faucon reparaissait dans son champ de vision et tournoyait en cercles concentriques au-dessus du loup blanc, hésitant manifestement à fondre sur lui pour l'assaillir. Léogan, aussitôt glissa sa main vers ses armes et tendit le bras aussi loin qu'il le put pour réussir à refermer ses doigts sur le pommeau d'une de ses épées – plus inspiré à l'idée de repousser l'animal par le fer que par le feu. Aliénor, elle, ne semblait pas prompte à se défendre de son familier, mais si elle pensait qu'il allait se terrer lui aussi comme un lapin affolé, elle se mettait le doigt dans l’œil jusqu'au coude, il n'aurait aucun scrupule à percer la peau de ce fauve s'il ne prenait pas immédiatement ses distances. Enfin, il parvint à se saisir de la garde d'Erys, son épée courte, mais à l'instant où il la dégaina d'un geste sec, Fenrir se désintéressa d'eux subitement et s'écarta d'un pas lourd, comme s'il estimait avoir réussi à faire passer son message. Léogan le fixa longtemps avec méfiance et quand il fut tout à fait assuré que le loup ne reviendrait pas à la charge, il laissa choir son épée et laissa sa tête tomber sur le sol qu'elle frappa dans un bruit mat.

Le choc résonna dans son crâne déjà étourdi, il cligna des yeux, puis poussa un profond soupir de soulagement. Il passa une main lasse sur ses tempes et fronça les sourcils.
Quel abruti. Ce n'était pas du tout comme ça que ça devait se passer. Pas par accident, pas d'une manière qui laisserait marge à se raviser lâchement et à gémir sur son sort. S'il prenait un jour la décision de se tuer, ce devait être résolument, dans un élan naturel invincible. Du haut de la pagode, il avait pensé très sereinement que le suicide le plus vrai, le plus spontané, le plus parfait, était de se laisser simplement tomber dans le vide. C'était simple, si simple. A choisir, à réaliser, et surtout à penser. Il n'avait eu nul regret là-haut, rien qu'une évidence et une attraction grisante. Il n'était rien. Il n'existait pas vraiment sous tous ces gouffres d'air. Et il avait passé sa vie à tomber. Cette fois-là, il aurait pu se griser de la chute, sans que le prix à payer en fût la douleur, et sans avoir à se relever péniblement ensuite pour réapprendre à marcher.
Maintenant qu'il avait retrouvé la terre ferme, que son corps était redevenu aussi lourd qu'autrefois, qu'un nouveau voile s'était posé sur ses yeux, que ses pensées s'emmêlaient confusément et s'entrechoquaient dans des explosions aveuglantes, tout cela lui paraissait d'une stupidité inénarrable. Il avait mal partout. Gisant sur le sol d'Elgondor, écrasé par la pesanteur, il prenait tout à coup conscience que sa jambe devait être contusionnée, si elle n'avait pas été transpercée par les crocs du loup, que sous sa tunique dégoûtante et en lambeaux comme un haillon, des plaies superficielles et des bleus brûlaient sa peau et que sur sa pommette, enfin, la morsure du serpent faisait palpiter quelques veines convulsivement, jusqu'à lui en donner la migraine. Tout cela l'exaspéra plus qu'il n'aurait su le dire.
Il poussa un gémissement rageur et se prit le visage entre ses mains moites.
Pauvre idiot. Imbécile inconscient. Débile. Il trouvait toujours moyen de devenir un poids pour lui-même, que ce fût à l'occasion de défis physiques grotesques, d'aventures téméraires et de chutes ou d'abandons pathétiques au mélodrame. Il avait encore trop de travail devant lui. Il faisait partie de ce monde. Certaines choses ne pouvaient pas fonctionner sans lui. Il devait rentrer à Hellas, rapporter ce qu'il avait vu aux prêtresses, faire des rapports, les envoyer aux Gélovigiens, peut-être, au Maire et au général, sans aucun doute, traiter avec les réactions probablement agressives de ses vis-à-vis, aviser d'autres solutions que l'intervention armée...
Mais est-ce que ça en vaut bien la peine ? La machine ne fonctionne jamais assez de toute façon. Il y a toujours un petit rouage qui grippe, et souvent, ce rouage, c'est toi. Stupide, ridicule mécanique. Et est-ce que tu as bien envie de la faire fonctionner, après tout, hein ? Tu pourrais peut-être t'enfuir.

Léogan prit une profonde inspiration et secoua la tête avec fatigue. C'était toujours la même rengaine. Lorsqu'il décida de se redresser et de s'agiter un peu pour faire taire ces inepties, il se souvint qu'Aliénor était encore effondrée sur lui et il la regarda avec surprise. Il la sentait sous sa cape qui frissonnait contre lui, qui enfouissait son visage dans sa chemise et qui versait des larmes amères sur lui. Il tressaillit tout à coup, déglutit avec embarras et posa une main malhabile sur l'épaule de l'Eryllis, qu'il tapota sans certitude en guise de geste de réconfort. Ce moment lui paraissait parfaitement insolite.
Pourquoi lui ?! Est-ce qu'à un seul moment il aurait par mégarde donné le moindre signe de vouloir s'adonner aux démonstrations affectives de ce genre ?
Personne n'avait l'idée de se tourner vers lui pour trouver de la chaleur humaine – surtout parce qu'il s'amusait plus souvent à inspirer la crainte, le malaise et le déséquilibre qu'à rassurer son entourage. Il n'était pas franchement orthodoxe, comme garde cimmérien. Il portait l'épée, pas le bouclier, il ne défendait souvent que par hasard, il préférait offrir le danger plutôt que la sécurité, il ne faisait que poser des problèmes, acculer ses victimes, cogner et faire mal. Il était la foudre ; il frappait avec éclat et il ne sauvait rien. S'il avait le malheur d'essayer, il ne parvenait qu'à se rétamer en beauté. Alors quand il s'agissait de protéger une jeune femme comme Aliénor qui tout à coup faisait une crise d'angoisse et s'accrochait à lui comme si sa vie en dépendait, et d'en prendre soin, autant dire qu'il n'y était pas doué du tout et que cela le mettait même un peu en panique.
Qu'est-ce qui lui prenait, à elle ? C'était une Eryllis, il s'était attendu à la trouver plus... farouche ? Pourquoi fondait-elle dans ses bras à lui ? Il n'était pas l'archétype du prince charmant, il n'était pas particulièrement engageant de faciès, en l'occurrence, il était crasseux et dégoûtant de poussière, il avait été désagréable, il n'était même pas gentil.

Plongé dans l'incompréhension, Léogan demeura de longs instants immobile, de peur de commettre une nouvelle bêtise ou de la brusquer au milieu du trouble violent auquel elle était en proie. Il renversa sa tête en arrière et fit reposer légèrement sa main gauche sur le dos d'Aliénor. Ses yeux se noyèrent dans l'océan flamboyant qui couvrait le ciel là-haut, d'écumes mauves et sélénites et dont les vagues se disputaient sans cesse les ténèbres et la clarté. Il poussa un long soupir.
Des odeurs floues mais capiteuses dégorgeaient peu à peu de la forêt de Sphène, et venaient les envelopper dans un cocon épais d'airs chauds, fleuris et fruités, où coulait parfois la brume humide de la terre profonde, des herbes basses et des racines.
Il se passa sans doute quelques minutes où il ne pensa à rien et ne fit que respirer les évanescences mystérieuses de la nature, la tête lourde, le corps tendu, mais la poitrine illuminée de sensations étranges. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas tenu une femme dans ses bras – ou qu'il n'avait pas eu de contact aussi prolongé avec un être humain, tout sexe et tout âge confondus. C'était tout à la fois incommodant, embarrassant, fébrile – il sentait ce corps étranger qui respirait par à coups sur lui, qui hoquetait encore, qui tremblait comme un lapin effarouché au milieu d'une chasse, et qui trempait son vêtement de toujours plus de pleurs amers – et bizarrement réconfortant, au fond, bien au fond, tout au fond de sa vieille carcasse insensible. Plus que la répugnance qu'il avait pour les contacts physiques de ce genre, ce fut le plaisir incongru qu'il en tira à cet instant qui, en l'inquiétant, le fit se redresser soudain sur ses coudes pour retrouver sa liberté de mouvement.

Il laissa choir sa jambe blessée mais plia l'autre le long du corps d'Aliénor, qui ne put que s'appuyer d'une main sur sa poitrine pour s'asseoir également. Léogan la fixa un moment d'un regard insondable, les sourcils froncés avec sérieux, et, tout à coup, d'un geste vif, il tira en arrière la capuche qui masquait les traits de la jeune femme et la laissa tomber dans son dos. Les cheveux châtains de l'Eryllis se répandirent sur ses épaules dans une explosion de boucles cuivrées et balayèrent sauvagement son visage rougi par les larmes.
Les yeux noirs de Léogan rutilèrent cruellement et un rictus de gosse arrogant, ou de prédateur satisfait, glissa sur ses lèvres.
Il avait déjà entraperçu ce visage doux et harmonieux, quelques minutes à peine après leur rencontre. Il était stupide de le cacher sous une capuche au milieu d'une cité abandonnée des hommes depuis des millénaires. Et plus que tout, il détestait discuter ou se confronter à un vis-à-vis dont il ne pouvait pas distinguer les traits – c'était agaçant. Il lui fit face en haussant un sourcil nonchalant, posa un doigt sous le menton d'Aliénor et le souleva doucement. Alors il prit un air sévère, son regard devint dur et opaque comme l'onyx et il demanda d'une voix claire :

« Pourquoi vous avez fait ça ? »

Il la regarda longtemps jusqu'au fond de ses yeux sensibles, dont les couleurs semblaient elles-mêmes habitées des ombres de la forêt, comme une aquarelle floue de pins marron clair et de chênes presque noirs où chatoyait une lumière crue, jusqu'à toucher les fils fragiles de son âme et pouvoir les démêler habilement. Quelques larmes coulèrent encore entre ses doigts alors qu'il gardait le menton de la jeune femme relevé pour l'empêcher de se dérober, et il eut l'air plus soucieux.
Sa question n'était peut-être pas très claire, mais il attendait une réponse, avec sur sa figure une expression de professeur déçu ou mécontent. D'abord, pourquoi l'avait-elle suivi au-dessus du vide ? Tenait-elle si peu à sa vie éphémère de Terrane, à vingt ans à peine ? Pourquoi avait-elle eu l'air d'accepter la mort, un bref instant entre ciel et terre ? Pour dire tout à fait la vérité, il ne s'était pas attendu à rencontrer en Aliénor un alter ego de désespoir, elle qui jusqu'ici avait rayonné d'enjouement, de joie de vivre et d'attentions. Elle l'avait surpris, il devait bien le reconnaître. Mais après tout, le malheur était universel et si elle parvenait si bien à cacher le sien sous sa cape, il n'était pas extraordinaire qu'elle souffrît de blessures qu'elle ne pensait pas pouvoir soigner ni surmonter.
Surtout, pourquoi s'était-elle ravisée tout à coup ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle arrête leur chute ? Il ne lui en voulait pas particulièrement, mais il aurait été hypocrite de nier qu'il en ressentait encore une certaine amertume. Cette scène avait été ridicule, et en scrutant le visage d'ordinaire caché de l'Eryllis, il avait l'impression désagréable de rencontrer le reflet de sa lâcheté et de sa gaucherie légendaire – oh par pitié ! Qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête au moment où tout aurait dû être joué et où ils n'auraient pas dû pouvoir revenir en arrière ?
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMer 17 Déc - 18:28

La respiration de la jeune femme était lourde, profonde, presque étouffée par ses hoquètements qui ne cessaient de secouer son corps endoloris. Ses doigts étaient crispés sur la chemise de Léogan, comme si elle tenait vainement de s'accrocher à cet Sindarin qui était devenue son seul point de repère dans la réalité. Car même si ses yeux vagabondaient furtivement d'un point à l'autre, son regard vitreux dévoilait qu'Aliénor n'était plus de ce monde ; elle était perdue dans son esprit tourmenté, à la merci de ses cauchemars. Tout lui revenaient en mémoire, tout ses souvenirs qui composaient sa misérable vie, tout ses sentiment bien trop longtemps étouffés sous cette carapace de verre. Tout cela se déversait tel une cascade dans son esprit fragile, détruisant ses chaînes, sa force, son courage, son sang-froid. Tout allait bien trop vite et d'une violence inouïe ; elle avait beau essayer de maintenir sa tête hors de ces flots, la Rôdeuse se retrouva engloutis inexorablement dans la noirceur de son coeur, incapable de retenir plus longtemps la pourriture qui noircissait son coeur... Non ! Elle ne voulait pas ! La Terranne se refusait de briser ses chaînes, pas maintenant, ce n'était pas le bon moment ! Elle avait tenue durant tant d'années à étouffer tout ce qui faisait sa faiblesse, ce foutue coeur d'or aussi sensible que fragile. Elle avait réussis à tout cacher derrière cette large capuche, derrière son austérité, sa solitude. Pourquoi maintenant ? Pourquoi face à un inconnu ? Pourquoi n'arrivait-elle plus à se voler la face ? C'était comme si cette terrible chute qui aurait pu lui apporter son repos éternel avait réveillé en elle la véritable Aliénor, cette foutue jeune femme brisée qui ne cherchait qu'à être aimée. Voilà trop longtemps qu'elle l'avait enfermé dans l'obscurité de son âme, trop longtemps qu'elle s'était refusée à ouvrir son coeur. Ho, la Rôdeuse savait que cet emprisonnement n'allait pas durer longtemps, que tôt ou tard, tout allait se libérer dans un terrible cri de désespoir. Cependant, elle ne désirait pas que quelqu'un en soit témoin, la Nomade ne pourrait tolérer ce genre de faiblesse face à un inconnu.

Alors, logée contre le Sindarin, la pauvre Terranne tentait tout ce qui était en son pouvoir de garder son sang-froid, de renflouer tout cela au plus profond d'elle-même. Ce fut un véritable combat intérieur ; c'était comme si son corps tout entiers se refusait de se plier à sa volonté, provoquant ainsi des tremblements incontrôlable et des sanglots silencieux. Elle perdait le contrôle, tout simplement. Membres crispés, souffle saccadé, Aliénor plongeait dans le désespoir et la folie. Mais heureusement pour elle, ou malheureusement, elle n'était pas seule ; la présence de Léogan l'aidait à garder sa lucidité. Ainsi, lorsqu'elle sentit la main du Sindarin sur son dos, ce contact électrifia tout son être, l'arrachant brusquement de ses sombres pensées pour la ramener vers la réalité. Alors elle respira, profondément, regardant nerveusement les alentours, inquiète et angoissée. Tout ses sens lui faisaient faux bond tant son esprit tourmenté avait infesté sa clairvoyance. Si cela ne tenait qu'à elle, la jeune femme aurait pris la fuite, loin, très loin de ce lieu et de cet Homme qui la maintenait contre elle. Elle avait besoin de respirer, de se retrouver, de hurler... Mais quelque chose la retint ici, un détail terriblement insignifiant ; ce fut les battements du coeur de Léogan. Logée contre son torse, le rythme cardiaque du Sindarin apaisa singulièrement l'Eryllis, comme envoûtée par cette douce cadence. Pourquoi ? Elle ignorait. Peut-être que cela la soulageait de sentir quelqu'un auprès d'elle, si proche, tellement proche, jusqu'à ressentir sa chaleur corporel. On pouvait aspirer à la solitude, mais personne n'était fait pour la supporter. Après toutes ses années, Aliénor savourait ce contact, comme étant la plus belle chose qu'elle ait vécu depuis bien trop longtemps. Elle avait besoin de ce contact, de ce rapprochement avec autrui, même si elle préférait s'arracher la langue que de se l'avouer. La jeune femme se sentait seule, terriblement seule, et à cet instant précis, plus rien n'importait, juste le plaisirs infini de sentir la chaleur corporel d'un Humanoïde comme elle.

Aliénor aurait voulu que ce moment dure une éternité. Enroulée contre lui, les yeux clos, le coeur gonflé d'amour et d’apaisement, cette Amazone n'était plus qu'une pauvre petite fille cherchant un peu d'amour et de réconfort. Mais cet instant éphémère disparut brusquement, au plus grand désespoir de la Nomade. Avant même qu'elle ait put dire quoi que ce soit, elle se retrouva assise, contre Léogan, une main sur son torse, l'autre accrochée désespérément à sa tunique. Ses yeux sombres rougis par les larmes se posèrent alors dans le regard d'onyx du Sindarin, à la fois avec pitance et questionnement. Malgré cette sévérité dans son visage, Aliénor tint difficilement son regard, sans un mot, sans un bruit. Et soudain, l'impensable se produisit, brusquement, dans un bruissement de tissus. Et l'air s'engouffra dans ses cheveux, caressant sa peau nue et les rayons de soleils resplendissaient dans ses iris. Elle était à visage à découvert. Ce fut comme si le monde s'était arrêté, comme si un coup de poignard s'était fiché dans sa poitrine. La Terranne se sentit défaillir. Tout bourdonnait autours d'elle, tout s'écroulait, tout n'était plus que écho et illusions. La cadence de son coeur retentissait avec force dans son crâne, les pensées s'échauffaient dans son esprit, bouillonnaient, s'explosaient entre elles. La nausée la saisit aux tripes. Sa tête lui tournait, le vertige la faisait perdre l'équilibre. Plus rien n'existait à part ses yeux noirs...

La gifle retentit. Et le silence tomba. Main levée, Aliénor respirait difficilement, la paume aussi rouge que le sang tant elle avait frappé de toutes ses forces. A chaque souffle, le monde redevenait comme auparavant, ses sens lui étaient restitués, et le chaos dans son esprit s'était tue. Ce fut comme si tout la pourriture de son coeur avait disparut en même temps que cette gifle et lorsque la jeune femme se rendit enfin compte de ce qu'elle venait de faire, elle dissimula son visage dans ses mains tremblantes, honteuse. Elle avait perdu son sang-froid et le contrôle entiers de son être. Ce geste était partis dans un mouvement incontrôlable liée à l'angoisse, la peur, l'horreur, la haine, la colère... Comment avait-il osé faire ça ? Au fond d'elle, elle se doutait qu'il ne voulait pas faire cela en mal, elle l'avait vu dans ses iris sombres. C'est pourquoi, lorsqu'elle glissa ses mains sur sa capuche pour la remettre sur son crâne, elle regardait Léogan avec toute la désolation du monde :

... Non... Je suis... désolée... Léogan... mais ne faîtes pas ça... Vous ne pouvez rien faire... pour moi... Je suis déjà perdue... vous ne pouvez pas m'aider... Personne ne le peut... Même pas Kron... Partez...

Des larmes amères roulèrent sur ses joues rougis tandis que sa voix vibrait d'une terrible pitance. Les yeux de Léogan hantèrent son esprit, l'horrifiaient, la révulsaient. Jamais elle n'avait croisé un tel regard, si fort, si sévère, si hypnotisant. Durant un instant, elle s'était sentie comme la créature la plus misérable au monde, intimidée par tant de force dans ce visage. Jamais elle ne s'était sentie aussi nue, aussi impuissante, si désarmée... Une sensation qu'elle ne pouvait supporter, elle qui voulait tant se protéger. Le Sindarin l'effrayait, beaucoup, par cette capacité incroyable de la mettre complètement à nue, sans armes et sans défenses. Personne ne l'avait mis dans un tel embarras, non personne à part lui. Il fallait qu'Aliénor s'éloigne de lui, avant qu'il la brise, avant qu'il détruise tout ce qu'elle a construit autour de son coeur.

C'était donc sans se retourner qu'elle se leva agilement et fit volte-face, faisant claquer sinistrement sa cape. Qu'importe si cet Homme était assez fou pour la suivre, elle avait besoin de respirer et de se ressourcer. L'Eryllis partit ainsi en direction du lac en boitant, flanquée par Fenrir qui l'aida à se déplacer avec inquiétude. Leur lien empathique était assez fort pour qu'il ressente la forte détresse de sa compagne. Cette-dernière s'écroula quasiment sur la rive, observant un instant son reflet dans ce miroir liquide, avant d'abattre son poing avec rage sur la surface de l'eau, brisant son visage sous les ondes. Aliénor étouffa son sanglot en plongeant sa tête, frissonnant à la morsure du froid sur son visage. Elle resta un temps qui parut infini, si bien qu'il fallut que ça soit le loup blanc qui sorte sa tête hors de l'eau, de peur qu'elle se laisse aller par un autre penchant suicidaire. La Rôdeuse toussa un instant, avant de s'écrouler au sol, telle une poupée de chiffon. Pourquoi avait-elle si mal ? Pourquoi maudissait-elle à ce point Léogan alors qu'une partie d'elle le réclamait près d'elle ? Pourquoi était-elle si faible ? Pourquoi avait-elle un coeur si fragile ? C'est avec toutes ses questions qui embrumèrent son esprit qu'elle se laissa déchoir dans la noirceur de son âme, sous le regard attristée de Fenrir.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeVen 19 Déc - 12:10

Alors là, on pouvait dire qu'il ne l'avait pas volée celle-là. Toutes celles d'avant non plus d'ailleurs, mais il fallait admettre que ça faisait un petit moment que ça ne lui était pas arrivé. Et puis il y avait eu un indéniable savoir-faire dans le geste d'Aliénor, l'amplitude du coude, le fouet du poignet, la paume de la main aussitôt soutenue par son tranchant... De quoi l'envoyer valdinguer d'est en ouest en une seconde, avec une trace cramoisie en plein sur sa gueule. Aussi, les yeux écarquillés, les sourcils levés de surprise, Léogan pensa, en faisant craquer ses cervicales méthodiquement, qu'il préférait quand même largement ça à une petite claque de pétasse. Ça tombait au moment où ça devait tomber, avec la force adéquate de la colère ; vraiment, si ça ne faisait pas aussi mal, il y aurait sans doute eu lieu de s'en satisfaire.

Au moment donc, où il se dit que finalement, ce n'était pas pour rien qu'Aliénor faisait partie des Eryllis, malheureusement, la jeune femme fourra son visage entre ses mains pour le cacher au regard inquisiteur de Léogan et y sangloter de tout son saoul. Il serra les dents d'un air sceptique et papillonna des paupières avec exaspération. C'était toujours pareil. Les gens se sentaient toujours trahis quand ils commençaient vraiment à connaître l'ordure qu'il y avait sous son humour bidon, ses grommellements d'ours mal léché et sa témérité de gosse hyperactif. Aliénor avait cru, comme tout le monde, que c'était un type bien, un peu réservé, sûrement, mais pas méchant et sans rien connaître de lui, que son nom, ni son âge, ni son pays, ni son métier, s'il était soldat, mercenaire, bandit de grand chemin ou baron de la pègre, elle lui avait accordé une part de sa confiance. Certainement qu'elle avait eu tort. Il était trop tard maintenant.
Elle bafouilla quelques phrases courtes dégoulinantes de larmes et de reniflements en se recoiffant de sa capuche et, comme après avoir flanqué un coup à un chien mal-élevé, lui signifia de s'éloigner d'elle et de dégager ventre à terre – au milieu d'un fleuve d'excuses et de remords. Il haussa davantage les sourcils, stoïque, et ne bougea pas d'un poil. Alors, elle s'empressa de se relever, enveloppée dans les pans sombres de sa cape, et de s'écarter elle-même de lui, flanquée de son loup gigantesque – au moins, elle avait toujours un certain instinct de préservation, manifestement.

Lui resta bêtement assis dans l'herbe haute. Il ramassa ses jambes en tailleur en grimaçant de douleur et s'accouda sur ses genoux. Ses cheveux noirs lui tombèrent dans la figure et il examina pensivement la peau cuivrée et fatiguée de ses mains tatouées. Non, en fait, elle n'avait rien compris du tout. Bien sûr qu'il l'avait fait exprès. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure que c'était la chose à ne pas faire, alors évidemment, hé, il avait mis les pieds dans le plat. Et elle fuyait en pleurant, comme si elle était coupable de tous les maux du monde, qu'elle ne méritait que la mort la plus atroce que les dieux pourraient lui destiner, alors qu'il venait de l'insulter d'un geste, aussi gratuitement qu'on se mouche le nez. Elle l'avait frappé, mais ça ne signifiait rien, quand derrière elle capitulait en gémissant.
Là à cet instant précis, Léo avait juste envie de loger une dague entre les deux yeux de toutes les bestioles menacées qui n’étaient pas foutues de baiser pour sauver leur espèce. Il avait envie de balancer un éclair en plein dans la sale tronche du colosse d'Elgondor, de le faire exploser comme une grosse bonbonne de myste rouge et de plonger dans la désolation tous ces endroits de la terre qu'il ne verrait jamais. Il avait envie de tout salir d’une fumée bien noire.

Il leva lentement son regard vers le lac, où il entendait Aliénor pleurer, tousser, renifler comme une petite fille incapable de se contrôler. Il soupira avec agacement et grogna de mécontentement en enlevant ses bottes, qui commençaient à oppresser un peu trop ses pieds et ses jambes après une journée de voyage, de chevauchée et de marche dans la forêt dense. Ses pieds glissèrent dans les herbes et il frotta son mollet et son genou que Fenrir avait contusionnés tout à l'heure et où commençait à s'épanouir un large hématome. Ça allait être sympa pour rentrer à la maison...
Au bout d'un long moment, il décida de se relever et il boitilla un peu sur place pour tester son équilibre. Il avança un peu vers le lac également et posa ses pieds sur la terre rouge et humide, au bord de l'eau. Elle avait encore la chaleur de la journée et il y plongea ses orteils qui creusèrent des sillons ocres entre les herbes, comme des tranchées pour des combattants minuscules. C'était une chaleur rassurante.
Sans précaution, il descendit la petite pente qui formait la rive du lac, glissa stupidement dans la poussière, la jambe douloureuse, et sautilla en grimaçant sur des galets plats. Il se faisait mal sans prendre garde, mais Léogan, c'était le genre de type qui faisait tout un peu trop vite, alors il s'en désintéressa rapidement. Quand il eut retrouvé son équilibre, il plissa des yeux et examina le lac qui étincelait à la lumière du crépuscule, et s'irisait des couleurs mauves du ciel et rouges du soleil couchant. Le lac chuchotait doucement, entre les pleurs d'Aliénor, un vent léger courait sur l'onde, s'enroulait autour des chevilles de Léo et emmêlait ses cheveux lourds et crasseux de poussière. Il ferma un peu les paupières et respira profondément. Et puis, il remonta plutôt inutilement son pantalon au-dessus de ses mollets et plongea ses pieds dans l'eau froide. Il frissonna doucement, jusque dans l'échine, et toute la tension de son corps se relâcha.
Alors sans hésiter – ce n'était pas à Cimméria qu'il pouvait se permettre ce genre de choses, il fallait en profiter – il avança dans le lac, et s'enfonça dans l'eau jusqu'aux genoux, sans plus se préoccuper de garder son pantalon au sec. Le regard perdu loin, là-bas dans les rues en ruine d'Elgondor, il écouta le chant sourd et étrange du vent qui les traversait en vibrant comme le souffle d'une flûte de roseau. Sans vraiment y réfléchir, il plongea une de ses mains abîmées dans les ondes et y pêcha un galet plat, qu'il caressa du pouce en rêvant, les cheveux dans la figure. Il se rappela vaguement El Bahari, la mer turquoise et les soleils d'or, les cinquante ans de sa vie qui s'étaient évanouis si vite et volatilisés, comme de la fumée. Il écrasa ces souvenirs sous ses paupières, battit un peu des pieds dans la vase et sentit la terre glisser, visqueuse, entre ses orteils.
Les cils plissés de concentration, il fit sauter le galet dans sa paume et le jeta d'un geste vif du poignet, pour le regarder avec une certaine satisfaction faire quatre ricochets avant de couler au fond du lac. C'était donc qu'il ne perdait pas la main... Se penchant à nouveau, il se mit à la recherche d'autres galets et se redressa, une poignée de petits cailloux dans la main droite, pour commencer à les faire rebondir à la surface de l'eau dans un clapotis régulier.

Sans daigner encore poser ne serait-ce qu'un œil sur le corps prostré d'Aliénor qui sanglotait sur la berge, il commença à réfléchir à ce qui s'était passé. La joie était une chose si fragile. Il suffisait de si peu, pour basculer dans le désespoir, presque de rien. Pourtant, tout était si calme ici, si feutré ; c'était l'un de ces moments les plus trompeurs où germait des soupçons de mélancolie, imperceptiblement, et où on se prenait soudain l'envie de crier du haut d'une vieille pagode en ruines, de hurler jusqu'à s'en casser la voix, jusqu'à s'en niquer la gorge, et de n'entendre que le silence pour seule réponse. Le lac, qui tremblait sous les galets qu'il lançait, était vert et or, des lucioles butinaient à sa surface, comme des graines d'étoiles dans un ciel crépusculaire.

« Je suis pas là pour vous aider. » dit-il, subitement, en lançant un caillou qui sombra d'un coup d'un seul au fond de l'eau.

Il fronça des sourcils. Ça faisait vraiment emmerdeur notoire, mais bon. Elle lui avait dit un truc, aussi – c'était si énorme – comme s'il pouvait simplement fermer sa gueule et se barrer... Non sans rire. Il jeta un galet plus violemment, qui s'écrasa sur une roche, se cassa en deux dans un crissement désagréable et les deux morceaux rebondirent pour couler chacun de leur côté.

« Pourtant, ce que vous avez fait, là, c'est pas un suicide, c'est même pas juste une tentative de suicide, c'est qu'un putain d'appel à l'aide, voilà c'que c'est. » siffla-t-il, agressivement.

Il se retourna vers la rôdeuse et la darda de ses yeux noirs impitoyables.
Oh, Aliénor, qui voudrait bien être sauvée, qui crie de toutes ses forces pour qu'on vienne à son secours et qui s'interdit d'attraper la main qu'on lui tendrait... Pauvre Aliénor, un peu paumée entre deux, qui devine qu'elle est seule sur la terre mais qui lutte désespérément pour ne pas y croire. Ton cocon est une imposture. Tu es seule, petite Aliénor. Pauvre enfant, c'est ça le voyage. Ouvre les yeux, petite fille, tu seras une femme bientôt, quand tu verras que tout passe et disparaît, que ceux qui survivent un peu plus longtemps, comme toi, comme moi, comme d'autres créatures, doivent survivre en laissant partir les autres ou en partant eux-mêmes.

« Alors ça sert à quoi ? demanda-t-il d'une voix grave. Vous savez très bien que personne est capable de vous aider, si jamais, haha, un connard sur cette saloperie de terre le veut bien, pour une raison ou pour une autre. Ça sert à quoi, d'appeler à l'aide ? »

Il se retourna vers le lac, les yeux brillants de cruauté, et lâcha un petit rire jaune qui rebondit avec un de ses cailloux et se brisa en éclats sur la surface verte et dorée de l'eau.

« Aidez-vous toute seule ou laissez-vous crever, commanda-t-il, sèchement. Faites un choix. Mais restez pas là à pleurer sous votre connerie de capuche comme la misère sur l'pauvre monde, vous croyez que ça changera que dalle à vos problèmes ? »

Léogan n'en avait rien à foutre, de finir par se faire détester, même qu'il en éprouvait beaucoup de plaisir. On pouvait peut-être lui trouver des excuses, dire qu'il ne se respectait pas, qu'il cherchait à se faire haïr autant qu'il se haïssait lui-même, de devenir intolérable au monde entier parce que le monde entier lui semblait intolérable. C'était sans doute vrai. Mais plus que le fait de détester quoi que ce soit, il aimait passionnément la bagarre. C'était l'amour de sa vie, il en rêvait à chaque seconde, il la cherchait en toute circonstance, il la voulait, et pour la trouver tous les moyens étaient bons, même les plus vicieux, les plus retors, les plus pervers.
Alors, il choisit un caillou lourd, qu'il soupesa et fit sauter dans sa main quelques instants, pensif, avant de le lancer soudain dans le lac, sans un ricochet, avec une précision infaillible, pile devant Aliénor qu'il éclaboussa généreusement.

« Et quand on frappe quelqu'un, on n'est pas désolée, putain ! assena-t-il, dans un grondement féroce, maintenant qu'il avait réussi à accaparer son attention. Si on vous fait mal, frappez aussi fort que vous pouvez, après on recommencera plus. Et là, je vais vous dire un secret, juste entre vous et moi... » vociféra-t-il, en lançant un autre caillou d'un geste rageur, aussi loin qu'il le pouvait, puis se retournant vers elle, avec un sourire provocateur : « C'était pas encore assez fort. »

Là, au milieu du lac couvert de lucioles bourdonnantes, les mains appuyées sur ses cuisses comme s'il s'attendait à ce qu'on lui fonce dessus, Léogan avec son sourire insupportable avait plus que jamais l'air d'un de ses gamins bagarreurs qui n'attendent que de se recevoir deux gifles dans la figure pour s'esclaffer avec insolence. Ses yeux luisaient d'un éclat avide et joueur, intense de violence et de victoires. Il fixait Aliénor sans ciller, son petit visage rougi de larmes sous sa large capuche, ses traits encore ridés de détresse, sa bouche tordue dans un sanglot, et il trouvait cette souffrance de plus en plus écœurante.
Allez, Aliénor. Ramène-toi. C'est les petites filles qui pleurent. Debout et viens te battre, je t'attends...
Il se redressa, l'air moqueur.

« C'est quoi vot' problème, Altesse ? Qu'est-ce qui vous arrive ? » Trois ricochets. « Allez, vous avez foiré le truc en trop, c'est ça ? » Un regard narquois, un caillou dans l'eau. « Le coup classique, j'parie. » Un, deux, trois, quatre... Cinq. « Y a quoi de si pénible dans votre existence pour vous donner juste envie d'crever ? Et qu'est-ce que vous avez encore à perdre pour vous arrêtez en si bon chemin vers le séjour de Kron, dites-moi ? » Six. Il se redressa en souriant sauvagement, passa une main sur son front en sueur et parut aussi satisfait que s'il sortait victorieux d'un champ de bataille.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeLun 22 Déc - 1:02

Douce noirceur qui empoisonnait son coeur, délicieuse douleur qui envenimé son âme, pourquoi résister à un tel appel obscur ? Prisonnière dans ce silence saint et les méandres de son esprit, Aliénor plongeait dans un lourd sommeil ; épuisée moralement comme physiquement, la pauvre jeune fille n'avait plus la force de se battre. Elle désirait simplement fermer les yeux et se laisser aux bras de Kron. A ce moment précis, jamais le vent ne fut d'une telle douceur à ses yeux ; son chant envoûtant berçait doucement la jeune Terranne tandis que ses doigts glacial caressaient délicatement son minois ravagé par la souffrance. Les odeurs emplissait son être, faisant naître en elle des souvenirs lointains d'une époque révolue. A cet instant, elle aurait tout donner pour mourir au coeur du Royaume de Délil sous les regards bienveillant des enfants de Fen. Oui, c'était un merveilleux moment pour mourir sous le couché des soleils... Mais, c'était mal connaître Léogan.

Ce fut le bruit de ses pas feutrés sur l'herbe tendre qui sortit brusquement la Rôdeuse de sa torpeur. Son corps se mouva dans un soubresaut et ses grands yeux sombres se posèrent nerveusement sur son ami Fenrir. Ce dernier, sagement couché sur l'herbe, Fafnir sur son dos, grommela de mécontentement en voyant le Sindarin se rapprochait de sa Terranne. Celle-ci, rassurée de la présence de son compagnon, tourna doucement la tête vers cette silhouette qui s'avançait au bord de la rive. Ce fut de la curiosité qui luisait dans ses iris mélancolique ; pourquoi ne la laissait-il pas tranquille ? Ne pouvait-il pas l'abandonner à son triste sort ? D'une main tremblante, elle effaça ses larmes amères le long de ses joues, reniflant bruyamment, sans quitter du regard cet étrange inconnu. Il y avait quelque chose... d'envoûtant chez lui. Qui rassurait et apaisait le coeur d'Aliénor. Le simple fait de le voir se démêler à tenter de rentrer dans l'eau en sautillant d'un pied et sans se rétamer au sol suffisait pour faire apparaître l'ombre d'un sourire sur ses lèvres sèches. Quel étrange individu... Ce fut avec fascination qu'elle l'observa, ne cessant de sécher ses larmes alors que son coeur était toujours aussi douloureux. Qu'avait-il bien pu voir au cour de sa longue vie pour être aussi amère ? Qu'avait-il vécu pour que cette même lueur de mélancolie se retrouvent dans ses yeux d'onyx ? Quelle fascinante créature, lui qui se cachait sous de grands airs, sous des sourires charmeurs, n'était, en réalité, pas mieux que la Rôdeuse ?

« Ô Sindarin cynique, que caches-tu au fond de ce coeur noircis ? Qu'essayes-tu de dissimuler sous le mensonge ? Ô Léogan, pourquoi ai-je l'impression de te voir à travers tes yeux ? » chantonna-t-elle sinistrement dans son esprit. Peu à peu apaisée par la présence, quoi qu'indésirable, de cette tête de Carnéa, Aliénor se laissa bercer par la symphonie du clappement de l'eau produits par les ricochets du Cimmerien. L'instant était si idyllique, que l'Eryllis aurait voulu que cela dure, mais encore une fois, Léogan noircissait à nouveau sa tableau. Brusquement. Comme un poignard en pleine poitrine. La dureté de ses mots prirent si soudainement aux tripes de la jeune femme qu'elle fut comme privée de cet air boisé. Son coeur se tordit, douloureusement. Brusquée, elle fut incapable de répliquer quoi que ce soit à la dureté de ses paroles, elle ne pouvait que l'écouter lui faire la morale. D'ailleurs, à quand lui avait-on parlé ainsi ? Aussi durement ? Avec autant de franchise ? Avec autant de puissance dans la voix ? Aliénor se sentait bousculée dans son âme, poussée dans ses retranchements, dos au mur, face à la réalité. Comment une bouche pouvait-elle s'exprimer avec une telle agressivité et faire preuve d'autant de compassion ? Comment ses yeux perçants pouvaient-ils voir aussi loin dans son esprit et la réprimander aussi sévèrement, comme un mentor pourrait faire avec son protégé ? Chaque mot, chaque syllabe, chaque note se répercutaient dans son coeur comme un coup de poignard. Des spasmes secouaient son petit corps tremblant, tandis que des larmes amères perlaient ses joues rougis. Des gémissements vibraient dans sa gorge alors que la petite Terranne tenait à cacher sa douleur en se recroquevillant sur elle-même, tel un petit animal alarmée.

Pourquoi ne se taisait-il pas ? Mais qui la fermait ! Croyait-il vraiment qu'elle ne savait-elle pas tout cela ? Il pensait réellement qu'elle ne se ressassait pas ce discours douloureux ? « Aidez-vous toute seule ou laissez-vous crever » Si seulement il savait, si seulement il pouvait voir qu'elle était déchirée par l'envie de crever et le devoir de survivre pour honorer une vieille promesse ! Qu'il se taisait à la fin ! Le sang bouillonnant dans ses veines, Aliénor eut tout le mal du monde à retenir ses sanglots, s'il la morsure du froid ne l'avait pas sortit de ses Ténèbres. Bondissant sur pieds tel un animal, la sauvageonne lança un regard haineux envers cet Sindarin insolent qui venait de l'éclabousser. Ancrée solidement au sol, la Nomade se préparait à recevoir une nouvelle vague de reproches ; elle s'attendait à tout, sauf à cette morale singulière ; on ne s'excusait pas quand on frappe quelqu'un. Ébranlée par cette remarque, choquée, son visage se décomposa littéralement. Ce ne fut plus la colère, ni la souffrance, ni la peine qui se lisait dans son minois ; mais l'étonnement et la curiosité. Penchant la tête sur le côté, tel un animal, elle le questionna du regard ; mais que faisait-il ? Où voulait-il en venir ? Il y a quelques secondes il lui faisait la morale sur sa vie et là il lui faisait un cours de politesse ? Mais le coup de grâce fut ce sourire et cette provocation des plus ouverte.

Alors le silence tomba. On n'entendait plus que le vent qui faisait gémir Mère Nature en la chatouillant allègrement. L'Eryllis ne bougeait plus, comme paralysée, dévisageant Léogan comme la plus grande étrangeté de ce monde. Et il recommençait, avec son sourire narquois, à la provoquer avec un plaisirs non dissimulé. Pourquoi ? Pourquoi faisait-il ça ? Pourquoi un tel comportement ? Aliénor n'avait pas envie de se battre, en fait, cela la refroidissait considérablement ; elle ne savait pas comment réagir. Ce n'était pas méchant en sois, il voulait juste lui faire sortir ses griffes, jouer avec elle, comme un loup bagarreur. Mais elle n'avait pas le coeur, ni l'envie, ce n'était pas... le moment. Si ça avait été un autre jour, un autre moment, elle se serait jeté la tête en première en riant, mais là... Alors elle rougit, détournant son regard du Sindarin. Gênée, elle avoua d'une toute petite voix :

Je n'ai pas envie... de jouer... pas maintenant... pas aujourd'hui...

Et puisqu'elle n'avait pas envie de jouer, puisqu'elle n'avait plus envie de l'écouter, se doutant que Léogan n'allait pas s'arrêter à là, alors, la jeune femme pensa qu'il fallait prendre une décision pour l'arrêter, maintenant, et fermer sa grande gueule. Ainsi, sans le regarder, elle leva sa main et après quelques secondes qui parurent une éternité, elle claque des doigts. Soudain, une bourrasque phénoménale jaillit du ciel et frappa de plein fouet le Sindarin. Une force, si violente, qu'il expulsa l'homme à plusieurs mètres de là... Un magnifique plongeon dans le lac. Ce magnifique vole gonfla le coeur de la Terranne, comme soulager d'avoir retiré une épine du pieds, et un sourire triomphant illumina son minois tandis qu'un petit gloussement fit vibrer sa gorge, rire qui fut très vite partager par Fenrir. Là, enfin, elle allait être tranquille. Enfin, elle espérait...
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMar 6 Jan - 0:46

Silence vaincu.
Comment, le jour où le grand Léogan, roi des emmerdeurs, champion toute catégorie du noble sport de la chierie cruelle et gratuite, était forcé de fermer sa grande gueule et de rester comme deux ronds de flan devant sa performance manquée était-il donc arrivé ? Il entrouvrit la bouche, désarçonné, et posa un regard de gamin offusqué sur Aliénor. Ça, c'était fort, elle lui foutait une baffe en pleine poire – il l'avait méritée, certes, il avait vraiment dû lui faire mal – et puis tout à coup, il n'était plus qu'un ennuyeux petit moustique qu'on balaie d'un revers las de la main ? Il avait mal joué, c'était ça ? Il n'avait pas été assez incisif, peut-être, ou pas assez précis... ? Il manquait terriblement de précision, encore, il avait peut-être raté quelque chose... ?
Atterré et sans ressource – parce que le problème de Léo, son point faible, après tout, dans le domaine ô combien embarrassant de la communication, c'était qu'une fois privé de l'opportunité de se foutre de la gueule des gens et de balancer des vérités blessantes à tout va, il n'était plus qu'un manchot qui bat stupidement des ailes sans espoir de s'envoler un jour, un pauvre handicapé social, rien de plus – atterré et sans ressource, donc, Léo s'immobilisa les pieds dans l'eau, un galet serré dans sa main mouillée, et fixa longtemps Aliénor.
Elle l'avait mouché, d'accord, mais quand même, franchement, c'était injuste. Et terriblement frustrant. Gagner en refusant le combat, ça n'avait pas d'intérêt. Pire encore, c'était humiliant : il faisait des efforts, quoi, il faisait vraiment de son mieux, tous les jours, pour inspirer la haine et le dégoût, c'était quand même pas évident, comme job, et puis là, non, non, c'était à peine si elle l'avait trouvé chiant, il n'avait eu que l'effet pitoyable de la faire pleurer, et ça s'était fini là. Aucun respect pour la profession. C'était presque comme jeter son mégot et cracher par terre après le passage de la femme de ménage – sauf que Léogan n'était pas une femme de ménage, ou alors c'était une femme de ménage pas très douée, un genre de balayeuse sous le tapis vulgaire et mal dégrossie, voilà.

Qu'est-ce qu'il pouvait bien répondre à ça ? Elle ne voulait pas jouer ! Mais bordel de merde, c'était très sérieux tout ça ! Enfin oui, bien sûr, que c'était un jeu, il n'allait pas lui éclater la tronche pour de vrai, là maintenant avec ses poings et son renfort en métal rangé au chaud dans sa poche, il n'était pas encore assez timbré pour ça, et puis il n'en avait pas envie, c'était un jeu, un défi, un test, de la provoc' bête et méchante, il ne lui faisait pas la morale à proprement parler, il attendait un retour – mais ça ne signifiait pas que ce n'était pas sérieux, bon sang !
Il avait un milliard de répliques puériles à lui balancer. « Pourquoi ? Hein ? Vous préférez rester à pleurnicher là ? Tenter d'retrouver un peu d'calme, d'camoufler vos blessures, de les affadir pour pas trop souffrir et de faire semblant que tout va bien ? » Des trucs bien noirs, impitoyables et pleins de bile, pour enfoncer le clou, pour la forcer à lever ses petites fesses de gamine triste de son coin tout sombre et étriqué et de venir lui tenir tête, mais elle ne voulait pas lui tenir tête, la vérité c'était qu'elle ne pouvait pas lui tenir tête, et que tout ça ne la ferait que gémir encore plus au fond de sa capuche puisqu'il lui avait bien fait savoir qu'il ne voulait plus qu'elle le fasse sur son diable de torse viril !
Il laissa sa tête tomber en arrière en poussant un gros soupir, à faire trembler les murs et renverser les maisons.

Ses yeux noirs vrillèrent sur la silhouette recroquevillée et encapuchonnée d'Aliénor, qui n'osait même plus le regarder. La plupart des gens avaient toujours un peu d'estime de soi et quand on les attaquait avec arrogance, sans légitimité, juste comme ça, parce qu'on avait du venin à cracher, la plupart des gens montaient au créneau et ne se laissaient pas marcher sur les pieds. En réalité, cette résignation, ce faux-fuyant, toute cette dérobade dont Aliénor faisait preuve, il connaissait ça par cœur – il était passé lui-même expert en la matière. Elle n'avait pas une once d'amour-propre, pas la moindre combativité, elle aurait sans doute accepté chacune des gifles qu'il lui flanquait sur le museau et aurait dit amen à toutes ses insultes si ça ne lui faisait pas aussi mal. Alors elle le priait simplement de se taire, avec toute la détresse du monde, et voulait encore croire qu'elle pourrait se voiler la face un peu plus longtemps pour ne pas souffrir.
Mais ce n'étaient pas ses affaires, à lui, après tout... Ça lui donnait juste envie de gerber, mais c'était pas ses affaires.

« C'est c'que vous voulez ? Bah retournez à votre misérable petite vie alors, j'm'en branle. Mais rev'nez plus me pleurer dessus, la vérité c'est que ça n'fait rien d'autre que de m'donner la nausée. »

La vérité, c'est que ça lui foutait une putain de boule dans la gorge, cette histoire, et il savait très bien pourquoi, mais il préférait un milliard de fois tirer ce sourire acide qui lui rongeait les lèvres et qui était au moins aussi désagréable pour lui que pour elle et lui dire qu'elle le répugnait, plutôt que de lui avouer les vraies raisons de sa colère – elle n'avait rien demandé de toute façon.
Il se retourna vers le lac avec rage et balança son galet aussi loin qu'il le put. Il ricocha une fois, loin, à la berge opposée, et se fracassa en trois morceaux contre un rocher.
Et ce fut à peu près au moment où il se redressa en reprenant sa respiration, les mains sur les hanches, que le ciel lui envoya la bourrasque la plus précise et la plus violente de toute l'histoire de la météorologie et qui le projeta comme une brindille au beau milieu du lac.

Pour le coup, ça le surprit. Et puis la réception fut rude. Sa cervelle éclata dans un bruit de cristal. Il ouvrit de grands yeux abasourdis sous l'eau, en avala une certaine quantité et releva aussitôt la tête vers la lumière de la surface.

Il émergea de l'eau et inspira à pleins poumons l'air lourd du lac, gorgé de limon, de moustiques et de lucioles bourdonnantes. Le visage englouti sous sa tignasse, il plaqua ses cheveux longs sur sa nuque et se débattit sur place pour garder la tête à la surface, tout en toussant à en cracher ses poumons. Ses vêtements, alourdis d'eau, le ralentirent lorsqu'il nagea laborieusement jusqu'à trouver pieds. Il se redressa, pantelant, la tunique flottant autour de lui comme les voiles d'un spectre, ses longs cheveux bouclés en bataille sur ses épaules et plaqués contre sa figure, et secoua ses larges manches qui pendaient pathétiquement sur ses bras.
Il rejoignit la berge, rampant presque, comme un chat mouillé, et mit pied à terre en s'ébrouant.

« La peste soit de... cracha-t-il avec une dernière gerbe d'eau. Ha, c'est comme ça ? »

Il repoussa ses cheveux en arrière d'un geste agressif et planta un regard brillant de férocité sur Aliénor. Un rictus malveillant tordit ses lèvres, tandis qu'il défaisait la ceinture de son vêtement et qu'il la laissait tomber lourdement dans les herbes. Puis, sans égard pour la jeune femme – qui en avait sûrement vus d'autres – et sans pudeur aucune du reste, il tenta laborieusement de se débarrasser de sa tunique incommodante qui se collait désagréablement contre lui. Il se débattit quelques temps contre ses propres vêtements avec beaucoup d'agacement, entendit les coutures craquer avec une grimace, et finit par réussir à s'en débarrasser. Génial. Et bien sûr, il ne s'était pas encombré de chemise de rechange, lui et sa prévoyance légendaire... Ç’aurait été trop beau. Il étouffa un éternuement et ses cheveux lui retombèrent dans la figure. Il les repoussa avec lassitude et jeta négligemment sa tunique sur la branche basse d'un saule dont quelques racines serpentaient sous la vase du lac. La morsure subite du froid avait réveillé vivement la blessure qui le marquait au flanc d'une ligne incisive et nacrée depuis un mois déjà – l’œuvre d'une épée ennemie lors d'un duel – et cette brûlure lancinante vint aussitôt en rappeler une autre qui s'effaçait douloureusement de sa tempe droite où l'avait frappé un gantelet en acier, et qui ne devait le faire passer pour guère mieux qu'un chiffonnier sans cesse à chercher des noises – ce qu'il était sans doute d'un certain point de vue.

« Ha c'est comme ça... répéta-t-il, les yeux luisants. Vous croyez pas que vous m'avez assez trempé pour la journée ? »

Un sourire fauve passa sur son visage trempé et il haussa les sourcils avec amusement en considérant Aliénor, là-bas, qui cachait si vainement son visage sous sa capuche. C'était que finalement elle n'était peut-être pas si faible et agonisante qu'elle ne le pensait, la petite... Elle aurait pu simplement le laisser dans son abrutissement stupéfait de handicapé social. Quand on veut vraiment se débarrasser de quelqu'un – surtout d'une tête aussi dure que Léogan – franchement, est-ce qu'on peut considérer sérieusement que la solution la plus efficace soit d'initier une bagarre dans la flotte ?

« A moins que vous mouriez juste d'envie de vous rincer l’œil ? demanda-t-il avec ironie, en présentant d'un geste toute son aimable anatomie détrempée comme un commerçant enjôleur son échoppe un jour de marché. A ce compte-là, soyons équitables ! »

Il brandit son bras vers le grand saule d'un geste sec et vif, et les branches de l'arbre, dans un craquement sinistre, emprisonnèrent tout à coup Aliénor. Tout le saule s'ébranla d'un élan étrange, ses ramures s'agitèrent comme s'il était pris d'un grand frisson, et la jeune Eryllis fut à son tour expédiée violemment dans les eaux du lac sous le regard vengeur de Léogan.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMar 6 Jan - 14:49

Aliénor n'en croyait pas ses yeux. Durant sa misérable et insignifiante vie, elle avait croisé la route de nombreuses personnes, toutes avec leurs petits caractères. Si certains se montraient particulièrement bienveillants, généreux et de bonnes compagnies, elle avait aussi eu son lot d’emmerdeurs, d'ordures, et elle passait des meilleurs. Mais là, jamais, Ô grand jamais, elle n'avait rencontré un homme comme Léogan. La Nomade ne pensait pas que c'était possible de prendre aussi mal le fait de ne pas vouloir répliquer à une provocation. Pourtant, il lui en fallait peu pour qu'elle délie sa langue et qu'elle crache son venin. Mais face à une gentillesse cachée sous de la fausse méchanceté, l'Eryllis n'en voyait pas réellement l'intérêt, à part pour jouer. Or, justement, elle n'avait pas le coeur à ça. Elle s'attendait soit à une abdication de la part du Sindarin, soit une nouvelle provocation pour continuer le jeu en passant outre l'avis de la jeune femme. Mais ça ! Ça elle ne s'y attendait pas ! Jamais elle n'avait vu un homme prendre aussi mal le fait de ne pas rentrer dans son jeu et cela, cela valait tout l'or du monde ! Voir ce visage se décomposer dans une mine de chien battu, ses yeux luire comme un petit garçon pleurnichard et son torse se gonfler comme un mâle orgueilleux dont la fierté a été souillé... C'était magique !

Sérieusement, ça, c'était la meilleur et le coeur de la jeune femme se gonfla inexorablement de bonheur tandis que des spasmes faisaient vibrer sa poitrine. Non, ce n'était pas des sanglots qui tentaient de se déverser dans un flot de larmes amères, mais bien des rires qui se coinçaient au fond de sa gorge ; Aliénor tentait de les retenir, mains posées sur sa bouche et sur son ventre. Il était peut-être idiot de rire de cela, mais cela faisait si longtemps que la Guérisseuse n'avait pas rit de bon coeur - depuis l'apparition de l'épidémie - et quelque chose en elle semblait vouloir sortir, impérativement. Une petite lueur de vie dans les Ténèbres. Pourtant, elle tentait de l'étouffer, comme à chaque fois qu'elle ressentait un bon sentiment, de peur de souffrir si jamais ils devaient disparaître. Mais quand on avait un coeur aussi tendre que l'Eryllis, il était difficile de le faire taire sous de faux airs d'hostilité. Et plus elle passait du temps avec cet énigmatique Léogan, plus une partie d'elle se battait ardemment pour surgir et s'exprimer. Pourquoi ? Pourquoi quand elle était avec ce Sindarin, son véritable visage fissurait son masque austère ? Était-ce du fait qu'elle avait l'impression qu'ils se complétaient dans un sens ? Qu'ils n'étaient qu'en réalité le reflet de l'un et de l'autre ? Que sous leurs grands airs ils souhaiteraient cacher quelque chose aux yeux du monde ? Alors, en le voyant ressortir de l'eau, tel un félin mouillé, les yeux écarquillés, les cheveux plaqués contre son crâne, et ses vêtements comparable à celui d'un bouffon, elle eut tout le mal du monde à se contenir face à cette vue des plus burlesque. Elle en était certaine à présent, elle n'avait aucun regret de l'avoir balancer dans la flotte ! Bientôt, des pouffements de rire s'extrayait hors de la barrière de ses lèvres qui s’amplifièrent inexorablement en le voyant se débattre avec sa chemise mouillée.

Son regard sombre, perlés de larmes, perçurent soudain les cicatrices sur le corps du Sindarin. Aliénor cessa de pouffer et d'un regard de rapace détailla les blessures de Léogan. Ses mains la chatouillaient et son esprit de Guérisseuse se réveillait ; elle avait une envie folle de le plaquer au sol et de passer ses mains sur lui... Mais pas pour les même raisons qu'un esprit déranger ! Concentrée sur ses cicatrices, c'est à peine si elle ouït les paroles cinglantes du Sindarin. Un sourire narquois apparut ainsi sur les lèvres de la jeune femme tandis qu'elle s'exprima d'une voix mielleuse :

Ho... pardonnez-moi... Je croyais bien faire pourtant ; votre esprit semblait bouillonner tant votre langue débiter des insanités... Rien de tel qu'un bon bain pour garder la tête froide...

C'est sûr que la morsure du froid a dut lui secouer les méninges, surtout qu'il n'avait pas l'air de s'y attendre ! Par ailleurs, après cela, Aliénor pensait qu'il serait calmé, voir, hélas, plus excité encore et au vu du sourire de prédateur qu'il abordait sur ses lèvres, ce n'était point à douter qu'il désirait une revanche. Cependant, l'Eryllis n'était pas du genre à baisser la garde et, pieds fermement ancrés au sol, elle se préparait à le recevoir. Cependant, elle aussi ne s'attendait pas à une telle attaque venant de son ennemi ; elle ressentit aussitôt quelque chose s'enrouler autours de ses membres, lui arrachant une vive exclamation de surprise. Avant même qu'elle puisse faire quoi que ce soit, se rendant tout juste compte que Léogan savait lui aussi maîtrise Délil, la pauvre jeune femme se retrouva éjecté dans les airs. Aussitôt son esprit bouillonna ; un vent violent dévia sa trajectoire pour lui permette de ne pas tomber dans l'endroit le profond du lac. Finalement, elle n'eut tout juste le temps de retenir sa respiration avant que son corps se fracasse sur la surface de l'eau.

La Nomade fut sonnée un instant, la morsure de cette glace liquide paralysa son corps instantanément. Lorsqu'elle reprit ses esprits, elle eut comme réflexe de mettre pieds à terre et d'une poussée elle se releva. Elle avala aussitôt une grande bouffée d'air frais, aidant ses poumons à se réapprovisionner en oxygène. Avec grand soulagement, elle constata qu'elle avait encore pieds à cet endroit car l'eau lui arrivait jusqu'au cou. Elle put alors marcher jusqu'à la rive, d'une démarche si lente et si lourde qu'on aurait dit qu'elle traînait tout le poids d'une vie. Fenrir l'attendait même, totalement inquiet et Aliénor s'empressa de passer une main sur sa douce fourrure.

Ne t'inquiètes pas, j'avais pieds... murmura-t-elle essoufflée avant de s’affaisser sur l'herbe.

Sa tenue de cuir était insupportable sur sa peau mouillée, prodiguant un désagrément de confort absolu. Quant à sa grand cape, dont sa large capuche qui était plaquée contre son crâne, elle semblait vouloir attirer la Terranne jusqu'aux entrailles de la terre tant elle était d'une lourdeur. Et voilà qu'elle grelottait, à cause de la morsure du froid sur sa chair et tout cela à cause d'une personne aussi conne qu’enfantine. Lançant un regard perçant sur le Sindarin, elle répliqua d'une voix cynique :

Vous n'êtes qu'une ordure...

Et soudain, un claquement puissant retentit dans le lac ; le bruit d'une racine qui venait de fouette soudainement le fessier de Léogan. Une petite revanche pour la jeune femme qui aimait avoir le dernier mot dans ce genre d'enfantillage. Pourtant, logiquement, c'était elle qui avait commencé, juste en voulant faire taire cet imprudent et la voila maintenant plongée dans son délire alors qu'elle n'avait pas eu le coeur il y a quelques minutes. Elle aurait du s'y attendre d'une telle vengeance de sa part, mais elle ne se doutait pas que Léogan avait un caractère de gamin bagarreur ; en tant normal, on l'aurait mal pris, lui, ça attisait son amusement. Et le pire dans tout cela ? C'était contagieux ! Parce qu'on avait envie de faire ravaler son sourire de gamin prétentieux, de répondre à son appel car au fond, quand on se prive durant tant d'années de se laisser aller, quand on refuse d'être proche de quelqu'un par peur de le perdre, le contact humain vous manque terriblement. Et tout cela suffit à réchauffer le petit coeur d'Aliénor qui se sentait comme revivre à ses côtés. Poitrine gonflée, le coeur battant d'exaltation, la jeune femme se recroquevilla sur elle-même et plaqua une main ses lèvres pour retenir son rire cristallin qui semblait vouloir sortir. Elle ne savait guère par contre si elle riait parce que son coeur le réclamait ou parce qu'elle avait ce besoin de sortir se nervosité tant elle était gênée de répondre à ce jeu si enfantin.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeVen 16 Jan - 20:17

Tiens donc, la petite fille n'aimait pas l'eau.
Léogan éclata de rire à son tour – d'un rire étouffé, éraillé, comme une vieille mécanique rouillée et fatiguée – en ne manquant rien du spectacle qu'offrait Aliénor en sortant de l'eau, la capuche écrasée sur la tête, crachant souffle et eau avec stupeur.
Appuyé cavalièrement contre le saule, séchant tranquillement au soleil, la jambe un peu bringuebalante après son propre vol plané, il la laissa regagner la rive en la suivant d'un regard moqueur.

Elle l'insulta tout à coup, comme une louve qui aboie, babines retroussées, le regard sans doute étincelant de jeu et de rage sous sa capuche – mais pour dire tout à fait la vérité, l'effet était sans doute gâché par l'enveloppe grotesque de sa cape sur sa tête.
Ha ha, mais c'était qu'elle mordait, aussi !
Il sursauta légèrement en se faisant gratifier d'un coup de racine grivois sur la croupe. Oh. Tu t'aventures en terres dangereuses, ma jolie. Il lui sourit sans mystère, un peu voracement, même – elle semblait pourtant si ingénue, la petite, qui s'était frottée contre lui comme un chaton séparé trop tôt de sa mère, et tout à coup, la voilà qui lui rentrait dedans sans s'embarrasser de trop de subtilité ! Ha, si ce n'était pas drôle, ça ! Mais, à la voir si entreprenante et si tactile, tout à l'heure, alors qu'elle jouait avec ses mains, et plus tôt dans la journée où, pour dire les choses telles qu'elles étaient, elle lui avait dévoré le visage – à des fins tout à fait honorables, n'est-ce pas – ce n'était, en y réfléchissant, pas si surprenant...
Cela faisait bien longtemps qu'il ne s'était pas prêté à ces passades sensuelles qui l'avaient beaucoup amusé dans ses jeunes années de capitaine, et elles avaient essentiellement consisté en fêtes paillardes, en jeux douteux et en musique, en dehors de tout le flamboiement de sa carrière militaire. Autant dire que ça le rajeunissait un peu tout ça.
Mais revenons-en aux faits. Il était certainement encore très bien conservé, et plutôt bien roulé, pour un fossile de trois-cents balais, mais Léogan Jézékaël n'était encore une fois qu'une très grosse ordure.

« Bah, lança-t-il, d'un air fin. Personne n'est parfait. »

Ses cils se plissèrent avec intelligence et un air dangereusement rusé coula imperceptiblement sur visage et son sourire goguenards. Il se redressa souplement et leva la tête avec inspiration, les yeux mi-clos, iris noirs dans l'ombrage touffu des arbres, le front baigné dans la lumière rouge et dorée du crépuscule. Toute cette petite expérience avait été très amusante, et d'un intérêt irrésistible. Vraiment. Maintenant ils allaient pouvoir jouer plus sérieusement.
Ce n'était pas un innocent colin-maillard, ils n'étaient pas deux jeunes chiots qui s'éclaboussaient dans l'eau juste pour rire – Léogan ne faisait pas les choses juste pour rire. C'était comme dans tous ces jeux pour les enfants devenus adultes, qui élaborent des règles plus sophistiquées, des ruses perverses, qui font un tour pour rien en souriant, cernent les faiblesses et combattent férocement quand le jeu – le vrai, celui qui heurte violemment, qui fait mal et qui fait peur, parce qu'on en ressort pas comme on y est entré, parce qu'il était impossible qu'on en sorte indemne et inchangé – quand ce jeu-là, où on ne fait plus semblant, quand ce jeu-là commence.

Il leva une main lentement, les sens perdus dans le foisonnement infini de la forêt, cette fourmilière où grouillaient les aventures de bestioles vivaces, d'organismes exsangues en putréfaction et d'humus en décomposition qui nourrissaient de nouvelles vies, des champignons visqueux, des mousses à la fraîcheur duveteuse, du lichen qui grimpait sur l'écorce des arbres, qui soupirait, des bourgeons qui germaient dans une effervescence chaude et odorante, de toute cette excitation chlorophyllienne, des arbres, géants qu'à tort on croit immobiles, et quelque part sous terre, la sève s'épuisait, le sol s'affaissait, tout crevait et pourrissait insensiblement, en silence, et on n'entendait, si l'on tendait l'oreille, que les insectes qui pullulaient dans des restes moribonds en faisant cliqueter leurs mandibules. Léogan soupira doucement et ses oreilles pointues, qui bourdonnaient comme des ruches de frelons, s'agitèrent imperceptiblement. Il entendait toute la forêt, ce monstre infesté de parasites – c'était une horreur – qui poussait des cris aigus, rauques et étouffés, il sentait ce qu'elle avait été et ce qu'elle deviendrait, et il avait du pouvoir sur elle.
Une branche du saule vint se glisser sous ses doigts tendus, comme un python brunâtre et rugueux, et il en caressa pensivement les rainures irrégulières. Une tiédeur étrange saisit soudain tout son corps, fila dans ses veines, se dilua dans son sang et remonta en un éclair dans sa colonne vertébrale. Il leva la tête sèchement et son regard opaque vrilla vers le ciel rouge d'Elgondor. Les arbres bruissèrent, leurs feuilles et leurs cimes furent prises d'un long frisson, tandis qu'une nuée de corneilles s'envolait en croassant de fureur et de dépit.
Là-haut, les branches des immenses hêtres qui les entouraient craquèrent lugubrement en fermant au-dessus d'eux un lourd couvercle de noirceur végétale et quelques feuilles mortes tombèrent au fil du vent, tandis que les raies de lumières jetées par le ciel du soir s'amenuisaient. Une poussière noirâtre s'éleva de la terre et l'humus frais sous leurs pieds, ainsi que l'onde du lac, fut secoué de vibrations inquiétantes, comme si toute la vermine souterraine avait décidé de courir à la surface.
C'était les racines noueuses des hêtres, des chênes, des grands pins et du saule qui rampaient, lézardaient le sol et y perçaient des crevasses noires et profondes sous le regard magnétique de Léogan qui avait sèchement baissé la tête. Leurs branches se mouvaient avec la souplesse capricieuse de bras humains qui s'enlaçaient en se cassant et en craquant, leurs troncs louvoyaient bizarrement, montés sur leurs racines qui couraient comme des araignées de bois dégoûtantes. La forêt se resserra autour d'Aliénor et lui, les arbres grandissaient au-dessus de leurs têtes jusqu'à atteindre des hauteurs vertigineuses et que leurs ramures décharnées s'emprisonnent les unes dans les autres. Alors, leurs branches basses vinrent serpenter autour d'eux comme des crotales joueurs et méfiants, au milieu de nuées de moucherons, de moustiques et de papillons de nuit sortis indolemment de leurs trous glauques, creusés dans quelques souches pourries, et l'une d'entre elles, habile et ricaneuse, se glissa derrière le dos d'Aliénor comme une main qui hésite à poser sur une de ses épaules ses longs doigts secs et flétris.

Le regard de Léogan, plus noir et plus intense que d'habitude, si noir qu'on ne voyait plus la frontière de ses iris et de ses pupilles, étincela et sourit vicieusement en se posant sur l'Eryllis et soudain, la branche qui inspectait curieusement les épaules de la jeune femme croisa ses ramures sur sa cape, entre ses deux omoplates et tira vivement en arrière. La fibule qui fermait le vêtement sauta tout à coup et la branche s'en empara avec la rapidité d'un serpent en se repliant vers les hauteurs, tandis qu'Aliénor se débattait, encore empêtrée dans le tissu.
Pendant ce temps, le grand saule – qui semblait grossir et grossir encore comme une outre de sève entre les silhouettes filiformes de ses congénères – déployait sous les pieds de Léogan ses bras immenses qui le portèrent au-dessus du lac, à cinq bons mètres du sol, et il déambula comme un funambule sur ses ramures qui s'étiraient infiniment sous ses pas. Finalement la branche qui se battait ferme contre Aliénor la secoua d'un coup précis et la jeune femme retomba dans la poussière dans un bruit mat. Léogan leva le menton et esquissa un des sourires de requin satisfait dont il avait le secret. La branche du hêtre qui transportait la cape voletante la lui glissa entre les doigts et repartit ondoyer ailleurs comme un animal dressé.
Léogan déplia tranquillement la cape et la regarda d'un œil morne et désintéressé, avant de la jeter sur son bras et de poser ses yeux sur Aliénor, qui avait de nouveau le visage découvert, en penchant la tête sur le côté.

Eh bien, eh bien... Salut, jolie-tête.
Et puis bon, salut au reste aussi, parce qu'elle n'était définitivement pas dégueulasse à regarder. Une jeune dame toute en cuir – trempée – sans doute élégante en d'autres circonstances, très  voluptueuse dans ses atours suggestifs, mais rigoureusement pragmatiques. Léogan imita moqueusement la moue outragée qu'elle affichait sur son minois délicat et répondit par un regard bravache à la colère qui brillait dans ses grands yeux de biche.
L'allure ennuyée, avec sur la gueule un air de morgue insupportable, il marcha au-dessus du lac, supporté infailliblement par le saule tandis que leur chrysalide d'arbres tortueux qui agitaient encore fébrilement leurs grands corps de bois dans la poussière dorée du soir les couvrait toujours. Il jeta la cape sur son épaule avec désinvolture et s'arrêta finalement en pivotant sur ses pieds vers Aliénor.

« J'vous force un peu la main parce que sinon j'ai l'impression que demain on y est encore, dit-il, d'un ton négligent, le regard luisant et charbonneux. Je pourrais la réduire en poussière. Facilement... ajouta-t-il dans un murmure volatile, en parcourant le tissu souple de la cape d'une main qui n'attendait qu'une étincelle pour cracher de la foudre. Et je sais que vous pouvez la reprendre et me foutre à l'eau sans problème. »

Il conclut tranquillement en baissant ses yeux vers l'onde tourmentée du lac, où les lucioles s'élevaient en essaims furieux, dérangées par le remue-ménage souterrain, puis il replanta son regard froid sur Aliénor. Sa voix coula paisiblement mais un sourire carnassier tira le coin de ses lèvres.

« Mais je vais vous laisser choisir. »

Il hocha la tête pour lui-même, docte et pensif, et s'accorda quelques instants de réflexion.

« Si vous y regardez bien, commença-t-il, la figure levée vers le couvercle des cimes, là-haut, les lèvres pincées avec application, au point où on en est, ça devient idiot, cette capuche, vous croyez pas ? Ça vous sert à quoi ? De baluchon pour envelopper les miettes de votre amour-propre, pour pas qu'elles s'envolent au vent peut-être... ? »

Nouveau sourire mordant. Il s'amusait bien quand même. Mais surtout, il commençait à trouver beaucoup d'hypocrisie à leur situation. Cela faisait quelques temps maintenant que les masques étaient tombés. Que voulait-elle lui faire croire en restant cachée sous sa capuche ? Qu'elle était une femme austère, forte et solide ? La bonne blague.
Elle devait assumer d'avoir voulu tomber dans les bras d'un inconnu pour y pleurer comme une fontaine. Léogan n'était pas un putain de passant qui tape négligemment dans le dos des gens en leur murmurant des « ça va aller » avec un beau sourire factice. C'était dangereux, de se laisser aller comme ça. Mais ce qui était plus dangereux encore, c'était d'estimer qu'une simple carapace, une coquille misérablement fissurée en fait, suffisait à faire face à l'adversité – et aux gens comme Léo, qui dansait sur le fil du rasoir, regardait de part et d'autre avec curiosité, et jouait presque à pile ou face pour déterminer s'ils allait détruire ou aider cette pauvre Aliénor. Ils étaient coincés tous les deux ici jusqu'au petit matin, de toute façon, et il n'allait pas la laisser vivre comme ça avec lui, c'était intolérable.
Elle allait le regarder dans les yeux et recoller les morceaux, ce soir, ou crever sur les lambeaux frémissants de sa cape qui empestait l'odeur nauséabonde de la lâcheté et de la faiblesse. Il n'y avait pas d'autre alternative, pas de sortie de secours, et il ne voulait avoir aucun rapport avec elle si elle persistait dans la fausseté et la dissimulation.

« Vous mentez, Aliénor, remarqua-t-il, d'un ton léger – c'était loin d'être une leçon de morale, mais il tenait à montrer qu'il n'était pas dupe, vous mentez à tout le monde, mais à moi on ne me la fait pas. Cette capuche, ce n'est pas une armure, ce n'est pas une solution, c'est un mensonge ridicule de petite fille. Il reste encore un peu de force en vous, c'est si ténu, si frêle, si fragile, comme une petite flamme vacillante... Vous êtes vulnérable. Si on souffle dessus, la flamme s'éteindrait aussitôt. Je pourrais le faire... » murmura-t-il avec hésitation. Il s'interrompit quelques instants et la regarda d'un œil insondable, comme s'il cherchait au fond de lui ses meilleures ressources de terroriste relationnel. « Mais je n'y trouverais aucun intérêt, lâcha-t-il avec indifférence. Alors on fait quoi ? »

Il fourra négligemment ses mains dans les poches de son pantalon trempé et secoua ses cheveux d'un mouvement de tête agacé, avant de scruter la jeune femme avec la patience d'un joueur de poker. Mejaÿ, d'un bond leste mais court, le rejoignit sur son perchoir en roucoulant comme un oiseau, la queue ondoyante et sa tête ébouriffée se tournant curieusement où le bruit étrange de la végétation attirait ses oreilles. Léogan le gratifia d'une longue caresse sur l'échine et l'animal se glissa devant lui avec satisfaction pour aller s'aventurer un peu plus loin au-dessus du lac.
Léo, quant à lui, reporta son attention sur Aliénor, en bas, qu'il observa avec curiosité, ses pieds nus campés entre les ramifications denses de la branche du saule. Ses cheveux, à elle, de la couleur de l'ambre et du miel, dansaient sur ses courbes et au fil du vent, jusqu'à sa taille, et son visage ovale à la peau si claire se levait vers lui en laissant paraître entre les rares rayons du soleil, une harmonie épurée – qui contrevenait insolemment à la réputation de femmes rudes et cruelles dont souffraient les Eryllis. Il croisa les bras en levant un sourcil railleur qui ne présageait rien de bon, mais un sourire plus doucement espiègle vint éclairer son visage tatoué de bleus et des stigmates désinvoltes du cavaleur qu'il avait été autrefois. Il se plia sur ses chevilles pour se rapprocher un peu d'elle et murmura en inclinant son chef insouciamment :

« D'autant que, je sais bien que tout trésor mérite mesure, mais cacher un visage pareil et deux beaux yeux comme ça, c'est presque un crime. »
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeJeu 19 Fév - 23:24

Elle le haïssait. Profondément. Enfin, d'une certaine manière en réalité. Aliénor avait rencontré bien des personnes au cours de sa misérable vie, des gens bien, des véritables ordure, des monstres... Et enfin, Léogan. Ce Sindarin était la personne typique qu'on haïssait parce qu'il vous faisait profondément chier, aussi collant que tête de mule, telle une sangsue qui ne veut guère vous lâcher prise. Et cet homme était typiquement quelqu'un que la jeune femme ne pouvait pas supporter, mais pourtant, elle appréciait, dans un sens, sa présence. Serait-ce une forme de masochisme ? Sans nul doute, à moins que son manque terrible d'affection et de contact humain la poussaient à savourer ce moment. La Solitude pouvait être bien lourde à porter, quel dommage cependant qu'elle ait jeté son dévolus sur Léogan. Calixte était une alliée bien plus agréable que ce chamailleur-enfantin-monsieur-je-sais-tout-qui-se-mêle-des-affaires-qui-ne-le-regardaient-pas ! Oui, ça, c'était certains, mais au beau milieu d'Elgondor, ils étaient les seuls être civilisés, alors, il va falloir faire avec, qu'elle le veuille ou non. Car il était hors de question aux yeux d'Aliénor de quitter cet endroit ! Une cohabitation était donc nécessaire. Pourtant, lorsqu'elle sentit Delil se mouvoir, son petit doigt lui disait qu'elle était loin d'en avoir terminé avec ce fichu Sindarin. L'idée qu'il lui fasse voir encore des vertes et des pas mûrs la fit soupirer d'avance.

Doucement, la Terranne roula sur le ventre. Son regard perçant se posa sur l'énigmatique Léogan qui semblait préparer un mauvais coups en compagnie du Dieu de la Flore. Cependant, nullement inquiète ou effrayée, la Nomade était bien trop occupée à admirer sa maîtrise sur la forêt. Ainsi, mains sur la terre, Aliénor ferma les yeux pour ressentir l'essence même du Sindarin dans les entrailles de la terre. Elle pouvait sentir sa force, son souffle, sa détermination dans chaque parcelle de vie de ce lieu, au plus petit brin d'herbe, jusqu'aux racines des arbres, en passant par la mousse humide, au lierre rompant et à la sève qui coulait de les veines de la terre... Sa peau se parsema de chair de poule, Aliénor soupira d'exaltation. Sa sensibilité pour la Nature l'aida à ressentir les troubles que ressentait cette forêt. Cela chatouillait sa peau, coulait délicieusement de son sang, faisait vibrer la moindre parcelle de son corps, et murmurait au creux de son oreille... C'était comme si elle pouvait sentir Léogan en elle, comme si elle pouvait ressentir son souffle chaud au creux de sa nuque, et ses mains caresser le longs de son corps...

L'Eryllis se mordit la lèvre. Fichtre, c'était qu'il était doué pour une ordure. Elle était loin d'avoir un tel niveau de maîtrise sur la Nature. Mais quoi de plus normal, quand on savait qu'elle avait découvert ce pouvoir il y a, à peine, quelques années. Alors, la sauvageonne ne se lassait pas de l'admirer et de s'instruire, laissant son regard se balader sur les hautes cimes qui se refermaient au dessus d'elle, entraînant une pluie de feuilles chatoyantes. Aliénor gloussa comme une enfant, car, pour une fille du Vent, voir les feuilles valser au grès d'un Zéphyr l'exaltait. Pourtant, elle devrait plutôt se méfier de ce qu'il se tramait autour d'elle au lieu de s'amuser à faire danser les feuilles avec son pouvoir. Cela ressemblait à de l'ignorance, de la bêtise ou de la naïveté, mais en réalité, la Nomade se doutait de ce qu'il se passait ; ce vil ordure de Sindarin n'était-il pas en train de faire d'elle une prisonnière ? C'était que la forêt se refermait bien sur elle, dit donc ! Et cela ne l'inquiétait nullement ! Peut-être parce qu'elle savait qu'elle pouvait sortir de ce guêpier quand elle voulait, ou peut-être parce que cela mettait un peu de piment dans sa vie, ou bien parce qu'elle désirait savoir ce qu'il se tramait dans la noix-de-coco qui servait de tronche à Léogan. En d'autres thermes, elle ne voulait pas fuir, mais plutôt, voir la suite. Mais que lui réservait donc cet imbécile ?

Par contre, c'était cette branche aux doigts décharnés se dressant au dessus d'elle qui l'inquiétait. En silence, elle l'observa, un sourcil levé d'interrogation, à se demander ce que cette fichue brindille faisait là. Soudain, un frisson la secoua et lorsqu'elle leva son regard, elle croisa les iris obscurs du Sindarin qui la transperçaient telle les yeux d'un faucon en voyant sa proie. Trop tard. Elle ne pouvait plus répliquer. Avant même qu'elle ait eu le temps de dire quoi que ce soit, elle sentit qu'on tirait sauvagement sa cape. Elle étouffa un cri de surprise, se débattit, et la broche céda. Son sang ne fit qu'un tour ; qu'on l'insulte, d'accord, qu'on la fasse chier, d'accord, qu'on la blesse, d'accord... Mais qu'on lui retire de force sa cape, jamais. Qu'on fasse tomber son symbole d'appartenance chez les Rôdeurs, jamais. La colère lui fit battre son coeur dans un rythme endiablé, son souffle se saccada et ses yeux se firent plus perçant que jamais. La Sauvageonne se laissa tomber au sol, roula et se mit à quatre patte. Ses longs cheveux bruns, emportaient dans une bourrasque fugace, dissimula son visage. Pourtant, on pouvait clairement ressentir la haine qui luisait au fond de ses pupilles cachées sous ses longues mèches. Elle ne fit, cependant, rien à l'encontre de Léogan pour se venger, se contentant de venir se loger dans les pattes de son immense loup. Ce dernier, poils hérissaient sur son dos, dévoilaient une dentition acérée, prêt à être utilisée sur ce misérable humanoïde qui ose s'en prendre à sa petite Terranne qui s'était blottit contre lui, en boule, offrant son dos au vil Sindarin.

Qu'avait-elle bien fait pour mériter ? Pour se retrouver dans pareille situation ? A se faire encore une fois la morale ? C'était à peine si elle l'écoutait, elle ne voulait pas, elle désirait simplement faire la sourde oreille. Mais par Kron, de quoi se mêlait-il ? Ne pouvait-il pas se la fermer et la laisser tranquille au lieu d'essayer de trouver un moyen de lui faire retirer sa capuche ? Oui, il a vu son visage, mais cela ne voulait pas pour autant dire qu'elle allait rester à visage à découvert pour ses beaux yeux, il pouvait toujours courir ! Ils ne se connaissaient pas - et elle ne voulait pas le connaître - et il croyait qu'en une après-midi, elle allait se confier à lui ? Alors qu'il la faisait profondément chier ? Décidément, il n'était qu'un idiot et un ignare. Il était peut-être dans le vrai, dans ces beaux discours, mais contrairement à ce qu'il pensait, il n'avait pas assez saisit le caractère de la jeune femme pour comprendre qu'elle ne se fierait pas à lui. Surtout après ça ; ce moment était des plus déroutant ! L'envie de lui coller un pain de la figure ne lui avait jamais autant démangé ! Pire que ça, son sang se glaça littéralement lorsqu'il osa la complimenter...

Un silence des plus lourd était tombé. Aliénor, toujours dissimulée contre le torse de Fenrir, logée entre ses pattes, était des plus silencieuse. Il lui fallut un sang-froid incroyable pour ne pas crier, hurler, attraper ce type, lui arracher les yeux, les ouvrir l'abdomen, lui arracher le coeur et les entrailles avec ses crocs... Bref, elle avait la rage. Elle haïssait ce type profondément, qui osait user de belles paroles pour essayer de l'amadouer et pour s’élever avec hauteur pour l'observer avec insignifiance. Ce n'était qu'un Sindarin arrogant, orgueilleux, qui ne méritait même pas qu'on se fâche pour lui. Rentrer dans son jeu, c'était tout ce qu'il voulait, qu'elle s'énerve, qu'elle réplique, qu'elle lui hurle dessus, qu'elle lui crache au visage. Ho, mais il était loin de la connaître. S'il savait que l'une des plus grande qualité d'Aliénor était la patience, il n'aurait, sans nul doute, pas entreprit ce combat.

La Rôdeuse soupira, finalement. Elle posa une main leste sur la terre. Il eut un craquèlement dans les entrailles de la terre, quelque chose se mouvait, prenait vie, jusqu'à que ça sorte timidement de sa cachette. Une racine s'était extraite de son sommeil pour venir s'enrouler autour de la grande besace de la Nomade. Doucement, et délicatement, elle vint poser les affaires de la Terranne à ses pieds et sans même se défaire de sa cachette, l'Eryllis plongea son bras dans son sac. Elle fouilla un instant, sagement, contrairement aux corbeaux au-dessus de sa tête. En effet, les volatils poussaient des cris de plus en plus agressifs au fil des secondes. Ils secouaient frénétiquement les ailes, beuglaient, s'attaquaient, pour finalement prendre leur envol. Ils valsaient en rond, tout comme les moustiques, les lucioles, les mouches et autres insectes qui s'élevaient dans les hauteurs dans un nuage noir. Un sourire carnassier se dessina sur les lèvres d'Aliénor.

Soudain, les corbeaux s'élancèrent, serres déployés, sur Léogan. Les oiseaux se jetèrent sur lui, le frôlèrent, s'écrasèrent, lui laceraient la peau, lui picoraient le crâne. Une vague de milliers de bestioles engloutit le Sindarin, rentrèrent dans sa bouche, dans son nez, ses oreilles, lui chatouillaient les yeux, s'accrochaient à ses cheveux. C'était comme si les habitants de la Terre et du Ciel s'étaient ligués pour mettre en déroute cet homme qui avait beau battre des bras ou des pieds pour les faire déguerpir, ils se donnaient tous à coeur joie sur lui, jusqu'à que son équilibre soit mise en danger et que sa main sur Délil disparaisse au profil de l'ordre de la jeune femme. Ainsi, les branches du saule se rétractèrent subitement, laissant tomber Léogan comme une pierre dans le lac. Le bruit de sa chute fut comme une mélodie à l'ouïe de la Terranne.

Le calme revint aussi subitement qu'il avait disparut ; les insectes retournèrent à leurs occupations, tandis que les corbacs s'installaient à nouveau sur leurs perchoirs. Pendant ce temps, une branche du saule vint à la rencontre du Sindarin. Tel un serpent, ça s'enroula autour de sa taille, vicieusement, et le porta hors de l'eau jusqu'au dessus de la terre ferme. Brusquement, d'autres racines surgirent comme des prédateurs hors des entrailles de la Terre, pour attraper poignets et chevilles de l'humanoïde. En une fraction de secondes, ce dernier se retrouve sur le dos, attaché et plaqué au sol. Au dessus de lui, une Aliénor, au visage dissimulé sous une capuche au sec. Et oui, elle avait du rechange, elle. Mais ce n'était pas tout, elle réservait aussi d'autres surprises : avec une agilité féline, la jeune femme s'assit à califourchon sur le bassin de cet idiot à oreilles pointues, un magnifique sourire carnassier au bout de ses lèvres. Mains posées sur son torse trempé, elle planta son regard perçant dans les iris sombre et prit la parole d'une voix aussi chaude que sensuelle :

Bien, maintenant que vous avez enfin fermez votre grande gueule, nous allons enfin pouvoir passer aux choses sérieuses...

Elle se mordit la lèvre avec malice. D'un battement cils, elle s'assura que les racines le maintenaient solidement au sol, serrant le plus possible ses chevilles et ses poignets, car il ne faudrait pas qu'il bouge pendant un certains moments. Prenant une grande inspiration, la Terranne se pencha sur son visage, un énigmatique sourire aux lèvres, présenta ses mains au dessus de ses yeux... et ses paumes s'illuminèrent d'une douce lueur. Une chaleur des plus délicieuse s'en dégageait et avec douceur, la Guérisseuse passa ses mains sur son visage.

Ne vous inquiétez pas, murmura-t-elle d'une voix quasi éteinte, ce n'est pas douloureux...

L'écorchure qui balafrait sa joue s'effaça comme par magie dans un petit picotement chatouilleux. Elle descendit sa course, glissant sur le cou, le longs de ses bras, remontant sur ses épaules, passant sur ses pectoraux, frôlant ses tétons, caressant ses côtes et finissant sur son nombril. Sa peau était redevenue lisse, sans la moindre imperfection, dut à une vilaine blessure ou décolorée par un vilain bleu. Aliénor s'assit sur ses jambes, et à l'aide des racines, elle obligea son patient à s'asseoir. Là, elle se rapprocha de son torse et passa ses mains chaudes derrière son dos. Pour une meilleur position, elle voulut poser son menton sur l'épaule du Sindarin, ses lèvres frôlèrent alors les siennes, suivant la courbe de sa mâchoire, et souffla au creux de son cou. Elle massa doucement sa chair et ses maux disparurent comme par enchantement. Après quoi, elle se défit de son étreinte et, d'un geste désinvolte, le poussa pour qu'il retombe lourdement sur le dos, les racines le maintenant à nouveau au sol. D'un mouvement presque animal, l'Eryllis recula prestement, rompant quasiment sur lui, jusqu'à s'asseoir à ses pieds. Elle attrapa brusquement son pantalon à sa ceinture, échangea un regard malicieux à son patient, et tira d'un coup sec. Léogan se retrouva à peine en sous-vêtement que la Terranne appliqua ses mains de ses orteils, jusqu'à remonter à son entre-jambe, à l'endroit exact où Fenrir avait maintenu sa mâchoire sur lui. Elle passa doucement une main sur son articulation, frôlant ses bijoux de famille... et appuya sur sa jambe. Un bruit sourd s'échappa aussitôt, semblable à un os qui se remettait en place... ce qui était quasiment le cas, et Aliénor savoura la grimace de douleur sur le visage de son patient. « Bien fait ! » pensait-elle sans nul doute tandis qu'elle se relevait agilement.

Bien... à présent, je vous laisse, messire, susurra-t-elle d'une voix sombre. La nuit se lève et je n'ai guère envie de subir vos gamineries... Si vous voulez vous rendre utile, chassez, ou bien apporter du bois pour le feu. Pour ma part, Délil et Fen m'appellent... Fafnir, surveille les affaires !

Elle fit claquer sa cape au vent et se dirigea d'un pas décidé vers la forêt, son loup blanc à ses talons tandis que le petit lézard s'installait dans le sac de la Terranne pour y veiller. Les arbres se mouvèrent à son passage, laissant passer la Sauvageonne et son compagnon qui s'enfoncèrent dans les ombrages. La chasse était ouverte.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeSam 21 Fév - 12:31

Léogan fronça les sourcils. Décidément, il y avait quelque chose qui clochait. Il avait beau lui rentrer de dedans, ouvrir des plaies, retourner le couteau dedans, rajouter du sel dessus, ça n'avait jamais l'effet escompté. Et puis sa patience, à lui, avait des limites. Elle n'était peut-être pas celle qu'il croyait, au fond. Peut-être qu'elle n'avait pas la force qu'il lui suspectait, derrière toutes ses frustrations, ses apparences fragiles  de mystère et sa timidité maladive, peut-être qu'il s'était trompé sur toute la ligne, que quand on tirait la cape, il ne restait plus qu'une gamine qui pleurait roulée en boule dans la fourrure de sa grosse peluche à moitié apprivoisée.
Il allait sans doute la laisser là, ça n'avait pas vraiment d'intérêt. En fait, ce manque de combativité était particulièrement décevant. Il s'était attendu à plus, et à mieux, quand il l'avait vue pour la première fois. Hé bien, il avait sans doute eu tort.

Le plus pitoyable, dans toute cette histoire, ce fut de la regarder pêcher un autre vêtement à capuche de son sac et se rhabiller sans le regarder une seule fois. Pitoyable, lâche, et plus immature encore que ce que Léo prêtait volontiers à ses jeux de provocation gratuite. Non, la gamine, c'était elle, qui se roulait par terre quand on lui dérobait bêtement sa capuche. Elle aurait pu seulement se cacher le visage entre les mains, avoir une crise de larmes si c'était nécessaire, du moment qu'elle se battait un bon coup, qu'elle répondait à tout ça, qu'elle se défendait au moins, qu'elle lui tenait tête. Cette patience adulte dont elle prétendait faire preuve, ça n'était rien d'autre que de la lâcheté, oui.
Il secoua la tête avec un rictus entre l'ennui et le dégoût et s'apprêta à descendre de son perchoir pour aller jouer des castagnettes ailleurs s'il trouvait meilleur public.

Mais avec toute cette analyse, il était passé à côté d'un détail qui ne manqua pas de s'annoncer immédiatement à lui, dans de grands cris perçants, battements d'ailes furieux et autres bourdonnements de mauvais augure. Assis sur sa branche, le front plissé par ses deux rides transversales habituelles, il leva la tête sur le nuage de bestioles qui s'amassaient sous les ramures des arbres qu'il avait faits grandir presque par souci théâtral. C'était que la mise en scène, paradoxalement, ça devenait plutôt utile dans ce genre de poker.
Bref, il ne s'attendait pas vraiment à se faire littéralement assaillir par un essaim démentiel d'oiseaux et d'insectes en formation serrée.

Ça devait être le second tour, quelque chose dans ce goût-là – en tout cas, de son humble avis, ça ne valait pas l'efficace directe d'un bon coup de poing dans la figure. Après, évidemment, il se faisait quasiment bouffer par tout ce cirque emplumé – et le reste, les insectes dégueulasses qui s'infiltraient partout, c'était une horreur qu'il n'aurait souhaitée à personne. Aliénor avait, disons-le, un répondant plutôt particulier.

Quant à Léo, tout ce bordel était sur le point de lui faire perdre l'équilibre, il ne pouvait plus que se protéger le visage et réfléchir comme il pouvait à un moyen de riposter à ça, ou de se débarrasser purement et simplement de ses nuées de bestioles folles furieuses – et puis soudain, il le visualisa avec la plus claire des évidences. Il écarta les bras tout à coup et la foudre jaillit de son corps dans un large faisceau qui sonna tous les volatiles imbéciles qui lui tournaient autour et grilla la plupart des insectes. Évidemment, mais il le réalisa à rebours, malheureusement, ce ne fut pas la plus brillante de ses idées. La branche du saule qui le soutenait se retira brutalement et il bascula – encore – dans le lac. Sa vie était un comique de répétition permanent. Il n'eut même pas le temps de regagner la surface, pourtant, cette fois-ci : une branche de ce putain de saule qui s'était retourné contre lui – le traître – avait plongé à sa suite pour le chopper solidement par la taille et le réexpédier aussi sec – c'est-à-dire trempé jusqu'aux os – sur la terre ferme où il toussa quelques gerbes d'eau de toute la force de ses poumons. Là non plus il n'eut pas le loisir de réaliser seulement sa situation. Des racines le plaquèrent violemment au sol, emprisonnèrent ses poignets et ses chevilles, et aussitôt, au moment où il s'ébroua, paniqué, pour dégager ses cheveux de sa figure et l'eau qui perlait de ses cils, et y voir plus clair, un corps souple et chaud s'installa pesamment sur son bassin et deux mains s'appuyèrent sur son thorax. C'était Aliénor. Il tenta de retrouver son souffle tout en percevant tant bien que mal les remarques moqueuses qu'elle lui faisait d'une voix effroyablement suggestive.
Putain, chier, Léo, qu'est-ce que t'as fait encore ? Pourquoi tu t'es mis dans ce pétrin ?
Il l'avait trop secouée, il avait déclenché un truc, mais ce coup-ci, il était bien incapable de dire ce que c'était. Ça allait se passer là, tout de suite, maintenant, et il n'y était absolument pas préparé.

« Bordel, mais qu'est-ce que vous fabriquez ?! » vociféra-t-il en tentant de se dégager rageusement.

Il la fusilla du regard et réessaya de se tortiller dans tous les sens pour se sortir de là. A mesure qu'il s'agitait, les racines autour de sa taille, de ses poignets et de ses chevilles se resserraient et il se trouva bientôt incapable de bouger. Et puis elle minaudait en battant des cils, à moitié avachie sur lui, encore, et il n'y comprenait que dalle, putain de merde, qu'est-ce qu'elle fabriquait ?!
Là, avec un sourire qui avait le charme effrayant du mystère, elle lui présenta ses mains qui brillaient d'une lumière douce et les posa délicatement sur son visage. Agacé, Léo détourna la tête et tenta d'échapper au contact des doigts d'Aliénor, sans succès. Il sentit un picotement agréable sur sa pommette qui marquait la guérison instantanée de la morsure que le python lui avait infligée – et à ce moment, il comprit, mais ce ne fut pas pour autant qu'il accepta la perspective, et il commença à s'affoler quand elle coula sensuellement ses mains dans son cou et sur ses épaules.

« J'm'en branle que ce soit pas douloureux, cracha-t-il, les yeux pleins d'orage, c'est dégueulasse, vous avez pas le droit de... Hm... »

Après un demi-siècle passé sur une île sans pouvoir ne serait-ce que poser les yeux sur une femme, ce qu'il fallait bien concéder à Léogan, c'était qu'il avait une libido mesurée et assez maîtrisée pour ne pas sentir le besoin de culbuter chaque être vivant qui portait des jupons et qu'il croisait sur son chemin. Mais quand une très jolie fille vous entrave, vous couche et vous grimpe dessus, s'installe sur la partie la plus sensible de votre anatomie et commence à répandre des caresses dignes des grands préliminaires sur toute la surface de votre corps, croyez-le ou pas, à moins d'être complètement frigide, ça n'a aucune chance de vous laisser indifférent, que vous le vouliez ou non. Certains jouisseurs finissent sûrement par s'y faire et profiter du moment – l'assouvissement d'un fantasme masculin comme un autre – mais Léogan n'était pas franchement adepte de ce genre de pratique. Il acceptait volontiers de se faire casser la gueule, il se la fermait comme il faut quand il se faisait tabasser pieds et poings liés, mais le plaisir forcé, ça n'était définitivement pas son truc, merci pour lui.
Son cœur battait à tout rompre sous les mains lumineuses d'Aliénor. Il ne comprenait absolument pas ce qu'elle avait l'intention de faire à terme, ni comment ils en étaient arrivés là – c'était quoi son problème, sur quelle folle furieuse il était encore tombé ce coup-ci ?! Et puis il avait beau bander des muscles, tirer sur ces putains de racines qui ligotaient ses poignets, tenter de prendre l'ascendant sur le pouvoir qu'Aliénor exerçait sur la nature, se débattre comme un beau diable, rien n'y faisait, il était cloué au sol et il n'arrivait pas à la dégager de là.
Et, oh, elle lui faisait du bien. C'était sans doute pire que tout. Léo ne voulait pas qu'on lui fasse du bien. Et elle l'avait sans doute trop clairement compris, qu'il faudrait le forcer d'une façon ou d'une autre pour arriver à quelque chose. Mais est-ce que c'était censé l'aider ? Pourquoi elle faisait ça ?! Il respirait de plus en plus profondément, tandis que la magie chatoyante de l'Eryllis passait sur toutes ces blessures comme des caresses qui traversaient son épiderme, que ses mains effleuraient sans nécessité proprement médicale ni scrupule ses tétons, son thorax, et que son souffle parcourait sa peau. Il aurait voulu partir, avant que quelque chose de trop ne se passe, il aurait sans doute pu se laisser traverser par une décharge électrique, elle l'aurait laissé tranquille... En même temps que cette idée faisait son chemin dans son esprit affolé, des étincelles bleutées commençaient à crépiter au bout de ses doigts, à descendre le long de ses bras, et il sentait que sous sa poitrine, c'était toute une batterie foudroyante qui menaçait de sauter, mais quelque chose en lui refusait de blesser aussi sévèrement Aliénor...  
Il finit par comprendre qu'il ne réussirait à rien et après l'avoir scruté avec une incompréhension effarée, il laissa tomber sa tête sur le côté pour ne pas avoir à la regarder en face. Il capitula. Son corps avait déjà rendu les armes depuis quelques temps de toute façon...

« Saloperie... » siffla-t-il entre ses dents.

Et elle n'en avait pas fini.
S'il avait eu moins de fierté, et qu'on lui avait permis de garder un peu de sang-froid, il l'aurait sans doute suppliée de s'arrêter là, mais les mots étaient bloqués dans sa gorge. Elle libéra néanmoins la pression sur son bassin, ce qui fut un réel soulagement – du moins il le crut un instant. Quand elle s'aida des racines dont elle se servait toujours pour l'immobiliser, afin de l'asseoir et de l'attirer vers elle, un incendie embrasa son bas-ventre et il déglutit précipitamment. Il tenta de mesurer si le changement de position pouvait l'aider à arracher les racines qui le retenaient, mais rien n'y changeait. La capuche qui voilait les cheveux de la jeune femme n'était plus de grand secours maintenant qu'elle lui faisait face d'aussi près, et pour lui il était impossible de cacher en ces circonstances qu'elle lui faisait de l'effet, avec son visage brûlant et bien dessiné à quelques centimètres du sien, ses yeux de biche aux couleurs sombres de la forêt, et ses lèvres qui glissaient sur les siennes. Son cœur rata un battement. Il n'avait pas mérité ça. Il avait mérité un bon coup de poing dans la figure, mais pas ça, c'était faux. Le temps d'une seconde ou deux, la cervelle au bord de l'éruption, il fut tenter de combler la distance insupportable qui séparait leurs bouches et de l'embrasser, comme ça, sans raison, parce que son souffle sur ses cils était trop obsédant et ses mains dans son dos, trop chaudes et trop douces. Il ferma presque les yeux et prit une profonde inspiration en se laissant faire, les lèvres entrouvertes et l'haleine brûlante. Et puis soudain il se rebiffa.

« Je peux pas. Je peux pas faire ça... » murmura-t-il près de l'oreille de la Terrane, avant de détourner la tête.

Un trou béant se creusait dans sa poitrine, à mesure que le désir se bousculait dans ses veines et anéantissait sa volonté. Il ne savait pas jusqu'où il était capable d'aller, ni jusqu'à quel point il pourrait résister avant d'ébaucher lui-même un acte regrettable, et quelque part, il avait très peur de penser à ce qu'il aurait fait s'il n'avait pas été attaché.
Et le mieux, c'était sûrement qu'elle se foutait de sa gueule. Il était trop perdu pour faire la différence sur le moment, mais ce n'était pas possible autrement. Il avait l'air de quoi, là ? C'était n'importe quoi. Il secoua la tête furieusement, et Aliénor, avec sa fausse innocence, suivit des lèvres l'os de sa mâchoire. Il frissonna. La respiration de la jeune femme se perdit un instant dans le pavillon trop sensible de son oreille pointue puis échoua sur la peau fragile de son cou, où elle souffla doucement – à cet instant, il se demanda ce qu'elle pouvait ressentir, elle, les jambes serrées autour de lui alors qu'elle l'attirait contre elle pour pouvoir faire le tour de ses épaules et s'occuper méticuleusement de son dos. C'était incompréhensible. Comment pouvait-on faire une chose pareille de sang froid ? Qu'est-ce qui lui prenait de le manipuler comme ça, de faire ce qu'elle voulait de lui sans lui laisser le choix ? Ça ne ressemblait pas à ce qu'il avait vu d'elle. Il s'était peut-être trompé. Ou alors il ne comprenait rien à rien.
Les mains d'Aliénor avaient malheureusement autant de talent pour détendre ses muscles, assouplir son échine et effacer ses douleurs que pour lui abattre une gifle dans la figure. Il sentait son parfum, un baume terrestre, aux odeurs fraîches de plantes, au goût de sève et au musc profond, qui s'accaparait exclusivement de son odorat et lui faisait tourner la tête. Il n'avait aucune idée de ce qu'il aurait fallu faire pour dissimuler son trouble, il serra seulement les dents et resta parfaitement silencieux, tandis que son corps, qui ne lui appartenait plus maintenant, répondait docilement au toucher de la jeune femme, dont le menton s'appuyait contre son épaule, et dont la gorge se pressait contre sa peau.
Et au bout du compte – à son grand regret, ou à son grand soulagement, cela devenait difficile à identifier – elle le repoussa brutalement dans l'herbe et sa tête cogna le sol dans un bruit sourd. Étourdi, il sentit ses liens vivants se resserrer autour de ses bras et la jeune femme glisser sur lui et se retirer – enfin – le laissant retrouver son souffle et se demander, une fois un peu calmé, si elle lui préparait encore quelque chose dont il ne pourrait se prémunir. Il releva la tête comme il le put, incapable de se redresser complètement, cloué au sol par la taille, pour examiner ce que fabriquait Aliénor et il croisa son regard à peine un instant avant de comprendre que derrière cette accalmie, la vérité c'était qu'elle allait en venir aux choses sérieuses.
Il voulut dire quelque chose, mais sur le moment rien ne lui traversa l'esprit. D'un coup sec, elle tira sur son pantalon et il se retrouva nu comme un ver, ou presque, livré à la curiosité animale d'Aliénor qui avait visiblement décidé de fouler chaque segment de son anatomie. Là, ça commençait à faire beaucoup. D'un geste brusque, il voulut se dégager de ses liens, il se redressa presque sur les coudes, mais le saule qu'Aliénor avait apprivoisé tira sur ses bras et il s'abattit de nouveau sur le sol. La bouche pleine de jurons, il fit naître des étincelles d'électricité entre ses doigts qui attaquèrent le bois en crépitant d'avidité. Mais les doigts de l'Eryllis glissaient depuis ses genoux jusque dans l'intérieur de ses cuisses, un vertige le saisit et emporta toute sa concentration. C'était étrange, nota-t-il avec cynisme au milieu de sa fièvre, comme une jeune femme qui semblait n'avoir pourtant aucune expérience en la matière se trouvait naturellement tant de talents pour exciter la sensibilité d'un homme. Son prétexte, il le savait d'avance. Elle avait passé ces dernières minutes à l'étreindre en prétendant vouloir le soigner, et il avait la jambe contusionnée depuis que Fenrir les avait trimballés du haut de la pagode jusqu'ici. Les dernières caresses, les plus osées, lui donnèrent le tournis et lui firent mal au ventre, il perdit pied, et au moment où il n'avait plus la moindre idée de ce à quoi il devait s'attendre, elle lui remit sèchement la jambe en place. L'éclair de douleur remonta en ligne droite jusqu'à son cerveau et il grimaça sans plus savoir où il était dans ce tourbillon de sensations et de pensées contradictoires.

Sa poitrine se levait à un rythme saccadé et ses yeux suivirent Aliénor alors qu'elle se redressait et l'abandonnait à son sort, à moitié consumé, en l'observant d'un regard satisfait. Il tentait tant bien que mal de retrouver ses constantes et elle lui parlait avec cette supériorité toute féminine qui se glorifie d'avoir su plaire et produire de l'effet et qui se rétracte comme si l'expérience n'avait servi qu'à nourrir son ego. Oh dieux. Il détestait les femmes. Pouffiasse, tiens.
La voix d'Aliénor claqua une dernière fois, comme pour se ménager une sortie théâtrale, et elle disparut dans le couvert des arbres, faire Delil et Fen savaient quoi apparemment. Le silence revint et s'écrasa pesamment sur Léogan, qui laissa tomber sa tête contre le sol et planta son regard opaque sur le ciel voilé d'Elgondor avec un profond soupir. L'excitation mit quelques temps à le quitter mais le malaise, lui, persista. Malgré les soins qu'il avait reçus – contre son gré – il se sentait soudain d'une faiblesse affligeante. Il n'y avait pas beaucoup d'amour-propre à humilier en Léo, ou d'arrogance masculine mal placée, mais parfois il réalisait plus incisivement que d'habitude le vide répugnant de son existence de salopard insignifiant. Il n'aurait peut-être pas dû sociabiliser aujourd'hui. Il finissait toujours par se foutre dans une situation pas possible à force, et si, paradoxalement, il pouvait supporter la violence physique et le venin des disputes, ce qui s'était passé là l'avait vidé plus que n'importe quel crachat à la gueule, sourire condescendant ou passage à tabac humiliant. Il avait le cœur mal accroché et sa tête bourdonnait de tous les côtés. Il se sentait un peu comme un gosse qu'on punit pour ne plus l'entendre et dont les paroles n'ont de toute façon aucun intérêt à être seulement écoutées. Aliénor avait purement et simplement cassé le jeu, avant d'en changer et d'imposer ses règles sans lui laisser l'opportunité de se rétracter. Si elle l'avait voulu, elle aurait pu se tirer et le laisser en plan, il ne l'aurait pas suivie jusqu'à l'autre bout d'Elgondor, sans rire. Mais en l'occurrence, elle ne lui avait absolument pas laissé le choix, à lui. Elle l'avait allumé dans le mouvement, sans raison, et elle était partie. Et malgré les apparences décomplexées qu'il se donnait, ça lui avait fait un coup. Il ne savait plus où il en était.

Les racines se délièrent enfin de ses articulations et rampèrent furtivement sous terre. Toujours allongé sur l'herbe, secoué, il se massa machinalement les poignets pendant de longues secondes. Il déglutit péniblement et se redressa en plongeant ses mains dans ses cheveux.
Il n'aurait pas fallu de beaucoup plus pour le faire céder. Oh, vraiment, depuis une année entière, il ne voulait plus penser qu'à Irina. Et même maintenant qu'elle l'avait quitté sans une lettre, sans prévenir, et qu'elle portait l'enfant d'un autre, il n'avait pas la force de se séparer de son souvenir. Les expériences catastrophiques de sa vie sentimentale le dissuadaient pas mal de nouer de nouvelles relations avec une femme – même dans un bordel, ça aurait été difficile. Et puis par-dessus tout, il ne voulait pas qu'on s'approche de lui. Il ne voulait pas qu'on le prenne dans ses bras, ni qu'on soigne ses plaies, il ne voulait de la sympathie, de la pitié ou des bons sentiments de personne. Ça l’écœurait.
Et il ne voulait pas être utile non plus. Il ne voulait pas le lui faire, son foutu feu, et il ne voulait pas chasser. De toute façon, il n'avait que deux épées sous la main et il était capable de tenir sans manger jusqu'au lendemain, ce n'était pas un problème – il n'avait pas d'appétit.
Et pourtant, il n'aurait fallu de beaucoup plus pour le faire céder, il l'avait senti. Ce n'était peut-être pas sérieux pour Aliénor, il n'en savait rien. Mais quand une fille vous fait ce genre de coup, que vous avez le célibat en chantier depuis des mois, vous n'êtes plus vraiment en état de réfléchir sur ce qui compte, ce qui ne compte pas, ce qu'il faut faire ou ce que vous regretterez. Il aurait cédé, comme la plupart des gens. Peut-être que ça lui aurait fait du bien. Peut-être pas. Il ne savait plus où il en était.

Il se releva lentement, en essuyant nerveusement la poussière qui couvrait son avant-bras – comme l'intégralité de son plus simple appareil, ce qui de fait marquait sa tentative du sceau habituel de l'inutilité – mais il avait besoin de renouer avec son propre corps comme il le pouvait, avec ce qui s'était passé. Son regard se déporta sur le chemin qu'avait emprunté Aliénor et sa poitrine s'ébranla d'une palpitation plus vive.

« Les femmes sont toutes cinglées. » pesta-t-il d'une voix blanche, et il ramassa sèchement son pantalon.

Il essora son vêtement avec exaspération et se refroqua malgré tout, pas franchement désireux de s'exhiber davantage au milieu de nulle part – bref – ça devenait gênant. Ses yeux coururent autour de lui et il ne parvint pas à se décider de ce qu'il devait faire. Mejaÿ était parti chasser, il n'y avait pas non plus trace d'Horos. Il n'avait qu'une seule envie, c'était de se tirer. Mais il n'avait nulle part où aller et la nuit venait, comme Aliénor l'avait noté, et couvrait déjà la ville millénaire d'une pénombre tiède.
Léogan remit ses bottes, à moitié résolu, et partit rassembler un paquet de petit bois et de branches dans un bosquet. Il alluma rapidement un feu de camp, qu'il nourrit suffisamment pour le faire durer une petite heure, et sécha devant pensivement, sous le bruit du bois qui crépitait dans les flammes et les stridulations des grillons du soir. Rapidement, il ne fut plus capable de soutenir l'attente et la foule de réflexions qui se bousculait dans son esprit. Il laissa sa tunique en plan comme seule trace de son passage sur la branche du grand saule, renoua son fourreau à sa taille et disparut à son tour dans la végétation.

Il grimpa à nouveau les marches de la pagode, furtivement, épiant ses pas de peur d'être suivi cette fois, mais davantage absorbé par la pagaille monstrueuse qui régnait dans sa tête que par les paysages d'Elgondor, les statues étonnantes de la tour du sanctuaire et les écritures incompréhensibles qui ornaient les bas-reliefs. En haut, il mit vite la main sur son long manteau de peaux noir, dont il se vêtit pour avoir au moins quelque chose de sec sur le dos, et il se retrouva à nouveau sans objectif ni occupation et livré à des réflexions qu'il aurait aimé laisser enfermées à double tour dans un coin de son esprit pour un moment, alors qu'il était loin d'Hellas et qu'il avait enfin l'opportunité de se changer les idées. Il glissa dans la nuit qui s'épaississait autour de lui comme un somnambule, le visage tendu, la main fermée sur son médaillon en bronze qu'il triturait machinalement. Les lunes brillaient d'un éclat vif-argent dans le ciel de la saison chaude et se reflétaient dans l'eau désormais calme du lac comme dans un miroir. Léogan s'abandonna à cette contemplation, la poitrine bancale et pesante, et se mit en quête d'un autre perchoir dangereux où il pourrait s'oublier un moment.
Il glissa silencieusement par-dessus un parapet, se suspendit dans le vide en profitant du risque grisant, et se réceptionna sur le toit en pierre rouge d'une petite chapelle en surplomb. L'air plus pur des hauteurs s'engouffra dans ses poumons et il se sentit chanceler un peu. Il s'assit rapidement pour ne pas avoir à trébucher et à se casser encore la figure, et se déchaussa sans y penser vraiment, puisque les bottes ne se prêtaient pas vraiment à ce genre d'acrobaties. Il les abandonna également derrière lui et avança pieds nus, en équilibre sur une gouttière sculptée, jusqu'à un toit plat et exigu. Là, il s'écroula par terre avec lassitude et croisa ses bras sur ses genoux pour s'y appuyer, les jambes perdues au vent.
Aliénor avait peut-être cru qu'il la poursuivrait dans un cache-cache de gosses dans la forêt. Au bout du compte, ce n'était pas une spéculation stupide, après toutes ces bêtises dans le lac, mais il avait perdu l'humeur de la poursuivre et de l'ennuyer jusqu'à lui faire perdre patience. Elle pouvait considérer qu'elle avait eu le dernier mot, si elle le voulait. C'était ridicule, mais ça ne lui faisait rien. En fait, il éprouvait quelques difficultés à lui en vouloir pour de bon. Il sentait encore ses doigts habiles et doux sur sa peau, ses yeux sensibles sur lui et un fourmillement de lumières chatoyantes dans son ventre, et il ne savait plus, non, il ne savait absolument plus où il en était...


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Mar 3 Mar - 17:23, édité 3 fois
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMar 3 Mar - 0:01

Mais qu'est-ce qu'elle avait fait ? Aliénor ne préférait pas y penser, elle était encore désorientée parce qu'elle venait de faire. Mais pourquoi avait-elle fait ça à ce pauvre Léogan ? Enfin, pauvre, pauvre... Il n'était pas innocent non plus... Mais était-ce une raison de jouer avec ses nerfs comme elle avait fait ? Alors qu'il lui avait supplié de son regard désespéré qu'elle lui laisse tranquille ? He bien, dans un sens, il l'avait bien mérité ; le Sindarin l'avait tellement emmerdé ! Mais pour qui il se prenait à violer l'intimité des gens ? Puisque c'était ainsi, la jeune femme s'était amusée aussi à violer son intimité, d'une certaine manière. Pourtant, elle n'avait retiré de cette mesquinerie aucune satisfaction, au contraire, elle avait même des remords pour la simple et bonne raison que ça ne lui ressemblait pas de faire subir à autrui des choses qu'il ne désirait pas... Et lui alors ? Avait-il pensé à elle quand il avait commencé à l’emmerder ? Non ! Et puis, c'était assez gentil... Non, décidément, Aliénor n'arrivait pas à se convaincre que ce n'était pas si grave que ça, et qu'elle devait plutôt en rire. Elle était beaucoup trop gentille pour s'en amuser, la preuve : elle voulait guérir ses blessures alors qu'il lui rendait sa vie un enfer ! Pourquoi n'arrivait-elle pas à être méchante ? Pourquoi était-elle à ce point rongée par le remords pour une si petite mesquinerie ? Aliénor soupira, cacha son visage dans ses mains et grogna à pleine gorge ; elle en avait plus qu'assez...

Fenrir sauta sur le tronc d’arbre gisant au sol dans lequel sa petite Terranne s'était assise. Il lui jeta un regard emplis de compassion et d'empressement, ce qui eut le don de faire apparaître un doux sourire sur ses lèvres rosées. Ses idées noires s'envolèrent alors dans la brise nocturne. Elle tendit doucement le bras et ses doigts caressèrent la tête de l'animal avec une douceur exemplaire, laissant glisser sa main jusqu'à la pierre incrustée sur son front qui luisait sous les lueurs lunaires.

Ho, pardonnes moi, Fenrir... C'est vrai, on a une chasse à mener... On y va ?

Le Loup blanc sauta à terre, prenant sa forme monstrueuse sous les couinement de Fafnir, enchanté de voir son ami à quatre pattes sous son autre physique. Aliénor riait doucement et se glissa sur le dos de son compagnon lupin. Hélas, elle le regretta presque aussitôt lorsqu'une vive douleur située à l'articulation de sa jambe se réveilla avec vivacité. Elle se mordit les lèvres, gémissante, et se recroquevillant sur le dos de Fenrir. Les oreilles de celui-ci se plaquèrent sur son crâne, lançant un regard inquiet à la Nomade. Celle-ci lui offrit un sourire forcée tandis qu'elle essayait de faire bonne figure devant lui.

Ne t'inquiètes pas... Tu m'en as fait voir des plus terribles...

Dans ses yeux semblables aux trois lunes, la Rôdeuse pouvait presque y déceler du regret de l'avoir blessé. Mais elle ne pouvait lui en vouloir, il avait fait ça pour la sauver, et puis, un animal sauvage ne faisait nullement dans la dentelle ! Alors, tapotant gentiment les côtes de l'animal, l'Eryllis lui fit signe qu'il n'avait pas à s'inquiéter pour cela et qu'ils pouvaient partir chasser. Et nul besoin de se faire répéter ; Fenrir partit au galop. Cela devrait être une chevauchée plaisante, sous l'air du vent et la bénédictions des Lunes, mais la douleur était trop vivace pour que la jeune femme puisse en profiter. Elle aurait du l'arrêter, mais elle en avait pas le coeur ; c'était dans la souffrance qu'elle était née, dans la souffrance qu'elle a grandit, et dans la souffrance qu'elle mourra. Elle avait choisis de vivre au coeur même du Royaume de Délil avec les enfants de Fen, elle devait à présent l'assumer, et ce n'était pas une blessure qui allait la faire reculer.

Soudain, Fenrir surgit des ombrages. Un troupeau de cerfs prit aussitôt la fuite. La chasse était lancée et Aliénor oublia sa douleur. Plus rien n'avait d'importance, à part la proie qui s'essoufflait dans un rythme effréné, sa chair contractée, son coeur qui tambourinait dans sa cage thoracique et le sang qui allait se déverser de son cou tendre. La jeune femme bondit du dos de Fenrir.

*~*~*

La Nuit était tombée et le feu de camps crépitait doucement dans son âtre. Les flammes léchaient la carcasse du cerf qui diffusait une délicieuse odeur de viande grillée. Fenrir somnolait près du feu, un petit Fafnir logé sur son dos dormant à point fermer. Quand à Aliénor, elle enfilait doucement sa robe noire mouchetée de bleue avant de se vêtir d'une de ses capes. D'un regard, elle s'assura que ses vêtement, ainsi que ceux de Léogan, séchaient bien près de l'âtre, tout comme la peau de l'animal qu'elle avait chassé. L'Eryllis l'avait retiré avec précaution pour la garder intact tandis qu'elle avait dépecé sa proie. Après quoi, elle avait soigneusement lavé la peau dans le lac pour retirer toute trace de sang et cette odeur pestilentielle de la mort.

Satisfaite, la Terranne boita jusqu'à ses deux amis à quatre pattes et se laissa, à son tour, glisser sur le sol. Elle se logea contre Fenrir, le souffle désordonnée et le front perlant de sueur. Elle ne semblait pas se porter bien, au contraire, elle semblait souffrir le martyre. Les yeux fermés, elle tenta d'oublier sa souffrance, cherchant désespérément de quoi se soulager dans l'air du vent. La lueur des flammes dévoilèrent un bien malheureux spectacle ; ses bras nues ainsi que ses jambes étaient couverts d'importantes cicatrices et des hématomes aux couleurs inquiétantes. Ce corps, semblait appartenir à une femme battue... Aliénor ressemblait à une loque humaine qui respirait difficilement au teint livide. Il n'y avait plus l'austérité ni l'assurance qu'elle semblait tant montrer aux autres. Non, la Nuit dévoilait son véritable visage ; une femme fragile, brisée, qui tentait tant bien que mal de se battre.

Et tandis que son souffle rauque se perdait dans le zéphyr, malgré la douleur qui lui faisait perdre la tête et la fatigue qui assommait son esprit, ses pensées étaient tournés vers une seule personne : Léogan. Mais où était-il ?
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeJeu 16 Avr - 20:15

Il commençait à faire froid en haut de cette pagode. En particulier dans un pantalon trempé, torse nu sous un manteau mal fermé et sans chaussures – quel tableau, vraiment. Au bout du troisième ou du quatrième éternuement, Léo finit par admettre la possibilité qu'il ne pourrait pas rester là toute la nuit sans attraper un rhume de cerveau. Et puis malgré tout, il avait faim.
C'est un peu comme gosse qui part s'amuser à l'aventure loin de la maison, sans se soucier de son ventre vide et de sa dégaine, et qui flaire soudain une odeur de nourriture dans l'air, qui lui rappelle l'existence despotique de son estomac, lequel se met à gronder outrancièrement pour appuyer ses exigences.
Il y avait un fumet de viande grillée particulièrement appétissant qui montait du lac. Et il devenait de plus en plus difficile de l'ignorer...
Léogan menait un combat très serré entre son pragmatisme très résolu qui lui commandait de descendre tout de suite de son perchoir et d'aller se bâfrer après une journée insouciante de jeun, et l'angoisse et la culpabilité qui le taraudaient depuis la petite expérience qu'il avait vécue une à deux heures plus tôt en compagnie d'Aliénor Isil, de ses mains chatoyantes de lumière et de ses... racines. Il ne regrettait pas une seule des paroles qu'il avait prononcée, non, ses actes passés lui inspiraient très rarement du remords – non, ce qui posait problème, c'était ce qu'il avait été tenté de faire à cet instant-là, ce qu'il aurait fait s'il n'avait pas été entravé et ce qu'il avait été forcé de ressentir.
C'était grotesque, mais Aliénor, avec ses pleurs d'enfant perdue, sa moue de femme victorieuse, son visage lâchement caché sous sa capuche et ses mains douces sur sa peau, Aliénor l'épouvantait plus que n'importe quel assassin qui lui aurait posé une lame sous le gosier.

Cependant, ce furent ses aspirations puériles à la nourriture et à la chaleur qui éveillèrent enfin chez lui la résolution adulte et sévère d'aller se confronter directement à ses problèmes et de les résoudre d'une façon ou d'une autre. Il ne pouvait pas toujours fuir. Il avait passé sa vie à fuir – d'un certain côté, une fois de plus ou une fois de moins, au point où il en était ça ne ferait pas de vraie différence – mais... Non. Non, ce n'était même pas la peine d'y penser. On ne traite pas les gens de lâche pour se carapater minablement dès que la situation ne convient plus aux fanfaronnades.

Il mit un certain temps à retrouver ses bottes en faisant de l'escalade sur les toits et les statues rouges de la pagode, puis sur son sac, au sommet, qui était resté là depuis son arrivée, et qu'il balança sur son épaule avant de commencer à descendre les marches du sanctuaire jusqu'à la terre ferme.
Quand il arriva à proximité du foyer qu'il avait fait flamber avant de disparaître dans la nature, la tension le saisit de nouveau, pourtant, et son visage s'obscurcit tandis qu'il s'arrêtait à mi-chemin, la main crispée sur le cuir de son havresac et le regard furtif. Il repéra d'abord Mejaÿ, qui avait consommé sa chasse et qui se prélassait en se dorant le poil près du feu. Le guépard leva sa tête ébouriffée et fixa ses yeux jaunes sur son maître. Il bondit lestement sur ses pattes et trotta vers lui pour se frotter à ses jambes en ronronnant insouciamment. Léo soupira, le gratifia d'une caresse sur les oreilles et avança de nouveau vers le campement qu'Aliénor avait fini de dresser sans son aide. Elle avait mis des pièces de viande à cuire dans l'âtre et n'avait visiblement pas chômé, puisque la peau de l'animal pendait à une branche du saule près de leurs vêtements qui séchaient là. Un peu gêné par l'idée de son inutilité notoire, Léogan se présenta finalement à la lumière du feu et trouva rapidement Aliénor, prostrée avec Fenrir contre le tronc du saule, à quelques pas du foyer qui lançait sur elle des rayons rougeoyants.
Il la contempla quelques secondes silencieusement, débordant de pensées confuses. Puis, dans la pénombre, sa vue sindarine remarqua avec étonnement les marques et les blessures qu'elle portait partout sur ses membres. Il papillonna des paupières.

« Ha, sans déconner... » lâcha-t-il en s'approchant d'un pas vif. Il la regarda de plus près et commença à s'inquiéter. L'effort avait l'air de l'avoir terrassée. Elle respirait difficilement et des effluves fiévreuses s'échappaient de ses vêtements pourtant propres. « C'est le coup classique... marmonna-t-il désagréablement. Vous vous êtes cassé la gueule d'un arbre de trente pieds de haut ou quoi ? On vous a jeté des gadins dans la tronche... ? Mais dans quel état vous vous êtes mise... » soupira-t-il, d'un ton qui cachait mal son désarroi.

Il laissa tomber son havresac par terre avec négligence et attrapa sa tunique qui séchait toujours sur une branche du saule pour se détourner d'Aliénor et marcher vers la rivière. Il mouilla en partie le vêtement et revint vers elle. Alors, il posa ses yeux sans lumière sur le loup blanc contre lequel la Terrane s'était installée et qui l'observait avec méfiance. Léogan ne cilla pas et pointa son index sur lui avec exigence.

« Toi. » Son regard perça finalement l'esprit de la bête, qu'il frôla de ses pensées avant d'imposer sa volonté avec rigueur. L'animal plaqua ses oreilles contre son crâne et s'allongea sagement sur le sol. « Couché, bonhomme. Et vous, poursuivit-il à l'égard de la jeune femme, faites-moi plaisir, piaillez pas. Laissez-vous faire. »

Il s'agenouilla doucement près d'Aliénor et s'assit sur ses talons pour entourer le poignet fin de la jeune femme entre ses mains tièdes. Sans lever le regard vers le visage de toute façon caché d'Aliénor, à l'aide du tissu mouillé de sa tunique, il épongea son bras couvert d'ecchymoses, de transpiration et de poussière avec beaucoup de précautions et tamponna méticuleusement les stries de ses coupures pour les laver de la crasse qui s'y était logée. Il ne prononça pas un mot en nettoyant ensuite son bras gauche, puis en défaisant les lacets de ses chaussures pour les lui en débarrasser et les poser près d'eux silencieusement. Il lui lava les pieds avec le même sérieux, en les manipulant par la cheville, l'esprit traversé par des souvenirs indolents et lumineux de sa vie dans le sud, à Argyrei, de tous ces rituels d'ablution qu'il avait adoptés, des huiles aux odeurs envoûtantes, des bains à vapeurs, du thé et des pipes à eau, et il se laissa aller à fermer les yeux. Il ne les rouvrit que pour remonter doucement les jupons d'Aliénor et achever sa tâche en frottant ses jambes jusqu'aux genoux.
Puis il abandonna près d'eux sa tunique, que le voyage avait de toute façon ruinée, et chercha dans le fond de son havresac des bandages de lin, qu'il emportait partout avec lui à force de se faire pourrir la gueule par des gens ou des créatures qu'il n'aurait jamais dû rencontrer de sa vie si son existence avait eu quelque chose de normal. Il les posa sur ses genoux dans un rituel feutré et saisit sans la moindre gêne la besace d'Aliénor qu'il fouilla et dans laquelle il trouva le pot de baume qu'elle avait utilisé pour lui au matin même. Il s'appuya alors sur ses poings et se rapprocha d'elle en reprenant son bras droit par le poignet pour l'examiner d'un air soucieux. Ses grandes mains chaudes, tatouées d'arabesques au henné qui étaient devenues rougeâtres avec le temps, s'enroulèrent autour de ses plaies, couvertes du cicatrisant au très fort parfum végétal, et il fit glisser soigneusement ses pouces sur les bleus, les hématomes jaunes, les marques noires et les coupures superficielles qui parsemaient la peau hâlée de l'Eryllis. Il était loin d'être médecin, mais il savait se servir de ses mains. En trois cents ans d'errance, il avait acquis des savoirs corporels instinctifs, il avait appris à soulager un corps fatigué et avait une expérience poussée de la manière de lui faire sentir du plaisir. Il banda son premier bras d'un geste sûr mais souple et agréable, avant de glisser ses doigts dans la paume intacte de la main de la jeune femme. C'était une main calleuse, une main de travailleuse bien dessinée, sa peau était rêche mais son galbe harmonieux au toucher.

Cette fois-ci, il clôt ses paupières de longs instants en auscultant cette main par quelques pressions habiles des doigts et en massant les endroits qui lui semblaient tendus, des articulations des doigts, aux phalanges, de la paume au dos, comme l'eau s'infiltre goutte à goutte à travers la pierre.

« C'est de l'acupression, murmura-t-il en ouvrant légèrement les yeux entre ses cils noirs, pour la bercer de sa voix grave et la détendre, tandis qu'il délassait peu à peu les muscles de sa main. Une technique de massage... D'El Bahari. C'est... très bon contre l'anxiété. Ou la fatigue, les crampes, les douleurs quotidiennes. Les Ascans... Les Ascans disent que votre corps est traversé par ce qu'ils appellent... Des méridiens. Des lignes où circulent votre énergie vitale, qui relient chacun de vos organes et forment un... Un véritable réseau somatique. Vous en avez six dans la main... Celui-là, murmura-t-il, en appuyant subtilement du pouce sur un endroit de sa main, mène aux poumons. Celui-ci... poursuivit-il en déplaçant légèrement ses doigts sur le tranchant de sa main qu'il massa jusqu'au bout de son auriculaire. C'est le cœur. » Il déglutit et referma les yeux pour mieux se concentrer, baissant son visage qui se voila sous l'épaisseur de sa tignasse. Il ne savait pas vraiment pourquoi il faisait ça. Y réfléchir lui causait une inquiétude sourde qu'il avait trop bien identifiée, et qu'il savait absurde. Autrefois il n'avait jamais eu besoin de raison particulière pour approcher une femme qu'il trouvait à son goût ou qui était parvenue à le séduire. Ça n'avait jamais été un problème, et ça n'aurait pas dû en être un cette nuit-là non plus. Surtout pas cette nuit-là. Il y avait des mois et des mois qu'il n'avait plus le moindre contact avec celle qu'il avait aimé dans le désert d'Argyrei. C'était ridicule de s'obstiner et de se sentir coupable quand... « J'ai quelques notions, se coupa-t-il dans sa propre réflexion. Mais les guérisseurs ascans qui connaissent les chemins des six méridiens détiennent les clefs de traitement de toutes les maladies. C'est ce qu'on dit en tout cas. » conclut-il à voix basse avant de trouver un muscle particulièrement tendu dans la main d'Aliénor. « Ici ? Mh, oui c'est là. »

Il sentait presque l'énergie vitale de la jeune femme sous ses doigts, qui coulait, montait et descendait comme un flux dont il ménageait le passage. Sans un mot de plus ni se presser davantage, il s'occupa de soigner son autre bras et de masser sa main gauche à son tour. La nuit posait ses voiles de velours vaporeux sur eux. L'air était sombre, léger et tiède, il se respirait voluptueusement, piqués de parfums forestiers et aquatiques. Quelque part dans la cité, le colosse bougeait légèrement et le fond du silence était ponctué des crissements insolites de la pierre et des craquements du bois.

Léogan choisit de s'asseoir en tailleur pour s'occuper des jambes de l'Eryllis, qu'il banda également avec méthode, avant de commencer à masser la voûte de l'un de ses pieds, en enveloppant délicatement son orteil dans ses doigts et en caressant presque la légère courbure de sa face plantaire. Il trouva facilement les points qui menaient aux contusions de sa jambes et travailla à faire disparaître la douleur tout en réfléchissant à ce qui s'était passé plus tôt avec souci.

« Aliénor, souffla-t-il, finalement, d'une inflexion grave, j'aimerais que vous vous expliquiez maintenant... J'en ai peu... assez, de traîner avec vous sans rien comprendre à ce qui se passe, sans que vous vous doutiez que ça ait seulement un impact sur moi. Parce que... Ça en a un, oui, reconnut-il, en serrant la mâchoire. J'vais pas vous mettre un couteau sous la gorge pour avoir enfin le droit à des éclaircissements, si ? Je veux dire... C'est aussi à moi que ça arrive, à la fin. Cette tentative de suicide avortée, vous qui me tombez dans les bras, ce qui s'est produit... tout à l'heure et ce qui est en train d'arriver maintenant. Pourquoi vous m'avez suivi ? Pourquoi vous avez... ? Enfin, je suis pas quelqu'un de très... impressionnable dans ce domaine-là, habituellement, releva-t-il avec agacement, et me dites pas que vous vouliez juste vous foutre un peu de moi et remettre ma jambe en place. Y avait moyen de faire ça... Et de vous passer de m'attacher, de me dessaper et de me toucher comme vous l'avez fait, vous ne pensez pas ? J'ai bien le droit de savoir au moins ce que vous me voulez, pas vrai ? »

Il lâcha doucement le pied d'Aliénor et son regard, qui paraissait soudain très las et très lointain, chercha le sien dans l'obscurité de sa capuche. Il avait le cœur mal accroché. La proximité de l'Eryllis était particulièrement troublante. Il entendait chacune de ses respirations, profondes et apaisées, qui ondulaient et se mêlaient à l'air tiède du soir, au petit vent qui se levait du lac en portant des odeurs vivifiantes. Il y avait bien longtemps maintenant qu'ils avaient dépassé les frontières de leurs espaces personnels respectifs – elle en particulier – mais il se sentait comme un rat pris dans une cage avec à peine de quoi survivre. Il était là, assis à quelques centimètres d'elle, accoudé sur ses genoux, ses yeux charbonneux posés fixement sur l'ombre du visage d'Aliénor, et il se trouvait incapable de bouger. Il n'identifiait plus rien parmi les sentiments qui se bousculaient dans son crâne et le parfum musqué de la jeune femme l'étourdissait comme un alcool fort et grisant. Les pensées ivres et floues, la poitrine brûlante, il restait profondément incrédule sur ce qui pouvait bien se tramer dans la tête de l'Eryllis, et il ne savait pas non plus ce qu'il voulait lui-même, ce qui était raisonnable, ce qui ne l'était pas, et si au fond, il en avait quelque chose à branler de toutes ces conneries. Qu'est-ce que ça pouvait bien faire... ? Il était seul, il n'avait plus rien. Alors est-ce qu'on pouvait bien appeler ça une erreur ? Ça ne concernait que lui et ses souvenirs. S'il en sortait plus lourd et plus mortifié qu'il n'y était entré, ça n'avait plus aucune importance. C'était son trou à lui. Si ça lui plaisait de creuser plus profond, il faisait ce qui lui chantait.
Pourtant, face à Aliénor, il se sentait faible, effroyablement faible, à chaque frisson qui passait sur son échine. Muselé comme un chien en laisse, retenu en arrière tout entier par un interdit impérieux, et forcé de désirer qu'il se produise quelque chose. Ce soir-là, peut-être sans assumer que c'était vraiment ce qu'elle voulait, elle le tenait en son pouvoir. C'était probablement de ça, dont elle avait besoin. C'était probablement ça, que ça avait signifié, cette agression sensuelle dans la végétation du lac – il l'avait provoquée, encore, et encore, et il en était ressorti quelque chose – quelque chose qu'il n'avait pas vu venir, une féroce envie de s'emparer de n'importe quoi qui passait à sa portée et de vivre, de se libérer de ses propres chaînes et de faire absolument tout ce qu'elle désirait, tout ce qui satisferait sa soif et son instinct. Il était là pour ça, il était toujours là pour ça.
Au fond des yeux opaques de Léo, un feu d'angoisse et de fascination crépitait et susurrait un message qu'il n'avait pas le droit de dire de vive-voix. Elle pouvait se servir de lui. Il était là pour ça. Elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait – de lui, de cette nuit-là, d'elle-même. Elle pouvait faire croître sa puissance d'exister, cesser de se brider, de se cacher, d'étouffer un sanglot douloureux au fond de sa gorge. Il ne la jugerait pas, il se tairait, il deviendrait ce qu'elle souhaitait qu'il devienne.

Et lui est-ce qu'il avait encore soif de quelque chose ? – c'était difficile à dire. Il était comme une coquille vide qui cherchait désespérément à se remplir. S'il pouvait s'oublier un petit instant et devenir quelqu'un d'autre... C'était un marché qui lui convenait.

Léogan laissa échapper un profond soupir, qui fit voler les mèches de cheveux noirs qui lui tombaient sur le front, et déglutit imperceptiblement. Il esquissa un sourire prudent et choisit de désamorcer la tension d'un air tranquille.

« J'suis pas médecin... murmura-t-il enfin, d'une voix rauque. Mais... Si vous me dites bien comment faire... Je pourrais vous remettre la jambe en place. J'suis pas si maladroit que j'en ai l'air. Et puis demain matin, on a de la route et dans cet état-là, vous gagnerez pas à la course contre un Carnéa, alors si on fait pas quelque chose, je s'rais forcé de vous laisser en pâture aux bestioles pour pas perdre de temps. Vous voyez le topo ? » acheva-t-il, en levant un sourcil espiègle.
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MessageSujet: Re: Sur les toits du monde. - PV Aliénor   Sur les toits du monde. - PV Aliénor Icon_minitimeMar 5 Avr - 18:08

Sous le clair des lunes, perdue au beau milieu d'une cité antique oublié de tous, Aliénor se laissait bercer par les murmures de la nuit. Le vent mugissait doucement dans les cheveux de Délil en emportant dans ses zéphyrs l'orchestre mené par les grillons tandis que, dans les ombrages de la forêt, des créatures hurlaient leurs complaintes à la voûte céleste, effrayant ainsi les oiseaux nocturnes qui poussaient des cries de mécontentement. Leurs claquements d'ailes couvraient difficilement le crépitement du feu qui dansait dans des gestuels primitifs tout en enveloppant les spectateurs de son manteau chaud et chatoyant. Cette vie d’Hermite, la Rôdeuse ne l'échangerait pour rien au monde. Être logée contre le corps d'un animal au souffle lourd au beau milieu de la forêt, accompagnée d'un bon feu de camps, valait bien toutes les soirée mondaines. C'était ça, véritablement vivre, pour la Nomade. Et ce fut le coeur léger, rassurée par cette atmosphère enchanteur, qu'elle se laissa tomber dans les bras de Morphée, loin de la douleur et de ses états d'âmes, entre le monde réel et celui de l'onirique.

Une torpeur qu'elle sortit dans un sursaut lorsque la voix de Léogan tonna violemment dans son crâne. Déboussolée, le coeur battant furieusement dans sa poitrine, Aliénor n'eut pas le temps de reprendre ses repères lorsque le Sindarin se posta devant elle. Celle-ci fit face à sa colère avec incompréhension, le regardant avec de grands yeux luisant d'inquiétude, sans trop comprendre les mots qui sortaient de cette bouche qui s'agitait. Finalement, lorsque tout prit du sens, il était trop tard pour la jeune femme de répliquer ; Léogan disparut, laissant ainsi Aliénor seul avec son esprit embrumé. Troublée, l'Eryllis échangea un regard interrogateur à ses deux compagnons à quatre pattes. Elle n'était pas certaine d'avoir compris ce qu'il venait de se passer, et eux non plus d'ailleurs. Alors un soupir de découragement sortit de la barrière de ses lèvres et, quelque peu agacée que son repos soit ainsi perturbé, elle accepta néanmoins, et sans rechigner, de faire un trait à son moment de quiétude maintenant que le Sindarin était revenu. Ainsi, elle voulut se redresser mais cette douleur lancinante la cloua sur place dans un gémissement étranglé. Rien y faire, impossible de se rasseoir sans en pâtir et ce fut dans un râle désespéré qu'elle se laissa tomber sur le flanc de Fenrir. « Fait chier ! » marmonna-t-elle intérieurement avec rage, car elle haïssait d'être dans l'incapacité de se mouvoir. Et bien qu'elle n'avait pas la force nécessaire de subir d'autres souffrances, Aliénor était contrainte de remettre l'os en place avant que cela s'empire.

Elle s'apprêtait alors à faire le nécessaire, mais voilà que Léogan revenait vers elle, avec une lueur de détermination qu'elle ne connaissait pas. D'ailleurs, sa démarche assurée ne plaisait guère au loup blanc qui prit alors sa deuxième forme tandis qu'il montrait ses crocs à l'inconnu. L'Eryllis allait le réprimander, mais le Sindarin fut bien plus rapide ; elle assista à la soumission de son compagnon non sans un regard surpris. Ainsi donc, lui aussi pouvait contrôler les animaux ? Elle en connaissait un qui allait bouder toute la journée pour avoir été mené du bout du nez... Souriant tristement au sort de son ami, Aliénor fut cependant prise de court lorsqu'elle fut à son tours sévèrement réprimander. Sa bouche s'ouvrit, mais aucun son ne sortit, ne sachant guère quoi répliquer pour calmer les ardeurs de Monsieur l’Emmerdeur. Dire qu'il y a plusieurs heures, c'était la Guérisseuse qui avait demandé au Sindarin de la fermer pendant qu'elle analysait la balafre à sa joue...

Sur ses gardes, la Rôdeuse l'observa prendre place à ses côtés non sans appréhension. Sa méfiance était telle, qu'elle était hypnotisée par ses faits et gestes, surveillant le moindre de ses mouvements avec nervosité. Alors, lorsqu'elle le vit prendre son poignet, le réflexe fut très rapide ; elle frappa cette main non désirée dans un grognement animal, laissant entrevoir, durant un instant, un félin qui rejetait le contact d'un coup de patte. Cela ne semblait pas décourager Léogan, à son plus grand dam, et ses muscles se tendirent douloureusement à ce contact. Crispée au possible, elle eut un brusque mouvement de recul quand le Sindarin épongeait son bras. Elle voulut prendre la fuite, reculer prestement, loin de ce singulier voyageur, mais son dos heurta le flanc d'un Fenrir prisonnier par la magie de l'Oreilles Pointues et son bras refusait de la suivre maintenant qu'il était pris dans la main chaude de Léogan. Et que dire de cette jambe qui ne pouvait pratiquement plus la porter et qui lui lançait des spasmes de douleurs à chaque mouvement qu'elle faisait ? Alors un glapissement horrifié sortit de sa poitrine quand elle comprit qu'elle était piégée sur place. Aliénor se logea le plus possible contre le flanc de son ami, le corps secoué de tremblements incontrôlables, et dut abdiquer à son sort.

Elle n'osait plus bouger, ni regarder ce Soigneur improvisé, en oubliant presque de respirer tant elle était tendue. Un silence singulier était alors tombé, que personne ne semblait vouloir briser. Seul les bruits nocturnes se faisaient entendre, rythmés parfois par les craquèlements du feu dans l'âtre. La Rôdeuse essayait d'attirer son attention vers cette symphonie, mais impossible de faire abstractions de la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle le laissait faire à contre-coeur, même lorsqu'il s'attaqua à son bras gauche. La jeune femme ne comprenait pas ce qu'il lui faisait subir, bien que la fraîcheur et l'humidité du tissus plaisait à sa peau fiévreuse. C'était des gestes doux, assurés, qui ne semblaient reflétés aucune perversion. Mais pourtant, Aliénor restait tendue. Mais pouvait-on réellement en vouloir à une femme sauvage ? Personne, hormis les Guérisseurs, ne l'avait touché. Ces contacts physiques, elle ne les connaissait pas et ne cherchait pas à les connaître tant sa méfiance envers autrui était importante. La Nomade ne laissait personne s'approcher, aussi bien pour son coeur que son corps. Elle préférait faire le premier pas quand elle se sentait en sécurité ? Entre la curiosité et son statut de Guérisseuse, elle appréciait amener elle-même le contact. Mais elle n'aimait guère ce genre d'attention venant d’autrui. Ça l'horrifiait et la terrifiait, comme si ces mains étaient faites d'acides. Et voilà maintenant qu'un emmerdeur aux oreilles pointus prenait soin d'elle...

Mais pourquoi ? Personne ne lui avait porté autant d'attention ni même cherchait à l'aider de cette manière. Alors, pourquoi tant de compassion pour elle ? Cette Terranne sauvage et inaccessible ? Les souvenirs de cette singulière journée lui revint en mémoire ; Léogan n'avait pas cessé de vouloir accéder à son coeur et à son esprit. De lui faire cracher sa souffrance, lui faire ouvrir les yeux et de lui relever la menton pour qu'elle puisse faire face. L'Eryllis s'était retrouvée à perdre la tête, tiraillée entre le besoin de se reposer sur l'épaule de quelqu'un après tant d'années de solitudes et le désir de se refermer dans cette carapace fragile pour que personne ne puisse l'atteindre. Elle lui en a fait voir des vertes et des pas mûrs, tantôt en se laissant s'ouvrir, tantôt en l'envoyant paître pour qu'il ne s'approche pas d'elle. Alors, Aliénor eut la nausée en se rendant compte à quel point elle a été... pathétique. Elle eut honte, à un point qu'elle s'en dégouttait. Sa mâchoire se crispa douloureusement tandis qu'elle retenait avec force les larmes qui voulaient se déverser. « Tu n'aies qu'une pauvre fille... » s'insulta-t-elle avec dureté. Et elle aurait continué à se dire du mal, à se dénigrer et à s'insulter, si Léogan n'avait pas été là.

En effet, le mouvement qu'il émit eu le don d'extraire complètement Aliénor de ses sombres pensées, vers un monde quasi onirique tant ce qu'elle vivait lui parut surréaliste. Ainsi, dans un premier temps, la Nomade fut rassurée de voir que l'emmerdeur aux oreilles pointues s'était décidé à laisser ses bras meurtris en paix, exprimant par ailleurs son soulagement dans un soupir à peine audible. Mais ce fut une joie de courte durée, lorsqu'elle constata que son compagnon de route avait juste reporté son attention à ses pieds. Par ailleurs, sa réaction ne se fit pas attendre ; à peine posa-t-il sa main sur ses bottes, que les muscles de l'Eryllis se crispèrent tandis qu'un feulement, à ce qui semblait être, lui remonta le long de sa gorge. Encore une fois, elle ne pouvait pas y échapper entre sa blessure et l'entêtement aveugle de ce Sindarin. Elle avait beau ramener sa jambe valide contre elle, il continuait à retirer ses lacets. L'envie de lui faire goûter le cuir de sa botte lui traversa l'esprit, mais elle repartit aussi vite qu'elle était venue ; même pour elle, ça serait un geste intolérable. Emmerdeur ou non, il essayait de lui venir en aide et ce n'était pas une manière de remercier cette délicate attention.

Ce fut donc en grognant et en chouinant, non sans rougeurs au minois, qu'elle le laissa faire sans le quitter du regard. D'ailleurs, elle ne savait pas si elle devait s'y méfier ou s'y prêter au jeu, tant cela la rendait curieuse de savoir où Léogan était en train de la mener. Elle n'eut pas le temps de faire un choix ; à peine le Sindarin passa le tissus sous ses pieds, qu'un étrange crie étouffé, fusion d'un rire et d'une exclamation surprise, surgit de sa gorge en même temps qu'un soubresaut. Son visage devint pivoine. Une main tremblante scellait cette bouche qui avait bien du mal à retenir des gémissements et des gloussements incontrôlables. Autant dire que ce fut une torture pour la jeune femme, rouge de honte, de montrer une faiblesse aussi ridicule : être chatouilleuse. Elle n'osa plus regarder Oreilles Pointues en face, attendant qu'il termine ses soins pour lui glisser un regard suppliant. Ne s'arrêtait-il donc jamais ? Le voilà en train de sortir des bandages et le l'onguent qu'elle gardait dans sa besace - qu'elle laissa fouiller, après tout, elle n'avait rien à cacher dedans -.

Aliénor secoua doucement la tête et supplia Léogan de ses yeux de biches. Pourquoi ne voulait-il pas simplement la laisser tranquille ? Lorsqu'elle le vit avec la main couverte de baume, alors qu'il se penchait à nouveau sur elle, elle croisa les bras comme signe de protestation, bien qu'elle savait que cela n'arrêterait en rien sa détermination. Ce fut donc une mine de boudeuse, presque enfantine, qui voilait son visage encapuchonné. Un air qui s'accentua à la suite du soupir qu'elle poussa après qu'il ait attrapé son poignet. Elle tira un peu, juste par envie de protester et frappa, à nouveau, cette autre main qui venait chercher le contact de son bras. Et comme la première fois, elle ronchonnait à constater qu'il en avait rien à faire de ses protestations. Puisqu'il était impossible de l'envoyer paître sans le blesser car, alors la jeune femme prit sur elle et laissa ses doigts se frayer un chemin sur sa peau meurtrie.

Le premier réflexe de l'Eryllis fut de tendre à son maximum la moindre parcelle de ses muscles ; ce contact aussi directe lui arrachait de véritables sueurs froides ! Jamais un homme ne l'avait touché ainsi et cela n'aidait en rien la Sauvageonne à rester tranquille. Hélas, il fallait l'avouer, cet Oreilles Pointues avait des mains en or. La Nomade avait beau se crisper, gémir ou reculer, ses muscles ne résistaient pas aux assauts de Léogan ; ses doigts dénouaient toute la tension qu'elle avait cumulé, non seulement en cette soirée, mais aussi durant ces dernières années.

Comment réussissait-il un tel prodige sans user de sa magie ? Les yeux sombres de la Sauvageonne observa avec grande curiosité le manège que produisait ses mains étonnement chaudes. Elles valsaient dans une danse enivrante, teintée d’arabesques et au rythme du chant nocturne. Sans le savoir, Aliénor était piégée dans sa contemplation, incapable de se défaire de la courbe de ses hennés qui l'invitaient au voyage. Son regard, d'habitude sinistre, se perdit dans un autre temps ; la Rôdeuse était partie, quelque part, dans un paysage qu'elle seule semblait voir. Chaleur. Thés. Encens. Et ces mains tatouées appartenant à cet impétueux Oreilles Pointues. Il était là aussi, loin de Noathis, dans un lieu qu'eux seuls pouvaient y parvenir. Sa voix mélodieuse se mêlait aux crépitements des flammes. Ce fut comme s'il avait volé la chaleur de l'âtre pour vêtir ses mots et l'Eryllis se logea dans ses paroles qui lui rappelaient le feu d'une nuit d'hiver. Elle absorba sa connaissance et ses gestes dans un sourire étonnement serein. Ce n'était plus une Sauvage qui faisait face au Sindarin, mais une créature calme, aux yeux d'enfants, qui l'observait avec légèreté.

Cette nuit, enchanteresse et illusoire, leur appartenait. Ils étaient Maîtres de cette citée, aux odeurs et aux sons qui les couvraient comme un manteau de velours. Ce fut en tout cas le ressentiment d'Aliénor, dont l'esprit était étouffée dans un demi-sommeil. Quant à sa prison charnelle, elle reprenait vie sous les mains de Léogan. Parfois, un gloussement timide était emporté dans un zéphyr lorsque ses doigts se faufilaient à ses pieds. Cette tranquillité, elle aurait voulu la préservait en priant que cet instant ne prenne pas fin. Mais cette voix, pourtant si chaude auparavant, la sortit de son état comateux tant sa gravité brisa la légèreté de ce moment. Le coeur de la Nomade se serra inexorablement, comme une enfant à qui on aurait privé son instant de rêverie pour lui tenir un sermon. Alors, la quiétude s'en alla et les muscles de la Rôdeuse se crispèrent. La réalité était à nouveau là.

Pourquoi insistait-il pour remuer le couteau dans la plaie ? Ce qui est fait, est fait, alors pourquoi revenir sur ce qu'il s'est passé ? Non, en y réfléchissant, Léogan avait raison ; elle l'avait impliqué dedans, c'était son droit d'obtenir des réponses, même si cela pourrait torturer la jeune femme. Elle avait honte. D'être ce qu'elle était, une Terranne si méfiante envers autrui, que cela la rendait bipolaire. Elle le savait tout ça et elle en souffrait. Alors qu'il cesse de la regarder ainsi ! Comment un homme pouvait à ce point transmettre une telle détresse dans son regard ? Comment un impétueux de Sindarin, fière et orgueilleux, peut paraître à ce point... brisé et perdu ? Aliénor avait commis une erreur et de taille ; elle qui ne cessait de se répéter que l'apparence était illusion, elle avait blessé un compagnon de route à cause d'un simple jugement sur son caractère. Après tout, celui qui veut faire voir à tout prix son invincibilité n'est pas celui qui - d'habitude - veut cacher une grande faiblesse ? Finalement, n'était-il pas similaire, dans un sens, à la Terranne ? Cette dernière soupira gravement et plongea son visage dans ses mains tremblantes. La tension qui s'était tissée dans le silence avait rendu l'air comme irrespirable pour la jeune femme. Elle se sentait piégée dans sa propre bêtise.

Mais finalement, on reprit le cours des chose et Oreilles Pointues reprit la discussion comme si de rien n'était. Aliénor le dévisageait comme s'il était fou ; pourquoi s'amusait-il à faire semblant ? Il la mettait dos au mur et le voilà à nouveau parti ? Ha non, maintenant qu'ils en étaient là, pas question de détourner le sujet, même pour une jambe déboîtée ! Même sa boutade ne parvint pas à arracher un léger sourire à la Rôdeuse tant son visage s'était assombri. Son esprit, tourmenté par les souvenirs de cette journée et par les décisions qu'elle devait prendre, lui lançait une douleur lancinante dans son crâne. Partagée de toute part, entre raison et gémissements du coeur, la Nomade se sentit oppressée, jusqu'à qu'un déchirement se fit dans son âme. Ses mains calleuses attrapèrent vigoureusement son crâne martelé par un flot de pensées incontrôlables. Alors, n'y tenant plus, elle rejeta sa tête en arrière et un râle d'agonie jaillit de sa gorge.

La forêt s'était tue durant un instant. Pas un croassement, pas une seule note venant de l’orchestre des criquets, ni même un bruissement du vent ; ce fut comme si le monde avait retenue sa respiration, avant de reprendre son souffle au fil du soupir d'Aliénor. Fenrir et Fafnir étaient sortis de leur torpeur avec inquiétude, les sens aux aguets et leurs regards rivés sur le corps de leur Terranne. Elle était inerte contre le flanc du grand loup, la respiration forte et profonde. Nul doutes qu'elle était en pleine réflexion, bien qu'en réalité, elle avait déjà pris une grande décision. Seulement, elle essayait de se donner la force nécessaire pour l'accomplir et la présence de Léogan l'aida à faire le grand pas.

Ainsi, la Rôdeuse soupira, une énième fois et se rassit, face au Sindarin. Les flammes se reflétaient à présent sur ses grands yeux sombres... et sur ses longs cheveux, une cascade ondulée qui encadrait un minois rayonnant sous la lumière du feu de camps. Un visage doucereux, contrastant avec l'aura sinistre de la jeune femme au visage - et au coeur - à présent à découvert. Son regard tendre fuyait celui de son compagnon de route, tandis que ses joues se teintèrent d'un jolie rouge occasionné par la gêne d'être à ce point " nue " devant un inconnu. Elle soupira encore une fois, se grattant nerveusement la nuque ; elle hésitait à prendre la parole :

Si la mort devait venir, pour vous avoir révélé mon visage... si je dois souffrir encore pour m'être dévoilée à autrui, alors... soit.

D'une main lasse, elle fouilla dans sa besace et sortit une petite théière. Après avoir mis des feuilles de thés et autres herbes odorantes, elle vida le contenue de sa gourde à l'intérieure et une racine vint récupérer la théière pour s'immobiliser au dessus des flammes. D'ici quelques minutes, il sera prêt, mais en attendant, Aliénor pouvait parler à sa guise.

Comme vous avez-pu le constater, au vu de ma relation avec Dame Sighild, je suis une Eryllis... Ou bien, de ce qu'il en reste. Nous avons eu un différent, mais elle reste mon aînée et je lui dois obéissance... Dans un sens. Lorsqu'elle nous a ordonné de partir, loin de ce lieu, je ne vous cache pas que j'ai ressenti une certaine frustration et colère. Comment peut-on rebrousser le chemin alors que nous avons découvert une cité antique ! Je n'avais qu'une seule envie, c'était de partir à l'aventure ! Tout comme vous... et vous m'avez donné, sans le vouloir, l'excuse pour l'avoir désobéit. Je suis une Eryllis, je dois m'assurer que les aventuriers qui parcourent ces terres se tiennent tranquille. Il était donc de mon devoir de vous suivre. Bien que, je l'avoue, c'est par pur intérêt personnel que par loyauté envers mes consoeurs...

Un sourire malicieux illumina son visage si expressif, mais qui disparut sous un voile de morosité.

Pour ce qu'il s'est passé dans la tour...

Aliénor soupira, l'air grave et torturé. C'était délicat pour elle de se confier ainsi à un inconnu :

Avez-vous eu déjà cet horrible sentiment... d'être partagée entre votre raison et les cries de votre coeur ? A un point, que cela vous rend quelque peu... folle ? Suivre ses instincts, primer sa survie, rejeter la confiance et prendre comme seule compagne la solitude jusqu'à oublier la chaleur humaine ? Ou bien, s'entourer de personnes qui peuvent alléger votre souffrance, vous accorder une épaule sur laquelle pleurer, vous donner la force de continuer... tout en prenant le risque qu'ils vous brisent le coeur et vous trahissent... Peut-être que vous, vous allez me trahir, pour toucher la coquette somme de 1 000 Dias...

Son regard se braqua dangereusement sur Léogan ; il s'assombrissait, laissant entrevoir une menace grandissante et... disparut, dans un battement de paupières. La Terranne plongea son visage dans ses mains, lâchant un râle d'agacement. Non, ce n'était pas le moment de laisser sa paranoïa prendre le dessus ou sinon elle n'allait jamais s'en sortir. Parler au Sindarin allait peut-être l'aider à retrouver la paix... du moins, juste pour une soirée. Même si cela la mettait en danger... Elle prit une grande inspiration, resta silencieuse quelques temps et laissa tomber ses bras d'un mouvement lasse. Son minois respirait à nouveau une certaine douceur mélancolique.

Oui, vous vous êtes rendu compte, j'imagine... Je vous rejette, vous me fascinez, je vous envoie paître, je quémande un peu de compagnie... Mais j'en ai assez, Léogan. Je suis... fatiguée de me battre... avec moi même... Plus le temps passe et plus je me détruis... Alors, juste pour ce soir, je voudrais... lâcher prise... Si cela doit me mener à la mort par votre main, alors soit, je n'ai pas peur de Kron... A dire vrai, j'ai toujours désiré être dans ses bras et me reposer... définitivement. Pourquoi continuerais-je à vivre cette vie ? J'ai vécu et vu assez de malheurs pour savoir que cela ne sert à rien de se battre pour elle. Je serais blessée, traquée, menacée, jamais en paix jusqu'à mon dernier souffle... Alors oui, j'ai été tenté de me laisser tomber... Mais je ne l'ai pas fait... Parce que j'avais juré, à la personne qui m'était le plus cher à mes yeux, que quoi qu'il arrive, je devais tout faire pour vivre après sa mort...

Les larmes coulèrent le long de ses joues sans qu'elle s'en ait rendu compte. Elle tenta de les effacer d'un revers de mains, mais elles revenaient à l'assaut.

Pardon, marmonna la nomade, je suis pathétique...

Touché par la tristesse de sa petite Terranne, par ce lien empathique et unique qui les unissait, Fenrir couvrit son visage de tendre baisers, tandis que Fafnir poussait des petits cries en se logeant contre son cou. Le coeur de la Rôdeuse se gonfla d'amour et un sourire rayonnant illumina son minois. Ses bras entourèrent la tête du loup géant avant de l'enlacer avec beaucoup de tendresse. L'air était devenu lourd sous les confidences de la jeune femme, mais à présent, de grands zéphyrs avaient balayé toute cette morosité pour laisser place une note de légèreté. On pouvait à présent respirer à pleins poumons ce vent frais et au parfum floral.

Ils sont tout pour moi... confia-t-elle d'un murmure. Ils me donnent la force de tenir ma promesse et d'essayer de voir le plus beau côté de la vie...

À présent remise de ces émotion néfaste, ce fut un regard luisant de douceur, quoi qu'un peu rougis par les larmes, qu'elle posa sur Léogan. Elle abordait aussi une expression bien gênée et timide, visible par ses rougeurs qu'elle abordait mais aussi par cette manie de se gratter nerveusement la nuque. Après quelques tentatives pour s'exprimer, ouvrant et refermant la bouche avec hésitation, elle finit par faire le grand saut dans un murmure quelque peu étranglée :

Quant au lac... Ho Fen, comment dire... J'avoue ne pas savoir par où commencer...

Elle se mordit la lèvre, étouffant un rire jaune, plongeant son visage dans ses mains en grommelant avant de prendre finalement une grande inspiration. Jamais elle ne fut aussi gênée par une de ses conneries ! Elle regrettait tellement d'avoir fait l'immature avec Léogan ! Et maintenant, elle était en train de le payer en devant s'expliquer et s'excuser à sa pauvre victime. Non, sérieusement, la prochaine fois, elle ira saluer un Carnéa avant de refaire ce genre de bêtise.

Si je dois résumer pas à pas... alors... je suis désolée de vous décevoir... mais la raison première était bien d'effacer vos blessures...

Son visage abordait un air sérieux et ce fut avec beaucoup de douleurs, et de gémissements, qu'elle s'approcha du Sindarin au détriment de son état qui la poussait à éviter de bouger. Elle attendit que les échos de cette douleur lancinante se calment pour reprendre la parole.

Je suis une Guérisseuse, Léogan. Savez-vous ce que peut ressentir une personne, qui détient ce pouvoir, à la vue d'un corps abordant autant de blessures ? Ça vous frustre, vous devenez nerveux et des picotements douloureux vous lancent sur vos paume jusqu'à que ça vous rende fou. J'ai craqué. Et puisque vous êtes une personne intenable, je ne me suis même pas posée la question de s'il était réellement nécessaire de vous attacher ou non... Et puis j'ai perdu mon sang froid. J'étais tellement énervée contre-vous, tellement agacée par votre répartie qui ne semblait pas avoir de fin, votre manie de violer mon intimité, que je voulais vous le faire payer... Je n'ai pas réfléchis... je voulais blesser votre fierté et votre orgueil... Et ça a marché... puisque vous m'avez boudé le reste de la soirée... Je suis désolée...

Une profonde sincérité vibrait dans sa voix, tout comme elle luisait au fond de ses iris. Timidement, elle reprit ses excuses :

Ce fut une réaction parfaitement puérile. Je n'aurais jamais dût essayer de me venger en sachant que cela vous blesserez. J'ai vraiment honte ; mon rôle, en tant que Guérisseuse, aurait été de vous rassurer et non de profiter de votre détresse pour une questions de vengeance. C'était indigne. Alors, je vous pries d'accepter mes excuses, Léogan.

À ses mots, elle inclina humblement sa tête, bien qu'elle aurait réellement voulu se pencher, mais son état ne le permettait pas de le faire sans qu'elle en souffre. Lorsqu'elle releva son regard, un certain apaisement se lisait dans chaque traits de son visage ; elle était soulagée d'avoir enfin présenté ses excuses sur cet incident fort regrettable, bien qu'elle abordait un sourire amusée sur le coin de ses lèvres. Ses yeux sombres se posaient sur ses mains guérisseuses.

Vous savez, mes patients mâles ont toujours étaient mal à l'aise avec mes soins. Je peux les comprendre ; il y a quelque chose de gênant d'être touché par les mains d'une femme dans une position de faiblesse. J'aurais voulu que cela soit autrement, mais je n'y peux rien. Pour que je sois efficace, je dois me rapprocher le plus possible de votre peau. En la frôlant, je peux non seulement repérer les blessures, mais aussi guérir celle qui sont superficielles. Pour les plus profondes, c'est peau contre peau... Quelle dommage qu'elles soient seulement pour autrui...

À ses mots, des racines jaillirent de la terre et s'enroulèrent comme des serpents autours de cette jambe déboîtée. Aliénor abordait une mine inquiète, quelque peu angoissée, mais tristement résignée. Elle déglutit à plusieurs reprises tandis que l'emprise de la flore se resserrait sur sa chair meurtrie.

Si vous voulez m'aider, alors, s'il vous plaît... servez-moi d'appuis.

Elle s'assit sur les genoux de cet Oreilles Pointues infernal et passa doucement ses bras derrière son dos. Menton sur son épaule, son coeur s'emballait à l'idée de la souffrance qui l'attendait. La jeune femme respira ses cheveux noirs avec soulagement, comme rassurée de ne pas être seule pour ce moment douloureux, et ses yeux se perdirent dans l'âtre.

J'ai un gobelet dans ma besace, vous pouvez vous en servir pour boire le thé ; il est bientôt prêt. J'ai mis aussi vos vêtements à sécher ainsi que la peau du cerf ; puisque je ne savais pas si vous aviez une couverture pour ce soir, j'ai pris la précaution de vous la laver. Alors faîtes moi le plaisirs de vous rhabiller avant que vous attrapiez un rhume. Ah, et une dernière chose : si vous ne mangez pas cette fichue viande, je jure que je vous ficelle à nouveau au sol et que je vous le fourre au fond du gosier...

Au vu du timbre de sa voix, menaçante et à la fois mesquine, difficile de savoir si elle était sérieuse ou non. Prenant une grande inspiration, Aliénor attrapa un morceau de bois et mordit dedans. Le moment était venu. Elle aurait voulu se donner un peu de temps pour se préparer mentalement, mais elle se connaissait assez bien pour savoir que plus elle attendrait, et plus elle allait hésiter. Alors, dans un dernier geste de lucidité, elle bloqua sa respiration... et les lianes se contractèrent. Son corps se braqua dans un cri étouffé. La douleur fut fulgurante et le morceau de bois qu'elle tenait entre ses dents faillit céder sous la pression. Ses ongles s'étaient enfoncés dans la chair de Léogan tandis que ses bras avait étreint ce torse qui la soutenait avec une force qu'elle ne connaissait pas. Sa tête bourdonnait et sa vision se troublait ; tout semblait surréel. Mais ce corps, sous elle, était bien là. C'était l'ancre qui la maintenait dans la lucidité. Tout comme les complaintes de ses compagnons à quatre pattes. En effet, ces deux amis étaient à présent accolés contre le Sindarin. Fafnir ne cessait de pousser des cries d'angoisses tout en grimpant nerveusement sur les corps des deux humanoïdes. Quant à Fenrir, il poussait des glapissements en leurs tournant autour. De temps en temps, il léchait rapidement le visage de sa Terranne ou bien essayait de la tirer hors des bras d'Oreilles Pointues, désirant l'avoir rien que pour lui. La Rôdeuse n'eut d'autre choix que d'user de sa magie ; un simple ordre mental, et les voilà à nouveau calme, bien qu'angoissés.

Aliénor soupira, profondément. Tout son corps était contracté à son paroxysme, incapable de relâcher le corps du Sindarin dans lequel elle était cramponnée. Ses membres ne cessaient de trembler et ce fut donc avec des mains tremblantes qu'elle referma les plaies qu'elle a fait subir au dos de Léogan. Finalement, à force de patience et de grandes respirations, l'Eryllis se décontracta enfin. D'un mouvement de tête, elle s'assura que les racines prenaient à présent toute sa jambe afin qu'elles forment un plâtre naturel le temps qu'elle récupère. Puis, rassurée que cela s'est bien passé, elle poussa un grand soupir et s'avachit sur les épaules de son compagnon de route, éreintée par la douleur. Le front en sueur et la respiration désorganisée, elle rassembla toute sa lucidité et sa reconnaissance dans un unique souffle :

Merci...
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