C'est pas très légal {PV : Darius, le 4 Gexon 1306}

Darius était enfin rentré d'Argyrei. Ce fut une expérience passablement agréable, et il était bien content de retrouver le bon vieux vert Eridanien. Enfin, autant que la terre pouvait être verte en  plein Riguéar.
Le ventre du jeune mercenaire grondait. Cela faisait trois jours qu'il n'avait pas avalé quelque chose, et les réserves d'eau offertes par son compagnon précédent était bientôt vide. Il ne pourrait percevoir sa prime due à sa mission qu'à son arrivée à Tyrhénium, sa bourse était donc pour l'instant vide. En fait, sa situation n'avait pas vraiment évoluée depuis le début du voyage. Réalisant cela, Darius s’arrêta sur son chemin et se plaqua la main contre le front.

Il n'avait pas de carte, mais d'après son sens de l'orientation, il se trouvait dans le duché de Méphrit, il suffira donc de continuer au nord pour retourner à Tyrhénium. Il devait cependant réfléchir à un moyen de se sustenter. Proposer ses services aux locaux ? Darius n'en avait pas vraiment envie. Il trouvait les habitants de Méphrit beaucoup trop suspicieux. Il paraît que c’est la frontière phelgrane qui rend les gens aussi tendus, mais les thyrénians aussi se trouvent à la frontière, et pourtant ils sont beaucoup moins fermés… Quasiment. Finalement, une idée traversa l’esprit de Darius. Tout autour de lui s’étendait une forêt, étrangement plate pour une région montagneuse, qui avait l’air parfaitement riche en biodiversité. Il ne savait ni dépecer, ni cuire un animal, mais cela lui importait peu, il avait tellement faim qu’il serait prêt à manger à même la fourrure. Il savait que ce n’était pas très légal de chasser dans les forêts privées des seigneurs, mais bon, sa faim étouffait son bon sens et puis, les dieux ne nous apprennent-ils pas à être généreux et charitables ? Le seigneur apprendra bien à partager !

D’un pas certain, Darius quitta le sentier où il se trouvait pour s’enfoncer dans la forêt à la recherche de gibier. Au bout d’un moment, il se rendit bien compte qu’il n’avait pas vraiment idée de comment il allait le trouver, ce gibier. Faute d’idée, il se cacha simplement dans des broussailles et attendit patiemment dans l’espoir qu’un animal quelconque veuille bien s’approcher. Simple, mais efficace, puisqu’au bout de seulement deux ou trois heures, il put apercevoir d’assez loin un sanglier. Malgré la distance respectable qu’il y avait entre les deux, Darius aperçut tout de même une irrégularité chez l’animal. Celui-ci, en dépit de sa taille imposante qui marquait probablement un âge vénérable, ne possédait aucune défenses visibles. Sa bouche était vierge de toute protubérance canine. Enfin, pour Darius, cela signifiait une chasse plus simple, et un repas plus rapide !
Néanmoins, quelque chose le gênait encore. Proche du sanglier, il avait remarqué une présence, visiblement humanoïde. Un concurrent ? Non, plus maintenant. Darius sourit. Un éclair de génie venait de le frapper. À Sharna cette idée stupide de chasse, il n’allait pas manger dans la boue la chair crue d’un sanglier probablement malade, mais une vraie viande, cuite, et dans une auberge propre !

L’opinion de pauvre terran affamé envers le braconnage changea du tout au tout. Pour lui, c’était dorénavant ignoble, honteux, qu’une personne puisse dérober ainsi les réserves personnelles du duc ! Honorable par dessus tout, Darius allait délivrer de cet horrible voleur la noble personne qui régnait sur ces terres ! Contre rémunération bien sûr… Il sortit de sa cachette et courut vers l’autre chasseur.  « Halte là, braconnier ! Tu pensais pouvoir voler ce sanglier impunément ? Tu vas devoir répondre de tes actes envers le seigneur Raikesse ! Euh, Rakesse ! Raillekesse ? Rok… Bon sang ! »
Darius se rendit compte au dernier moment que le sanglier furieux et sans surveillance était en train de le charger. Il fut projeté au pied d’un arbre plusieurs mètres plus loin. Vivant, mais sonné, il était maintenant à la merci du braconnier...

Darius résistait de manière générale bien aux chocs, et il guérissait assez vite. Mais il avait l’impression que cette bousculade avait rouvert toutes les blessures faites en Argyrei. Il porta avec difficulté sa main à son torse. Le luxueux manche de dague était toujours là. Ce braconnier n’était donc pas un voleur ? Paradoxal. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Il n’y avait ni chasseur, ni sanglier. Darius s’aida de l’arbre pour se relever, mais il retomba presque immédiatement avec fracas. Il se sentait pathétique. Il était pathétique. Et il avait toujours faim.

Comme pour le narguer, le vent portait à son nez un fumet délicat, l’odeur d’une viande que l’on est en train de cuire. Darius circonspect, se remit sur pied dans le but de chercher d’où cela venait, et peut-être essayer de prendre un morceau au passage.
Lorsqu’il arriva à l’endroit approximatif, il en était sûr, cette fois-ci, c’était les dieux eux-mêmes qui se moquaient de lui. Assis torse-nu près du feu d’où se dégageait la délicieuse odeur, le braconnier. Qu’il en soit ainsi, Darius n’allait pas reculer pour autant ! Il s’approcha du chasseur, courba le dos pour le saluer, et se lança.

« La rancune est un très grave péché. Si tu m’en veux encore tu vas attraper la fièvre, punition divine ! »

Cela étant dit, Darius s’assit près du feu, tout en restant à bonne distance de l’autre.

« Je suis Darius Aellaml, et toi tu es… étrange. »

Le jeune terran observa plus longuement son « voisin de table ». Très grand. Beaucoup plus grand que lui en fait, même si ce n’était pas bien difficile. Et fort bien bâti, sans compter les différentes affaires qui se trouvaient près de lui. Non clairement cet homme n’était pas un simple paysan affamé qui chassait sur les terres de son seigneur par désespoir. Dans de nombreuses parties du corps, il portait des tatouages similaires à ce qu’il avait déjà vu chez des nomades des Colonnes d’Ebreus. Il était rassuré, ces gens là étaient sympathiques, en général.

« Hum… C’est une tradition chez vous, l’hospitalité, tout ça, non ? Ça te dérange pas si je... »

Il mima l’action de prendre un bout de sanglier, sans rien prendre pour autant, guettant une réaction. Aussi, simple précaution, il garda sa main gauche sur le fourreau de son épée. On ne sait jamais, les gens ont parfois des réactions disproportionnées…

Le chasseur bourru fixait Darius sans dire mot. Qu’est ce que cela voulait bien dire ? Darius était très mauvais pour déchiffrer les expressions du visage. Il savait qu’on voulait lui faire passer un message, mais il n’avait aucune idée de son contenu. "Oui" ? "Non" ? "D’accord mais la prochaine fois que tu me fais ça je te tabasse ?". Peut-être que c’était une forme de salutation ? Darius rendit le regard, en fronçant bien les sourcils, histoire bien aggraver sa situation. En fait non, le chasseur lui avait déjà adressé la parole de façon peu amicale, et il gardait lui aussi une main sur ses armes. C’était probablement un "Dégage ou je te tabasse". Vaincu par ses réflexions, Darius détourna le regard et relâcha sa main toujours tendue vers le repas. Évidemment. Ce n’était pas très poli de se jeter sur la nourriture ainsi, il fallait user de diplomatie, apaiser les tensions, rafraîchir l’atmosphère.

« Et donc, qu’est ce que vous faites à Méphrit, si loin de chez vous ? Personnellement, je suis parti à Argyrei pour débarrasser le monde d’une vilaine troupe de félons phelgrans, j’y ai rencontré une merveilleuse femme qui se bat formidablement bien… Oh et puis il y avait ce yorka – vous savez comment sont les yorkas, toujours à mettre des bâtons dans les roues au combat avec leurs attributs animaliers – celui-là a failli m’empoi-... ssonner... »

Le ton de Darius baissait alors qu’il se rendait compte de son erreur. Il y avait une tonne de yorkas dans les tribus nomades argyréennes. Le type qu’il avait en face de lui avait au moins une chance sur deux d’en être un. Bien que le commentaire sur les attributs animaliers était une forme de compliment envers la grande force de certaines yorkas, il ne savait pas vraiment comment allait le prendre son "interlocuteur".

« Enfin, j’ai rien en particulier contre les yorkas bien sûr ! Vous savez, j’ai moi-même un ami yorka ! »

Génial. Maintenant, en plus de passer pour un raciste, il avait l’air d’un sacré hypocrite. (Est-ce vraiment faux ?) Bien que réel, son ami lointain n’allait pas plaider sa cause depuis Tyrhénium. En fait, il ne risquait pas vraiment de plaider sa cause tout court. Les Lamelles sentait la douce texture du sanglier épicé s’échapper, et il avait l’impression que chacune de ses interventions ne faisait que l’éloigner encore plus.

Quelque chose venait de bouger derrière le chasseur. Darius s’arrêta immédiatement de parler. Cela ne risquait pas d’être un petit animal, vu le tempérament de l’homme, il n’était clairement pas du genre à avoir un familier. Le jeune mercenaire avait donc vu juste, c’était bien un yorka, même si il ne voyait toujours pas de quelle espèce. Peu importe, ce signal était très clair, il fallait s’en aller, et vite.
Mais Darius n’y arrivait pas. Que ce soit la faim, les blessures ou même la peur qui le bloquait, il n’arrivait pas à se lever. Comme atrophiés, ses muscles étaient complètement immobiles. Encore une fois, il devait trouver une autre façon de se sortir d’affaire.

« Nan mais sérieusement est-ce que tu vas- » « Eh, voyez-vous ça ! »

Darius faillit tomber en arrière en voyant le grand homme qui venait de débarquer en fanfaronnant. Il portait un arc en bandoulière sur son dos et une petite épée sans fourreau était attachée à sa ceinture sur sa gauche. Son regard était inquisiteur, mais il avait plus l’air d’un vieux chasseur ayant passé toute sa vie à virevolter dans la forêt sans s’arrêter que d’un brigand prêt à les détrousser.

« Je suis le garde-chasse Valgus et j’agis au nom du comte Claudel Thyssen de Ditham ! »

Les Lamelles était tellement hébété qu’il ne prit même pas la peine de se rendre compte qu’il n’était absolument pas dans la seigneurie où il pensait être. Il était complètement paniqué. Il venait d’être pris en train de voler la nourriture d’un seigneur et cette fois-ci il n’y avait personne pour se porter garent de lui en cas de procès. Peu paré à cette situation, il abandonna définitivement l’idée de manger du sanglier rôti et s’apprêta à dénoncer le yorka près de lui.

« Le braconnier c’est... » Il s’arrêta cependant en apercevant l’appendice couvert derrière le voleur. Si il ne l’avait pas remarqué avant, à présent il ne pouvait pas s’empêcher de l’observer. Certaines personnes étaient dures, très dures, avec les yorkas. Il ne voulait pas s’imaginer ce qui pouvait arriver à un braconnier yorka prit en train de chasser dans ces terres, et il ne le souhaitait à personne, même pas au grincheux à côté de lui. « ...c’est moi ! J’assume l’entière responsabilité de mes actes. »

« Hein ? Quoi ? Non mais on s’en fiche de ça ! Enfin non, officiellement c’est bien illégal mais bon personne respecte ça et puis je suis tout seul vieux et fatigué et puis depuis la centralisation du roi il y a plein d’hesperiens qui viennent de partout chasser ici moi j’arrive plus à gérer et puis… Enfin bref ! C’est pour ça que je suis venu ! » Il pointa son index vers la carcasse du sanglier. Tous blancs, pas une once de chair n’a était laissée sur les os. Ce yorka était visiblement un chasseur compétent. « Où sont les défenses, je vous le demande ! Depuis quelques temps il y a un petit malin qui s’amuse à couper les chicots des sangliers de la forêt, en les laissant vivants ! À la limite si les sangliers disparaissaient je dis pas, mais là on parle de sanglier qui gambadent la bouche à poil dans la forêt ! Moi quand j’accompagne le comte dans ses parties de chasse je lui dis quoi hein ? "Désolé mon bon seigneur mais cette forêt est exclusivement composée de sangliers femelles dont certaines sont dotées d’attributs masculins ?" Et il apportera quoi comme trophée pour se venter devant les autres seigneurs hein ? Bon maintenant vous allez me dire où vous avez trouvé celui-là et illico ! »

Darius n’était pas serein. Il était certes soulagé de ne pas avoir à se sacrifier pour les crimes du yorka, mais il appréhendait tout de même la réaction de ce dernier. Il n’avait pas l’air d’aimer les grands discours, mais ce garde-chasse n’avait pas non plus l’air de vouloir arrêter de parler.
Qu’est qu’il voulait d’ailleurs celui-là ? Les défenses du sanglier ne sont pas sensées lui pousser toute sa vie ? Que lui fiche deux ou trois coupeurs de défenses ?

Le discours de Valgus n’avait visiblement pas convaincu. Celui-ci, d’un calme singulier, soupira simplement avant de porter son regard acéré sur tout ce qui l’entourait. Il observa d’abord le yorka, et plus particulièrement le long tissu qu’il portait derrière-lui. Il fronça les sourcils, non pas de mépris, mais d’étonnement. Ses yeux se portèrent ensuite vers la carcasse et la viande. Il semblait inquiet et triste, comme si c’était le cadavre d’un membre de sa famille qu’il voyait.

Il n’accorda cependant pas un regard à Darius, qui avait finalement réussi entre-temps à se lever et s’était légèrement écarté du feu, par précaution. Il était difficile de comprendre les émotions du yorka, mais il lui semblait bien qu’il n’appréciait pas vraiment cette nouvelle irruption. Sa curiosité, légèrement morbide certes, l’empêchait cependant de s’en aller totalement. Il voulait voir jusqu’où la patience du chasseur pouvait-être poussée.
Valgus et le yorka étaient tous deux chasseurs, et pourtant ils étaient complètement opposés. L’un était représentant de l’ordre établi, agissant pour le compte de son seigneur sans avoir, a priori, d’attachement pour cette nature. L’autre semblait parfaitement indépendant et indifférent à cet ordre, agissant même à l’encontre de ses lois. Concernant l’attachement à la nature, eh bien… c’était difficile à dire, mais comme c’était un yorka Darius partait du postulat que oui. Enfin, la situation était-elle aussi binaire qu’il le pensait ?

La première approche n’ayant pas fonctionné, le vieil homme allait devoir en trouver une nouvelle. L’intimidation marchait souvent, mais pas cette fois-ci apparemment, au contraire. Il allait cette fois-ci devoir user de diplomatie. S’approchant du yorka, il sortit de sa besace une gourde pleine.

« Ça, c’est de l’hydromel de Ditham, le meilleur de tout Isthéria ! Tu en veux ? »

« Oh oui moi j’en veux bien ! » fit Darius, assoiffé.

« Bouge-toi, toi, c’est au yorka que je parle ! »

Darius s’écarta, irrité. Le yorka n’était clairement pas celui qui était le plus dans le besoin présentement, c’était stupide.

« C’est pas juste ! »

« Qu’est-ce qui est juste selon toi ? Passer de l’apprenti braconnier au grand défenseur des lois selon ses envies ? »

Darius se tut, éberlué. Depuis quand ce garde-chasse les observait-il ? Il recula encore plus, honteux, tandis que Valgus tendait sa main vers le yorka, un léger sourire au lèvre.

« Je suis désolé si j’ai pu faire mauvaise impression, je t’assure que mes intentions sont moins intéressées que tu pourrais le penser. Je t’en prie, accepte cet hydromel et aide-moi à retrouver ces coupeurs de défenses. »

Une nouvelle fois, Valgus soupira. Par frustration, il jeta la gourde d’hydromel vers Darius, qui l’attrapa avec vivacité. Le yorka avait raison, l’argumentaire du vieux chasseur était mauvais, il avait perdu sur ce coup là. Le lieu exact où le yorka avait chassé le sanglier ne l’intéressait effectivement pas. C’était un tout autre problème, un problème bien plus conséquent. Il ne l’avait pas mentionné, mais il était possible que les sangliers perdaient leur défenses par eux-mêmes, à cause d’une grande anxiété, peut-être. En fait, cela ne concernait pas seulement les sangliers, toutes les bêtes de cette forêt semblaient sur les nerfs, aucun animal ne semblait reposé, comme si un mal étrange menaçait de les abattre à tout moment. Enfin, il devra visiblement résoudre ce problème seul.

« Eh, mais c’est de l’alcool ! » s’écria Darius en recrachant la gorgée d’hydromel qu’il avait bu.

S’extirpant de ses pensées, Valgus s’approcha du jeune homme et lui arracha la gourde des mains. Qu’est que cet idiot pensait que c’était ? Il se retourna ensuite vers le yorka et s’inclina légèrement.

« Soit, je ne t’embête plus. Que Delil veille sur toi. »

Avant de s’en aller, il jeta un dernier regard noir à Darius qui semblait dire « Toi, je ne t’oublie pas », puis il disparut dans les broussailles.


Darius, ahuri, fixait encore sa main vidée de la gourde. Tout ce temps et cette énergie dépensés pour au final ne recevoir qu’une gorgée d’alcool, boisson qu’il exécrait. Il n’avait honnêtement pas vraiment compris tous les événements de cette rencontre, tout cela était bien confus. En tout cas, tout comme Valgus, il savait maintenant ce qu’il pouvait espérer obtenir du yorka : rien.
Il profita de la sortie du garde-chasse pour lui aussi s’en aller. Tant pis, il trouvera bien quelqu’un d’autre de moins rebuté à l’idée de partager son repas.