Petit monstre aux cheveux blancs

Le livre à la couverture rouge avait disparu de son étagère, dans une indifférence totale, heureusement pour la petite voleuse de livres qu'était devenue Petiote. Elle passa un moment à gribouiller les pages blanches qui se gribouillaient parfois toutes seules. Sa grande amie verte partie en mission, l'enfant passait plus de temps avec sa maîtresse attitrée, la deux-pattes aux grandes oreilles, qu'elle appelait Dulla. Hélas, elle aussi, était très occupée. A gribouiller d'ailleurs, elle aussi. Comme quoi c'était une activité on ne peut plus sérieuse.

Mais si Fulla la sindarine pouvait passer des heures entières à écrire et à lire, la gamine elle, avait très vite fait le tour de la question. Si elle gardait pourtant le livre dans ses affaires à protéger, à côté d'un os de lapin et d'une étrange poupée un peu décharnée, elle n'avait tôt fait de le cacher avec ses autres trésors pour aller vadrouiller autour du temple. Une trop grande grotte. Trop grande et trop froide. Ses pieds nus n'appréciaient pas la sensation de la pierre froide et elle s'était d'ailleurs mise à renifler ces derniers jours, signe qu'elle s'enrhumait. Le plus souvent, elle allait se cacher dans la forêt alentour, chassait quelques écureuils jusque dans les arbres avant d'en ramener un à Fulla qui la disputait alors que la gamine lui faisait un cadeau !

Le petit monstre ne comprenait pas tout de ce monde parallèle où les deux pattes évoluaient. Elle les observait souvent, cachée dans un buisson, à faire des choses étranges avec du tissu mouillé qui sentait le propre. Cela dit, il y avait bien une chose qu'elle appréciait dans ces étranges créatures, une pièce un peu moins froide dans cette trop grande caverne..

- CHASSEZ MOI CET ANIMAL DE MA CUISINE !

Une cuisse de faisan fumante se faisait la malle. Bien aidé par le petit monstre rouge qui la tenait entre ses crocs. Le cuisinier, un grand deux-pattes plutôt costaud, attrapait un balais d'une main, gardant son couteau de cuisine dans l'autre, avant de le ranger à sa ceinture pour chasser l'animal en question. Le petit monstre dévalait à quatre pattes entre les chaisses et les pieds de la table, évitait les coup de balais, détalant par la porte ouverte. Mais cette fois, car ce n'était pas la première.., l'homme la poursuivit dans les couloirs. Sans perde haleine pour autant, la gamine força le pas, grimpant les escaliers comme un chat, perdant en cela un précieux temps. Son poursuivant abattit son balais à quelques centimètres derrière la longue tignasse blanche qui filait par une porte entre ouverte. Sautant sur le premier perchoir à sa portée, la gamine bondit sur un lit, qu'importe qu'un deux-pattes soit couché là.. son ventre devrait endurer le poids du petit monstre qui s'en sert de tremplin pour bondir plus haut et se réfugier en haut d'une armoire.

Là, tel un chat teigneux, le petit monstre rouge, sa cuisse de faisan entre les crocs, toisent le cuisinier qui devrait bientôt entrer lui aussi dans la chambre.

Les deux humanoïdes se disputent sous le regard du petit monstre, perché sur son armoire. Ils parlaient trop vite pour qu'elle comprenne réellement tout de l'échange. Si elle faisait des progrès dans sa compréhension de l'isthar basique, elle n'entrainait de loin pas assez sa propre diction pour s'exprimer autrement que par grognements et glapissements. La seule personne avec qui elle essayait vraiment de communiquer, était sa grande amie couleur forêt. C'était pour l'heure, la seule deux pattes à laquelle la gamine prêtait sa confiance. Depuis que la zélos était partie en mission, Petiote ne décrochait plus un mot. Ce n'était pas pour autant qu'elle avait cessé d'apprendre.

Ses oreilles tendues, ses yeux toujours en furetage, elle faisait chaque jour une centaine de découvertes, de la dangerosité d'une porte qui se referme à la fragilité de ses surfaces verticales solides qui ressemblaient à une étendue d'eau figée et dans lesquelles elle avait rapidement aperçu un monstre rouge.. qu'elle avait immédiatement fuit, non sans faire basculer le miroir dans un fracas qui avait alerté les serviteurs du temple et qui avait fait détaler la coupable plus vite que son ombre.

Aujourd'hui, elle apprenait que les plus gros deux pattes n'étaient pas forcément les plus autoritaires. Celui sur le ventre duquel elle avait sauté, était bien plus frêle que celui qui la pourchassait, pourtant, il semblait commander. Serait-il dangereux sans le montrer ? Comme ces animaux qui semblent sans défense et qui, au moment de leur sauter à la gorge, deviennent soudain horriblement difficile à atteindre.. Comme.. les mouffettes ! Oui voilà, un animal facile à chasser, jusqu'au dernier moment, si ce dernier repère son agresseur.. Petiote avait un souvenir nauséabond de sa première tentative sur ces bestioles, elle n'avait jamais recommencé.

Le deux-pattes-mouffette se retrouvait donc seul avec le petit monstre visiblement suspicieux. Si la gamine comprenait que l'homme l'invitait à descendre, elle attendit encore un petit moment et ce n'est qu'après plusieurs reniflements méfiants qu'elle se décida à descendre. Sans lâcher un seul instant la cuisse juteuse qu'elle tenait entre ses crocs trop aiguisés et en ravageant de ses griffes tout le côté droit de l'armoire pendant la descente. Ce n'était jamais qu'un arbre mort aux yeux du petit diable rouge.

S'aidant d'une main, l'enfant-monstre dévora une bonne partie de son larcin avant de s'arrêter. L'homme-mouffette l'avait après tout aidé.. Elle devrait faire preuve d'un peu de reconnaissance. Arrêtant son repas, elle tendit l'os où pendouillait encore quelques lambeaux de viandes à son hôte.

Le deux-pattes-mouffette acceptait la viande sans rechigner, évidemment ! Qui refuserait de la bonne viande ? Certainement pas un animal sensé. A moins d'être de ceux qui ne mangent que de l'herbe. Oui, ça serait normal. La gamine oscille légèrement en reprenant son butin pour finir de le dévorer. Elle se renfrogne un peu, méfiante, alors que le deux pattes approche sa main de sa tête, elle l'enfonce entre ses deux épaules et si on lui avait donné des oreilles à la place de ses cornes, elles se seraient sans doute abaissé en arrière. Cependant, elle le laisse faire sans trop grogner, il l'avait déjà fait à leur rencontre et ce geste ne la dérangeait finalement pas.

Elle délaissait finalement l'os, dépouillé, sur le sol de la chambre pour prendre la gourde tendu par l'homme. Elle connaissait déjà cet objet, sa grande amie de la forêt s'en servait aussi. C'est donc avec habileté qu'elle bu à la gourde, avant de lâcher à son tour l'objet sur le sol, vide heureusement. Le petit monstre n'avait pas, malgré les leçons de sa tutrice sindarine, tout retenu des enseignements sur la propreté ou sur la bonne tenue qu'elle devrait un jour, apprendre. Assise sur le lit, repus et hydratée, elle regardait avec attention son compagnon de repas.

Ce qu'elle prenait pour un homme-moufette était peut-être en fait plus proche de l'arbre que de l'animal. Elle le reniflait de plus près, notant dans son odeur corporel une fragrance bizarre de fleur. Il en avait plein les cheveux. Des ronces et des bourgeons encore endormis, un peu comme quand elle se camouflait dans un buisson, à l'affut d'un lapin. Sauf que lui, n'avait pas vraiment ni l'allure ni les crocs d'un prédateur. Se levant sur le lit, l'enfant tendait ses bras vers la tête de l'homme, attrapant ses petites ronces avec l'intention de les lui enlever comme le faisait ses tutrices pour elle.

- Opraitr pas propre !

L'imitation de sa tutrice sindarine fut ponctuée d'un petit air sévère et grognon qui n'allait pas vraiment avec la bouille rouge du petit monstre.

L'homme-plante rit à la tentative de désherbage et explique calmement quel est son état. Mi deux-pattes mi buisson à fleurs, la petit diable se rassoit sagement et écoute. Ses grands yeux vert d'eau observent sans jamais porter le moindre jugement. Il n'y avait ni apriori, ni préjugés dans l'esprit amputé mais innocent de la créature carmin. L'aleya comprend l'essentiel de ce que dit l'homme, cependant, il y a un mot sur lequel elle bloque, un mot qui semble bien douloureux pour le rosier à deux pattes.

- Quoi être "monstre" ?

Entre les lèvres enfantines, le mot peine à prendre un sens, quel qu'il soit. C'était quoi, un monstre ? Une question innocente, dont la profondeur lui échappait. Qu'est-ce qui définissait un monstre ? Un monstre lui-même, se sentait-il monstrueux ? L'aleya était un monstre pour tout ceux qui connaissaient ce mot, un mythe des forêts d'Eridania, hantée par l'âme errante d'un enfant décharné. L'enfant sauvage qui se tenait, assise sur ce lit, apprenant de ce monde les mots les plus beaux et les plus tristes, était-elle un monstre ? Elle était bien différente pourtant, de celui qui se désignait comme un monstre. Rien, si ce n'est une couleur de cheveux, ne les rapprochaient. Si les monstres ne se ressemblent pas, s'ils sont aussi différents les uns des autres que le sont les hommes entre eux.. Où se trouvait la limite ?

Si l'enfant ne comprenait pas tout ce que pouvait signifier le mot monstre pour l'homme-plante, elle était capable de percevoir sa tristesse. Elle n'avait jamais ressentit le rejet de la société, comme lui le percevait. Elle n'avait, de mémoire, jamais fait partie de quelconque société, le regard des autres ne la perturbait pas. Les autres étaient prédateurs, proies, ou amis. Ni plus, ni moins. Le cuisinier était un prédateur, le lapin une proie, elle n'était ni du monde du cuisinier, ni tout à fait de celui du lapin. Son chemin se traçait entre deux mondes sans qu'elle ne se soucie jamais de devoir choisir entre l'un ou l'autre. Elle était simplement elle. Elle savait qu'elle n'était pas comme Smaragd. Elle n'était pas non plus comme Fulla. Pas identique non plus à ce Optraitr. Sa différence, si elle ne la comprenait pas, ne la dérangeait pas non plus.

Tous les animaux n'étaient pas les mêmes, les deux-pattes n'échappaient pas à la règle, un point c'était tout.

- Opraitr venir.

L'enfant saute à terre avant de se diriger vers la fenêtre la plus proche. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre comment ses ouvertures fonctionnaient. Elle ouvrit donc la fenêtre et prenant appuis sur le rebord, sauta en avant. Ils pouvaient bien être au deuxième étage, elle se réceptionna sans mal. Sans doute qu'être un petit monstre avait ses avantages. Attendant que l'homme suive, la gamine s'avançait lentement vers la forêt entourant le temple de Delil.

Les monstres étaient, des dires du deux-pattes, pas beaux et rejetés. Le petit diable rouge ne comprenait pas la notion de beauté et elle avait expérimenté le rejet, elle ne le percevait sans doute pas avec tant de douleur que l'homme. La solitude pourtant, lui avait pesé. Sans qu'elle ne puisse l'exprimer, ni véritablement en prendre conscience, elle sait que seule, elle est plus vulnérable. Même si fréquenté des deux-pattes n'est pas de tout repos et même si certains font vraiment peur, elle ne s'imagine plus parcourir les plaines et les forêts toute seule. Il y avait dans ses rêves, toujours la silhouette réconfortante de sa grande amie ou les contours plus flous d'autres Eryllis. Parfois aussi, il y avait des visages qu'elle ne parvenait pas à reconnaître. Parfois, ils parlaient, parfois, ils riaient et leurs voix entremêlés faisaient naître une douce chaleur dans le creux de son ventre.

La gamine riait de bon coeur en voyant l'homme se réceptionner bien maladroitement et devenir buisson pour de bon, le temps de se relever. Elle lui fit signe de la suivre avant de détaler à quatre pattes dans la forêt.. Elle revint sur ces pas une dizaine de secondes plus tard, s'étant aperçu que l'homme ne suivait pas, ou pas aussi vite qu'elle l'aurait voulu. Il semblait fatigué mais, elle voulait lui montrer quelque chose. Un moment perplexe, accroupit à l'orée de la forêt, le petit monstre sembla se résigner à écouter les préceptes de sa maîtresse. Fulla aurait été contente sans doute, si elle l'avait vu, se défaire de sa position accroupi, déplier ses jambes jusqu'à se tenir bien debout sur ses deux petits pieds nus. Le monstre carmin s'approcha du Haut Prêtre et lui prit la main, celle qui ne tenait pas le bâton.

La petite main rouge n'était pas douce, écorchée, caleuse, terreuse, ses griffes n'étaient sans doute pas agréables n'ont plus, même si elles évitaient soigneusement de blesser la peau trop fragile du terran. Ce n'était sans doute pas la main d'une petite fille pourtant, sans était bien une, qui se tenait là, tenant la main d'un homme qui n'en était plus tout à fait un.

Les arbres se refermèrent derrière eux alors qu'ils s’enfonçaient plus profondément dans la forêt. Noathis n'est guère une forêt paisible ou sans danger, pourtant, aucun serpouriss ne surgit d'un souche morte, aucun prédateur ne se déroba à leurs regards pour mieux les surprendre plus tard. Les oiseaux piaillaient tranquillement, les araignées poursuivaient leurs durs labeurs, les mulots courraient sous le tapis de feuilles mortes, rien d'anormal dans leur progression, l'enfant semblait savoir très exactement où elle allait. La lumière des soleils peinaient à se frayer un chemin à travers la canopée quand enfin, elle ralentit le pas avant de s'arrêter totalement, tirant un peu sur le bras de l'homme pour attirer son attention. C'est très sérieusement qu'elle ordonna :

- Opraitre pas peur, arbe-re ami.

Elle reprit la main du Haut prêtre et le mena quelques mètres plus loin, au pied d'un arbre imposant, haut de près de sept mètres, étouffé sous la végétation. Le petit monstre resta immobile devant l'arbre puis, lâchant la main de l'homme à ses côtés, elle s'approcha et se mit à grimper avec la facilité d'une pratique courante. Elle avait atteint la première branche quand un mouvement léger modifia un peu sa trajectoire, sans pourtant la perturber plus que cela, elle se hissa jusqu'à une deuxième branche, à deux mètres du sol, elle s'assit et tapota sur le tronc.

- Arrbe-re dire bonjour à ami Opraitre.

Silencieux, l'arbre restait évidemment immobile. Jusqu'à ce qu'il se secoue. Ses branches grinçaient alors que des dizaines de feuilles tombaient en cascade. Accrochée, la gamine riait alors que le monstre se réveillait. La créature végétale se recourbait, son immense gueule venant se poser à quelques centimètres du petit être rouge qui le dérangeait dans son sommeil. Le Greaver n'avait pas d'yeux pourtant, il était certain qu'il pouvait la voir, perchée sur une de ses nombreuses épaules, cette intrépide créature sanguine qu'il reconnait. Le grincement du bois semble lui répondre. Un bonjour ? Ou un grognement réprobateur ? L'arbre vivant ne semble cependant pas avoir la moindre intention agressive envers le petit parasite rouge.

- Opraitre voir, arrbe-re pas monstre. Arrbe-re comme Opraitre, peux marcher comme .. elle chercha longuement le mot adéquat qu'on lui avait désigné pour représenter ce qu'elle appelait communément des deux-pattes.. Hommme mais pas être hommme. Arrbre pas triste pas être Homme. Arrbre pas être comme autres plantes. Arrbre être Arrbre, pas Homme, pas plante, pas monstre.

Ses petites jambes battaient l'air librement alors que la philosophie glissait, avec maladresse mais assurance, de ses lèvres trop rouges, dépassant ses dents trop pointues. Elle n'articulait peut-être pas bien tous les mots et sans doute ne connaissait-elle pas tout du monde mais son esprit était vif et habile. Assez pour survivre à un monde cruel et implacable, assez aussi, pour lui pardonner.

- Opraitre pas être monstre. Opraitre être Opraitre.

Il était difficile pour le petit monstre de décrypter l'état d'esprit dans lequel se trouvait l'homme au pied de l'arbre. Il baissait la tête et s'approchait jusqu'au Greaver sans dire un mot. La créature végétale et son petit parasite rouge regardaient le Haut-Prêtre approcher lentement jusqu'à ce qu'il s'asseye à l'ombre de l'arbre protecteur. L'enfant tapotait amicalement l'écorce de son ami de bois avant d'entamer la descente.

- Dis-moi, petiote. On ne t'a vraiment pas donné de nom ? Un jour, petiote deviendra grande. On ne va pas t'appeler Petiote toute ta vie. Non ?

Ses pieds carmins se réceptionnèrent souplement sur le tapis de feuilles mortes alors qu'elle sautait au sol, à quelques pas de l'homme. Elle restait silencieuse un moment. Un autre nom ? Pourquoi faire ? Si elle devenait grande, ce qu'elle n'avait jamais vraiment envisagé.. Fallait-il qu'elle change de nom ? Qu'elle prenne un nom de grande ? Elle réfléchit aux noms qu'elle connaissait et finit par lâcher avec aplomb.

- Smaragr !

S'il fallait choisir, elle prendrait le nom qui lui inspirait le plus le statut de "grande". Si cela ne fonctionnait pas ainsi ? La gamine n'en savait rien. Elle s'approchait de l'albinos déjà à moitié endormi, pas sûr qu'il ait entendu la réponse d'ailleurs. Son souffle était déjà celui d'un deux-pattes endormis. L'enfant lui tapota gentiment la tête avant de s'assoir à côté de lui. La tête posée contre le tronc de l'arbre, elle savait qu'il n'y avait pas de lieu plus sûr dans la forêt qu'au pied de son ami Greaver. Lentement, ses paupières ralentir leurs vas et viens sur ses prunelles vertes. Jusqu'à ce que le sommeil vienne l'enlacer, sa petite tête tombant naturellement sur l'épaule de l'homme devenu coussin.

Qu'y avait-il de plus réconfortant, après tout, que la chaleur d'un autre être vivant ? Elle et Renard avaient l'habitude de se serrer l'un contre l'autre la nuit. Ils partageaient une chaleur salvatrice contre les nuits glaciales mais, il y avait dans ce geste, autre chose peut-être qu'un instinct de survie. La chaleur qui liait les êtres vivants avait peut-être quelque chose de magique.

Contrairement aux fois précédentes, son sommeil ne fut pas troublé par des cauchemars. Nulle flamme pour embraser ses rêves volatiles. Au lieu de la fournaise qui d'habitude peuplait ses nuits, un souvenir lointain venait gratter à la porte de son subconscient.

Pendant ce temps, le rouge sur la peau de la gamine reculait. Alors que son esprit s'enfonçait dans ses propres limbes, son corps opérait, comme à chaque fois, la transformation due à ce relâchement. Les griffes se rétractèrent en ongles transparents, sa peau rouge se fit aussi blanche que celle de l'albinos à son côté. Ses cornes commençaient à rétrécir, disparaissant sous sa chevelure blanche. Le monstre se faisait à nouveau enfant, le temps d'un rêve.

Derrière les cils blancs de ses paupières, ses prunelles s'agitaient au rythme d'un vieux souvenir à moitié grignoter par l'amnésie. Elle courrait autour d'une grande maison. Devant elle, un lapin ou un chat, elle n'arrivait pas à discerner. Elle courrait après mais n'avait pas l'intention de le chasser ou de le manger. Finalement, elle ne parvenait pas à le rattraper, arrêtée par une grande forme blanche. Un parfum de jasmin et de lilas emplissait ses poumons alors que ses pieds se détachaient du sol. La forme blanche la soulevait mais cela ne l'effrayait pas, au contraire. Elle savait qu'elle n'avait rien à craindre. Elle était en sécurité et cette forme blanche, c'était sa maman. Elle en était certaine pourtant, elle ne pouvait pas voir son visage. Comme si ses yeux étaient fermés, ses paupières trop lourdes. Le rêve et la réalité se mélangeaient alors qu'elle s’efforçait d'ouvrir les yeux.

Des larmes perlaient à ses paupières alors qu'elle se débattait calmement pour arracher à ce souvenir une image qui lui échappait. Une main finit par se poser sur sa joue, pour sécher ses larmes peut-être. Ce n'est qu'alors, qu'elle réussit à ouvrir un oeil. Rouge comme l'eut été sa peau. Dernier artefact du petit monstre. Mais le visage qui se trouvait en face d'elle, n'était pas celui de sa mère.

La main était chaude sur sa joue et le visage du Haut-Prêtre était rassurant, familier. Elle écoutait à moitié ce qu'il disait, elle ne comprenait pas vraiment si il s'adressait à elle. Il parlait d'un monstre et d'une petite fille caché dessous. Lui aussi, avait du faire un drôle de rêve. La gamine se frottait distraitement les yeux du dos des mains en baillant bruyamment, dans sa bouche, deux petites canines pour seules témoins de la rangées de dents acérées qui autrefois aurait pu détrôner la mâchoire d'un loup.

Elle se laissait porter sans réagir, son menton sur l'épaule de l'homme, encore embrumée, ses pensées naviguaient entre rêve et réalité. Dans son rêve aussi, elle se faisait porter par un grand deux-pattes. Ou une ? Le souvenir déjà s'étiolait. Elle avait couru après un lapin.. Dans un champs de lilas peut-être, elle avait cette étrange odeur en tête. En réalité, elle n'avait pas réagit non plus lorsque l'homme lui avait dit de na pas s'en faire, que "Papa" était là. Ce n'est que plusieurs secondes plus tard alors qu'ils s'éloignaient du Greaver à qui elle faisait un petit signe de la main, que son cerveau commença à traiter l'information.

Elle savait ce que voulait dire ce mot, Fulla lui avait déjà fait cette leçon, sur le papa oiseau et la maman oiseau qui avaient des bébés oiseaux dans leur nid. Si la gamine comprenait le mot et la filiation parentale, elle n'avait jamais eu ni papa, ni maman, à ce qu'elle se souvienne. Fulla avait bien essayé de lui expliquer qu'elle en avait forcément, elle n'avait pas insisté davantage.. sans doute par compassion, par crainte aussi, que l'enfant ne comprenne le sens d'un autre mot : l'abandon.

Si Opraitre était son papa ? Pourquoi ne pourrait-il pas ? Est-ce qu'il allait lui apporter de la nourriture et la prémâcher pour la nourrir ? C'était ça le rôle du papa oiseau après tout. Le menton posé sur l'épaule de l'albinos, la gamine regardait la forêt s'éloigner sans être davantage troublée par cette révélation qui n'en était pas une. Cependant, elle ne voulait pas être nourrit comme les bébés oiseaux, elle savait chasser toute seule !

Sans détacher sa tête de l'épaule de l'homme qui la portait, l'enfant tournait la tête vers lui, elle s'amusait à démêler les ronces des cheveux blancs sur sa nuque. Elle n'aurait sans doute pas fait attention, si par inadvertance, elle ne s'était pas piqué. Le rouge perlait au bout de son doigt. Étrange contraste que cette petite bulle rouge sur son doigt blanc. Blanc ? La gamine se redressa brusquement alors que dans son dos un chien se mettait à aboyer près du temple. Elle sursauta, se dégageant immédiatement des bras de Duscisio pour bondir au sol, griffes et crocs sortis. Sa peau aussi rouge que la veille, le petit monstre avait repris sa place.

Un nom, c'est peu de chose. Un mot pour désigner un être. Comme on désigne une chaise par ce mot. Le petit monstre ne comprenait pas vraiment ce qui se cachait derrière tout ces noms. Deux chaises, même si elles n'étaient pas identiques, s'appelaient toujours chaise. Pourquoi les deux-pattes n'étaient-ils pas tous simplement : deux-pattes ? Hommes, disait sa maîtresse. N'avait-elle pas dit "Femmes" aussi ? La gamine avait compris pourquoi sa grande amie couleur forêt l'avait nommé "Petiote", elle savait que cela signifiait "petit" et il était vrai qu'elle était petite face à sa géante et bien aimée soeur des bois.

La simplicité lui allait bien dans ce monde que tout semblait complexifier de jour en jour. Prendre un nouveau nom, pourquoi faire ? Qu'est-ce que cela voulait dire, Catleya ? Le petit diable ne comprenait pas mais restait silencieux, studieux, attentif à cet univers qui se mouvait tout autour de lui sans toujours l'inclure.

- Cat-e-a.. Cat-lea.. Cat-leya.

Les deux consonnes avaient du mal à rester accrochées, se butant à cette muraille bestiale, blanche et acérée, plus habituée à déchiqueter qu'à articuler. Elle ne ferait pas mieux aujourd'hui. Ses grands yeux vert d'eau s'abaissaient sur ses mains rubis aux griffes noires. Le petit monstre se satisfaisait bien de cette normalité qui n'appartenait qu'à elle.

Une cuisse de poulet juteuse plus tard, l'enfant avait tout oublié de sa surprise en contraste de rouge et de blanc. Elle passerait le reste du jour à dessiner, de l'encre plein les doigts, sur les pages raturées de glyphes incompréhensibles de ces trop nombreux livres répandus sur les trop nombreuses étagères de la bibliothèque du temple. Elle signerait son méfait d'un artistique amas de feuilles déchirées et roulées en boule. Des Oïmis de papier, un brin stylisés, déstructurés même parfois, pour toute cocottes. Dire que cela porterait bonheur au propriétaire des lieux, serait sans doute trop s'avancer.

Pourtant, le maître des lieux ne fit pas preuve de colère et la petite créature, à la destruction créative, n'aurait de toute manière pas compris s'il avait agit autrement. Pas de dispute donc, pas de cri, pour toute sanction.. celle d'apprendre. Ces glyphes innombrables, ces petites tâches noires par millions, cachaient des histoires.

Chaque matin, Opraitre lui faisait ce qu'il appelait la "lecture". Le mot était prononçable et bientôt la gamine prit plaisir à le réclamer. Ces livres qu'elle avait mis en pièce avec beaucoup d'entrain, elle commençait à en prendre soin avec tout autant d'attention. Puisqu'elle aimait cela, elle apprit. Remplissant en cela la savante punition de son tuteur. Lettre après lettre, syllabes après espaces, sa griffe noire parcourant les lignes avec de plus en plus d'aisance. L'enfant apprenait vite, plus vite sans doute qu'aucun enfant de son âge, comme si elle remplissait un vide dont elle ignorait jusqu'alors l’existence, elle dévorait ce savoir avec la même avidité qu'une cuisse de lapin rôtie. Parfois, elle salivait sur ces pages noircies, la tête posée entre deux piles de livres, ses bras tout blancs entourant son visage endormis.

Le monstre sortait le jour, sans se douter de ce qui pouvait bien arriver lorsque la nuit emportait ses rêves. Les cauchemars de feu et de cendre continuaient de tourmenter son sommeil, tant qu'elle dormait au temple, entourée de murs et de souffles inconnus. Mais parfois, ils allaient ensemble, Opraitre et elle, dormir dans la forêt. Ils retrouvaient l'ami de bois, le monstre d'arbre, l'arbre homme, leur protecteur. Ils amenaient parfois de quoi manger mais souvent, le petit diable se faisait prédateur et ramenait à son papa-oiseau, de quoi se nourrir.. remplissant de fait ce rôle. La gamine ne l'interrogea pourtant jamais sur ce rôle qu'il échouait à remplir. Les livres lui apprenait qu'il n'y avait pas que des papa-oiseaux et son petit coeur de petit monstre commençait à s'ouvrir à ce nouveau concept : l'empathie.

Ils parlaient des plantes qui peuplaient la forêt, la gamine prenait très au sérieux cet apprentissage. Surtout, elle voulait épater son tuteur en lui montrant des plantes qu'il ne connaissait pas. Exploit rare auquel elle ne cessa jamais vraiment de s'exercer. Puis, finalement, ils dormaient là, sous le Greaver qui grinçait doucement dans la brise nocturne. Là, entre ces racines, seulement accompagnée du souffle familier de l'homme qu'elle avait intégré dans son cercle de confiance, elle oubliait le monstre. Plusieurs heures durant après son réveil d'un sommeil sans cauchemar, elle restait la blanche enfant qu'elle avait un jour cessé d'être.

Bercée par le chant de la forêt et les exercices habituels de son professeur, la gamine ne se rendait pas compte de sa métamorphose. Le manque d'attention était moins plausible que le dénie inconscient. Pourtant, si un élément inhabituel faisait son apparition, si elle percevait un changement dans le regard de son précepteur, que tout à coup, le tic tac se déréglait, elle bondissait quelque part et redevenait le petit monstre rouge qui jamais ne quittait son ombre.

Les mots se faisaient plus nombreux dans son vocabulaire pourtant, jamais, elle ne souhaita s'exprimer sur ces évènements étranges. Elle disait ne pas voir la différence et ne pas comprendre les questions que soulevait Opraitre pendant ces phases de transformation. Conscient sans doute que les réponses ne viendraient pas d'elles-mêmes, il n'insista jamais. En quelques semaines, l'enfant sauvage maîtrisait des bases de terrania et d'isthar, même si elle mélangeait parfois ces deux langues assez proches, elle arrivait à se faire comprendre. Parfois, elle lâchait quelques mots en zélos, que personne ne comprenait, qu'elle savait être des gros mots.. et qu'elle se gardait bien de dévoiler à ses interlocuteurs.

- Par ici, Papa !

Si elle savait désormais prononcé le nom qui était le sien, Duscisio ne venait que rarement désigner l'homme. Opraitre revenait parfois, devenant Haut-Prêtre quand ils étaient entourés mais, quand ils n'étaient que tout les deux, partis à l'aventure dans l'immense et secrète forêt de Noathis, elle l'appelait Papa. Elle l'utilisait davantage comme on utilise un surnom, facile à dire, rapide à prononcer, attirant, immanquablement, l'attention de l'albinos.

Aujourd'hui, les soleils étaient encore haut dans le ciel quand la gamine trouva ce qu'elle voulait montrer à son tuteur. L'entrée d'une caverne, à peine assez large pour que l'homme s'y engouffre en se mettant à quatre pattes. Le petit monstre ajustait désormais instinctivement son rythme pour se caler sur celui de l'homme. Il devait commencer à s'habituer à crapahuter un peu partout car il suivit sa pupille sans la questionner sur leur étrange destination.

- Tu verras, c'est.. Beaucoup beau !

Son excitation était sensible mais, son empressement à dire ce qu'elle voulait l'éloignait du mot qui aurait vraiment pu décrire ce qu'elle désirait communiquer. Beau n'était pas assez fort, même avec le beaucoup devant, elle s'en rendait bien compte mais il fallait avancer avant tout. Au bout d'une dizaine de mètres, ils purent tout deux se redresser. Il faisait presque totalement noir dans l'étroit souterrain mais le petit diable ne semblait pas s'en inquiéter. Saisissant la main de l'albinos, Catleya telle qu'il l'appelait désormais, le dirigeait vers une faible lueur bleuté, à l'autre bout du boyau plongé dans l'obscurité.

Ils marchèrent longtemps sans que la lumière ne s'intensifie puis, au détour d'un coude escarpé, elle se fit si forte qu'ils durent tout deux cligner des paupières avant de pouvoir discerner le spectacle qui s'offrait à eux. Une caverne plus spacieuse, envahit de cristaux qui réfractaient une onde lumineuse à l'infini sans que la source ne soit nul part visible.

- Magnifique !

S'écria l'enfant en claquant dans ses mains, produisant un échos pour la féliciter en double, d'avoir trouver le bon mot. Pas peu fière d'elle, Catleya attendait la réaction de son professeur avant de lui annoncer la suite. Elle avait visiblement du mal à se retenir de dire ce qui pouvait désormais lui bruler les lèvres mais, elle se contenait, croisant ses bras rouges dans son dos. Motus et bouche cousue.

Apparemment, Opraitre paratageait l'opinion du petit monstre sur le lieu. La grotte ne semblait pas très profonde mais certains recoins restaient plongés dans l'obscurité. C'est vers l'un de ces zones d'ombre profonde que se dirigea la gamine lorsque son tuteur l'interrogea. Elle ne se fit pas prier, son visage était un livre ouvert, pour qui savait le lire. L'homme ne s'y trompait pas. De sa petite main griffue, elle lui faisait signe de venir.

La végétation était quasiment absente de la caverne. Si un petit ruisseau serpentait entre les roches, ces dernières étaient lisses, sans aucune trace de terre et sans soleil, seules quelques rares mousses arrivaient à s'adapter. Les cristaux peuplaient la grotte, des joyaux d'éther préservés de la voracité des hommes. Dans un coin obscure, le petit monstre rouge s'était accroupi à côté d'un petit amas de cristaux translucides. Ils n'étaient pas touchés par la lumière diffuse, plongés dans l'obscurité, ils auraient été totalement invisibles si ils n'avaient pas été la demeure d'une étrange petite plante. Dans l'ombre de la grotte, sans qu'aucune lumière ne l'atteigne, une délicate tige lumineuse s'enroulait autour des cristaux avant de s'élever. Ses feuilles d'un vert très pales éméttaient une sorte de pollen lumineux, des paillettes qui vervoltaient autour de la plante et des cristaux comme de la pousssière dans un rayon de lumière.


La plante n'avait aucune attache au sol, elle prenait ancrage sur les cristaux. Les grands yeux vert de l'enfant allèrent de la plante au visage de son tuteur.

- Tu connais ?

La gamine assise sur ses talons trépignait d'impatience, c'était visiblement cette petite plante lumineuse qui était à l'origine de cette exploration. Duscisio était maître dès qu'il s'agissait de plantes et la petite sauvageonne n'avait que rarement l'occasion de lui apprendre quoi que ce soit sur ce terrain. Cependant, elle pouvait parfois aller là où il ne penserait jamais à entrer. Catleya cherchait toujours à impressionner son tuteur et démultipliait ses efforts en ce sens, elle savait qu'il aimait les plantes alors, elle se mettait en tête que si elle en trouvait de nouvelles, il serait content. Puis, elle savait qu'il cherchait depuis quelques temps de nouveaux matériaux pour une potion dont elle ignorait en réalité l'utilité. Cette petite plante qui se passait bien tout autant du sol que des soleils, pourrait peut-être l'aider.

À l'air abasourdit qui s'affiche sur le visage de son mentor, le petit monstre sait qu'il a réussit. La gamine accroupit bondit sur ses deux jambes et se met à courir en rond autour de l'homme en émettant des glapissements de satisfaction. L'enfant tenait toujours du renard quelques traits qui auraient bien du mal à s’effacer.

Elle finit cependant par se calmer alors qu'il lui promettait tout ce qu'elle voudrait dès qu'ils seraient rentré. La gamine pensa immédiatement à une cuisse de lapin juteuse. Pourtant, elle chassa l'idée et s'accroupissant à nouveau, se mit à observer avec attention ce que voulait lui montrer son tuteur. Catleya avait déjà vu l'homme exercer sa magie au cours de leurs nombreuses balades mais, c'était toujours un mystère et un enchantement pour elle. Un petit spectacle, rien que pour elle.

Si Catleya n'avait aucune idée de ce dont était capable les autres deux-pattes, elle applaudissait toujours son maître. Cette fois cependant, elle n'applaudit pas. Elle savait sans avoir besoin de le comprendre qu'il était entrain de parler, silencieusement, avec la plante. Elle décide donc de s'assoir à côté de l'albinos et, fermant les yeux, d'imiter la façon dont il se tenait. Le petit monstre aura beau se concentrer, froncer très forts les sourcils, seul le silence répondra à ses vains efforts.

L'enfant finit par rouvrir un oeil en sentant du mouvement à côté d'elle. Son tuteur insufflait un peu de sa magie à la plante pour l'aider à croitre. La tige verte poussait à toute vitesse, déployant ses feuilles et ouvrant même quelques timides fleurs. L'une de ces dernières finit par tomber sur un cristal proche, se transformant en une toute nouvelle pousse. Le Haut prêtre s'empara du cristal pour le ranger dans une petite boite, Catleya se demandait se qu'il comptait en faire mais elle n'eut pas le temps de demander que le regard sérieux de son tuteur se posait sur elle.

Il lui demandait de garder le secret, sur ce lieu et sur cette plante. Tout comme elle gardait déjà le secret sur la plante qui se trouvait en lui. La gamine acquiesce face au sérieux de Duscisio mais, elle ne comprend pas. Pourquoi fallait-il faire tous ces secrets ? Pourquoi la plante risquerait-elle de disparaitre si d'autres venaient ? Après tout, eux étaient venu, et elle n'avait pas du tout disparue, au contraire même, elle avait pu se multiplier. Catleya comprenait que certains deux-pattes s'en prenaient à la forêt, qu'ils y chassaient des animaux pour se nourrir ou se vêtir, qu'ils y prenaient des arbres pour faire des maisons mais, il n'y avait rien à prendre ici.

- Dis Papa, pourquoi la plante disparaitre si les Autres venir ici ? Tu vas quoi en faire ?

Les Autres, un bien petit mot pour généraliser tous les deux-pattes qu'elle ne connaissait pas. De ces Hommes, êtres vivants peuplant et régnant sur tout Istheria, elle ne connaissait pas grand chose. Elle savait qu'ils étaient nombreux, plus même que tous les visiteurs du temple réunis ! Elle avait bien du mal à se représenter les quantités. Elle savait aussi qu'il y avait beaucoup de différences entres eux. Comme les loups et les chiens se ressemblent mais sans être identiques. C'est en tout cas comme ça qu'elle se représentait les choses.

Reprenant la main de son tuteur pour le guider vers la sortie, l'enfant se demandait ce qu'elle pourrait demander. La cuisse de lapin trainait bien quelque part dans son esprit mais, il y avait bien autre chose qu'elle voudrait.. Un moment elle chercha ses mots. Elle hésitait un peu car depuis qu'elle avait commencé à apprendre de nouvelles choses, elle n'avait jamais éprouvé de difficulté particulière, rien qu'elle ne puisse surmonter avec un peu d'entêtement et de persévérance. Mais, cette fois, ce qu'elle désirait apprendre lui restait totalement imperméable. Elle avait beau imiter les autres, ou lire des livres, elle n'y arrivait pas.

Finalement, elle ouvrit à nouveau la bouche quand ils furent sortis de la grotte. Ils marchaient tranquillement vers le temple.

- Catleya veut faire comme Papa.

Elle lâchait un moment la main de l'homme pour aller s'accroupir à côté d'une edelweiss qui n'était pas encore en floraison et mit ses mains au-dessus de la terre.

- Faire grandir les plantes.

Évidemment, la petite plante en-dessous des mains rouges, ne poussa pas d'un pouce. Le petit monstre contrarié mais pas colérique se redressa calmement et tourna toute son incompréhension vers son tuteur.

- Papa veut bien apprendre à Catleya ?

La maîtrise de l'essence divine ne s'apprenait pas en un claquement de doigt mais, il y avait un tout autre problème dans l'incapacité de la petite Catleya à user de cette capacité. Les monstres ne font pas de magie.

Les Autres, c'était un vaste sujet. Le petit monstre s'était toujours débrouillé pour ne pas être visible de ces Autres, toujours à la lisière de leur champ de vision mais jamais clairement perceptible. Cette habilité particulière lui avait valu de devenir un fantôme aux yeux des Autres. Ils étaient indéchiffrables, autrefois, ces deux-pattes et leurs comportements. Elle qui vivait comme un renard, se méfiait d'eux autant qu'elle aimait les observer. Ils étaient différents des autres animaux, différents d'elle aussi.

Aujourd'hui pourtant, elle se tenait sur ses deux pieds et parlait comme ces Autres. Sa définition des "Autres" avait évoluée en même temps qu'elle et elle se rendait à présent compte que l'homme qu'elle appelait Papa aujourd'hui, était hier un de ces Autres. Si Smaragd ne lui avait pas tendu la main ce jour là dans la forêt, si elle était resté l'animal affamé qu'elle était, sans doute aurait-elle évité cet homme qui se tenait devant elle et cette conversation n'aurait jamais eu lieu.

Les Autres donc, transformeraient peut-être cet endroit en mine, pour échanger les précieuses pierres lumineuses contre des pièces de métal brillant. Catleya ne comprenait pas le but de cette transaction. Du métal brillant ? À quoi cela pouvait servir ?

L'enfant restait sur cette interrogation alors que son tuteur lui conseillait sagement de se forger son propre avis sur ces Autres. Le petit monstre acquiesçait docilement de la tête. Quant à l'utilisation de la plante-cristal, il souhaitait la multiplier et l'utiliser pour un remède. Catleya aimait bien le voir travailler à la confection de remèdes et potions, les plantes devenaient poudres ou liquide et cela attisait sa curiosité. Puis à force de partir à la chasse à la plante qui serait inconnue à son tuteur, elle commençait à en apprendre beaucoup sur toutes celles qui lui étaient connues.

Enfin vint la question de la magie. La réponse que lui donna Duscisio sembla contrariée la gamine. Les sourcils froncés sur son visage renfrogné, le petit démon rouge n'aimait pas la question qu'il lui posait. Pourquoi est-ce qu'elle était toujours en rouge ? Pourquoi serait-elle autrement ?

- Catleya toujours être rouge.

La réponse était simple et sans appel, d'ailleurs, le petit monstre était déjà parti. Laissant en plan son tuteur, la gamine se remit à quatre pattes et, en deux secondes, elle avait disparu dans la forêt. L'homme avait touché une corde sensible et l'enfant avait beau être très intelligente pour son âge, elle n'avait pas encore le recul nécessaire pour remettre en question sa propre identité. Elle n'avait pas besoin d'être autre chose que le monstre qu'elle était car c'était ainsi, et seulement ainsi, qu'elle avait survécu jusque là.

Ce jour là, Catleya ne rentra pas au temple. Elle passa la journée dehors, comme elle l'avait fais pendant des années. Elle jeûna et finit par aller se coucher, à la tombée de la nuit, contre le tronc du Greaver.

Elle était rouge et il n'y avait rien à redire à cela. Ses cornes, ses griffes, la couleur de sa peau, n'avaient rien à envier à la pigmentation des autres résidents du temple. Ils étaient aussi différents d'elle, qu'elle était différente d'eux. Elle n'était pas plus l'intrus qu'ils ne l'étaient.

La nuit fut agitée pour la petite silhouette blanche recroquevillée contre le tronc d'un monstre fait de branches. Ses rêves étaient peuplés de petites filles blanches comme la neige qui se riaient d'elle. Des petites filles qui se transformaient en lapins blancs et qu'elle poursuivait à travers la forêt. Elle finissait par les dévorer. Le petit monstre rouge ne faisait qu'une bouchée de ces bestioles blanches. Elle était la plus forte, sans conteste, de toutes, c'était elle et elle seule qui restait à la fin. Pourtant, alors qu'elle s'abreuvait à l'eau d'un ruisseau, le rouge de ses mains lui échappait. Comme si elles étaient couvertes de sang et que le liquide gluant était happé par l'eau clair, laissant derrière son passage, de petites mains blanches. En se penchant au-dessus de la surface aqueuse, elle fut horrifiée de voir son visage.. si pâle. Se redressant vivement, la gamine se réveilla en sursaut.

Paniquée, elle jeta un regard à ses mains. Elles étaient blanches ! L'enfant se mit à les secouer mais il ne fallut pas plus de deux clignements de paupière pour que sa transformation déjà débutée ne se finisse et ne recouvre ses pâles menottes de rouge et de griffes. Rassuré, le petit monstre porta enfin attention à son environnement. Il y avait des fleurs partout autour d'elle qui n'étaient pas là la veille. Des fleurs et un homme qu'elle savait responsable de ce jardin improvisé. Sans avoir à y penser deux fois, elle lui sauta au cou et serrant ses petits bras rouge sur sa nuque blanche, le gratifia d'un câlin de réconciliation.

Se détachant rapidement, elle alla courir dans ce merveilleux champ de fleurs. Si ses pieds nus et griffus ne craignaient rien, quelques fleurs manquèrent de peu d'être déracinées. L'enfant se calma cependant et revenant vers l'albinos, elle lui prit la main et redressa sa petite tête de monstre vers le visage de l'adulte.

- Rouge Catleya est forte.

Elle retourne gentiment la main de Duscisio, paume vers le ciel.

- Papa avoir force cachée dessous.

Avec une grande attention, l'enfant pointa une de ses griffes sur la peau blanche de l'albinos et la piqua légèrement du bout de la griffe. Une gouttelette de sang se présenta sur la peau pâle, une petite tâche rouge.

- Catleya est.. à l'envers ? Forte au-dessus.

L'enfant ne savait pas si elle utilisait les bons mots, elle ne les connaissait pas mais, l'idée était là. Les autres cachaient leur force à l'intérieur d'eux, leur sang était rouge après tout, elle, elle affichait sa force. Elle était forte en rouge. Quant à savoir ce qu'il y avait à l'intérieur, ce que ce rouge cachait en dessous.. Pour sûr son sang serait lui aussi rouge. Le petit monstre ne chercherait pas plus loin, pas aujourd'hui, que cette explication qui lui semblait tout à fait sensée.

Elle passa sa main sur la gouttelette de sang qui paraissait bien ridicule à côté de la peau vermeille. Effaçant son méfait, l'enfant reprit la main de Duscisio dans la sienne et commença à marcher vers le temple.

- Catleya aide Papa à faire remède avec plante de la caverne.

Ce n'était pas une question mais le sourire du petit monstre, qu'il soit plein de dents pointues, restait celui d'une enfant et le vrai monstre serait celui qui pourrait lui refuser quoi que ce soit.