This fire in our hearts

La faim.

Il l’avait ressenti au travers du corps de Natreck, avait compris la satisfaction de remplir son estomac, alors même que ce dernier faisait cuire sa viande et mangeait des végétaux. Dans ce corps nouveau qui prenait forme, la faim prenait toutefois une signification différente. Il avait faim, si faim que s’il ne mangeait pas, il avait l’impression qu’il allait mourir. Oui, à cet instant, rien d’autre que la faim n’importait. Ce creux dans son estomac l’empêchait de penser, de raisonner, de réfléchir. Était-ce donc ça, naître ?

Privé des sens qui avaient été les siens, il n’eut que vaguement conscience qu’on le transportait. Cependant, même si la viande qui le transportait était chaude et que le sang qui coulait dans ses veines faisait abonder la salive dans sa bouche informe, il y avait cette petite flammèche qui l’empêchait de succomber à ses instincts. Au-delà de la chaire, une certitude demeurait. Celle de l’amour qu’il avait pour les siens. Ainsi, il sut attendre, aussi longtemps qu’il ne sentit pas la chaire et le sang que sa bienfaitrice avait réuni pour lui.  

Il n’attendit pas. Il n’écouta pas les mots chaleureux de celle qu’il connaissait sous le nom d’Ulva. Il mangea. Longtemps. Les secondes se transformèrent en minutes, et les minutes en heures, la faim s’amenuisait doucement. Jusqu’à ce que son corps se modifie. Jusqu’à que ce l’apparence qui était la sienne se concrétise, laissant derrière lui cette apparence informe. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il mit un moment à se faire à cette vision étrange du monde. Une vision qui serait la sienne, désormais.  

Les couleurs le frappèrent en premier. Le sang rouge, les os blancs, la peau grise. Puis, les odeurs. L’appétissante senteur de son repas. L’essence du bois. La froideur de la pierre. Et un autre parfum, discret, envoûtant. Ses nouveaux sens perçurent alors de nouveaux sons. Le bruit des pas à l’étage du dessus, qui faisait craquer les planches sous leur poids. Les assiettes qui s’entrechoquaient dans les cuisines de l’établissement. Et une respiration, calme, apaisée. Enfin, il ressentit. L’endroit était calme, avec cette impression d’humidité qui flottait dans l’air. On pouvait sentir le froid près des murs, eux-mêmes accoudés au sol.  

Il leva les yeux. Observa pour la première fois, par lui-même, le délicat corps de la jeune Ulva. Son cœur fit un bon, il ouvrit la bouche, sans toutefois être capable de parler. L’émotion qui l’étreignait était trop forte. Il s’agissait de l’une de ses sœurs. Il le savait, elle le lui avait montré, tel qu’ils se l’étaient promis lorsqu’ils s’étaient séparés. Il avait si hâte de découvrir celle qu’elle était ! Il n’était qu’à quelques pas, mit un pied devant l’autre, chancelant, mais rapidement plus fort. Puis, au pied du lit de fortune dans lequel elle se trouvait, il se laissa tomber sur ses genoux, et d’une main douce, il saisit celle de sa sœur. Et pour la première fois, il entendit le son de sa voix.  

– Ma sœur, fille du chaos... merci.

Il déposa son front sur la paume de la main de l’autre syliméa, demeurant quelques secondes ainsi, inclinées. Il la remerciait. Pour ce qu’elle avait fait pour Natreck, pour ce qu’elle avait fait pour lui, alors qu’il n’était pas encore né. Ce qu’elle faisait maintenant, en l’accueillant, en le nourrissant, malgré les soupçons que cela aurait pu éveiller. Il la remerciait pour tout ça, et pour tellement plus encore. Puis, il se redressa, adressant un regard empli d’affection à la jeune Ulva.  

– Je suis Kronos, murmura-t-il d’une voix douce.

Avec émotion, Kronos vit les yeux de sa sœur se remplir de larmes. Lorsqu’elle se jeta dans ses bras, il l’attendait déjà, les bras ouverts, le cœur battant. Alors qu’il refermait les bras sur elle, il eut l’impression, d’un coup, qu’une partie de lui-même se trouvait au bon endroit, comme si ce geste réparait quelque chose en lui dont il n’avait jamais ressenti le manque. Son âme nue avait si longtemps frôlé celles de ses frères et sœurs... Était-ce ainsi qu’elle se sentait ? Il sentit les larmes tomber sur la peau nue, et il murmura quelques mots de réconfort, jusqu’à ce qu’elle rassemble enfin ses pensées. Elle se recula, mais Kronos la sentait toujours.

Vibrante, l’apparence d’Ulva se modula et, fasciné par ce processus dont il sentait le pouvoir dans ses propres veines, Kronos demeura silencieux. Il observa avec intérêt l’étrange mouvance qui se dessinait sous la peau de la syliméa. Puis, il la reconnut. Il n’avait jamais pu la voir, pourtant. Il n’avait aucun moyen pour que ces iris flamboyants lui rappellent quelqu’un, pour que cette chevelure d’encre lui semble si familière, pour que ce visage angélique fasse naître une telle émotion en lui. Il tendit la main vers elle, caressant de son pouce les sillons anciens qui s’étaient creusés dans la peau de la syliméa.

Le nom de sa sœur résonna longuement dans son esprit, bouleversant le syliméa. Bien sûr, c’était elle. Comment aurait-il pu en être autrement ? Kronos la contempla plus longuement, comprenant enfin. Ce sentiment qu’il avait éprouvé, cette impression d’être chez lui, cette sensation de la connaître. Ce regard, cette posture, ce sourire sur ses lèvres... Tout cela trouvait un écho tout particulier pour le syliméa, et il ressentit une grande paix intérieure. Le destin les avait réunis, après tout. Il sourit, car cette apparence lui seyait à merveille, même s’il y trouvait une sorte d’exotisme.

Ils s’observèrent un moment, comme figé dans cet instant de retrouvailles, si intense par les millions de fois où cette scène s’était jouée dans leur esprit. Ils avaient imaginé ce moment un nombre inimaginable de fois, et pourtant, Kronos n’aurait échangé celui-ci pour aucun autre. Il se sentait encore instable, son esprit et son corps se battant pour ne faire qu’un. Il était vivant, désormais. Avec tous les avantages et les inconvénients que cela apportait. Quel déferlement d’émotion le corps permettait-il ! Cette chaleur qu’il ressentait, son cœur qui se débattait, l’espoir qui déferlait en vague dans son corps... tout cela était si nouveau.  

– Commençons, ma sœur, acquiesça-t-il avec émotion.

Il ferma les yeux, appelant à lui cette faculté qu’il sentait danser dans ses veines. Avec étonnement, il sentit sa chair se mouvoir, et la sensation désagréable, sans être douloureuse, d’avoir des millions de fourmis qui couraient dans ses veines. Il revêtit l’apparence sous laquelle il se cachait depuis maintenant plusieurs mois, une apparence qu’il lui était facile de reproduire, car si récente, pour lui.  

– Il s’appelait Natreck Sativex, dit-il en observant ses mains.

Il jeta un regard tendre sur sa sœur. La chance lui avait souri, plus encore qu’il ne l’aurait espéré. Ce qu’il était heureux de la revoir !

– Il te cachait certains secrets que je te dévoilerai plus tard, sourit-il. Mais avant, parle-moi de toi.

Depuis quand était-elle incarnée ? Qu’avait-elle fait, vu, dit, depuis leur séparation ? Est-ce que d’autres frères avaient refait surface ? Un million de questions se reflétaient à présent dans les prunelles corbeau qu’avait empruntées le syliméa.