Enteri Crosvà

Enteri est un homme plutôt grand et assez robuste, faisant bien son âge. Il a tout pour plaire, du moins physiquement parlant, dégageant un charme certain. Son front large et sévère appuie doucement sur ses sourcils, assombrissant son regard gris. Ce dernier est d'ailleurs bien troublant, mélangeant la mélancolie d'un triste passé et l'animosité d'un dangereux devenir, glaçant jusqu'au sang de quiconque le toise trop longtemps. Ses yeux sont sans doute la plus intéressante partie de son anatomie, de par la beauté de leur couleur ainsi que de la puissance grave et envoûtante qui s'en dégagent. Avec eux, il peut tuer comme il peut séduire, menacer comme consoler. En amande et souvent alourdis par de larges cernes de fatigue, ils appuient sur  l'arrête fine et solide de son nez, bien taillé, projetant comme une ombre sur le haut de ses lèvres délicates. Ces dernières sont agencées de manière élégante, et se meuvent très noblement lorsqu'il parle, encadrées par une barbe finement rasée mais encore sombre, soulignant les traits durs de sa mâchoire carrée.

Le son de sa voix est suave, un peu grave mais reposant. C'est un plaisir que d'écouter converser Enteri Crosvà, car la pertinence de ses paroles s'accompagne d'agréables sonorités qu'il est peu commun d'entendre chez les personnes de son milieu. Et bien qu'il soit suffisamment à l'aise avec les siens pour s'adresser à eux comme à des amis, il peut aussi se montrer beaucoup plus froid, démontrant un sérieux déconcertant pour qui ne le connaît pas. Il sait aussi faire peur, et faire comprendre rapidement à une personne qui le gène qu'il ne l'apprécie pas, car ses paroles peuvent se transformer en armes aiguisées et ses mots se faire cinglants comme le sont les fouets que l’on abat sur un forcené.

Mais de manière générale, Enteri ne se montre pas hostile. Très souvent auprès des membres de la Guilde, il sait rire de bon cœur et faire la fête comme tout à chacun, détendu et amusé. Ses manières sont toutefois assez réservées, et cela peu impressionner qui ne le connaît pas suffisamment, voyant en lui un homme solitaire et peu enclin à livrer ses sentiments et ses pensées. C'est peut-être vrai, dans le fond, car le chef des Ladrinis, lorsqu'il n'est pas en compagnie des siens, demeure seul et arbore des expressions peu amicales. Cela est sans doute dû à ses pensées sombres et à ses pulsions refoulées, qu'il ne libère que lorsqu'il combat ou s’emporte de colère, bien que cela n'arrive que rarement.

Globalement, il apparaît comme un homme réservé et peu accessible, presque menaçant. Il dégage toutefois un charisme certain, ayant même une très bonne réputation auprès de la gente féminine. Son visage basané est parcouru par d’innombrable cicatrices témoignant de son tumultueux passé, ce qui rend le personnage d’autant plus sombre.

Aussi sa tenue est-elle aussi sombre que son charme. Le plus souvent lorsqu'il se trouve à Eridania pour les affaires, il porte ce long manteau de cuir souple et résistant, surmonté d'une lourde étoffe de fourrure de Cerféli à poil roux faisant sa réputation auprès des rares chefs de commerces à l'avoir vu sous son vrai jour. Pour d'autres, alors qu'il se déplace sans se cacher, profitant de son anonymat auprès de la populace, il passe inaperçu, ses vêtements n'étant ni trop extravagant ni trop visibles pour qui n'est pas fin connaisseur des matières qui constituent son habit.

Toutefois, il est bien commun de croiser le Crosvà vêtu de manière totalement différente, la nuit. Car sur le terrain, Enteri ne peut se permettre de porter tels vêtements trop lourds et encombrants, ce pourquoi il préfère troquer son manteau coûteux pour une tenue plus appropriée*. Moins lourde et plus souple, son armure de cuir est remplacée par une autre bien plus résistante bien que moins jolie, de nombreuses plaques de matériaux durs la composant et s'agençant de part en part de l'accoutrement. Mais pour se fondre dans le décors plus aisément, il lui fallut aussi recouvrir son armure d'un léger manteau aux couleurs des rues, sale mais ne gênant pas ses mouvements, ni ne le faisant repérer, au col en écharpe de crin de Tsango. Ses chausses et ses bottes sont tout aussi sombres, sans décoration, simplement efficaces pour tout type de terrain, difficilement abîmées, même avec le temps, et pouvant renfermer plusieurs armes de petites tailles dans diverses encoches disposées de-ci de-là.

Mais le plus étonnant dans le style vestimentaire du jeune Crosvà est sa capacité à changer d'apparence très rapidement. Menant deux vies très rythmées et antagonistes, il lui est nécessaire de changer d'apparence d'un pays à l'autre. Ainsi ne sera-t-il jamais vêtu comme il l'est à Eridania dans une quelconque autre grande province. Aussi sera-t-il d'autant plus élégant et remarquable, allant jusqu'à s'accoutrer de telle manière qu'il se détache parfaitement de la masse, jouant sur les apparences pour manipuler son entourage noble. Ce petit stratagème se révèle très efficace, car il lui permet de ne pas se faire reconnaître selon le milieu dans lequel il évolue, pour ainsi conserver ses couvertures et son anonymat.

Enteri est un homme complexe et aux nombreuses facettes. Très mystérieux, il n'inspire que peu de confiance à celui qui n'apprend pas à le connaître, et n'accorde la sienne à personne. Méfiant, il n'est pas du genre à se faire des amis. Les seuls hommes et les seules femmes proches de lui sont les Ladrinis, bien qu'à eux non plus il ne fasse pas confiance. Tout n'est qu'apparences, être considéré comme un ami n'est que ce qu'il désire afin de mieux ferré les personnes sous ses ordres. Par ailleurs, son côté froid et peu enclin à la discussion ou aux rencontres le préserve de tout intrus indésirable dans son cercle de connaissances. Cette façade lui est nécessaire lorsqu'il s'agit de faire peur ou d'impressionner quelqu'un, ce qu’il est souvent amené à faire.

La plupart du temps, le Crosvà affiche cet air suffisant et impassible qui irrite la plupart des gens. Mais c'est une question de principe, car à défaut d'inspirer le respect, Enteri inspire la peur, et c'est bien ainsi qu'il tient les rênes de ses différents réseaux, en effrayants les petits chefs des quartiers amis ou adverses. Quand on apprend à mieux le connaître, on s'aperçoit vite que sa froideur n'est qu’une façade, que c'est un homme intelligent et très ouvert. Il inspire alors confiance, ce qui pour le coup fait rejoindre les derniers réfractaires à son autorité, séduits par son charme rusé. En ce qui concerne les Ladrinis, il n'a pas à jouer la comédie outre mesure. Il sait se faire respecter, et ils le craignent autant qu’ils l’admirent. On le voit alors comme un père ou comme un frère, un ami ou un confident. Proche des siens, il s'assure ainsi de leur fidélité. Mais jamais, ô grand jamais, il ne fera confiance à ne serait-ce qu’un seul d'entre eux.

Dans les quartiers d'Eridania, sa figure emblématique mais discrète sait donc lui attirer les faveurs convoitées. Mais pour que cela continue encore dans les autres villes et sphères politiques, il lui faut se montrer sous un autre jour. C'est alors qu'on apprend à connaître l’Enteri diplomate ou conseiller. Pendant de longues périodes, il observe. Il suit, traque et épie tous ses collègues des hautes sphères de la société, apprend tout ce qu'il peut de chacun d'entre eux, puis tire les ficelles afin de s'en attirer toutes les faveurs. Ainsi placé aux meilleures loges, son pouvoir s'accroit avec sa prestance admirée, étendant ainsi son influence jusqu'à bien des frontières. Considéré comme un esprit fin et très rusé du monde politique et diplomatique, il joue de ses collègues et de leurs vices, si ce n'est d'autres de leurs faiblesses, et ne perd rien de ce qui se passe dans ce monde tortueux.

Et bien qu’il ne soit pas d’un naturel mauvais ou cruel, il lui arrive d’extérioriser sa part sombre. Lorsqu’il s’agit de défendre les siens, il est prêt à tuer, pour sûr. Mais en temps normal, il ne ferait que blesser. Toutefois, en colère, il lui arriverait de se retourner contre les Ladrinis eux-mêmes. Il sait quel secret cache l’un d’entre eux, qu’il sait l’assassin de son propre frère, mais ne laisse pour l’instant rien paraître. Patient, il attend. Mais un jour viendra où il se verra obliger d’agir, et de couper les ponts avec la Guilde. Alors, il sera devenu le plus improbable des dangers. Enteri est un esprit torturé, malheur à celui qui réveillerait ses démons endormis.

« Ma vie ne fut jamais qu'une succession de tragédies. Je n'aurais jamais pensé, moi qui ne suis fils que d'un tenancier, finir tel que je le suis. Rien ne m'y prédestinait. Je suis né il y a de cela une trentaine d'années, dans un bourg de Ridolbar. Je n'ai jamais connu ma mère, et j'ai grandi entouré d'hommes. Mon frère, Sébastian, était mon meilleur ami. Il était certes plus jeune, mais aucune animosité fraternelle ne nous a jamais éloignée l'un de l'autre. Toutefois, au fil des années, sans que je sache pourquoi, il commença à divaguer. A la mort de notre père, quinze ans après ma naissance, Sébastian n'en fit plus qu'à sa tête. Il s'était semble-t-il écarté du droit chemin, et je n’entretenais plus à son égard les mêmes rapports. Cela m'a beaucoup marqué de le voir réagir ainsi, sans que je puisse agir. J'avais l'impression d'être lâche, de ne plus savoir m'occuper de lui, moi qui en écopait la responsabilité. Pendant des années, alors qu'il coupa brutalement les ponts avec moi, je pris soin de lui. Sans qu'il ne le sache, j'étais là, dans son ombre. Il commença à fréquenter les endroits les plus malfamés de la ville, aussi ai-je dû me battre fréquemment pour que divers gangs ne s'en prennent pas à lui. Parallèlement à ses activités toujours plus sales, je suivis un entraînement au combat, alors que je rencontrais de vieux amis de mon père. L'un d'entre eux, un vieux sage, m’enseigna les arts de la magie, et fit de moi un homme robuste. Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce qu'il a pu faire pour moi.

Quelle fierté j'ai pu ressentir lorsque mon frère m'envoya cette lettre, à moi à qui il ne parlait plus, pour m'annoncer qu'il allait se marier. J'étais officiellement invité, et quel bonheur ce fut de rencontrer une aussi belle femme que sa fiancée. Elle sut le remettre sur le droit chemin, faire ce qui était mon devoir. Elle avait transformé mon frère. Du moins, c'est ce que je pensais. Un an seulement après qu'ils se soient mariés, Emilie, la femme de mon frère, tomba enceinte. La famille s'agrandissait. Pourtant, à cette période, je sentais chez mon frère un comportement qui ne lui ressemblait pas. Il était souvent absent, et pendant longtemps j'ai moi-même dû m'occuper d'Emilie. Un soir d'automne, il n'était pas rentré. Alors que la nuit s'était installée sans lui, je sortais après avoir couché sa femme. Il était là, couché sur le seuil de sa propre maison, sans qu'on ne l'ai entendu. J'ai d'abord pensé qu'il était ivre. Il était mort. Une mare de sang s'écoulait de deux larges plaies, dessinées sur son ventre. C'est alors que des cris retentirent de la chambre à l'étage. Emilie perdait les eaux. Elle allait accoucher. C'est moi qui aie fait venir l'enfant. Le travail d'une nuit, le plus douloureux que j'ai eu à faire, l'image de mon frère mort croupissant sur le palier encore dans mon esprit. Je pleurais, et n'osait rien dire à la femme qui donnait la vie à mon neveu, trop bouleversé. Et la nuit se termina sur un nouveau drame. Alors que le soleil pointait le bout de son nez, deux morts gisaient dans la maison. Emilie venait de mourir. Je me retrouvais seul avec mon neveu. J'ai choisi de quitter cette maison maudite, et de disparaître avec l'enfant. Sans plus jamais donner de nouvelles. »

Ce sont les derniers mots qu'on ait pu lire dans le journal d'Enteri. Il y  fort à parier pour que le reste ait été brûlé, ou qu'il n'ait pas pris le temps de le rédiger. Quoi qu'il en soit, le reste de son histoire n'est pas certain. Il s'agirait de rumeurs, de brides de vérités, de fragments d'histoires.

Six ans plus tard, il refit surface avec son neveu, malade, dans une maison de soins à Eridania où il s'était exilé. Nul ne sait ce qu'ils firent ni comment ils vécurent, durant ces six années. Mais Enteri avait élevé le jeune Sébastian comme son fils. Il l'avait nommé ainsi en l'honneur de son père. Gravement malade, ce dernier fut pris en charge trop tard et bien trop mal par un médecin aux allures inquiétantes. Et le gamin perdit la vie, lui aussi. Dans un élan de rage, Enteri massacra le médecin, avant de s'apercevoir que ce dernier n'en était pas véritablement un. Il ne comprit que bien des semaines après, alors qu'il mena une enquête très scrupuleuse, que ce dernier avait des antécédents dans la pègre. Cela avait-il un lien avec l'assassinat de son frère, six ans plus tôt ? Nul ne sait comment, et c'est un secret qu'Enteri garde bien, mais le Crosvà se fit une place chez les Ladrinis. Il voulait récolter le plus d'informations possible sur cette affaire de famille. Il apprit avec le temps que l'assassin était un Ladrini. Lequel ? Il n'en était pas certain, et enquêtait. Par ailleurs, il lui faudrait chercher le commanditaire du meurtre, et tâcher de comprendre pourquoi. Avec les années, Enteri devient le chef de la guilde. Mais sa vie était loin d'être claire sur ce côté. Beaucoup de rumeurs circulent et on le soupçonnerait de mener une double-vie parmi la noblesse. Simples rumeurs ? Quoi qu'il en soit, c'est après une longue absence que le Crosvà refait surface chez les Ladrinis. Un affront vient de leur être fait. Il allait les venger, plus déterminé que jamais. Et cette fois-ci, la tragédie s'abattrait sur ceux tous ceux qui croiseraient la route des Ladrinis.