[TERMINE] La vermine rebelle [MISSION]

Un cortège nonchalant et sordide traversa la place jonchée de corps sans vie pour rejoindre celui qui avait orchestré le massacre. Kreen adressa un signe de tête peu protocolaire à son supérieur, et celui-ci le lui rendit pour souligner leur succès. La démarche de la Gorgoroth indiquait clairement une détente savourée.

Les derniers tintements d’armes se turent, l’essence divine s’estompa, et les voix majoritairement rauques des Cavaliers finirent par couvrir complètement les gémissements de leurs victimes. L’atmosphère qui s’installait était du genre de celles que seuls les guerriers de Phelgra savent apprécier, et rougi des mares de sang versés par les rebelles vaincus, le faubourg de Drys sembla revivre. Le Séide balaya les alentours du regard et, constatant que suffisamment de ses confrères se chargeaient des lâches et des nouveaux intrus, s’attela à la neutralisation des meneurs dissidents. Elle jeta son dévolu sur un qui gigotait encore un peu.

Elle commença par poser un genou à ses côtés, puis repoussa vivement son masque. Bien que serré à l’arrière par des lacets, l’objet de cuir laissa tomber une tête barbue aux yeux clos et au rictus haineux qui cracha une insulte au visage de Kreen, sans doute plus machinalement qu’autre chose. L’injure ne sembla pas atteindre la combattante ; elle maintint un silence méthodique en pressant le visage de l’individu contre la poussière pour forcer le contact entre ses lèvres et le sol maudit. Le terroriste eut une quinte de toux, se raidit et grogna une seconde offense peu de temps avant que la mort-vivante ne lui assène un violent coup de gantelet à la tempe. Après cela, elle se releva et entreprit d’aider ses comparses à monter un camp provisoire, ordonnant notamment à un Yorka affaibli de rejoindre les chevaux et d’envoyer les derniers Gorgoroths stationnés prendre la relève. S’ils l’avaient emporté haut la main, les Cavaliers n’étaient pas insensibles au mal pesant qui commençait à affecter leurs poumons.

Kreen était en train de s’entretenir avec son chef d’escouade au sujet de l’exécution publique à venir quand elle entendit Alton l’interpeller. Objectivement, elle avait sans doute tort, mais telle qu’elle résonnait dans sa tête, la voix du Haut-Prêtre était toujours mielleuse, un peu trop gaillarde pour sa nature et un peu trop joviale pour son statut. Elle se contenta de tourner légèrement la tête dans sa direction, comme un chat ne ferait qu’orienter son oreille vers un bruit gênant indigne de son attention. L’information qu’il lui communiquait ne la fascinait pour ainsi dire pas vraiment. C’est quand il haussa le ton, attirant les regards, qu’elle finit par lui accorder une ultime once de sa considération. Elle leva presque instinctivement un peu le menton pour rappeler au prêtre les deux pouces qui séparaient leurs prunelles. Sans surprise, le discours de l’ecclésiastique se fit grandiloquent, dramatique, et merveilleusement inutile. Kreen savait trop bien que quand il prenait ce ton solennel, c’était pour se faire passer pour le réceptacle de Sharna devant les masses impressionnables. On le disait imprévisible, et il était vrai que la façon qu’il avait de parler au nom de son dieu changeait d’un jour à l’autre, mais vingt-cinq ans à ses ordres suffisaient pour savoir reconnaître les motifs récurrents dans les paroles du fourbe clerc. Kreen haussa les sourcils pendant le monologue et croisa même les bras sur sa poitrine pour signer son impatience. Hélas, la lassitude fut de courte durée.

Alton posa une main sur son épaulière, et la Cavalière eut un mouvement de recul. Pour des raisons un peu hautaines, elle ne laissait que peu de gens entrer en contact avec son armure – du moins, volontairement – et même un confrère estimé aurait reçu un regard sévère. D’ailleurs, cela ne la rendait pas exceptionnelle, les hommes de Démégor n’étant généralement pas amateurs d’amicalité. Alors quand les mains du prêtre s’approchaient trop de ses effets, quand ces infâmes outils de perquisition psychologique osaient déposer leur rouille viciée sur son être, quand ces instruments de viol viscéral dardaient leurs pointes venimeuses contre son âme, Kreen sentait toute son essence se glacer et mordre ses propres entrailles. Ses yeux s’ouvrirent grand comme des astres, et elle effectua un geste preste pour se dégager. Elle aurait facilement pu lui échapper, bien sûr, mais en sentant la poigne du Gélovigien entraver son mouvement, elle comprit qu’il ne tentait pas juste de l’agacer un peu comme il avait l’habitude de le faire. Il était très sérieux, restait à savoir qu’elle était sa tâche : humilier la guerrière ou lui rendre hommage devant tous ses frères.

C’est que le porte-parole de Sharna aurait pu tenter l’un comme l’autre. Il excellait dans l’art d’avilir et de rabaisser, mais d’un autre côté, Kreen ne pouvait pas sincèrement l’accuser de diffamation. Bien au contraire, sa tendance à faire mine de lui lécher les bottes se manifestait surtout en public, et si elle y voyait bel et bien une punition, les louanges du Haut-Prêtre avaient tout de même quelque valeur – aux yeux de ses plus pieux confrères, de ses subordonnés et de ses maîtres, mais surtout de Sharna. Ne pas savoir à quelle sauce il comptait la manger chaque fois qu’ils se croisaient était d’ailleurs la raison principale pour laquelle elle l’évitait ; avec ses ennemis, au moins, elle savait à quoi s’attendre.

L’écu tournoya un moment et dévoila enfin le côté sur lequel il terminerait sa danse. Pile. Face. Peu importe. Ce fut le côté sur lequel Kreen n’avait pas parié.

Elle défit le nœud de ses bras, gonfla la poitrine, et toisa Alton comme s’il venait de la poignarder. Le temps sembla s’arrêter ; même les murmures s’atténuèrent. La Cavalière crut que tous les yeux de Phelgra étaient sur elle, que toutes les oreilles du monde étaient tournées vers ses lèvres. Elle crut être en train de vivre un long moment suspendu, une seconde éternelle dans une autre dimension où tout devenait immatériel – tout sauf la main qui lacérait son épaulière et les mots qui transperçaient son orgueil.

S’agenouiller devant Alton ? Elle n’y aurait pas pensé une seule seconde. Elle n’aurait pas saisi le sens d’une telle idée. Elle aurait froncé les sourcils à l’association incongrue de cette action et de ce personnage. Mais il ne s’agissait pas d’Alton.

Fidèle à son passé, à sa réputation et à son Dieu, le Séide du Chaos obéit. Elle porta une main ferme au symbole de Sharna sur son plastron, et mit un genou à terre.

Des ricanements parcoururent l’assemblée alentour, des sifflements impressionnés et compatissants vinrent briser le silence, et le temps reprit son cours. Quelques commentaires parvinrent aux oreilles de Kreen, mais aucun fut prononcé assez fort pour qu’elle ait envie d’y répondre. Pas verbalement en tout cas. Après quelques secondes de pure et simple agonie sociale, la guerrière reprit un peu de son image en main. Elle leva le bras droit, empoigna le col du Haut-Prêtre, et l’attira violemment à elle. Leurs visages n’avaient jamais été aussi proches.

La Cavalière plongea un regard sans équivoque dans les yeux de son tortionnaire. Elle chuchota, mais d’un ton abrasif ; un murmure brûlant de menace, étrangement sensuel :

« – Tu sais très bien que tu vas souffrir pour ça, Alton. Je sais que tu le sais. »