Une petite Ladrinis au service d'une grande et fière nation.
Le jour fatidique, où 'L'ombre' viendrait pour n’emmener voir le chef de clan des Lanidris, était arrivé. Je devais partir avec l'inconnu en début de soirée pour une destination indéterminée. Sifderik m'avait préparé du mieux qu'il le put à cette rencontre. Mais Sifdérik avait décidé que cette journée nous appartenait, rien qu'à nous et c'est avec un peu d'avance que nous fêtâme mon dixième anniversaire. Bien qu'il pensa que je fusse un peu plus âgée, il avait décidé de compter les années depuis ma découverte sur les berges du lac. J'approuvais. De toute façon, nous n'avions aucun élément justifiant de ma date de naissance. Et puis, je n'étais plus humaines, alors, c'était bien comme ça. A ma grande surprise, il m'offrit de somptueux vêtements de cuir et de fourrures. C'était une magnifique tenue portée traditionnellement par les cimmériens, enfin, plus pour une princesse tout de même. Et, pour fidèle compagnon de route, une splendide jument répondant au doux nom d'Avanneq. Cela me toucha profondément et m’envahit tout à la fois d'une tristesse noble et sentimentale. J'en aurais pleurée si j'avais pu. Mais ces présents étaient loin de facilité notre séparation... Le soir venu, l'homme frappa à la porte, sans un mots. Vêtue d'habits simples et vétustes pour le voyage, j'avais pris soin de mettre mes beaux vêtements dans les sacoches de ma juments, il me tendit une sorte de casque en cuir. Une fois montée sur Avanneq, je le mis. Il me couvrait la moitié du visage. J'étais aveugle. Il dut prendre les rênes de ma juments car je la sentie se mettre au trot. Plongée dans le noir, je laissais derrière moi le seul fragment d'humanité qui m'avait raccrochée à cette existence. Un grand froid s'éprit de la moindre parcelle mon corps, venu du plus profond de mon âme.
Nous chevauchâmes deux jours, peut-être trois. Je ne sais pas. Par contre, ce qui est sûr, c'est que 'l'ombre' ne dit pas un seul mot de tout le trajet. Moi non plus d'ailleurs. Et qu'il ne m'a jamais proposé ni d'eau, ni de nourriture. Etait-il complètement misogyne ou bien connaissait-il ma réelle nature ? Quoi qu'il en soit, nous devions être arrivé dans une ville ou plutôt dans la cours d'un château, je pense. Car même si j'étais privée de vue, je pouvais entendre résonner les fers de nos chevaux sur des pavés. Il devait aussi y avoir un peu de monde qui s'affairait ça et là. Rapidement, nos chevaux s'arrêtèrent et je sentis sa main ferme sur mon bras. Je devais aussi descendre. Quelques minutes plus tard, une porte qui devait être lourde, à en juger par son grincement sinistre, s'ouvrit et, me tenant fermement, il me fit dévaler un escalier en colimaçon. Nous nous enfoncions dans les profondeurs de la terre. Nul bruit sinon nos propres pas. J'étais étrangement calme, tout comme un prisonnier qui s'était résigné à subir sa sentence, sans peur, sans regret. Puis nous dûmes prendre un long couloir. Parcourant une distance que je ne saurais estimer, il me fit m'arrêter mais me laissant toujours le casque sur la tête. Debout, laissée sur place tel un objet devenu inutile, j'attendis. Mais rien ne vint. Et après un moment suspendu dans le temps, une porte venait de s'ouvrir. Une main ferme et brutale se saisie de moi pour me faire rentrer dans une pièce. Une chaise racla le sol et l'on m'y jeta. Les pas s'éloignèrent, la porte fut refermée. Encore une longue attente avant que quelqu'un la rouvrit. Une autre chaise fut déplacée et une main légère m’ôta mon casque. Je pris quelques minutes avant de recouvrer la vue. Heureusement, la pièce était parcimonieusement éclairée et je pus enfin découvrir le lieu qui m'avait valu ce périple déplaisant.
C'était une petite pièce voûtée, assez basse, en pierre ocres. Le long des torchères courrait l’empreinte noire de la suie. Assis devant moi, à une table de chêne fortement marquée par le temps, un homme d'une soixantaine d'années, les cheveux poivre et sel coupés en brosse, un visage aux traits fin pourvus de deux yeux profondément enchâssées, me scrutait sévèrement, avec autant d’intérêt que de dédain. Il ne disait mot. Alors, j'en fis de même. Ce qui sembla légèrement le contrarier, il dut y voir un signe de bravade de ma part. Ce qui dans un certain sens, me plut et je ne fis rien pour démentir son ressenti. Ces deux dernières années, j'avais vu mon existence m'échapper complètement et être devenu un pion manipulé sur un échiquier dont les règles m'étaient inconnues. Maintenant, j'avais enfin en face de moi l'un des joueurs et je pouvais sentir au fond de moi un rage sourdre. Lui faire bonne impression n'était pas dans mes priorités. Ce fut donc lui qui rompit le silence en se fendant d'un large sourire. Et d'une voix rocailleuse:
-"Une forte tête ? Et en plus une gamine ?! Honnêtement, si tu ne m'avais pas été recommandée expressément, tu ne serais pas là devant moi... Mais bon, pourquoi pas... Mais avant de savoir si tu as le minimum de qualités requises pour nous rejoindre, tu vas devoir passer une série de tests. Et pour commencer, tu vas m'ouvrir ces deux petits coffres."
D'un sac posé à ses pieds, il en sortit deux boites, l'une avec serrure l'autre semblait dépourvue de tout système d'ouverture. Il y adjoint aussi mon trousseau de crochetage. Surprise qu'il le pose sur la table, je me contins et essayais de dissimuler au mieux le déplaisir de savoir qu'il s'était permis de fouiller dans mes affaires. Et en dernier lieu, il posa un grand sablier sur la table. Et de sa voix narquoise, il reprit:
-"Tu vois, rien de bien méchant ma foi. Tu dois juste les ouvrir avant que le sable ne se soit totalement écoulé. C'est tout."
Disant cela, il affichait un sourire satisfait, presque malsain tout en me jetant un regard sardonique. Une fois le sablier retourné, il s'affala dans sa chaise tout en croisant ses bras sur son torse musculeux et attendit l'air de rien. Je savais bien ce qu'il attendait, que j'échoue. Sans me désarmer pour autant, je pris le premier coffre à serrure dans mes mains. La serrure était relativement simple d'apparence, mais ce devait être un leurre. Alors que je m'appliquais à user de mon don pour en découvrir le mécanisme, un schéma assez clair se fit jour à mon esprit. Mais malgré cela, l'ouvrir me demanderait beaucoup de temps et de doigté. Respirant profondément, je pris mes outils et me mise à la tâche. J'avançais lentement, alignant les goupilles les unes après les autres tout en prenant soin de ne pas déclencher le mécanisme de sécurité qui ferait sortir un aiguillon dissimulé dans le rotor. Puis un 'clac' se fit entendre, la serrure venait de céder. Je relevais la tête et jetais un rapide coup d’œil au sablier. Il ne me restait qu'à peine un tiers du temps impartie. Prenant précipitamment l'autre boite, dans ma tête résonnait l'écoulement du sable et les secondes qui filaient si implacablement. En regardant le coffre, nulle serrure, nulle jointure. Il s'agissait d'une de ces boites à secrets dont il fallait faire coulisser les lamelles de bois dans un certain ordre pour pouvoir les ouvrir. Sans compter qu'elle aussi devait être protégé par un mécanisme défensif. Prenant fermement la boite dans mes mains, je me concentrais au maximum mais aucune vision ne me vint. Ce devait être toute cette pression qui me déconcentrait ou bien pire, peut-être avais-je épuisée toute mon essence. Catastrophe ! Et pendant ce temps, le sable qui se défilait inexorablement. Je sentais déjà l'acide de l'échec me ronger l'esprit, il fallait à tout prix que je me ressaisisse. Alors je me remémorais les longs moments passé sur les berges du Lac Gelé à contempler les vaguelettes cristallines s'échouer sur les galets. Je pouvais sentir le vent frais jouer dans mes cheveux, entendre les pépillements des Bruants des neiges. Un immense calme m’envahit. Puis succéda à cette idyllique vision celle plus sombre et étrange qui m'avait fait défaut. Dans mon esprit apparut le schéma des lamelles de bois à faire coulisser, mais la perception en était parcellaire ou imprécise. Rouvrant les yeux, je les posais instinctivement sur sablier. Peu de temps il me restait. Sans plus penser à autre chose, je laissais mes doigts courir sur les lamelles, les déplacer et laissais mon instinct compléter ce que je n'avais pu apercevoir et finalement elle s'ouvrit. Pleine d’inquiétude, la gorge nouée, je jetais un coup d’œil craintif au fatal instrument alors que le dernier grain de sable venait de tomber. Je n'étais pas encore remise demes émotions que le type affalé en face de moi se redressa sur sa chaise et d'une voix détachée et méprisante:
-"De justesse... pas très rapide tout ça... mais bon, ça passe."
Sans crier gare, il frappa violemment la table de son poing et de la porte de derrière apparurent deux hommes à la mine patibulaire
-"Bien, suis-les. Ils vont te mener à ta prochaine épreuve. Mais avant prend ça."
Il sortit une dague qu'il posa sur la table. Affichant un sourire malsain:
-"A tout à l'heure... enfin peut-être."
Je me saisie de la dague et suivis à contre cœur les deux hommes. Ils me menèrent dans une salle ronde, assez vaste, surmontée d'une coupole soutenue par des colonnes taillées grossièrement. Sur les mur étaient disposés des râteliers pourvus de nombreuses armes. Certaines m'étaient connues, d'autres trop exotiques. Des torchères à intervalles réguliers éclairaient partiellement la pièce et de nombreux recoins restaient dans l'ombre. Une fois les deux hommes sortis, je me retrouvais seule, baignée dans un silence inquiétant. Du regard, je fis le tour de la pièce. Pas âme qui vive. Pas très rassurée, j'avançais vers le centre de la pièce et c'est alors que deux ombres fondirent sur moi. Leurs intentions étaient claires, j'allais devoir en découdre avec ces deux malandrins. Mais je m'arrêterais là car mon égo en souffre encore et je ne peux réprimer un élan de rage futile en repensant à cette lamentable déconvenue. Pour faire bref, en moins de temps qu'il ne le faut pour le dire, je me suis retrouvée à terre, désarmé, puis rouée de coups. Et c'est complètement endolorie, à moitié assommée que je devais passer la partie finale de mon test. J'en suis à peu près certaine maintenant, s'ils m'ont fait passer cette épreuve avant la dernière, c'est tout simplement pour me faire échouer ou du moins m'handicaper sérieusement et réduire mes chances de réussite. C'est un coup bas tout à fait digne d'un misogyne. Quoi qu'il soit, à cette dernière épreuve, je ne m'en suis pas trop mal sortie. Il s'agissait du tir de précision sur cible mouvante. Et avec ma sarbacane je me suis bien débrouillée aux vues des circonstances. Cela fait, on me raccompagna à la première salle où se trouvait le sale type. Il se tenait accoudé à la table, l'air grave. Toute ironie avait disparut de son visage. A coté de lui, se tenait l'homme sombre et mystérieux que je connaissais sous le pseudonyme de 'L'ombre'. Lui aussi était assis, droit, immobile et comme à son habitude, le visage masqué par l'ample capuche de sa cape noire. Un lourd silence rendait pesante l'atmosphère de la petite pièce et cela me mit de suite mal à l'aise. D'un geste de la main, le sale type me fit signe de prendre place en face d'eux.
Et prenant une longue inspiration, d'une voix posée et sentencieuse, il prit la parole, alors que 'L'ombre' restait murée dans son habituel silence.
-"Bon, tes capacités, bien qu'elles soient légèrement en de-ça de ce que nous attendons de la part de l'un des membres de notre caste, sont tout de même suffisamment remarquables. Certaines de tes faiblesses feraient que tu ne sois pas en mesure d'être admise parmi nous, mais tu nous as été recommandée et nous avons passé un accord avec le gouvernement cimmérien. D'ailleurs, ce seront eux qui te donneront tes ordres de missions. Inutile de te dire que nous n'aimonspas qu'un gouvernement se mêle de nos affaires, c'est pour cela que nous avons mis en place un système de compartimentation au sein de notre caste. Tu vas faire partie de ces quelques personnes admises en notre sein qui portent allégeance à deux camps. Pour éviter tout conflit, ton gouvernement s'engage à ne jamais t'employer contre nos intérêts ou à nous trahir et du notre, nous faisons de même, ce qui t'éviteras d'être devant le dilemme d'avoir à choisir un camps. Par contre, pour ta propre sécurité, tu feras bien de ne jamais révéler la condition dans laquelle tu te trouves car nous n'interviendrons pas si l'un des membres de notre caste veux te régler ton compte. Beaucoup d'entre nous ont des griefs contre les gouvernements et les hommes de loi, donc les espions sont particulièrement mal vu. N'accorde jamais ta confiance car aucun de nous ne te l'accorderas. Ce sera tout pour moi."
Il y eu un long silence avant que 'L'ombre' ne ce décide à parler. Ce qui me surpris, ce fut la douceur de sa voix, son calme, il s'exprimait comme dans un murmure:
-"Le 'Silence' nourrit à ton égard des espoirs dont tu devras te montrer digne. Tu vas faire partie d'un nouveau projet quelque peu expérimental où ton inaptitude au combat ne sera pas forcement un désavantage. Nous voulons former des agents pratiquement indécelables ou pour le moins repérables. Premier point, et de loin le plus important, je te sais pourvue de certaines capacités qui vont dans ce sens et deuxièmement, qui irait soupçonner d'espionnage une gamine ? Les préjugés jouent fortement en ta faveur et nous allons en profiter. Sifdérik t'as donnée une bonne formation de base mais tu vas devoir apprendre certaines choses qui te seront nécessaires lors de tes futurs missions. Apprends la musique, une couverture de ménestrel est idéale comme laissez-passer dans les cours et approcher les puissants. Tu devras aussi maîtriser notre système de code afin de communiquer avec nous et surtout maîtrise l'étiquette en vigueur dans les différentes contrée, c'est le meilleur moyen pour être invisible. Dans l'immédiat, nous ne te confirons que des missions faciles afin que tu t'exerces suffisamment et ce sera Sifdérik ton agent de liaison, c'est de lui que tu recevras tes ordres de missions. Une dernière chose, entre les mission, continue de travailler à l'étude de maître Amaraq, c'est une très bonne couverture qui te protégera et te mettra à l’abri des regards indiscrets. Bien, repose toi, nous repartirons pour ton village à la nuit tombée."
A entendre de tels propos venant de sa part, j'en ai été fortement déstabilisée. Lui, qui c'était montré jusqu'à lors froid, distant et même indélicat, avait fait preuve d'une certaine commisération à mon égard. Cela ma profondément touchée.
Retour à Upiq. ᐅᐱᖅ
De retour à Upiq, mon village d'adoption, je me dirigeais vers la demeure de Sifdérik et lui fit part de mes aventures. Il les écouta, triste et résigné, ce qui allait rendre ma requette encore plus difficile car j'allais rajouter encore à son dépit. Mais j'avais besoin de changement, de me retrouver seule dans un endroit bien à moi et j'y pensais depuis quelques saisons déjà. Bien qu'il me considéra toujours comme sa fille, il avait oublié que je n'étais plus une enfant et que j'aspirais à plus d'indépendance. Cela faisait huit ans que je travaillais pour maître Amaraq et j'avais fais quelques économies, suffisamment pour pouvoir m'acheter un petit bien. Tout comme Sifdérik, je désirais une petite habitation, pas trop éloignée du village mais quand même à l’abri des regards. Quand je lui fis part de mon projet, au lieu d'afficher une mine morose ou contrariée, il me sourit et cela soulagea quelque peu ma peine. C'est une fois à l'étude de maître Amaraq que je me mise, secrètement, en quête d'une petite construction que je pouvais acheter. Et quelques jours plus tard, je dénichais enfin la perle rare. Il s'agissait d'une ancienne petite maison de charbonnier, située à approximativement une lieu du village, au milieu d'une forêt de mélèze. L'exploitation du charbon avait cessée il y a bien longtemps de cela et cette maison était à l'abandon depuis une trentaine d'années. Un héritier, qui en était le propriétaire vivait à une quarantaine de kilomètres d'Upiq. Ce qui me permettrait de faire l'allée-retour dans la journée et de signer le contrat de vente sans que personne ne s'en aperçoive. Bien entendu, la vente se ferait au profit d'un marchand itinérant qui l'aurait acheté pour sa fille. Je préparais donc l'acte de propriété pour un certain monsieur Ambert Fouquebrune résidant dans un village bien loin d'ici, à la frontière de Dhelgra. Une fois la transaction faite, je mettais le double de l'acte de vente dans les archives de l'étude, ni vu ni connu. Ayant visitée les lieux, je savais qu'il faudrait que je réalise quelques travaux et pour ne point éveiller les soupçons, il me fut assez aisée de prétexter que les réalisation seraient faites pour le compte du nouvel acquéreur. Le chemin menant à cette maison avait été depuis bien longtemps abandonné ce qui la rendait particulièrement difficile à trouver et me procurerait toute l'intimité dont j'avais besoin. Sifdérik m'aida pour les travaux, essentiellement remplacer quelques bardeaux de la toiture, remettre en état la porte et les fenêtre et changer la serrure. La demeure ne comprenait qu'une seule pièce, d'une vingtaine de mètres carré. Une grande cheminée occupait le mur à droite de l'entrée. Il n'y avait que deux fenêtres, située de part et d'autre de la porte d'entrée, une trappe, au centre de la pièce qui débouchait sur une cave. Attenant à la maison, une petite étable ferait office d'écurie pour ma fidèle Avanneq. Et à une dizaine de mètre de là, le vieux four à charbon tout recouvert de végétation. Pour l'eau, il me faudrait m'enfoncer plus profondément dans la forêt pour y trouver un ruisseau à l'eau cristalline. C'était mon nouveau chez moi et il me plaisait bien avec sa façade vétuste et patinée par les intempéries, sa charpente tordue par une fantasmatique douleur, sa cheminée obliquant dangereusement vers le sol. Perdue dans cette lugubre solitude, on eut dit un vieux crapaud somnolent. Exactement ce qui convenait à mon humeur.