Lucius n’avait rien d’un marin. Il n’appréciait pas la compagnie des autres, et encore moins celle de cette population généralement braillarde, indisciplinée et inculte qu’étaient les marins. Il n’appréciait pas non plus la promiscuité navrante des quartiers étroits que l’on trouvait sur les bateaux, entre les ronflements malvenus et l’impossibilité d’écrire et de lire tranquillement, le rythme tanguant du navire venant perturber ces activités, bien trop nobles pour prendre place sur un vieux rafiot tremblant. Plus que tout cela, il n’appréciait très certainement pas les regards inquisiteurs que les pirates (il naviguait rarement avec les éléments les plus recommandables de la société, peut-être était-ce là son problème) jetaient généralement dans sa direction, comme s’il était quelque chose de curieux, entre un noble risible et un érudit loufoque. Si seulement ils savaient la moitié du quart du début du commencement de la vérité, peut-être que leurs regards se teinteraient d’une mesure bienvenue de respect et de crainte, mais Lucius n’était pas un homme qui révélait facilement qui il était. Aussi était-il compréhensible que la perspective de devoir s’embarquer sur un navire pendant des semaines puisse atteindre quelque peu son humeur, et ce malgré l’air charmant qu’aurait autrement pris cette matinée. Il avait longtemps médité son plan, et était certain qu’aujourd’hui était le jour qui convenait à sa mise en place. Une fois l’enfant entre ses mains rapaces, il serait alors des plus aisés d’obtenir ce qu’il voulait. La partie compliquée du plan était d’obtenir le marmot en question.
Il poussa les lourdes portes de la taverne, le vieux bois grinçant malgré l’atmosphère marine de Mavro Limani, et regarda qui se trouvait à l’intérieur de l’établissement. Le Couteau Sanglant était une des tavernes les plus célèbres de la ville portuaire, et ce pour une bonne raison. Il était facile d’y trouver ce que cherchait tout marin respectable après un long voyage en mer, que ce soit de l‘alcool infâme pour un prix très raisonnable, une rixe loin du regard sévère du capitaine et des règles strictes du navire, ou un peu de compagnie féminine. Malgré l’heure matinale, l’endroit était déjà relativement plein, et tout le monde s’activait. Si les prostitués n’étaient pas encore en train d’exercer leurs charmes, il pouvait déjà voir les premiers soulards s’effondrer sur le bois fatigué de leurs tables, et les premiers parieurs gâcher leurs maigres fortunes. Il scanna encore un instant l’endroit, et fixa finalement son regard sur celle qu’il était venu chercher. Alil Forecrock. Derrière ce nom plébéien se cachait une figure aussi noire que respectée, la capitaine incontestée de la Main de Kron, une nef à la réputation aussi sinistre qu’étendue. Pour avoir emmagasiné une telle célébrité dans un milieu aussi masculin, la créature devait avoir travailler dur et être au moins quelque peu compétente, ce que le réseau d’espions de Lucius semblait confirmer.
Il se dirigea vers elle, la saluant pendant son trajet d’un geste simple de la main, un sourire affable plaqué sur le visage. Il n’avait pour ce voyage pas choisi de modifier son apparence, estimant que devoir entretenir le sortilège une fois en mer se révélerait impossible à faire régulièrement. Il doutait de toute façon que sa face dise quoi que ce soit à la jeune femme, tant il prenait de précautions pour maintenir son identité totalement et parfaitement secrète. Il s’assit en face d’elle, et la regarda, l’étudiant très brièvement. C’était une femme lourde, avec quelques restes de féminité, mais la mer avait visiblement prélevé son tribut sur elle. La mort aussi, sans doute. Son visage était marqué par les embruns et le sel, et il pouvait noter les cals qui marquaient ses mains. Lucius préférait limer les siens, tant par choix esthétique que par le gout maniaque du secret qui l’habitait. S’il n’avait pas de cal, personne ne pouvait reconnaître de prime abord qu’il était parfaitement capable de manier les nombreux couteaux artistiquement dissimulés sur sa personne. Il prit la parole, entamant la première partie d’une conversation qu’il estimerait brève :
"Je suis ravi et honoré que vous ayez répondu favorablement à ma lettre, capitaine. Comme vous le savez, je souhaiterais faire appel à vos services pour retrouver une jeune femme, d’environ huit à dix ans. Elle se trouve à bord d’une caravelle marchande en route pour ce même port, et je souhaiterais que nous l’interceptions en pleine mer. Vous êtes libre de disposer comme vous l’entendez de la cargaison et des gens à bord du navire, mais rien ne doit arriver à l’enfant. En plus de cette récompense, je suis prêt à vous payer grassement une fois le charmant bambin sécurisé, fit-il en marquant une courte pause, avant de continuer. Avez-vous des questions ou des remarques ? Je vous en prie."
Il attendit, ces doigts croisés se posant sur la table comme les serres d’un oiseau de proie, et il se mit à fixer du regard la capitaine, ouvrant son esprit. Savoir ce qu’elle penserait de tout cela serait un excellent indicateur de sa fiabilité. Il ne lui faisait aucunement confiance. Non pas qu’il fasse confiance à qui que ce soit, mais ce n’était de toute façon pas là le point principal.