Une calme rencontre

Xakta chevauchait Enclume qui marchait d’un pas dont lui seul était capable. Il avait eu des mois pour perfectionner sa technique. Elle consistait à avancer d’un pas complètement irrégulier. La Zélos ne savait par quel prodige l’infecte monture était capable d’un tel mauvais tour mais cela la forçait à observer une vigilance constante pour ne serait-ce se maintenir sur sa selle.

Oui, elle n’avait le temps de s’ennuyer avec ce sacré animal. Mais, c’était justement pour cette raison qu’elle le supportait, et l’appréciait même. Jamais depuis qu’elle le montait elle n’avait eu la moindre envie de s’endormir ou tout simplement de somnoler. Il semblait comme doué d’un sixième sens pour sentir lorsque sa charge, élevée, voyait sa concentration diminuer et profitait, du moins essayait, de cette occasion pour s’en délester. En vain jusqu’à présent.

« Tiens, monte là-d’sus ! Sans discuter. J’veux voir c’que tu vaux. » C’était une terrane à la voix profonde, sourde et autoritaire qui s’était exprimée. La première fois que Xakta à défaut de voir un cheval allait en chevaucher un. La bête, tout le contraire d’Enclume, s’était laissée faire. Après une heure, la terrane n’avait fait qu’une seule remarque. « Tsss ! Va falloir tout t’apprendre d’puis l’début, même avant. » Cela car la Zélos n’avait réussi à se maintenir sur la monture plus de deux pas.

Une secousse, volontaire, sortit Xakta de sa rêverie éveillée. Elle ne dut qu’à la connaissance des mauvais tours du canasson le fait de se maintenir en selle. Elle fut donc déséquilibrée un court instant, qu’Enclume ne mit à profit, avant de se remettre droite.

A peine bien réinstallée, un choc se fit sentir sur son épaule droite. Cela n’ébranla la Zélos mais le poids qui le suivit lui signala que Panse était revenue sur son perchoir régulier. Automatiquement, elle dirigea son esprit vers celui du volatile.

* Sensation de faim. Images de cochon grillé à la broche tournant au-dessus d’un feu de bois. Crépitements de la graisse coulant le long de la chair avant de chuter sur les flammes les ravivant en flammèches fugaces. Vision d’activité frénétique autour du feu. Sensation de faim. *

Sachant que la pie n’aimait voler sur de longues distances, Xakta sut qu’un village, où une fête quelconque devait se préparer, serait rapidement en vue. Et, effectivement, les champs, immenses même aux yeux de la cavalière, cédèrent finalement la place à des habitations, modestes. Là, encore loin de l’entrée, à défaut d’un terme plus adéquat, le vacarme d’une dispute atteignit ses oreilles.

Intriguée, elle mit pied à terre, pour gagner du temps en évitant les caprices du cheval, et courut vers l’origine du brouhaha. Arrivée, rapidement, elle vit une foule prête à s’entre-étriper. Elle prit une forte inspiration.

« Calme ! » hurla-t-elle d’une voix puissante.

Cela eut pour effet de stopper, momentanément, l’agitation à défaut de supprimer les tensions.

« Que se passe-t-il ? »
« Qu’est-ce ça peut t’faire, étrangère ? » cracha un Terran au visage rouge de fureur.
« Je suis la chevalière Selk, de l’Ordre d’Oris. »

Les villageois se mirent à murmurer de manière inintelligible entre eux. Profitant de ce court moment de calme, Xakta posa son regard aux alentours. Elle remarqua, à l’écart du tumulte, un homme pour autant qu’elle sache car l’individu dissimulait ses traits sous une capuche qui restait serein malgré la tension dans l'air.

« Prenez donc exemple sur cette personne là-bas qui garde son sang-froid. » dit-elle en montrant de la main l’encapuchonné.

Cela faisait déjà plusieurs jours qu'il avait quitté Tyrhénium, après avoir récupéré son grimoire qu'avait dérobé une certaine Alolla Cwra.
Il escomptait se rendre à Dalma, ce petit village paisible et extrêmement religieux. Il souhaitait y recueillir des témoignages et autres descriptions des cérémonies de cultes les plus anciens pratiqués par les villageois, et pourquoi pas des informations sur les origines des Sylphides.

Mais il devait pour cela faire une escale dans la région du Duché d'Arghanat. Il s'était trouvé une petite bourgade sympathique, habitée par de simples paysans, Terrans pour la plupart. Il y avait bien entendu des marchands, des artisans ou des ouvriers, ce village se suffisait à lui même.

Aujourd’hui jour de fête dans ce petit village.
Un grand banquet avait été dressé pour l’occasion, ils célébraient l’anniversaire du Chef du village.
L’événement n’était pas extraordinaire, il avait, après tout, lieu tous les ans à la même date.

La fête battait son plein, et les convives mangeaient et buvaient depuis déjà des heures, plusieurs porcs avaient déjà été rôtis et dévorés, ainsi que de nombreux tonneaux d’alcool vidés.
L’odeur de la nourriture s’envolait dans les airs, accompagnée de chants paillards.

Pourtant, la bonne humeur ne régnait pas à chaque table. Au bout de la dernière, deux ivrognes commençaient déjà à lever la voix.
Très vite une foule se formait autour des deux, tout le monde parlant tous en même temps.
Arminas, lui, bien qu’invité aux festivités, était resté à l’écart, observant de loin, ne souhaitant pas se mêler de cette dispute. Il restait dissimulé sous sa capuche noire, comme d’accoutumée.

Cette altercation avait permis à une inconnue de s’immiscer subrepticement, personne ne l’avait entendu arriver, avec le tumulte de la dispute.
Elle rétabli le silence, malgré la réplique cinglante d’un villageois, et bien que les tensions soient toujours présentes, l’attention était à présent portée sur elle.
Il s’agissait à première vue d’une Zélos, une femme au physique grossier et musclé, qui se présenta en tant que « Chevalière Selk », membre de l’Ordre d’Oris.

Il n’écoutait qu’à moitié son court discours, mais lorsqu’elle le pointa du doigt, il ne pu s’empêcher de se retourner vers elle, curieux.

Il s’approcha un peu de la foule, et ouvrit la bouche pour répondre, mais il n’en eut pas l’occasion, les deux belligérants ayant reprit leur altercation.
Ils n’avaient, en toute vraisemblance, pas pris en compte le conseil de la Zélos, puisque l’un d’eux colla un magistral coup de poing sur le nez de l’autre, l’envoyant directement au tapis.

Légèrement pris au dépourvu par la scène à laquelle il venait d’assister, Arminas mit un certain temps à réagir, mais il réagit efficacement : il engloba la tête de l’agresseur dans une sphère d’ombre, le rendant ainsi momentanément atteint de cécité.

« Le Chevalier a raison, gardez votre calme. » lança-t-il

L’homme se frotta inutilement les yeux, cherchant en vain qui était responsable de son état, tandis que l’autre se relevait le nez en sang, le regard vengeur.

Le Sylphide jeta un coup d’œil à la nouvelle arrivante, qui dégageait une aura de puissance et de confiance en elle. Selon lui, elle ressemblait à ces héros dont on parle dans les légendes, ceux qui errent sans réel but, de villes en villes, au secours de la veuve et de l’orphelin, des opprimés et de toutes ces personnes dans le besoin. Telle était, il le savait, la vocation des membres de l’Ordre d’Oris.

Xakta n’avait éprouvé de la surprise qu'uniquement pour la forme lorsque son intervention se solda par un échec. Elle avait l’habitude de ne pas réussir à amener les gens à de meilleurs sentiments dès la première tentative. Cela l’exaspérait, mais elle s’était faite une raison.

Lorsque la dispute recommença, plus violemment encore, elle hésita à gueuler à nouveau. L’hésitation due à l’échec précédent donna le temps à l’homme qu’elle avait désigné d’agir avant elle.

La Zélos vit une ombre s’enrouler autour de la tête d’un des belligérants. Ce dernier se mit à paniquer tandis que son opposant se relevait dans l’espoir de profiter de la confusion pour rendre la monnaie avec les intérêts.

« Lorsque l’on doit régler un problème, il faut absolument penser à tout et ne pas oublier le moindre détail, car c’est lui qui plus tard pourra empêcher de le résoudre ou le compliquer. C’est valable quelque soit la situation, que l’on s’occupe de vivants ou d’inanimés. » récita une voix calme et profonde à une Xakta six ans plus jeune et quatre autres apprenti-chevaliers. Xakta n’avait pas compris le sens de ces paroles.

Et, aujourd’hui encore, elle avait des difficultés à en saisir le sens. Mais, en voyant Nez-Ensanglanté prêt à se venger, elle sut qu’il était l’un de ces détails pouvant tout faire échouer. Sombre-Capuche n’avait pensé à le neutraliser ou le calmer. Seulement, elle non plus, de même qu’elle avait aussi négligés les autres villageois qui ne tarderaient à venir empirer la situation tendue.

Une seule solution s’offrit à elle. Enfin, une seule ne la forçant à user de violence. Elle n’avait aucune envie de faire ça car cela l’épuisait grandement et rapidement. Seulement, cela restait moins épuisant que de devoir affronter une telle foule en colère. Aussi ferma-t-elle les yeux et laissa ses autres sens ouverts. Ainsi elle serait prévenue si quelqu’un n’avait ne serait-ce que le début d’une mauvaise intention à son égard. Et surtout, cela était nécessaire pour qu’elle puisse agir comme elle devait le faire.

Après deux inspirations seulement, Xakta parvint à éprouver la sérénité nécessaire. Elle la saisit délicatement, puis la façonna, la modela de manière à obtenir un filet de pensées relaxantes qu’elle leva au-dessus d’elle. Puis, elle le lança, le laissa croître puis retomber sur le village et ses occupants.

Le calme revint lentement dans le village, sans pour autant que la source des disputes ait disparu. Seulement, à présent que tous étaient détendus, toute envie belliqueuse réprimée pour le moment, Xakta allait pouvoir s’enquérir de la raison de ce tumulte. Malheureusement pour elle, s’étant située au centre de la zone de détente, la tension s’était accumulée en son sein. Ses muscles étaient raides et ses mouvements saccadés. Elle parvint cependant à faire face à tous.

« Bon, quel est le problème ici ? » demanda la Chevalière d’une voix forte mais posée. « Et, un seul à la fois. » précisa-t-elle. « Sinon… » fit-elle en posant sa main sur l’imposante masse dépassant dans son dos tout en jetant un coup d’œil à la ronde.

Son regard se posa sur Arminas, enfin sur son capuchon. Cet homme, car elle avait réussi à identifier le genre de l’individu grâce à sa voix, l’intriguait. Non pas car son visage était dissimulé, mais par sa façon d’agir. Il était discret, calme, posé, serviable, précis, preste et juste. Juste et bon. De plus, il émanait de son être, un sentiment de secret. Oh, ses secrets, elle aurait sans doute pu les dénicher en fouillant l’esprit de l’encapuchonné, mais depuis qu’elle était capable de maîtriser ce mode de lecture elle en restreignait l’usage uniquement pour servir l’Ordre.

« Je suis la Chevalière Selk. » dit-elle à l’intention d’Arminas. « Quelle est votre identité ? » Elle se tourna ensuite vers les villageois. « Réfléchissez à ce que vous allez pouvoir dire en attendant, et pas de bêtises. Compris ? » dit-elle en les fixant d’un air sévère. Puis, elle revint vers le Sylphide. « J’en oubliais de vous remercier pour l’aide apportée. Merci à vous. Bien, à présent, pouvez-vous me dire ce qui vous amène en ce lieu ? Cette question est non liée à l’Ordre, purement personnelle. » rajouta-t-elle.

En attendant les réponses, elle fit face aux villageois leur portant un regard intimant le silence. Sa concentration était donc partagée entre Arminas et le village.

La foule était apaisée, par l’intervention de Xakta, tous semblaient ne plus jamais vouloir élever la voix ou le poing.

« Je suis la Chevalière Selk. »

« Oui, il me semble que vous l’avez déjà mentionné. Je me nomme Oronar. Arminas Oronar.
Mais il est inutile de me remercier, j’aime ma tranquillité, et ces deux là – il désigna les deux querelleurs d’un signe de tête – me l’ont troublé. »

Sans plus de précisions, il fit volte face, et reprit la direction de son assiette.
Toujours dos au Chevalier, il compléta :
« Quant à ma présence, j’ai bien peur qu’elle ne vous concerne en rien. Occupez vous donc de ce qui vous concerne, et uniquement de ceci. »

« Dis donc, l’étranger ! Nous t’avons accueilli de bonne grâce ! Pourquoi tu n’en fais pas de même avec elle ? »

Le Sylphide se retourna à nouveau et s’approcha de cet homme. C’était encore Nez-Ensanglanté.
« Est-ce bien à ça que la Chevalière vous a demandé de réfléchir ? Je ne trouve pourtant pas que votre attitude a l’air bienveillante envers moi, pour quelqu’un qui se dit accueillant. »

« Oui, mais je… »
Arminas lui posa la main sur l’épaule, et le coupa en chuchotant :
« Tu es muet. »
Au même moment, Nez-Ensanglanté porta ses mains à la bouche, paniqué, ne pouvant plus émettre le moindre son.

La journée n’avait pas été très bonne pour Arminas, aussi, du ton le plus cinglant dont il était capable, il observa la foule en lançant :
« Quelqu’un d’autre a-t-il des réclamations à me faire ? »

Il ne s’attendait pas à la moindre réponse, aussi, il décida de retourner terminer son repas.

La réponse du dénommé Oronar – Xakta avait fini par enfin apprendre son nom – se révéla sèche. Plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle avait dû être trop brusque dans ses questions. Cependant, la Chevalière était habituée à ce type de réaction. Un peu trop en y songeant rapidement. Cela aurait pu en rester à ce point si elle n’avait aperçu un battement d’ailes s’approchant d’Arminas.

Trente ans plus tôt, la jeune Xakta – à peine la vingtaine à l’époque – suivait sa grande sœur. Encore et toujours. Bien qu’ayant l’âge d’être indépendante, la Zélos ne pouvait s’éloigner de sa sœur. Ne le désirait nullement. Elle l’admirait pour sa façon d’être et surtout son physique. « Toi aussi, telle une chenille tu te métamorphoseras en un magnifique papillon un jour. Toi aussi tu seras aussi belle que moi. » L’ainée avait bien évidemment menti, mais elle n’avait pas son pareil pour charmer autrui que ce soit par des mots ou tout simplement des gestes.

Et, depuis ce jour, Xakta s’était mise à observer et admirer les papillons. A les envier. Puis, cela passa progressivement à l’obsession.

Dix-sept années auparavant, la hors-la-loi s’était pour une fois séparée de sa grande sœur et des brigands qu’elle accompagnait. Etant la moins reconnaissable pour ce qu’elle était – une voleuse, une paria, une meurtrière – elle pouvait se rendre en ville. Et, c’était ce qu’on lui avait demandé de faire. Une mission de reconnaissance afin de trouver des proies fortunées et faiblement protégées sur le départ. Là, Xakta rencontra un jeune Terran qui semblait agir comme elle. Celui-ci la remarqua et s’aperçut de son manège. Pour lui, la Zélos n’était rien d’autre qu’une rivale. Aussi décida-t-il de l’éliminer. Grand mal lui prit car d’un coup de poing, elle le coucha. « T’aurais pas dû t’en prendre à un membre des Papillons Dorés ! », cracha l’allongé ses loques élimées révélant sur son torse le tatouage d’un grand papillon. Elle ne prêta attention aux paroles et le fit taire, définitivement, en lui donnant un coup de pied à la tête lui brisant le cou.

Il s’agissait de Morfale qui revenait d’une courte chasse aux insectes n’ayant osé s’attaquer aux cochons grillés. Dans son bec, le dernier attrapé gigotait encore. Un mouvement d’Arminas l’effraya et elle fit tomber sa proie sur son épaule. Il s’agissait d’un papillon à l’agonie. Mais, pas assez mort aux yeux de Xakta.

Sept mois plus tôt, la Chevalière réglait un problème bénin. Une dispute entre fermiers voisins avait entraîné l’inimitié entre les deux familles. Pour éviter que cela ne s’envenime et n’amène à la mort d’innocents, elle était intervenue. A force de paroles, et au final d’un peu de menaces, elle avait réussi à calmer les esprits. Cela aurait pu en rester là si un papillon ne s’était posé sur l’épaule d’un jeune, un colosse presque aussi imposant que la Zélos. La vision du lépidoptère lui rappela, indistinctement, l’incident avec un brigand qu’elle avait achevé à terre, mais plus clairement sa sœur. La conjonction des deux lui fit voir rouge et elle frappa l’insecte. On entendit un craquement sinistre lorsque l’épaule se brisa sous le coup.

Elle haïssait les papillons. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais elle ne pouvait supporter d’en voir un vivant. Mort, cela était supportable. Xakta arma donc sa main droite pour donner un méchant revers à l’agonisant.

« Meurs ! » fit-elle d’une voix chargée de haine à l’adresse du papillon.

Le coup était déjà parti lorsqu’elle se rendit compte que l’épaule d’Arminas risquait de prendre l’impact de plein fouet. Elle ne put l’arrêter, seulement l’atténuer. Ce qui fit qu’au lieu de recevoir un coup pouvant lui déboiter l’épaule, Oronar se retrouva repoussé, assez violemment et sèchement. Et ce, peu de temps après qu’il ait demandé si quelqu’un désirait objecter.