Eveil et légendes □ PV Shiva

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 Eveil et légendes □ PV Shiva

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MessageSujet: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeMar 18 Fév - 0:08

A l’aube du monde, deux frères naquirent dans le désordre et la puissance du chaos. Delil et Kron étaient dissemblables comme un soleil et une lune ; Delil avait pour lui la noblesse, la bienveillance et la force, Kron avait l’intelligence, la persévérance et le courage, l’un était lumière, l’autre obscurité, le premier chaleur, le second dureté ; et ils s’aimaient pourtant d’un amour sans borne. Quand pour les dieux vint le temps d’enfanter chacun leur tour un présent qu’ils devraient offrir à la terre vierge découverte dans le cosmos, Delil insuffla la vie aux créatures de ses pairs et couvrit le monde d’une flore dense et merveilleuse. Mais Kron, quant à lui, quoi qu’il tentât par tous les moyens de donner naissance à des êtres beaux et nouveaux, ne parvint qu’à ranimer des dépouilles et qu’à relever les non-vivants. Les dieux, constatant l’infécondité de Kron, lui donnèrent alors pour tâche de suivre les sillons de Delil et de faire flétrir ce que son frère avait fait naître, pour qu’il fût rendu possible à Delil de semer à nouveau les germes de la vie sur une terre fertilisée. Kron et Delil se rencontrèrent une dernière fois et gémirent de ne plus jamais pouvoir marcher côte à côte, et de ne plus voir chacun que leur dos devant eux pour l’éternité.
Alors Delil dit : « Je marcherai sur tes pas, et tu marcheras sur les miens. Notre vie sera celle du monde, elle sera un cycle infini, ininterrompue comme le cercle. Toi et moi, nous ne serons plus unis qu’en marchant l’un derrière l’autre. »
Et il en fut ainsi.

***

« Ilyan !
‒ Léo !
‒ Mon frère !
‒ Cela fait si longtemps ! Tu m’as tellement manqué. »

Léogan referma ses bras puissants sur la silhouette frêle de son frère et ils s’enlacèrent tous deux avec tendresse. Il y avait bien longtemps que Léogan ne s’était pas accordé de congé et le médecin d’Ilyan – son épouse, Elza – lui défendait toujours de prendre la route et de rejoindre son aîné à Cimméria, où les neiges et le froid atrophieraient ses poumons malades et lui couperaient dangereusement la respiration. Après un certain nombre de missions éprouvantes, cependant, et des démêlés horripilants avec les prêtresses qui complotaient à qui mieux mieux, Léogan avait décidé de fermer boutique pour deux bonnes semaines et de retrouver son frère bien-aimé à Eridania, loin des vanités et de la duplicité d’Hellas.
Les deux Sindarins restèrent un long moment l’un dans les bras de l’autre, comme des enfants, le cœur battant et s’abreuvant de leur chaleur et de leur force mutuelles. Ils se séparèrent enfin, d’un mouvement tacite et délicat, et se considérèrent chacun avec un sourire nostalgique.
Ilyan trouva à Léogan un air malheureux et fatigué. Son visage était pâle malgré son grain de peau naturellement cuivré, et des cernes glacées et bleues comme le nacre soulignaient ses yeux noirs, qui brillaient cependant d’un éclat terrible. Léo passa une main dans les cheveux foncés de son cadet et les ébouriffa gaiement. Ilyan était maigre mais il rayonnait d’une énergie qui faisait plaisir à voir et paraissait en bonne santé. Rien n’était plus en mesure de le réconforter.

Ils prirent la route le lendemain, dès l’aube. Ils sellèrent leurs chevaux, Ilyan recueillit patiemment les derniers conseils d’Elza, ainsi que tout un lot de remèdes et de plantes « au cas où », et ils chevauchèrent sur le chemin de la forêt de Sphène et du temple de Delil.
Leurs montures, des bêtes gaies et vigoureuses, quittèrent la ville au pas, et il ne fallut pas beaucoup de temps aux frères Jézékaël pour se souvenir de leurs galops sauvages, des sabots de leurs chevaux qui frappaient la terre comme deux tambours à l’unisson, de la cavalcade guerrière de leur cœur sous leur poitrail et pour oublier toute mesure et toute sagesse. Ils échangèrent un regard espiègle et d’un coup sec, pressèrent le flanc de leurs montures qui se cabrèrent ensemble et s’élancèrent au grand galop sur le chemin, en soulevant des nuées de poussière. Ils s’appuyèrent sur leurs étriers et se couchèrent sur l’encolure de leurs chevaux, les yeux égarés entre la route poudreuse, le ciel aveuglant et le paysage qui n’était, à cette vitesse, plus qu’une impression d’éclats de couleurs brisées, de verts vifs, de bleus et de jaunes aiguisés, qui déchiraient leurs iris jusqu’à la rétine et qui éveillaient dans leurs gorges des rires de jeunes gens endiablés.
Les poumons d’Ilyan lui brûlaient, envahis comme par la marée sanguinaire qui inonderait une grotte marine et accablerait la roche de mille morsures salées. Il avait, ainsi que Léogan, le visage en feu, mais leurs cerveaux fourmillaient d’images convulsives, de sons bourdonnants, de souvenirs fabuleux qui les rendaient ivres de joie et de violence. Ils étaient rendus sourds à tout bruit identifiable. Leur ouïe était écrasée par le grondement des sabots et la clameur chaotique de leur mémoire.
Ode, la jument pie de Léogan, bondissait puissamment entre ciel et terre. Il serra ses cuisses contre ses flancs, lâcha ses rênes et ouvrit les bras pour se sentir fragile dans ce monde féroce et lui offrir sa poitrine et son cœur. Il serrait la mâchoire à s’en faire mal et ouvrait ses yeux tous grands pour ne rien perdre du grand vertige que la chevauchée lui offrait. Il se sentait à la fois colosse – ses muscles se tendaient, se soulevaient, se gonflaient dans l’effort, sa poitrine et ses épaules lui paraissaient immenses à lui-même – et pourtant poussière pulvérisée dans le grand cosmos.  

Soudain, un bruit terrible anéantit son hallucination bacchanale ; les sabots de son cheval frappaient désormais seuls la terre du chemin. Il tira brutalement sur ses rênes et arrêta sa course, pour jeter un regard inquiet en arrière, sur Ilyan qui s’était immobilisé et qui toussait à s’en rompre la gorge et le poitrail. Un voile sombre s’abattit sur le vieil enthousiasme de Léogan, sa gorge se noua. Il rejoignit prestement son jeune frère, qu’il aida à mettre pied à terre et qu’il assit sur le bord de la route, contre le tronc d’un tilleul qui sentait bon la sève et le bourgeonnement.
Les yeux d’Ilyan riaient, alors qu’il toussait encore et encore. Léo s’assit près de lui, tandis que les chevaux piaffaient et allaient d’eux-mêmes brouter un peu d’herbes à leurs côtés. Il posa une main chaude et apaisante sur la poitrine de son frère. Peu à peu, le corps malade d’Ilyan retrouvait son calme. Quand il ne tressauta plus que d’un toussotement çà et là, et que le silence recueillit les deux frères, Léogan s’appuya également contre le tronc du tilleul et leva son regard vers le ciel. La torpeur le saisit et engourdit ses membres. Alors, un fredonnement doux et lent s’échappa de sa gorge, et il massa paisiblement l’épaule contractée d’Ilyan, en chantant à mi-voix :

« Par une tiède nuit de printemps
Il y a bien de cela cent ans,
Que sous un brin de persil, sans bruit
Tout menu, naquit
Jean de la Lune, Jean de la Lune…
»


Ils firent comme si de rien n’était. Ce n’était pas grave. Ilyan prit un flacon dans le fond de son gilet, et en fit sauter le bouchon. Une vapeur s’en échappa et il l’inhala sereinement.

***

Un jour, Delil, ou Kron – l’un des deux frères, en tout cas, il n’est aucune certitude – vit une femme au bord de la route et s’arrêta. Certains disent que c’était la belle Kesha elle-même, d’autres, une simple, mais magnifique mortelle. Le dieu en tomba amoureux et s’écarta de sa tâche, laissant son frère poursuivre la sienne, et le monde au bord du chaos. Il suivit sa maîtresse jusqu’au bout de la terre, escalada des rocs ardus pour ne pas la perdre, traversa des océans à la force de ses bras et elle le prit par la main et l’entraîna sur des hauteurs insoupçonnées, où ils régnèrent et où chaque nuit, il s’endormait d’un sommeil sans souci. Un matin, la belle femme s’éveilla à ses côtés et lui dit qu’elle voulait construire un palais gigantesque, dont les tours toucheraient le royaume des cieux, et d’où ils pourraient s’entretenir avec les lunes et les soleils. Il accepta et ils se mirent à l’ouvrage.
Mais le temps passait et une tempête formidable se leva. Au-bas des montagnes, le dieu entendit la voix de son frère qui dans les vents l’appelait au secours. Les regards de son aimée l’empêchèrent de le rejoindre. Elle lui dit : « Ce n’est que le chant terrifié d’un oiseau dans la tempête, construisons encore, bientôt nous ouvrirons une voie aux hommes vers les étoiles. » Convaincu, il poursuivit son œuvre. Chaque jour, cependant, il entendait de nouveau la voix de son frère, qui marchait tout autour du monde et revenait sans cesse au pied de la montagne. Une nuit, quand sa femme fut endormie, il entendit à nouveau les cris dans la tempête et, le cœur plein d’angoisse, il décida de quitter silencieusement sa couche et de voir de ses yeux ce qu’il en était.
Il descendit la montagne prudemment et plus il approchait du sol, plus le monde lui apparaissait tel qu’il était depuis qu’il avait arrêté son voyage : il s’anéantissait de lui-même ; la nature s’affrontait dans des combats sanguinaires, les races immortelles s’éteignaient en une journée, les morts se relevaient et brisaient les vivants. Le dieu vit alors pour la première fois depuis une éternité le visage de son frère, qui brillait de reconnaissance et de joie, plus que de blâme. Ils s’observèrent longtemps, puis son frère lui fit signe de le suivre et lui présenta à nouveau son dos pour marcher vers l’horizon.
Alors le dieu reprit la route à toutes jambes et retrouva, loin devant lui, la silhouette tant aimée de son frère. Il marcha de nouveau sur ses pas et le cycle brisé se renoua.

***

Après avoir subi une déchéance notable à Canopée, Léogan avait vécu de mercenariat avec Ilyan de cité en cité, à Cebrenia, et quand leur rage contre le monde entier se fut assoupie, ils s’étaient sentis las de combattre.
On ne dira pas que les frères Jézékaël étaient d’une piété exemplaire. Ils ne croyaient pas aux dieux. Ils croyaient aux forces du monde qui s’affrontaient et se heurtaient les unes contre les autres dans un effroyable chaos, et ils priaient leurs personnifications spirituelles car il n’y avait qu’elles pour être à la portée des hommes. Ils avaient rejoint le temple de Delil pour se ressaisir d’une énergie essentielle, d’un courage de vivre dont le désespoir les avait privés. Ils y étaient été restés trois ans – c’était bien court, dans une existence de Sindarins, mais c’était assez pour tisser des liens d’amitié avec le prédécesseur de Dame Shiva Durgas, le respectable Enzel Yul’eren, un ancien Yorka qui avait dû périr lorsque les deux frères s’étaient aventurés à Phelgra, ou peut-être quand Léogan avait touché la terre d’El Bahari.
Léogan en gardait un souvenir précieux. C’était un vieillard noble, au chef couronné de deux cornes de cerfs et au regard doux. Quand Ilyan et lui approchèrent du temple de Delil, au soir de leur deuxième jour de voyage, il arrêta sa jument un instant, troublé par une apparition dans la lumière crépusculaire de la forêt. C’était un cerf qui s’était immobilisé dans une clairière, à quelques dizaines de pieds derrière des arbres, et qui le regardait sans ciller. Léogan le considéra longtemps à son tour et derrière la défiance naturelle de l’animal, il crut percevoir une bienfaisance mystérieuse qui le troubla. Enfin, une branche craqua non loin, le cerf tourna la tête et disparut noblement dans le clair-obscur.
Cette vision laissa Léogan songeur et plongea son âme dans une sorte de vertige mystique. Il ne parvenait pas à décider qui de son imagination, du hasard ou de la divinité lui avait fait ce signe, et cette indécision le berçait vainement – il en avait conscience – mais avec toute la douceur des choses ineptes et déraisonnables.
Ils arrivèrent au temple de Delil dans la nuit et demandèrent l’hospitalité aux prêtres avec la discrétion respectueuse qui leur était habituelle. Un Sylphide de leur connaissance les accueillit chaleureusement et leur offrit une chambre sobre, qui avait vue sur un jardin sauvage, dont le vent du soir leur portait les odeurs de jasmin.

Les frères Jézékaël, le cœur heureux et l’esprit en paix, partagèrent un repas austère dans leur petite chambre – il était tard et ils n’auraient pas voulu déranger leurs hôtes – rirent silencieusement de plaisanteries légères, et s’endormirent bientôt dans leurs lits de draps blancs.

Léogan se réveilla à l’aube, par la force de l’habitude, et sortit sans bruit de leur chambre, où Ilyan dormait profondément. Il lui avait fait faire des efforts inconsidérés, au premier jour de leur voyage, et il devait reprendre des forces – Elza allait le tuer, c’était une certitude.
Il se glissa hors du temple somnolent, son havresac en cuir sous le bras, et traversa d’un pas vif le jardin sauvage qu’il avait admiré à sa fenêtre la veille. La rosée des herbes hautes mouilla ses bottes et son ample pantalon de voyage. Il respira les parfums suaves et caressants des fleurs qui s’ouvraient aux aurores et entendit non loin le bruit de clochettes d’une petite cascade, qui précipitait un cours d’eau pour abreuver le jardin. Il s’y dirigea avec bonne humeur, décidé à décrasser un peu sa carcasse de soldat aventureux, poisseuse des poussières de chemin.
C’était bien une chute d’eau qui ne devait pas dépasser sa taille et qui tintinnabulait sous de grands mimosas jaunes et touffus, qui exhalaient et faisaient flotter alentours des odeurs fraîches et sucrées. Léogan resta quelques instants debout, le nez en l’air, et savoura l’atmosphère de ce matin paisible et normal, en demi-teinte. Enfin, il posa son havresac sur une pierre et ôta sa vieille chemise, laissant aller sur son torse son lourd médaillon de bronze où tournaient en ronde les symboles des divinités, ses bottes et son pantalon. Il plongea ses pieds dans l’eau froide et frissonna. Il avança et, arrivé au milieu du ruisseau, fut submergé jusqu’à la taille. Le claquement incessant des eaux contre la roche attira son attention. Il lutta contre le courant, progressa encore, tendit les bras à travers la cascade dont ses muscles éprouvèrent la puissance, et ses mains calleuses touchèrent la pierre froide qui précipitait toute cette eau en contrebas. Alors, il plongea sa tête sous ces flots tempétueux. Ses cheveux longs lui firent un rideau devant le visage et il resta de longues secondes à mettre son crâne à l’épreuve du torrent. Quand il fut à demi assommé, il émergea de la cascade et jeta sa tête en arrière. Il alla s’asseoir contre la berge, le corps bercé par le courant, et réfléchit lentement à la tranquillité de sa journée à venir.
Léogan était un homme inquiet. Il vivait d’âpres journées de vide intérieur et de désespoir où, au beau milieu d'un monde en anéantissement progressif, exploité par des sociétés et des individus orgueilleux, l'univers des hommes et leur prétendue culture apparaissaient à chaque seconde dans leur splendeur de pacotille, mensongère et vulgaire, grimaçant comme un personnage répugnant dont l'image se concentrait dans son esprit malade jusqu’au comble du désenchantement. Aujourd’hui, il était assis dans ce ruisseau du temple de Delil, reconnaissant, et il pensait qu’aucune guerre n’avait encore été déclarée de son vivant, qu’il avait toujours fait ce qui avait été en son pouvoir pour qu’aucune dictature nouvelle ne fût instaurée, qu’aucune affaire véreuse en politique ou dans l’armée n’avait réussi à aboutir à Hellas ou ne l’avait suivi jusqu’ici.
Il commença à frotter son corps avec un chiffon humide et fredonna, toujours reconnaissant, le cœur léger et un sourire frémissant aux lèvres :

« Quand il se risquait à travers bois,
De loin, de près, de tous les endroits,
Merles, bouvreuils, sur leurs mirlitons
Répétaient en rond
Jean de la Lune, Jean de la Lune…
»


Sa voix était grave et chaleureuse. Elle entamait cet air modeste et populaire avec retenue, avec un enthousiasme modéré qui allait presque jusqu’à la gaieté, mais qui s’étouffait dans l’indolence de la tranquillité. Une fois décrassé, il stagna encore quelques longues minutes dans l’eau froide, la tête renversée en arrière, la gorge encore hantée de chansons.
Enfin, il s’étira avec un petit gémissement satisfait et émergea des eaux, ruisselant, et les cheveux plaqués contre le visage. Il s’essuya dans une serviette qu’il avait apportée, laissa ses bottes de côté, et renfila rapidement son pantalon, et sa chemise blanche qu’il reboutonna à peine, par négligence ou bien par paresse. Il s’agenouilla sereinement sous une grande branche de mimosa et égara son regard dans la forêt, de l’autre côté du cours d’eau, où s’écoulaient doucement les rayons des soleils. Le dos droit, les épaules souples, il ferma les yeux et contempla le flux sémillant de ses pensées. Il écouta le grondement infini de la cascade, sentit l’air du matin effleurer ses narines avec ses odeurs merveilleuses, et glacer ses joues encore humides. Ses mains reposèrent légèrement sur ses cuisses et s’entrouvrirent comme pour recueillir un don de la nature.
Il pria.


Dernière édition par Léogan Jézékaël le Sam 10 Mai - 4:39, édité 1 fois
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeSam 8 Mar - 19:25

Un cri retentit dans l’immense forêt de Sphène, puis un concert de bruissement d’ailes qui frissonnaient de toutes parts alors qu’une nuée d’oiseaux de tous genres s’élevait dans un nuage pétillant au-dessus de la canopée. Ses paupières fines s’ouvrirent brutalement, alors que ses tympans morts renvoyaient faiblement des signaux d’une activité distante. Un craquement macabre se fit entendre à son tour, enveloppant la haute pièce d’un tissu sordide, et une bourrasque fraîche s’abattit par les voûtes qui maculaient les murs de l’aile nord du temps. Ces ouvertures servaient de fenêtres sans vitres qui donnaient perpétuellement sur la forêt et son orée. Une silhouette spectrale s’éleva alors d’un petit canapé bas, appliquant son ombre sur des voiles suspendus de ci de là dans le grand espace et laissant derrière elle le dessin d’une ombre mince et lngue, à la longue chevelure flottante qui glissait derrière elle comme une cape déchirée. L’air était particulièrement frais pour cette époque de l’année, un redoux saisissait tout le pays, paralysant malheureusement les soirées qui devaient habituellement s’adoucir agréablement. La lune était haute, couvant de son regard d’argent la moindre de ses filles scintillantes. Quelques nuages épars semblaient chercher désespérément un chemin au milieu de ce ciel d’encre. Cela faisait bien longtemps que la Sainte ne s’était pas ainsi réveillée en pleine nuit…    

Dans l’obscurité, sa pair d’yeux opaques coulèrent jusqu’au dehors. Les tic-tac d’une pendule non loin lui rappelait la triste idée qu’elle n’avait dû dormir que quelques heures à peine. La journée avait été particulièrement éprouvante. Tout juste rentrés d’un voyage au duché d’Arghannat où ils avaient fait la connaissance du charmant et sournois duc Seh, le monastère les accueillit bouillonnant et pleins de questions – et de pèlerins de passage arrivés au temple entre temps pour profiter de la douceur de la saison et du calme de la prière. Au bout de quelques heures, elle avait déjà présidé un conseil, célébré deux messes, et saluer d’innombrables visages. Delil lui avait prêté sa force. Mais quand la nuit vint, la sainte avait fait tomber le masque et troquer sa marche fière pour une démarche noble mais tremblotante, sa grande canne taillée accrochée au bout de sa main. Dès qu’elle le put, elle s’enfuit dans ses appartements à l’ombre de son plafond de marbre. Ses forces, ses muscles ne répondaient plus, et elle sentait que le repos était la seule échappatoire à cette journée qui avait filé à toute vitesse, comme les grains de sable coincés au fond du grand sablier que tenait Delil, en comptant inlassablement les heures.
Et quand bien même ses yeux se closent enfin, deux prêtres firent irruption dans le vaste boudoir blanc qui lui servait de temps à autres de chambres, annonçant la venue de deux nouveaux pèlerins qui cherchait l’asile pour la nuit et pour un séjour. «  Donnez leurs des chambres avec de bons lits, ils doivent avoir besoin de repos – tout comme moi d’ailleurs. S’ils le demandent, faites leurs savoir que je leur souhaite la bienvenue, mais que mon état ne me permet pas de venir les saluer pour l’instant, ce sera chose faite demain. » Sa voix était faible mais posée, et les prieurs nocturnes disparurent alors en s’inclinant, retournant à la nuit et aux cavaliers inattendus.

Comme depuis quatre-vingt ans, son sommeil était sans rêves – un autre effet de la mort sur les esprits, apparemment. Et même si cet état était difficile à atteindre, la forêt était assez vivante, grouillante de bruits et de sons pour la bercer. A présent réveillée, Shiva, penché sur un rebord, se laissa aller à la douce contemplation de cet immense corps vert et battant de vie. Ses mèches pourpres s’élevaient dans l’azure du ciel sur les brises froides qui battaient la pleine mais son corps dénudé ne tremblait pas. Et ses yeux, remplis d’une douce mélancolie, aurait pu paraître encore en vie s’ils n’avaient pas été si effacés. Elle l’aimait. Cette forêt, ce cœur battant plein de beautés, de joies comme de peines, de détails si anodins qu’ils sont en eux-mêmes des trésors. Cette vue était précieuse, et jamais plus qu’en ces rares instant elle avait la sensation de faire face à Delil lui-même. Dans chaque bourrasque elle entendait ses paroles. Dans chaque craquement de branches et de bois elle sentait son corps bouger. Une lueur scintillante éclaira quelques secondes ses iris trépassés – le reflet d’une étoile ou une larme naissante ? Ce lieu était semblable à l’enfant qu’elle n’aura jamais et qu’elle défendra comme la lionne défend son petit. Combien de temps resta-t-elle ainsi, en pleine contemplation et perdue dans ses pensées ? Entourée de sa subtile crinière pourpre et de ses envoûtantes fragrances, sa peau semblait transparente sous la lumière de la lune.

Quelques heures plus tard, le soleil se leva enfin. Et si l’astre flamboyant peut se laisser tendrement désiré pendant de longues minutes en colorant le ciel d’un millier de nuances, certains des croyants qui résidaient au temple étaient déjà bien actifs. Les pèlerins, pour beaucoup, dormaient encore. Il était essentiel qu’ils puissent se lever quand ils le voulaient, Delil savait que le voyage pour arriver au temple pouvait s’avérer particulièrement pénible et long. L’héritière Durgas l’avait bien compris : chacun devait se sentir en ce temple comme dans une seconde maison. Le rythme enchanteur avait plus a beaucoup de fidèles qui en avait fait leur demeure officiel. La hiérarchie de la croyance, tout aussi séduite, hantait pour beaucoup les lieux ce qui faisait qu’avec sa taille conséquente, le temple ressemblait plus à une petite ville qu’à un simple lieux de culte. Habituellement, la Sainte était déjà sur le qui-vive à préparer la première messe qui se célébrait en milieu de matinée ou à traîner ses yeux juges un peu partout pour inspecter scrupuleusement le moindre détail. Mais en cette matinée, la Dame avait choisis d’organiser les choses… Différemment. Après tout, tout le monde pouvait bien s’accorder un peu de répit de temps en temps. Mais apparemment, le vent ne semblait pas le savoir, et une bourrasque curieuse voulut le vérifier. Se frayant un chemin sous les voûtes et entre le mobilier, elle finit sa course devant le corps étendue de Shiva, toujours endormie.

C’était vers les quatre heures que finalement ses paupières s’étaient à nouveau fermées, après deux heures de vagabondages nocturnes où elle lu ou erra dans les grandes pièces qui lui étaient assignées. Elle trouva le sommeil sur un long fauteuil, avec pour seule couverture son livre ouvert accroché à la pointe de ses hanches.
Un nouveau bruissement d’aile l’éveilla encore, cette fois-ci bien plus proche que l’envolée de volatile qui l’avait attirée pendant la nuit. Il était tout proche… Tellement proche. Même tout contre. Soudain, la sainte se redressa prise de surprise, pour tomber nez à bec avec son compagnon ailé qui venait de prendre place sur le dossier du meuble. Sa petite tête de perroquet hésitait sans cesse avec la position à adopter et bougeait avec les tremblements habituels d’un ara en secouant son plumage émeraude. Il semblait vouloir observer la pièce sous toutes les coutures avec ses deux yeux noirs et vides. En passant sa main maigre sur sa tête, la Dame en profita pour glisser ses longues jambes sur le côté, étirant par la même ses muscles encore fatigués. Sa mémoire allait déjà vers la veille. Elle avait bien fait de prendre la matinée. L’idée d’avoir quelques heures devant elle lui plaisait… Se redressant complètement cette fois-ci, son allure pâle se reflèta dans le damier du sol qui la vit traverser la salle jusqu’à un placard. Le silence raisonnait dans la pièce comme un chant serein, un témoin sacré pour la macchabée qui hésitait fébrilement devant toutes ses parures pour un premier drapé en cette journée. Au bout de plusieurs minutes elle opta pour une simple robes manteau noire et or qui glissait jusqu’au sol, fermée par une imposante ceinture ornée à la taille qui laissait ses clavicules saillantes à la vue de tous. Une fois vêtue, elle finit son apparat matinale par une pince dans ses cheveux qui accrocha en un chignon élégant ses cheveux pourpres tout en enduisant son poitrail d’une fine couche de parfum fleuri – ses vieilles phobies n’avaient pas disparues dans son sommeil, apparemment. Une paire de souliers noirs et un châle de soie plus tard, le reflet dans le miroir acquiesça silencieusement qu’elle pouvait être aperçue.

Ce ne fut qu’alors qu’elle se retourna vers le perroquet béat de tant de manières. En l’espace de quelques instants, elle avait retrouvé ce port noble et cette tête haute, et la ferme intention d’honorer celui qui l’avait remis sur pied. Elle avait un temple à faire tourner… Shiva reportait sa couronne de Haute-Prêtresse avec fierté. Baissant ses yeux vers le volatile. Que se passait-il dans cette petite tête emplumée ? Magha comprit par ce regard insistant que sa place n’était plus sur le dossier d’acajou et déploya majestueusement ses ailes, s’élança jusqu’à atterrir délicatement sur une des épaules étroites de la Dame qui lui offrit un regard félicitant.


« - Tu deviens de plus en plus doué, Magha. Allons marcher un peu. J’ai cruellement besoin de redonner un peu de viguer à ces jambes, et la vue des arbres te ferait le plus grand bien, mon ami ailé. N’est-ce pas ? »

Posez la question à n’importe quel animal, et vous seriez prêt à parier qu’aucune réponse ne franchirait leurs gueules. Mais après avoir relevé son élégante collerette, il articula d’une voix graillant un ‘oui’ parfaitement audible. Un sourire agita les lèvres violettes de Shiva : la vertue de parole de son compagnon s’améliorait de jour en jour. Rares étaient ceux à connaître cet étonnant pouvoir… Qui pourrait peut-être un jour lui être utile.
Sans plus de cérémonie, l’improbable duo se rendit dans le fond de la pièce, plaquant leur ombre difforme sur le mur grâce aux rayons naissants du soleil, laissant leurs traits noirs bordés d’ocre et de rouge. Là ils franchirent une porte pour arriver dans un petit corridor qui reliait le boudoir à une bibliothèque privative, donnant elle-même sur sa chambre et sur une salle d’eau. Mais ce n’était pas sa destination… Au centre de ce corridor ouvert qui longeait la muraille du temple, une ouverture donnait accès à un escalier privé qui descendait jusqu’aux jardins cultivés à l’arrière du temple. C’étaient les seuls qui se trouvaient là, le reste étant laissés aux mains expertes de la nature. Prenant garde à garder dans sa main un pli de sa robe pour lui éviter le supplice de la boue, la dame atterit au milieu des fleurs et des boutons, des arbustes, des plantations entretenues tout autour d’elle. C’était un vrai écrin de senteurs et de paix. Souriant avec paix, l’esprit de la Dame s’en trouvait apaisé. Avançant avec lenteur et silence, elle observa autour d’elle s’ouvrir les coroles et se déployer les pétales à son passage, ses pouvoirs à l’œuvres où qu’elle aille. Les parfums explosaient, les oiseaux se posaient sur les branches alentours. Delil lui avait fait un si beau présent que celui-ci.

Continuant son tour, elle quitta d’abord le potager, puis une roseraie, en décidant de quitter ce versant du temple pour atteindre l’autre face où se trouvait, presque secret, une clairière agréable où coulait un ruisseau claire et frais. Une autre perle de la nature que l’on ne trouvait que dans cette forêt. Mais un chant autre que celui des oiseaux l’attira alors. Un chant porté à demi-mot, à demi souffle par le vent complice qui lui rapporta jalousement des ersatz de paroles dans ses oreilles mortes qui ne les comprenait pas. Ainsi donc elle n’était pas la seule à se promener ? Un sourire amusé vint éclairer son visage. Prise d’une curiosité mondaine, la Dame était allègre de découvrir quel autre des fidèles pouvait vouloir profiter des lieux de si bonne heure. Gardant son allure et se prêtant au jeu, elle prit une précaution inutile ou plutôt risible de faire le moindre bruit possible, risquant même de perdre sa démarche habituellement stable et grande. Emergeant finalement avec un silence félin, son regard malicieux scruta la clairière à la recherche du chanteur éphémère. Et ce qu’elle découvrit allait au-delà de sa surprise, la laissant devant ce spectacle quelques secondes.

Là, dans l’herbe et sous l’éclat mouvant de l’ombre des branches, dans un silence parfait et une immobilité surprenante, caché sous une épaisse crinière humide, la carrure d’un homme aux épaules larges et à la silhouette robuste se dessinait sous ses yeux. Et elle qui pensait coincer un de ses fidèles dans un exercice de voix, son esprit du se forcer quelques secondes avant de s’avouer vaincu. Cette personne lui était complètement inconnue. Un des voyageurs arrivé la veille ? C’était possible. Après tout, ils étaient nombreux à aller et venir en pèlerinage, ou par crainte des ténèbres qui semblaient devenir tous les jours un peu plus menaçant autour d’eux. La distance et le jeu frissonnant des éclats de la lumière ne purent lui permettre d’en voir plus sur le mystérieux inconnu qui conservait tous ses secrets. Elle ne pouvait lui donner ni âge, ni race, ni rien d’autre, d’ailleurs. Une simple vision d’épanouissement et de sérénité en cette belle matinée d’enkilil. Il semblait en pleine introspection… Pendant plusieurs minutes, Shiva resta tapie, respectant fébrilement et avec admiration le calme apparent de l’homme silencieux. Et finalement, l’humeur d’en savoir plus sur ce pèlerin inconnu la reprise de nouveau. Mais elle ne voulait pas – lâche qu’elle était ? – être celle qui la sortirait de sa quiétude. Soucieuse et amusée, elle se retourna vers son ami ailé qui la secondait toujours.


« - Et si tu allais t’enquérir de notre invité, mon très cher Magha ? Va donc lui faire écouter ses mots. Ce sera notre message de bienvenu. »

Penchant mécaniquement sa tête, l’oiseau s’envola alors pour se poser sur une des branches d’un mimosa voisin, ouvrant son bec pour chanter, reprenant quelques mots saisit plus tôt et avec la même mélodie ce qu’il avait chanté, allant même jusqu’à, à quelques instants, épousés le timbre de la voix du prieur. L’oiseau laissa, dans le fond de la clairière, la silhouette droite et élégante de la Vierge Pourpre, qui observait du coin de l’œil et du sourire amusé les réactions de l’inconnu. Mais son visage se braqua soudain sur les bois alentours. C’était étrange… Elle aurait pu se jurer avoir aperçu l’ombre d’un cerf…
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeMar 11 Mar - 17:49

Après bien des années passées auprès de grands maîtres dans l’art de la méditation et de la prière, Léogan n’arrivait pas à considérer le regard intérieur autrement que comme une absurdité métaphysique, ou même comme une abstraction impraticable. Un Sylphide, il y avait longtemps, lorsqu’il avait visité le temple de Teneis, avait tenté de faire entrer dans son crâne épais que « tu dois te séparer de ton corps, car la chose vue n’est jamais l’entité qui voit, mon ami, l’observateur est distinct de la chose observée, ainsi l’esprit doit devenir distinct du corps au cours de la méditation ».
C’était aberrant. Non, en fait, c’était bien une marotte de Sylphide. Séparer son esprit de son corps, non mais franchement. Il aurait été presque plus facile de se couper en deux physiquement.  
De toute façon, il n’y arrivait pas et ses tentatives finissaient toujours par l’agacer très fort ; ce qui était tout de même le contraire exact de l’effet escompté.

Alors il faisait les choses à sa manière. Il n’avait pas l’âme pieuse des grands mystiques plongés dans l’extase – d’ailleurs, il était possible que cela ne le coupât complètement de la paix intérieure qu’il recherchait : il y avait une certaine contradiction à vouloir atteindre un état de plénitude quand on refusait toujours de quitter le cheminement spirituel – mais il aimait s’asseoir sur ses genoux, dans une posture difficile, appuyé sur ses chevilles, s’étirer vers le haut comme un arbre qui veut atteindre la lumière, calmer sa respiration, en faire le métronome assuré de l’unification de tout son être – sa posture unissait ses divers organes dans l’effort, son attention correctrice unissait son corps à son esprit, et son esprit s’unifiait en s’unissant à lui-même.
Sous les branches parfumées du mimosa, son esprit était comme un lac agité par la tempête, avec de hautes vagues qui remuaient la vase du fond. Ses pensées étaient des atomes fous furieux, son esprit en était le nuage explosif et sémillant. Dans l’agitation de ses sens tout exaltés, de ses nerfs enflammés, de ses organes fébriles et de ses pensées en libre-jeu, il se sentait enfin entier, il était enfin un et tout.
On lui avait dit qu’ensuite, les vagues devenaient moins hautes, qu’il ne restait plus qu’un léger clapotis, et qu’un jour la surface du lac se faisait plate et lisse. Alors, disait-on, on voyait soudain clairement au fond de soi, ainsi que dans ces lacs de montagne transparents comme du cristal où le fond semblait si proche. Léogan doutait d’y arriver un jour. En fait, il doutait que ce ne fût jamais arrivé à quelqu’un.
Peu importait, au fond. Il n’était pas investi de la mission sacrée des prêtres qui savaient trouver dans le vide de la méditation la présence pleine et éternelle de leur dieu, au point d’en percevoir la voix qui faisait vibrer leur âme. Tout ce que faisait Léogan, c’était s’entraîner quotidiennement à exister dans la mouvance lente et pure du monde, jusque dans sa respiration qui tirait profondément dans les forces de la terre et vidait ses poumons d’un souffle apaisé, qui rejoignait l’air des cieux. Parmi les hommes, Léogan était d’un caractère brutal, nerveux et emporté, certains allaient même dire que sa mauvaise humeur était sa « marque de fabrique », la glaise dans laquelle il avait été façonné ; mais aussi étonnant que cela puisse paraître, Léogan n’éprouvait aucun plaisir à être mal luné. La méditation était essentielle à son équilibre. Elle lui permettait d’apaiser son esprit furieux et lui redonnait le courage de retrouver les hommes et de leur accorder chaque fois une nouvelle chance.

Mille idées comme un essaim fou furieux, des visions éblouissantes et un désordre d’émotions palpitantes s’agitaient dans son crâne, et il les ressentait aussi vivement qu’il éprouvait l’air frais de l’aurore s’engouffrer dans ses narines et sous sa chemise, transir ses muscles, sa gorge, son visage, et troubler ses cheveux humides, ou les parfums suaves et miellés des mimosas en fleurs, auxquels se mêlaient les bruits confus de la forêt, de l’eau qui bruissait, des animaux qui se déplaçaient silencieusement dans les fourrés et des oiseaux qui chantaient leurs ritournelles dans les frondaisons. Léogan avait quelque chose de la fourmilière, au fond du jardin odorant de Delil. Il se sentait vif, sémillant, enjoué et fringant, et pourtant plein d’une exceptionnelle sérénité, comme un monde clos et tranquille qui ne suivait plus que ses propres règles. Il était devenu un microcosme autarcique, autonome, et d’un genre un peu particulier. Tout se mêlait en lui, les aventures de son esprit et celles de la forêt, et il finissait par ne plus rien démêler et ne plus rien reconnaître. Il fonctionnait, ni plus, ni moins, il s’accomplissait lui-même. Il fonctionnait si bien d’ailleurs, qu’il commençait à envisager de se lever et de s’entraîner un peu à ses techniques de combat dans le ruisseau et sur la terre ferme ; il sentait déjà les rayons timides du soleil courir sur son épiderme et chatouiller sa nuque, tandis qu’il exercerait ses membres à l’impression de force absolue et à la rapidité de l’oiseau en vol.
Mais soudain, une fleur de mimosa tomba sur son nez, un grain jaune, comme une étoile aux poils soyeux qui démangea son odorat, il ouvrit les yeux et éternua.

Surpris, il leva la tête et écarquilla les yeux en apercevant sur la branche de l’arbre un bel ara au plumage vif et coloré, tel qu’il n’en avait vu qu’à El Bahari, et qui s’était posé là. Le perroquet se déplaça un peu en s’accrochant comiquement au bois à l’aide de ses grandes pattes noires et agita encore un peu le feuillage du mimosa qui fit pleuvoir un nouveau nuage dans les cheveux noirs et sur le visage levé de Léogan. Il éternua encore, et l’ara poussa un sifflement strident, comme pour s’éclaircir la voix. Alors, d’un timbre un peu maladroit, comme une porte qui grince ou un mécanisme mal huilé qu’on enclenche, le perroquet chanta fièrement : « Quand il se risquait à travers bois, de loin, de près, de tous les endroits… », et acheva crânement avec une tonalité qui rappela à Léogan sa propre voix, et qui le laissa complètement abasourdi : « Jean de la Lu-u-u-une ! ». Il poussa un crissement content et battit des ailes avec allégresse, tandis que le penseur aux cheveux noirs bondissait sur ses pieds, la poitrine palpitante de surprise.
Léogan leva un doigt vers l’oiseau, les sourcils froncés d’étonnement, prit une inspiration, et ouvrit la bouche presque pour s’adresser avec vindicte au culotté perroquet, mais il ne parvint à bredouiller qu’un :

« Je… Mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? »

Il laissa tomber son doigt, sa main, son bras tout ballant le long de son corps et cligna des paupières à plusieurs reprises. Il n’avait jamais entendu d’animal reproduire aussi fidèlement la voix d’un homme. Ses yeux noirs, que la lumière de l’aurore venait iriser comme les eaux scintillantes d’un lac sombre, se plissèrent, soulignés de leurs cernes nacrées, et examinèrent l’intrigante créature avec curiosité. Finalement, il conclut son propre désarroi par un rire court et gêné, qu’il étouffa rapidement dans sa gorge avec les restes de son chant, et passa une main dans ses cheveux mouillés, en se traitant silencieusement d’idiot.
Puis, il y eut un frémissement, non loin de là, sous les frondaisons épaisses et verdoyantes d’une futaie, et ses sens de Sindarin s’alertèrent. Il se retourna instinctivement et se braqua, avec la souplesse d’un prédateur menacé, les yeux assombris et le visage hostile.
Sous un voile de feuilles de mimosa, qui flottaient autour des branches comme de grandes plumes vertes, douces et légères, émaillées de petites fleurs solaires, et dans un clair-obscur fantastique se dessinait la haute silhouette d’une femme, qui avait le port majestueux d’une madone. Léogan baissa immédiatement sa garde, le visage plus troublé que jamais, et cet air d’innocence sembla le rajeunir. Une lumière dorée pleuvait par petits traits scintillants sur ce corps frêle et délié, dont les courbes osseuses et accidentées apparaissaient et disparaissaient capricieusement, au gré de l’ondulation des ramures et du ciel. Elle était d’une beauté mystérieuse qui saisit Léogan et l’émut étrangement. Il resta immobile pour la contempler encore quelques instants. Sa vue, rendue un peu incertaine par le rayonnement hésitant du petit matin, ne saisissait parfois qu’une aura vague, une évanescence pastellisée, de la couleur d’une mauve royale, entre le rouge et le violet, et qui émanait des parfums subtils et capiteux de rose et de jasmin, une odeur chaude, fruitée et obsédante. Cette femme fleur embaumait les airs des mêmes odeurs qui hantaient le jardin du temple, à la tombée de la nuit.
Une ombre familière apparut subitement bien plus loin, derrière les troncs d’une rangée désordonnée de grands magnolias. Elle ravit la vue de Léogan à sa contemplation et ranima ses pensées éteintes. Ses pieds nus foulèrent précipitamment la terre, il prit de l’élan en s’appuyant sur le tronc de son mimosa et se jeta en avant, la poitrine palpitante d’émotion et l’âme pleine d’une brume fabuleuse. Il courut comme un dément et s’arrêta quand l’ombre du cerf disparut dans la lumière tamisée de la forêt. Les yeux fixes et hagards, Léogan posa sa main contre un autre mimosa pour se soutenir un moment, à quelques pas seulement de la jeune femme qui avait elle aussi plongé son regard dans le fin fond des bois.

Il se tourna vers cette dame qui lui était apparue aussi mystérieusement que l’animal au fond de la forêt, prit son menton dans sa main, l’air ébranlé, entrouvrit la bouche et appuya ses doigts sur ses lèvres avec nervosité, les yeux toujours un peu égarés. Ils se figèrent finalement sur la jeune femme qu’il avait approchée un peu promptement, réalisa-t-il, avec une sorte de timidité naissante dont il se ne formalisa pas tout d’abord, tant sa perplexité grandissait et l’incommodait.

« Vous l’avez vu, vous aussi ? murmura-t-il, avec une émotion qui lui ravit le peu de politesse qu’il pratiquait de coutume. Ce cerf, aux bois gigantesques, enchevêtrés comme les branches d’un arbre ? »

Il se redressa et inspecta à nouveau la forêt, les ombres projetées par les arbres et les buissons, les grands tapis de mousses et de fleurs, à la recherche de cette féérie dont il commençait à se convaincre, puisqu’il n’en avait pas été le seul spectateur.

« On dirait un esprit, dit-il, dans un souffle presque inaudible, un peu pour lui-même, et peut-être aussi un peu pour elle, ce qui l’amena à excuser son comportement fantasque, avec un sourire maladroit. Il m’est déjà apparu hier soir, ajouta-t-il, j’ai presque l’impression qu’il me suit. C’est très curieux… Très curieux… »

Il laissa échapper un long soupir déçu et ses épaules se décontractèrent doucement. Le silence, furtif et puissant, se ménagea alors une place parmi eux, le temps pour Léogan de réaliser pleinement la bizarrerie de son propos. Il passa une main gênée dans ses cheveux épais et sauvages, et des fleurs de mimosa s’échappèrent de ses boucles noires où elles étaient tombées tout à l’heure. Le perroquet, toujours perché à l’arbre sous lequel Léogan méditait, émit un long sifflement pour témoigner de son forfait, ce qui ramena le soldat sur terre.

« Hum, il est à vous, cet ara… ? bredouilla-t-il, avec une modulation badine qu’il maîtrisait très mal. Et vous m’avez entendu, heu… ? »

Ses lèvres se pincèrent, il eut un regard entendu et fit tournoyer son doigt en l’air pour mimer vaguement le fait de pousser la chansonnette. Mais il se ravisa rapidement en s’apercevant de son ridicule. Il laissa tomber sa main sur sa hanche et ses yeux vers le sol, avec une moue embarrassée.
Il s’imagina un instant que cette femme l’avait surpris nu comme un ver à chanter dans le ruisseau et se sentit affreusement gêné. Ce n’était pas qu’il chantait mal – il avait été formé à l’art musical dans son enfance, et il avait un baryton chaleureux, ferme et agréable, non, ce n’était pas la question – et il n’avait pas non plus de problème particulier avec la nudité – après avoir longtemps vécu dans un pays tropical, ce serait tout de même idiot ; et il lui arrivait encore de se déshabiller près d’un point d’eau et de piquer une tête dans la flotte – mais, enfin, personne n’aime être attrapé dans une activité aussi intime que le bain, n’est-ce pas ? Et si cette dame belle et élégante – qui portait visiblement le diadème des Hauts-Prêtres de Delil – l’avait trouvé au détour d’une promenade à chantonner une bêtise comme un grand sot dans son plus simple appareil…
En fait, non. Il ne préférait pas le savoir.

« Peu importe. » fit-il, précipitamment, en balayant sa question d’un revers de la main.

Il enchaîna en souriant avec ce qu’il espérait être une expression d’assurance.

« Vous ne devez pas me connaître. Léogan Jézékaël, se présenta-t-il, en lui tendant la main instinctivement. Vous êtes Dame Shiva Durgas, n’est-ce pas ? »

L’esprit encore un peu confus, il lui serra la main comme à un homme et s’en voulut immédiatement – n’importe quel ahuri aurait déposé un baiser sur le dos de sa main, Léo, tu as fini de faire n’importe quoi ?
Les doigts de la dame étaient longs et froids, et d’une fragilité de porcelaine dans la main chaude et forte de Léogan. Il ne la lâcha pas immédiatement, presque fasciné par le contact de leurs sinuosités osseuses et filiformes, qui était doux et volatile. Puis il s’aperçut de l’état de sa chemise mal fagotée, boutonnée dimanche avec lundi et à moitié entrouverte, et ne cacha pas son désarroi. Il abandonna la main de Shiva qui glissa dans la sienne avec un frôlement doux et agréable comme une pièce de soie. Il était habitué aux prêtresses, oui, et il n’avait pas peur de s’adresser aux gens de haut-rang – princes, rois, saints, grands politiciens ou chefs spirituels – avec une familiarité insolente qui disait tout son mépris pour les arrangements de la société, mais il y avait des choses qu’il avait trop honte de se permettre. Devenir l’avatar de la gaucherie et de la balourdise devant une femme éthérée, belle et pâle comme la lune, arrivait certainement en haut du panier.

« Je ne pensais trouver personne ici, aux aurores, expliqua-t-il, d’un air navré. Mais enfin, bien sûr, je suis enchanté de vous rencontrer, ajouta-t-il avec empressement (il était affligeant de se voir accumuler autant de maladresses en si peu de temps...) On peut sûrement appeler ça un heureux hasard, ou une chance, je ne sais pas. »

Il sourit, encore très contrit, et respira profondément pour se requinquer. Il décida de s’accorder une dernière chance et se redressa avec sérieux pour parler, son attention absorbée toute entière par la présence de Shiva.

« C’est que j’ai connu votre prédécesseur, au juste, Enzel Yul’eren. Un Yorka. »

Elle était d’une beauté singulière que tous n’auraient peut-être pas trouvée à leur goût et dont on ne rêvait pas, une beauté intelligente, profonde et magnétique. Maintenant qu’il était près d’elle, il se sentait tout à fait enveloppé dans son parfum et il avait l’impression étrange d’être passé d’un monde à un autre. Shiva Durgas, qui tout à l’heure lui était apparue dans une impression vague de velours et de couleurs pastellisées, était d’une maigreur qui aurait pu paraître maladive, mais son corps rayonnait d’une telle vie que ses bras, son cou et ses épaules aux reliefs osseux n’étaient plus cadavériques, mais plus éthérés que la lumière, et leur blancheur pure et lactescente coupait férocement avec le noir de sa parure. Ses cheveux, coiffés un peu mollement en chignon par une pince, ressemblaient au plumage d’un oiseau exotique, et en avaient même parfois le duvet, qui frissonnait doucement sous la brise du matin. Ils avaient une couleur sélénite, une couleur qui rappelait encore la fraîcheur sombre des fleurs, une couleur plurielle qui était celle des cieux profonds, lors des nuits mauves et toutes sibyllines où se disputaient sans cesse ténèbres et clarté. Son visage avait le charme bleu de la fatigue, mais il souriait avec une allégresse mystérieuse qui remplit également le cœur de Léogan d’une joie gratuite qu’il n’avait pas à comprendre.

« Il était coiffé d’une ramure extraordinaire lui aussi, et il avait des yeux de cerf, la pupille horizontale et l’iris brun, sans sclérotique – des yeux en amande, un regard surprenant, mais d’une rare douceur, profond et très… Pénétrant. » acheva-t-il doucement, la tête un peu penchée sur le côté et le menton levé par la rêverie.

Il ne savait pas lui-même si la dernière partie de sa phrase avait moins servi à convoquer le souvenir d’Enzel qu’à dévoiler tout haut le charme qu’il éprouvait pour les yeux de Shiva. Ses pupilles s’étaient noyées dans la lumière dorée de ses iris, qui brillaient comme deux étoiles elles-mêmes perdues au fond d’un océan. L’éclat du jour s’y précipitait comme dans des abysses stellaires, profondes, spirituelles, mais entre la mélancolie et la fatigue, et les irisait de couleurs fantasques.
Troublé, Léogan chercha à retrouver sa gravité d’ordinaire et se félicita enfin de prononcer sans faillir :

« Je suis vraiment désolé de ne pas l’avoir revu avant sa mort. Mais je ne l’ai pas pu. »

Il observa à nouveau la forêt et se força à repenser à Enzel pour ne pas avoir l’air parfaitement idiot, perdu dans une contemplation inconvenante.
C’était peut-être tout à fait vain de penser que ces apparitions avaient un sens. Il y avait des centaines de cerfs dans cette forêt, il était après tout normal d’en apercevoir quelques uns chaque jour dans sa végétation luxuriante. Cela n’avait même rien d’extraordinaire. Mais il le savait, ça, il n’était pas stupide, alors pourquoi son cœur se serrait et frémissait-il avec tant d’émotion ?
Léogan porta sa main à sa poitrine et prit entre ses doigts son lourd médaillon de bronze, où étaient gravés, dans une ronde équilibrée, les signes des dieux d’Isthéria. Il caressa machinalement celui de Delil et resta songeur. Il avait peut-être plus de remords qu’il ne l’aurait cru de ne pas s’être enquis de la santé du vieil Yorka, qui avait été avec lui d’une bonté paternelle alors qu’il venait d’être jeté hors de la grande cité sindarin. Il avait été d’un égoïsme monstre. Il l’était encore souvent. Ce cerf n’était peut-être qu’une obsession, un fantôme de culpabilité qui ne hantait que sa mémoire. Il n’y avait malheureusement pas tant de fééries qu’il ne l’aurait voulu dans ce monde, et il avait le malheur d’être plus sensible qu’un autre aux espoirs et aux illusions.
Le parfum de Shiva planait autour de lui comme un essaim d’oiseaux de passage, faiblissait parfois dans le lointain, comme une vapeur douce et sucrée, et revenait soudain à la charge, plus entêtante, fleurie et plus surnaturelle que dans ses proches souvenirs.

« Tout ça est vraiment étrange... » dit-il, lentement et à mi-voix, comme s’il y avait pourtant bien à l’œuvre dans cette forêt une magie qu’il ne voulait pas briser.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeVen 21 Mar - 0:47

Pendant une infime seconde, les choses devinrent floues, comme si un nuage grouillant de papillons, sauvage comme une meute, passait devant l’or de ses yeux. Magha avait décollé quelques secondes, agitant régulièrement ses ailes et ses plumes vives qui étoffaient un peu plus les couleurs fleuries des mimosas. Avant cela, elle avait entendu son chant raillant au fond de ses tympans morts, ses notes maladroites, attachantes, ses mélismes copiés fidèlement, ersatz d’une mélodie déjà évanouie dans la flottante canopée. Le perroquet avait accomplie sa mission, attirer un peu le regard du silencieux prieur. Ses yeux jadis clos lui donnaient des traits de dormeur, ce qui laissa à Shiva l’amère sensation de réveiller un être assoupie. Cette scène aurait pu tout avoir d’une splendide peinture, « Le chanteur et le perroquet silencieux », au travail précis et précieux sur ses jeux de lumière et un voile mordoré qui tamisait la scène, et qui aurait pu trôner en maître au milieu d’un vaste salon. Idyllique et éphémère, disparu en un infime battement de cil parme. La main de Delil se mit vite en mouvement pour redonner au temps sa juste place, et devant ses iris noyés de topaze, les gestes parurent s’enchaîner plus rapidement quand elle quitta sa rêverie, jusqu’à ce que le craquement fatidique ne les ravisse vers la forêt.

Le bois mystique était plein de mystère. Certains disaient que l’endroit accueillant pouvait choisir ceux qui étaient dignes de s’y promener, et qu’il attirait les plus belles âmes à l’aide d’esprits. Des totems puissants apparaissant sous la forme d’animaux, et parfois, plus rarement, d’humains. D’autres disaient qu’en se perdant dans ces lieux, on pouvait trouver la lumière et l’espoir, avoir la révélation qui pousse un cœur à changer de vie. Qui que soit ce mystérieux homme et les raisons de sa venue, la forêt lui en révèlerait certainement plus sur lui-même et son parcours que tout autre pèlerinage, car il y avait entre ces troncs et au cœur de cette édifice sauvage un enchantement, une puissante force, mystique ou divine, qui était à l’œuvre chaque seconde que le temps passait.
Entre les troncs sinueux qui s’étendaient à perte de vue, sous une pluie de rayons d’aurore dessinée par l’enchevêtrement des branches, se découpa la silhouette majestueuse et splendide d’un cerf. Ses yeux la trompaient-ils ? Non, l’ombre de ces ramages découpés et entremêlés dans la lumières, longs et dorés comme de l’ivoire, ce regard brun saisissant, ravissant, enveloppant d’une chaleur adorable, n’était pas une illusion déraisonnée. Cet animal était bien apparu comme un fragment de lumière et s’était évaporé dans le même éclat, sous la lumière kaléidoscopique d’une rangée de magnolia blanc.

Immobile, la statue d’opale prit quelques secondes avant de retrouver ses esprits, flottant dans les vapeurs arrogantes des mimosas. Son regard trépassé voulu retrouver le prieur, qui s’était retrouvé à quelques mètres d’elle, après avoir quitté son havre de quiétude. Les yeux sombres et perdus de l’homme étaient noyés dans l’immense néant de lumière carmin du petit jour, lui donnant des airs pétrifiés et ailleurs, comme un enfant émerveillé par un spectacle nouveau. Cela lui provoqua un sourire amusé, étirant ses lèvres mauves dans un salut respectueux et silencieux. Ce pèlerin semblait particulièrement intéressant. La sainte intriguée prit le parti de l’observer dans le calme sans mots dire. Cela promettait d’être intéressant. Ce grand homme aux yeux confus, à la posture troublée, à l’âge incertain, aux cheveux luisants dessinant des arabesques humides sur l’angle de son menton et le charnue de sa nuque. A sa grande surprise, il murmura le premier, entamant maladroitement une conversation timide qui la fit sourire de plus belle. Elle aurait pu répondre mais elle n’en fit rien. La capricieuse macchabée voulait l’observer un peu plus…

Magha braillait de temps à autres. Son cou s’articulait mécaniquement alors qu’il regardait l’étrange personnage qui venait de les rejoindre. Du haut de sa branche, le bracelet rouge de duvet qui ornait son bec noir s’hérissait à intervalle régulier dans une vague vermillon. Cet homme trahissait une étonnante aura… Ses gestes malhabiles signifiaient-ils une certaine confusion, un manque d’assurance ? Ses yeux sombres, évasifs, couraient çà et là, glissant tantôt sur le lointain entre deux massifs chlorophylliens, tantôt sur les billes mortes et vagues de la Sainte qui regardait, élégante diaphane, le prieur. Qui se révéla être plutôt bavard. Alors, il pensait avoir déjà vu ce cervidé mystérieux ? Sous ses airs de natures mortes et son port haut de noble, elle n’en demeurait pas moins une croyant convaincu, qui décelait l’étincelle d’un signe. Malgré son ton gêné, il réussit à éveiller la curiosité de la Dame qui n’ôta pas son masque d’ivoire pour autant. Il parlait, confus, un peu gauche, et elle restait piégée par le faciès sauvage, vibrant comme un orage, de son invité.

Il avait tout d’un guerrier. Un homme d’action, de force que l’on croisait rarement parmi les marcheurs qui croisaient régulièrement ce temple, et qui avaient souvent une faible constitution. Son visage aux angles aux angles marqués et au sérieux encré semblait né de la tempête violente, des houles et des bourrasques qui agitent une mer démontées. De sa tête, au menton assombri par quelques zones plus ou moins rasées, s’écoulaient ses cheveux longs, encore mouillés, mais qui laissaient déjà deviner des boucles élégantes, brutes, dessinés par la seule volonté du vent comme la crinière d’un fauve. Ils roulaient jusqu’au haut d’épaules larges et robustes, aux contours charnus et où, en suivant des clavicules trahies par l’arrangement de sa chemise male boutonnée, se dessinaient des muscles travaillés et finement taillés. Ses vêtements, sommaires et simples, lui donnaient l’allure, usée et solide, d’un combattant ou bien d’un artisan, et Shiva l’imaginait sans peine œuvrer dans les forges de Bor ou sur un des fiers bateau qui sillonne les mers, Soulen dans le cœur. La Dame leva ses yeux – car oui, il avait bien quelques bons centimètres de plus que la taille déjà respectable de la macabre – pour revenir à la force de ce physique imposant et puissant qui impose le respect que l’on doit aux travailleurs et aux hommes d’armes. Au centre de son visage, encadrés par des creusés bleutés semblables à la peau fanée de la Vierge, sous des plis de paupières aux cils discrets – ou éclipsés par son regard – se trouvaient deux onyx d’un noir d’encre, un iris de carbone où l’on pouvait distinguer tonnerre et foudre mais difficilement les pensées de leur propriétaire.

Dans le silence paisible qui s’était installé tranquillement dans leur petite réunion improvisée, la Haute-prêtresse l’observait sagement, fit le tour de ses traits et se posa quelques questions sur ses origines qu’elle avait du mal à distinguer. Cet instant de vague la laissait sereine et intriguée. Lui, pourtant, semblait plus tourmenté par ce silence, agitant ses cheveux tourmentés d’où tombèrent quelques petites perles jaunes et touffues. Encore un peu plus, la Dame le fixa, un regard attentif et respectueux, difficilement compréhensible ou décodable, qui ne faisait que scruter ce qu’ils voyaient. Les maladresses attendrissantes du seigneur rompaient tant avec ses yeux sombres et sa carrure de brave puissant. Elle sourit de nouveau, étirant le pourpre de ses lèvres ; aussi viril soit-il, il était touchant.
Magha siffla une note aigüe et perçante qui ramena l’ingénue à ses esprits. Ses premières questions, dit d’une voix courbée vraisemblablement non contrôlée, tombaient presque sous le sens d’une vérité déjà avouée. Ses yeux dorés se plissèrent d’amusement et elles lui arrachèrent un sourire élégant et mystérieux où sommeillait une pointe d’ironie. Il semblait clair que ce perroquet, fidèlement dans son dos depuis quelques secondes, était le sien, comme le fait que les notes qu’il avait chanté étaient passées par leurs oreilles. Subtilement, ses yeux roulèrent dans un aveu coupable de l’avoir entendu, à peine, depuis le lointain de la roseraie. Encore une fois, elle n’eut à répondre car il poursuivit seul, souriant pour la première fois d’un franc sourire tout en se présentant, devinant par la même l’identité de Shiva. Le tout accompagné d’une poigné de main franche et volontaire, qui lui rappela, non sans une pointe d’amertume, ses anciennes années à l’école martiale. Décidément, Léogan allait de surprise en surprise.

Dans une courbure aérienne, elle inclina son visage pervenche vers le sol en gage de salut, glissant tel un spectre sa main gelée, presque impalpable, dans l’emprise calleuse de ses doigts, s’y faufilant agilement. Refermant ses phalanges avec les siennes, elle ne pu que remarquer la force vigoureuse de sa main, la chaleur sanguine qu’elle dégageait, et la peau de ses doigts usée, faite, lissée par quelconque geste répétitif et usuel. Le geste semblait le surprendre alors qu’ils échangeaient cette poignet, un contact rapide entre une paume gorgée de vie, et une autre l’ayant perdue. Elle apprécia sa vitalité, se laissant guider dans le geste par sa force et ses muscles, de peur que les siens soient trop faibles pour pouvoir lui offrir un échange digne de ce nom. Furtif et franc, il la laissa alors s’envoler, éphémère, pour s’attarder sur sa chemise trop rapidement refaite. C’est alors que ça la frappa : son vêtement aérien, ses mèches humides, libérant de fraiches odeurs de mimosa et d’écorce… Apparemment, le mystérieux marcheur avait déjà apprécié les fraîcheurs du ruisseau qui coulait non loin avec les premières lueurs de l’aube. Il avait eut bien raison : ce lieu secret était tellement tentant, et étonnement connu d’une poignée de personne. Une source naturelle et agréable, un petit bijou dans un écrin d’arbres et de fleurs qui laissaient allés leurs pétales à l’eau… Un lieu enchanteur particulièrement jalousé par Shiva, qui, naïvement, se croyait la première à l’avoir découvert.

Cet homme était franc, et la Vierge Pourpre commençait vraiment à se demander si il était habituellement aussi maladroit qu’il le laissait paraître. Ses gestes, ses paroles un peu malhabiles l’intéressaient beaucoup. La Macabre écoutait, attentive, ne quittant jamais le rempart de carbone que constituait son regard d’aniline. Quand il évoque son prédécesseur, elle oscilla un peu son visage dans un sursaut de cils qui trahit sa curiosité. Sa bénédiction était le résultat de son trépas, et même de son vivant elle n’eut jamais l’occasion de le rencontrer. Et quoiqu’elle eut pris sa place, la légende d’Enzel semblait être scellé par la cire du secret et du tabou – par respect pour elle qui avait encore ses preuves à faire, sûrement. Quand elle sortit de ses pensées, elle le retrouva en pleine introspection, une absence aussi soudaine que troublante pour la dame qui ne s’était pas sentie depuis longtemps regardée avec tant d’insistance. Fermant un peu ses yeux sans briser son regard, elle le vit soudain revenir à la réalité les entourant, gravant sur son visage houleux et tempétueux une triste gravité qui l’étonna. Son regard disparu, ses traits songeurs glissèrent jusqu’aux bois et aux rayons pâles des jeux de branchages.

Cette soudaine mélancolie l’étonna étrangement, et enveloppées de ses fragrances fleuries et intriguées par ce pèlerin aussi surprenant qu’attachant, à l’âme claire sous un regard noir de suie, elle le laissa dans sa contemplation. Ses pupilles mortes, sans frontières, se laissèrent à son tour à la rêverie de la forêt. Un univers sonore en plein éveil, une sphère unique et scintillante où les chants des oiseaux et les craquements brutaux du bois se mêlaient à la brise tranquille et à sa sérénade soufflée. C’était tout un monde qui se tissait sous leurs yeux, un monde entre mortel et divinité, partagé par une infinité d’individu, tantôt immense, tantôt minuscule. Le vent ramenait sans cesse à leurs narines une entêtante odeur de fleurs sauvages et d’ambre embrasés, et s’engouffrait sournoisement dans les plis de tissus de son habit, qui voletaient légèrement comme l’hirondelle d’enkilil, laissant sur sa peau la sensation agréable et furtive d’une caresse. Le délice exacerbé de la nature était partout. Dans chaque petite feuille émeraude traversée par le soleil matinal jusqu’à l’insecte travailleur qui œuvre pour le bien de son fragile abri. Ce divin engrenage n’avait plus de mystères pour elle qui l’avait embrassé de toute sa foie. Mais pour autruie, elle avait des traits d’énigmes, de lieu mystique et sacré. Déliant sa nuque et entrouvrant ses lèvres, elle inspira dans un subtil soupire et souffla à demi-mot :


« - Il est dit que, à la naissance du monde, Delil choisit cette forêt et la bénit toute entière, et que depuis, quiconque au cœur sincère qui marcherait en son sein pourrait recevoir sa divine visite, ou celle de l’un de ses messagers. Bizarrement, Il n’octroie cet honneur qu’aux âmes les plus perdues. »

Sa voix laiteuse, raffinée se tût alors, évasive comme une brise qui souffle dans la nuit. Son visage lunaire, spectral, se retourna vers Léogan dont elle retrouva les yeux corbeaux, qu’elle semblait redécouvrir à chaque croisement de regard. Ses lèvres mystérieuses souriaient toujours, dans une courbure énigmatique qu’il était difficile de juger, les rendant plus claires encore, donnant une étrange teinte orchidée à sa bouche cyanosée. Elle aimait jouer les intrigantes. De son vivant, elle avait toujours eu recours à ces paroles subtils et étranges, qui laissent un sensation vaporeuse après les avoir entendus, et qui restent gravés dans l’esprit comme le résultat d’un songe ou d’une rencontre fantasmagorique. Elles pouvaient avoir milles sens, tout dépendait des attentifs auditeurs. Et pour Léogan, en plus de semer dans son esprit une brume portée de sa voix feutrée, elle espérait aussi chasser un peu les nuages noirs qui venaient d’assombrir ses pensées. Ses yeux se portèrent à présent sur le temple qui s’élevait non loin d’eux dans un levé de soleil triomphal, et qui révélait comme chaque matin sa savante façade.

« - C’est une merveilleuse journée, n’est-ce pas ? Vous me voyez ravie de vous rencontrer, et de vous souhaiter la bienvenu ici. Surtout dans de telles circonstances. Vous êtes notre invité, alors soyez sûr de pouvoir rester autant de temps que vous le voulez, et faire ce qu’il vous plaira pour votre prière et repos – d’ailleurs, je vois que vous avez déjà profité du ruisseau… » à ses mots, elle lui adressa un sourire complice et l’ébauche d’un clin d’œil d’une pupille bleutée, avant de retrouver son visage noble et droit.

Pendant quelques secondes, elle parut hésiter, ne sachant si elle devait prononcer les prochains mots ou les laisser périr dans le fond de sa gorge. Son regard péris un peu plus, devenant vague, alors que son esprit jaugeait de quoi faire. Finalement, elle enchaîna, au risque de le voir sombrer de nouveau mais espérant au contraire le rassurer un peu plus, car la perte d’Enzel l’avait visiblement plus touché qu’il ne voulait l’admette.


« - Visiblement, je n’ai pas été la seule à vous accueillir. Votre vieil ami aura envoyé son messager pour vous saluer et vous protéger en ces lieux. Et un d’une très grande majesté. » Cela pouvait paraître bien superstitieux pour l’héritière Durgas de prononcer ces mots, mais quand plus tôt il avait mentionné ce cerf, Shiva n’avait pu s’empêcher de penser qu’Enzel lui était revenu pour l’accueillir en ces lieux.

Tout était possible ici, après tout. Magha s’éleva de nouveau pour retrouver son épaule frêle et fragile, tremblante, dont on pourrait croire qu’elle se briserait à l’impact. Sous la brise, son chignon tremblant donnait l’impression qu’il allait s’envoler à chaque instant, laissant se révéler la parure parme qu’elle avait pour crinière. Alors qu’elle posa ses longs doigts fins sur l’écorce d’un arbre proche, elle s’évada de nouvelle fois dans ce décor idyllique, en poursuivant, une voix entre deux mondes, son dialogue naissant et matinal avec Léogan.

« - Tôt ou tard, ces bois nous révèlent des secrets et des mystères. A chacun de nous. » Ses yeux de souffres reflétaient la lumière tel un prisme impérial, révélant par leurs biais l’or des bois. « Enfin, il est bien tôt pour m’égarer, n’est-ce pas ? Le hasard fait bien les choses. Aurais-je le plaisir de savoir ce qui vous amène au temple ? » Dit-elle simplement, les courbes de sa voix trahissant l’ancienne étiquette de la cours qu’on lui avait appris. « Oh, et … » Elle étira son sourire, son regard amusé tourné vers la forêt, silencieuse complice de son aveu. « Vous chantez très bien. »
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeDim 23 Mar - 17:19

Il se passa quelques instants d’un étrange silence, qui n’était que suspension de la parole car la forêt ne cessait pas de vivre quand mourait la voix des hommes. Un bourdonnement perpétuel hantait l’oreille pointue de Léogan et son œil se perdait dans le foisonnement infini de la forêt, qui poussait des cris aigus, rauques et étouffés, frémissait partout sous le vent qui s’engouffrait avec l’or des soleils dans les épaisses frondaisons, brassait et embrassait avec une force mystérieuse un million de peuples, d’essaims, d’habitants presque imperceptibles et de géants qu’à tort on croit immobiles.  

Et puis, au milieu des rumeurs bourdonnantes, un murmure fluide et serein – comme un hautbois aux notes flottantes et vaporeuses, haut-perché, que les cordes vibrantes d’un violon venaient adoucir – s’écoula jusqu’aux sens de Léogan et perça sa carapace contemplative. Il lui fallut un instant pour comprendre que cette harmonie qu’il entendait parmi les bruissements de la forêt était la voix de Shiva, et un autre pour lier les mots qu’il avait vaguement entendus et en saisir le sens.
Les yeux de Léogan sourirent faiblement. Il se sentait bercé par la tendresse subtile de Shiva, par ses mots feutrés qu’elle enfilait doucement sur le fil de sa voix comme des perles précieuses, et le parfum mystérieux qui s’épanchait sur ses légendes. Ses muscles se détendaient, son corps se relâchait, nerf par nerf, organe par organe, comme au début du sommeil, et une brume secrète commençait à planer sous son front fébrile.

Maintenant que la dame de la forêt s’adressait à lui, il pensa qu’il pourrait la contempler sans être taxé d’impolitesse, et avec une mine qui ressemblerait plus à de l’attention qu’à de l’indiscrétion ; alors, il se retourna vers elle et lui sourit civilement, les bras rangés derrière son dos à défaut de savoir qu’en faire.
Elle avait une tête d’un ovale charmant, qu’elle dodelinait d’un côté avec une élégance fine, que la fatigue agrémentait d’une lourdeur somnolente, tendre, peut-être un peu lascive. Elle parlait avec une délicatesse qui n’avait rien d’ampoulé, mais elle trahissait une éducation raffinée qui faisait sourire intérieurement Léogan et qu’il trouvait adorable, couplée à la sensibilité touchante de sa voix et de ses paroles – c’était une grâce qu’il ne pouvait pas lui renier, malgré son agacement farouche pour tout le genre, le style, la sophistication et l’artifice. C’étaient peut-être sa sincérité et sa prudence attentionnée qui rendaient sa distinction si naturelle – elle donnait le sentiment authentique que la noblesse et l’élégance étaient chez elle aussi spontanées que la marche, aussi essentielles que la respiration.
Elle parlait posément, elle choisissait ses mots avec une précaution infinie, et plus Léogan l’écoutait, plus son regard se dégageait, plus le noir de ses iris se lissait, comme l’onde s’apaise après la tempête, et à un moment qu’il ne devina pas, il devint tout de velours.

« Une journée merveilleuse, oui. » acquiesça-t-il, avec simplicité, les mains toujours serrées l’une contre l’autre dans son dos, comme pour y canaliser sa nervosité et l’oublier là, le regard posé sur Shiva avec autant de paix qu’il pouvait en porter.

Il lui adressa un sourire, un de ses sourires rares, qui défiait – ou semblait défier – brièvement le monde entier, puis qui se concentrait sur elle en lui accordant un préjugé irrésistiblement favorable, enfin qui désirait la comprendre autant qu’elle désirait être comprise, et qui voulait croire en elle autant qu’elle voulait croire en elle.

« C’est le mot juste, vous avez mis le doigt dessus, murmura-t-il, avec douceur. Si chaque matinée que Delil fait dans cette forêt vous offre autant de fééries qu’aujourd’hui, et si je n’aimais pas tant les chemins, je me perdrais volontiers chez vous... Et pour longtemps. Très longtemps. »

Il inclina la tête en signe de gratitude et poursuivit en s’efforçant de tenir ses positions et de ne pas retomber maladroitement dans la nervosité qui lui était coutumière – c’était un effort moral de taille pour lui, mais Shiva lui accordait une chance rare qu’il ne devait pas gâcher, après son premier et pitoyable galop d’essai. Il tentait de ne pas penser à sa chemise mal boutonnée, à ses cheveux humides et froids qui se plaquaient contre ses joues, aux fleurs de mimosa qui s’étaient collées dans son cou. Ses orteils effleuraient les herbes humides de rosée et il campa doucement la plante de ses pieds sur la terre meuble et fraîche qui se modelait peu à peu selon son empreinte. Il trouva une force qu’il puisa du sol et qui offrit une régularité confiante à sa respiration.

« Je vous remercie de votre accueil, Dame Durgas. Si jamais en retour je peux vous être d’une quelconque utilité, n’hésitez pas à faire appel à mes services. » dit-il.

Le regard de Léogan se déporta légèrement vers les temples qui profilaient leurs toits derrière les arbres fleuris du jardin et il se souvint avec un certain plaisir d’en avoir réparé un avec Ilyan, lors de leur première et longue visite.
Les frères Jézékaël avaient toujours répugné au désœuvrement, et s’ils avaient toujours possédé peu d’argent, ils avaient toujours tenu à donner en échange du gîte, du couvert et de l’amitié des Gélovigiens un peu de leur temps et de leurs forces. Léogan, de son côté, n’était pas capable de passer une journée entière assis sous un arbre à mettre de l’ordre dans ses pensées. Il avait besoin de s’user à la tâche, de sentir sa puissance s’épanouir dans l’effort et s’évanouir à la fin de la journée. Il aimait presque autant l’énergie qui l’ébranlait quand il partait d’un pas vif en forêt pour bûcher, quand il montait sur les toits des temples et dans les arbres alentours, quand il aidait aux cultures, enseignait à quelques curieux des pas de danse pendant les fêtes ou un peu de techniques martiales, dans une clairière paisible, ou lorsqu’il mettait sa magie à contribution de l’œuvre des prêtres de Delil, que le sentiment d’aise et d’épuisement qui s’emparait de son corps le soir venu. Il avait alors l’âme plus claire et plus paisible que jamais. Il lui suffisait de s’allonger, d’oublier son regard dans le ciel et le monde lui semblait pour un instant plus ouvert et plus intelligible.

Shiva parlait toujours, elle évoqua le cerf avec pudeur et la gorge de Léogan se noua un peu ; il fit signe cependant que cela ne lui faisait rien, d’un petit geste las du poignet, et sourit un peu tristement. Il se demanda un instant, en remettant la main sur son médaillon de bronze, ce que les prêtres de Delil faisaient des corps de leurs défunts et il rêva macabrement aux cendres d’Enzel dispersées dans la forêt, sous la fumée aurifère des soleils filtrée dans les frondaisons. S’il y avait eu une stèle quelque part, il lui aurait été apaisant d’aller s’y recueillir, mais il n’osa pas poser la question à Shiva, alors qu’elle essayait manifestement d’éveiller chez lui un peu de bonne humeur.
Son perroquet était venu se poser sur son épaule pâle qui tirait un peu sur le lilas, selon les oscillations de la lumière, et le plumage de l’animal ajouta un éclat pourpre à la palette de couleurs pastellisées qui animaient la silhouette gracieuse de Shiva – et Léogan eut soudain, en l’embrassant du regard, la vision d’un ciel de crépuscule, qui se dégradait dans son esprit du parme au violet, ou d’une aurore particulièrement vive. Sa coiffure frémissait, ses lèvres mauves souriaient, et ses cils balayaient ses joues blanches avec une langueur élégante. Elle se détourna et s’appuya contre un arbre qu’elle caressa de ses doigts longs et fins qui rappelaient ceux d’un musicien habile.
Finalement, Léogan la sentit esquisser un autre sourire espiègle et elle répondit à la question qu’il n’avait pas osé poser quelques instants plus tôt. Il pâlit brutalement, les yeux arrondis, puis une rougeur gagna son visage et il perdit tout à fait l’aisance qu’il avait réussi à gagner ces dernières minutes.
Il laissa échapper un rire nerveux et étonné qu’il s’empressa d’étouffer dans sa gorge, et balbutia d’un ton gêné :

« Ha ha ! Je… Merci, je suppose. Mais ce n’était qu’une petite comptine sans prétention, et elle finit tristement. » murmura-t-il, avec un soupçon de sourire sur le visage.

C’était peut-être une habitude un peu bête qu’il avait prise de fredonner des chansons populaires qu’on jugeait simplistes et d’un intérêt moindre, mais c’était des airs répétitifs qui lui restaient souvent en tête et dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Il s’y était fait et, comme tant d’autres choses, ne jugeait pas que ces airs pussent être plus frustes que d’autres. Il aurait aimé les chanter à ses enfants, s’il en avait eus. Ces comptines avaient le pouvoir de le plonger dans de profondes rêveries, leurs notes un peu surannées le ramenaient un peu plus de deux siècles en arrière et il se sentait le droit ancien de ne rien avoir à se reprocher.

Il échappa à sa mélancolie ordinaire d’une pirouette agile et redressa sa tête vers Shiva en souriant assez sauvagement sous quelques boucles noires qui lui tombaient sur le visage. Il repoussa ses cheveux en arrière et croisa les bras d’un air railleur qui ne présageait rien de bon.
Shiva avait l’air d’une nature malicieuse. C’était certainement une femme d’expérience qui ne s’embarrassait pas de la pudeur des damoiseaux – elle avait évoqué le ruisseau et la chanson avec une taquinerie légère, et flattait discrètement Léogan en l’observant autant qu’il la contemplait. Il avait eu l’habitude de ce genre de jeux entre les hommes et les femmes, quand il était jeune capitaine à Canopée, et il s’y était beaucoup amusé, dans des passades désintéressées et spontanées qui lui mettaient de l’allégresse au cœur.

« Eh bien, dans ce cas, Dame Shiva Durgas, commença-t-il, avec un sourire et un regard espiègles qui lissaient son front et lui rendaient ses airs de jeune capitaine, j’ai peut-être le droit de dire, moi, que votre présence me charme plus que je ne saurais dire. Vos yeux, ce sont comme deux ambres dorées, le jour en est plus lumineux, plus radieux. »

Il réfléchit un court instant à ce qu’il venait de dire et roula des yeux en riant avec amusement.

« Ouais, ça fait un peu vieux jeu, sûrement, dit-il, d’un ton d’excuse. Mais c’est assez vrai, dans l’ensemble. Il faut sans doute que vous soyez enchanteresse pour offrir à mes lubies emmanchées la chance de vivre. Ce cerf, ou Enzel, c’était sûrement que mon imagination, je le sais – je vois partout beaucoup de choses qui n’y sont pas et que j’y voudrais simplement voir. Mais, merci de tout cœur… Votre attention me touche beaucoup. »

Il inclina son chef avec gratitude et s’amusa cependant de ne pas être aussi respectueux qu’il devait l’être. Il avait commencé par lui serrer la main, et puis il lui faisait maintenant des compliments sensibles entre la dérision et le sérieux – et il ne tenait certainement pas sa place en le faisant. C’était sans doute ce qui l’avait poussé à les exprimer aussi spontanément, la simple possibilité d’exploser une barrière conventionnelle en deux phrases osées qu’il n’aurait pas prononcées si Shiva n’avait pas été grande dame et lui… Bien peu de choses en vérité. Cela l’amusait et lui mettait l’esprit en joie. Il se sentait jeune derrière ses trois cents ans et ses yeux brillaient avec malice.

Il poussa un petit soupir désinvolte, peu soucieux des conséquences de son acte, puis s’approcha du magnolia que Shiva caressait de la main et s’adossa contre son tronc pour se laisser gagner par la réflexion et le silence. Il leva son regard sur ses ramures verdoyantes et ses fleurs blanches aux larges corolles, qui répandaient moins de parfums que la poitrine pâle de Shiva, tout près de lui. De nouveau noyé dans les effluves entêtants de la prêtresse, Léogan songea aux paroles qu’elle lui avait dites, avec un nouveau sérieux.
Il resta silencieux quelques longs instants, les sens aux aguets et l’esprit un peu plus inquiet à chaque seconde – c’était bien son caractère de passer de la joie à la mélancolie en un simple bond, comme si les rechutes étaient inévitables et l’espoir pourtant toujours vivace. « Il est dit que, à la naissance du monde, Delil choisit cette forêt et la bénit toute entière, et que depuis, quiconque au cœur sincère qui marcherait en son sein pourrait recevoir sa divine visite, ou celle de l’un de ses messagers. Bizarrement, Il n’octroie cet honneur qu’aux âmes les plus perdues. »

Les légendes touchaient naturellement Léogan, qui en était très curieusement affecté, malgré sa lucidité à toute épreuve. Il avait l’impression d’avoir été percé à jour par Shiva. On ne le prenait pas souvent au sérieux, on plaisantait sur sa mauvaise humeur, ses colères, et son renfrognement misanthrope, et il lui arrivait parfois lui-même (avec un certain plaisir même) de s’en amuser – mais il savait au fond que quelque chose clochait chez lui.
Cela l’embarrassait terriblement de voir que Shiva l’avait aussitôt compris, même si c’était avec une compassion adorable – un élan de fierté naquit de sa honte et l’emporta tout entier. Il prit une profonde inspiration et croisa les bras plus fermement encore.
Un orage passa dans ses yeux comme une pluie d’étincelles dans cet amas de nuages noirs qui s’était reformé en un cours instant de réflexion. Il eut alors un réflexe bizarrement puéril, qu’il avait hérité de son enfance où sa mère lui répétait sans cesse qu’il lui fallait prendre exemple de son brillant grand-frère ; son menton se leva avec un orgueil proprement sindarin, il lissa sa chemise avec lenteur et se composa un visage de noblesse et de cynisme – reflet presque parfait de Daeron qui, lui, savait combattre avec assurance et triomphait toujours à son aise.

« Vous trouvez que j’ai l’air perdu ? » demanda-t-il, en échangeant un regard dur avec Shiva.

La voix de Léogan avait eu un accent hautain qui échoua malheureusement sur la simplicité désespérée de sa question. Il resta encore un moment fort comme un roc, caparaçonné dans l’armure odieuse de son frère. Puis il se sentit mal, et très idiot de chercher encore à imiter cet empafé après cent cinquante ans de séparation, et ses yeux cernés retrouvèrent leur marasme habituel. Il se laissa glisser le long du tronc et tomber entre les racines du magnolia.  

« C’est sans doute un peu vrai, après tout… » murmura-t-il, en prenant entre ses doigts une fleur fanée qu’il venait de trouver près de lui, et en commençant à la déchirer, sans vraiment y songer.

Il se sentait extrêmement fatigué, ces derniers temps. Bien sûr, il y avait eu ces missions difficiles – les problèmes de la sarnarhoa, des ennuis causés par une armure maudite, le vol de quelques pierres de sphène au temple, les péripéties qu’il avait menées avec Elerinna, les troubles qu’occasionnait encore sa fréquentation, son amitié et surtout les nouveaux amours de la jeune femme, qui rendaient Léogan plus jaloux qu’il ne l’aurait voulu, et puis toute cette histoire de mercenaires à engager pour des jeux politiques, toujours des jeux politiques… Mais il savait passer outre tout cela.
Seulement, alors qu’Elerinna menait une politique au bord du gouffre et avait plus que jamais besoin de son soutien, il s’était peut-être vraiment perdu en chemin – ce n’avait jamais été tout à fait son chemin, de toute façon : il avait dévoué cinquante ans de sa vie aux idéaux de son ancienne amante, au détriment de ses désirs personnels qui criaient famine dans son âme depuis bien longtemps.
Mais ce n’était pas nouveau, cette situation, pour Léogan. Son rêve était peut-être de se perdre pour de bon, à l’écart de tout chemin, et de se perdre pour les autres, pour les habitudes mornes de son quotidien, pour toute la civilisation, enfin, ha ! Être perdu pour la civilisation, c’était une perspective qui le bottait bien, oui.
Il sourit sarcastiquement à cette pensée.
Il y avait se perdre et se perdre. Il désirait seulement choisir sa manière de s’égarer.

Enfin, il se décida à répondre à la question de Shiva, toujours assis contre son arbre, et à briser le silence froid qu’il avait tissé autour d’eux.

« Je suis soldat dans la garde cimmérienne, commença-t-il, d’un ton léger. Enfin… Non. Je n’étais pas bon soldat, alors on m’a nommé colonel. »

Une nouvelle ombre cynique passa sur son visage. Un jour, un type de l’armée lui avait dit à Canopée : « C’est pas facile de savoir ce que tu d’viendras, mon gars. Tu penses beaucoup trop, ça t’mettra dans le pétrin. Mais le vrai problème avec les gens comme toi, c’est que vous passez vot’ temps à monter et à descendre dans la hiérarchie selon les caprices des grands chefs et le jeu de votre intelligence. Non, en fait de fouille-merdes, vous remportez toutes les médailles. »

« C’est plus de prestige, et plus de liberté aussi, il paraît, poursuivit Léogan, avec ironie. Je vois mal comment il est possible de combiner les deux, mais c’est comme ça. Il y avait longtemps que je n’avais pas laissé toutes mes charges derrière moi et… Je ne sais pas, j’ai senti que c’était le moment de le faire. La fatigue, peut-être, la bile ou les nerfs, les trois sans doute. Je suis venu ici avec mon frère Ilyan - qui à cette heure est encore endormi, je l’espère : il est malade et nos chevauchées l’ont durement malmené. Autrefois nous avons arrêté nos pérégrinations ici. Les temps étaient durs – autant qu’aujourd’hui. Nous avions besoin de nouvelles forces, d’un nouveau souffle, et nous l’avions trouvé ici. Je suis peut-être venu en espérant… Trouver quelque chose. Je ne sais pas quoi. Ce que je sais, c’est que j’en ai besoin, et plus que jamais. »

Il adressa un sourire contrit à Shiva.

« Enfin, c’est assez parlé de moi. Je suis désolé, je ne sais pas ce qui me prend. Je jacasse bien moins, d’habitude. C’est peut-être une autre vertu de votre forêt sacrée, de rendre les hommes silencieux bavards comme des pies ? » demanda-t-il, avec une pointe d’impertinence.

Il ne connaissait pas Shiva Durgas – pas autant qu’il était nécessaire pour lui faire ce genre de confidences, en tout cas – et il devait être assez surprenant pour elle d’être prise à parti par un inconnu qui posait devant elle des confessions monolithiques, dont elle n’avait peut-être rien à faire. Seulement voilà, elle lui avait tendu la main, avec toute l’élégance et la précaution d’une dame d’exception, mais c’était une occasion bien trop rare pour être ignorée. Il la lui avait prise.
Léogan, tout mal fagoté, maladroit et sans manière qu’il était, décida qu’il se moquait bien de paraître trop direct et même gênant, aujourd’hui. Il laissait aller son intuition et avait l’impression d’être entré dans un univers d’intimité immédiate, sous les voiles vaporeux du parfum de la dame de la forêt. Il s’était livré entièrement à elle, selon son propre caprice – elle n’en avait sans doute pas demandé autant – et poussé par ce même et féroce excès, il n’en demanda pas moins à Shiva, le regard posé sur elle avec un sincère étonnement :

« Mais vous, ma Dame, que recherchez-vous encore dans la forêt de Delil ? Vous y avez certainement trouvé ce qu’on attend d’une Haute-Prêtresse – la sagesse, la beauté, la vie à nouveau – mais quand un rêve se réalise, d’autres voient certainement le jour. Qu’y a-t-il encore que vous ne possédiez pas et que vous cherchiez encore ici ? »
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeMar 25 Mar - 12:00







L’abîme appelle l’abîme, comme l’or des bois appelle le calme du vent. Les fleurs jaunes, petites pellicules dorées, voletant çà et là dans une danse immuable portée par la brise à la fois fraîche et chaude, se laissaient aller dans leurs folles farandoles avant de se couler mollement jusqu’aux bruns d’herbes encore un peu pâle des précédentes gelés de la saison fraîche. Entre deux petites touffes d’un gazon tendre, s’il l’on observait attentivement et que l’on écoutait bien, on pouvait y voir tout un monde, une métropole invisible et vulnérable qui prêtait une oreille attentive, terrifié aux caprices des hauteurs et de ses géants habitants. Là, un verre se battait pour sa vie à la vue des oiseaux, de cet immense condor aux ailes émeraudes qui le menaçait de son regard impériale et envieux. Là encore, à quelques centimètres sous terres, une taupe au regard blanc tentait de vaincre la résistance sous-terraine, alors que sa cécité le cloîtrait dans un monde de bruit, dans une confiance aveugle pour tous ses autres sens.  Sa peau nue et rose frottait la terre humide, et en ressentait tout le grain. Ce qui paraissait silencieux et mort était en réalité grouillant, bouillonnant, brûlant d’une vie sans fin, où le malheur des autres était le bonheur des uns, où la perte des uns assurait la survie des plus forts, qui eux-mêmes s’offraient à la terre qui offrait la vie.

La mélodie délicate des branchages s’entrechoquant berçait les deux êtres, qui à cet instant se retrouvaient dans une sphère, un univers fécond d’idée et d’un silence religieux peuplé de sons, où seuls leur jeu de regard, de mots et d’esprit trouvait un sens, qui ailleurs aurait semblé illogique. Léogan observait, autant qu’il l’était. Shiva, quittant des yeux l’abysse de Sphène, s’attardait longuement sur ces deux sphères noires et profondes comme les cratères des volcans où l’on discernait quelques ruines, quelques ravages de précédentes éruptions, autant que quelques filets de laves rougeoyants. Son regard était la source d’une force impressionnante qui éclipsait jalousement le reste de ses traits. Ces yeux voulaient s’attirer le monde entier sans même, peut-être, pouvoir l’attraper et le saisir. Faisant jouer sur les rainures de l’écorce ses doigts osseux, la macabre oscillait innocemment le regard cherchant à jouer avec la lumières pour mieux y discerner la couleur, le début des pupilles et les croisements de l’iris, chaque rayon leur donnant une dimension nouvelle, tantôt calme comme la surface d’un lagon, tantôt torturée comme les crie de la houle. Et dans ce jeu innocent qui la ramenait à l’enfant, la capricieuse s’oubliait quelques instants avant de retrouver l’adulte, la morte qu’elle était devenue, retrouvant son port majestueux et ses airs assurés.
Souvent, les disciples du temple lui trouvaient quelques choses d’imperceptibles, semblables aux airs des paons. Fiers et arrogants, quand on les regardait, ils faisaient la roue avec grâce et s’exposait avec grandeur. Mais dés qu’on détournait le regard ou qu’on les observait sans être vu, il avait sur la face un air perdu, las et bleuté, ou une absence touchante sous les brises solitaires de ceux qui rêvent dans l’orage. Comme eux, la Sainte brillait sous le regard des autres, mais se fanait seule, ses yeux retrouvant la tristesse des sombrés.  

Il sourit – aussi spontanément que sincèrement, prenant la dame de cours dans son attitude jadis penaude, révélant une assurance retrouvée – et elle lui sourit en retour, tant pas respect que par réciprocité. Son discours se faisait discussion, et elle répondait avec audace, sa voix prenant les courbes des nobles et les délices des dames.


« - Nous avons toujours besoin de nouveaux disciples, vous savez. Nous serions ravis de vous compter parmi nos résidents. Par tout temps que Delil nous offre. Même par matinée de pluie – la forêt n’en est que plus belle. »

Il était vrai qu’à la douceur et au calme du soleil, qui éveillait la paix et la sérénité de quiconque parcourait les chemins tortueux et les courbes sensibles des chemins forestiers, Shiva préférait la pluie, l’averse brutale et dense, inattendu et si appréciable. Cela créait un chaos si brusque et violent qu’elle voyait dans ce tourment une beauté irréelle et incontrôlée, qui révélait alors toute la force et la brutalité de la nature, dans sa toute-puissante supériorité. Dans le bruit des gouttes s’abattants sur les feuilles, les branches, retournant sauvagement la terre, elle pouvait noyer sa voix et taire ses larmes qui rejoignait le sol. Sa peau avait la légitimité du froid, et ses frissons devenaient signe d’un soupçon de présence. Alors seulement, elle se sentait encore vivante, qu’au cœur de sa cage d’os, elle imaginait que son cœur battait encore et qu’il n’avait pas était noyé des années auparavant. Oui, au fond, elle aurait aimé le rencontrer sous ces mêmes mimosas, mais dans le chaos de la pluie.

« - Mais si votre cœur appartient aux chemins, je ne peux vous empêcher d’apprécier le voyage et d’embrasser ces tourments. » Dit-elle poliment, ses traits diaphanes faussement vaincus, et amusés d’avoir tout de même tenté d’attirer une présence de plus sous le toit de Delil. «  Mais n’ayez crainte, ceci dit. Il y a toujours quelque chose à faire ici, vous ne trouverez pas de temps pour vous ennuyer. »

Voyageur, vagabond ? Léogan s’entourait toujours un peu plus de mystère. Ce corps était celui d’un travailleur, pas celui d’un insouciant. Et il avait la voix, la gravité d’un homme de décision… Mais aussi le regard torturé d’un croyant, qui cherchait par la prière un espoir, une volonté qui manquait peut-être à sa vie. Tant de question au bout de quelques minutes, la Sainte en était surprise. Habituellement, il lui fallait bien plus de temps pour trouver dans autrui quelque intérêt, quand il ne s’agissait pas d’une affaire touchant à son Eglise, toute désintéressée et hautaine qu’elle était. Mais il y avait dans le cadre jaloux et privilégié une magie contemplative qui l’intriguait déjà, et dans ses traits profonds et sauvages un embrasement anodin qui attisait un peu plus sa curiosité. La surprise de cette découverte rendait l’instant un peu plus précieux. Et elle ne croisait pas souvent des chanteurs chevaleresques dans le jardin : autant en profiter un peu.
Mais l’heure n’était plus aux inutiles passes d’arme, mais à la flatterie légère et délicate, aussi spontanée que finement calculée, des mots élégants qui s’envolent pleins de senteurs de franchissant les lèvres. Si Shiva en était un peu surprise quand le tempétueux lui avoua ses troubles d’un air franc et désintéressé, cet fougue jeune et cavalière l’amusa grandement. Et avec un sourire des plus mystérieux, elle laissa ses yeux allaient à un léger revers capricieux et fuyants, avant de revenir à la charge, plus pénétrants et dorés encore, ce qui n’eut pour effet que de les rendre plus lumineux, désirables. Cette réponse silencieuses était presque un retour, un estoc habilement concoctée pendant les quelques années de sa vie charnelles où la dame ne respirait que pour les plaisirs et l’épanouissement de la chaire. Ces jeux furent grisants, et elle s’enorgueillit de pouvoir s’enivrer pendant des heures des compliments qu’on lui soufflait. Quelles jalouses années que ça jeunesse, que Léogan en quelque mot lui faisait revivre. Si elle avait conservé ce physique d’antan, son esprit plus mature revit quelques secondes ces fougueux caprices, et cela lui plut. Au sein du temple, on lui offrait rarement ce genre d’aveux, par peur de ses réactions ou de ses saintes colères, sûrement.

Mais dans ces sphères d’odeur et de silence, il lui sembla que c’était approprié. Et que, si elle aurait pris cela pour un manque de respect dans d’autres circonstances, cette franchise innocente l’amusait beaucoup. Elle en oubliait presque qui elle était, son titre, ses origines, pour redevenir la demoiselle courtisée qu’elle était jadis, ou une simple passante qui tentait de rassurer un de ses pairs par quelques mots sages et chaleureux sur le défunt cervidé, dont l’esprit près de Delil devait sourire à pleine dents. Et elle devait l’avouer – naïvement peut-être – ce compliment habile flattait son égo. Dans le silence, elle abaissa le regard, dans une révérence respectueuse, capricieuse, de la courtisée qui accepte le compliment sans le retourner. Ces jeux de jeunesse étaient toujours aussi grisants… La brise balaya la forêt, et une nuée d’oiseau s’envola.

Et soudain, en une fraction de seconde qu’il lui fut impossible de saisir, le voyageur  s’adossa à l’arbre qu’elle savait sous les doigts, glissant sous ses yeux contre le rugueux du bois avant d’atteindre le sol. Ce qu’elle avait vu devenir assurance et paix se changea de nouveau dans une perpétuelle métamorphose, comme la météo et le temps. Son visage se fit soudain distant, si près il devint lointain. Sous son épaisse et bouclée crinière d’où s’échappaient encore quelques mimosas, la Macabre vit le ciel bleu se changer en dôme noir et menaçant, et alors qu’il était absorbé dans un creux, un abîme gigantesque de pensées, elle garda le silence, admirative de l’introspection et de la rapidité exemplaire qu’il avait eut à retrouver un visage aussi grave. Lui qui quelques secondes auparavant agissait avec maladresse était devenue une caricature de fierté et d’arrogance qui ne lui seyait guère, et qui prit la dame au dépourvu, qui en leva un sourcil fin et parme de perplexité. Ses deux bras déjà croisés prenaient des airs de cadenas, alors qu’il lui rétorquait d’un ton amer sa remarque qui la laissa pensive. Que voyait-elle ? Alors qu’il tentait de l’impressionnait pour évincer sa pensée, elle ne pouvait que plus y croire. Et si vite défait, il sembla le croire aussi, retournant aussi vite au ciel de pluie qu’il s’était changé en orage.

Sous le majestueux magnolia qui répandait tout ce qu’il pouvait de fleur par terre, sous un contre-jour délicat qui dessinait chaque contour de son corps assis avec une finesse incomparable dans le clair-obscur du petit matin, Shiva se sentit alors touchée par l’élégance et le chagrin de la scène. La lumière blanche qui venait des bois augmentait chaque relief, et son regard noir semblait rempli d’une vague de tristesse hâtive et soudaine, qui n’était probablement que le résultat d’un jeu de halo. Et comme le cerf , Léogan était le paisible penseur, perdu ailleurs, dans son propre monde, alors qu’autour de lui dansait les pétales blancs. Il n’y avait que dans cette forêt que l’on pouvait voir pareille tableau. La Haute-prêtresse en restait étonnée, ses yeux dorés transpercés par tant de grâce qu’elle s’en sentit presque éclipsée et oubliée, lui laissant un goût piquant d’amertume. Elle n’avait même pas besoin de couleur pour voir le violent de la scène, en saisir la profondeur transparente et la portée sincère, et resta fébrilement plantée là, à hésiter entre rester ou s’envoler comme un oiseau pour le laisser réfléchir. Sans arrêt, ses doigts usés déchirés quelques pétales trouvés là, pauvres victimes innocentes d’une pensée un peu trop saisissante. Lui aussi avait quelque chose du paon.

Finalement, il retrouva la parole avant que la macchabée ne puisse le faire, elle qui allait se proposer de le quitter pour le laisser avec lui-même dans le calme et la clémence. Il répondit à sa question, posée jadis, et leva alors le voile qui entourait sa personne d’une franchise désarmante, et tissant dans son esprit l’image trouble d’un garde. Ainsi servait-il une armée. Ou une garde, les deux corps, bien que distincts, n’avait que la même image pour l’esprit pacifique de la Dame. Pourquoi répugnait-elle tant la guerre alors que jadis on la lui avait promise ? Peut-être parce qu’à trop goûter les jours oisifs, on finit par trop y prendre goût. Attentive de nouveau dans sa grande robe sombre, elle écoutait ses pérégrinations qu’il disait d’un ton presque las, comme une plainte à demi-mot, une critique de sa propre personne qu’il n’osait faire. Il était terriblement intéressant. Un homme qui perd but, pied, qui cours sans cesse dans un immense labyrinthe sans en trouver la sortie voulue. Mais il avait le mérite d’avoir frappé à la bonne porte. Après des heures, peut-être des jours à arborer le temple, la forêt sous toutes ses coutures, à redécouvrir à chaque seconde la beauté du monde sous un nouveau regard, une lumière différente, jaunie par le dôme de nuage ou grisâtre après l’averse, la Morte avait appris une chose sûre : on trouve toujours quelque chose au temple de Delil. Le pardon, l’abnégation, le repos. Le temps. L’espoir. Tant de petites choses idiotes qui peuvent parfois redonner à une âme d’espérée le goût de vivre.  

Un frisson gelé glissa le long de sa colonne en repensant au pays des glaces. Bizarrement, elle ne l’avait jamais vraiment porté dans son cœur. Le temps y était trop dure, trop froid. Non pas que cet état la dérangeait à présent – sa température corporelle n’étant pas la plus chaude que ces terres eurent connues. Mais elle avait au fil du temps gagner ce goût du confort personnel, le besoin douillé d’avoir un toit chaleureux donnant sur des fenêtres ouvertes qui renvoyaient une brise tiède dans toute sa maisonnée. Et si le climat était aride, elle trouvait que ses habitants l’étaient tout autant. Froid, dur, la mine morne sous des physiques robustes et des esprits fermés. Non, décidément, la ville glacée n’était pas faite pour elle. Soudain, elle eut un respect immense pour lui qui avait à supporter ce temps toute l’année. Il finit par une excuse, alors qu’il n’y avait pas lieux d’être. Elle parlait tout autant habituellement, et était heureuse de pouvoir cette fois ci faire partie du clan des silencieux écouteurs.


« - Habituellement, on ne lui prête pas pareille propriété, mais Delil accomplit des miracles tous les jours après tout. Peut-être le moment était venu pour vous de parler, tout simplement. »

Ses mots étaient tiède et voluptueux, sa voix claire comme la brise, le vent d’été qui souffle, tantôt à demi-mot, tantôt claironne. Mais la fin de son discours la laissa pantoise et préoccupée. A priori, elle ne s’en tirerait pas silencieuse. Si elle aimait les dialogues, elle n’aimait pas se livrer, comme si ses pensées, même idiotes, constituées à elles-seules des aveux de sa vulnérabilités. Des faiblesses, aussi simplement que cela, crachées dans un souffle, une poigné de mot, mais mettant à mal toute l’image de sa personne. Dans un rictus révélateur, elle pinça ses lèvres comme prise au dépourvue, avant de relever son visage vers le haut de l’arbre. Il venait de s’ouvrir alors qu’elle n’avait proférait mot – et elle était bien satisfaite ainsi – mais tout oiseau fut elle, à trop se pavaner on finit par devoir assumer ses torts et ses fautes. Elle souffla, faiblement, un petit soupir proscrit et gênée. Si elle devait se jeter à l’eau, alors ainsi serait-il.
La question était réellement : que cherchait-elle alors ? Car elle avait tout ce qu’une Dame pouvait rêver d’avoir. Son physique n’était plus des plus agréables, mais la mort ne l’avait pas dévisagée pour autant. De sa famille et de son titre, elle conservait une richesse acceptable. Le temple et son rang lui fournissait le confort, et son ordination avait fait connaître son nom et ses arabesques à travers les terres et les contrées. En plus de cela, elle était devenue responsable de toute une meute qu’elle se devait de guider. Mais que cherchait-elle, enfin ? Qu’est-ce qui mettait à mal cet esprit qui devrait être si rayonnant ?


« - Vous avez l’art de poser des questions épineuses… Permettez-moi de mener ma pensée à voix haute, ce crâne est si lent qu’il l’assassine. Si je répondais la protection des miens – j’entends les disciples de cette Eglise – je paraîtrais pour une Sainte et une modeste que je ne suis certainement pas. Mais ce n’est pas faux, ceci dit. » Pendant une demie seconde, ses yeux devinrent sombres et inquiets alors qu’ils regardaient le temple où déjà quelques bruits se faisaient entendre. Qu’allaient-ils devoir traverser, encore ? « Je ne suis peut-être pas assez sincère… Et que pourrais-je demander de plus ? »

Au fond, tout au fond de son cœur froid dans sa chrysalide violacée, Shiva savait bien qu’est-ce qu’elle recherchait, et ce qu’elle voulait. Mais le dire, comme le penser, faisait mal. Une douleur indescriptible qui pouvait assombrir brutalement son regard plein de lumière, et rendre à son visage mort toute la portée de sa perte. Vers vaciller sa peau vers le translucide et lui arracher une expression de peine qu’elle ne montrait jamais, hormis aux morts et aux arbres silencieux. Se retrouver au pied du mur la plaça dans une piquante situation. Pourtant, aussi étonnement qu’elle le découvrit, elle se sentait tout de même à l’aise, aussi écoutée qu’elle l’aurait voulu, presque prête à avouer ses chagrins à demi-mots, et coupable que ce pauvre homme ne doive écouter ses pensées idiotes et les déambulations mentales d’une inconnue. Descendant jusqu’à la forêt où elle jeta ses yeux le plus profondément possible entre les troncs enchevêtrés, là où ils ne faisaient plus qu’un pour se rejoindre dans la lumière, elle souffla, en regrettant presque immédiatement ses paroles. Ses traits prirent une vulnérabilité inattendue, et plus elle parlait, plus elle paraissait défaite, gênée de s’ouvrir ainsi, laissée dans une fragilité innocente et surprenante sur sa personne qui épousait pourtant si bien les frasques de la noblesse.

« - Ce que je cherche jour et nuit, et ce pourquoi je purge une éternel peine… Il s’agit sûrement du pardon. La rédemption divine pour mes fautes passées, et présentes. Voilà ce qu’on gagne à vouloir jouer avec le feu… Une vie éternelle… Mais je ne suis plus en vie. La vie appelle la mort : la mienne a déjà eu lieux. Et pourtant me voilà, toute piégée que je suis, incapable de disparaître, et de retrouver les miens qui sommeillent dans leurs tombes depuis longtemps. Au fond, c’est tout ce qu’il me reste, arpenter ces bois à la recherche de Delil, d’un signe qu’enfin il me pardonne pour mes torts. Et qu’un jour, je serai pour de bons avec lui. » Sa voix morte se faisait serrée, idiotement.

D’un geste de tête, elle s’aperçut de la stupidité de sa phrase. Et elle quitta brusquement de sujet, comme pour tourner cette page, gênée d’avoir finalement dit tout haut ce qu’elle ne cessait jamais de penser tout bas.


« - Enfin, cela arrivera sûrement un jour. » Dit-elle dans un semblant de sourire un peu maladroit, essayant de retrouver sa force, ce qui arriva bien vite à force de volonté. C’était une pirouette qu’elle réussissait plutôt bien, bien forcée de maintenir les apparences pour le poste qui était le sien. « Delil m’a déjà envoyé Magha. Peut-être la prochaine fois viendra-t-il en personne me saluer. »

Le perroquet entendit son nom, et retourna son visage dans un déclic mécanique, lui donnant des airs patauds et comiques, augmentés quand le doigt de la Dame vint se poser avec complicité sur son bec. Dans une profonde incompréhension, le volatil brailla quelque chose, sûrement une phrase entendue il y a longtemps et dont il ne comprenait pas tout à fait le sens, avant de s’envoler de nouveau pour rejoindre une branche plus haut, fixant toujours attentivement la drôle de scène. Petit à petit, la Vierge Pourpre retrouvait ses traits nobles, et pour ne pas s’attarder sur elle, elle en revint à lui, toujours adossé à l’arbre.
Maintenant, il était entouré des pétales qu’il venait de lacérer. C’était un réflexe, et la dame allait peut-être trop loin en pensant qu’il était révélateur. Mais qu’avait-il comme estime de lui pour pouvoir ainsi s’en prendre aux petits bouts blancs ? Dans un geste d’une grande lenteur, elle se mit à son niveau, pour enfermer dans la cage de ses doigts une autre fleur morte depuis longtemps, aux couleurs déjà vagues et à la force toute fanée.


« - Je ne pense pas que vous soyez perdu, Léogan. Du moins, pas totalement » Lui dit-elle calmement, une voix hésitant entre dialogue et pensées. « - Je ne vois pas en vous certains hommes désespérés qui passent nos portes. Ceux-là cherche autre chose que vous avez déjà en vous. Mais je vois un homme incomplet, entouré d’un nuage, d’un brouillard profond. Quelqu’un dont il manquerait un rouage, perdu ou abandonné, ou volontairement abrité. Et qui ne demande qu’à être retrouvé pour briller de nouveau. »

A ces mots, elle ouvrit lentement ses phallanges, laissant aparaître à leurs deux yeux la fleur de camélia, d’un blanc éclatant et rayonnante de vie, comme si elle avait poussé la veille, revenue dans ses plus beaux moments. De ses yeux dorés, elle chercha les siens, son énigmatique sourire revenue sur ses lèvres pourpres. L’abîme appelle l’abîme.  
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: Eveil et légendes □ PV Shiva   Eveil et légendes □ PV Shiva Icon_minitimeVen 28 Mar - 1:10



Aussitôt que Léogan eût posé sa question, il regretta amèrement de ne pas l’avoir laissée mourir dans sa gorge. Il savait lui-même qu’il aurait eu horreur d’être pris d’assaut par les questions impatientes d’un type sorti de nulle part, qui aurait fait violemment prévaloir la curiosité sur l’intimité, qui en aurait enfoncé la porte, pillé les mystères et tout abandonné l’instant d’après, une fois son appétit rassasié et son intérêt dissipé. Il serra la mâchoire avec exaspération, se retint de plaquer une de ses mains contre son front inquiet et tenta de cacher son désarroi. Il chiffonna discrètement quelques pétales dans le creux de sa paume et serra le poing en se traitant de vieux butor imbécile.

Cette femme l’émerveillait ainsi que l’aurait fait une fée aux mots purs comme de l’or, dont les doigts effilés jouaient étrangement avec la lumière du matin, et dont la silhouette éthérée, à la maigreur souple et gracieuse, qui avait quelque chose de la lionne maigre, affamée et pourtant toujours noble et puissante, vivait, chatoyait comme un flot de soleil et renvoyait des lueurs changeantes. Elle était comme ses bois : il avait beau l’observer de tous ses yeux, elle restait insaisissable et fantasque. Elle était de parme, d’or et de lumière, puis l’instant d’après, un nuage passait, les frondaisons frissonnaient, elle levait une main, tournait son visage, et elle devenait pâle, fragile comme des pétales de jasmin, mauve, bleue et d’un pourpre subtil qui annonçait les prochaines transformations.

Il oscillait encore entre l’envie de laisser flotter doucement la gaze de mystère qui faisait le charme de leur rencontre et le désir de découvrir en Shiva la vérité qu’il avait toujours recherchée avec l’avidité des hommes au bord du gouffre, ce quelque chose, cette évidence, qu’il voulait retrouver au temple de Delil.
Mais le beau visage de Shiva s’était froissé dans une moue agacée, ses lèvres mauves laissèrent échapper un soupir fâché, et Léogan, qui l’observait par-dessous d’un regard coupable, toujours assis entre les racines du magnolia, se rembrunit également ; il savait que le mal était fait, et que le mieux qu’il pouvait faire maintenant était de l’écouter parler avec attention.

Mais il ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’encore une fois, il avait fait l’enfant. Il avait formulé un caprice d’échange équivalent – s’il donnait un peu, elle devrait lui en offrir autant, de sorte qu’aucun ne pourrait prendre l’ascendant, ni considérer l’autre avec condescendance. En fait, cela lui avait toujours semblé juste. Mais cette fois-ci, alors que Shiva semblait vraiment fâchée de sa question, ce vieux procédé dont il avait souvent usage lui parut méprisable. Après tout, elle ne lui avait posé qu’une question de politesse, il aurait pu lui répondre évasivement comme on le fait normalement avec les gens qu’on ne connaît pas ! Heureusement, elle avait été assez aimable pour l’entendre déblatérer sur les hallucinations de son cerveau malade, les ennuis de son quotidien et ses dépressions familières.
Toutefois, en y repensant, il avait été très lapidaire, il ne s’était pas étendu sur le sujet, non, le fait est qu’il avait été trop instantanément authentique – personne ne faisait ça, en société, c’était inconvenant. C’était peut-être sa fatigue, la sortie brutale de sa méditation, la surprise de cette rencontre, son atmosphère intimiste, le temple, la forêt, le cerf, un charme mystérieux de Shiva, qui lui avaient fait perdre contenance, n’importe quoi enfin, mais en substance, il ne savait vraiment pas ce qui lui prenait.
Simplement, il n’avait pas le droit de lui demander d’en faire autant, c’était aussi brutal qu’absurde. Et pourtant, pourtant il prenait conscience peu à peu, avec une acuité aigue, qu’il n’aurait pas pu moins lui en dire, moins lui en montrer, et moins lui en demander. Il y avait au fond de lui le désir inexplicable d’apparaître entier et vrai face à elle, mais loin de ces jours noirs où il ne pouvait plus rien supporter et où il voulait que le monde vît sa colère, s’effrayât de sa sincérité et le laissât enfin claquer la porte – non, aujourd’hui, c’était un élan libre et gratuit, sans cause ni raison, qui l’avait poussé à se dévoiler, et contre lequel il lui aurait été pénible de lutter.
En vérité, il avait trouvé plus que le bon moment pour parler : il avait rencontré la bonne personne. Elle n’avait pas eu besoin de parler beaucoup pour qu’il s’en aperçût, ces choses-là étaient d’une évidence peu commune, intuitive, instinctive presque.
Mais il avait dû sauter quelques étapes, au moment où il lui avait posé cette question. Habituellement, Léogan faisait preuve de tact avec les gens qui le lui permettaient, il s’armait de patience, attendait qu’on lui offrît discrètement quelques confidences, les recevait avec joie, les recueillaient, les mettaient contre son cœur avec affection. Il n’était pas pressé ni avide, en relations humaines – c’était ce pourquoi il ne collectionnait pas des cohortes d’amis – il pensait qu’avec le temps, avec un peu de chance, en reliant ce qu’on avait bien voulu lui livrer, morceau par morceau, il pourrait prétendre être devenu l’ami de telle personne, et la connaître autant qu’il le fallait.

En somme, il était respectueux de l’intimité des gens. Oui, vraiment.

Il regarda encore le visage affligé de Shiva et un souffle féroce souleva sa poitrine. Il comprit.
Au moment où il avait posé ses yeux noirs et profonds sur cette dame, il avait eu ce désir, qu’il blâmait chaque fois qu’il le rencontrait dans le monde, de vérité immédiate et dès lors, malgré la culpabilité qui rongeait son frein, il n’avait plus voulu être sage, ni patient, il avait voulu qu’elle descendît de ses nuées et qu’elle vînt parler près de lui en personne, en femme, et non en sainte et en prêtresse – il ne voulait pas de ces conversations mondaines où on parlait mollement du beau temps, des courtoisies d’usage et de la grandeur de Delil ! Il avait déchiré sauvagement, d’un regard insistant et avec une question cavalière, tout la distance qui les séparait, elle et lui, et maintenant il lui souriait audacieusement pour lui donner courage, la tête renversée en arrière, vers elle, en attendant de pouvoir entendre ce qu’elle trouverait à dire. Cela lui coûtait qu’elle en souffrît, mais il voulait qu’il se passât quelque chose. Il voulait tirer quelque chose d’essentiel à cette rencontre et ne pas avoir à la classer plus tard dans ses actes manqués, il voulait vivre avec Shiva une spontanéité brute et forte, il voulait la voir telle qu’elle était, même si demain, ils devraient s’oublier à jamais. Ce pouvait être éphémère, ce pouvait être l’affaire d’une minute ou d’une heure, mais il ne pouvait pas attendre. Et puis rentrer à Cimméria ; remettre son nez dans la paperasse ennuyeuse ; laisser mourir dans sa mémoire ces quelques instants de caprice qu’il aurait dû vivre.  

Enfin, elle parla. Toutes les pensées de Léogan se turent subitement dans sa cervelle enflammée et il l’écouta, silencieux et immobile, avec le même sourire que tout à l’heure, qui semblait décidé à prendre son parti quoi qu’il pût se produire, et qui voulait lui dire qu’il croyait en elle avec un espoir sans limite.
Quand il comprit exactement de quoi il était question, cependant, son visage redevint grave et toute l’allégresse qui s’était animée dans son cœur disparut subitement. Il se redressa, se retourna vers elle et s’accouda contre une racine très saillante du magnolia, pour pouvoir la regarder droit dans les yeux tandis qu’elle parlait. Il fronça légèrement les sourcils mais ne l’interrompit pas.
Le beau visage de Shiva blêmissait péniblement, ses traits s’effaçaient, son regard se voilait et devenait lointain, sa lumière se noyait quelque part dans ses pensées, un pli douloureux contractait ses lèvres entrouvertes. Léogan pâlit lui aussi, de culpabilité et de surprise, et il sentait le poids du malaise écraser ses entrailles.
Pour la première fois en quelques minutes, Shiva lui parut tout à fait exsangue, tandis qu’elle s’abandonnait aux eaux noires du chagrin, et il se rappela son état de Gorgoroth, auquel il n’avait prêté aucune attention en la voyant ou en entendant parler d’elle. Il avait tout au plus trouvé l’idée d’une femme ressuscitée à la tête du culte de Delil intéressante, et… C’était stupide de sa part, il aurait dû anticiper de telles révélations, et ne pas poser de question.
Il aurait voulu se lever, prendre sa main dans la sienne et lui dire qu’elle ne lui paraissait pas morte, à lui, mais il était incapable de faire le moindre mouvement. Elle semblait si peinée qu’on aurait cru que son apparence de duchesse subtile se fissurait et se fracturait à mesure qu’elle se dévoilait, et que bientôt, les morceaux de son visage tomberaient sur sa poitrine comme une fine porcelaine. Elle n’était plus qu’une femme blessée, désormais, c’était vraiment tout ce qu’il avait gagné. Il se sentait extrêmement mal à l’aise. Bien joué. Oui, bien joué, tu voulais qu’il se produise quelque chose, non ? Satisfait maintenant ?
La voix de Shiva s’était serrée, son regard brillait comme un soleil mouillé. Elle détourna la tête et acheva son aveu en tentant un sourire triste et une phrase dont l’espoir sembla un peu futile à Léogan – en particulier lorsque son regard tomba sur le perroquet qui en était l’objet, et qui avait l’air d’une mécanique bizarre et stupide. Une colère naissait dans sa poitrine, contre ce fatalisme odieux qu’elle brandissait en voulant le convaincre qu’il s’agissait d’espérance, mais surtout – et il le savait – contre lui-même, qui avait été assez stupide pour causer cette tristesse, et il se promit silencieusement de prendre ses précautions pour ne plus jamais l’affliger. Cela lui crevait le cœur.

Il y eut un petit instant de silence, où l’oiseau s’envola, et où Shiva parvenait peu à peu à recomposer son masque de femme élégante et noble, et Léogan en profita pour dire d’une voix grave, un peu cassée, qui s’éteignit en un souffle lorsqu’il se tut :

« Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous blesser, ma Dame. »

Il lui offrit un air de sympathie qui masqua avec assurance la rogne qui tempêtait au fond de lui, et au moment où il voulut se relever pour réchauffer un peu le cœur froid de Shiva, elle descendit de ses hauteurs et vint s’asseoir en face de lui. Il ne savait pas par quel prodige elle avait réussi à retrouver sa mine à la fois éveillée, noble et mutine de reine ou de lionne, mais elle était maintenant plus proche de lui qu’ils ne l’avaient été et avait déjà décidé de lui renvoyer la balle.
Elle avait pris entre ses doigts une pauvre fleur de camélia que le vent avait dû porter du jardin jusqu’aux grands magnolias, et prononçait des mots légers et voluptueux qui fondirent dans la poitrine de Léogan et y dissipèrent la violence qui s’y était formée comme le vent frais de la belle saison vient chasser les longs stratus gris de fer, aplatis sur l’horizon à la façon d’un couvercle. Léo se détendit à nouveau – c’était à croire qu’elle pouvait vraiment faire ce qu’elle voulait de lui – et écouta encore l’espoir que portait pour lui sa voix musicale.
Quand elle ouvrit sa main sur la fleur ranimée, à la blancheur vive et aux pétales courbes et souples, il se sentit comme un gosse émerveillé. Ses yeux noirs, arrondis par la surprise, allèrent du visage de Shiva au creux de sa main à plusieurs reprises et il se relaissa tomber contre son arbre avec étonnement.

« C’est de la très belle magie… » souffla-t-il.

Il resta encore un peu admiratif, les yeux fixés sur le camélia que Shiva tenait toujours dans sa paume, puis il passa ses mains derrière sa tête avec un air qu’il voulait désinvolte et s’appuya contre le magnolia, en la regardant du coin de l’œil. Il s’efforça de paraître naturel en lâchant deux éclats de rire joyeux et en tentant quelques traits d’humour léger, mais le résultat dut paraître plutôt incertain, et la réponse, déjà emberlificotée :

« J’ai toujours été une sorte de canard boiteux, vous savez, mais on s’y fait. J’finirai bien par trouver ce qui cloche, chez moi, j’y travaille. Mais c’est… » commença-t-il à marmonner, en pâlissant un peu.

L’embarras le rendit fébrile. Il se redressa, s’agenouilla en face d’elle et s’assit sur ses talons, en recherchant la meilleure manière de la remercier de sa prévenance. Elle avait toujours son sourire de duchesse, et c’était vrai, ses yeux caressants brillaient avec mystère.
Shiva battait des cils avec une langueur lente qui laissait échapper subtilement la lumière dorée de ses iris ; elle envahissait le blanc laiteux de ses yeux, comme la brume fantastique qui, aux aurores, venait flotter dans la forêt ; ses cils papillonnaient à nouveau, tamisaient un instant ce rayonnement, et le laisser soudain reparaître, plus fauve et plus chatoyant que dans son proche souvenir. Il avait été loin de leur rendre grâce, avec son pauvre compliment de pacotille – de la poésie de bas étage, « deux ambres dorées », non mais vraiment…
Sa coiffure, argentée et mauve comme la lune des sabbats, frémissait encore dans la brise et quelques cheveux iridescents et nacrés, d’un parme sombre, lui tombaient malicieusement sur le front. Elle avait un air de bonté, de finesse, de rêve et d’inaccessible qui grisait Léogan et qui le laissa sans intelligence pendant quelques secondes.
Enfin, il eut une petite moue dubitative, ses yeux de basalte sourirent aussi, il prit une profonde inspiration et se lança :

« C’est… C’est un peu bizarre… Enfin j’veux dire, pas que vous soyez bizarre, non, voilà, c’est juste parce que nous… Je suis bizarre, vous êtes merveilleuse, changez rien. Eh, qu’est-ce je… Heu, hm. »

Il passa une main dans ses cheveux bouclés et esquissa un sourire enfantin, entre l’excuse et la confusion.
Oh, milles entrailles, c’était terrible…

« Je ne sais pas où vous voyez tout ça, je m’efforcerais de croire que c’est bien sur moi… ! » dit-il, et il se laissa rire maladroitement.

Enfin, il poussa un petit soupir de contentement, l’esprit apaisé pour le moment, et observa Shiva avec affection. En définitive, cette maudite question avait peut-être eu un peu de bon. Léo éprouvait plus de plaisir que tout à l’heure à observer le jeu félin des yeux de Shiva, qui avaient jeté des feux vifs et charmés lorsqu’il les avait flattés tout à l’heure.  
Ces petits jeux de chevalerie l’inspiraient considérablement et lui rajeunissait le cœur, ils le mettaient vif et cavalier, et surtout, il avait noté que Shiva les aimait également. Il y avait eu ce chatoiement sur son visage, ce contentement un peu félin dans son port de tête, qui ne trompaient pas. Tout à coup, il lui parut aussi simple qu’autrefois de ménager soudain un entre-monde secret et inattendu avec une inconnue, à l’occasion d’une rencontre fortuite et feutrée.
A cette pensée, il eut l’air d’un chat satisfait de sa ruse, il fit rouler sa tête et s’étira souplement. Quand il se reposa sur ses cuisses, ses yeux étincelèrent secrètement. Il n’y avait aucun mal à jouer un peu avec la courtoisie, n’est-ce pas ? Si ce jeu donnait à Shiva autant d’allégresse, de fougue et d’enthousiasme qu’à lui, il serait à nouveau deux jeunes gens, ce n’était pas une tâche si difficile après tout – il n’avait que trois-cents ans, c’était encore la fleur de l’âge chez les Sindarins, et s’il lui était impossible de deviner l’âge véritable de Shiva, il trouvait en elle une fraîcheur telle que cela n’avait plus aucune espèce d’importance.

« Mais, si vous me le permettez… » commença-t-il, avec douceur.

Il posa ses poings sur le sol et avança un peu ses genoux de Shiva pour s’asseoir plus près d’elle et la regarder dans les yeux avec autant de sérieux et de gentillesse qu’il le pouvait. Il laissa un petit instant de silence pendant lequel il tenta de rassembler ses pensées. Enfin, il entama également sa réponse, sans brusquerie, sans plaisanterie non plus, comme on raconte une histoire secrète ou une confidence complice, avec de l’intelligence dans les yeux.

« Vous devriez vous accorder la même chance que vous offrez aux autres – ou à moi. Car qu’est-ce que la vie, Dame Shiva ? »

Il s’arrêta à nouveau pour réfléchir. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas efforcé de parler courtoisement. Il avait bien grandi dans une famille très noble de Canopée, son grand frère était même l’un des plus fins orateurs de la cité, et toute son enfance n’avait été que le spectacle incessant des performances d’éloquence de Daeron – c’était peut-être en fait ce qui l’avait écœuré des beaux discours et qui l’avait incité à construire son propre langage qui était d’un relâché et d’une truculence extraordinaires. Daeron disait qu’il parlait comme un charretier, ce qui encourageait Léogan à poursuivre, et aujourd’hui, il ne faisait vraiment plus aucun effort. Mais il ne pouvait pas parler ainsi à Shiva. C’était une dame. Aux dames, il réservait ce qui lui restait de civilité, mais cela lui demandait un peu de concentration.
Il inspira profondément, ses yeux noirs s’assombrirent mystérieusement et il tendit lentement ses mains vers Shiva. Il ne savait pas si elle appréciait vraiment le contact, elle n’avait pas eu l’air particulièrement ennuyée quand il lui avait serré la main (misère…), alors il prit sa résolution, et posa fermement ses mains sur la sienne. Il referma lentement les doigts fins de Shiva sur la fleur qu’elle présentait toujours à la lumière du matin. Ses mains à lui étaient calleuses, fortes, un peu rêches, mais il y avait quelque chose, leur chaleur, ou leur précaution infinie peut-être, qui les faisait douces et caressantes à l’occasion. Il fit un nid de vigueur charnelle aux doigts froids de Shiva et se pencha un peu vers elle pour parler, du même timbre bas et sans prétention dont il avait usage d’habitude, mais avec un élan du cœur qui lui donnait des inflexions plus sensibles :

« Qu’est-ce que la vie, ma Dame ? Est-ce seulement ce sang qui cogne dans mes veines et donne un peu de chaleur à mes mains ? »

Il lui sourit d’un air de confiance, porta prudemment leurs mains sur sa poitrine et les appuya contre sa chemise rêche à l’endroit de son cœur. Elle pouvait échapper à leur emprise si elle la trouvait inconvenante, sa poigne était légère et souple – il tenait à lui faire comprendre qu’elle n’était pas forcée de l’écouter, de tenir compte de sa petite philosophie de quartier, ou d’accepter ses impertinences. Il murmura encore :

« Est-ce seulement ce cœur qui bat férocement dans ma poitrine, vous le sentez, mais est-ce lui, vraiment ? Non, non. »

Il fronça les sourcils avec sérieux et reposa leurs mains sur ses genoux.

« Je ne suis pas ce cœur qui bat, et je ne suis pas ce sang qui court dans mes veines, n’est-ce pas ? demanda-t-il, avec une lenteur qui lui était nécessaire, et qui s’efforçait de ménager un temps de pensée convenable. Autrefois, vous aviez un pouls, comme moi, mais cela ne signifie pas qu’aujourd’hui, vous êtes moins qu’alors. Ne vous sentez pas en impuissance. Tout est encore possible pour vous. »

Il fit une nouvelle pause et observa la jeune femme, la tête un peu baissée, les yeux égarés ailleurs pour réfléchir. Il n’avait pas de pitié, pour Shiva, elle était assez forte pour qu’on ne s’apitoyât pas sur son sort – elle ne méritait pas d’être l’objet d’une philanthropie humiliante, et elle n’en avait certainement pas le désir – mais il se sentait trop troublé par son histoire pour ne pas en toucher quelques mots, qu’il tenta de faire courts et évasifs, pour se tailler au plus vite un chemin vers l’idée qu’il avait, lui, de l’espoir.  

« J’imagine que vous avez dû traverser des épreuves déchirantes. Elles ont dû vous signifier qu’il ne fallait plus vivre comme autrefois, mais est-ce bien une punition ? Votre résurrection est d’abord, je crois, un mystère. Les Dieux sont silencieux. S’ils ne donnent pas de réponse, il faut trouver la vôtre – et c’est sans doute mieux ainsi. »

Il releva la tête et sourit sauvagement.
Oh, non, il n’était pas l’homme le plus fidèle aux divinités qu’elle avait dû rencontrer jusqu’ici. Il avait peut-être l’âme triste d’un croyant, mais il avait soin de sa propre liberté, et il ne l’aurait laissée pour rien au monde aux autres, ni aux puissants, ni même aux dieux – et ils avaient certainement d’autres menus détails à régler dans le cosmos que de lui façonner un joli destin tout prêt à être suivi.
Ses cheveux humides tombèrent à nouveau sur son visage et il serra la main pointue de Shiva dans les siennes, tandis que sa voix montait de quelques octaves.

« Vous êtes libre de vivre autrement, vous le savez. Et si être passée par la mort vous a tout émoussé, il n’y a qu’à vivre plus intensément – penser plus beau, plus vrai, vous mettre en péril, courir plus vite, tendre le bras plus loin et ressentir plus fort. »

Il ouvrit ses mains et les glissa dans le dos de celle de Shiva. Le camélia aux pétales timides qui n’exhalait aucun parfum particulier quelques secondes plus tôt s’ouvrit plus largement encore et embauma soudain l’air d’une odeur puissante, suave et fraîche qui rappela à Léogan le thé au jasmin et qui lui plut aussitôt. Il regarda son œuvre d’un air très satisfait, et la laissa finalement entre les mains blanches de la belle dame, pour reposer sereinement les siennes sur ses genoux.

« Vous êtes en vie, conclut-il, avec force, le regard plus résolu que jamais. Il faut seulement du temps, de l’espoir et de l’effort… pour s’en apercevoir. Et il faut vivre, vivre vraiment, pour comprendre ce que cela signifie. »

Sa voix grave aux accents cuivrés s’éteignit à nouveau dans sa gorge, un peu cassée et un peu éraillée, alors que certains souvenirs lui revenaient. La tristesse de Shiva, il l’avait vue, était une blessure ouverte, qui lui causait une souffrance aigue et qu’elle prenait soin de cacher derrière une chrysalide mondaine pour assumer sa charge et sa grâce de grande dame.
Chez Léogan, la mélancolie était plus rampante, elle était toujours là, au coin de son œil et de son sourire, elle effleurait ses pensées les plus gaillardes et savait renverser son humeur chaotique en un instant. Il se rappelait son premier siècle d’existence, les cinquante premières années de sa vie où il avait flotté dans un état d’inertie et d’indifférence, où on le disait flâneur, tout au plus, mais paresseux, sans volonté, où il avait l’impression de mourir à chaque seconde qui s’écoulait et à chaque souvenir qu’il oubliait et où il se demandait lui-même s’il existait vraiment, sous tous ces gouffres d’air.
Il avait appris à vivre, et puis il avait appris aux autres à le faire – à Ilyan, que sa santé fragile enterrait dans les bibliothèques et à Elerinna qui se noyait jadis dans ses propres larmes. Ce n’était pas si facile que cela en avait l’air, pour les gens mélancoliques comme Shiva et lui. Mais elle ne devait pas se laisser aller, et surtout elle ne devait pas attendre, elle ne devait pas attendre un miracle, une apparition, ni une minute de plus pour vivre vraiment.
A cet instant, il avait l’air plus songeur qu’accablé. Il murmura à voix basse, le regard lointain, posé au dessus de l’épaule de sa dame, sans rien y voir d’autre que le tourbillonnement fécond de ses pensées :

« Peut-être qu’en réalité, vous êtes déjà pardonnée, Dame Shiva. Il faut prendre cette chance pour vous : vous devez vous pardonner à vous-même. Si on vous a rendu la vie, ce n’est pas pour que vous attendiez la mort. »

A ces mots, il ficha son regard dans celui de Shiva avec la dernière ardeur, et puis, il se détendit à nouveau. Il haussa les épaules et s’appuya sur ses coudes, en contemplant avec émotion cette femme aux cheveux iridescents dont le chagrin lui causait une peine indéfinissable.

« Je ne vous apprends rien, sans doute, dit-il, gentiment, avec un air malheureux, et demain, votre tristesse reviendra, sans raison, aussi vive qu’hier, et vous vous fâcherez de ne pas avoir la force de la chasser, malgré les consolations et les beaux discours pleins d’esprits qu’on vous aura soufflés la veille. Je ne pourrais pas vous empêcher d’être affligée – même si je le veux sincèrement – ni d’être contrariée de vous-même – même si je voudrais vous dire qu’il ne le faut pas, vraiment. Mais aujourd’hui, vous me donnez du courage, et je tenterai de vous donner de la force. Alors tâchons de nous relever un peu, qu’en dites-vous ? »

Ceci dit, il se redressa, puis se releva rapidement, en s’époussetant un peu, et enfin, il tendit une main à Shiva pour l’aider à se remettre également sur pieds, en se composant un air de noblesse qu’il ne portait presque jamais sur le visage, et qu’il gardait pour de rares occasions. Il sourit à nouveau, d’un air confiant et aimable qui n’effaçait pas tout à fait le pli triste de sa bouche.

« Je suis vraiment heureux de vous rencontrer, ma Dame, j’en éprouve beaucoup de joie, et j’aimerais apprendre à vous connaître, dit-il, avec une sincérité pure, et puis tout à coup, une lueur d’espièglerie passa dans son regard sombre. Si vous n’avez pas d’obligations ce matin, accepterez-vous de vous aventurer sur les sentiers de la forêt avec moi ? »
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