Retrouvailles secrètes (PV ERELDA)

L’automne touchait à sa fin dans la capitale d’Eridania, Héspéria, et les rues de la ville étaient emplies de feuilles mortes. Une pluie verglacée se mit à tomber, faisant résonner son doux clapotis sur les toits des riches habitations. Enteri déambulait dans la venelle d’un quartier résidentiel, avançant de sa démarche souple et assurée. Officiellement, le chef des Ladrinis était porté disparu et de sordides rumeurs circulaient sur son compte, n’hésitant pas à évoquer sa mort ou sa contamination par la Sanarhoa. Certains disaient que cet homme mystérieux et dont rares étaient ceux à connaitre le véritable visage avait choisi de se terrer dans un lieu isolé pour y mourir de sa maladie. D’autres croyaient qu’il avait été assassiné par un rival et que son corps démembré pourrissait dans les eaux d’un fleuve.

Les lippes d’Enteri s’étiraient lorsque de tels propos parvenaient à ses oreilles ; si seulement ceux qui les proféraient pouvaient s’imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que cet illustre dirigeant, recherché par les autorités du Royaume, se baladait tranquillement en ville sous les traits d’un riche commerçant. Sans doute, riraient-ils d’une idée aussi incongrue, accusant leur imagination trop fertile et pourtant…

Désormais, Enteri dissimulait le secret de son identité sous les traits d’un parfumeur, nommé Théobald Ombremond. Néanmoins, cet homme prudent et taciturne n’en oubliait pas moins de s’entourer de milles précautions afin que nul ne découvre que ce gentilhomme, si honnête en apparence, se révélait être le maitre d’une caste de voleurs et d’assassins.

La terrible épidémie de Sanarhoa avait décimé une grande partie des siens et l’avis de recherche lancé par le Roi d’Eridania limitait sa marge de manœuvre. Après plusieurs mois d’absence et de silence auprès des membres de son clan, Enteri estimait que le moment était venu de sortir de l’ombre et de recontacter l’un d’entre eux.

L’homme jeta son dévolu sur Erelda, car la jeune femme s’était toujours montrée particulièrement fidèle et dévouée à sa cause. Certes, il n’avait plus donné signe de vie depuis des mois, mais celui-ci ne doutait pas de la loyauté de la Sindarin.

Enteri lui avait fait parvenir un message codé, indiquant des instructions pour retrouver une « cachette » où ils pourraient se retrouver. Le code employé était très ardu et abscons, toutefois, connaissant Erelda, le chef des Ladrinis sentait qu’elle parviendrait à le déchiffrer et à rejoindre le lieu de rendez-vous.

L’énigmatique dirigeant pénétra dans une demeure, en apparence abandonnée et une fois à l’intérieur, il revêtit une tenue sombre et une longue cape dont la cagoule dissimulait son visage. Puis, celui-ci pénétra à l’intérieur d’une trappe secrète et descendit une échelle pour rejoindre un réseau de souterrains qui se trouvaient sous la cité.

Se glissant tel une ombre à travers l’obscurité, le terran s’orienta à l'intérieur du réseau de galeries qui le menèrent dans une vaste pièce, éclairée par la lumière de quelques bougies. Enteri s’installa sur un fauteuil en bois et croisa les bras, attendant l’arrivée de son « invitée ».

Elle avait brûlé la missive peu après l’avoir déchiffrée. Les mots restaient demeurés gravés dans sa mémoire cependant. Une lettre d’apparence commune, presque insignifiante. A la lecture du parafe annonçant la fin du message, elle avait senti son cœur manquer un battement. Les mains tremblantes, elle l’avait relu à plusieurs reprises. Chaque relecture dévoilant les subtilités du code employé, lui confirmant ses soupçons. Enteri l’avait contactée. Il était bien vivant.

Si elle n’avait pas douté de sa survie dans un premier temps, son silence absolu avait fini par instiller une pointe de doute dans ses précédentes certitudes. Elle n’avait pas voulu croire qu’il puisse lui dissimuler la nouvelle de sa propre survie. Elle n’avait pas cru possible qu’il puisse disparaître sans aucun scrupule pour les siens. Ses confrères pourchassés, soit par la maladie, soit par les ordres justiciers.

La missive indiquait la possibilité d’une rencontre. Jusqu’à la date évoquée, Erelda avait longuement hésité. D’une méfiance incurable, elle n’avait cessé d’imaginer là un piège, tendu soit par des rivaux, soit par des âmes désirant éradiquer définitivement la menace du Rossignol. Ce n’était pas d’ailleurs la curiosité ou même la joie de retrouver un vieil ami qui l’avait finalement poussée à accepter, c’était également par orgueil qu’elle avait fini par repousser l’idée d’un traquenard. Qui pourrait donc se vanter de défaire ainsi le Rossignol ?

Et c’est avec cette idée tenace qu’elle avait rejoint le complexe de souterrains, bien décidée à taire ses doutes et à retrouver l’auteur de la missive. Vêtue de son éternelle armure, la Sindarin avait pris soin de dissimuler son identité. Evoluant dans les ombres, elle prit un grand nombre de précautions pour qu’on ne puisse suivre sa trace dans les tunnels. Et lorsqu’elle parvint enfin à l’endroit désigné, elle marqua une légère hésitation. Balayant une ultime fois ses doutes, elle s’extirpa de la pénombre et pénétra dans la pièce circulaire où l’attendait le maître des Ladrinis.

Elle se tenait droite, interdite, à quelques mètres de lui. Assis sur son fauteuil, il l’observait, tentait de croiser son regard dissimulé dans l’ombre de sa capuche. Le souffle légèrement court, la Sindarin demeurait silencieuse. Hormis des traits quelques peu tirés, il n’avait pas changé. Elle le détailla sans gêne, bien contente de pouvoir bénéficier de la discrétion des ombres qui dissimulaient son propre visage. Puis, brisant son immobilité, elle porta la main à son visage et en repoussa la capuche et le masque. Elle souriait, un éclat féroce brillant dans le regard.

- Qu’est-ce qui t’as pris autant de temps ?

Son sourire semblait sincère, soulagé. Sa voix, en revanche, teintait d’un éclat dur et métallique, incapable de dissimuler sa tension.

Enteri attendait, calmement et patiemment, comme il savait si bien le faire. La lueur des bougies faisaient naitre des ombres dansantes sur les murs de la pièce. Elle viendrait, il le savait et son instinct ne l’avait jamais trompé jusqu’à présent. Sa confiance en la Sindarin était inébranlable et seuls de rares élus pouvaient se vanter de bénéficier d’une telle proximité avec le chef des Ladrinis. Pour la plupart des membres de sa caste, l’homme ressemblait à une légende, à un être fugace et insaisissable qui pouvait frapper aussi surement que l’ange de la mort.

La majorité d’entre eux ignoraient son identité et même les traits de son visage. En effet, cela aurait été pure folie que de se dévoiler à ceux qui n’appartenaient pas à son cercle intime. Le jeu du pouvoir se révélait si féroce qu’il imposait de tuer ou d’être tué et seuls les plus forts et les plus rusés parvenaient à demeurer en place, imposant leur ordre et régnant sans partage. Enteri faisait partie de ses êtres violentés par la vie et qui n’avaient pas eu d’autre choix que de lutter pour survivre.

Quant à Erelda, dès que son regard d’acier s’était posé pour la première fois sur le visage de la Sindarin, choquée et amnésique, il avait ressenti le besoin de lui venir en aide. Quelque chose en elle l’avait troublé sans que celui-ci puisse identifier les émotions que la jeune femme faisait naître en lui. Puis leurs chemins s’étaient séparés jusqu’à ce que le destin les remette à nouveau en présence l’un de l’autre. Au moment où le rossignol fut introduit chez les Ladrinis, Enteri comprit qu’un lien puissant les unirait à présent et fit d’elle l'un de ses membres les plus proches.

Désormais, plusieurs mois s’étaient écoulés depuis sa « disparition », mais ce dernier estimait que le moment de sa « résurrection » et de leurs retrouvailles venait d’arriver.

L’ouïe aiguisée de l’homme perçut un bruit ; tous les sens en alerte rien ne lui échappait. Un grattement sur le sol retentit et le Ladrinis aperçut la forme sombre d’un rat qui se faufilait à travers un trou dans un mur. Il se contenta d’hausser un sourcil, indifférent au sort du rongeur et poursuivit son attente.

Soudain, celui qui était un redoutable assassin sentit une présence toute proche. Quelqu’un approchait et il reconnut les pas feutrés, mais ô combien familier de la Sindarin. Cette dernière se déplaçait avec une redoutable fugacité, mais l’homme était trop aguerri aux techniques des assassins pour se laisser duper. De plus, il connaissait la jeune femme et s’attendait à voir apparaître sa silhouette, à peine dissimulée dans la semi-pénombre.

Son intuition lui donna raison car quelques minutes plus tard, Erelda apparut devant lui, aussi imposante et fière que dans ses souvenirs. Les derniers mois et les récents événements ne semblaient avoir en rien entamé la fougue et la détermination de la jeune femme.

Celle-ci demeura silencieuse, figée dans une attitude hiératique avant de repousser d’un geste sec la capuche qui dissimulait ses traits. Elle n’avait rien perdu de sa superbe et dévisagea sans l’ombre d’une gêne le dirigeant de sa caste. Enteri arborait un visage marmoréen, sans lequel nulle émotion ne transparaissait mais il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire et une lueur amusée s’alluma dans son regard adamantin.
Erelda semblait en colère et arbora un léger sourire, probablement pour adoucir la dureté qui luisaient dans ses prunelles ; à cet instant, l’homme songea qu’elle n’avait guère changé depuis leur dernière entrevue et s’attendait à quelques paroles peu avenantes, étant donné le caractère de la belle.

D’une voix aussi tranchante que la lame acérée d’une épée, la sindarin questionna son chef sur la raison pour laquelle ce dernier avait mis tant de temps.

Enteri demeura un bref instant silencieux, continuant à fixer le visage de la jeune femme. Ensuite, il répondit d’une voix parfaitement posée et maîtrisée, bien qu’un peu froide.

- Tu sais bien que dans la vie il faut savoir faire preuve de patience. Si je ne t’ai pas contacté plus tôt, c’est que le moment n’était guère opportun. Comme on dit, chaque chose en son temps. De plus, j’espère ne pas me tromper en pensant que tu m’accordes ta pleine confiance et que tu savais que j’étais bien vivant et non pas mort comme le prétendent d’innombrables rumeurs.

Le Terran se cala un peu plus profondément dans le fauteuil et poursuivit du même ton :

- Un avis de recherche a été lancé contre notre caste et cela exige que nous agissions avec la plus grande prudence. La moindre erreur nous serait fatale, d’autant plus qu’une grande partie de la caste a été décimée par l’épidémie de Sanarhoa. Mais je suppose que tu le sais déjà.
L’homme continuait à fixer la jeune femme qui lui faisait face et un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres :

- De plus si je t’ai venir ici, ce n’est pas juste pour célébrer nos retrouvailles ; non pas que je sois mécontent de te revoir mais parce que j’ai une mission à te confier. Une mission importante…
Le chef des Ladrinis insista sur ses derniers mots afin de faire comprendre à la sindarin qu’il comptait sur elle pour l’exécuter et que toute récrimination ou protestation serait malvenue.

A peine avait-il entamé sa réponse que toute trace de colère avait disparu de l’esprit de la jeune femme. Elle comprenait, évidemment, les raisons qui avaient pu nourrir son silence. Un silence qui avait également alimenté ses inquiétudes et ses doutes. Elle n’avait pu les contenir plus longtemps. L’espace d’un instant, le masque impénétrable de l’assassin s’était fissuré. Mais à mesure que les paroles d’Enteri défilaient, elle regrettait déjà son écart et reprenait consistance.

Il avait raison, assurément. Ayant repoussé sa capuche et le tissu qui couvrait le bas de son visage, elle s’était reconstituée une expression neutre. Les mains croisées sur la poitrine, elle écoutait attentivement celui qui avait été le meneur de leur clan. Un éclat, intense, brillait dans son regard. Si Enteri n’évoquait que des évidences pour elle, elle y percevait l’introduction d’un sujet bien différent. A mesure qu’il défilait ses explications, elle commençait à entrevoir la raison de sa venue.

Et lorsqu’il vint enfin à la raison de leur rencontre, elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire désabusé. Evidemment qu’il ne l’avait pas convoquée pour le simple plaisir de profiter de sa présence. Pragmatique au possible, Enteri était également un fin calculateur. Ainsi, il ne faisait aucun doute qu’il avait déjà réfléchi aux prochains plans qu’il comptait mettre en œuvre, qu’ils soient liés au clan ou à des desseins plus personnels.

Lorsqu’il eut terminé, le silence retomba entre les deux assassins, ponctué de bruits lointains en provenance des galeries. Erelda se sentait partagée. Une part d’elle se trouvait soulagée, presque heureuse de prendre une part privilégiée des futurs desseins du chef des Ladrinis ; une autre part en revanche nourrissait de la déception de n’être finalement vue comme un autre pion sur son échiquier. Une nouvelle fois, il avait besoin de ses services et la convoquait. Simplement.

Après un silence qui lui semblait avoir duré une éternité, elle se décida à lui répondre.

- Beaucoup des nôtres sont morts, en effet. Un bien sombre épisode pour les Ladrinis...

Elle grimaça.

- Si tu le souhaites, je te ferais un compte-rendu précis de nos activités depuis, elle marqua une légère hésitation, ta disparition. J’imagine que tout n'a pas été de tout repos pour toi non plus et tu n’as pas perdu ton temps…

Elle haussa légèrement les épaules en signe de dépit, laissant sa phrase en suspens quelques secondes.

- J’aurais préféré ne voir là que des retrouvailles d’anciens et bons amis mais je n’oublie pas pour autant mon devoir et mon rôle, acheva-t-elle d’une voix blanche, monocorde.

Les yeux légèrement plissés, elle l’observait, tentait de percer la barrière impénétrable de son propre regard. Qu’attendait-il d’elle ?

- Explique-moi donc en quoi tu as besoin de moi.

Son sourire s’était évanoui. Le Rossignol venait de reprendre du service.

Enteri ne quittait pas des yeux le Rossignol ; il la sentit tressaillir imperceptiblement, mais ses sens aiguisés d’assassin et sa connaissance parfaite de la Sindarin lui permettait de la cerner parfaitement, de lire dans son cœur et son langage corporel, ce qu’elle n’exprimait pas par des mots.

La jeune femme repoussa sa capuche, dévoilant son visage aux traits fins et délicats qui arborait une expression neutre, comme si elle tentait de dissimuler sa déception derrière un masque parfait d’impassibilité. Enteri plongea son regard d’acier dans le sien comme s’il cherchait à sonder les tréfonds de son âme.

Tandis qu’il évoquait les raisons qui l’avaient amené à sortir de son silence et à convoquer la jeune fille, il vit l’expression de celle-ci changer, passant du soulagement, de la joie, à un sourire désabusé, trahissant son amertume et sa déception…

De toute évidence, la Sindarin devait s’être inquiétée de la longue disparition d’Enteri et s’attendait à des retrouvailles plus chaleureuses. C’était un sentiment que l’homme ne comprenait que trop bien. Après tout, un lien particulier les unissait depuis leur première rencontre et lui-même s’était pris d’affection pour cette mystérieuse jeune femme énigmatique, à la fois si forte et si fragile…

Bien sûr, le chef des Ladrinis aurait pu se montrer plus « enthousiaste » et se départir de sa « froideur » et de son professionnalisme habituel, brisant la carapace de glace qui semblait entourer son cœur et la distance qu’il gardait vis-à-vis d’autrui, y compris des membres de sa caste les plus proches.

Enteri était un homme plein de secrets, au destin tragique et marqué par les épreuves du passé. Jamais il n’avait évoqué ni dévoilé à quiconque les terribles drames et les pertes qui faisaient de lui l’être qu’il était.

L’homme avait trop souffert de perdre des êtres chers, depuis lors, il semblait éprouver des difficultés à s’attacher à quiconque. Les Ladrinis représentaient sa famille, pourtant leur vie était pleine de dangers et chacun pouvait disparaître, emporté par la grande faucheuse.

Erelda ignorait-elle cela ? Enteri ne la croyait pas si naïve mais le cœur avait ses raisons que la raison ignorait. Le chef des Ladrinis désirait la protéger, à sa façon, pensant qu’en conservant une certaine distance il la préserverait du chagrin si celui-ci venait à périr. Pourtant, à cet instant, il craignait de l’avoir blessé involontairement par une trop grande réserve…

Enteri tenait à Erelda, sans doute plus qu’elle ne l’imaginait ou qu’il le dévoilait, craignant que trop d’attachement ne nuise à sa sécurité ou à la bonne réalisation de son travail. Après tout, cette femme était un assassin et dans cet univers de cruauté et de noirceur, les sentiments d’attachement ne risquaient ils pas de constituer une faiblesse ?

Pourtant, à bien se l’avouer, l’homme sentait également que sans le soutien et les liens construits avec les membres les plus proches de son clan, il n’aurait jamais réussi à parvenir au stade où il en était…
Quand Erelda répondit qu’elle aurait préféré des retrouvailles entre de bons amis et lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile, le visage d’Enteri parut se départir de sa froideur marmoréenne et l’éclat de son regard s’adoucit :

Il garda le silence un bref instant puis se releva, dominant la jeune femme de toute sa hauteur :

- Je suis content que tu ailles bien et je t’ai convoqué car tu possèdes ma pleine confiance. Cette mission est particulièrement délicate et compliquée et tu es l’une des rares Ladrinis à être en mesure de la réussir. Il s'agit de retrouver un mystérieux artefact.

Ensuite, il s’approcha d’elle et lui murmura à l’oreille d’une voix si basse qu’elle paraissait presque inaudible :

- Fais-moi la promesse de rester en vie quoiqu’il arrive…

Enteri n’était pas du genre à s’apitoyer ou à manifester de l’affection ; depuis la perte de son frère et de son neveu, l’homme avait sombré dans un chaos intérieur innombrable et ne semblait vivre que pour la vengeance.

Pourtant Erelda, par on ignore quel miracle parvenait parfois à briser la chape de glace qui emprisonnait ses sentiments. Néanmoins, l’homme ne parvenait pas à exprimer ouvertement ses sentiments et ses émotions, préférant parfois les actes aux paroles.

Erelda acquiesça d’un hochement de tête. Elle ne doutait pas un instant des paroles d’Enteri mais alors qu’elle s’apprêtait à lui demander davantage d’informations à propos de l’artefact, il se leva et s’approcha d’elle. Effaçant la distance qu’ils avaient jusque-là maintenue, il se pencha vers elle, murmurant à son oreille. La Sindarin ne put contenir un tressaillement. Elle inspira profondément pour recouvrir une expression calme et sereine mais l’odeur et la promiscuité du chef des Ladrinis la troublaient. Les mots qu’il lui murmura, quant à eux, eurent tôt fait de réduire les derniers éclats de son masque neutre et impassible.

Reculant légèrement, elle plongea son regard dans celui de l’assassin. Il lui fallut plus d’effort qu’elle ne l’aurait voulu pour reprendre contenance. Les mots d’Enteri l’avaient sérieusement ébranlée. Tandis qu’elle tentait d’ignorer la proximité de leur deux corps, elle haussa un sourcil pour feindre une expression amusée.

- Ai-je déjà fais défaut à une telle promesse ?

Elle souriait d’un air cynique tandis qu’elle ajoutait en s’avançant légèrement de manière à poser un doigt accusateur sur la poitrine d’Enteri.

- Ce qui n’était pas ton cas jusqu’à aujourd’hui.

Au moment même où elle finissait sa plaisanterie, elle ferma les yeux et soupira. Le soulagement prit place, effaçant toute trace de cynisme.

- C’est mieux ainsi…

Ses mots se firent murmures, prononcés dans un souffle. Elle rouvrit lentement les yeux et fit de nouveau face à l’assassin. Elle l’observa un instant en silence avant de reculer légèrement, rétablissant une distance moins intime entre eux. Son visage avait retrouvé son calme impassible. Seuls ses yeux brillaient encore d’une lueur étrange, à mi-chemin entre l’amusement et le soulagement, incapables de dissimuler véritablement son trouble.

- J’accepte bien entendu la mission que tu me proposes, commença-t-elle d’un ton professionnel. Je veux bien que tu me parles de cet artefact mais avant, elle ponctua sa pause d’un sourire triomphant, j’aimerais plutôt que tu me parles de ce que tu es devenu. A présent que le chef des Ladrinis a rejoint les ombres, à qui ai-je officiellement affaire ?

Un poing planté sur la hanche, elle l’observait d’un air malicieux, bien décidée à exiger tous les secrets qu’il avait soigneusement agencé autour de sa nouvelle identité.

Lorsque Enteri s’approcha d’elle et lui murmura ces dernières paroles à l’oreille ; il put sentir le frémissement qui traversait le corps svelte de la Sindarin. L’homme se tenait si près de cette dernière qu’il pouvait sentir le parfum de sa peau et sa chaleur corporelle.

La jeune femme semblait troublée et le masque lisse de son visage laissa peu à peu apparaître ses émotions, subtil mélange de calme, de soulagement et d’égarement.

En temps ordinaires, le chef des Ladrinis n’était pas prolixe de paroles chaleureuses, y compris avec les membres les plus proches de sa caste. Que la jeune femme soit décontenancée par leurs retrouvailles et cette intimité soudaine ne paraissait guère surprenant à cet homme, habitué à dissimuler ses sentiments derrière un visage de pierre. Pourtant lui aussi ressentait une certaine joie en posant son regard sur les traits délicats du Rossignol. Se pouvait-il que son cœur meurtri et endurci par les tragédies de la vie puisse encore s’attacher profondément à un être ?

Cette question demeurait encore une énigme, y compris pour lui-même, mais pour l’heure il savourait ce moment de retrouvailles avec Erelda. Un bref instant de félicité volé à l’éternité avant que ne le rattrape la cruelle réalité de sa condition de dirigeant d’une caste d’assassins.

Une dure mission attendait la femme assassin, mais Enteri lui vouait une confiance aveugle et savait qu’elle réussirait. Jamais cette dernière ne l’avait déçu et celui-ci plaçait d’immenses espoirs en elle.
Tandis que la jeune femme tentait de reprendre contenance, semblant lutter contre les sentiments, peut-être, contradictoires qui l’agitait ; Enteri ne la quittait pas du regard, la fixant avec intensité, comme s’il cherchait à sonder les tréfonds de son être.

Haussant un sourcil et arborant une expression, à la fois fière et amusée, les lèvres de la Sindarin esquissèrent un sourire cynique et après s’être écartée, elle posa un doigt accusateur sur la poitrine du Terran.

Ce dernier la fixa sans ciller et ajouta d’un ton qui laissait apparaître son amusement :

- Pourtant tu devrais savoir que la mort n’a jamais voulu de moi et ce n’est pas faute de l’avoir défié. A croire que je ne suis pas une proie assez intéressante pour ses crocs acérés. Mais qu’importe, j’ai encore trop à faire en ce bas monde pour le quitter…donc la mort peut encore bien m’attendre quelques années.

Les mots d’Erelda se transformèrent en murmures, mais parvinrent néanmoins aux oreilles d’Enteri qui demeura silencieux. L’homme ne doutait pas un seul instant d’avoir pris la bonne décision, celle qui s’imposait et lui permettrait de garder le contrôle de sa situation. Cette prétendue disparition lui conférait un avantage de taille, celui d’œuvrer dans l’ombre…

A présent, le visage du Rossignol avait repris son impassibilité habituelle et seules ses prunelles luisantes d’émotions témoignaient du tumulte qui agitait encore son âme.

Professionnelle comme à son habitude, Erelda accepta la mission et qu’il lui donne de plus amples informations à propos de ce mystérieux artefact, mais avant cela, cette dernière désirait une petite mise au point. Tout en arborant un sourire de triomphe, les yeux pétillants de malice et un poing planté sur la hanche, elle lui faisait face, exigeant qu’il dévoile l’un de ses secrets les mieux gardés…

Enteri avait une pleine confiance en la Sindarin : était-ce une faiblesse ? L’une de celle qui vous perdait ? D’innombrables hommes avaient perdu la vie de s’être trop confié à une femme. Pourtant, il était persuadé que cette dernière possédait une loyauté à toute épreuve et que nul dessein de trahison ne germait dans son cœur.

Le chef des Ladrinis était un homme méfiant, à la limite de la paranoïa, qui veillait à prendre mille et une précautions. Néanmoins, un étrange paradoxe le poussait à vivre dangereusement et à affronter des milliers de périls, comme s’il jouait une excitante partie d’échecs avec la Mort.
Sans se départir de son masque parfait de calme assuré qui dévoilait un tempérament d’acier aussi dur que l’éclat de ses prunelles grises, l’assassin répondit :

- J’ai pris l’identité d’un petit noble, nouveau riche qui s’appelle Théobald Ombremond et qui vit à Hespéria. Sous cette fausse identité, je possède un commerce de parfum et j’ai des plans pour la suite.

En effet, le Terran avait passé l’âge de se déguiser pour l’amusement, cette fausse identité lui servait de couverture pour les actions qu’il comptaient mettre en place en infiltrant les hautes sphères et aussi retrouver le commanditaire de l’assassinat de son frère. Tant que ce dernier vivrait, l’âme tourmentée du Ladrini ne connaîtrait jamais la paix.

Les lèvres d’Enteri arborèrent un sourire, à la fois froid et narquois :

- Si le roi d’Eridania croit que ses tentatives pour détruire notre caste porteront ses fruits, il se trompe et lourdement. Mais s’il est assez bête pour me penser mort, cela me laisse les mains libres pour pas mal de choses…

Ayant achevé sa phrase, le Terran se figea dans une posture hiératique et poursuivit :

- Quant à l’artefact en question, il se nomme « l’amulette du dominateur » et contient l’âme d’un démon supérieur appelé le dominateur. Il s’agit d’une créature ayant causé d’innombrables destructions à une époque de ténèbres nommée la Domination.

Le dirigeant des Ladrinis darda ses prunelles claires sur le Rossignol et lui demanda, avec un petit sourire amusé et un ton taquin :

- Est-ce que tu as des questions ? J’espère au moins que toutes ces précisions ne t’ont pas effrayé…

La dernière question d’Enteri lui fit hausser un sourcil. L’espace d’un instant, elle fut tentée de répondre à son défi. Elle ôta finalement pour le sarcasme et alla même jusqu'à feindre un frisson.

- Hum peut-être que tu devrais confier cette tâche à quelqu’un de plus qualifié, commença-t-elle avec un sourire malicieux.

Elle glissa un regard à Enteri qui ne l’avait pas lâché des yeux depuis qu’il s’était rapproché d’elle. Elle avait depuis rétabli une distance moins intime mais il lui semblait pouvoir encore sentir les brûlures de son souffle sur sa peau.

- Ceci dit je pense pouvoir trouver quelques personnes qualifiées à qui demander de plus amples informations sur l’artefact, ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux.

Elle chassa la gravité de ses derniers mots d’un geste de la main, balayant par la même occasion le sujet. Ses yeux pétillèrent à nouveau de malice. Elle était rentrée dans le secret de la nouvelle identité d’Enteri. Il ne faisait aucun doute que le cercle d’averti devait être très restreint. Erelda ne pouvait réfuter l’orgueil qu’elle en tirait. Décidée à ne pas laisser s’étioler le sujet, elle revint d’ailleurs à la charge.

- La noblesse d’Hesperia donc ? Hum je donnerais cher pour pouvoir jouer les spectatrices de la cour moi aussi.

Elle haussa les épaules.

- En tout cas les Ladrinis sauront en tirer avantage, pas de doute là-dessus.

Le regard de la Sindarin s’était perdu un moment dans le vague. Il revint sur Enteri, l’observant avec intensité.

- Concernant cette amulette. Je commencerai mes recherches au plus tôt. Certains connaisseurs pourraient m’aider mais il me faut une solide identité pour les approcher. Je pourrais jouer le rôle de valet ou de messager pour un certain Ombremond, qu’en penses-tu ?

L’idée lui semblait pertinente. Elle pourrait ainsi mener ses recherches sans avoir à jouer d’une discrétion entravante et approcher certains savants qui n’étaient pas hermétique aux attraits des privilèges et de la noblesse. De plus, même si elle ne voulait pas vraiment se l’avouer, la situation lui permettrait de côtoyer plus aisément Enteri sans avoir à le rencontrer dans les dédales souterrains de la ville. Et cela, c’était un atout qu’elle saurait apprécier.

Les lèvres d’Enteri esquissèrent un sourire amusé lorsqu’il vit sa comparse froncer un sourcil, dévoilant ainsi son désappointement, avant d’afficher à son tour un sourire espiègle. Le Rossignol possédait un caractère bien trempé qui lui avait manqué ces derniers mois ! Ciel que c’était agréable de la retrouver et de constater que les derniers événements ne semblaient pas avoir entaché son sens de l’humour.

- Vraiment ? Trouver quelqu’un de plus qualifié ? Tu m’en diras tant, moi qui te croyais plus courageuse, aurais-tu perdu ton sens de l’aventure ? Après tout vivre dangereusement est l’essence même de notre métier, dit-il d’un ton mi- malicieux, mi- désinvolte.
A présent, ils se tenaient face à face, mais Erelda avait effacé leur étrange proximité, préférant rétablir une distance plus respectueuse. Le chef des Assassins ne s’en formalisa pas et son visage reprit cet aspect sérieux et indéchiffrable qui le rendait si difficile à cerner, y compris pour les membres de son cercle intime.

Après cet intermède plein de légèreté, celui-ci estima logique de se reconcentrer sur la mission pour laquelle il avait convoqué la Sindarin.
Avec son professionnalisme habituel, cette dernière poursuivit en disant qu’elle pensait pouvoir trouver des personnes qualifiées, afin d’obtenir de plus amples informations à propos de cet artefact.

- Sage décision, répondit Enteri avec sérieux. D’autant plus que selon les informations dont je dispose, nous ne sommes pas les seuls à le convoiter. Tu devras donc être doublement prudente et agir vite, car il y a fort à parier que de nombreux obstacles se dresseront sur ta route et que tu rencontreras certains « gêneurs », si tu vois ce que je veux dire…ajouta-il d’un ton plein de gravité en plongeant son regard d’acier dans ceux de la jeune femme.

Leur caste était affaiblie et leurs membres recherchés par les pouvoirs publics ; pourtant la nature avait horreur du vide et le Terran savait pertinemment que de nombreux ennemis chercheraient à supprimer les derniers survivants. Lui-même savait qu’il jouait à présent à un jeu très dangereux, en tentant à la fois d’infiltrer les hautes sphères de la société d’Eridania, tout en conservant son rôle de dirigeant au sein des Ladrinis. Toutefois, ce dernier n’était nullement prêt à remettre en cause sa suprématie et à laisser d’éventuels rivaux l’évincer.

- De mon côté, je me chargerai de te transmettre toutes les nouvelles informations que j’obtiendrais.

Grâce à sa fausse-identité, l’homme pouvait aisément jouer sur les deux tableaux et comptait bien l’utiliser au maximum pour servir ses nouvelles ambitions.

De toute évidence, la femme assassin paraissait intriguée par cette mise en scène et désirait en apprendre davantage à ce sujet. Aussi, le questionna-t-elle avec une curiosité non dissimulée.

- Oui, il s’agit bien de la noblesse d’Hespéria, que du « beau » monde en somme. Puis, Enteri se surprit à sourire quand la Sindarin manifesta son envie de jouer les spectatrices à la cour.

Le Rossignol parut réfléchir et son regard se perdit dans le lointain, avant de se fixer à nouveau sur son supérieur, avec une intensité telle qu’elle semblait vouloir sonder les profondeurs de son âme. Celle-ci lui révéla son intention de débuter ses recherches au plus tôt et d'approcher certains connaisseurs. Néanmoins, pour cela, cette dernière avait besoin de disposer d’une « couverture ». Et pour cela, la nouvelle identité d’Enteri constituait un atout privilégié, lui permettant notamment de se faire passer pour un valet ou une servante.

L’homme réfléchit, pesant mûrement le pour et le contre d’une telle proposition ; certes, il s’agissait d’une tactique risquée, car tous deux risquaient gros si Erelda se faisait prendre. Mais le chef des assassins avait le goût du risque.

- Oh, cela peut s’arranger sans problème, grâce à mes relations je suis souvent invité dans certaines réceptions. Et j’imagine que tu y ferais fureur sous la fausse identité d'une de mes cousines éloignées. D’ailleurs, j’imagine que te voir porter une belle robe pleine de froufrous et faire la conversation avec ces gentes dames, poudrées et emperruquées serait également un spectacle des plus divertissants.

En prononçant ces mots, le Ladrini avait un peu de mal à conserver son impassibilité habituelle. En effet, il n’avait jamais vu la Sindarin, habillée autrement qu’en tenue d’assassin et connaissait son habileté à tuer ses ennemis. Pouvoir la voir vêtue de manière plus « féminine » et « élégante » égayerait certainement son humeur.

Puis reprenant son sérieux, il réfléchit un instant et ses prunelles aussi froides que le métal se posèrent sur le visage de la jeune femme.

- Je connais également quelqu’un susceptible de nous renseigner sur cette amulette. C’est un savant un peu excentrique mais d’une rare érudition. Les seules choses qui l’intéressent sont les objets anciens et les femmes…Il se trouve que j’ai l’occasion de régulièrement me rendre chez lui. C’est un homme prudent et méfiant et celui-ci n’est pas vraiment sensible à mon charme, mais je n’en dirais pas de même pour toi…Qu’en dis-tu ?

Les provocations d’Enteri éveillèrent l’amusement et l’agacement de la Sindarin. Elle fut tentée d’entrer dans son jeu et d’y répliquer mais le chef Ladrini ne lui en laissa pas le temps. Recouvrant un sérieux et un professionnalisme coutumiers, il lui donnait davantage de détail sur la mission. Mettant donc de côté les répliques qu’elle avait préparées, Erelda acquiesçait. Lorsqu’il en vint à évoquer la noblesse d’Hespéria, une lueur nouvelle s’alluma dans le regard du Rossignol. Destinée de par sa nouvelle existence à évoluer dans les basses sphères de la capitale, elle ne pouvait s’empêcher de fantasmer sur les rumeurs qui courraient à propos des castes les plus hautes. Après tout, elle ne pouvait que les imaginer et quoi de plus fertile qu’une imagination ?

Mais une fois de plus, les remarques d’Enteri firent mouche et Erelda y répondit avec une moue capricieuse. Elle croisa les bras sur sa poitrine et le dévisagea avec désinvolture. Ses yeux pétillaient d’un éclat cynique.

- Hum l’avantage des Sindarins, vois-tu, c’est qu’ils n’ont pas besoin de s’encombrer de telles frivolités pour se montrer élégants et distingués.

Sa voix avait volontairement prit un air emprunté. Le menton légèrement relevé, elle toisait Enteri avec amusement.

- Et puis il faudrait préciser une lointaine cousine par alliance car, aussi semblable nous puissions être, je doute que quiconque puisse croire que nous ayons du sang en commun, toi et moi.

Elle décroisa les bras de sa poitrine et se fendit d’un franc sourire. Puis, relevant la dernière proposition d’Enteri, son sourire se mua en une expression offensée.

- Tu serais réellement prêt à employer mes charmes pour parvenir à tes fins ?

Elle ajouta d'un air venimeux.

- Ta propre fausse cousine ?

Elle haussa les épaules.

- Je veux bien essayer ceci dit, dans le simple but de te rendre jaloux.

Et de réaliser ce que tu perds.

- Bon, quand est-ce qu’on le rencontre, ton homme ? J’espère qu’il a goût pour les Sindarins. J’ai toujours eu un faible pour les érudits , glissa-t-elle avec un nouveau sourire.

Enteri ne pouvait s’empêcher de taquiner Erelda, contemplant son agacement et la colère feinte qu’arboraient ses traits délicats. Il ne restait qu’à voir jusqu’où celle-ci était prête à entrer dans son jeu. Toutefois, lorsqu’il évoqua les hautes-sphères, ce dernier vit une lueur fascinée s’allumer dans le regard de la jeune femme. Le chef des Ladrinis qui la connaissait bien, devinait sans peine que cette dernière désirait s’introduire dans cet univers, à la fois si hermétique mais ô combien palpitant. Du reste, savoir que deux assassins de métier allaient se pavaner au milieu de cette société huppée, ne pouvait qu’amuser le Terran.

Les petites piques taquines qu’il envoyait sans vergogne semblaient toucher son interlocutrice et celle-ci afficha une moue boudeuse, avant de croiser les bras sur sa poitrine et de lui envoyer l’une des répliques bien cinglantes, dont elle avait le secret.

- Oh, on dirait que j’ai touché un point sensible, répondit Enteri avec malice. Tu prêches la bonne parole à un convaincu, loin de moi l’idée de douter de l’élégance naturelle des Sindarins. Néanmoins, j’ai peur que pour ces "précieuses" de la cour, l’habit fasse le moine et je ne suis pas certain que ta tenue d’assassin soit très appropriée…

Les prunelles d’acier de l’homme restaient rivées sur le visage délicat de la jeune femme, qui à présent prenait, à dessein, un air emprunté et le toisait avec espièglerie. Celui-ci leva un sourcil et afficha un léger sourire en coin :

- Bien entendu, je sous-entendais une cousine par alliance. Cela me semblait si évident que je croyais n’avoir nul besoin de le préciser car qui croirait en nous voyant que nous ayons le moindre lien de sang.

A la dernière proposition du chef des Ladrinis, le Rossignol prit une expression offensée et s’insurgea contre un tel procédé.

En contemplant son regard furibond et son expression de vierge effarouchée, l’assassin ne put s’empêcher d’éclater de rire et répondit :

- Allons donc, ne prends pas cet air outragé, notre métier exige certains sacrifices, et parfois il faut s’acquitter de sales besognes. Mais si mon plan se passe comme prévu, tu n’auras pas besoin d’y mettre tellement de ta personne. Disons juste que tes charmes serviront d’appât, comme un plat savoureux auquel cet homme n’aura pas le temps de goûter…

Les paroles suivantes de la sindarin concernant la possibilité d’attiser la jalousie d’Enteri l’amusèrent et prenant un air faussement sérieux, il souleva doucement le menton d’Erelda et murmura :

- Concernant une éventuelle jalousie de ma part, tu sais très bien que je ne mélange jamais mes sentiments personnels et le travail. Je sais parfaitement faire la part des choses, mais je ne m’attendais pas à un tel dévouement de ta part.

Puis, celui-ci ajouta amusé :

- Quant à rencontrer cet homme, Hum…que dirais tu de demain ? Si tu es libre bien entendu.

Soudain, l’ouïe sur-aiguisé de l’assassin perçut de drôles de son, comme le bruit de pas feutrés qui approchaient.

Son visage afficha de nouveau cette expression de dureté glacé qui représentait son masque d’assassin et il rabattit rapidement sa capuche sur sa tête. Dès après, l’homme sortit son épée de son fourreau et chuchota à l’intention de la jeune femme.

- Erelda, est-tu certaine de n’avoir pas été suivie jusqu’ici ? Car j’ai l’impression qu’on risque d’avoir bientôt de la compagnie…

Si les sourires d’Enteri s’avéraient rares, ses rires s’inscrivaient au registre des légendes. Pour la première fois qu’elle le connaissait, il semblait réellement détendu. Erelda lui répondit par une moue amusée, prête à formuler une nouvelle réplique. Le chef Ladrini ne lui en laissa pas l’occasion et lui coupa toute possibilité en se saisissant de son menton. Les yeux rivés dans les siens, sa voix se fit murmure. Erelda soutenait le regard du Terran sans vaciller. Son sourire s’était estompé. Intérieurement, elle hésitait, ne sachant quelle posture adopter.

Enteri la troublait en agissant de la sorte. Depuis qu’elle le connaissait, il avait toujours fait preuve d’une certaine distance avec son entourage. A quelques reprises cependant, il avait su faire preuve d’une facilité déconcertante pour initier un contact physique avec elle. Ignorant tout de l’habituelle méfiance de la Sindarin, il semblait s’en jouer et apprécier ces instants où il pouvait la troubler. Bien décidée à ne pas lui laisser cette satisfaction, Erelda soutint un instant encore son regard avant de se fendre d’un sourire mais le Terran l’avait déjà relâchée, profitant du mouvement pour changer de sujet. Elle haussa les épaules.

- Je n’ai pas de travail particulier en ce moment, je peux bien t’accorder mon temps…

Une tension dans le regard d’Enteri la stoppa dans sa phrase. Son corps s’était tendu en écho. Le Terran avait raison, si l’on tendait bien l’oreille, on pouvait percevoir les pas de plusieurs hommes. Erelda en estima trois dont l’un au pied particulièrement leste. Elle glissa un regard un regard en direction d’Enteri. Son ouïe était impressionnante, elle égalait sans nul doute celle de la Sindarin. En d’autres circonstances, elle se serait d’ailleurs attardée sur quelques questions à ce sujet ; profitant de la situation pour en apprendre davantage sur les capacités de l’assassin mais il n’était plus l’heure des interrogations.

- Improbable. Je suis venue parmi les ombres, lui glissa-t-elle.

Erelda employait toujours cette expression laconique lorsqu’elle parlait de ses capacités à se fondre dans les ténèbres. Ni les sens physiques, ni la magie ne pouvaient la détecter lorsqu’elle rejoignait les ombres. La Sindarin glissa un regard envers son compagnon d’arme avant de rajuster le masque sur le bas de son visage et de tirer la capuche sur ses yeux. Dans un chuintement feutré, elle dégaina son sabre. Puis, d’un coup d’œil entendu, elle décida d’obliquer sur la droite, en direction de l’entrée des tunnels. Comme deux vieux compagnons d'armes, les deux assassins se glissaient dans leur rôle respectif, bien décidés à ne rien laisser au hasard. Elle inspira longuement puis disparut dans les ténèbres, prête à surprendre ceux qui avaient eu l’impudence de les suivre.

Enteri lui-même ignorait la raison pour laquelle il agissait de manière aussi ambiguë et lisait le trouble dans les yeux d’Erelda. En vérité, c’était un homme meurtri, à qui la vie avait tout enlevé : son frère bien aimé, son neveu qu’il considérait comme son propre fils. L’existence savait si bien donner, mais aussi si bien reprendre et arracher des êtres chers.

Depuis lors, en raison de telles tragédies, celui qu’il était autrefois n’existait plus et se trouvait remplacé par figure ténébreuse et charismatique d’Enteri.

Le modeste tavernier s’était mué en un assassin redoutable, aussi furtif qu’une ombre et capable d’ôter une vie d’un simple geste. Les Ladrinis étaient devenus sa seule unique famille ; pourtant, il ne semblait jamais s’attacher à quiconque et pour la plupart des membres de cette caste, le terran demeurait un être secret, au visage semblable à une statue de pierre.

Mais cette sindarin, cette Erelda…ses sentiments à son égard étaient ambivalents. L’homme se remémora ce jour passé où leurs routes s’étaient croisées pour la première fois ; elle errait dans les rues, le regard hagard, vêtue de simples loques et ayant tout oublié de son existence passée…

La jeune femme incarnait un être perdu, sans attaches, à la dérive, comme il l’avait été à un moment donné de sa vie, avant de rejoindre les Ladrinis. Était-cela qui avait éveillé en lui un violent sentiment de compassion ou quelque chose de différent ? Par la suite, le rossignol avait rejoint sa caste et, peut-être, s’agissait-il d’un signe du destin. Depuis lors, celle-ci lui vouait une indéfectible loyauté et il lui accordait son entière confiance, chose ô combien rare.

Face à cette dernière, l’assassin parvenait à dévoiler quelques bribes de l’homme joyeux, ouvert et bon qu’il était avant d’emprisonner son cœur dans l’amure d’acier d’un tueur.

Soudain, Enteri tressaillit, tendant l’oreille, tous les sens en alerte : son instinct d’assassin qui jamais ne se relâchait venait de percevoir des sons, presque inaudibles, mais néanmoins captables pour une oreille entraînée.

Il s’agissait de bruits de pas, des hommes approchaient…
Ce dernier en glissa rapidement un mot à la sindarin, s’étonnant toutefois qu’elle ne l’ait pas remarqué plus tôt, car cette race possédait des sens bien plus développés que les siens. Sans doute, était-elle trop troublé et heureuse de leurs retrouvailles pour y prêter attention.
Cependant, l’heure était trop grave pour perdre son temps avec ce type de questionnements sans importance. Mieux valait se concentrer sur l’essentiel et s’occuper de ceux qui avaient eu l’audace de profaner son repaire. Car quiconque y pénétrait, sans y être convié, n’était pas prêt d’en ressortir vivant.

Du reste, il possédait la certitude d’avoir pris toutes les précautions nécessaires, en grand paranoïaque qu’il était. Quant à Erelda, le Terran savait que lorsqu’elle empruntait le chemin des ombres, sa parfaite discrétion était assurée. Alors comment ces intrus avaient fait pour trouver sa cachette ? Celui-ci y réfléchirait plus tard…
Après avoir rabattu sa capuche sur sa tête, dissimulant ses traits et sortit son arme, l’homme fit un signe du menton au rossignol, l’invitant à le suivre. Puis, tous deux s’enfoncèrent dans la pénombre des souterrains, tels deux prédateurs prêts à fondre sur leurs proies.
Enteri se déplaçait avec une rare agilité et avait l’avantage de connaitre parfaitement la configuration des lieux. Les indésirables seraient bientôt faits comme des rats…A l’embranchement de plusieurs galeries, l’homme aperçut ceux qui avaient l’outrecuidance de s’introduire dans son antre…

Conformément à son intuition, il s’agissait de deux assassins, à en juger par leurs muscles saillants, leurs mouvements furtifs, leurs tenues, ainsi que les armes qu’ils brandissaient. L’un d’entre eux était très grand et possédait une musculature impressionnante, un Zélo sans nul doute…Tandis que son comparse, se déplaçait avec une démarche féline et dégageait une aura animale qui laissait deviner des origines Yorka.

Dissimulé dans l’obscurité, Enteri les regardait approcher, encore inconscients de sa présence et de celle de la Sindarin. Il pourrait profiter de l’effet de surprise pour les surprendre et pouvait également choisir entre une attaque frontale ou les laisser passer pour les attaquer par derrière, ce qui présentait moins de risques…Celui-ci jeta un regard au Rossignol afin de savoir si elle était prêt à se lancer à l’attaque, en même temps que lui, sur ces deux assassins.

Enteri marchait à ses côtés, légèrement en retrait. Le profil légèrement effacé, la Sindarin usait de ses capacités extraordinaires pour se déplacer sans un bruit. Les sens aux aguets, elle pouvait visualiser l’approche de ses futures victimes. Ils faisaient d’ailleurs preuve d’une discrétion exemplaire, témoignage de leur nature véritable. Un sourire féroce étira les lèvres du Rossignol. Alors qu’ils parvenaient à hauteur de leurs cibles, elle usa de son don et plongea dans les ombres. Une gangue glacée s’empara alors de son corps, émoussant ses sens primaires pour lui en fournir de nouveaux. Les ombres lui révélaient ce que l’œil étranger ne pouvait contempler. Erelda se sentit envahie par une vague d’excitation et de frénésie. L’instant d’après, elle réapparaissait dans le dos de l’assassin qui se tenait le plus en retrait.

La Sindarin se glissa dans son dos, décontracta ses muscles le temps d’un battement de cœur puis bondit sur lui. Il eut tout juste le temps d’esquisser une volte qu’Erelda lui assénait un premier coup de poignard sous l’aisselle. La lame ripa sur une côte et manqua le cœur. Bien que gravement blessé, le Yorka ne se fit pas prier pour riposter. Il avait déplacé le poids de son corps sur le flanc encore intact et profité du mouvement pour lui porter un coup de taille. Le Rossignol se décala d’un coup de bassin et parer l’attaque avec son sabre. Elle sentit la douleur vibrer et remonter dans son bras sous la force de l'impact. L’étroitesse du couloir l’empêchait de déployer toute la vélocité de son arme. Il lui fallait donc privilégier sa dague et surtout, en finir rapidement car la force du Yorka viendrait rapidement à bout de ses propres réserves. L’élément de surprise demeurait encore le meilleur atout de la Sindarin, surtout face à un tel adversaire. Délaissant donc une riposte de son arme, elle rebalança le poids de son corps et balaya son pied gauche d’un coup de pied chassé. Profitant de son déséquilibre, elle se jeta sur lui, poignard en avant.

L’instant d’après il agonisait en silence, la lame fichée sous le menton. Erelda resta un moment le corps plaqué contre son adversaire, bassins contre bassin. Elle sentait une lame lui caresser les flancs sans parvenir à percer son armure. Les coups et la résistance du Yorka s’amenuisaient. Son agonie fut rapide. Erelda retira lentement la lame puis s’écarta. Elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de surveiller Enteri mais il semblait venir à bout de son adversaire. Il avait pris rapidement le dessus. L’adversaire se trouvait désarmé et grièvement blessé. Compte tenu de sa position et du regard du chef Ladrini, Enteri s’apprêtait sans aucun doute à lui donner le coup de grâce. Erelda s’avança d’un pas et chercha à croiser son regard. Il brillait d’un éclat dur, assassin.

- Nous devrions peut-être le garder en vie, le temps de lui soutirer quelques informations, dit-elle tout en rengainant son sabre.

Les traits figés, le Terran revêtait un masque de mort. Elle détourna le regard pour se pencher et prélever une bande de tissu sur sa victime. Elle en utilisa une partie pour essuyer la lame de son poignard.

Dissimulés dans la pénombre des souterrains, les deux assassins se tenaient à l’affut, attendant l’approche de leurs proies, inconscientes du danger.

« Du menu fretin ou plutôt des oiseaux pour le chat » pensa Enteri en arborant un sourire cynique. D’ici peu, ces deux visiteurs importuns rejoindraient le royaume des morts ; c’était là le prix à payer pour avoir tenté de violer le secret de son repaire. Aussi professionnel que redoutable, le chef de Ladrinis ne laissait jamais quiconque le prendre par surprise et protégeait avec un soin obsessionnel le mystère qui l’entourait.
Ses performances d’assassin lui valurent les surnoms d’ « ombre de mort » et de « l’homme sans visage ». Pourtant, l’homme n’agissait pas par cruauté et n’éprouvait nul plaisir à l’accomplissement de sa sinistre besogne. Il s’exécutait une méticulosité et un professionnalisme froid, calculant chacun de ses gestes et l’accomplissant avec une perfection surnaturelle qui tenait de l’Art.

Ses prunelles d’acier aux reflets métalliques s’étrécirent quand les deux assassins parvinrent à leur portée. Celui-ci se tourna en direction du Rossignol, employant ce langage tacite propre aux frères d’armes, signifiant qu’il était prêt à mener l’assaut.

Aussitôt, vive comme l’éclair, Erelda employa son don des ombres, se fondant littéralement dans le décor. Le dirigeant des Ladrinis l’imita et usant de sa furtivité, il se rua sur le Zélos. Surpris par cette attaque paraissant venir de nulle part, la créature massive poussa un cri rauque et le terran vit ses muscles saillirent sous l’effet de la colère. Puis, ce dernier se mit à fendre l’air à l’aide de sa hache, espérant pourfendre son assaillant.

Fort heureusement, Enteri parvint à esquiver toutes ces attaques à l’aveuglette, et profita de son agilité et de sa rapidité pour tournoyer autour du géant, semblant réaliser une danse macabre.
Puis, profitant de la confusion de son adversaire, l’homme bondit sur lui et lui asséna un violent coup d’épée sur le flanc. Le zélos portait une armure légère, mais le bruit d’un craquement sec et les perles écarlates qui giclèrent dans l’air informèrent le terran qu’il avait atteint son but.
Poussant un beuglement de douleur, le colosse repoussa sa capuche en arrière, dévoilant un visage aux traits grossiers et ses yeux dorés s’emplirent d’une étrange lueur, mêlant à la fois la peur et la haine.

- Je vais te buter charogne ! hurla-t-il à l’attention de son agresseur.

Et d’un geste brutal, il chargea en direction de ce dernier avec la fureur d’une bête acculée face au chasseur. Le chef des Ladrinis eut juste le temps de brandir son épée afin de contrer le coup de hache qui menaçait de lui fendre le crâne. Le Zélos possédait une force prodigieuse et n’eut été sa blessure, le terran aurait éprouvé les pires difficultés à le repousser.
Les lames s’entrechoquaient avec un bruit métallique, et Enteri sentait son adversaire faiblir peu à peu. Il profita d’un moment d’inattention de ce dernier pour lui asséner un coup de pied vicieux à l’entrejambe. Tétanisé par la douleur, l’assassin s’effondra sur le sol et demeura immobile en gémissant, avant de relever les yeux vers Enteri.

Le chef des Ladrinis continua à le fixer de son regard adamantin et son visage arborait un masque de dureté. D’une voix glaciale, il se contenta de dire:

- Avise-toi de faire le moindre geste et je te tranche la gorge.

Quant à la sindarin, elle semblait en avoir terminé avec le Yorka. Une victoire facile et rapide, digne de la tueuse d’exception qu’elle incarnait. Cette dernière s’avança vers lui, scrutant son regard et lui suggéra de garder leur captif vivant, le temps de lui soutirer quelques informations.
Le terran fronça légèrement les sourcils et répondit :

- Si j’avais voulu le tuer, cela aurait déjà été fait, car si cette vermine est toujours en vie. C’est uniquement parce que j’estime qu’il peut m’être d’une quelconque utilité…

Ensuite, celui-ci reporta son attention sur le zélos affalé dans la fange nauséabonde des souterrains et dis d’un ton impérieux, qui ne souffrait aucune réplique :

- Vas-y je t’écoute ! Et ne t’avise pas de me mentir car je n’aurais aucun scrupule à te trancher la langue avant de t’occire.
La créature imposante dont la bouche s’était emplie d’une bave rougeâtre répondit :

- Votre tête est mise à prix et il y a une belle récompense pour qui la ramènera.

- Merci mais tu ne m’apprends rien. Es-tu certain de n’avoir rien d’autre à me dire ? Comment toi et ton copain avaient vous trouvé ces souterrains ?

Le Zélos éclata de rire et lança un regard empli de haine contenue à Erelda et Enteri :
- Disons juste que quelqu’un parmi les membres de votre caste serait ravi de vous savoir mort plutôt que vivant.

Enteri tressaillit en entendant ces paroles. Au cours de ces derniers mois, il avait usé de mille précautions pour faire croire à sa mort ou du moins à une longue disparition. Et nul ne connaissait le secret de sa nouvelle identité, hormis le Rossignol que celui-ci venait de contacter et en qui il éprouvait une totale confiance.

- Parle ! Un nom ! Donne-moi un nom !

L’assassin se mura dans un silence hostile avant de grincer entre ces dents :
- Je n’en sais rien ! Et même si je le savais je ne vous le direz pas ! Je sais juste que c’est un ladrinis ou un ancien ladrinis. En tout cas, c’est quelqu’un qui a une dent contre vous…

Le terran grimaça ne sachant que faire de ces informations lapidaires. Qu’il puisse y avoir un traître au sein de son clan, cela se pouvait car nombreux étaient ceux prêts à profiter de la confusion pour tenter de prendre le pouvoir. Cependant, cela n’expliquait pas comment ils avaient trouvé cette cachette…

- Est-ce lui qui vous a renseigné pour les souterrains ?

Le zélos se contenta d’acquiescer de la tête.

Le chef des Ladrinis réfléchit rapidement à cette éventualité. Ces souterrains étaient une cachette employée par de nombreux dirigeants de son clan et son prédécesseur l’utilisait avant lui. Rares étaient les assassins à la connaitre, toutefois cela ne semblait pas impossible…leur prisonnier disait donc la vérité.

Enteri se tourna vers Erelda guettant sa réaction. Que pensait-elle de tout cela ? Désirait-elle l’interroger davantage ?

Le sang de la Sindarin se glaça. Elle se raidit, attendant la suite des révélations. Les mâchoires crispées, le corps tendu, elle écoutait avec une appréhension grandissante. Qui dont parmi ses frères pouvait souhaiter sa mort ? L’embuscade prévue incluait-elle la présence d’Enteri ? Et, dans ce cas, qui hormis elle pouvait se douter de sa survie malgré toutes les rumeurs qui circulaient à ce sujet ? Un flot d’interrogations la submergeait, renversant sans ménagement toutes les certitudes sur laquelle elle avait fondé sa nouvelle existence.

Erelda rengaina sa dague dans un geste sec. Son regard croisa celui du chef Ladrini. Ce qu’ils venaient d’apprendre n’augurait rien de bon. Tout en soutenant son regard, elle s’approcha. Ses mains vinrent se poser l’une sur la tempe du Zélos, l’autre au creux de sa mâchoire à l’opposée. Sans lui laisser un instant d’hésitation, elle banda ses muscles et se pencha légèrement vers lui. Dans un geste brusque, elle lui brisa la nuque. Ses yeux n’avaient pas quitté ceux d’Enteri. Ils brillaient d’un éclat vif, indéfinissable.

- A l’avenir, nous éviterons ces tunnels. Si tu souhaites me contacter, passe par la voie classique des clients, s’il te plait. J’irais vers toi sous couverture.

Elle fronça les sourcils. Son expression affichait une profonde contrariété, fort heureusement, son masque et les ombres formées par sa capuche la dissimulaient astucieusement.

- Je me ferais passer pour une courtisane s’il le faut, rajouta-t-elle avec un subtil mélange de morgue et de cynisme.

Elle lâcha le Zélos, ponctuant ainsi sa phrase par le bruit de sa chute. Puis, prétextant de rajuster la position de son sabre, elle détourna le regard, rompant le contact avec celui d’Enteri.

- Je vais enquêter de mon côté, parmi les Ladrinis…

Sa voix n’était plus qu’un mince filet d’où suintait une colère froide. Elle inspira puis reprit plus fort.

- Tu connais mieux que moi les anciens en revanche, je te laisse fouiller dans le passé du clan.

Les traits de la Sindarin s’étaient durcis. Elle réservait un sort particulièrement désagréable au Ladrini qui avait eu l’audace de les prendre en chasse. On ne souhaitait pas la mort du Rossignol impunément. Pas sans en craindre les conséquences. Un frisson parcourut la Sindarin, l’arrachant à ses désirs de représailles. Rien n’indiquait que les deux assassins étaient venus seuls. Il leur fallait entrer en mouvement, rapidement et s’éloigner au possible des corps, à défaut de les supprimer.

- On devrait décamper.

Son regard croisa de nouveau celui du Terran.

- Indique-moi quand et où tu souhaites que je te retrouve pour rendre visite à ton ami l’érudit.

Enteri demeurait immobile, les traits figés dans une froideur marmoréenne, accusant le coup de ses révélations, mais n’en laissant rien paraître. A ses côtés, le Rossignol se raidit et il vit une lueur d’inquiétude s’allumer dans son regard. Nul besoin d’être extra-lucide pour deviner que cette dernière partageait ses questionnements…Cette mystérieuse affaire méritait d’être élucidée le plus rapidement possible, il en allait de leur survie à tous les deux, voire de celle de leur caste…
Qui que soit le commanditaire de cette embuscade, celui-ci ne comptait probablement pas en rester là. Ces deux assassins, bien que relativement forts, n’étaient guère de taille à rivaliser avec le chef des Ladrinis et sa comparse.

Aux yeux d’Enteri, cette attaque surprise ressemblait plus à un avertissement, à une ouverture des hostilités…La prochaine offensive risquait de se révéler bien plus agressive. Toutefois, il était hors de question que celui-ci accepte de se laisser faire, sans broncher. Il était un homme au mental de fer, prêt à en découdre et non pas à fuir vers une autre ville, tel un lâche.

Jamais ce fier dirigeant ne céderait à des menaces d’intimidation, quel qu’en soit le prix à payer, il lutterait contre ses ennemis.

Après avoir rengainé sa dague, la jeune femme plongea ses prunelles dans celles du Terran. Les deux acolytes se comprenaient instinctivement, sans avoir à prononcer le moindre mot. Le danger faisait partie de leur métier et la mort pouvait les frapper à chaque instant ; tous deux y étaient préparés.

Cependant, la traîtrise, les sombres machinations d’un ennemi tapi dans l’ombre, tel un serpent attendant le moment propice pour frapper sa proie ; Il s’agissait d’une chose à laquelle on était jamais totalement préparé. Le Terran en avait parfaitement conscience.

Erelda s’approcha du Zélos et d’un geste brusque lui brisa la nuque. Tout en gardant ses prunelles dardés sur le Terran, cette dernière dit que puisque leur cachette était découverte, mieux valait l'abandonner et trouver un autre lieu de rassemblement. Puis elle lâcha sa victime, dont la tête retomba, laissant voir une langue pendante, un visage tordu de douleur et des yeux vitreux.

L’assassin contemplait la scène, sans sourciller et son regard grisâtre arborait la dureté de l’acier. Comme à son habitude, la Sindarin faisait preuve d’une redoutable efficacité, son geste était précis, rapide et mortel.

Néanmoins, une telle initiative était inutile car Enteri avait pris soin d’enduire la lame de son épée d’un poison mortel. Leur ennemi n’en aurait eu que pour quelques instants supplémentaires à vivre. Une chance que ce dernier ait parlé assez vite pour leur fournir certaines informations cruciales. Mais dommage, qu’ils n’en aient pas appris davantage…

Tout en réajustant son sabre, la jeune femme murmura d’un ton glacial qu’elle se chargerait d’enquêter de son côté. Bien que l’expression de son visage soit invisible car masquée par l’obscurité des souterrains et sa large, une rage froide transparaissait dans sa voix.

Qui que soit celui ou celle qui avait osé attenter à leurs jours ; désormais, cette personne comptait deux ennemis mortels.

Enteri n’abandonnait jamais une cible. Quant au Rossignol, mieux valait la compter parmi ses alliés plutôt que ses adversaires car ses colères étaient redoutables.

Le Terran rangea son épée dans son fourreau, réfléchissant à la hâte à la meilleure manière de procéder pour récolter des informations sur le passé de son clan. Les anciens dirigeants avaient pour coutume de s’auréoler de mystère et dissimulaient de nombreux secrets. Pourtant, l’homme était persuadé qu’en fouillant dans certaines « archives » de la caste, il récolterait des indices précieux et pourrait remonter la piste de leur ennemi.

Ensuite, la Sindarin suggéra de quitter rapidement les lieux. Après tout, rien ne disait que d’autres assassins ne les guettaient pas, tapis dans la pénombre. Si autrefois cet endroit représentait un endroit sûr, à présent, celui-ci ressemblait à un piège, à une souricière qu’il valait mieux fuir à toute vitesse.

Gardant le silence, Enteri se contenta de hocher la tête et répondit d’une voix grave :

- Demain, vers 12 heures, rends-toi à la rue des cavaliers, dans la boutique de livres. Là-bas, tu trouveras un indice précieux concernant la suite des opérations. Pour l’heure, je ne peux pas t’en dire plus…
Dès après, le Terran utilisa son don des ombres, qui le rendait presque invisible, et avec une agilité féline, ce dernier s’élança et disparut dans le dédale des souterrains.