Entre deux générations ~Ision et Lorelei~

Il faisait étonnement doux pour la saison. Sans pour autant que le ciel soit d'un bleu éclatant, quelques rayons de Ziria arrivaient à se frayer un chemin parmi les cumulus pour réchauffer l'atmosphère encore fraiche et humide des dernières intempéries. Les fortes bourrasques de vent des jours précédents avaient cédés leur place à une petite brise quoique glacée, mais qui soufflait par intermittence. Elle balayait de temps à autre les quelques feuilles mortes parsemées sur les pavés humides de la cité. Malheureusement, la populace comptait bien profiter de ces quelques instants de répit, et tous, le bas peuple comme les plus nobles, était de sortie. Ils grouillaient dans tout les sens dans un brouhaha infernal. Tout s'entremêlait et se mélangeait. Les rires, les pleurs, les cris, les conversations mondaines, les plus frauduleuses... En quelques pas, on pouvait croiser de nombreux stéréotypes: la noble si hautaine et sûre de sa beauté fatale pourtant défraichis, le scélérat avec un bandeau autour de la tête appuyé sur un mur dans une ruelle sombre, le vieux sylphide dépressif d'avoir vécu trop longtemps... Cela pourrait paraître risible, mais c'était loin d'arracher un sourire à Lorelei qui avançait, silencieuse, parmi cette foule qu'elle haïssait tant. Cette vermine pullulante, dégoutante et repoussante, dont elle devait tolérer l'existence. La plupart de ses créatures abjectes étaient si inutiles... La prêtresse se consolait dans l'idée qu'il fallait bien des êtres largement inférieurs aux autres. Bien entendu, elle se plaçait elle même dans les figures supérieures. Par amour-propre, orgueil sur dimensionné ou peu importe la raison, c'était ainsi que pensait et fonctionnait la demoiselle. Les bras croisés sous sa poitrine et légèrement recroquevillée sur elle même, Lorelei évoluait lentement dans ce milieu hostile, conservant son image d'innocence et de fragilité. Avec son allure si frêle et douce, les gens ne se préoccupaient guère d'elle, si ce n'est pour laisser leur regard glisser sur son petit corps longiligne. La tête basse et les yeux rivés au sol, écœurée par la situation, la sylphide était bien contente d'avoir une si longue chevelure derrière laquelle elle pouvait cacher son visage. Ainsi, elle n'avait pas à afficher un masque et avait le loisir de laisser la répulsion qu'elle ressentait s'inscrire sur ses traits délicats. Certaines mèches de nacre tombaient près de ses mains, et elle laissait ses doigts s'emmêler dedans pour se détendre. La présence d'autant de monde la mettait mal à l'aise. Elle espérait que bientôt, les averses reprendraient, faisant battre en retraite la majorité des passants. La pluie, même abondante, ne gênait en rien la jeune femme.

Le peuple, comme des insectes, allait et venait dans tout les sens, à une allure vive et folle. Pourquoi tant d'empressement? Aucun d'entre eux ne semblait prendre le temps de contempler le paysage et l'architecture de la cité. Peut-être avaient-ils vécu ici trop longtemps pour se soucier de ses futilités. Mais à défaut d'aimer autrui, Lorelei portait un certain intérêt pour les beautés éphémères de la nature et la splendeur des constructions, réalisations d'antan des habitants passés qui devaient être tellement plus intéressants qu'aujourd'hui. Sans vraiment en avoir conscience, Loreleil ralentit la cadence, tout en relevant légèrement les yeux qui se posèrent sur les bâtisses environnantes. Était-elle déjà venue ici? Elle n'en avait aucun souvenir, mais pourtant, tout lui semblait si familier. En réalité, elle était forcement déjà venue ici... Ce n'était pas n'importe quelle ville, mais Cimmerium. Elle n'arrivait juste pas à retrouver dans sa mémoire défaillante les brides concernant ce lieu. Perdue dans ses pensées et dans la contemplation des seules choses qu'elle reconnaissait de bien à l'humanité, elle s'arrêta en plein milieu d'une place. Grave erreur, car les impatients qui étaient à la limite de courir pour gagner quelques précieuses minutes ne comptaient en aucun cas dévié de leur trajectoire. Un homme, massif et visiblement yorka, heurta de plein fouet Lorelei qui vacilla avant de s'effondrer sur le sol. Tandis que l'étranger débitait des torrents d'insultes et d'obscénité pour faire part au maximum de personne son mécontentement, la sylphide se releva, sans broncher, un mince sourire amusé étirant ses lèvres. Elle n'écoutait pas le moins de monde le flot de paroles de l'inconnu, se contentant d'arranger un tant soit peu sa légère et courte robe bleu à présent souillée, et sa cape blanche légèrement tâchée.

« Mais tu m'écoute quand je te parle, petite garce!»

Et sans crier gare, l'homme assena un coup de poing furieux dans le ventre de la prêtresse qui ne manifesta pas la moindre surprise. Par contre, son agresseur regretta amèrement son geste. Un craquement résonna, celui de ses os brisés. S'il avait envoyé la jeune femme contre une autre personne par la violence de son coup, elle n'en ressentait aucune douleur et retourna tranquillement près du yorka qui tenait sa main endolorie et cassée avec étonnement, jetant un regard abasourdi à celle qu'il croyait jusque là être sa victime. Un rire léger et cristallin s'éleva dans les airs pendant quelques secondes, avant que Lorelei arrive à reprendre son calme. Son visage illuminé d'un large sourire et ses grands yeux d'argents étincellants, elle prononça de sa mélodieuse voix douce et moqueuse:

« Oh mais quel chose inconcevable. Une sylphide, ici, à Cimmerium? Voilà qui est étonnant. La réflexion ne doit pas être votre fort. »

Elle ridiculisait de façon tout à fait intentionnelle cet individu qu'en d'autres circonstances elle n'aurait pas hésité à achever. Il était là, à sa merci. Quel gâchis... Elle devait conserver son image, après tout. Elle se contenta d'adresser un dernier sourire rayonnant à son agresseur avant de tourner les talons. Dorénavant, sans s'en rendre compte, la jeune prêtresse avançait de sa démarche féline, bien droite. Elle passa doucement ses mains sur son ventre et sa taille, sentant sous ses vêtements le métal de la lame d'Alrune. Peu de temps après, elle s'arrêta contre un mur pour plus de prudence au détour d'une ruelle, se demandant ce qu'elle faisait ici et ou elle allait bien pouvoir aller à présent. Elle avait déjà accomplie sa mission depuis quelques heures...

Pour une fois, suffisamment rare pour la noter. Ision Lorindiar se trouvait dans la citée des sylphides. Une affaire urgente qui l'avait fait s'absenter d'Hespéria. Les ordres du conseil étaient peut être les seuls ordres que le lord ne se permettait pas d'ignorer. Bien qu'il en fasse partit depuis suffisamment longtemps maintenant il n'avait pas encore atteint le rôle de grand prêtre. Peut être cette place ne lui échouerait elle jamais; peut importe ce n'était qu'une goutte d'eau dans ses vastes ambitions.
Mais quoiqu'il en soit pour décider ou non si un sylphide avait le droit d'avoir un nouveau corps, le conseil devait d'être au complet, Ision avait donc laissé ses affaires en cours à Hespéria et s'était rendu dans la citée, il demeurait tout en haut avec le conseil. L'ouverture des frontières aux étrangers le répugnait, le commerce était bon certes, mais de là à l'introduire au sein même de la capitale... il avait fait porté sa voix contre le projet lorsque la motion avait été proposé, mais malgré le respect du conseil il n'avait à l'époque pas trouvé assez de sympathisants pour le soutenir. Quoiqu'il en soit, c'était de l'histoire ancienne et il avait choisit de transférer ses appartements pour le dernier étage de la citée, une demeure certes plus petite que la précédente mais au luxe indéniable.

A Cimmerium, Ision pouvait être lui même, pas besoin de masque ou d'artifice, bien qu'il en usait en permanence, mais sa condition de sylphide n'était pas à cacher ou à taire. Pas même son appartenance au conseil, bien que rare étaient les sylphides à avoir déjà réellement vu les membres de cette honorable assemblée.

Ce jour là, le lord devait se rendre dans la citée basse, lieu désormais des échanges avec le monde extérieur. Il cherchait à y implanter une affaire, certes les produits de Cimmerium était plus de l'ordre de la connaissance que du commerce, mais il pouvait bien trouver quelque chose qui l'avantagerai. Quoiqu'il en soit, il se trouvait en compagnie de ses pairs Eclaris et Sylphide, autant dire à ses yeux, les seuls êtres capable d'avoir une conversation qui pouvait égaler son niveau de réflexion d'intelligence et de raisonnement. La conversation portait principalement sur l'immortalité, un vaste sujet sur lequel Ision ne pouvait pas être en reste, ils avaient ensuite commencé à descendre les marches de la citée, continuant sur les Dieux et les astres.

Mais une scène avait attiré suffisamment l'attention du lord pour qu'il s'excuse auprès de ses pairs et s’éclipse quelques instants, il les retrouverait à la bibliothèque, très certainement. Il potait la tunique traditionnelle des Eclaris à Cimmerium, une longue tunique, manteau à capuchon, entièrement blanche avec des liserés de fils d'or dessinant des arabesques et dans son dos, cousu soigneusement de fil d'argent, l’emblème des Eclaris.

Il fit un signe à deux gardes, son nom suffit à les faire bouger, sur son ordre, l'homme fut interpellé et il passa avec de sérieuses contusions sur le visage devant la ruelle où se trouvait la jeune sylphide. Ision la retrouva, il se tint devant elle, le visage caché par sa tunique, il était plus grand, la regardant de haut. Comme il le faisait toujours...

"La pureté de notre race passe également par la préservation de nos corps. Prenez soin du don que le conseil vous a fait. Je pensais qu'une fois votre nouveau corps ajusté vous repartiriez assez rapidement, quelles affaires vous mènent encore à Cimmerium? L'odeur de la beauté vous manque t elle tant que ça? Lorelei... il convient que l'on examine votre corps, je ne tient pas à ce qu'il soit abimé malgré sa... protection."

Un léger sourire sur son visage, il commença à avancer, elle le suivrait, elle allait le suivre, il le savait. Un garde qui avait accompagné l'homme retourna voir Ision...

"Que devons nous faire My Lord?"

"Aucun témoin..." répondit froidement le Sylphide.

"Selon votre volonté" Il partit sans même s'étonner d'un tel ordre.