De Sang et de Sable - Page 2

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 De Sang et de Sable

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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeJeu 17 Juil - 3:29

Léogan ne savait vraiment plus ce qui lui prenait, maintenant, et la vérité, c'était qu'il s'en fichait pas mal. Il n'y avait plus d'avenir, dans l'étreinte féroce d'Irina, rien qu'un présent impérieux qui l'absorbait tout entier et ne laissait rien de lui au reste du monde, il y avait tout, l'amour, la mort, la liberté, il prenait tout, il s'emparait d'elle, il ne cédait rien au temps ni au monde, et à elle il donnait tout.
Il avait le sentiment puissant et grisant de défier un millier de visages méprisants et de voix odieuses, de leur rire sauvagement en face, d'être exsangue, de vivre, de mourir, de brûler et de fondre. Bordel, mais qu'est-ce que ça pouvait bien leur foutre à tous, qu'il ait décidé d'aimer Irina au milieu de nulle part, juste pour une journée, une heure, une minute, qu'est-ce que ça pouvait bien leur foutre ? Et pourquoi, bons dieux, pourquoi parce qu'il reprenait son souffle avec Irina, ici et maintenant, devrait-on le blâmer, pourquoi était-ce seulement scandaleux avec Irina ? Qu'est-ce que ça voulait bien dire, bordel de bons dieux ?
Ça n'avait plus aucun sens maintenant, alors qu'il se noyait dans l'odeur de miel, de fruit et de végétal qu'exhalait la chevelure d'Irina, qu'il emmêlait ses mains dans les siennes, qu'il goûtait à sa respiration et unissait son corps au sien, ça n'avait plus aucun sens, si jamais ça en avait déjà eu quelque part pour quelqu'un. Ils n'étaient que deux personnes, deux minuscules grains de sable dans l'univers, qui se rencontraient au détour d'un chemin. Dire qu'ils étaient prêtresse, colonel, ennemis politiques, c'était négligeable, c'était petit et sans intérêt.
Il était sûrement contrariant, comme type, il ne choisissait jamais ce qui semblait convenable à tout le monde. Il ressentait une euphorie indicible à se répéter sans cesse que c'était Irina qu'il embrassait, qu'on les haïrait pour un millier de raisons si cela venait à se savoir dans le futur, et il parvenait à transformer toutes ses angoisses, toute cette urgence en un appétit titanesque et chaotique que rien ne pouvait arrêter et que seule Irina pouvait assouvir.

Il l'avait vue se troubler un instant, ses beaux yeux se figer sur lui en frémissant, et il n'avait d'abord pas compris ce marasme plein d'émotion qu'il semblait avoir provoqué, avant de s'être rappelé péniblement ce qu'il avait murmuré à son oreille quelques secondes auparavant. Il lui avait souri, la gorge un peu nouée, le visage brillant d'excitation, et avait plongé dans son cou pour le dévorer de baisers, incapable de se retenir, encouragé par le sentiment puissant que le visage d'Irina lui avait destiné. Il avait encore un peu de difficultés à concevoir que ce qui se produisait n'était pas l'effet de son imagination, que tout était vrai et réel, et particulièrement cette lumière passionnée qui jaillissait du regard d'Irina – d'Erynn, se braquait droit sur lui et lui illuminait tout le corps de sensations étonnantes.

Maintenant, il ricanait presque en contemplant l'air déconfit, surpris et embarrassé de la jeune femme, qui s'allongeait sur lui en rougissant rageusement. Presque, parce que vraiment, il était tendu comme un ressort sous le corps nu, chaud et satiné d'Irina, qui consumait le sien à chaque endroit où ils se touchaient et se rejoignaient, et maintenant qu'il sentait tout son poids peser sur son bassin. Il laissa échapper un petit bruit de gorge qui, quelque part dans sa tête, avait voulu être moqueur, mais qui ressemblait sans doute davantage à un soupir soulagé.
Elle cacha son minois vengeur contre lui et commença à lui dévorer le cou et le torse tandis qu'il frissonnait et laissait ses mains voguer sur ses épaules délicates, son dos qui se courbait félinement en suivant les lignes de son corps à lui, et ses hanches qui ondoyaient magnétiquement entre ses doigts. La maladresse avide d'Irina et la caresse incessante de leurs corps l'un contre l'autre le pliait totalement, lui et son espièglerie idiote, aux règles inflexibles de leur désir. Mais elle, de son côté, parvenait encore à faire la maligne, c'était quand même très impressionnant.

Elle s'était glissée, dans une grande caresse lascive, jusqu'à ses cuisses, maintenant qu'elle était libre d'explorer absolument toute l'anatomie de Léo en toute impunité, et commençait à agacer une partie de son corps qui, à mesure que la pression montait, à chaque seconde, devenait plus sensible, plus tendue et plus fragile. Il se redressa sur les coudes, un peu gêné du regard revanchard et curieux qu'elle lui adressait, et la moue qu'il portait sur le visage, à mi-chemin entre le désir urgent et le trouble, lui donna visiblement satisfaction. Ses mains s'ouvraient et se fermaient sur elles-mêmes, il se mordait l'intérieur des lèvres et respirait à tort et à travers, en tentant plus ou moins de se soustraire aux yeux malins de la jeune femme.
Elle s'attaqua finalement aux liens de son sous-vêtement, et le cœur de Léogan se renversa tout à coup. Il sentait ses doigts parcourir fébrilement ses hanches, aller et venir chaotiquement sur lui, et elle avait toujours cet air étonnant, plus avide que pudique, et définitivement résolu. Oh oui, bon sang, elle savait ce qu'elle voulait. Et elle n'avait décidément peur de rien, c'était affolant. Combien de femmes prenaient les devants avec autant de fermeté, la toute première fois ? Est-ce que ça existait seulement ?
Léogan se laissa tomber en arrière, grisé, et l'aida d'une main moite à se débarrasser de la dernière pièce de tissu qui leur barrait la route. Et puis tout à coup, la voix d'Irina lui parvint, sensuelle, dangereuse et prédatrice, et lui bloqua la respiration quelque part entre ses poumons et sa gorge – il eut l'impression de s'asphyxier en dedans, cligna des yeux comme un hibou éberlué et leva un doigt pour répliquer quelque chose.

« C'est à dire que... commença-t-il d'une voix étouffée, avant de pousser un gros soupir vaincu. ...d'accord. » acheva-t-il, dans un murmure troublé.

C'était vrai qu'il l'avait cherché, quand même, avec ses « allez-y maintenant », « provoquez l'événement », « n'attendez pas », mais quand même, il ne s'attendait pas à ce qu'elle allât de son propre chef si...
Vite ? Si loin ?
Et puis maintenant, elle s'asseyait sur lui et prenait carrément les commandes. Un instant, peut-être ? Non, apparemment, non. Bordel de bon sang. Voilà, elle avait réussi son coup, la vierge effarouchée, c'était lui, à présent. Ah, sans conteste, elle était très forte. Très, très forte.
Léogan, qui grinçait des dents doucement, l'observait en plissant des yeux, dressée fièrement sur lui, la poitrine victorieuse et le visage un peu soucieux, néanmoins. Son corps blanc étincelait sous les rayons dorés du soleil.
L'air aussi sérieux qu'il pouvait l'être, en de telles circonstances, il glissa ses mains sur les hanches d'Irina et la guida à son tour, silencieusement, en caressant ses cuisses en ronds infinis. Elle s'ouvrait à lui en un sourire, douloureusement, et en elle il s’immisçait sans fin. Son corps n'était plus qu'un grand frisson, ses yeux, deux orbes en feu, et tout l'incendie souterrain qui avait circulé dans ses muscles semblait se diriger à l'endroit exact où ils s'étaient si parfaitement rejoints.
Irina s'abattit sur sa poitrine, haletante et frémissante, une pellicule de sueur froide sur la peau, et Léogan referma doucement ses bras autour d'elle, un peu tremblant également et le cœur cognant sur sa cage thoracique comme sur un grand tambour. Les mains de la jeune femme s'agrippaient férocement à ses épaules et il s'arc-boutait de son mieux pour l'aider à avancer, le front plissé et le visage luisant de sable et de transpiration. Le souffle d'Irina erra dans sa gorge, sur sa mâchoire, ses lèvres, mouillées et avides, cherchèrent les siennes, et Léogan les saisit au passage, pour l'embrasser très longuement, tandis que, doucement, il se poussait en elle et les faisait vaciller au bord de l'éternité. Il oublia pendant de longues secondes qu'il était doté de la faculté de respirer. Il cessa quelques instants d'exister, la poitrine gonflée et incapable d'expirer.
Sans s'en apercevoir tout à fait, couchés l'un contre l'autre, ils commencèrent à aller et venir, l'un dans l'autre, moites et rugueux de sable, les tempes en feu, sans conscience du monde ni même d'eux-mêmes en dehors de leur union. Une des mains de Léogan soutenait les hanches d'Irina, l'autre vagabondait vaporeusement dans ses cheveux, glissait sur son épaule, sur son bras, et entrelaçait les doigts de la jeune femme avec émotion et fureur.
Il faisait chaud, si chaud, et le soleil lui brûlait le front, lui tannait les jambes, qu'il pliait et dépliait contre Irina, et il s'étouffait de trop vivre en l'embrassant. Les cuisses de la jeune femme, ouvertes sur lui, brûlaient contre sa peau.

Il finit par rouler sur le côté avec elle, dans un grondement avide, afin de se glisser plus souplement en elle, et sa bouche, pleine d'un souffle nouveau, chargé de l'amertume du thé, partit explorer sa poitrine dans un élan instinctif. Le temps passa, il n'en eut pas conscience. Ses mains caressaient avec une frénésie un peu brutale la nuque, le dos, les cuisses d'Irina, et il la couvrait de baisers. Et puis, au bout d'un certain temps, il ressentit un pic dans l'intensité de son incendie souterrain qui s'était logé entre ses deux jambes, et flamboyait allégrement en vagues déferlantes dans tout le reste de son corps. Sa respiration, mêlée jusqu'ici très étroitement à celle d'Irina, se suspendit et il fut incapable de se retenir plus longtemps. Il expira finalement, très lentement, sur la joue de la jeune femme et toute tension abandonna ses muscles. Son cerveau, encore enflammé, s'enveloppa dans une volupté grisante. Sa tête lui tourna, il appuya son front contre celui d'Irina, et respira enfin.

Ils restèrent quelques minutes l'un contre l'autre, très silencieux, et Léogan, enfoncé dans les cheveux et l'odeur d'Irina, éprouva soudain l'angoisse d'avoir achevé quelque chose qui ne se reproduirait jamais. Sa gorge se noua et il tentait de ne pas serrer Irina trop fort contre lui. Il fallait peut-être se séparer, maintenant, mais son seul mouvement fut de parcourir son corps d'une longue caresse qui éveilla un frisson dans son sillage.

« Ça ne se reproduira peut-être plus jamais, souffla-t-il la bouche contre sa peau, avant d'embrasser le creux de la poitrine d'Irina. Plus jamais après cette dernière fois. »

Et il renversa la jeune femme sur le dos, avec un sourire dont l'espièglerie tentait de cacher, vaille que vaille, la nuance de tristesse. Sa main courut entre les cuisses d'Irina, et il reprit simplement le dessus, plus affamé que jamais, maintenant qu'il savait exactement quel plaisir lui avait manqué et lui manquerait sans doute effroyablement dans les jours à venir.

Au bout de quelques temps, les deux amants s'étaient étendus l'un près de l'autre, pantelants et en nage, et restaient à nouveau très silencieux. Léogan, allongé sur le ventre, une main sous le menton, l'autre sur le flanc d'Irina, songeait un peu sombrement en l'observant sans cesse.
Il ne se sentait absolument pas en paix – comme il l'aurait désiré en de telles circonstances. Une angoisse étroite serrait son cœur. Sa main alla nerveusement dans les cheveux de la jeune femme, et ses doigts entrelacèrent trois mèches entre elles, en formant une tresse un peu brouillonne à laquelle il ne réfléchissait pas.

« Dites, avança-t-il d'un ton hésitant. Vous pensez que vous tiendrez combien de temps, encore ? Avant de craquer définitivement, j'entends. Attention, je dis ça sans animosité, d'accord, partez pas au quart de tour. Simplement, enfin, si jamais ça arrivait, reformula-t-il rapidement, par souci de diplomatie, on pourrait se retrouver. Je reviendrai, et si vous voulez, on partira, vous et moi. Le temps perdu ne nous dévorera plus, on prendra les froids, les brûlures en face, on interdira les tiédeurs et les autres ne nous rattraperont peut-être pas. Je sais que vous aimez pas beaucoup les si, mais... » murmura-t-il, en se sentant soudain aussi bête qu'un pauvre gosse trop rêveur, ou trop bavard.

En revanche, les si plaisaient considérablement à Léogan, comme autant de portes de sortie ou de points de fuite qu'il pouvait emprunter à l'infini dans son existence étriquée, s'il avait assez de tripes pour le faire. Il était dans une telle allégresse, à cet instant, qu'il aurait pu multiplier les chimères, déployer un millier de désirs, jeter des étoiles dans le ciel, remplir la tête d'Irina d'autres horizons et d'autres mots, rire de tout cela, et prier pour qu'elle le ramenât sur terre au soir. Si elle ne le faisait pas, il finirait par perdre tout à fait la raison. Mais à la sentir s'abandonner contre lui en riant, il avait fort à parier qu'elle n'en avait pas la plus petite envie pour le moment. Et puis la chaleur de sa peau contre la sienne, les à coups puissants de son sang, ses lèvres rouges qui lui effleuraient le cou, les phrases peu réfléchies qu'elle libérait simplement parfois, encourageaient terriblement Léogan à continuer de déballer à toute vapeur ces bêtises mièvres et égoïstes.
Il sourit plus sereinement et finit par relâcher les mèches de cheveux qu'il entortillait entre ses doigts, pour s'allonger paresseusement sur un flanc, et la regarder dans les yeux, en laissant sa tête aller un peu sur le côté.

« Écoutez, encore mieux, s'exclama-t-il d'une voix joueuse, après un instant de réflexion. Faisons un pari. Celui d'entre nous qui se sortira le premier de sa prison gagnera le droit de libérer l'autre – par tous les moyens. Nous serions gagnants dans tous les cas. Et je vous laisserais vous sortir de vos obligations de la manière qu'il vous plaira... Si je ne m'extirpe pas des miennes avant. »

Il ponctua sa proposition de pacte par un petit sourire gouailleur et des étincelles de défi crépitèrent dans ses yeux noirs. Oh, c'était encore terriblement puéril, comme marché, et ça ne tenait peut-être pas debout du tout. Il s'attendait presque à ce qu'elle vînt en rigoler à gorge déployée, comme d'une bonne blague de plus ou d'un fantasme stupide, mais cette fois-ci, Léogan était parfaitement sincère. Les jeux d'enfant lui inspiraient toujours le plus grand sérieux, plus que n'importe quel serment de foi ridicule, en tout cas.
Ce n'était qu'un pari, pas une promesse qu'elle serait tenue de tenir, ce n'était qu'un jeu qui peut-être attiserait le goût du défi dont semblait vivre Irina. Léogan espérait secrètement qu'ouvrir une petite brèche dans les limites qu'il leur avait imposées barrerait la route du calvaire que la prêtresse s'était destinée. Il suffisait qu'elle tînt le pari pour le convaincre, sans argument ni démonstration, qu'elle ne se vouait pas au sacrifice, à la mort, ou à une vie de servitude volontaire, donnée en pâture aux autres, à ces autres qui n'existaient pas, ces autres qui ne le méritaient pas ou qui ne sauraient comment le mettre à profit, si jamais c'était possible.  

Alors il lui tendit la main pour conclure son acte en bonne et due forme et sourit d'un air fin et charmeur, teinté d'une facétie qui paradoxalement en relevait tout le sérieux.

« Ça marche ? » demanda-t-il, en levant un sourcil, les yeux, troublés, devisant avec ceux d'Irina, dont le vert s'irisait de rayons surnaturels.

Et puis il réalisa tout à coup la portée politique de son irrévérencieux pari. Le souci vint faire peser dans son regard quelques stratus menaçants et ses iris s'enveloppèrent dans un brouillard songeur. Il fronça les sourcils.
Bien sûr, ce ne pouvait pas être aussi simple. S'il avait voulu la rouler et l'évacuer efficacement du chemin d'Elerinna, un autre que lui, plus calculateur, moins passionné, ou meilleur comédien peut-être, ne s'y serait pas pris autrement. Il craignit tout à coup de voir Irina se rétracter avec dégoût, l'accuser vertement, prendre ses habits sous le bras et partir en l'agonisant d'injures – ça n'aurait pas été injustifié. Elle avait toujours lieu de se méfier de lui, peut-être maintenant plus que jamais d'ailleurs, et n'était-ce pas lui qui lui avait reproché, tôt dans la matinée, de ne pas se tenir assez sur ses gardes à ses côtés ? Beaucoup des mots que prononçaient Léogan ne prétendaient pas à une vérité éternelle, beaucoup sonnaient comme des mensonges paresseux, mais il n'avait pas parlé à la légère, ce matin-là. Irina en avait déjà fait les frais. Il se connaissait assez bien pour savoir que cette expédition pouvait encore tourner au désastre, malgré les tendresses qu'ils avaient échangées et le feu qui brûlait encore dans son ventre quand son regard se posait sur elle, et même s'il ne lui voulait que du bien – il avait une manière singulière d'aimer les gens, ce n'était pas toujours bon pour leur santé, ni pour la sienne, du reste. Mais il ne prenait personne au dépourvu. Irina avait été doublement avertie. La vérité, c'était qu'elle n'avait moins à redouter d'être trompée par Léogan et livrée à Elerinna sur un plateau que d'être embarquée dans une histoire qui n'arrangerait pas du tout ses affaires, qui la ferait probablement souffrir, et qui néanmoins pourrait lui apporter beaucoup.

Quoi qu'il en soit, Léogan fronça le nez et eut une petite grimace gênée, mais il garda sa main tendue, avec un peu moins d'aplomb, certes, mais avec une témérité sérieuse et inébranlable qui se lisait sans détour dans son regard. Ses yeux se plissèrent entre ses cils noirs et il effleura de son autre main l'épaule nue d'Irina, et précisa en souriant doucement, pour donner plus de force et plus de sincérité à son pari :

« Je ne cherche pas à vous piéger... Erynn. »
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Anonymous Invité
Invité

MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeDim 27 Juil - 4:32

La valse de caresses de part et d'autre avait presque fini par lui faire oublier ce qui se passait et ce qui leur arrivait à tous les deux. La torpeur liée à la chaleur et à la mollesse électrisante de ce contact prolongé et délicieux lui retournait le cerveau, à tel point que tout le reste devenait un contexte vague et imprécis dont elle ne se souciait nullement. La politique, les grades militaires, les promesses, les engagements et même les disputes pourtant houleuses qu'elle avait partagé avec cet homme avaient été balayés pour de bon, au moins pour l'instant. Bien sûr ils reviendraient bien assez tôt, dès que le brouillard entêtant de leurs ébats se serait dissipé pour les laisser redescendre sur terre, au pays du bon sens et de la rationalité. Et étonnamment -ou non- Irina n'était pas impatiente de les retrouver. En fait si c'était possible, elle aurait volontiers fui cette réalité avec la même obstination qu'un ivrogne refuse de retrouver la sobriété, et la gueule de bois qui vient avec.
Seulement pour l'instant il n'y avait que leurs corps collés, des soupirs insidieusement révélateurs, et la fièvre brûlante qui les consumait petit à petit. Souriant brièvement à un son un peu plus expressif que d'habitude, Irina s'enhardissait à chaque signe de plaisir comme on s'inspire de signes approbateurs et encourageants. Chacune de ses inspirations hasardeuses et entrecoupées la motivait à mettre de côté ses nombreuses appréhensions, dont surtout la crainte de mal faire plutôt que celle d'avoir mal. Il lui fit d'ailleurs un peu peur en levant un doigt impérieux, qui finalement se mua en résignation. À ce stade il lui était encore plus compliqué de devancer ce à quoi il pensait, alors chaque petit semblant d'interruption manquait de faire hoqueter son palpitant exalté. Elle avait besoin de ce lien, elle avait besoin de lui. Là, maintenant. Tout de suite, et sans attendre. C'est donc par impatience qu'elle avait pris le relais, afin d'égoïstement assouvir son urgence, tout comme celle de son partenaire qui ne semblait pas dans un meilleur état. Bien entendu elle avait envie de savourer chaque instant et les faire durer le plus possible. Sauf qu'à force de provocations il avait fini par trouver ce qu'il avait cherché, et probablement plus encore.

Ce serait peut-être une chose qu'il viendrait à regretter avec le recul, que de l'avoir poussée à bout. Bon certes pour l'instant il ne donnait pas l'impression d'avoir envie de se plaindre, mais rien ne lui garantissait que cela ne change pas à l'avenir. Enfin qu'importe, il n'aurait alors qu'à s'en prendre à son initiative douteuse et à sa grande gueule, et Irina ne manquerait pas de le lui rappeler si nécessaire. En revenant aux fourmis qui semblaient courir continuellement sous sa peau, Irina se dressait fièrement sur lui, une lueur sauvage dans le regard. Sa crinière rouge lui donnait des airs de lionne des sables, dont les nombreux grains seraient la fourrure dorée et resplendissante sous les astres à leur zénith. Alors elle fondit sur lui comme un oiseau de proie, l'embrassant encore et encore, foulant ses lèvres des siennes et calant son rythme sur celui qu'il lui imposait. Le laissant la guider, elle s'appuyait souvent sur ses épaules même si parfois elle était obligée d'inspirer longuement pour gérer les vrilles de plaisir qui montaient dans tout son corps.
De petits bruits plus ou moins étouffés s’échappaient parfois de ses lippes pleines, en une mélodie brève à peine audible. À un moment elle se pencha en avant, prenant la joue masculine en coupe comme pour mieux se perdre dans son regard onyx. Tendrement ses doigts effleurèrent sa barbe naissante, tandis qu'elle continuait de bouger langoureusement, jouant instinctivement des hanches. La douleur cédait doucement sa place à quelque chose de plus chaud et grisant encore, un sentiment de plénitude physique et morale qui dépassait l'entendement. Rien que pour cela et bien que Léo puisse être une saleté de connard arrogant, elle se devait de le remercier. Bon, elle ne le lui dirait sûrement pas, parce qu'il y a quand même des limites à ce qu'on peut faire sous le coup de l'euphorie. Elle murmura néanmoins un « Léo... » à plusieurs reprises dans un souffle timide, se demandant à posteriori depuis quand elle avait décidé de le traiter par un diminutif dont elle ignorait jusqu'à l'existence. Décidément, elle ne tournait pas très rond.

Roulant en suivant le mouvement qu'il lui imposa, elle se retrouva sur le côté et la moitié de son dos dans le sable, ce qui ne lui fit pas ébaucher la moindre plainte pour autant. Tous ces détails étaient bien futiles à côté de la sensation épanouissante de ne faire qu'un avec son amant. D'ailleurs suite à la liberté de mouvement qu'il avait partiellement retrouvée il se glissa plus loin, ce qui lui fit pousser un léger grognement inintelligible. La suite lui apparût comme un tableau incendiaire dont on ajouterait précipitamment les dernières touches, celles-là même qui couronnent les plus grands chefs d’œuvre. En sentant le corps de Léogan se tendre contre le sien elle perdit soudainement le contrôle, qu'elle n'avait pas eu conscience de détenir jusque là. L'expiration libératrice qu'il exhala contre sa joue eut raison de toutes les barrières, et finalement elle fut parcourue d'une décharge de pure luxure qui la traversa de part en part. Un petit gémissement filtra alors tandis qu'elle se serrait un peu plus fort contre lui, dans l'espoir d'endiguer les vagues de plaisir qui l'assaillaient de toutes parts. Ses membres tremblaient encore lorsqu'il posa son front contre le sien, ce qui la rassura un peu.
Intérieurement elle s'était déjà préparée au pire, soit à l'idée qu'il puisse se détourner dès ce moment d'intimité terminé, ce qui heureusement n'était pas le cas. D'un autre côté, cela ne l'aidait pas pour autant à savoir ce qu'il fallait faire ou dire dans ce genre de moments. Donc comme à son habitude dans le doute elle s'abstint de faire quoi que ce soit et se limita à retrouver une respiration à peu près normale, son visage posé contre son torse dur. Les battements accélérés de son cœur la réconfortèrent dans ce silence, ses mains entourant naturellement sa taille. Elle se força pourtant de ne pas se montrer trop oppressante, s'empêchant de jouer les adolescentes névrosées. Son impulsion était de le serrer si fort qu'il craindrait de se casser plusieurs os, et pourtant elle n'en fit rien. Seule une certaine mélancolie par anticipation habitait son regard maintenant presque éteint, mais heureusement il n'y voyait rien. Irina frémit sous sa caresse, se demandant qui parlerait en premier. Il fit alors écho à sa pensée, vocalisant un des doutes qui la rendaient si songeuse. Déglutissant à ses mots, Irina ferma les yeux pour ne rien laisser voir. Pourquoi fallait-il qu'il attaque si brutalement le sujet qui fâche ? Ne lui avait-on jamais appris à faire preuve d'un minimum de tact ? Attaquée verbalement et physiquement, Irina avait peiné à lui répondre.

« Est-ce une teinte de regret dans votre voix ? »

Son ton était plutôt sceptique voir incrédule. Elle allait enfoncer le clou concernant ce qu'elle avait cru saisir dans sa phrase, dans l'espoir inavouable de détourner son attention du nœud de sa pertinente remarque, lorsqu'il lui vola son souffle par un toucher audacieux et provocant, aussi bref qu'intense. Renonçant à trouver les mots -trop occupée à retrouver sa respiration- Irina effleura ses flancs avant de rester allongée sur le dos, les yeux perdus dans le lointain ciel, si haut et écrasant. Qu'attendait-il comme réponse à ce qui était une question implicite ? Qu'elle lui confirme qu'effectivement ce genre d... d'épisodes ne se reproduirait sans doute pas, quand la magie du désert aurait cessé de faire effet ? Elle ne le voyait clairement pas s'attendre à ce qu'elle lui proposer de continuer à cultiver cette étrange romance au détour des couloirs du temple, ou par des rendez-vous secrets dans les ruelles de Hellas. Oui dans les faits elle aurait éventuellement été capable d'une telle folie, mais il avait laissé bien clair que ce genre de projets ne l'intéressait pas le moins du monde. Alors pourquoi avait-il une telle nécessité d'en reparler ?

Son regard pesait sur elle, ça et là, dansant hésitant et à peine discret. Ses doigts jouaient avec ses cheveux, lui assurant indirectement que ce qui s'était passé était bien réel. La posture de la jeune femme était dépourvue de tension, sa peau prenant peu à peu des teintes que le soleil lui donnait, sa jambe droite à moitié repliée soulageant l'inconfort sous son dos. Une de ses mains nonchalamment posée sur son ventre, elle avait pressenti qu'il semblait tourner et hésiter comme s'il avait quelque chose à dire. Le laissant simplement s'occuper avec ses cheveux sans s'en soucier le moins du monde, elle voyait son expression presque enfantine du coin de l’œil. Elle le laissa alors poursuivre pour en venir enfin aux faits, avec la même réserve qu'un adulte qui voit un enfant jouer avec un poignard acéré.
Haussant simplement un sourcil inquisiteur, elle eut tout le loisir d'apprécier l'approche maladroite dont il fit preuve. Oui c'était une façon de voir les choses que de supposer qu'elle finirait par 'craquer' sous le poids des responsabilités, ceci dit c'était plutôt prétentieux que de partir du principe que c'était inéluctable. Prétentieux et hélas cohérent, au fond. C'était vrai ça, combien de temps elle pourrait encore supporter de tout porter sur les épaules, alors que tous ceux qui avaient les mêmes intérêts se contentaient de la suivre aveuglément, attendant le dénouement pour lui reprocher le moindre échec ? Combien parmi ceux qui défendaient sa cause y croyaient vraiment, et surtout combien d'entre eux la suivaient pour ce qu'elle pourrait faire pour eux plutôt que pour elle en tant que personne ? L'hypocrisie était partout et ses alliés n'étaient malheureusement pas une exception. Néanmoins la suite du discours masculin la fit tiquer, pour enfin se redresser sur un coude, comme propulsée par un ressort.


« Partir ? Mais vous avez dit... » Elle secoua la tête comme si elle avait du mal à comprendre la logique d'une énigme particulièrement tordue. Il lui avait pourtant dit plus tôt qu'il ne voulait pas imaginer une quelconque suite à ce qui devrait être considéré comme un épisode isolé, et voilà que maintenant il lui proposait de remettre le couvert à une occasion ultérieure, en dépit des différences qui les séparait en temps normal ? C'était à ne rien y comprendre, et son expression confuse devait trahir son choc. « Aujourd'hui et juste maintenant, parce que c'est dégueulasse, mais c'est tout ce que je peux vous donner. N'est-ce pas ce que vous avez dit ? » Elle lui répéta mot pour mot sa propre phrase, imitant même son intonation dans une parodie cynique mais on ne peut plus sérieuse. En fait elle avait déjà du mal à considérer sérieusement ce qu'il était en train de suggérer, car ses propres contradictions ne contribuaient pas vraiment à sa crédibilité. La rouquine se tourna alors vers lui, l'expression grave et le regard perçant, le dévisageant longuement comme pour le confronter à ces questions qui se bousculaient dans sa tête. « Alors pourquoi ? »

Un 'pourquoi' qui contenait bien d'autres subtilités implicites. Pourquoi ce revirement de situation. Pourquoi avoir accepté et l'avoir même poussée à se servir de lui, juste après lui avoir craché tout son venin à la figure ? Qu'est-ce qui avait bien pu se passer entre ces deux extrêmes pour qu'il change d'avis aussi radicalement et aussi brusquement ? La frénésie lui avait-elle retourné la cervelle à ce point ? À moins que ce ne soit la chaleur ? S'humidifiant les lèvres, Irina le regardait en attendant qu'il lui donne une réponse. D'un autre côté elle le soupçonnait de chercher un moyen de se dérober, ce qu'elle espérait sincèrement qu'il ne ferait pas. Après tout c'était lui qui avait attaqué le sujet qui fâche avec autant d'insouciance. Bien entendu d'une certaine façon elle avait envie de lui dire qu'elle avait également envie de pouvoir à nouveau s'échapper, de faire perdurer cette escapade à sa réalité, qui, si elle venait à se régulariser par un moyen ou un autre, lui permettrait de prendre de profondes goulées d'air frais entre deux batailles ; auxquelles elle ne lui demanderait de toute façon jamais de participer. Bien sûr rêver d'autres lendemains, de possibilités différentes, de scénarios alternatifs était drôlement attrayant, mais est-ce que ce ne serait pas simplement une façon très tordue de se leurrer et se mentir ?
Elle aurait vraiment bien aimé savoir ce qui avait pu changer dans sa tête et dans son cœur pour qu'il passe de cynique convaincu à un bohème rêveur en un clin d’œil. Pondérant la suite de ses propos, de plus en plus décousus, la prêtresse avait l'impression qu'il se jouait d'elle tout en étant intimement convaincue qu'il n'en était rien. C'était quoi cette histoire de pari aux allures de promesse déguisée ? Non, là elle ne comprenait plus rien, il l'avait perdue pour de bon. Il ne s'y serait sûrement pas aussi bien pris s'il avait tenté de la semer volontairement. Saisissant soudainement la main qu'il lui tendait, elle ne la serra pas pour sceller l'accord mais l'attira à elle par ce biais. Regardant dans le fond de ses yeux, elle tenait son visage à quelques maigres centimètres du sien, exigeante et implacable. Il ne lui était même pas venu à l'esprit d'associer cette discussion à leurs querelles politiques, car cela faisait bien longtemps qu'il n'en était plus question dans cette expédition au bout du monde. Seulement les propos du sindarin n'en étaient pas moins singuliers et intrigants. Baissant les yeux un instant, elle vit sa main se rapprocher de son épaule avec une lenteur presque surnaturelle. Son corps répondait toujours à son contact, mais cette fois elle arrivait à penser plus clairement, aussi parce qu'elle sentait que ce qui se disait avait plus d'importance qu'on ne pourrait le croire.

Il ne cherchait pas à la piéger, disait-il. Oui, peut-être était-ce vrai, mais il était sans doute un peu tard pour s'en soucier. Leur relation se tissait encore et encore, hors de contrôle, les prenant tous les deux dans sa toile arachnéenne avant même qu'ils aient le temps de comprendre ce qui se passait. Plus ils se débattaient et plus ils se rendaient prisonniers, hôtes de cet épilogue à l'ironie sur-dosée. Ils s'étaient fait rattraper par leurs propres déboires, voilà tout... Et bien assez tôt ils en paieraient le prix. Restait encore à savoir quel serait le tribut de leur aventure, et s'ils étaient tous les deux prêts à le céder. Et puis merde. Pourquoi cet homme persistait à l'appeler par son vrai nom, comme pour s'adresser à la femme plutôt qu'à la figure publique ? Rien que pour cela elle le détestait, malgré le petit frisson que cela lui suscitait à chaque fois. Il était dangereux, elle en avait conscience plus que jamais.

« Je ne sais pas si je dois vous faire confiance. Après tout vous l'avez dit vous-même, vous êtes un enculé. Quelqu'un qui me méprise et m'admire à la fois pour être capable de m'en tenir à mes choix envers et contre tout. D'un autre côté, vous êtes capable de traiter une femme comme si elle était la seule à mériter l'ardeur de vos regards de convoitise, la seule sur terre à être digne de votre attention. J'ignore si tout cela était calculé, même si je ne pense pas que ce soit le cas. Vous n'êtes pas suffisamment bon acteur pour faire illusion aussi longtemps. C'est masques à part que nous nous sommes touchés, et que nous continuons de le faire, ça au moins j'en suis sûre, même si je ne devrais pas. Ce dont je suis certaine par dessus tout c'est que quelque chose a changé depuis vos accusations de tout à l'heure et maintenant. »

Tenant toujours le poignet masculin pour l'obliger à lui faire face, Irina avait posé sa paume possessive contre son torse, se demandant si elle était en train de faire le bon choix. Même s'il proposait de se retrouver de temps à autres, seraient-ils vraiment capables de tenir parole, tous les deux ? Si ça se trouve les circonstances seraient suffisantes à contrarier leurs desseins pourtant si simples. Quoi qu'il en soit, elle savait ce qu'elle voulait, comme à peu près toujours. Et elle savait ce qu'elle ne voulait pas. Non, cette vie qu'elle menait n'en était pas une. Irina lui laissa tout le temps de répondre, s'assurant qu'il le fasse avant de finalement prononcer des mots qu'il percevrait sûrement comme une protestation, alors que s'en étaient pas. Alors même qu'il attendait enfin sa réaction, elle lui répondit d'une voix blanche et décidée qui semblait avoir ignoré chacun de ses mots. Ou comment se jeter la tête la première dans une situation toujours plus improbable.

« Je relève le défi... Léo. »
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeLun 28 Juil - 4:18


Elle murmurait son nom sans cesse, en avalant sa dernière syllabe comme une gorgée de thé enivrante, sa voix, toute en velours, le portait haut, très haut, la seule consonne donnait une légère impulsion et les autres voyelles s'envolaient en quelques soupirs. Jamais ce surnom, qu'on lui donnait souvent affectueusement, sans vraie raison, ne lui avait semblé plus léger, plus ouvert, plus beau que son prénom entier, qui se finissait lourdement, avec une deuxième syllabe qui comme un poids le faisait retomber sur terre. Le surnom lui avait toujours paru anodin, un peu banal aussi, sans importance. Et là, ce « Léo », dans la voix grave et sensible d'Erynn, soudain, devenait bleu et aérien, c'était comme si elle avait eu le pouvoir de le libérer en une simple invocation.
Sa voix profonde et ce surnom feutré enveloppaient Léogan dans un cocon inviolable qu'Irina fermait parfaitement entre ses bras. Toute leur précipitation, leur malice et leur fougue s'étaient fondus dans une tendresse nébuleuse de vieux amants. Ils flottaient quelque part hors du monde, il n'y avait qu'eux, leurs baisers interminables, chauds et humides, la couleur des cheveux de la jeune femme qui s'imprimait sur les rétines enflammées de Léogan et tapissait tout son esprit d'un rouge vaporeux. L'oxygène et la lumière lui paraissaient des choses bien dérisoires, quand il ne croyait plus vivre que des caresses infinies qu'Erynn lui dispensait sans cesse.
Quand la bulle éclata soudain et qu'ils furent à nouveau rejetés nus et frémissants au monde, tout sembla plus vif et plus douloureux à Léogan – le vent, le sable, la lumière du ciel et du soleil, la chaleur. Et il y avait Irina tout près de lui, ses jambes qui se mêlaient mollement aux siennes, son corps qui était si doux contre le sien, son visage froid plaqué sur son torse, et ses cheveux, que le sable rendait un peu rêches, qui lui couvraient le dos et la poitrine et volaient dans le visage de Léogan. La chaleur moite de leur étreinte fatiguée le laissait dans un état de léthargie heureuse et morose, qu'il voulut avorter en renouant avec des effusions qui appartenaient déjà au passé.

Des regrets ? Est-ce qu'il avait des regrets ? Il avait eu l'impression d'être touché par un doigt glacial, au cœur, et que le froid se répandait peu à peu pour le paralyser. Il était mortifié. Mais était-ce du regret ?

« Non, non, pas de regret, murmura-t-il, d'une voix éteinte. De la tristesse. Ça va passer. »

Son visage était si proche du sien, il ne voyait qu'elle. Il lui sourit paisiblement, et puis il tenta d'être enjoué, mais Irina n'avait pas l'air de vouloir partager cette nouvelle euphorie, qu'elle écoutait en haussant des sourcils, passablement déroutée. Et puis, tout à coup, elle se redressa, et planta un regard plein de trouble, d'alarme et d'incompréhension dans celui de Léogan, dont le sourire un peu gêné s'évanouissait un peu plus à chaque seconde.
La voix de la jeune femme sonna comme un éclat de détresse, plus aigu, plus cassé que d'usage, et sa phrase se perdit dans la confusion de ses pensées. Léogan, surpris par l'objet de son choc et touché par cette expression de profond désarroi qu'il voyait pour la première fois se peindre sur le visage d'Irina, avança la main qu'il avait posé sur son épaule sur sa clavicule, qu'il caressa doucement, avant de suivre la courbe de sa poitrine et de poser sa main sur le thorax de la jeune femme, qu'il habilla d'arabesques.

Et soudain, la question qui évacua toute tranquillité de son esprit versatile, un « pourquoi ? » simple, brut et intact, le saisit aux tripes et lui rappela tous les tenants et les aboutissants de ce qu'il venait d'accomplir.
L'euphorie de leur union avait eu raison de toute peur pour Léogan, qui n'aurait fait qu'entraver leurs désirs et diluer leur sentiment d'urgence. Maintenant qu'elle le tirait brutalement sur terre, avec son air interrogateur et naïf, l'angoisse le happait et l'engloutissait à une vitesse démentielle. Un rictus oppressé tordit ses lèvres et il l'écouta poursuivre si sérieusement, le cœur battant et la cervelle accablé de désagréments et de problèmes à prévoir, de ses propres contradictions, des questions qu'il n'avait pas voulu se poser en ravissant Erynn au monde entier.
Elle l'avait tiré vers elle brusquement, il avait senti à nouveau un grand feu lui traverser le poitrail, et puis au lieu de lui serrer seulement la main, elle lui tenait fermement le poignet. Il ne pouvait pas échapper à son regard pénétrant, qui devait voir rayonner au fond de sa poitrine de grandes lumières terrifiées qui grandissaient et s'intensifiaient à mesure qu'elle parlait.
Finalement, elle se tut et l'observa avec un intérêt consterné qui noua étroitement les tripes de Léogan. Elle voulait l'entendre s'expliquer.

Ce n'était pas quelque chose qu'il faisait couramment. En fait, il ne le faisait jamais. C'était bien trop compliqué et ça ne présentait aucun intérêt. Si ce n'avait pas été Erynn à cet instant précis, qui le dardait de ses yeux lumineux et exigeait de lui des réponses, il se serait certainement débiné sans le moindre scrupule. Mais il lui en avait trop dit, il avait été trop loin avec elle, il avait accumulé trop de contradictions ce jour-là pour se le permettre – et c'était absolument terrifiant.
Il resta un moment silencieux, la gorge nouée, paniqué à l'idée de devoir aligner en paroles le tumulte chaotique qui le remuait depuis ce matin-là et qu'il comprenait si mal lui-même.

« Enfin, je... Vous. Vous vous rendez pas compte que ? balbutia-t-il, sans même prendre d'inspiration. Je veux dire, vous voyez pas que vous me faites carrément perdre le nord ? Parce que, commença-t-il avec une amertume qui commençait doucement à prendre le pas sur son vertige, oui, bien sûr que c'est tout ce que je peux vous donner – et c'est dégueulasse, parce que je veux vous donner tellement, tellement plus, vous comprenez ? Et comme si moi, haha, comme si moi, je ne voulais pas que vous vouliez... Venir avec moi, souffla-t-il, en tentant de se dérober à son regard, toujours enchaîné à elle par le poignet. Aujourd'hui, et puis tous les autres jours. Bordel... jeta-t-il, en ricanant avec embarras. « Pourquoi ? » Simplement... Simplement parce que ce n'est pas juste que j'ai senti que vous aviez besoin de quelque chose, de moi, peut-être, mais parce que moi... Moi j'ai besoin de vous. Je ne sais pas quand je m'en suis rendu compte exactement – quand vous m'avez répondu tout à l'heure, quand vous avez hurlé et que vous m'avez attrapé par le col, quand vous avez voulu vous battre avec moi, peut-être... Peut-être que c'est devenu clair. Je serais incapable de dire... Je ne sais pas depuis combien de temps, ou si jamais, j'ai eu de contact aussi étroit avec un être humain. Et on ne peut pas vivre seul, vous vous rappelez ? »

Son pouls battait furieusement, et une certaine rougeur gagnait son visage, mais il tentait de donner plus d'assurance à sa voix, quoi que son propos devenait plus décousu à chaque phrase, à chaque mot qu'il prononçait, et plus de dureté à son regard noir – efforts louables, mais que l'angoisse rendait malheureusement très précaires.

« Je sais ce que je veux. Et je sais exactement ce que je peux faire par ailleurs, c'est ça le problème. Parce que, soyons réalistes, il y a tellement de choses que je ne peux pas faire en temps normal, et ça, nous deux, ça je ne peux pas le faire non plus, je n'en ai pas le droit, et c'est si terrible que j'en crèverai, assena-t-il avec sécheresse. J'en crèverai, c'est vrai, alors d'un autre côté je ne peux pas envisager une seconde de ne pas pouvoir... dit-il précipitamment, avant de prendre une grande inspiration, les yeux plongés avec une éloquence paniquée dans le regard impérieux et limpide d'Irina. Avoir, avoir une seule chance avec vous. Si on ne fait rien, demain quand on se quittera, je crois qu'on mourra d'une certaine façon. Moi, en tout cas, je ne vivrai plus.
Rah, et puis merde...
s'exclama-t-il, en détournant soudain la tête. Je suis complètement stupide, marmonna-t-il d'une voix blanche, les yeux écarquillés d'agacement. Je vous avais dit que je tiendrais le coup. Écoutez, ce n'est pas parce que je vous dis tout ça que vous devriez vous sentir obligée de... De quoi que ce soit à mon égard. Je fais vraiment n'importe quoi, je suis responsable. Le principe, c'était simplement que vous preniez ce que vous vouliez prendre. »

Il se passa une main moite sur le visage et prit une profonde inspiration. Oh, il faisait vraiment de son mieux. C'était vraiment enrageant de constater que le meilleur qu'il pouvait faire, ce n'était que cette fichue potée de mots probablement incompréhensible.
Sa main se plongea dans ses cheveux noirs qu'il tira nerveusement entre ses doigts, avant de lâcher avec une sévérité étrange, qu'un éraillement teinta d’écœurement :

« Oh, et, nom de dieu, ne me faites pas confiance, je vous en prie. N'essayez même pas. Comment je pourrais vous promettre quoi que ce soit ? Regardez-moi. C'est inimaginable, je n'ai aucun pouvoir sur les mots que je prononce, ni sur la réalité, ni sur les circonstances, ni sur les autres, qui nous mettront tout un tas de bâtons dans les roues dès demain. Je ne veux pas vous abandonner, je ne veux pas que vous me laissiez seul, et je veux bien me battre pour nous, même contre moi-même, mais comment je pourrais vous assurer que je gagnerais ?
Je ne veux rien vous promettre, il vaut mieux que nous n'ayons aucune obligation. Tout contrat qu'on signerait n'aurait aucun sens. Les promesses ne veulent rien dire du tout. J'ai déjà fait l'erreur de promettre par le passé, ça n'a fait que me coincer, ça n'a fait que me détruire et faire vivre l'autre dans la cécité la plus absolue. Il faut seulement que vous sachiez que je... »


Il s'interrompit un instant et écarquilla à nouveau les yeux, surpris lui-même par les aveux qui allaient lui échapper. Elle l'interrogeait toujours du regard, elle attendait qu'il achevât ses tirades interminables et tordues avec une patience absolue.
Il dégagea doucement son poignet de l'emprise de sa main, d'une petite torsion habile, et emmêla ses doigts dans les siens, tout en tentant de calmer son rythme respiratoire et ses pensées qui explosaient en nuées folles à travers tout son crâne.

« Je ne vous méprise pas, et je ne vous admire pas non plus, dit-il, avec davantage de calme et de douceur. Seulement ce que vous avez décidé de faire de votre vie, ça me fout une angoisse... Ce n'est pas que je n'y vois aucune valeur, au contraire, et ce sont vos décisions propres, comme vous l'avez dit – théoriquement j'avais aucune raison de venir vous les reprocher. Je ne serais pas venu vous chercher des noises si ça ne m'avait pas fait mal, de vous voir si... exsangue... C'est loin de me laisser indifférent, pas parce que je vous admire, pas parce que je vous méprise, mais parce que je... murmura-t-il, en effleurant une de ses joues d'une main frémissante. Je... »

Il avait la sale impression que certains mots restaient bloqués dans le nœud de sa gorge, ou que ça lui arracherait la bouche de les prononcer, que quelque soit le nombre de fois où il tenterait de les dire, il ne réussirait pas à les apprivoiser.
Il déglutit, son regard s'égara un peu nerveusement, ses yeux se froncèrent et il cacha un soupir en collant son menton sur l'épaule d'Irina et son visage contre le sien. Il serra ses bras autour d'elle, ses mains caressèrent avec fébrilité sa peau moite et rugueuse de sable, et respira profondément l'odeur de ses cheveux, les yeux fermés.

« Comment, comment je pourrais vous laisser vivre comme ça, Erynn ? » murmura-t-il, d'un ton doux et étouffé.

Il rouvrit péniblement les yeux et leva la tête vers le ciel, plein d'exaspération contre lui-même. Il se rappelait l'air implacable qui s'était plaqué sur le visage d'Erynn, ses sourcils froncés d'incompréhension triste et la façon douloureuse qu'elle avait eue de le fixer en lui demandant pourquoi, et lui, comme toujours, ne pouvait pas s'empêcher de se dérober. Et pourtant, maintenant, il l'enlaçait si fort qu'il pouvait sentir chacun des battements doubles de son cœur contre sa peau, si fort qu'il lui faisait sans doute mal, si fort que ses bras auraient pu lui refaire une nouvelle cage thoracique.
C'était terrifiant. Chacun des mots qu'il alignait semblait devoir décider de ce qu'il allait advenir pour eux, et pourtant son élocution était si faible, si faible – comment penser un seul instant qu'il saurait en tirer quelque chose de bon ? Il marchait sur le fil du rasoir.
Et qu'est-ce qu'elle pouvait bien penser de tout ça, elle ? Léogan desserra doucement son étreinte et recula son visage de quelques centimètres, pour observer confusément celui d'Irina, qui frémissait encore et semblait toujours attendre une réponse – qu'elle connaissait et espérait peut-être au fond d'elle, ou qu'elle ignorait éventuellement, dans les affres de son esprit solitaire et si étrangement innocent. Du sable crépitait entre ses cils, ses yeux verts, brillants et brûlants, l'interrogeaient sans cesse. Pourquoi ? Pourquoi, Léo, dis-moi pourquoi ? Dis-le moi.
Qu'est-ce qu'elle pensait de tout ça ? Elle devait bien se rendre compte que ce n'était pas anodin, comme situation, mais était-ce suffisant pour accepter des bombes pareilles aussi naturellement ? Irina n'était pas le genre de personne à qui on devait souvent témoigner de l'affection ou de la sympathie gratuite. Elle vivait seule, elle avait sa mission et elle l'accomplissait, épaulée par des alliés éloignés de toute autre considération. Elle n'avait que ça, pas d'autre rôle ni d'autre utilité. Elle n'avait sans doute pas idée de ce qu'il pouvait ressentir pour elle – elle ne savait certainement pas ce que c'était. D'ailleurs, tout était allé si vite et elle avait allumé en lui de tels feux en si peu de temps qu'il n'était pas tout à fait certain de ne pas dire de grosses bêtises, de ne pas s'illusionner, de ne pas s'être égaré dans les fumées étourdissantes de leurs désirs. Il avait peur de dire une chose énorme qu'il regretterait le lendemain, quand son esprit serait redevenu froid, et qu'il devrait renier, il avait peur de lui donner de faux espoirs et de la briser maladroitement, par excès, par précipitation.

Il lui prit doucement le visage entre les mains et l'observa sans détour, en réfléchissant à toute vapeur, plein de trouble et de confusion. Et pourtant, pourtant, elle avait l'air si vulnérable, avec son pourquoi dans les yeux, sa peau blanche et moite qui frissonnait, et ses cheveux décoiffés qui lui balayaient le front au gré du vent, si désespérée et si exigeante qu'il ne pouvait pas lui interdire de réponse.

« Alors au juste... commença-t-il, d'une voix cassée. Je me fous bien de ce que j'ai le droit de faire ou non, et j'aimerais penser que vous n'avez pas juste saisi l'occasion avec moi aujourd'hui parce qu'elle se présentait, comme ça, par chance. Enfin... Et... Et j'aimerais que ça nous change radicalement, tous les deux, pas juste aujourd'hui, parce que juste aujourd'hui, c'est insupportable – et je voudrais que vous le...vouliez aussi, parce que je... »

Il lâcha un soupir brûlant sur la joue d'Erynn et se tut quelques longs instants, sans savoir s'il allait achever sa phrase ou non. Il frissonna un peu mais ne parvint pas à reprendre de nouveau la parole. Il avait l'impression de s'être lui même scié la gorge et fixait la jeune femme en attendant qu'elle dise enfin quelque chose – n'importe quoi.
Et puis ce fut simple. Simple, si simple, si spontané, si naturel. Il aurait pu être plus mauvais encore, elle aurait accepté tout de même, parce qu'au fond, maintenant, les liens étaient noués, et toutes les explications du monde auraient convenu. Léogan, décontenancé, ouvrit de grands yeux et la regarda sans mot dire pendant quelques instants. Toutes sortes de poids s'envolaient de sa poitrine, et l'obscurité qui pesait sur son visage s'évanouissait peu à peu.
Il fronça les sourcils et eut un rictus vertigineux, sa tête lui tourna, et il éclata d'un petit rire nerveux, qui lui secoua les épaules et résonna puissamment dans sa poitrine. Il lui fallut quelques moments pour retrouver son calme, et il sourit plus paisiblement, les sourcils levés malicieusement. Il avança à nouveau sur elle et approcha son visage à quelques centimètres du sien, en posant une main plus sûre sur sa nuque.

« Ça marche. » murmura-t-il, simplement, d'un ton aussi tombeur que conquis.

Et il joignit tout à coup ses lèvres à celles d'Erynn, qu'il embrassa avec plus de violence que toutes les fois précédentes, pour avouer peut-être sans un mot le sentiment irréaliste qu'il peinait à concevoir lui-même et qu'il craignait tant de lui dire.
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Anonymous Invité
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeMar 5 Aoû - 19:39


De sang et de sable

Léogan . Irina
Erynn avait mal partout. Gisant confuse les yeux perdus au loin, elle ne savait que dire ou que penser suite à ce qui venait de se passer. Tout son corps courbaturé lui criait avec insistance qu'il n'était pas de fer et que toute cette agitation, alliée au soleil et à la chaleur, cela faisait beaucoup à encaisser d'un coup. Néanmoins cette lassitude et ce flegme n'étaient pas étrangers à l'état décousu de son esprit, ballotté au gré de ce vent de changement inconstant. Presque autant que les décisions de Léogan. Presque. En vérité l'accalmie soudaine après la tempête charnelle qu'ils avaient déclenchée ne faisait que contraster davantage avec son chaos intérieur, surtout après qu'il ait répondu à sa question. Pas de regrets, mais de la tristesse avait-il dit. Dans son esprit inexpérimenté et sans doute un peu étriqué, Irina s'interrogea. Pour quelle raison devrait-il être triste ? Certes il pouvait y avoir bien des conséquences ou des retombées fâcheuses si l'existence de cette aventure venait à se savoir, cependant en être accablé à l'avance, cela lui semblait prématuré et un peu bête. Et puis pourquoi faudrait-il que ça se sache ? Il n'était dans l'intérêt d'aucun d'eux que ce soit le cas, alors il suffirait d'agir préventivement pour que le problème ne se pose pas. Cimenter son innocence avait toujours été une bonne façon se protéger de sa culpabilité, et ce depuis qu'elle était gamine. Pourquoi changerait-elle de méthode maintenant ?

L'incompréhension noyait sa poitrine oppressée, montant encore et encore comme mue par une marée intraitable. Finalement les mots montèrent jusqu'à sa bouche, se déversant avant même qu'elle n'ait l'occasion de pondérer à quel point c'était une bonne idée de foncer ainsi, tête baissée. Mais voilà, maintenant c'était trop tard et la furie désorganisée de questions si drastiquement résumées en un seul 'Pourquoi ?' entier et indivisible était sorties. Suite à cette libération, Erynn ne put manquer l'hésitation pensive de son compagnon, qui semblait peser ses mots avant de répliquer. Néanmoins la caresse aérienne qu'il lui offrait était aussi rassurante qu'elle était troublante. Il faisait bon de le voir faire face malgré tout, d'autant plus qu'elle était prête à parier qu'il aurait tout donné pour pouvoir esquiver la gêne de se livrer. Confortée par ce toucher affectueux malgré son exigence presque agressive, la jeune femme le regardait avec attention, attendant la suite de sa conclusion. Elle avait eu envie d'ignorer le côté fantaisiste de leur union improbable, de se concentrer sur la magie de leur découverte mutuelle et les étoiles éparses dans son regard de jais, seulement elle en était incapable. Erynn avait voulu se faire violence et continuer ce petit jeu insouciant dans lequel il l'avait embarquée...
Seulement il l'avait maladroitement rompu le rêve où ils étaient plongés en changeant brusquement d'avis sur son engagement futur, ce qui bousculait toutes les maigres certitudes de la rouquine. Ses yeux de jade brillaient d'éclats sûrement aussi effrayés que ceux de Léogan, toujours en proie à une formulation entrecoupée d'inspirations nerveuses. Voyant qu'il acceptait de jouer franc jeu, Irina relâcha la pression sur son poignet, qui se mua en un léger effleurement. Elle ne voulait pas qu'il s'affranchisse d'une paire de chaînes uniquement pour en endosser une autre. Elle ne voulait plus jamais revoir chez lui ce regard triste d'animal traqué n'ayant nulle part où aller. Essayant tant bien que mal de passer outre sa nudité tentatrice, au premier abord Erynn eut du mal à trouver du sens dans ce qu'il disait. Il faut dire que ce n'était pas particulièrement clair, même si d'une façon ou d'une autre, elle pensait comprendre ce qu'il voulait exprimer. Baissant les yeux un instant sur la main masculine qui n'avait pas encore quitté son épaule, elle déglutit et acquiesça à sa dernière question. Oui, personne ne pourrait éternellement vivre seul, elle l'avait réalisé après avoir été exposée à cette proximité presque fusionnelle en sa compagnie.

Un sentiment mystérieusement chaleureux embrasait son cerveau déjà en surchauffe, un sentiment animé par chacun des mots maladroits qui étaient prononcés. Une satisfaction étrange et diffuse affluait à travers ses membres électrifiés, à tel point qu'elle sentait ses mains en trembler. En un sens elle était presque honteuse de réagir ainsi, mais il était trop difficile de ne pas être émue par la sensibilité qu'elle percevait chez le sindarin, d'autant plus qu'elle ne lui connaissait pas ce genre d'attitudes. Exhalant une inspiration qu'elle avait involontairement retenue, Erynn était soulagée de l'entendre s'expliquer, ce qui lui permettait finalement de partager avec lui ce qu'ils étaient en train de vivre. De plus malgré ses cafouillages il exposait les choses de manière bien plus logique qu'elle n'en serait jamais capable, il fallait au moins le reconnaître.
Néanmoins il y avait toujours cette touche de regret impuissant dans sa voix, une prévision défaitiste qui laissait présager que tout cela le touchait bien plus qu'il ne pourrait le dire. Une onde de nostalgie afflua jusqu'à son cœur et la fit soupirer. Elle comprenait bien ce sentiment, sans doute parce que pour une raison qui lui échappait, elle ressentait la même chose. Ce moment était trop unique pour qu'elle puisse simplement l'écarter d'un revers de main comme s'il n'avait jamais existé, ou comme s'il n'avait aucune importance. Cela aurait pourtant été tellement plus simple... Nouveau soupir, plus profond cette fois. Son palpitant battait si fort qu'il lui semblait résonner dans sa tête, et il était sans cesse sur le point de manquer un battement, chaque fois que Léogan décrivait tout haut un peu plus de ce qu'elle éprouvait tout bas. Son index se posa sur les lèvres chaudes et rugueuses de Léo afin de le faire taire.


« Si vous êtes stupide, alors je ne vaux sans doute pas mieux. Je n'ai pas non plus envie de me priver de... de tout cela. Alors pour une fois je vais suivre votre conseil, et je vais prendre ce que je veux... vous. Je ne veux pas que demain au réveil nous ne soyons plus que de vulgaires étrangers rassemblés par les circonstances. Je ne veux pas que ce qui s'est passé soit recalé au rang d'erreur ou de simple folie du moment. J'en veux davantage, et au diable le reste. »

Ses yeux étaient rivés sur ceux du soldat, qu'elle ne quittait pas un instant. Elle brûlait de lui dire plein d'autres choses, des choses confuses et emmêlées où elle était incapable de mettre de l'ordre pour l'instant. Alors pour ne pas rendre la situation plus complexe qu'elle ne l'était déjà, elle effleura sa joue du bout des doigts, la gorge nouée et la nervosité à fleur de peau. Seule Kesha savait ce qu'il lui coûtait de parler ainsi de son ressenti et de toutes cette nuée de vibrances intérieures. Seulement ce n'était que justice de se mettre sur pied d'égalité, de faire l'effort de faire un pas en direction de Léogan comme il venait de le faire. Sans planifier ou réfléchir, Erynn se sentait pousser l'envie de rétribuer, de lui offrir autant qu'il lui donnait. Oh bien sûr cette pulsion à mille lieues de ses manigances habituelles lui donnait la chair de poule. Elle se reconnaissait à peine en cette femme spontanée et fougueuse, aussi peu expérimentée que convaincue de faire ce qu'il fallait.
D'un autre côté il semblait vouloir endosser toutes la responsabilité de ce qui s'était passé, ce qui en un sens était presque vexant. Pourquoi agissait-il comme s'ils avaient commis un crime terrible qui leur vaudrait une condamnation sans sommations ? Non, elle refusait de l'accepter. Les gens pourraient bien la juger, la haïr ou l'envier, cela ne lui susciterait pas le moindre remords pour autant. Chaque regard de plus finissait de la convaincre de ce qu'au fond elle savait déjà. Un lien fort s'était tissé quelque part entre leurs caresses et leurs disputes, et il serait rudement compliqué de s'en détourner. Non... il serait complètement hypocrite, et cela reviendrait à se tuer à petits feux, comme il l'avait si bien dit. Se nappant d'un calme on ne peut plus irritant, Erynn le toisa d'un air ouvertement moqueur. Pourquoi persistait-il à lui dire quoi faire, bon sang ? Quelle tête de mule celui-là ! Elle l'interrompit, légèrement agacée. Pour qui la prenait-il, pour une princesse intouchable et illuminée à la recherche d'un prince charmant à la clinquante perfection ?


« Je vous ferai confiance si j'en ai envie, je n'attends pas votre permission pour faire ce que je veux. Oh et si vous n'êtes pas content, c'est la même. Je ne vous demande aucune promesse, aucune assurance. Ce serait idiot et idéaliste et je ne suis ni l'un ni l'autre. La seule chose que nous pouvons décemment essayer de faire, c'est de nous battre jusqu'au bout. L'issue elle, est tellement incertaine qu'il serait inutile de prendre un serment pour argent comptant. Je suis sans doute plus jeune que vous, mais je pense avoir un minimum de lucidité. Je ne vis pas dans un monde de chimères et de belles illusions translucides. Je vis dans un monde de sang, de sueur et de lames, comme vous. »

Erynn baissa les yeux vers leurs doigts entrelacés, sa main lui semblant bien petite, presque entièrement couverte par sa paume repliée. Ce qu'il lui disait avait le don de faire trembler l'acier trempé de ses résolutions. Ce n'était pas que ça suffise à lui faire repenser ses décisions ou ses ambitions futures, seulement c'était bien la première fois que quelqu'un manifestait un tant soit peu d'intérêt ou d'empathie envers elle en tant que personne plutôt qu'en tant que figure politique et publique. Il semblait sincèrement se soucier de ce qu'elle allait devenir, plutôt que s'interroger sur le bien fondé de ses choix, ou de sa prise de position. En soi ce n'était rien d'extraordinaire il est vrai, néanmoins les gens ne partageaient pas son point de vue. Le fait qu'ils soient théoriquement adversaires politiques ne faisait qu'en rajouter à l'ironie de la situation, bien qu'à vrai dire cela lui soit indifférent. Cela faisait un moment déjà qu'elle avait appris à le regarder comme un homme.
Il disait ne pas la mépriser, ne pas l'admirer... ce qui lui fit attendre la fin de cette phrase qui ne vint pas. Son regard se fit fuyant et nerveux, ce qui lui indiquait clairement qu'il lui cachait quelque chose. La curiosité monta en flèche, et elle faillit le pousser à développer, avant de finalement renoncer. Il avait déjà dit tellement qu'elle se sentirait presque mal d'encore le pousser dans ses retranchements. Se promettant de revenir à la charge à une occasion plus propice, Erynn abandonna mais n'oublia pas. Léogan la prit alors dans ses bras, l'entoura du carcan chaud de son corps dur et âpre qui lui était des plus réconfortants. Posant sa joue contre la sienne, elle retrouva la rugosité de sa barbe naissante en fermant les yeux. Souriant à ses paroles, elle répondit mollement contre son oreille.


« Et bien ne me laissez pas vivre comme ça, alors. »

Un murmure étouffé fut la faible protestation qu'elle ébaucha contre cette étreinte titanesque et possessive qui manquait de lui briser les os, car elle en avait besoin. Dieux, qu'elle en avait besoin. Ce genre de gestes faisait partie de ceux qu'on ne pouvait calculer, qu'on ne pouvait inventer. C'était de genre d'initiatives qu'on prend instantanément, ou qu'on ne prend pas du tout. D'autre part elle savait bien que lui dire de ne pas la laisser vivre ainsi relevait d'une demande enfantine et sûrement ridicule, ce qui ne l'empêchait pas de le penser. Lorsque Léogan s'approcha pour la regarder, Erynn posa simplement son front contre le sien, savourant presque son souffle sur ses lèvres. Et puis elle lui fit part de sa résolution, aussi simplement que l'on fait remarquer à un vieil ami qu'il est très en beauté aujourd'hui, avec le même naturel avec lequel on parle de la pluie et du beau temps. Sauf que le 'pari' qu'elle venait de relever l'engageait à bien plus qu'à discuter de banalités sans le moindre intérêt. Ce n'était pas par manque de lucidité qu'elle avait accepté, non en fait c'était tout le contraire.
Il lui fut agréable de voir le rire sauvage qui quitta la gorge de son compagnon, montant dans sa poitrine qui se baissait et se soulevait au gré de son hilarité. Il semblait immensément soulagé, libéré d'un poids invisible qui aurait trop longtemps voûté ses larges épaules. Il s'empêchait presque de sourire, elle le voyait bien, néanmoins des constellations entières brillaient dans ses yeux sombres, trahissant le semblant d'euphorie qui bouillonnait en lui. Et ce fut encore plus dur de ne pas être contaminée par ce sentiment renversant qui était à deux doigts de la dévorer toute entière. Et à vrai dire elle avait bien envie de se laisser absorber par ce gouffre béant qu'étaient les yeux de Léogan, de se laisser tomber sans réserves et voir ce qu'elle pourrait bien apprendre de cette nouvelle expérience. Embrassant sa joue, puis la commissure de ses lèvres, elle lui offrit un sourire tranquille, le sourire paisible de quelqu'un qui n'a pas peur. Ils restèrent alors immobiles et enlacés, goûtant paresseusement à ce bonheur indicible et fragile d ne plus être seul.


***

Cela faisait un moment déjà qu'ils avaient levé le campement, après avoir passé les dernières heures de calme enlacés sous la tente, écoutant vrombir le vent qui semblait secouer tout le désert. Ils étaient restés longtemps silencieux, plongés dans leurs pensées respectives, à tenter de dissocier et comprendre ce consensus auquel ils étaient parvenus. En un sens la prêtresse n'était pas sûre de savoir ce à quoi cela les amènerait exactement, surtout que les circonstances extérieures influant sur leur relation risquaient de tout bouleverser. Entre les divergences politiques, leurs occupations incompatibles, les rumeurs meurtrières qui circuleraient tôt ou tard et leur lien diamétralement opposé avec Elerinna, la liste des désagréments qui les attendait était longue de plusieurs bras. Rien que d'y penser, son expression se chargeait comme un ciel avant l'orage. Fort heureusement son visage était à nouveau couvert par le voile transparent qui protégeait sa peau. Une peau qui heureusement avait légèrement foncé sans rougir de façon malsaine, grâce à la pommade protectrice qu'elle avait utilisée avant de partir d'Amaryl. Hélas, cela ne soulageait pas ses nombreuses courbatures, mais c'était déjà ça de pris.

Se penchant un instant pour encourager Hazard dans sa chevauchée régulière, Erynn chassa de la main quelques insectes qui lui tournaient autour comme de minuscules vautours. Le paysage dégagé était à nouveau calme, le vent fulminant toujours de temps à autre, sans soulever autre chose que quelques nuages de sable. Un temps pas bien agréable, mais tout à fait supportable si comparé à la tempête qu'ils avaient essuyée plus tôt. Et puis la température avait un tout petit peu baissé au fur et à mesure des heures qui s'écoulaient vagues et lentes, rendant leur voyage moins pénible. Ils avaient survécu au plus difficile, soit le pic de chaleur du zénith ainsi que le caprice des rafales aériennes qui avaient bien manqué d'emporter leur abri de fortune à plusieurs reprises. Les soleils finiraient par se coucher bientôt, et alors nul doute que la nuit emporterait avec elle toute douceur, couvrant tout d'un noir glacial et impitoyable. Il valait donc mieux qu'ils trouvent le camp nomade où ils avaient prévu de se reposer avant que les ténèbres ne recouvrent tout le désert. Observant Léogan du coin de l’œil, Erynn n'osait pas trop lui demander si c'était encore long. C'était typiquement une réplique d'enfant impatient, après tout. Au lieu de ça elle braqua ses yeux pleins d'espoir sur l'horizon, guettant un signe de vie humaine. Une tache sombre ne tarda alors pas à se détacher de l'ocre des rochers et du sable. Posant sa main en visière pour protéger sa vue, elle fronça les sourcils pour essayer d'y voir plus clair.


« Là-bas, il y a quelque chose, pas vrai ? »

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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeLun 11 Aoû - 23:50

Léogan restait très soucieux, le regard fixé sur l'horizon crépusculaire et les traits froncés sous son turban blanc. La tempête qui avait soufflé au zénith l'avait jeté dans une terrible confusion. Il était bien incapable de trouver dans cette multitude foisonnante d'instincts, de forces, de désirs, de peurs, en lutte massive dans tout son être, une quelconque vérité claire et distincte. La vérité, la seule vérité, c'était qu'il ne savait pas ce qui se passait, qu'il ne savait rien du tout, que tout changeait, qu'il vivait, tout simplement, comme un animal. Le besoin violent qu'il ressentait pour Erynn était sans explication, il l'éprouvait maintenant, très furieusement, c'était certain, mais il avait peur qu'au lendemain, ce sentiment ne fût plus le même. Il avait peur d'être en train de s'illusionner, de l'illusionner, elle, surtout, avec sa nouvelle fougue pleine de jeunesse, sa combativité renaissante, ses souhaits et ses paris flambloyants, malgré toutes les promesses de lucidité qu'elle lui faisait. Tout pouvait s'éteindre subitement. Elle n'était plus seule aujourd'hui, mais elle pourrait le redevenir demain, très facilement, pas forcément parce que tout Hellas pourrait se dresser contre eux, mais parce que Léogan ne savait rien. En avait-elle conscience ?
S'il n'était pas le genre de type à lui tendre la main avec un sourire sécurisant et à lui dire sereinement : « crois-moi », comment Erynn pouvait-elle être aussi sûre de la confiance qu'elle pouvait lui accorder ?
Et si elle était bien au courant que tout était éphémère, incertain et changeant, surtout, comment vivrait-elle ce revirement possible, ou même la possibilité de ce revirement ?

Pourtant, au fond de lui, Léogan trouvait une pensée, une simple supposition, qui mettait un baume étrangement soulageant à son malaise – sans doute qu'Erynn souffrait d'être seule, mais elle ne lui demandait aucun serment ; sans doute qu'ils avaient désespérément besoin l'un de l'autre, mais ils n'avaient pas besoin de nouvelles chaînes. Il n'avait pas besoin de nouvelles chaînes. Elle l'avait compris, disait-elle. Alors pourquoi était-il si perturbé à l'idée de ne pas être lié à elle comme un prisonnier à son boulet ?
Cela faisait peut-être trop longtemps qu'il vivait comme ça. Il envisageait très difficilement qu'une relation avec un autre pût être autre chose qu'une prison, il l'avait accepté, et parce qu'il ne pouvait pas se passer de sa relation avec Elerinna, et surtout parce qu'elle ne pouvait pas s'en passer, il s'était emprisonné. Il disait qu'il était libre, mais il avait perdu la volonté de se battre. A quel moment ? Il n'aurait pas su le dire exactement. Il ne s'en était pas aperçu. Il aurait dû y faire plus attention, pourtant ; il le savait, il perdait espoir et courage si aisément... Il aurait dû se surveiller.
Alors oui, il avait du mal à croire qu'Erynn ne lui demandait pas de promesse, pas de garantie, qu'elle était d'accord pour ne pas l'avoir en sa possession, pour ne pas l'avoir sous la main, pour ne pas l'apprivoiser, qu'elle comprenait qu'ils ne s'appartenaient l'un à l'autre que pour un instant éphémère de délire, et qu'ils s'échapperaient toujours une fois sortis de leurs étreintes. Qui accepterait une chose pareille ? Oh bien sûr, elle n'était plus seule aujourd'hui. Mais les gens avaient besoin de certitude, de stabilité, de repère. Il ne lui donnait rien de tout cela. Alors comment pouvait-elle se satisfaire de son sort ?

Pourtant un espoir bizarre et séduisant s'allumait faiblement dans sa poitrine, la chatouillait, la réchauffait et la ravivait doucement. Et finalement, pourquoi pas ?
Il suffisait d'assumer sereinement ce choix-là. Après tout, il semblait que c'était ce qu'elle avait fait, bien plus facilement que lui d'ailleurs. Elle était avertie des risques, elle savait qu'il lui offrirait plus de danger et d'inquiétude que de sécurité, elle avait conscience qu'il lui donnait aujourd'hui, et qu'il n'était pas impossible qu'il lui donnât demain, et d'autres jours encore, elle comprenait qu'il y avait du vide, de l'imprévisible, de l'impermanent devant eux, et elle faisait un pas dans le néant avec lui.
Il ne fallait pas qu'ils se raccrochent l'un à l'autre comme à une bouée de sauvetage dans un océan de solitude et d'intrigue. Ils devaient rester deux voyageurs de sang et de sable, deux passants sans ombre dans les chaleurs étouffantes de midi, liés librement, sans raison, sans explication ; mais pas deux étrangers, non. Il y avait une distance entre eux, un fossé d'incertitude et d'incompréhension qui faisait qu'il était lui et qu'elle était elle, et le bras qu'ils tendaient chacun au-dessus de cet abysse absurde ne devrait pas renier qu'ils étaient différents, autonomes et libres de faire ce qu'ils voulaient. Ce n'était pas un choix irrémédiable, ce n'était pas une entrave. Le seul combat qu'ils devraient mener ensemble serait celui de leur liberté – le plus pur, le plus beau, celui qui leur offrirait le contact le plus étroit possible sans les emprisonner. C'était un combat sans issue, contre tous, qui devrait renaître chaque jour qu'ils désireraient passer ensemble, sans quoi ils se sépareraient sans scrupule ni regret.
C'était ce qu'Elerinna avait oublié – si elle en avait jamais eu conscience. Elle s'était accrochée à lui parce qu'elle était seule, autrefois, et encore aujourd'hui elle l'entravait à elle davantage par besoin d'échapper à la solitude que parce qu'il était lui et qu'elle était elle. Il ne voulait pas refaire cette erreur avec Erynn.
Et elle ne devait pas faire cette erreur non plus. Il était un peu dément. Si elle lui faisait trop confiance, elle le perdrait. Elle devrait être prudente. Il ne le serait pas pour elle. Il était l'épée, pas le bouclier. Il savait mieux mettre en danger que défendre. D'ailleurs, il avait horreur de jouer au bon gardien et il avait la conviction que ce n'était pas ce qu'elle attendait de lui. Erynn était une femme forte, elle n'avait certainement pas envie d'avoir un emmerdeur de chevalier servant dans les pattes.

Voilà. C'était qu'il y avait à faire avec elle. Ça n'avait rien d'un plan défini et arrêté, c'était vague, flou, et étrange. Mais ce n'était pas un problème. A vrai dire, ce que pourraient en penser les autres, à Hellas, n'avait rien d'un problème non plus ; et peu importait de tromper Elerinna : il ne s'alliait pas à son ennemie politique, il ne faisait qu'aimer une femme. Le seul problème à surmonter pour Léo se trouvait en lui-même, c'était l'inertie pâle et sécurisante où il avait trouvé autant de points d'ancrage que d'entraves – une forme de lâcheté qu'il avait développée ces cinquante dernières années. Il devait s'en défaire, faire face à sa peur panique du vide et repartir, sans se retourner, sans s'arrêter. Il espérait qu'Erynn le suivrait. Il ne savait pas quand ça se passerait concrètement, mais elle lui donnait plus de courage pour le faire qu'il en avait jamais eu – et c'était Erynn, simplement.

Il ne se lassait pas de l'observer, cette jeune femme frêle enveloppée dans ses vêtements de voyage, courbée sur son cheval, les yeux fichés sur l'horizon comme deux flèches étincelantes. Il détaillait longuement les mèches cuivrées qui s'échappaient de sa coiffure et s'irisaient d'or en jouant avec les rayons du soleil. Il se rappelait leur étreinte du zénith et frémissait en se souvenant de la douceur de ses mains, de la courbe de ses hanches, de la blancheur étrangement bleutée de ses bras, de son souffle, et de ses cheveux rouges, emmêlés dans les siens. Il se rappela l'assurance folle qui avait fait vibrer sa voix grave, quand elle lui avait soutenu qu'ils vivaient dans le même monde, elle et lui, et le courage indéfinissable et l'excitation frénétique que ses mots avaient levés dans sa poitrine. Plus rien ne semblait impossible, et pourtant, ils restaient tous deux sur terre. Elerinna lui avait inspiré des rêves atmosphériques et irréalisables, Erynn, elle, avait la réalité dangereuse et la substance très charnelle des femmes qui n'avaient jamais quitté la terre. Comme lui.
Ils ne parlaient plus depuis quelques temps, accablés de chaleur, de fatigue, et désséchés de soif. Ils gravissaient les dunes, ces lames de cendres d'or, les redescendaient, les gravissaient encore, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlaient, s'enfonçaient jusqu'aux genoux, et glissaient en dévalant l'autre versant de ces étranges collines. Le temps était long. Léogan était presque assoupi entre ses contemplations et ses délibérations, et s'avachissait peu à peu sur l'encolure de sa jument, qui commençait à traîner sévèrement des sabots.
Il reconnaissait la piste, entre le ciel et les collines rouges et ocres, et il reconnut aussi la voix vibrante d'Erynn, qui s'inquiéta tout à coup d'une forme noire, à l'horizon, que lui surveillait depuis quelques minutes maintenant avec la concentration d'un homme qui va atteindre son but.
Il s'essuya le front d'une manche et sourit maladroitement à la jeune femme en se redressant.

« Oui, répondit-il, faiblement. Une vaste oasis, des eaux scintillantes, dans l'ombre de palmiers dattiers et d'arbres fruitiers. Des hommes en noir qui s'affairent à monter des tentes. Et attendez un instant... Une odeur de thé que vous ne tarderez pas à sentir vous aussi... Si on presse un peu l'allure. » acheva-t-il, avec une nouvelle résolution.

Alors, il frotta un peu les flancs d'Ode, qui comprit aussitôt ce que signifiait l'empressement de son maître et qui hennit d'enthousiasme en accélérant le pas. Ils descendirent deux ou trois autres collines, et puis les yeux de Léogan reconnurent tout à coup la courbe sinueuse d'une dune plus haute de quelques mètres, qu'ils gravirent péniblement jusqu'à sa crête, où il fit signe de s'arrêter.
Le soleil, malgré le crépuscule, tapait encore férocement sur leurs crânes. Léogan n'avait pas été brûlé sévèrement, mais ses pommettes, sous ses yeux luisants, avaient doucement bruni. Ses vêtements étaient trempés, et il commençait à sentir peu à peu son corps accablé par la fatigue. Il leva une main et se tourna vers sa compagne en haussant les sourcils.

« Écoutez. » dit-il soudain à Erynn, les yeux pétillants de malice noire.

Il se mordit les lèvres et plissa les sourcils de concentration, avant de lancer Ode au galop dans la pente de la dune. La jument renâcla un peu, en ébrouant sa robe luisante de transpiration, mais se jeta sans plus de protestation dans le sable brûlant.
Quelque part, dans une direction indéterminée, tout autour du cavalier et de sa monture, jusque haut dans le ciel et jusqu'aux confins invisibles du désert, mille tambours battirent et le souffle d'une trompe vrombit tout à coup avec puissance. Ce chant terrifiant – comme le son d'une armée fantôme – résonnait férocement tandis que Léogan et Ode dévalaient la dune, entraînant des vagues de sable avec eux, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, puis reprenant son roulement fantastique.
Quand ils arrivèrent en bas de la pente et qu'Ode frappa son sabot contre le sable dur, Léogan se retourna vers Erynn, qui se trouvait encore quelques mètres plus haut. Les tambours et les cors insaisissables emplissaient encore leurs oreilles de leur long bruit monotone et incompréhensible. Puis, à force d'immobilité, il cessa.
Il ne reprit que lorsque Léogan fit signe à Erynn de le rejoindre et qu'Hazard dévala à son tour la dune, et quand elle l'eut rejoint au bas de la pente, il rit doucement et murmura d'un ton mystérieux :

« Il y a un génie endormi sous la dune qui chante. Il gronde longuement quand on le piétine et il jette la mort sur les voyageurs. C'est ce qu'on dit par ici en tout cas, ajouta-t-il, d'un air plus sarcastique. Mais vous êtes pas superstitieuse, j'imagine. »

Il sourit joyeusement et tira sur ses rênes pour remettre Ode sur le bon chemin.
Ce qu'il y avait d'intéressant, avec cette dune chantante – outre toutes les histoires mystérieuses et effrayantes qu'on pouvait raconter à son sujet au coin du feu – c'était qu'elle indiquait qu'ils n'étaient plus qu'à une dizaine de minutes de l'oasis de Zagora qu'Erynn avait aperçu tout à l'heure.

Il ne fallut donc pas beaucoup plus d'efforts aux voyageurs pour rejoindre le petit écrin de verdure perdu au milieu du grand trou incendié de soleil qu'était le désert d'Argyrei. Ils auraient cru à un mirage s'ils ne s'attendaient pas à le trouver ici.
Tout à coup, la course dorée du sable butait contre un tapis éclatant de verdure, de dattiers immenses qui déployaient leurs palmes comme une main ouverte vers le ciel, taché de couleurs oranges et mauves par le crépuscule, et puis d'orangers, de bananiers et de grenadiers qui répandaient des nuages de parfums capiteux dans l'ombre fraîche, et enfin plus loin, près de l'eau bleue et verte qui jouait avec les rayons du soleil, de plantes basses qu'on avait plantées là pour permettre aux bêtes de boire et de paître. Quelques dromadaires y broutaient d'ailleurs paisiblement, tandis que des hommes en noirs – qu'il était étrange de voir qu'il en existait encore sur terre, après une journée passée comme seuls au monde ! – s'affairaient autour de grande tentes montées dans la fraîcheur de la palmeraie.

Erynn et Léogan descendirent de leurs montures et les menèrent sur la berge, où Hazard et Ode purent boire de tout leur saoul.
L'air frais qui s'engouffrait dans la poitrine de Léo lui donnait la sensation de revivre tout à coup, ou de se réveiller d'un sommeil de plomb dans des draps moites et fiévreux. Tout son corps lui faisait l'impression de se liquéfier tout à coup et les brûlures qui rongeaient sa nuque et son dos se crispèrent soudain. Son crâne, sur lequel le soleil ne tapait plus comme sur un tambour, se refroidit brusquement, ses tempes battaient à tout rompre. Il échangea un regard bizarrement soulagé avec Erynn et bientôt, ils rencontrèrent des membres de la caravane qui vaquaient à leurs occupations.
Il y avait là bon nombre de Terrans que Léogan ne connaissait pas évidemment, et quelques créatures centenaires – des Sindarins, des Zélos, des Lurghoyfs aux visages brunis et burinés, et auxquels il adressa quelques saluts sereins, sans surprise, sans panique, qui contenaient en leur fond une joie chaude et sincère.

Et puis tout à coup, en passant devant une tente noire, ils tombèrent sur une Gorgoroth au visage hâve et osseux, aux grands yeux violets et vitreux, aux lèvres bleues et aux cheveux noirs. Elle portait une robe sombre et semblait être occupée à remettre de l'ordre sur une table où trônait une théière en cuivre près d'un vieux crâne poussiéreux, d'un jeu de tarot, d'un trio de lames où étaient gravées quelques runes incompréhensibles et d'un pendule qui roulait sur une carte des constellations.
Elle fixa Léogan un long instant et il s'arrêta d'un seul coup devant elle, frappé de stupéfaction. Ils se considérèrent un moment, le temps de se reconnaître, et Léogan n'y parvint que lorsqu'il l'entendit s'écrier d'une voix particulièrement grave :

« Léogan ? Mais t'es pas mort, espèce de connard ?
– ...de qu... ? Shedara ? s'étouffa-t-il.
– C'est quoi ton problème ?! Tout le monde croyait que tu t'étais fait crever par des foutus cavaliers de Sharna à Phelgra ! Ça fait... Ça fait plus d'un siècle, t'entends ? Abruti ! s'écria-t-elle avec colère en le bousculant d'un geste brutal. Et Ily' ? Où est Ily' ? J'pensais bien que tu pouvais disparaître sans rien dire un jour ou l'autre, mais ton frère, je croyais qu'il aurait plus de prévenance que toi ! Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Il est vivant ?
– C'est... C'est moi qui ai un problème ? balbutia-t-il, en se dégageant sèchement pour la considérer de la tête aux pieds, abasourdi. Mais Shedara, tu es...
– Encore vivante, oui, un cadeau de Kron, coupa-t-elle, sans s'embarrasser de délicatesse.
– Tu n'as pas beaucoup vieilli... Ça s'est produit peu après notre départ, hein ? demanda Léogan, les traits froncés de souci, presque saisi par une culpabilité inattendue.
– Un Beldr, du côté de Lokram, trois mois après notre dernière rencontre. Où est Ilyan ?
– A Eridania. Il est tombé malade à Phelgra, s'il avait pu vous avertir de notre départ, il l'aurait fait. Mais on est partis en catastrophe. Ils ont bien failli nous avoir, mais on s'en est tirés, dit sereinement Léogan, en frottant instinctivement ses vieilles cicatrices sur son omoplate. Lui, moins bien que moi. Les flèches, ça s'extrait, les plaies infectées, ça peut se soigner, mais les maladies qu'on a laissé dégénérer par la force des choses... Enfin. Sa santé le contraint à l'immobilisation, on s'est arrêté à Hespéria, et il y est resté. Il ne peut pas trop s'en éloigner, et tu avoueras qu'il n'était pas vraiment possible de vous faire parvenir de missive...
– Et toi, Léogan ? Aucune excuse, pas vrai ? Tu te tires sans raison et tu ne prends même pas le temps de mentir, tu ne penses qu'à toi, tu es un monstre d'égoïsme...
– Shed... soupira-t-il faiblement.
– Et dire que j'ai cru que tu étais mort, alors que tu étais Kron seul sait où à baguenauder et à faire de la gringue. Comment j'ai pu penser une seule seconde que tu valais mieux qu'Adamaï ?
– Adamaï, l'interrompit-il, soudain. Il n'a pas survécu, lui, j'imagine.
– Le Beldr n'a laissé que ses os. Le point positif, c'est qu'il n'avait plus vraiment faim quand il s'est tourné vers ma dépouille, grinça-t-elle, avec une petite grimace. Il n'en a pris qu'une petite bouchée... »

Elle porta sa main à son abdomen et l'enfonça plus loin dans les plis de ses vêtements qu'il était humainement possible. Léogan frissonna.
Mais Shedara n'en tint pas compte et attrapa tranquillement le vieux crâne poussiéreux qui était posé sur sa table à thé. Elle l'enveloppa avec douceur dans sa main et le contempla pensivement.

« Mais Adamaï ne m'a jamais quittée, lui. J'ai scellé son âme dans son crâne.
– Tu veux dire qu'il est là-dedans ? s'exclama Léogan, en se penchant sur ledit crâne avec effarement. Il nous entend ? Il... ? Attends... coupa-t-il, avec un sourire sceptique. Tu t'paies ma tête, c'est ça ?
– Pas du tout.
– C'est complètement débile.
– C'est vrai. Écoute, dit-elle, en collant le vieux crâne contre sa joue d'un air passablement désabusé. Il te salue.
– Haha, bien sûr, ricana froidement Léogan.
– Il me charge de te dire qu'il...  commença-t-elle, avant de pousser un long soupir et de rouler ostensiblement des yeux, qu'il regrette pour cette fille, à Kodolm.
– Ah oui, la... se rappela lentement Léo, avant de suffoquer, les yeux ronds comme des soucoupes. Oh, le... ! Quoi ?! »

Shedara laissa Léogan se perdre dans sa consternation, tenter d'aligner quelques mots pour exprimer son désarroi, elle lui colla le crâne entre les mains et se tourna vers Irina en souriant aimablement – ce qui n'arrangea pas l'air effrayant que la mort avait jeté sur son visage.

« Enfin bref. Désolée, je manque à tous mes devoirs. Je suis Shedara, dit-elle, en lui tendant une main amicale. Qu'est-ce qui vous amène par ici ? »

Une fois qu'elle fut mise au courant de leur recherche du gantelet gauche d'Hephaestus, qui devait les mener à Lokram, la nomade éclata de rire et annonça que leur caravane en venait, et qu'ils y avaient recueilli tous les objets de valeur qui s'étaient présentés à leur vue. S'ils ne voulaient pas voyager jusqu'à la cité volcanique pour rien, il valait mieux qu'Irina vérifiât si ledit gantelet n'avait pas atterri dans la marchandise du Lurghoyf Yas'jah, qui avait déplié un formidable bric-à-brac sur ses étales dès qu'il avait su que des voyageurs s'approchaient de l'oasis – toute occasion de profit était à saisir pour les commerçants itinérants d'Argyrei.
Elle invita Irina à s'y diriger, mais retint Léogan tandis qu'elle fouillait dans son propre capharnaüm d'objets bizarres et hétéroclites, qu'elle avait étalé sur sa table pour la soirée.

« Hé, la terreur. Attrape, dit-elle enfin, en lançant soudain un monocle que Léogan attrapa d'un geste vif.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Mets le contre ton œil, tu vas comprendre.
– Non, c'est bon, pas la peine, je vais avoir l'air crétin.
– Pas plus que d'habitude. Non, correction. Pas plus que tu l'es vraiment.
– Ouais, merci, sympa.
– Regarde à travers, de ce côté là, dit-elle, en faisant un geste vague de la main vers la tente et l'étale de Yas'jah, devant laquelle se tenait Erynn.
– T'es chiante. »

Il soupira un bon coup, haussa des sourcils avec exaspération et porta maladroitement le monocle à son œil gauche. Il papillonna des paupières pour s'habituer à sa monture ridicule et aperçut devant l'étale de Yas'jah deux vieilles personnes qui conversaient vivement en manipulant de vieilles reliques usées. Abasourdi, il plissa des yeux et crut suffoquer quand il reconnut vaguement, dans la cascade de cheveux blancs de la vieille femme, les traits d'Erynn, maigres, usés et creusés par le temps. Son front soucieux se ridait à longs plis au dessus de ses yeux verts presque éteints.
Léogan déglutit, mais ne put décrocher son regard de cette silhouette voûtée et chancelante qu'il apercevait à travers le monocle, tandis que la voix chantante de Yas'jah résonnait vaguement à son oreille.

« Bienvenue à l'oasis de Zagora, noble étrangère, dans la caravane Azalaï, lieu de magie et d'enchantement, et des plus belles marchandises de ce côté-ci du désert ! Profitez-en. Regardez. J'ai des théières en cuivre et en argent ciselé, de superbes pipes à eau, des lampes à huile en cuivre, des lanternes en fer forgé – c'est de l'art, ça, ces motifs, ces couleurs, regardez, celle-ci en forme d'étoile, verres multicolores, pour des lumières tamisées, douces, chaleureuses – oh mais, si ça ne vous intéresse pas, j'ai du prêt à porter ! Des tuniques en coton ! Oui, ça sera seyant sur vous. »

Léo ne put plus supporter davantage ce qu'il voyait à travers le monocle et l'arracha de son œil, glacé de stupeur. Il resta quelques longs instants immobile, à réaliser que la silhouette svelte et piquante de cette jeune femme rousse devant l'étale de Yas'jah était bien celle d'Erynn.

« Bordel, lâcha-t-il, finalement, d'une voix étranglée. Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise blague ?! »

Et pendant que Léogan se décomposait en jetant des regards affolés sur le monocle et sur Erynn – avec la sensation de s'être pris une grande claque dans la figure, le Lhurgoyf continuait de jacasser.

«…beige, avec une belle broderie marron au col, et aux manches ! Mais j'ai du tissage plus complexe, aussi, regardez, une robe verte, brodée de motifs multicolores, c'est bien ça. Ah... Mais si vous ne vous intéressez qu'aux objets exceptionnellement rares... Je crois que j'ai de quoi faire votre bonheur. »

Léogan se détourna péniblement d'Erynn et de Yas'jah en faisant rouler le monocle entre ses doigts d'un geste nerveux. Il croisa le regard vitreux et froid de Shedara, où des couleurs violettes ondoyaient comme des nappes de brouillard. Elle l'observait d'un air insondable, entre l'indifférence et la sévérité, les bras croisés.

« C'est pour toi. Je te le donne.
– Oh vraiment ? railla Léogan, d'une voix grinçante. Merci, c'est gentil. En quel honneur ?
– Pour que tu te souviennes.
– J'en veux pas, de cette saloperie, assena-t-il, en enfonçant agressivement le monocle dans la paume de Shedara.
– Tu peux pas me le rendre, il est à toi, tu le gardes, rétorqua la Gorgoroth, en tirant Léogan vers elle et en fourrant le monocle dans la poche de son pantalon.
– Pas question, martela-t-il, en le jetant dans le sable qu'il retourna d'un coup de pied. Tu crois que j'ai vraiment besoin d'un mémo pour me rappeler ça ?
– Non. Mais ça t'invitera peut-être à faire de meilleurs choix. »

Léogan voulut enfoncer ses mains dans ses poches, mais il y retrouva avec surprise le monocle, qu'il sortit avec colère.

« Il est à toi, tu ne peux plus t'en séparer.
– J'en ai pas besoin. Je suis au courant. T'es très mal placée pour me donner ce genre de conseil. »

Il se détourna rageusement de Shedara et du crâne d'Adamaï et marcha vers l'étalage de Yas'jah qui s'éparpillait sous des tentures colorées.
Sans rire. Qu'est-ce qu'elle croyait lui apprendre ? Le temps passait, les gens changeaient, et lui ne changeait pas. Il restait toujours le même Sindarin taciturne, inconstant et ombrageux. A trois cent-ans, près d'Erynn, il en paraissait trente – dans les bons jours, oui, mais tout de même. Depuis la mort de Shedara, il n'avait pas l'air d'avoir tant vieilli. Un siècle était passé pourtant. Il vivait parmi des êtres éphémères, il s'attachait secrètement à eux et quand il sentait que le moment était venu, il se forçait à partir. Il passait, lui aussi, à sa manière, et la mort pouvait le saisir n'importe quand.
C'était sa façon de vivre. C'était elle qui ne comprenait pas. Cela faisait trop peu de temps qu'elle avait pris conscience qu'elle ne changerait plus et que tout était fugitif, presque inexistant – si peu de temps qu'elle se révoltait encore de la disparition soudaine des Jézékaël. Il n'y avait pourtant pas motif à s'indigner. Disparaître, c'était normal.

Yas'jah, lui, était un vieux nomade, un Lurghoyf du désert, et s'il ne payait pas de mine, comme ça, avec son bagout insipide de commerçant véreux, il tira son turban de sa figure hâlée et serra très naturellement la main de Léogan au dessus de son vaste capharnaüm, avec un sourire plein de canines luisantes.
Ils n'échangèrent qu'un regard entendu, qui signifiait à peu près « content que tu ne manges pas encore le pissenlit par la racine, mon vieux », et ce fut tout. Cela soulagea légèrement Léogan, malgré le poids nouveau du monocle au fond de sa poche, et il soupira profondément, avant de se tourner vers Erynn, en souriant chaleureusement.

« Alors ? Ça va comme vous voulez ? » demanda-t-il, à voix basse.

Il voulut passer discrètement son bras derrière les hanches de la jeune femme, sans oser poser de regard sur son visage pâle et fin devant Yas'jah, mais le Lurghoyf  attrapa un oud dépouillé et à peine verni, qu'il avait, accroché sur une de ses tentures, et le tendit gaillardement à Léogan. Celui-ci frôla à peine le dos d'Erynn, d'une main volatile, et dut attraper l'instrument tandis que le vendeur jacassait de plus belle :

« Ça, ça va te plaire, si, si, prends-le, regarde, touche, écoute. Il ressemble à l'ancien, hein. C'est pas l'ancien, j'ai vendu l'ancien, mais c'est le même fabricant. Je te le prête pour ce soir, allez. Je te fais rien payer si tu joues.
– Je marche. » répondit Léogan avec enthousiasme, en retournant l'oud pour l'examiner sous toutes les coutures, comme un gosse devant son nouveau cadeau d'anniversaire.

Il pinça les cordes avec curiosité, puis les fit vibrer avec un plectre très fin que lui offrait Yas'jah, et en tira un son délicat et plein de nuances. Il hocha la tête avec satisfaction et le cala sous son bras en faisant sauter le plectre d'écaille dans sa main avec gaillardise, un sourire joyeux sur les lèvres.
Erynn examinait toujours les objets rares que les nomades avaient amassés sur le sol basaltique de Lokram. Léo, lui, se dissipa rapidement, son attention fugace échappa à la contemplation de ces artefacts ésotériques et son regard noir vagabonda dans l'ombre fraîche des grands palmiers et sur l'eau de l'oasis, qui scintillait sous le soleil et dont il ressentait les frissons jusque dans le creux de sa nuque. Il respira profondément et reconnut avec ivresse l'odeur corporelle d'Erynn, tout près de lui, de ses cheveux qui flottaient autour d'elle, et qui se détachait capiteusement des parfums de l'oasis.
Il ne put s'empêcher de la regarder furtivement, un instant où Yas'jah tentait de remettre un peu d'ordre dans ses articles, et il se pencha près d'elle pour murmurer sans bruit :

« Vous rêviez d'une douche, y a quelques heures. Je pense pas que l'eau soit très fraîche, mais quand vous aurez fini de chiner, il y a un millier d'endroits discrets pour prendre un bain dans le coin. »

Il haussa les sourcils d'un air complice, mais la laissa libre d'interpréter ses mots à sa guise – quoi qu'il les eût fait sonner d'un son volontairement grivois. Il ne lui avait pas laissé beaucoup d'intimité depuis le début de leur traversée et elle avait certainement besoin de repos, c'était vrai, mais ils ne tomberaient pas sur beaucoup d'autres moments propices à des retrouvailles seule à seul, ce soir-là. Si l'enthousiasme fiévreux de la fête leur permettrait sans doute quelques contacts physiques innocents, il emporterait sans doute toute possibilité de tête-à-tête – et il y avait un milliard de choses qu'il voulait comprendre d'elle, loin du monde, de ses rumeurs assourdissantes et de ses bavardages artificiels.
Il régnait un tel silence dans le désert. La soif, le sable rêche et le vent qui le jetait au visage exigeaient que toute parole dite fut essentielle et inévitable. C'était sans doute le meilleur endroit au monde pour écouter Erynn parler, et si elle le faisait pendant des heures et des heures, ce ne serait jamais des mots perdus.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeJeu 14 Aoû - 22:36


De sang et de sable

Léogan . Irina
Erynn n'était plus qu'une ombre pâle et blanche, survolant lentement l'étendue écarlate et poreuse d'un coin reculé du monde. Une silhouette à peine distincte pliée et ployée sous une force qui la dépassait complètement. Elle n'était plus qu'un ersatz vaguement humain dissimulé dans des plis de tissu, une créature aussi fragile et temporaire que tous ces reptiles qui réapparaissaient progressivement de sous le sable. Remarque eux au moins arrivaient à trouver un point positif à cette lourdeur ingérable, à cette chaleur feutrée qui lentement cédait du terrain face à la fraîcheur du soir approchant. Et ce n'était qu'un repos bien mérité, après avoir sué sang et eau toute la journée, sûrement même assez pour créer une nouvelle oasis. Levant les yeux vers l'horizon de plus en plus sombre, Irina était peu rassurée. Les soleils jumeaux se coucheraient très vite, trop vite. Il leur faudrait gagner un abri suffisamment sûr pour la nuit, autrement ils seraient à la merci de ce spectre invisible et impitoyable qu'était le désert. C'est une profonde impression de soulagement qui l'envahit, lorsqu'enfin ses prunelles repérèrent quelque chose au loin. Trop heureuse de retrouver un semblant de vie -plus ou moins civilisée, bien que ça ait peu d'importance au final- elle se sentit envahie d'une joie simple et corrosive, rongeant tous les freins de son inhibition.
Ils avaient réussi à traverser jusque là, et au moins pour cette nuit, ils allaient trouver un gîte. Souriant doucement, elle était submergée par la satisfaction d'être, le bonheur simple de pouvoir continuer en voyant ses perspectives de survie décuplées par la seule présence d'autres êtres pensants. C'est fou ce que quitter la folie des grandes villes pouvait nous changer, nous faire voir que l'essentiel est loin du luxe et du faste, mais qu'il se trouve plutôt dans les tâches et les gestes les plus basiques. Il nous rappelait violemment ce qu'était de Vivre, et de Mourir... et la fine frontière qui se dresse entre les deux. Une frontière sur laquelle elle avait dansé une grosse partie de sa vie, partiellement inconsciente de tout ce qu'elle ratait. Cette immensité dorée, cet océan intemporel et cette abîme qui les regardait dans les yeux et à travers leurs âmes la renvoyaient à son reflet. Ils étaient le miroir impromptu qui lui renvoyait son image déformée et pourtant millimétrée, ce qui la fit s'interroger. Ne serait-ce pas plutôt elle qui refusait de se voir telle qu'elle était vraiment ? Distraite qu'elle était par ses conjectures intérieures, Erynn en oublia le reste. C'est donc avec un certain étonnement qu'elle vit Léogan s'embarquer dans une chevauchée décousue et folle, dévalant les collines comme s'il était regagné d'une prime jeunesse. D'où Ode tirait-elle une telle énergie, après avoir fait tant d'efforts ? C'était surréaliste. Son souffle s'en interrompit, retenu dans la crainte que sa monture fatiguée ne finisse par hoqueter dans sa progression, ne trébuche et lui fasse perdre le contrôle. Il allait se rompre le cou, cet imbécile ! Frappant des talons, elle accéléra la cadence pour essayer de le suivre, sans néanmoins se risquer à avancer à la même vitesse. Hazard n'était pas habitué à ce climat, et à force de le pousser au delà de ses retranchements, elle finirait par le tuer. Non, hors de question... Elle tenait trop à cette vieille bourrique.

Quoi qu'il en soit une fois qu'ils eurent raison de la pente qui les faisait déraper comme des ivrognes sur du verglas, Hazard prit de lui même un rythme tellement soutenu qu'il n'était pas loin de son galop. La terre sous ses sabots était plus dure et fraîche, ce qui à défaut de le soulager, lui donnait au moins l'occasion de se défouler pour de bon, comme pour mieux mettre derrière lui la frustration prenante de ces heures à patauger dans un sable meuble et trompeur. Probablement tentait-il de créer un peu de concurrence à Ode, qui filait comme le vent en direction des tentes sombres qui peu à peu prenaient forme au loin. Irina tenta bien de raisonner son étalon de quelques murmures étouffés pleins d'urgence, mais ce dernier l'ignora royalement, fermement décidé à ne pas se faire distancer. Jurant entre dents, Erynn n'eut alors d'autre choix que d'affermir sa prise sur les rênes, tout en se couchant à demi pour éviter d'être déséquilibrée par le vent sifflant férocement à ses oreilles. Le voile qui recouvrait sa tête tomba alors en arrière, libérant sa chevelure qui vola en arrière comme un millier de fils de cuivre épars et rebelles. Un léger sourire naquit alors sur ses lèvres pleines, tandis qu'enfin ils ralentissaient en arrivant à hauteur de leurs compagnons de route. L'adrénaline battait à tout rompre dans ses veines, et elle avait un peu de mal à se concentrer sur ce qu'il avait dit. Lorsqu'il avait cette expression mystérieuse et amusée, il lui donnait toujours la sensation de faire face à un démon moqueur et espiègle. Saleté.

« Il jette la mort ? Le choix des mots est volontairement vague je suppose, mais au moins on peut dire que vous soignez votre fantaisie. » Elle dodelina de la tête, réprimant un sourire. Puis elle reprit plus sérieusement, étudiant son expression. « Je ne me considère pas superstitieuse. Cependant je crois... Je suis sûre qu'il y a bien des choses et des êtres existants en ce monde, qui dépassent de très loin notre entendement. Sans doute ce génie nous a-t-il espionnés, et peut être est il furieux que nous ayons commis tant de folies au sein même de ce qui doit être son territoire... » Elle rit doucement, rapprochant son visage dans sa direction pour le provoquer. « Pour la peine, mon esprit de contradiction me donnerait presque envie de recommencer. »

Intimant à Haz' d'avancer à nouveau, elle sourit franchement avant de prendre légèrement les devants, le laissant planté là à se demander jusqu'à quel point ce qu'elle avait dit était sérieux. Erynn, sadique ? Maiiis non, voyons. Ce n'est qu'une illusion de vos sens, un a priori de votre esprit ! Flattant les flancs noirs de son cheval, Erynn avança en direction du campement qui s'étendait au pied d'une grande étendue d'eau. Cela ressemblait fort à un lac comme il y en avait tant dans le nord, et pourtant tout ce qui l'entourait était différent. Des arbres et beaucoup de verdure poussaient près de l'eau, qui s'étendait telle une flaque gigantesque, semblant flotter à demi, comme déposée là par un coup du sort ou par le caprice soudain d'un des dieux. C'était magnifique, d'une beauté éthérée et à en couper le souffle. Tant d'exotisme en un seul endroit cela avait de quoi en choquer plus d'un, et Erynn ne fit pas exception. Admirative devant pareille œuvre de la nature, elle resta longtemps coi, incapable d’aligner deux mots cohérents. Et de toute façon tout ce qu'elle pourrait dire serait inutile et en deçà de ce qu'elle voyait, alors à quoi bon ? Se contentant de laisser échapper quelques 'Ouah' fort spontanés, et ce bien malgré elle, la jeune femme resta en retrait pour laisser Léogan retrouver ses marques dans un lieu que visiblement il connaissait plutôt bien, à en juger par la familiarité avec laquelle il fut interpellé par diverses personnes, juste après leur arrivée.

À peine avaient-ils trouvé un coin tranquille pour laisser leurs chevaux se reposer et boire, que déjà il était reparti dans l'autre direction, avec une énergie électrisante qu'elle ne lui avait jamais vue. Ode lui avait sûrement refilé le virus, d'une façon ou d'une autre. Haussant un sourcil de scepticisme, Erynn resta un moment auprès de leurs montures, ne sachant pas trop quoi faire ni quel comportement adopter. S'attendaient-ils à ce qu'elle s'avance pour se présenter ? C'était vraiment.. étrange. Quoi qu'il en soi au moins dans un trou aussi paumé il y avait peu de chances qu'on la reconnaisse ou qu'on l'identifie comme une prêtresse, ce qui en soi était vraiment agréable. Ce n'était pas qu'elle cherche à cacher qui elle était, néanmoins tout cela ne signifiait rien, ici. Dieux merci. Observant Léo au loin, la rouquine le regardait cavaler, d'une démarche plus assurée et dansante, vers des autochtones. Bien entendu elle sentait pas mal de regards étudier ses propres gestes, ces gens fourmillant presque de curiosité à l'égard d'une étrangère. À croire que les femelles ne courraient pas les dunes, dans le coin. Bon, d'accord. Ce n'était probablement pas une espèce très courante. Un regard alentours lui suffit pour constater qu'effectivement le genre féminin était en large minorité. Pourtant celles qui étaient dans son champ de vision ne semblaient pas incommodées, et allaient et venaient en tous sens, fières dans leurs atours bouffants et colorés, ainsi que leurs nombreux bijoux en or.

Erynn n'avait jamais été très portée sur les belles fripes et les dernières modes, mais il fallait bien le reconnaître, ces femmes avaient de l'allure et du style. Elles étaient belles avec leurs corps athlétiques et fins brunis par le soleil, leurs yeux perçants surmontant les voiles qu'elles portaient parfois. Et puis il y avait ces bijoux de facture délicate et complexe à leurs chevilles et leurs poignets, s'entrelaçant en arabesques élégantes et clinquant doucement au moindre de leurs gestes, sûrement mélodieusement calculés. Sans jalousie aucune, Irina les regardait béatement, surprise comme un enfant émerveillé qui foule un monde féerique pour la première fois. Ses pieds suivaient Léogan par réflexe et parce qu'elle ne voulait pas se risquer à rester seule, mais ses yeux divaguaient ça et là, comme autant de parfums épicés flottant dans l'air.
Finalement ils s'arrêtèrent devant une tente tenue par une femme maigre, au visage anormalement pâle et maladif. C'était une gorgoroth, cela ne faisait aucun doute pour la demoiselle qui en avait croisé suffisamment pour les reconnaître instantanément. Dans tous les cas l'interjection presque hostile qu'elle lui lança la fit hausser un sourcil. Non seulement ils se connaissaient bien, mais en plus elle semblait avoir certains... griefs à son encontre. Génial, parfait. Même au bout du monde, cet homme se faisait détester. Il était rudement fort, ça il était difficile de le nier. Faisant quelques pas en arrière, la rouquine préféra rester en dehors de tout cela. Oh non. C'était suffisamment le bordel comme ça, ils avaient l'air de très bien se débrouiller pour terminer leur discussion à couteaux tirés, donc ils se passeraient de son aide. Serrant la main qui lui était tenue par la gorgoroth, la jeune femme se présenta rapidement et la remercia des informations... puis s'éclipsa en tapotant l'épaule du sindarin, voyant qu'ils n'avaient pas fini de parler. Elle lui murmura alors un 'Bon bah... Bonne chance, mon grand.' qui en disait long sur son état d'esprit, puis se détourna sans se retourner, bien contente de ce prétexte lui évitant de devoir expliquer les raisons de sa venue dans le désert.

S'éloignant donc à une distance respectable, au moins d'après ses critères, Erynn en profita pour regarder deux ou trois étales marchandes, laissant vagabonder son regard sur les théières en laiton travaillé, son nez se perdre plusieurs fois entre les poignées d'épices, et son corps tout entier s'imprégner de cet univers chaud et soupirant. Écoutant quand même la conversation des deux zouaves qu'elle venait de quitter, elle en percevait quelques bribes, parfois surmontées d'invitations à goûter tel ou tel produit et d'autres recommandations en tout genre visant surtout à capter son attention. Serrant sa sacoche contre son ventre, elle gardait toujours une main protectrice sur l'étoffe de cuir, trop consciente du fait que les touristes étaient considérés comme des proies faciles par les voleurs à la sauvette et autres pickpockets. On n'apprenait pas au vieux singe à faire la grimace, voilà tout.
À peine avait-elle eu le temps de déduire que le passé qui reliait Léo à cette femme était sombre et sordide, qu'ils passèrent à autre chose, discutant d'un objet étrange qu'elle ne put identifier malgré ses quelques coups d’œil discrets. En revenant donc au vendeur de thé qui lui faisait nombre de clins d’œils dans le but de l'accaparer, Irina apprécia la senteur douce et aigre de ces herbes odorantes. Ce dernier tenta alors de l'orienter, indiquant tour à tour les différentes caisses en bois, lui souriant de toutes ses dents presque aussi jaunies que son turban. C'était sans compter sur le fait qu'il s'adressait à une femme s'y connaissant parfaitement en herbes, que ce soit sur leurs effets, leur provenance, ou leurs effets thérapeutiques... en plus d'être une cliente difficile.

« Essayez de la fleur d'oranger, ou de la peau de pêche. C'est doux et apaisant, avec une saveur riche et veloutée, en plus de guérir les problèmes de peau, et les insomnies. »
« Trop sucré. »
« Hm, que diriez-vous de l'écorce d'arbre blanc, alors ? C'est parfait pour... »
« Trop âcre. Donnez-moi plutôt une bonne poignée de votre meilleure menthe. »
« Oh, je vois que vous connaissez vos classiques. D'accord, bon et si vous essayiez aussi un peu de ce thé en poudre, battu dans un mélange de cannelle et d'Erkis, une fleur du désert ? » Il lui tendit alors une toute petite boîte afin de lui faire sentir le produit noble, ce à quoi elle acquiesça finalement avec approbation.
« Bien. Mettez m'en une demi-poignée. »

Le marchand sourit alors à nouveau, continuant de discuter de banalités pour s'attirer sa sympathie, ce à quoi Erynn répondit poliment mais sans s'étendre en détails. Ils marchandèrent un peu pour le prix, avant de finalement parvenir à un accord qui fit le commerçant s'incliner avec un sourire crispé, prétendant qu'elle était redoutable en affaires. Enfin la demoiselle lui sourit en retour, sans s’apitoyer le moins du monde sur son sort. Le prix qu'elle avait cédé était plus que correct, et ce vieux renard n'attendait qu'un signe de faiblesse de sa part pour lui en réclamer davantage. Ce qui était de bonne guerre, d'ailleurs. Dans tous les cas l’œil de Kesha chercha à nouveau Léo, remarquant que ce dernier parlait fort et semblait s'agacer pour on ne sait quelle raison. En déduisant que l'entrevue avec cette Shedara avait encore tourné au vinaigre, elle décida de poursuivre son petit tour de ce marché improvisé, et se dirigea vers un étal de quincaillerie, tenu par un dénommé Yas'jah.
Voyant que ce dernier était plus jeune d'apparence, mais surtout plus perspicace que le vendeur de thé, Erynn tenta une approche différente, plus accessible et plus frivole aussi. Elle savait déjà ce qu'elle voulait, elle savait même qu'il détenait encore le gantelet qui était la raison principale de ce voyage, puisque la caravane revenait à peine de Lokram. Par conséquent il lui faudrait distraire son interlocuteur, lui faire croire qu'elle recherchait une curiosité quelconque, une breloque, un souvenir. Il était peu probable qu'il connaisse la valeur réelle de l'artefact, surtout que d'après les livres qu'elle avait consultés, ce dernier ne manifestait ses pouvoirs magiques que lorsqu'il était porté. Avec un peu de chance, elle pourrait procéder à un achat sans trop ruiner ses finances. Car oui, à l'origine ce n'était pas au programme de devoir débourser des dias pour acquérir l'ancien bien d'Héphaestus... Se mordillant légèrement la lèvre inférieure avec une moue pensive de poupée fragile bien loin de son château de princesse, Irina complimenta les différents articles -ce qui ne fut pas difficile étant donné qu'ils étaient réellement de bonne facture- tout en glissant quelques œillades complices à Yas'jah.

Léogan les rejoignit enfin et salua le Lurghoyf comme le ferait un vieil ami qui ne l'avait pas vu depuis longtemps. Les laissant donc à leur échange aussi bref que complice, Erynn avait déjà repéré le gantelet, simplement étendu là, entre une ancienne lampe à huile et un chapeau à l'excentricité colorée. Momentanément curieuse de voir les talents musicaux de Léogan, elle fut intriguée par la drôle d'offre qui lui fut faite. Était-il si doué qu'un homme aussi roublard accepte de lui prêter gratuitement un instrument? C'était... intéressant. Profitant de la bonne humeur qui semblait être revenue, elle fit mine d'hésiter entre plusieurs articles à l'irréfutable élégance, puis finalement se rabattit sur une une couverture pour la nuit, une belle lanterne en fer forgé pour laquelle elle avait déjà des idées, et finalement, le fameux gantelet. Une fois encore elle négocia le prix afin de ne pas paraître suspicieuse, donnant grâce au ciel que Yas'jah n'ait pas encore eu le temps de vraiment examiner l'objet. Un coup de chance... qui lui sauverait la mise. Payant le prix réclamé, ce qui constituait un prix légèrement au dessus de ce qu'elle aurait dû -histoire de soulager un peu sa conscience- Erynn s'inclina pour officialiser la transaction. Un petit sourire de satisfaction dansait sur son visage fin, alors qu'elle fut surprise par la voix de Léogan tout près de son oreille. Elle frissonna et déglutit. Qu'est-ce que cela voulait dire, au juste ? Son palpitant pulsait furieusement dans sa poitrine, ce qui lui fit répondre sans trop réfléchir.

« Tant qu'on peut garder nos affaires en sécurité, ça me va. Je pense que ça nous fera vraiment du bien de nous décrasser. Et sinon vous jouez les gardes du corps, ou je dois être prête à zigouiller le premier oiseau curieux qui entre dans mon champ de vision ? Non que je sois coincée, hein... Mais je ne suis pas du genre à aimer m'exhiber pour autant. »

L'utilisation du pluriel l'incluant n'avait pas été calculée, mais il serait assez erroné de dire qu'elle était innocente. Dans tous les cas sa voix était ferme bien qu'un peu hésitante, comme si elle avait peur de dire quelque chose qu'il ne fallait pas. D'autre part elle était sérieuse concernant la possibilité de tuer toute personne se sentant pousser des talents de voyeur. Et maintenant que le gantelet était en sa possession, il était fort probable que sa paranoïa ne fasse qu'augmenter...
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeMar 19 Aoû - 8:48

Les yeux de Léogan souriaient discrètement alors qu'il observait Irina duper Yas'jah avec un entrain espiègle et presque innocent. Elle se laissait aller à la fantaisie avec une légèreté qu'il ne lui connaissait pas et elle avait des airs de petite fille fascinée alors qu'elle s'encombrait d'une couverture et d'une lanterne en les couvant d'un regard inspiré. Elle s'inclina devant le Lhurgoyf avec une politesse impeccable, qu'il lui rendit avec beaucoup de plaisir – on rencontrait rarement d'étrangers aussi au fait de courtoisie dans un coin aussi reculé dans Argyrei que l'oasis de Zagora, et Yas'jah était un fidèle des traditions de convenances, qui réglaient si minutieusement son commerce.
Léogan, lui, était plus attentif au sourire malin d'Erynn qui s'évanouit dans un air de confusion frissonnante quand il lui parla. Elle teinta son embarras et sa méfiance d'une petite pointe d'humour, mais il sentit qu'elle était plus sérieuse qu'elle ne voulait le paraître en émettant la possibilité de « zigouiller le premier oiseau curieux qui entrerait dans son champ de vision », et il se retint péniblement de ne pas rire ou s'amuser gentiment de cette naïveté féroce qu'elle montrait parfois.

« De nous décrasser, hein ? D'accord. » se contenta-t-il d'acquiescer, d'un ton de mauvaise foi cependant qui impliquait comme un « vous ne pouvez déjà plus vous passer de moi, hein ? ».

Et puis il sourit doucement, d'un air bien moins goguenard, encore plein de l'émerveillement ou du vertige que lui inoculait cette rencontre irréaliste.

« Venez par là, je vais vous montrer. »

Il attrapa vivement la main d'Erynn et l'entraîna derrière lui avec l'exaltation sans mesure et sans décence des enfants capricieux, se détournant négligemment de Yas'jah pour voler entre les tentures colorées des marchands, leurs breloques hétéroclites, et leurs curiosités, esquiva une ou deux chèvres qui allaient et venaient paresseusement dans la caravane, des hommes aux visages et aux tenues noirs qui préparaient le thé avec autant d'indolence et des femmes qui faisaient tinter leurs bijoux et plaisantaient entre elles en répandant des nuages de parfums et d'épices.
Ils émergèrent finalement de toute cette curieuse farandole et il l'attira plus près de lui encore pour accélérer le pas dans les plantes basses et aller jusqu'à courir une fois qu'ils eurent atteint l'ombre des palmiers et des arbres fruitiers.
Léogan était fatigué et courbaturé, oui, et après cette très longue chevauchée, ses jambes le faisaient souffrir à chaque foulée, mais il s'élançait entre les rayons de lumière qui tombaient entre les arbres avec un enthousiasme irréfrénable. Cela faisait un petit moment qu'il ne s'était pas permis de courir – le sable et les dunes ne donnant pas franchement lieu à ce genre de fantaisie – et malgré les quelques douleurs qui irradiaient dans ses nerfs à chaque heurt de son pas contre le sol, il sentait que sa course le rendait souple et léger. Il ne lâchait pas la main d'Erynn, pour ne pas ralentir l'allure, et ils filèrent pendant quelques minutes à travers les futaies verdoyantes.
Ils dévalèrent une petite excavation de verdure, cachée dans un large faisceau de palmiers, dont les larges feuilles couvraient parfois quelques fleurs aux couleurs éclatantes, et ils s'enfoncèrent dans l'ombre des arbres, qui cacha leurs silhouettes jusqu'à la berge de l'oasis, qui surgit soudain devant eux comme un mirage lumineux dans l'obscurité.
Léogan permit enfin à sa compagne de s'arrêter et il s'appuya lui-même sur ses genoux pour reprendre doucement son souffle, le regard fixé sur l'immense étendue d'eau qui faisait la renommée de Zagora. Il devait paraître désormais évident à Erynn qu'il ne manquait pas ici d'endroits discrets tout indiqués pour la baignade. Celui-ci était tout à fait à couvert. Une saillie d'arbres fruitiers, sur un lambeau de terre, s'avançait sur l'eau, et formait devant eux, tout en la dissimulant à la caravane, dont on entendait sourdement les bruits, au-delà de la végétation, une petite crique d'eau bleue.
Léogan posa l'oud qu'il avait tenu sous son bras droit, dans sa course, contre un grenadier, qui exhalait des odeurs sucrées et se redressa finalement.

« Ça m'étonnerait beaucoup qu'on nous surprenne ici, dit-il, une fois qu'il eut retrouvé son souffle, en considérant les alentours avec légèreté, avant de se retourner malicieusement vers Erynn. Mais au cas où ça vous rassurerait, écoutez, si un voyeur se pointe, je vous promets, je lui éclate la face. »

Ça, mon petit Léo, c'est du serment noble et solennel ! La grande classe.
Il esquissa un petit sourire moqueur, un peu pour elle, un peu pour lui-même, et, pour confirmer tout l'intérêt qu'il portait à sa fonction de chevalier servant, il passa ses mains sous sa tunique noire, détacha tranquillement son fourreau double de sa ceinture, et ses deux épées tombèrent dans l'herbe, à ses pieds, dans un bruit mat. Il n'était pas venu à Zagora pour planter de pauvres types qui auraient le malheur de passer dans le coin où il se baignerait avec Erynn – d'autant qu'il était plutôt confiant sur la discrétion de l'endroit. Et une fois dans l'eau, ma foi, il n'y aurait plus grand-chose à reluquer. Ce qui, dans une perspective plus personnelle – se dit-il, en regardant la jeune femme qui, près de lui, se défaisait de sa tunique – était tout de même... Bien dommage.
Il imita rapidement Erynn, cependant, et se dépêtra lui-même laborieusement de sa tunique, tandis qu'elle s'occupait de dégrafer un peu sa blouse. Il se débarrassa de ses bottes en sautillant sur place, les yeux posés avec envie sur l'eau paisible de l'oasis, et quand il regagna son équilibre, il se retourna vers la jeune femme.

Elle était là sous la palmeraie, presque nue, le regard vif et aux aguets, les mains croisées sur ses bras et le creux de la poitrine rougi comme une grenade en fleur. Elle cherchait encore s'il ne venait personne, et frissonnait au grand air frais qui semblait se soulever des ondes bleues de l'oasis. Dans l'ombre, le vert intense et luisant de ses yeux répondait aux couleurs soutenues de la végétation, des palmes sombres, des branches vertes et dorées des orangers qui exhalaient de longs parfums capiteux, et des feuilles immenses des bananiers.
Elle ne semblait pas avoir plus de vingt ans. Léogan l'observait silencieusement, absorbé par le souvenir de ce qu'il avait vu à travers le monocle, quelques temps plus tôt, et cette image épouvantable lui paraissait soudain terriblement absurde. Erynn n'était pas d'une beauté noble et proche de la perfection comme il en avait parfois admiré chez les Sindarins, ou dans l'alcôve d'Elerinna – oui, elle avait la maigreur tenace d'un animal traqué et un bien petit gabarit, quand il se levait et se dressait face à elle, et tout cela la rendait à ses yeux farouchement humaine, mais son visage clair et lisse d'enfant insolente, la profondeur obscure de ses yeux et les courbes délicates de son corps lui faisaient un effet de jeunesse intouchable et de grâce atemporelle. Elle avait quelque chose, elle aussi, d'une créature dont l'existence dépassait l'entendement, d'une fantasmagorie charnelle et terrestre, qu'on pouvait ravir un instant, qui pouvait se laisser appartenir fugacement, mais qui se libérait toujours, échappait même à la vieillesse et bernait la mort et le temps.
Léogan avait fourré inconsciemment sa main dans la poche de son pantalon et faisait tourner entre ses doigts moites le verre froid du monocle, en le maudissant et en grinçant imperceptiblement des dents, absorbé, un peu en dehors du temps.

Il sentit enfin qu'Erynn faisait peser sur lui un regard interrogateur et tressaillit un peu. Il reprit tout à coup contenance en chassant impérieusement toutes les idées noires qui commençaient à proliférer dans son crâne et défit les premiers lacets de sa chemise. Un sourire prédateur s'esquissa sur ses lèvres rêches. Il se débattit férocement contre ses manches et puis finit de se débarrasser de sa chemise avec une fluidité féline, qui embroussailla ses cheveux noirs sur sa nuque. Il l'abandonna négligemment sur ses bottes, derrière lui, et s'approcha lentement d'Erynn, d'un pas résolu cependant, jusqu'à n'être plus penché qu'à quelques centimètres de son visage, avec sa mine narquoise habituelle.

« Par contre si un génie des sables surgit pour crier vengeance, je n'pourrais rien faire. Faudra juste vous en prendre à votre esprit de contradiction. Et puis... expira-t-il, d'un souffle suave et provocateur, proche comme jamais de l'oreille d'Erynn, sans encore la toucher, profitant du vide électrisant qui séparaient encore leurs corps. Peut-être un peu à moi aussi, pour avoir envie de recommencer encore et encore, jusqu'à l'épuisement. »

Sa main échoua presque agressivement sur la blouse entrouverte d'Erynn et ses doigts s'accrochèrent aux dernières attaches, qu'il dégrafa d'un geste un peu trop hardi qui manqua de casser les passants. Il fit glisser les manches courtes du vêtement sur les bras pâles de la jeune femme et le laissa tomber également sur les herbes sèches de la berge, tandis que son visage comblait finalement la distance qui le détachait du cou d'Erynn et de la courbe ronde de sa mâchoire. Il respira profondément et se laissa enfiévrer par son odeur sensuelle, mêlée aux fragrances persistantes des arbres fruitiers.
Fébrile, la poitrine piquante et vidée de souffle, il enlaça la jeune femme et commença à dénouer la tresse dans son dos qui tordait sans doute douloureusement ses mèches iodées et tirait pesamment sur son cuir chevelu. Il libéra la masse impressionnante de sa chevelure rousse, la balayait vaporeusement à mesure que les maillons de la tresse se défaisaient et y plongea enfin ses doigts pour les offrir au vent du crépuscule qui commençait à souffler sur l'oasis.
Son échine brûlait et frissonnait. Ils se déshabillaient avec une frénésie qui se décuplait à chaque seconde, et à la fin, quand il ne resta plus que leurs sous-vêtements, Léogan couvrit le dos, les hanches d'Erynn de caresses, enlaça sa nuque d'une main assurée, et l'embrassa avec une passion irrépressible.

Toutefois, comme cette fois-ci la situation semblait exiger moins de précipitation, au bout de longues secondes où il avait cru que son cœur aurait percé un trou béant dans sa poitrine à force de la heurter, Léo s'écarta d'un pas leste de son amante et d'un même mouvement, posa un pied sur un léger promontoire de pierre qui s'avançaient sur l'onde et sourit d'un air entre la complicité et le défi. Puis il jeta un regard avide sur l'eau bleue et frémissante de l'oasis, prit un appui solide et y plongea tout à coup. Froides d'abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Il reprit son souffle à la surface, en balayant d'un geste de la main ses cheveux mouillés qui se plaquaient sur son visage comme une myriade de tentacules noirs, et nagea sur place quelques instants avant de trouver un endroit où il avait pieds.

« Vous savez nager ? » demanda-t-il à Erynn, d'une voix claire, en fixant un regard soucieux sur elle.

C'était une faculté plutôt rare que lui détenait par chance, pour avoir vagabondé quelques temps en mer et surtout pour avoir habité El Bahari et été Ascan. Il n'était absolument pas certain qu'Erynn, dans les froides banquises de Cimméria, eût appris à nager ou fût une experte en la matière, malheureusement. Mais après tout, la jeune femme lui avait réservé beaucoup de surprises et il préférait ne pas s'avancer sur ce qu'elle était capable de faire ou non.
Lui se se sentait léger, et frais, enfin. La moiteur de son corps s'était évanouie au moment où il avait été immergé et il se rappela en jetant sa tête en arrière, les yeux fermés, pour sentir les derniers rayons du soleil darder sa peau, son goût prononcé pour les ablutions. Il lâcha un petit soupir soulagé.

***

Le soir tombait sur l'oasis, et les deux soleils sombraient à l'horizon en peignant le ciel derrière eux de lumières oranges et violacées. Le vent était tiède sur l'onde. Léogan, adossé contre la berge, songeait en regardant apparaître le spectre bleu de la lune au milieu des feux dont s'allumaient les rares lambeaux de nuage. Il n'avait plus excessivement chaud, même si sa peau lui brûlait désagréablement par endroit, et il n'avait pas froid.
Le corps tiède d'Erynn, enveloppé dans ses bras et qui flottait vaporeusement contre son torse, irradiait d'une douceur pénétrante. Il se sentait bercé et proche de l'assoupissement. Les odeurs des plantes, des fruits et des arbres noyaient ses sens dans un tourbillon grisant.
Il savait que la musique ne tarderait pas à s'élever de la caravane, au loin, et la perspective de quitter cette intimité cotonneuse où ils s'étaient réfugiés tous les deux le rendit un peu nerveux. S'il lui avait dit, au zénith, qu'il voudrait l'écouter parler de ses choix lorsqu'ils se trouveraient seuls à seuls et sans urgence, c'était qu'il comptait bien le faire. Et il n'y avait pourtant pas vraiment à tergiverser. Il avait attendu le bon moment, et il était là, désormais, il le reconnaissait, avec son profil indolent et son regard de confiance et de confidence. Il avait un peu peur de brusquer ou de contrarier Erynn, cependant, alors qu'elle était si paisible et si épanouie dans ses bras, et il hésita quelques longues minutes, sans un mot, avant de s'éclaircir doucement la voix. Il relâcha un peu son étreinte afin de pouvoir regarder la jeune femme en face et la laissa flotter à quelques centimètres de lui.

« Je sais pas si on en aura l'occasion plus tard, alors... A moins que vous ne vouliez pas penser à... Enfin, à tout ça, murmura-t-il, avec un geste vague pour expédier son propos, – ce que je comprendrais – vous pourriez essayer de m'expliquer. Qu'est-ce que ça vous apporte à vous, de vous frotter à Elerinna, de vous épuiser pour sauver Hellas ? Si jamais il y a bien des choses à Hellas qui méritent d'être sauvées... J'ai toujours eu l'impression que vous vous donniez en entier à la ville, qu'elle vous avalait, qu'il ne restait rien de vous. Un peu comme moi. Vous savez, cette sensation insidieuse qu'on a quand on est sur le point de disparaître... Si vous la ressentez aussi, c'est que vous n'en tirez rien. Si vous n'en tirez rien, c'est que vous êtes en train de vous sacrifier. Ce n'est pas un bis repetita, je ne vous juge pas. Simplement je ne me rends pas compte qu'on puisse en tirer quelque chose pour soi, personnellement. »

Son ton était dépourvu de sévérité ou de dureté, et il traînait dans sa voix la même indolence que dans le crépuscule du désert. Il avait envie de voir Erynn accomplir toutes ces choses qu'il ne parvenait pas à faire lui-même. Trouver du bonheur à croire, peut-être, rêver, et se battre, surtout, pour des motifs que lui trouverait certainement illusoires, mais se battre tout de même, protéger avec fierté ce qu'elle était et avancer. Il se sentait un peu comme un gosse, devant Erynn, dont les longs cheveux rouges se déployaient sur l'onde comme de grands pétales.   Il la contempla quelques instants tandis qu'elle pensait, et plongea la moitié de son visage dans l'eau par jeu. Puis il remonta et se laissa flotter contre la berge, la tête nonchalamment penchée sur le côté. Il lui sourit presque imperceptiblement.

« Je ne vous interromprais pas. Je veux juste vous écouter, d'accord ? Faites comme vous voulez. » répéta-t-il, paisiblement.
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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeVen 29 Aoû - 19:04



De sang et de sable

Léogan . Irina

Erynn avait du mal à croire que ça avait été aussi facile, un vrai coup de chance non seulement que la caravane marchande ait trouvé exactement ce qu'elle cherchait, mais qu'en plus du reste elle arrive à se procurer l'objet dans un simple consensus commercial, dépourvu de toute manipulation magique ou autre mesure coercitive. Ça tenait presque du miracle. Et pourtant la carcasse de métal froid gisait dans son giron, prudemment protégée entre les plis de la couverture qu'elle venait d'acheter. Ce n'était pas tant qu'elle cherche à tout prix à la dissimuler des regards curieux, mais plutôt un besoin pragmatique d'éviter de l'abîmer alors qu'elle venait tout juste de l'acquérir. Après tout ce serait plutôt bête de commettre une erreur aussi idiote, d'autant plus que les objets magiques aussi anciens n'étaient pas réputés pour leur grande stabilité. D'ailleurs cette affirmation était particulièrement vraie pour les pièces de l'équipement d'Héphaestus, qui d'après ses recherches remontaient à des temps très reculés, même selon les valeurs sindarines. En vérité il lui avait été impossible de remonter la trace du gantelet, en dépit de longues fouilles dans les registres, les archives nationales et autres bases de données à large échelle. Cet objet éveillait chez Erynn une curiosité vive et grisante qu'elle peinait bien à contenir. Pourtant il était évident qu'il lui serait impossible d'étudier ce dernier comme il se devait. Le désert se prêtait peu à la prise de notes, à l'étude scientifique et minutieuse à laquelle elle espérait parvenir, et surtout il n'était pas propice à la quiétude nécessaire à la réflexion profonde. Par conséquent, pour l'instant il était plus intéressant et plus productif de profiter du moment, de saisir l'insouciance éphémère du voyage, avec ses dérives, ses conquêtes et ses surprises.

Bien entendu Léogan n'avait pas manqué de la ramener à la réalité avec ses propositions faussement innocentes, ses remarques d'une grivoiserie mal déguisée, et de cet air confiant et insupportable qui lui donnait furieusement envie de le... de le gifler, ou de l'embrasser ? Les deux. Ce regard brillant d'éclats de lascivité lui arracha un soupir pensif sans qu'elle s'en rende compte, ce qu'elle espéra serait interprété comme de l'exaspération plutôt que de la mièvrerie. Et pourquoi bon sang est-ce qu'elle se souciait de ce que pensait cet énergumène aux oreilles pointues. Depuis quand l'opinion de cet homme lui importait ne fusse qu'un peu ? Non mais, qu'est-ce qui lui prenait ? Le soleil avait dû l'attaquer plus que prévu. Dodelinant de la tête tout en avançant à la suite du brun, Erynn essaya de ne pas se poser plus de questions.
Léogan lui prit alors la main avec la même spontanéité qu'un grand enfant qu'il n'avait jamais cessé d'être, la prenant par surprise. Néanmoins elle n'eut d'autre choix que de lui emboîter le pas de semi course, ayant à peine le temps de voir les décors improbables et colorés tranchant tant avec son nord natal. Les visages et les couleurs tournoyaient, virevoltaient au gré de leur escapade, ils se mêlaient en un arc-en-ciel généreux et vague, dont ils cesseraient bientôt de faire partie. Ils couraient, ils fuyaient, ils n'étaient plus et tout à coup ils devenaient partie de cette immensité à la fois. Bien que toujours un peu sonnée et les jambes lourdes par la longue journée qui avait été la leur, Irina le suivit de son mieux, trébuchant à plusieurs reprises à cause des animaux et des gens qui surgirent parfois sur leur chemin. Et puis soudainement les marchands devinrent fleurs, les caravanes devinrent arbres et le doré se fit d'un vert profond et vibrant qui lui fit temporairement clore les paupières.

Le choc lumineux fut pourtant en dessous du choc visuel de voir une telle merveille, un paradis si proche et si rare, à la fois si fragile et si tenace, là juste à leurs pieds. Irina avait une main posée sur la poitrine, le souffle court et le visage rougi par l'effort, elle se tenait adossée à un grand palmier et essayait tant bien que mal de reprendre son souffle... Un souffle qui lui aurait sûrement été volé par la vue, si elle ne l'avait pas déjà perdu. C'était magnifique, tout simplement. Jusque-là elle avait toujours pensé que ses nombreux voyages lui avaient permis d'apercevoir les plus beaux endroits du monde. Elle s'était bouffie d'arrogance, croyant avoir tout vu, et une fois encore le désert -avec ses gens et ses trésors- la mettait à nouveau face à elle-même. C'était indéniablement une claque, et une belle façon de la confronter à elle-même. Cela forçait à la remise en question et à la modestie, une chose dont elle avait cruellement manqué depuis longtemps.
Voyant du coin de l’œil que Léogan semblait satisfait de retrouver cet endroit qu'il avait visiblement déjà fréquenté, Erynn s'interrogea. Combien de femmes avait-il déjà prises par la main pour les emmener à ce même endroit, à l'intimité naturelle et feutrée qui poussait facilement à se rapprocher ? Ce serait naïf de croire qu'elle était la première à découvrir le charme presque irritant de cet homme plusieurs fois centenaires. Certes elle n'imaginait sûrement pas Elerinna se laisser transporter par les beautés arides de l'orient. En fait elle était bien trop sophistiquée et délicate pour un environnement aussi exigeant et austère. Elerinna n'en faisait sûrement pas partie, mais combien d'autres avaient déjà pris ce même chemin ? Un sourire aigre plia ses lèvres, tandis que ses prunelles dissimulées sous ses yeux mi-clos observaient les environs. La méfiance était la seule barrière qui contenait la folie que son bon sens peinait tant à protéger. Léogan était dangereux, elle l'avait toujours su. Alors pourquoi avait-elle choisi d'aller de l'avant en ignorant ce que son esprit savait déjà ? Dans sa tête, seul le silence fit réponse. Elle n'avait ni le droit ni le temps de se perdre en élucubrations stupides d'envie ou de jalousie. Elle ne serait pas juste une de plus sur la liste... Elle ne serait pas un épisode isolé et une erreur parmi d'autres. Il le fallait.

Posant donc ses affaires à côté de l'instrument étrange de Léo, Irina réfléchit. Ce n'était pas qu'elle n'ait pas conscience de la distance qui les séparait du campement principal, mais tout ça ne lui suffisait pas. Enroulant ses achats dans la couverture, elle les posa soigneusement au pied de l'arbre. Il allait sûrement la prendre pour une détraquée, mais c'était sans importance. Posant une main à même la terre, elle l'immergea sous la poussière sombre et y posa une marque lumineuse qui sans un bruit servit de fondations à un mur blanc qui brilla brièvement en barrant la route par laquelle ils étaient venus, avant de s'éteindre et disparaître complètement. Nulle trace du phénomène ne resta, si ce n'est la marque toujours au sol. Erynn la recouvrit donc d'humus pour la dissimuler, puis se donna enfin pour satisfaite. Si quelqu'un venait à les suivre pour rejoindre cette même crique, elle serait la première au courant, qu'elle se trouve dans l'eau ou ailleurs. Cela ne tiendrait certes qu'une paire d'heures mais ça suffirait largement pour ce qu'elle avait en tête. Mettant la main en visière, Erynn observait la ligne d'horizon au loin, et la délicatesse avec laquelle celle-ci se mêlait à celle de l'étendue d'eau. Elle se tint là une paire de minutes, immobile et comme perdue quelque part entre la fraîcheur inattendue des lieux et la direction hasardeuse de ses propres pensées. Elle revint néanmoins à la réalité suite à une autre remarque provocatrice et spirituelle de Léo, qui se portait garant de leur intimité du moment, avec semble-t-il une certaine ironie. Une ironie qu'elle ne savait pas trop comment interpréter, qu'elle n'était pas sûre de vouloir interpréter. Une certaine amertume l'envahissait d'avance, pour une raison qui lui échappait. C'était comme si cet instant fugace et transparent qu'ils partageaient, comme si la plénitude instable et chétive qu'il lui offrait désormais la rendait plus vulnérable encore que la solitude qu'elle avait acceptée depuis si longtemps. De ses prunelles perçantes elle le dévisagea alors, parlant clairement sans le laisser deviner s'il était simplement question d'un voyeur.

« J'espère que vous tiendrez parole, dans ce cas. »

Le regardant se désarmer et se dévêtir, Erynn arborait l'une des expressions les plus neutres qui soient, bien que ses yeux brillent toujours de la même étincelle. Une lueur plus pâle et plus mesurée certes, mais l'essentiel était toujours là. Cet homme lui donnait toujours l'impression de rendre l'incongru on ne peut plus naturel, il avait un don pour lui faire oublier ses principes, ses complexes, ses doutes et ses manies. Avec lui il devenait normal de courir comme des voleurs au milieu d'étrangers dont elle avait déjà oublié les visages, il n'était plus surprenant d'agir inconsidérément, de fuir et de s'affranchir de toute contrainte, les siennes comme celles des autres. Il était même tout à fait normal de prendre un bain avec un homme... à qui il y a quelques semaines elle n'aurait pas même confié les obsèques d'un rat mort. Et pourtant elle était là, dépouillée de ses vêtements comme de ses prérogatives, frissonnante et incertaine, plongée dans une hésitation qui elle le savait, n'était pas vouée à durer.
Il n'y avait ni peur, ni retenue, ni bon sens suffisamment forts pour la détourner de cet homme à cet instant. Plus tard sans doute elle serait capable de lui tourner le dos et d'ignorer l'attraction muette et puissante qui les liait, mais là maintenant, sous se soleil déclinant et ce regard sombre vaguement soucieux, elle ne pouvait faire autrement. Erynn s'avança d'un pas traînant, les mains maladroitement repliées sur son corps dans une gestuelle qui reflétait une timidité insoupçonnée chez quelqu'un d'ordinaire confiant. C'est avec un souffle retenu qu'elle laissa Léo s'approcher encore et encore, jusqu'à ce qu'elle ressente sa respiration contre sa peau. Elle ne se détourna pas ni ne recula malgré la petite voix craintive dans sa tête, bien qu'elle se soit contentée de l'observer avec sérieux malgré son sourire espiègle. Il se baissa alors pour murmurer à son oreille dans un murmure rauque qui manqua de faire sortir son cœur de sa poitrine, ce qui lui cloua le bec un moment. Elle n'y comprenait toujours rien et demeurait une catastrophe reconnue en relations humaines, mais à moins qu'elle soit la dernière des crétines s'arrogeant des fantaisies inexistantes, il se passait indéniablement quelque chose entre eux. Quelque chose qui dépassait de très loin la simple complémentarité physique.

Confuse, elle ne savait que penser de cette situation, et pourtant elle ne pouvait s'empêcher de tourner en rond quand même. Baissant le regard, elle sentit les mains avides et pressées du sindarin essayer de défaire ses derniers vêtements, dans une urgence contagieuse qui la fit soupirer. Ses mains effleurèrent la ligne de sa mâchoire pour remonter vers ses joues, frôlant la barbe croissante dont elle semblait peu se soucier. Et puis il l'entraîna finalement dans une autre étreinte accablante pleine d'exigence qui lui fit mettre à nouveau tout le reste de côté. Sa natte se défit en même temps que ses interrogations, son corps répondant à celui de Léogan avec la certitude inépuisable dont elle manquait. Son souffle sembla lui manquer, sa poitrine s'incendier sous les grandes mains presque calleuses du soldat, ses lèvres semblant porter encore son goût même lorsqu'il recula finalement, sourire toujours aux lèvres. Il se redressa alors comme à regret avant de se lever, la laissant là, pantoise et haletante comme une adolescente. Se sentant un peu bête de se faire manipuler de la sorte, Erynn se leva prestement. Non elle n'était pas vexée, elle était juste... irritée ? Bon d'accord. Un peu des deux. Juste un peu.
En fait elle avait bien failli l'insulter de connard arrogant, elle avait bien failli le traiter de toutes ces choses qu'on lui avait sûrement dites un millier de fois et qui ne l'attendraient pas. Cela serait inutile il est vrai, mais au moins elle se sentirait mieux. La jeune femme l'avait suivi d'un pas lourd et bougon avec la ferme intention de lui dire sa façon de penser, seulement elle se rendit bien vite compte qu'il ne semblait pas avoir envie de discuter. Il plongea alors dans les eaux limpides de l'oasis avec l'insouciance d'un éternel sale gosse, avant de remonter à la surface avec une expression soulagée et plus épanouie. Plus jeune, aussi. Mais surtout sa petite cabriole avait poussé la rouquine à le suivre jusqu'à ce rocher, ce qui l'avait forcée à s'arrêter brusquement, à deux doigts de perdre son équilibre. Jouant des bras pour ne pas se casser la figure, elle fit deux grands pas en arrière dès que possible. Non elle ne sauterait pas ! Elle ne savait pas nager, et à défaut de lui faire peur on peut dire que les profondeurs ne la rassuraient pas le moins du monde. Qui pouvait bien savoir ce qui se terrait là dessous, là où les yeux ne pouvaient voir ? Erynn déglutit car elle se sentait stupide mais ne pouvait décemment ignorer ce pressentiment inquiétant qui lui nouait le ventre. Répondant par la négative d'un signe de tête, elle se força tout de même à ne pas abandonner sans avoir essayé. Faisant donc le tour pour descendre par la pente, la demoiselle entra dans l'eau là où elle avait pied et avança prudemment pour le rejoindre, tentant quelques brassées malgré l'anxiété. Elle refusait de s'avouer vaincue devant un énergumène si plein de ressources... Et non, ce n'était sûrement pas par fierté mal placée, non monsieur !

« Au lieu de ricaner comme une hyène aux dents pourries, aidez-moi à apprendre. »

*-*-*

L'espace qui les entourait s'était soudainement fait feutré, parfumé et paisible. Le silence qui planait dans ce désert à l'abri de la calamité sonore et humaine des grandes villes bourdonnait ironiquement à ses oreilles, la rendant paresseuse et vaguement engourdie. Erynn s'était nichée dans les bras de son compagnon de route et y avait élu domicile, constatant un peu surprise qu'il n’émettait pas la moindre plainte. Lui qui passait les trois quarts de son temps à bougonner, à grommeler sur tout et n'importe quoi semblait avoir trouvé un semblant de paix dans des circonstances qui pourtant étaient on ne peut plus étranges. Épuisée par la nage et le voyage, la prêtresse avait trouvé le sommeil contre son corps chaud pendant quelques minutes, la joue posée contre son cœur et ses cheveux le nappant d'une couverture de velours écarlate. Ce fut finalement un changement dans la cadence de sa respiration, et quelques mouvements un peu agités qui la firent s'éveiller mollement, les yeux encore voilés de sommeil et l'esprit quelque peu inerte. Pourtant il n'était pas bien compliqué de saisir que Léogan semblait soudainement plus tendu, plus nerveux et plus... prudent. C'était un changement d'attitude assez radical pour qu'elle puisse s'en rendre compte, malgré son état toujours à moitié assoupi. De plus, c'était suffisamment brutal pour qu'elle comprenne qu'il se passait quelque chose, et que ce quelque chose allait probablement lui déplaire.
Se laissant porter jusqu’à la berge, Erynn se redressa sur son séant et se détacha de lui comme s'il venait de la gifler. Il avait visiblement toujours le même amour des meilleurs moments où aborder ce sujet. Et celui-là était probablement le pire d'entre tous. Au fond, sa méfiance longtemps mise en sourdine revenait à la charge plus forte que jamais, lui murmurant qu'il avait simplement cherché à la distraire pour en venir à ce même point, qu'il avait trouvé le moyen de lui faire baisser sa garde dans l'espoir de... De quoi au juste ? De la tester ? De lui arracher encore plus d'informations ? Voulait-il vérifier qu'elle avait dit la vérité, et que ses intentions étaient bien celles qu'elle avait déjà exposées ? C'était incroyable qu'il persiste encore à revenir sur cette conversation qu'elle pensait déjà terminée. Lui faisant face brusquement, Erynn ramena ses genoux contre son ventre, sans une tentative instinctive et vaine de couvrir sa nudité sans avoir l'air d'une vierge effarouchée. Un sourire amer se dessina sur ses lippes pleines, tandis qu'elle dodelinait presque tristement de la tête. Pourquoi s'acharnait-il ? Pourquoi refusait-il de comprendre ? Et puis pourquoi cela l'intéressait à ce point, de toute façon ? Sa voix sonna agressive, même à ses propres oreilles. Elle était à nouveau sur la défensive, à nouveau aiguisée, tranchante et incisive comme une lame perçante de vérité. Sa vérité.

« Vous vous attendez à ce que je dise qu’Elerinna est une catin dévergondée et sans morale, qui se soucie plus de son apparence que des fidèles ? Qui passe plus de temps à se regarder dans une glace et écrire les mémoires de la vie la plus misérable du monde connu, alors qu’elle croule sous les richesses, le pouvoir et la gloire ? Je pourrais le faire, et je le pense. Voulez-vous que je vous dise à quel point elle est pathétique de mépris faussement pudibond, de condescendance qui se veut maternelle, quand elle nous dévisage de ses yeux pers pleins d’arrogance et de vanité ? Cette femme est aussi creuse qu’une cruche vide. Elle se veut intelligente mais ne fait rien de cet esprit perspicace, elle gâche son expérience centenaire, et même dans le domaine de la médecine elle est d’une paresse exaspérante, d’un manque de rigueur inconcevable. Elle se contente de regarder les gens autour d’elle pendant des jours, éberluée comme une mioche perdue dans un univers alternatif, sillonnant davantage ses rêves féériques que les couloirs de l’infirmerie. Oui elle préside toujours aux cérémonies religieuses, qui certes consolent les fidèles, mais ne les maintiennent pas en vie. Actuellement elle est complètement inutile, ce n’est qu’une idole de plus, une statue de Kesha dont elle n’est que l’image mais pas la porteuse de lumière. » Sa tirade bien que pleine de fiel n’en restait pas moins pertinente, et ils le savaient tous les deux. Ce qu’il avait enduré pendant cinquante ans, cette impression d’avoir perdu une moitié de son cerveau en voulant rendre service, elle l’avait déjà éprouvée aussi. C’est juste qu’elle était moins prompte à se laisser voler le peu de temps qui lui était imparti par une femme aussi enchanteresse que nombriliste.

« Hellas, c’est tout ce que j’ai. Je n’ai jamais eu de famille alors j’ai fini par voir cette ville comme mon seul foyer. En ce sens et parce que je pensais que c’était mon devoir, j’ai toujours servi les prêtresses de la façon la plus obstinée et aveugle qui soit, sans réfléchir, sans poser de questions. Je venais de perdre Alana, alors j’ai déposé en Elerinna tous mes espoirs ; j’ai fait d’elle mon point de repère afin de ne pas me laisser couler. J’ai fait ce qu’il fallait ou du moins c’est ce que je croyais, même si je me rends compte que c’était stupide. J’avais confiance en son jugement, j’étais persuadée qu’elle ferait ce qui était le mieux pour nous. J’ai essayé de croire qu’elle était étrangère à la condamnation injuste d’Alana, qui s’est avérée être un simple obstacle à ses desseins. Cela ne l’a pas empêchée de s’en décharger, ignorant leur amitié de longue date et laissant un prétendu antagonisme consumer son bon sens. Je pensais qu’elle était l’aube d’une nouvelle ère, avec son charisme et ses paroles suaves. Oh je ne le nie pas. J’ai été leurrée comme beaucoup d’autres. J’ai pensé que son âge lui concédait une grande sagesse, j’ai cru qu’elle était solide, responsable et visionnaire. Oh… J’ai perdu quelques années, mais j’ai fini par comprendre. » Erynn fit une pause, le regard perdu au loin, vide. Elle savait bien qu’elle était loin de posséder la présence, la carrure élégante ou le don oratoire ensorcelant de sa rivale. Mais tout cela était insuffisant pour en faire une grande prêtresse digne. « Je sais qu’elle n’a pas fait que du mal, oh j’en suis bien consciente. Pourquoi suis-je capable de lui reconnaître des capacités, me direz-vous ? Hé bien parce que la diaboliser ne me donnerait pas plus raison, cela ne rendrait nullement ma position plus légitime. Personne n’est totalement mauvais, ou totalement bon, pas même cette foutue garce. D’ailleurs en un sens elle a été une lumière dans l’obscurité, le capitaine salutaire qui fait son apparition dans les temps les plus troubles… Envers et contre tout. » Erynn posa le menton sur ses genoux, paraissant soudainement plus petite, mais pas moins résolue. « Seulement nous savons tous les deux que ce n’est pas l’ordre qui la préoccupe. Vous savez sans doute encore mieux que moi à quel point elle est un monstre d’égoïsme et d’égocentrisme. Je ne ferai pas avoir par sa soit disant fragilité, par ses moues mièvres et les ombres torturées dans son regard… Après tout elle n’est pas plus vulnérable qu’une autre. On n’est faible que parce qu’on s’y complait, et croyez-moi, si une femme de sa beauté et de son expérience ne fait rien pour apprendre avec les années, alors elle est vouée à dépérir lentement, comme une fleur qui se fane au moindre coup de vent, au moindre rayon de soleil. Et vous… vous êtes le crétin crédule et serviable qui accourt dès qu’elle gémit, vous interposant entre elle et le monde entier comme si ça pouvait la sauver. Hélas pour vous deux, c’est d’elle-même et non du reste du monde qu’il faut la défendre. »

Il avait cherché, il l’avait voulu, et maintenant il aurait droit à entendre tout ce qu’il y avait à savoir, qu’il le veuille ou non. « Ce n’est pas l’honneur, la pérennité ou la préservation de l’ordre qui l’intéresse. Elle ne fait que s’en servir à des fins personnelles et égoïstes. Elle ne sert pas l’ordre, elle se sert DE lui, et là est toute la différence. Ou bien allez-vous me dire qu'il est normal qu'elle n'ai rien fait pour les exilés de la Sarnahroa, tant que vous y êtes ? Bref, comme bon nombre de personnes, j’ai compris que tous les meurtres que j’ai commis, que tous les contrats exécutés, les manigances, les transactions illégales, les jeux de pouvoir que j’ai accomplis en son nom… Tout cela n’est qu’un écran de fumée. Tout cela n’a servi à rien si ce n’est servir une cause qui n’a aucun rapport avec Cimméria. Les prêtresses ont certes besoin de survivre en politique tant que des chacals comme Bellicio continueront d’être maires, mais de là à tomber aussi bas… Pourquoi ? Pourquoi devrais-je assister à la chute de l’ordre les bras croisés, sans rien tenter pour l’en empêcher ? Dois-je attendre le déluge, l’apocalypse, ou une intervention divine ? C'est censé me rendre plus heureuse d'ignorer ce qui se passe? Non désolée. Être croyante et crédule, ce sont deux choses différentes. Si personne ne s’investit, si personne ne se salit les mains, alors les choses ne changeront jamais. Pourquoi moi alors ? C’est une bien bonne question. » Un rire sarcastique franchit sa gorge sèche, tandis que du bout des orteils, elle jouait avec le sable. Pourtant une émotion à mi-chemin entre le désespoir et la folie animait ses prunelles soudainement habitées de l’ombre d’Exanimis, le blanc de ses yeux virant au noir, ses iris se fendant à la verticale.

« J’aurais tout donné pour que quelqu’un d’autre mène ce combat. J’aurais tout donné pour quelqu’un d’autre que moi puisse prétendre à son poste, afin de remettre les choses sur le droit chemin. Je ne suis pas plus digne qu’elle. Mes mains ont fait couler trop de sang, mon esprit corrompu n’est pas à la hauteur. Mais il n’y a personne… Personne ! Croyez-vous que ce chaos m’amuse ? Que je me réjouisse de vouer ma vie à une cause sûrement perdue ? Et pourtant je n’ai rien d’autre. Cette bataille, ce combat pour ramener l’ordre à ses principes fondateurs, c’est ma raison de vivre. Je préfère en finir par mes moyens, ici et maintenant. Je l’aurais déjà sûrement tuée moi-même si je pensais que ça suffirait, or je sais que ce n’est pas le cas. Tuez la tête de l’hydre, trois autres en repousseront. Ses alliés sont nombreux, et il me faut trouver un autre moyen, c’est tout ou rien… Oh et je vous en prie, cessez de me regarder avec pitié, comme si j’étais une gosse capricieuse qui ne sait pas ce qu’elle fait. Je préfère mourir en accomplissant quelque chose, que vivre dans l’inaction ! Et puis pourquoi avez-vous de la sympathie pour elle ? Pourquoi est-ce toujours elle, elle, elle, encore et toujours ?! Moi aussi je suis lasse de toutes ces batailles contre des moulins à vent, je suis fatiguée, moi aussi je suis usée par le temps et l’effort, deux choses qui ne l’atteignent pas. Je sais que je suis probablement vouée à perdre, vouée à me vautrer dans ma mortalité tandis qu’elle n’aura qu’à me regarder mourir sous la lame d’un énième assassin ou simplement emportée par la vieillesse, sans lever le petit doigt. Et alors personne n’aura le courage ou la force de reprendre le flambeau. Je mourrai sans doute dans l’anonymat, ou disgraciée par une autre de ses manœuvres, ce qui ne fera que renforcer son influence et son pouvoir une nouvelle fois. Est-ce cela que vous voulez m’entendre dire ? Est-ce cela ? » Elle avait vociféré la dernière phrase comme une accusation balancée à la figure avec toute la violence de ses dernières forces. Se levant tout à coup, nue et tremblante de rage, elle avait les poings serrés le long du corps, semblant se retenir d’exploser pour de bon, dos à lui. « Je refuse de mourir. Je refuse de céder ou d’abandonner, et je continuerai de la hanter d’après l’au-delà si nécessaire, je deviendrai Gorgoroth s’il le faut ! Mais si périr est le prix à payer pour rétablir le culte que j’ai connu pour de bon, alors au moins je tomberai avec la satisfaction d’avoir accompli quelque chose qui en vaut la peine ! »


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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeMer 3 Sep - 5:53

Léogan s'était senti coupable de tirer Erynn de sa torpeur douce et chaude pour la rappeler à des souvenirs désagréables. Le corps ivoirin de la jeune femme s'était écarté avec écœurement de la peau dorée de Léo et elle était allée s'asseoir sur la berge, l'air blessé et déçu. Le front du Sindarin s'était plissé de souci et il regretta presque immédiatement sa décision. Il restait pour sa part debout dans les eaux bleues de l'oasis qui le noyait jusqu'au torse et il observa son amante se retirer sur la terre ferme et se recroqueviller sur elle-même avec un rictus presque dégoûté.
Malgré sa gorge qui se nouait et l'amertume qui naissait dans sa poitrine, il resta grave et silencieux, comme il l'avait promis, et ne se défendit pas des accusations acerbes que lui jetaient les yeux verts perçants d'Erynn. Il se contenta de soutenir son regard avec résolution, le visage levé, et la laissa parler.

Ses premiers mots cinglèrent et l'atteignirent aussitôt droit dans la poitrine. Sa gorge se noua plus encore et il déglutit péniblement, pris jusqu'aux entrailles. Comment une bouche aussi douce pouvait-elle renfermer une langue aussi acérée ?
Léogan referma ses bras sur lui-même et ne l'interrompit pas, alors qu'elle se lançait dans une litanie cruelle d'insultes qui affligeaient Elerinna et donc la cause qu'il servait depuis si longtemps. Il voulut lui demander d'arrêter, lui dire qu'il ne voulait pas en entendre davantage et que tout cela était faux, mais il ne s'en trouva pas le droit. Il demeura immobile, les bras fermés et les yeux fixés sur Erynn, se retint de frissonner et se tut. L'air lui paraissait lourd et glacial.

Quand elle cessa enfin d'accabler Elerinna, Léogan se sentit respirer plus librement. Sa tête se baissa un peu, son regard se plissa et il contempla à Erynn et ses grands yeux verts qui frémissaient d'une souffrance cachée sous le ciel brûlant du soir. Il l'écouta parler avec patience. Sa voix basse, vibrante et grave, un peu cassée, l'enveloppait dans une noirceur venimeuse et envoûtante. Il aurait pu l'écouter pour la seule musique intrigante et calme qu'elle formait si chacun de ses mots n'avait pas eu une importance certainement vitale pour sa compréhension. Elle rencontrait parfois des creux émus et tremblants, pour mieux revenir à l'assaut, plus forte, plus fière, plus hypnotisante.
Il l'entendit parler d'Hellas comme de la seule chose qu'elle possédait au monde, et il comprit soudain avec une clarté lumineuse la ténacité féroce de la jeune femme – avec une tristesse qui le glaça plus encore.
Quand elle se replia sur elle-même, avec cet air d'enfant furieuse qui ne conseillait à personne de l'approcher, il resta également sans bouger. La condamnation qu'elle fit encore d'Elerinna le transperça mieux encore car il ne pouvait qu'y voir la vérité et quand le blâme le percuta lui-même comme un taureau en pleine charge, il vacilla un peu, baissa finalement son regard et soupira brièvement, les yeux perdus dans l'onde trouble. Il se sentit vide et exsangue un long moment. Elle ne lui avait pourtant pas porté un des coups assassins qu'elle réservait à Elerinna dans ses discours, c'était en réalité un reproche sans animosité, sans cruauté et plein d'une sincère affliction. Il releva péniblement la tête, le regard intense et brûlant, inspira profondément et attendit d'autres réponses, avec un courage qu'il ne s'était jamais soupçonné.

Elles ne tardèrent pas, en vérité, et une nouvelle fois, Léogan se heurta à l'obstination farouche de la jeune femme, qui refusait encore de se soumettre à la folie de son choix et à l'absurdité de sa cause, et quelque chose frémit dans sa poitrine, quelque chose qui fit flotter un sourire épris, sauvage et insolent dans ses yeux et sur ses lèvres.
Et soudain, un spectre traversa le regard intrigant d'Erynn qui parut se remplir de ténèbres froides l'espace d'un instant. Léogan, stupéfait, haussa des sourcils, puis papillonna des paupières. Il ouvrit la bouche avec inquiétude et ce fut la seule fois où il fut vraiment sur le point de parler. Il s'arrêta tandis qu'elle commençait à parler avec davantage de hargne et de douleur, comme un animal blessé sur la berge. Cette rage soudaine et malheureuse, qui avait couvé en elle depuis le début de son discours, le prit tout de même au dépourvu, car il ne s'imaginait pas qu'elle pût ou voulût la lui montrer à lui et se montrer elle si vulnérable et si désespérée.
Ses cris lui transpercèrent la poitrine. Elle n'avait rien d'autre. Comment était-ce donc possible ? Il devait bien y avoir quelqu'un. Elle avait des fidèles, des amis, était-ce qu'elle était trop ombrageuse, était-ce parce qu'elle ne connaissait que des obligations qu'il en était ainsi, ou était-ce qu'ils étaient mille fois trop négligents ?
Quand elle s'enfonça dans le délire et commença à évoquer tour à tour sa vieillesse, sa mort et la survivance éternelle d'Elerinna, Sindarine comme Léogan et jeune pour des siècles et des siècles encore, il fut rempli d'une vive panique. Il pensa aussitôt au monocle et la silhouette tassée et chétive de la vieille femme qu'il avait vue émergea de ses souvenirs comme un cauchemar. L'accusation qu'elle porta contre lui, cette fois, fit naître en lui une colère froide qui crispa son visage et fit trembler ses mains. Comment pouvait-elle croire que c'était ce qu'il voulait entendre ?! Le croyait-elle donc sans émotion ni sincérité ?
Il avança dans l'eau de l'oasis avec colère et s'approcha d'elle tandis qu'elle se détournait férocement et s'il ne craignait pas la menace qu'elle représentait dans cet état de fureur, c'est qu'il se trouvait lui-même dans un effroi si violent qu'il se sentait prêt à se battre contre elle, à essuyer ses coups et ses insultes pour lui faire mal comme elle venait de le blesser.

A moins de deux mètres d'elle, alors qu'elle s'était arrêtée de parler, il s'arrêta et observa sévèrement son dos blanc et frêle, avant d'avancer encore de quelques pas et de grimper à son tour sur la berge, juste derrière elle.

« Ce n'est pas davantage ce que je voulais entendre que ce vous vouliez me dire, en réalité, dit-il, très froidement.
Et arrêtez de parler sans cesse de votre mort, c'est insupportable. Je préférerais que vous mourriez pour rien plutôt que pour Hellas, ou quoi que ce soit d'autre. C'est idiot, comment pourriez-vous vous satisfaire d'avoir trouvé la mort pour de nobles raisons ? Vous seriez morte. Et j'ai encore jamais vu de morts capables de satisfaction.
Je me fiche que ça en vaille la peine ou non, je ne vous laisserai pas mourir pour ça. »


Il posa brusquement ses mains sur les épaules d'Erynn et la retourna vers lui dans un mouvement de colère, le visage crispé sauvagement et les yeux étincelants d'une lumière fauve. Il la sentit étonnamment fragile sous son emprise, encore languissante de sommeil et désormais toute frissonnante de rage, la carrure frêle, la peau translucide, les nerfs palpitants et le visage pâle, tendu furieusement vers lui, qui dominait sans peine son petit gabarit. Cela décupla bizarrement sa révolte et dans un coup de sang insurmontable, il enlaça farouchement sa nuque et l'attira tout à coup jusqu'à lui pour l'étreindre et l'embrasser de toutes ses forces, les yeux brûlants et fermés de rage.
Elle n'avait pas le droit de paraître aussi vulnérable, aussi proche de mourir, aussi facilement altérable et destructible, elle n'avait pas le droit de dire des choses pareilles. C'était insupportable.
Son corps palpitait chaotiquement contre celui d'Erynn qu'il tint longtemps serré au sien avec une exigence absolue, son front s'enflammait sur celui de la jeune femme, il perdit tout son souffle entre ses lèvres rouges comme un fruit pulpeux, et quand il cessa enfin de frissonner d'émotion, son étreinte se relâcha et ses mains agressives redevinrent douces et aériennes sur la peau laiteuse d'Erynn. Il caressa ses omoplates vaporeusement et passa ses doigts dans ses cheveux avant d'ouvrir à demi les paupières et de séparer leurs lèvres d'un petit centimètre, hors d'haleine. Il sentit également la respiration de la jeune femme sur son visage humide, frôla ses lèvres à nouveau, hypnotisé par son souffle, et l'embrassa doucement.
Lorsqu'il mit de nouveau quelque distance entre leurs visages, il déglutit péniblement, le cœur encore déchaîné dans sa cage thoracique, expira longuement pour reprendre un peu contenance et tenta d'esquisser un des sourires goguenards et pas très sérieux dont il avait le secret – mais le résultat fut sans doute un peu trop frémissant et crispé pour être convaincant.

« Vous avez intérêt à survivre jusqu'à ce que je gagne et que je vienne ramasser la mise, murmura-t-il, avec autant de fanfaronnade et l'air aussi bravache qu'il le pouvait. Si vous profitiez que j'aie le dos tourné pour mourir pour de nobles et stupides raisons, je ne vous le pardonnerais pas. »

C'était sûrement présenté avec la plus belle légèreté du monde, au point de paraître risible, mais il ressentait ce qu'il disait jusqu'au fond de ses tripes. Il préféra ne rien en montrer cependant et prit nerveusement les mains d'Erynn dans les siennes, pour détourner son attention tandis qu'il fuyait son regard et plantait vaguement le sien sur l'horizon crépusculaire, où des rayons orange vacillaient dans l'épaisseur sombre du soir. Le vent commençait à souffler, la végétation frémissait, le soleil flottait partout.

« Je ne sais pas ce qu'il adviendra de nous. Le monde en décidera, murmura-t-il, avec résignation. Le monde décide toujours. J'aimerais seulement qu'on survive tous les deux, s'il y avait un grand naufrage... »

Le reste n'avait pas ou plus d'importance à ses yeux. Le monde allait sans doute bientôt exploser, il ne savait pas quand, ni dans quelles circonstances, mais ce ciel-là et cette nuit mauve qui tombait sur l'oasis étaient à eux, ils les piégeaient inextricablement et semblaient trop cruellement éternels, trop illusoirement indifférents du reste de l'univers.
Les iris noirs de Léogan s'agrandirent étrangement dans son regard et oscillèrent avec effroi sur la ligne d'horizon, comme s'il était témoin de la course chaotique d'un astre ou de la destruction subite du bout du monde.
Finalement, une brise plus fraîche les enveloppa tous les deux tout à coup et ils frissonnèrent ensemble, la peau encore couverte d'une fine pellicule d'eau. Léogan attira Erynn près de lui et remonta sur la terre ferme, au sec, où il se souvint qu'il n'avait pas apporté de quoi se sécher. Ses yeux trouvèrent avec souci les tuniques amples qui les avaient protégés du sable du désert et, jugeant qu'elles étaient trop salies pour convenir, se rebattirent sur ses propres vêtements qui traînaient paresseusement sur les herbes. Il ramassa sa chemise, ouvrit les boutons qu'il avait négligés de défaire un peu plus d'une heure plus tôt et, la mine neutre, sans un mot, la passa sur les épaules mouillées d'Erynn.
Puis, passant une main dans ses cheveux trempés et chassant vainement quelques gouttes d'eau sur son torse, il s'assit sur un coin de la berge, au soleil, en espérant pouvoir sécher un peu avant de se rhabiller et leva la tête vers la jeune femme, toujours silencieux. Il sourit discrètement. Sa large chemise lui faisait comme une cape de lin blanc où se répandaient ses cheveux auburn, comme des rayons de soleil mouillés qui étincelaient au crépuscule. Ce spectacle fascina quelques instants ses yeux de Sindarin. Il chercha à jouer avec la lumière et les infimes particules qui flottaient dans le sillon des rayons dorés, entre les mèches embroussaillées d'Erynn, pour mieux discerner la forme délicate de son visage blanc, le trait farouche de son menton et l'expression de son regard vert, qui oscillait et vacillait au gré des mouvements de sa tête indolente et de son corps frêle enveloppé dans sa chemise.
Il se calma de lui-même, emporté par la torpeur orientale de l'oasis, dans les parfums obsédants des arbres et du sable, sous les yeux verts immenses, perçants et fascinants d'Erynn, qu'il imagina charbonnés au henné sur sa peau opaline. Il se laissa tomber, sans savoir comprendre le plus infimes de leurs mystères, dans ses deux abysses magnétiques, fiers et étranges qui lui échappaient furtivement entre ses cils courbés par le soleil et l'émotion.
Un vent chargé de sable vint érafler son dos et ses épaules et il se réveilla un peu. Il tira vers lui sa tunique noire où, à la faveur de l'obscurité grandissante, scintillaient quelques arabesques de fils dorés, et la jeta négligemment sur lui. Il s'éclaircit la voix, en frottant l'une contre l'autre ses mains rêches de sable désormais, et retrouva la parole.

« Mais... D'accord, bien, dit-il, d'une voix que le silence avait rendue éraillée. Admettons que ce soit le sens que vous vouliez lui donner, à votre vie – cette croisade pour l'ordre de Kesha... Erynn, de quoi croyez-vous manquer pour être la bonne personne ? demanda-t-il, simplement, avec une nouvelle douceur, le visage calme et les yeux limpides. Des gens meurent tous les jours. Que vous ayez fait couler leur sang vous-même ne change rien à l'affaire. Il n'y a pas besoin d'une bonne raison pour qu'une vie s'éteigne. Ce serait peut-être même plus atroce de juger qu'une raison vaut mieux qu'une vie. Peu importe, les gens meurent parce qu'ils doivent mourir.
Peut-être que je suis aussi corrompu que vous,
admit-il, en souriant flâneusement sous la chaleur dorée des rayons solaires. Mais je trouve ce que vous faites naturel. Ce n'est que l'ordre des choses. Les temps sont durs, vous êtes aussi dure qu'eux. Bien sûr, vous avez les mains sales. Mais avec ça, vous, vous avez le pouvoir de donner la vie. Vous avez sauvé au moins autant de personnes que vous en avez tuées : vous donnez la mort pour faire vivre, acheva-t-il, avec un calme naturel.
Elerinna... N'a jamais fait ni l'un ni l'autre de ses propres mains. J'aurais aimé qu'elle ait votre force ou votre courage et qu'elle assume de vivre sur terre... Mais ce sont souvent des actes qu'elle délègue, murmura-t-il en tiquant légèrement. Vous vous êtes frottée à la réalité et à sa violence, ça fait de vous la bonne personne pour porter des responsabilités, je pense. »

Il se tut quelques instants, regarda à nouveau l'horizon d'un air paisible, les genoux repliés, les coudes posés nonchalamment dessus. On aurait pu croire qu'il priait. Au loin, il entendait la rumeur de la caravane. Des fumées s'élevaient déjà dans le ciel du soir, bien au-delà des larges palmes des arbres. Elerinna ne lui avait jamais confié les tâches avilissantes dont elle avait gratifiées Irina. Il était colonel, pas assassin. Mais elle n'avait pas besoin d'ordonner pour déléguer. Il savait ce qu'il avait à faire.
Puis il se retourna vers Erynn et prit lentement dans sa main chaude la main laiteuse d'Erynn, qu'il imagina tatouer d'arabesques noires en l'effleurant du bout des doigts.

« Venez, murmura-t-il, venez près de moi. »

Il la fit glisser jusqu'au sol d'un geste fluide et passa son bras, ainsi qu'un pan de sa tunique noire autour de ses épaules, en l'attirant contre lui. La fraîcheur du corps de la jeune femme contre le sien le fit frissonner. Les yeux encore portés vers le lointain, songeur, le front impassible, il enlaça les cheveux humides d'Erynn qui frémissaient sur sa nuque et les emmêla entre ses doigts.

« Quand on reviendra à Hellas, je vous ferai le plus beau numéro d'équilibriste qui vous aura jamais été donné de voir, plaisanta-t-il lentement, avec indolence. Un grand écart olympique. Du grand art.
Mais ce sera un grand écart, ajouta-t-il, à voix basse, à demi tourné vers elle, alors qu'il sentait sa joue s'appuyer sur son épaule. Est-ce que vous saurez vous en contenter pour le moment ? Si je n'avais que de la sympathie pour Elerinna, ou si vous ne faisiez pas le choix d'être Irina Dranis, j'aurais pu être tout à vous. Malheureusement, en retournant à Hellas, nous retournons à nos places et c'est tout ce que nous pouvons espérer. Le secret, le danger, la division. »

Et aussi un peu de trahison, en ce qui te concerne, Léo, n'oublie pas...

« Mais vous ne seriez plus vraiment seule, convint-il, et, au moment où il acheva cette phrase, il réalisa qu'il venait peut-être de faire une promesse. Ses yeux s'égarèrent un peu, il tenta de garder contenance. Vous n'aurez rien à envier à Elerinna. Je n'ai jamais été totalement transparent pour elle, il y a un million de choses qu'elle ne sait pas de moi, et aujourd'hui, je décide de lui mentir encore une fois, tandis que je suis honnête avec vous. Autant que je peux l'être en tout cas, ajouta-t-il, avec un petit sourire moqueur. Parce qu'ici tout ne peut être que lumineux et clair, entre deux êtres, murmura-t-il en la regardant avec intensité. Pourtant ce serait sans doute aller trop loin dans la mauvaise foi de vous dire qu'elle ne compte pas. »

Il s'apprêtait à faire une grosse bourde, il le savait. Parler d'aventures passées avec une autre femme, ce n'était pas le genre de conseil qu'on donnait pour conclure un rencard en beauté, mais leur cas était trop marginal pour obéir aux règles classiques de ce genre.
Ils ne devaient pas se voiler la face.
La deuxième main de Léo attira son oud sur une de ses jambes qu'il déplia un peu, de façon à le soutenir et à se donner un prétexte pour ne pas avoir à s'expliquer droit dans les yeux avec Erynn. Ses doigts errèrent vaguement sur les cordes de l'instrument, qu'il fit vibrer d'un son agile et lancinant.

« Je vous dois quelques explications, je crois, coupa-t-il, soudain, et sa main s'arrêta en même temps. C'est inévitable. Je ne peux pas vous laisser vous poser éternellement les mêmes questions...
Mais avant de me traiter d'indécrottable bourrique,
commença-t-il, d'un ton entre le souci et la tentative d'humour, il faut que vous sachiez que j'ai ma part de responsabilités dans tout ce merdier. Ce n'est pas vraiment que j'ai décidé de les assumer, mais je suis impliqué, je n'ai pas le choix. Ne vous méprenez pas, je n'ai pas aidé Elerinna à accéder au pouvoir, non – elle avait assez de fidèles et d'amis dévoués pour se passer d'un militaire en cavale comme moi – c'est beaucoup plus ancien que ça. Et ça n'a rien à voir avec Cimméria. »

Un peu gêné, Léogan détacha son bras des épaules d'Erynn et sa tunique noire suivit son mouvement dans un nuage de sable. Un plectre en écaille de tortue tomba d'une de ses poches et il le ramassa sans vraiment y penser pour le faire étinceler au soleil déclinant. Pensif, il prit négligemment son oud à deux mains et commença à pincer ses doubles cordes étrangement, le plectre dans la main gauche, de façon à imiter des gazouillis d'oiseaux brefs et précipités, qu'il finit par transformer en une mélodie plus lente, moins ingénieuse, mais qui avait l'air de l'espièglerie ou de la gaieté, afin de se donner le loisir de réfléchir. Il prit une profonde inspiration.

« A l'époque, j'étais jeune capitaine à Canopée. Quand j'ai rencontré Elerinna, c'était une gamine sans avenir. Moi, j'avais fini par m'en trouver un. J'étais très bon dans ce que je faisais. On n'avait pas vraiment à se plaindre, on est tous les deux nés dans la haute, en plein dans le gratin de l'aristocratie sindarin – mais c'est un fait, on n'a jamais réussi que brièvement à se trouver notre place. J'étais le canard boiteux de la famille, l'armée s'est vite imposée comme une évidence. Mon frère aîné s'amusait à dire que, attendez... Ah, que c'était très bien de savoir jongler « avec trois hallebardes », mais que j'avais l'esprit si étroit que mes supérieurs peineraient à me trouver une place de bateleur dans cirque, répéta-t-il, avec un sourire léger. Hm... Mais c'est vrai qu'il est aussi bon que l'ancien... marmonna-t-il, pour lui-même, en tentant tout à coup quelques pirouettes plus complexes sur les cordes de l'instrument et en multipliant nuances et éclats qui cabriolèrent autour d'eux, tintant et bourdonnant. Enfin, bref. Bon, quoi qu'il en soit, ça allait pas trop mal pour moi à ce moment-là. Je me frittais un peu avec la hiérarchie qui trouvait que je pensais un peu trop pour un troufion, mais franchement, je m'en tirais bien. Je fréquentais pas mal la famille Lanetae. Surtout le père en fait, un gros bonnet de l'armée sindarine. Il m'aimait bien. Je lui disais clairement ma pensée, on discutait, ça lui plaisait. Il m'invitait régulièrement chez lui – et ça, avoir l'affection du père Lanetae, ça envoyait un peu plus que d'habitude, je vous prie de me croire. Enfin, c'est là que j'ai rencontré sa fille. »

Il pinça ses lèvres et tenta une trille, sans oser regarder Erynn, le ventre un peu noué quoi qu'il n'en montrât rien.

« Je veux pas vous apitoyer sur le sort d'Elerinna, je pense pas en être capable. Disons que c'était un fait, son père disait qu'elle était malade, et les médecins... Que ça tournait pas rond, là-haut. Vous vous doutez que je me foutais bien de ce que pouvaient penser les médecins, moi. J'étais un genre de rouage qui grippe, une mouche dans le lait, un emmerdeur quoi, doublé à l'époque d'une truffe de compétition. C'était une jeune fille inoffensive. Elle passait sa vie enfermée chez elle, sans bouger, presque sans respirer, à lire des bouquins à la con, en pleurant pour toute la misère du monde sans y avoir jamais mis les pieds. Ça m'insupportait. »

A cet instant précis, l'oud gémit une fausse note et Léogan grimaça de mécontentement. Il posa un regard agacé sur l'instrument, comme s'il était la cause du dérapage, et puis il finit par l'abandonner près de lui, pour se reposer sur ses deux bras qu'il étendit en arrière et réfléchir un peu plus librement. Il ne se sentait toujours pas capable d'affronter le regard d'Erynn tandis qu'il discourait benoîtement au sujet d'Elerinna et de son amour passé. Il se racla la gorge avec embarras et fixa ses yeux sur la végétation luxuriante qui se déployait au-dessus de leurs têtes.

« Alors j'ai décidé de la tirer de là. C'est ici que se joue toute l'affaire, vous comprenez ? Parce que comment expliquer qu'une femme aussi vulnérable qu'elle ait réussi à monter si haut, hm ? Si je n'avais pas été là à cet instant précis de son existence, peut-être qu'Elerinna serait restée à sa vie pleureuse d'aristocrate illuminée et que rien de tout ça ne se serait passé... avoua-t-il, à mi-voix, le visage grave.
J'avais dans l'idée qu'elle était capable de grandes choses, reprit-il. Quand je l'ai rencontrée la première fois, ça m'avait frappé. Mais elle restait dans ses nuées, à attendre que les temps changent. J'ai essayé de la ramener sur terre, je l'ai emmenée dans le monde et... Elle s'y est plu très rapidement. Beaucoup. Un peu trop, même... Vous savez, ce genre de choses, fit-il, en roulant des yeux et en agitant ses doigts pour mimer vaguement de l'artificialité. A la fin, elle devait avoir quoi, quatre ou cinq types en plus de moi ? Oh, elle s'amusait bien. J'ai pas manqué de faire pareil de mon côté, mais quand même, ça me faisait bisquer. »

Il se retourna instinctivement vers Erynn, la mine agacée, et fut surpris par ses yeux verts qui le contemplaient avec une expression indéchiffrable, dans l'ombre de ses cils repliés. Il se mordit un peu les lèvres et tâcha de reprendre la suite de sa pensée, en détournant à nouveau son regard.
Il réfléchit un petit instant, la tête tournée vers le ciel, et esquissa finalement un sourire sardonique.

« Et puis, au bout de vingt ans, tout à coup, comme ça, elle a eu une illumination. Elle s'est dit, ma petite, il est temps de prendre les choses en main, tu vas devenir prêtresse de Kesha ! Moi, ça m'a largué. Oh vous avez raison, ce n'est sûrement pas pour l'ordre qu'elle a débarqué à Hellas, c'était bien plus ambitieux que ça. Mais moi, je ne suivais plus, là, c'était fini, j'en avais ras le bol. Je lui ai dit que c'était pas mes oignons, que je m'en foutais cordialement et que je ne voulais plus entendre parler d'elle. Alors elle est partie. Et c'est là que les emmerdes ont commencé. »

Et évidemment, il n'était pas question de sombrer dans le pathos. Il fronça les sourcils et sa voix changea doucement de tonalité. L'amertume disparut peu à peu au profit d'une légèreté malicieuse, dans laquelle il enroula pudiquement son histoire.

« Je ne m'en étais pas franchement rendu compte, mais fréquenter la famille Lanetae d'aussi près, ça m'avait rapporté gros. Parce que Léogan, le futur gendre Lanetae, presque futur chef d'une grande lignée de Canopée, qu'il devienne général à même pas deux cents ans, ça ne posait aucun problème, non madame ! Mais Léogan, le lâcheur, ce petit emmerdeur qui bécotait la fille du grand capitaine, la laissait tomber et en profitait pour devenir commandant comme on s'mouche, lui, il allait sûrement pas s'en tirer comme ça. 'Sans déconner, fiston, tu nous fais croire que tu vas prendre la tête de la famille, on te propulse en haut de la hiérarchie, et tu largues la fille ? C'est quoi, ton problème !' Une truffe de compétition, je vous dis, insista-t-il, en hochant la tête avec désarroi. Mon frère s'est bien foutu de ma gueule. »

Il rigola subitement et puis cette fois-ci, se tourna vers Erynn avec plus de résolution, d'un air de dérision espiègle qui lui faisait une moue féline sur le visage.

« Alors ça n'a pas tardé, je sais plus exactement combien de procès me sont tombés sur le coin de la figure, mais ça faisait un sacré bataclan. Je pensais pas avoir dérangé autant de gens, mais faut vous avouer que rétrospectivement, je me rends bien compte que je devais bien les emmerder, eux et leurs habitudes figées dans le marbre. Non, c'est assez drôle, en y repensant. Ce qui l'est moins, c'est qu'au bout de deux semaines en cabane, j'ai été dégradé et reclassé au rang de capitaine, admit-il, d'un ton fâché. Et quand on m'en a sorti, on m'a annoncé de but en blanc qu'on me préparait d'autres motifs d'accusation. Alors j'ai pris mes cliques et mes claques, et avant de finir au fond d'un trou, je me suis tiré vite fait de Canopée. Vous comprenez ? Elerinna disparaît, et en claquement de doigt, j'avais disparu aussi. »

Il claqua des doigts pour illustrer son propos, le regard fiché dans les yeux de chat d'Erynn, et il ne put pas s'empêcher, malgré toute la belle gouaille dont il avait fait preuve jusqu'ici, de sourire douloureusement. Il soupira un peu et passa une main dans ses cheveux noirs qui commençaient à boucler sous l'effet de l'humidité.
Léogan n'avait pas une haute opinion de lui-même. Il avait grandi dans une famille écrasante, avait fréquenté des gens brillants et des génies de tout poil, il était resté intimidé devant leur intelligence et s'était cantonné à un savoir-faire militaire, seul talent utile dont il était certain de disposer. Il avait été insouciant, malin et enthousiaste, il y avait bien longtemps, et puis il s'était pris de grandes gifles dans la figure, il s'était écrasé et il avait fui. Chaque semblant de victoire s'était écroulé dans l'échec. Peu à peu, il avait fini par perdre la force de se battre. Il s'était terré au fin fond d'El Bahari, loin de la civilisation, il y avait été heureux, mais il réalisait bien qu'il n'aurait pas été possible de s'y calfeutrer pour le restant de ses jours.

Dès lors, il retrouva son ton sérieux et son regard évasif, qu'il ne pouvait pas s'empêcher d'adopter quand il commençait à lui parler d'Elerinna.

« Elle a le pouvoir d'en sauver certains, murmura-t-il. Des paumés dans mon genre, dont on ne sait pas quoi faire et qu'on préférerait voir débarrasser le plancher. Sans elle, j'aurais sans doute fini à Umbriel, à force de passer mon temps à faire n'importe quoi, à déranger des gens importants et à contrarier le monde entier. J'ai déjà fait pas mal de séjours en prison pour des motifs divers et variés – il me semble que c'est même un coup de bol extraordinaire de ne pas avoir échoué au fond d'Umbriel ou sur une potence. Vraiment. Alors qu'est-ce que vous voulez qu'on fabrique d'un fouille-merde comme moi ?
Je ne construis rien, moi, Erynn, peut-être par lâcheté, peut-être parce que je suis incapable de ne pas foutre un seul de mes plans en l'air. Pourtant, chaque fois qu'Elerinna débarque, je deviens quelque chose comme  « l'homme de la situation ». Elle est venue me voir, elle m'a dit « c'est toi qu'il me faut, personne d'autre ». Et illico, j'ai trouvé ma place dans le mécanisme. Alors on essaie de construire quelque chose. On n'est pas très doués, alors ça bringuebale de tous les côtés, mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise...
Si j'avais le choix, je vivrais pas comme ça. J'ai pas besoin de grand chose au fond vous savez. Si je n'avais que mon épée, ma chemise et mon cheval, ça irait très bien. Mais on n'a pas le choix. On n'y échappe pas, il faut se trouver une place, et si jamais ça vous dit pas, on va vous poursuivre jusqu'à vous y enfoncer en bonne et due forme. Vous savez, si dans l'armée cimmérienne, la grande-prêtresse n'était pas chargée de choisir elle-même celui qui occuperait le grade de colonel, j'aurais jamais pu occuper cette place. Je suis un arriviste, en quelque sorte. Enfin, au bout de cinquante ans, y a peut-être prescription... ?
releva-t-il, dans une autre tentative d'humour qui lui permit de croiser sarcastiquement le regard d'Erynn.
Bref, à mon sens, Elerinna ne poursuit pas des « fins personnelles et égoïstes », ajouta-t-il, en se retournant vers l'oasis. C'est la seule femme que j'aie rencontrée qui soit prête à venir chercher au milieu de nulle part des cas désespérés pour en faire des colonels, des prêtresses, des gens respectables qui participent tous à un plan où ils ont leur place, en se disant qu'un jour... On n'aura plus besoin de jouer la comédie. »

Il s'arrêta de parler d'un air sombre et ses yeux se chargèrent de tempêtes. Sa mâchoire se serra et sa main alla caresser inconsciemment la caisse vernie de son oud, tandis qu'il méditait quelques pensées noires qui ne cessaient de tournoyer dans son crâne en toute circonstance.

« Mais ça ne marche pas, dieux, ça coince quelque part, et on arrive à rien, s'exclama-t-il, sèchement, en abattant tout à coup son poing sur le sol. On se frotte toujours à des gens petits et minables comme Bellicio, on se noie dans nos intrigues, et impossible de faire quoi que ce soit. Et Elerinna, elle, elle n'a jamais vraiment quitté ses nuées, alors je veux bien comprendre que vous vous en soyez fatiguée, parce que je fatigue moi aussi, puisque si on y regarde bien, tous ces beaux discours sont abscons et irréalisables, ils n'ont aucun moyen d'exister en actes sur cette terre ! »

Il avait fini par se tourner complètement vers Erynn, agenouillé dans l'herbe sèche de l'oasis, agité et rageur, une main plaquée contre son front et le regard exaspéré, traînant ça et là sans pouvior se fixer. Il ne parvint plus à s'arrêter.

« Je ne l'excuse pas pour Alana, non. Alana ne méritait pas ça. C'était une décision stupide, motivée par son orgueil et surtout par ses délires métaphysiques habituels. Je me suis beaucoup disputé avec elle à ce sujet, je l'aurais même frappée, c'était à vomir, acheva-t-il, d'une voix ulcérée, le visage crispé de dégoût.
'Je crois qu'elle peut se tirer du labyrinthe, Léo, et elle n'en ressortirait que plus forte, imita-t-il, avec un geste de sarcasme. Si elle n'en est pas capable, tant pis pour elle. Je ne peux pas la laisser se dresser sur notre chemin pour des motifs aussi naïfs.' »

Un vertige l'assomma soudain. Un frisson glacial courut dans son cou et le hérissa doucement. Ses muscles se décontractèrent, ses mains échouèrent faiblement sur ses genoux et un poids tomba dans sa poitrine. Il y avait quelque chose de très dérangeant à être l'âme damnée d'Elerinna, en de telles circonstances.

« Je ne m'excuse pas pour Alana non plus, du reste. » murmura-t-il, les yeux posés sur les eaux devenues sombres de l'oasis.

Ce n'était pas comme s'il pouvait prétendre au pardon d'Erynn, de toute façon. Comme la plupart des alliés d'Elerinna, il avait sa part de responsabilité dans le meurtre d'Alana, d'autant qu'il n'avait pas quitté son poste, indigné et révolté, après l'imposture. Pourtant, en ce qui le concernait, il savait très bien ce qu'il en retournait vraiment à l'époque, et il avait laissé Irina se leurrer, se mettre au service de l'assassin de sa mentor, il l'avait laissée se corrompre sans lever le petit doigt – comme d'habitude, il avait laissé faire, ombrageux, indifférent, sans bon droit ni prérogative. Un bon chien de garde, un bon militaire, fidèle à son poste, traître à tout ce qui avait eu un jour de la valeur à ses yeux.

Il soupira à nouveau et redressa sa figure pour regarder Erynn avec gravité, prêt à répondre à ses accusations.

« En ce qui concerne les exilés de la Sarnahroa, vous savez bien qu'il fallait prendre une décision. Il n'y avait pas de bon choix à faire de toute façon. Celui-ci était particulièrement implacable, c'est vrai. Elle a préservé Hellas, vous avez sauvé une cause perdue – intéressante inversion de rôles, s'il en est. » remarqua un peu cyniquement Léogan, d'une mine sombre cependant.

Il regardait beaucoup d'atrocités avec indifférence, c'était vrai, et avec les années, il devenait de plus en plus difficilement apitoyable, mais il ne manquait pas assez d'humanité pour se moquer des milliers de morts de l'épidémie. Il ne s'était pas officiellement positionné dans la querelle qui avait déchiré Hellas et qui portait encore aujourd'hui de l'ombre sur l'image d'Elerinna, mais il ne lui avait pas reproché sa décision.
Elle avait sûrement paru intolérable à une femme médecin comme Erynn mais Léogan, lui, était un homme d'armes. Il laissait très rarement ce genre de bons sentiments venir empiéter sur ses actes ou son discernement. Il était même assez satisfait qu'Elerinna ait su garder la tête froide lors de l'épidémie. Elle aurait pu s'opposer à la froideur des choix de Bellicio en larmoyant comme elle en avait l'habitude sur les tribulations infâmes du pauvre peuple d'Hellas, mais elle n'en avait rien fait. Elle avait délibéré avec la lucidité d'une femme de pouvoir et, malgré la répulsion que lui inspiraient ses conclusions et les dommages qui se répercuteraient sur son image, elle le savait, elle avait sauvé les meubles avec une efficacité drastique.
Aux yeux de Léogan, c'était la bonne décision. Mais il était un militaire, il n'avait aucune prérogative en ce domaine. Il avait trop conscience que la cité de Kesha ne pouvait pas admettre de refuser de soigner des malades par pur souci pragmatique. Le jour où Elerinna avait choisi de les bannir, elle avait finalement montré son vrai visage à l'ordre, à Cimméria et même à tout Isthéria – elle était une femme de politique, pas de foi. Il était même possible qu'elle fût parfaitement athée au fond de son âme.
Il était assez ironique qu'Irina, qui avait habituellement plus de présence d'esprit qu'Elerinna, ait pris la folle responsabilité de guider les malades en lieu sûr et de trouver à les y soigner. Erynn était bien plus idéaliste et avait bien plus de principes qu'elle ne le laissait entendre. La différence, c'était certainement qu'elle leur cherchait à leur être fidèle à chacune de ses décisions – ce qui témoignait d'une force morale extraordinaire, dont ni Léogan, ni Elerinna ne disposaient, tous deux trop pessimistes et désenchantés pour croire encore au bien. Pourtant, Erynn était très loin de se faire des illusions. Elle savait qu'elle se battait pour des causes perdues – elle n'avait pas vraiment besoin de Léogan pour le lui rappeler – et elle trouvait encore la force de se battre dans son désespoir. Elle avait conscience que rien n'allait en s'améliorant en politique. On changeait souvent les acteurs par dépit ou par révolte, mais la scène restait la même. Et s’il s’agissait de tenter quelque chose pour les hommes, le seul bon conseil qu'on eût pu lui donner à l'initiative de sa révolte eut été de se couper les bras, car elle n'aurait pas été longtemps sans s’apercevoir qu’il n’y avait qu'elle pour en avoir. Aujourd'hui, il était sans doute trop tard pour le lui dire – et trop tard pour abandonner son projet, dont elle pensait qu'il l'avait corrompue jusqu'à la moelle. Elle n'avait rien à perdre, parce qu'elle n'avait rien d'autre que son habit de prêtresse. Vers quoi aurait-elle pu se tourner, sinon ? Elle était comme un spectre. Tout ce qui lui restait de ses idéaux, c'était ce projet. L'abandonner, ce serait couper le seul fil qui la rattachait à l'idée qu'elle se faisait du bien. Tout deviendrait vide de sens, comme au fond de l'esprit noir de Léogan.

Il réalisa qu'il était en train d'observer le visage mystérieux d'Erynn depuis de très longues secondes déjà, son regard, un trou noir où il était impossible de discerner l'iris de sa pupille, embrumé par des fantômes insaisissables. Il finit par sourire soudainement, un peu par nervosité, et par tenter enfin de renouer un contact avec le corps de la jeune femme, en posant sa main sur la main fine et blanche d'Erynn.
Il se rapprocha fiévreusement, se pencha sur elle et respira son souffle avec ivresse, les yeux à demi fermés. Ses mains trouvèrent le chemin de sa taille mince et glissèrent voluptueusement sur ses hanches à travers les plis de sa chemise, tandis que ses lèvres caressaient la mâchoire de la jeune femme, sa tempe, et allaient trouver la courbe ronde de son oreille.

« Vous êtes une terreur, y murmura-t-il, en dessinant des arabesques sur ses cuisses. Si votre combat contre Elerinna a encore du sens ici dans ce désert, je crois que vous avez fini par gagner quelque chose sur elle. Je pourrais me dire que vous m'avez monté à la tête – vous en êtes sûrement capable – mais vous avez bien dû vous rendre compte que je ne vous servirais à rien, et que m'embobiner ne ferait que nuire à vos affaires. Parce que si je m'écoutais, je vous enlèverais maintenant et je ne retournerais sûrement pas à Hellas. Je ne me suis jamais autant contrecarré d'Elerinna de toutes ces cinquante dernières années. » souffla-t-il, dans le creux de son oreille.

Il soupira avec indolence et l'embrassa dans les cheveux, observant son visage en biais, ainsi que ses yeux troublants, vifs et pleins d'ombres secrètes. Il caressa sa joue laiteuse d'une main volatile et parla encore, la poitrine fourmillante et pleine d'une violence refoulée.

« Je ne réponds pas de ce que je peux faire. Alors gardez les pieds sur terre pour nous deux si vous le pouvez... Et je vous ramènerai chez vous comme prévu. Là-bas, je ferai mon numéro d'équilibriste jusqu'à me casser la figure – et peu importe ce qui arrivera. Parce que les commandements ne sont pas pour nous. Ils sont pour les autres. » ajouta-t-il, d'une voix envoûtante.

Il effleura des doigts ses lèvres et s'écarta un peu d'elle avec une mélancolie subite, qui modéra légèrement son sourire. Il l'observa à nouveau avec fascination, quelques longues secondes.
Au loin, par-delà la palmeraie, une musique vibrante s'élevait de la caravane, comme un vent de flûtes et d'ouds qui tremblaient au son des percussions. La poitrine de Léogan frémit.

« Tout ça n'est qu'un jeu, c'est ce qu'on a dit ? dit-il, finalement, en se souvenant de la rage avec laquelle elle avait parlé de son combat. La vraie vie, celle qui vous dévore et nous fait disparaître, elle n'est pas ici. Elle est à Hellas, pas avec moi, pas à moi. C'est bien celle-là, la vraie, que vous voulez vivre, n'est-ce pas ? »

Elle n'avait peut-être gagné qu'un maigre lot de consolation. Un type qui faisait des paris bizarres et des jeux qui ne servaient à rien au milieu de nulle part, un illusionniste. Un mirage, une apparition éphémère. Ce n'était pas sérieux. Elle ne pouvait pas le prendre au sérieux...
La seule réalité qu'elle souhaitait parcourir était celle d'Hellas. Elle n'accepterait que d'ouvrir quelques brèches avec Léogan, rien de plus. Elle ne pouvait pas partir avec lui. Pour aller où ? Et vivre de quoi ? Elle serait peut-être grande prêtresse un jour.

« Je ne vous en empêcherai pas, concéda-t-il sereinement. Pour l'instant.
Mais il n'y a pas qu'Hellas au monde, Erynn, ajouta-t-il en se rapprochant de nouveau, à quelques millimètres de son visage. Il y a cette oasis. Il y a moi – et... Oui, bon, c'est vrai, merci du cadeau, dit-il, en riant un peu. Mais... Enfin, c'est déjà pas trop mal, non ? Je veux dire, c'est bien le signe qu'un jour, quand vous le voudrez, vous pourrez choisir une autre voie. Je vous la montrerais, si vous lambinez à venir me chercher. »

Il entortilla malicieusement une des mèches rousses d'Erynn autour de son doigt et sourit comme un gosse. Il embrassa la jeune femme sur le front, juste au-dessus de ses sourcils, puis il se releva enfin, se jugea à peu près sec et ramassa son pantalon, dont il se vêtit négligemment. Alors, il tendit une main vers Erynn, sa tunique noire jetée comme une cape sur ses épaules, et le visage lumineux.

« Vous venez danser avec moi ? demanda-t-il, en attendant sa main. Vous m'aviez dit que vous me montreriez des pas. Je n'oublie pas. »

***


Ils étaient apparus, comme dans un rêve, au sommet des dunes, dans les nuages de sable que soulevaient les sabots de leurs chevaux, sur la piste du sud qui était si longue qu'elle ne semblait pas avoir de fin. La ville leur disait « Soumets-toi. », le désert leur avait dit « Choisis. ».
Ils avaient choisi de vivre ensemble là où personne ne savait vivre. Le soleil avait brûlé leur visage et leurs mains, la lumière creusait son vertige, leurs ombres noires, l'une près de l'autre, avaient été pareilles à un puits sans fond où ils avaient décidé de se noyer pour rafraîchir leurs lèvres saignantes et désaltérer leur soif. Les gens comme eux avaient deux visages. Un pour le monde, un qu'ils ne pouvaient montrer que dans le privé. Sous le soleil aveuglant, ils avaient voulu que tout soit lumineux et clair entre eux. Pour Léo, Irina était seulement Erynn, pour Erynn, il était seulement Léogan.
La nuit froide, à son tour, les avait emportés. Il l'avait regardée danser à la lumière du feu, qui  disputait à l'ombre noire le chatoiement rouge, sable, ambre et or des soieries brodées qu'on lui avait prêtées, des perles, des voiles et de ses cheveux enflammés. Elle était aussi belle que les femmes de Zagora, sinon plus, avec sa peau de lait qui tranchait avec ses vêtements vifs et ses yeux verts et perçants qui rencontraient parfois venimeusement l'abysse insondable du regard de Léogan. Il l'avait regardée danser en songeant qu'un jour, bientôt, cette transe innocente et gracieuse dans laquelle était plongée se couvrirait de sang, qu'elle reviendrait à Hellas avec des batailles dans le cœur,  et que lui combattrait d'un fer froid et impitoyable, mais qu'ils n'oublieraient rien. Il avait fait rouler le monocle au creux de sa main, il l'avait à nouveau regardée à travers le verre, il s'était terrifié devant la vieillesse repoussante de son corps, et puis, pris d'un espoir bizarre quand il crut apercevoir à nouveau cette ombre louvoyer dans les yeux d'Erynn, il joua avec la lumière sur le verre du monocle, et vit tout à coup un spectre de ténèbres se déployer sur sa silhouette mystérieuse qui, voltigeant encore et encore au rythme des percussions, devenait plus belle et plus jeune à chaque battement.  
Elle dansait, c'était comme si la musique était à l'intérieur de son corps, et il finit par abandonner ses instruments pour la rejoindre, sentir son corps souple ondoyer contre le sien, ses hanches, ses épaules et ses bras légèrement écartés, comme des ailes. La musique était vibrante, sourde et lancinante, comme le désert, elle sentait le sable et l'encens. Ils étaient libres, ils tournoyaient sur eux-mêmes, les bras écartés, et leurs pieds frappaient le sol, du bout des orteils, puis du talon, ils dansaient pour partir toujours plus loin, comme deux oiseaux. Il n'y avait pas de fin à leur liberté, elle était vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau. Il n'y avait pas de commandement, pour eux. Ils s'étaient choisis, ils avaient vu leur vrai visage et ils se retrouveraient dans la ville malgré la guerre, en n'espérant rien de plus que le mystère, l'éphémère et le péril.
Le monde déciderait du reste. Le monde décidait toujours. Alors ils s'en allèrent, comme dans un rêve, et disparurent.

***

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MessageSujet: Re: De Sang et de Sable    De Sang et de Sable  - Page 2 Icon_minitimeSam 27 Sep - 13:43

Cette quête a été réussie. Irina Dranis a réussi à obtenir le célèbre gantelet gauche d'Hephaestus.



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